L`évolution du cadre juridique
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L`évolution du cadre juridique
Flux n° 52/53 Avril - Septembre 2003 pp. 27-34 L’évolution du cadre juridique Gilles Le Chatelier a question du régime de la gestion déléguée constitue le point central de l’évolution du cadre juridique en matière d’approvisionnement en eau et d’assainissement, en raison de son importance parmi les modes de gestion de ces services publics locaux. Ainsi, 75 % de la distribution d’eau et 55 % de l’activité d’assainissement sont assurés selon cette formule. La tendance depuis plusieurs années est à l’accroissement de la part de la délégation de service public dans la gestion de ces activités. Ainsi, en matière d’alimentation en eau, la part de la gestion déléguée était de 31 % en 1954, 60 % en 1980 et 76 % en 2000. Pour les grandes villes, ce taux passe même à 92 %. L Or, l’intervention de la loi du 29 janvier 1993 dite « Loi Sapin » a provoqué un bouleversement du cadre juridique que ces concepteurs n’avaient sans doute pas prévu en l’élaborant. En consacrant le concept de délégation de service public qui, à part une furtive apparition dans la loi ATR du 6 février 1992, était largement nouveau dans le droit public français, la loi a introduit une modification des lignes de frontières entre les différents instruments contractuels qui n’avait absolument pas été envisagée par les parlementaires. La mise en place de la « Loi Sapin » a également coïncidé avec une période de crise aiguë du modèle français provoquée par deux mouvements également négatifs à l’égard des montages concessifs. D’une part, ceux-ci ont dû affronter une forme d’hostilité des institutions communautaires se traduisant en réalité par une absence de reconnaissance de la spécificité de ces instruments juridiques par rapport aux marchés publics soumis à l’ensemble des directives communautaires adoptées à la suite du Livre Blanc de la Commission de 1985. Il avait ainsi fallu tout le poids de la France pour s’opposer en décembre 1991 au Conseil à la tentative de la Commission d’inclure les concessions de service dans le champ des marchés publics de services soumis à ce qui devait devenir la directive n° 92/50 du 18 juin 1992. D’autre part, un certain nombre d’affaires judiciaires, concernant d’ailleurs en grande partie les contrats d’eau, avaient nui à l’image de cette famille de contrats, par rapport à laquelle les marchés publics apparaissaient comme nécessairement vertueux, conclusion qui faisait au mieux sourire les observateurs les plus attentifs de la vie de la commande publique. À ce double titre, le paysage semble avoir évolué depuis dix ans. La situation juridique interne s’est stabilisée avec une meilleure définition de la notion de délégation de service public, même si des zones d’ombre demeurent encore aujourd’hui. De même, le cadre communautaire a progressivement évolué vers une meilleure reconnaissance de la spécificité de cette famille de contrats vis-à-vis des marchés publics, un Dossier 27 Flux n° 52/53 Avril - Septembre 2003 embryon de statut européen semblant se dessiner dans la doctrine de la Commission et la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes. Mais, ce régime, ainsi plus globalement que l’ensemble des services publics locaux, est aujourd’hui soumis à de nouvelles tensions issues notamment du droit de la concurrence et du droit de la consommation. LA STABILISATION DE LA SITUATION JURIDIQUE INTERNE L’article 38 de la loi du 29 janvier 1993 a fait apparaître dans le paysage contractuel français un nouveau concept, celui de délégation de service public. Il dispose que : « les délégations de service public des personnes morales de droit public sont soumises par l’autorité délégante à une procédure de publicité permettant la présentation de plusieurs offres concurrentes, dans des conditions prévues par décret en Conseil d’État ». Les observateurs ont immédiatement été frappés de l’absence dans la loi de toute définition de cette notion. Les travaux parlementaires s’étaient voulus rassurants et le ministre de l’économie et des finances avait ainsi déclaré que la qualification de délégation de service public recouvrait les quatre catégories de contrats échappant traditionnellement à la famille des marchés publics, c’est-à-dire les concessions, les affermages, les régies intéressées et les gérances. La situation allait cependant devenir rapidement beaucoup plus complexe que l’apparente stabilité des catégories contractuelles que le législateur avait semblé vouloir reconnaître. Les acteurs ont dû immédiatement faire face à ce changement de régime sans être éclairés d’une quelconque manière sur ce point. L’arrêt du Conseil d’État du 15 avril 1996 « Préfet des Bouches du Rhône c/ Commune de Lambesc » (recueil Lebon, p. 137) allait apporter des premiers éléments de réponse qui allaient ajouter au trouble, en partie par la lecture réductrice que devaient en faire certains. La décision semblait accréditer la thèse selon laquelle l’intervention de la « Loi Sapin » n’avait rien modifié à la situation existant antérieurement en indiquant : « les dispositions de la loi du 29 janvier 1993, relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques et notamment celles de son article 38 relatif aux délégations de service public des personnes morales de droit public, n’ont pas eu pour objet et ne sauraient être interprétées comme ayant eu pour effet de faire échapper au respect des règles régissant les marchés 28 Dossier publics, tout ou partie des contrats dans lesquels la rémunération du cocontractant de l’administration n’est pas substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation ». Ce faisant pourtant le Conseil d’État introduisait une définition de la notion de délégation de service public qui apportait incontestablement une nouveauté à l’état du droit existant en dégageant le critère de la « rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation ». Cette expression nouvelle semblait ne pas poser de difficultés au regard des contrats de concession et d’affermage. En effet, ce qui caractérise ces deux séries de contrats, c’est le fait que le cocontractant de l’administration est rémunéré par les recettes qu’il reçoit directement des usagers et supporte le risque d’impayé. On retrouve l’idée de gestion « aux frais et risques de l’entreprise privée » qui caractérise le modèle concessif tel qu’il avait émergé dans ses principes essentiels dès la fin du XIXe siècle. Mais, cette nouvelle définition allait rapidement susciter des interrogations. D’abord, comment la situer par rapport à la jurisprudence antérieure du Conseil d’État sur la notion de concession ? En effet, le Conseil avait distingué la concession du marché par le critère tiré de l’existence de redevances perçues par l’opérateur sur l’usager. En leur absence, le contrat ne pouvait être qualifié que de marché public, comme l’avait jugé la Haute assemblée à propos des METP qui se caractérisent par le fait que l’opérateur est rémunéré par un prix versé par la collectivité (CE 11 décembre 1963, Ville de Colombes, Recueil Lebon, p. 611 ; CE Section 28 novembre 1971, Société industrielle municipale et agricole de fertilisants humiques et de récupération (SIMA), Recueil Lebon, p. 723). De la même manière, le Conseil avait exclu que les contrats de mobiliers urbains puissent relever de la catégorie des concessions, dès lors qu’aucune redevance n’était versée par leurs usagers (avis du Conseil d’État du 14 octobre 1980 - Grands avis du CE p. 139 et suivantes). Or, certains commentateurs devaient abusivement considérer qu’il fallait assimiler rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation avec l’existence de la perception de telles redevances. Ensuite, comment interpréter le critère dégagé par le Conseil d’État : à partir de quel seuil, la part de la rémunération déclenchant la qualification de délégation de service public devenait-elle substantielle ? Comment appréhender la notion de résultat d’exploitation ? Fallait-il interpréter ce nouveau cri- Le Chatelier - l’évolution du cadre juridique tère comme faisant simplement référence à l’idée de risque financier d’exploitation, comme avait semblé le suggérer la décision du Conseil d’État du 15 juin 1994 « Syndicat intercommunal des transports publics de la région de Douai » ? L’enjeu était ici de taille. Même si le classement des actes au sein de différentes catégories juridiques peut apparaître comme une marotte de juristes, la différenciation entre marchés publics et délégations de service public avait des effets immédiats en termes de procédure d’attribution des contrats correspondants, seules les conventions appartenant à la seconde famille pouvant être conclues après une phase de négociation directe, d’autant plus importante que sont en cause des contrats souvent complexes, conclus pour une longue durée et impliquant fortement des tiers en la personne des usagers dudit service. De plus, une erreur dans le choix de la procédure pouvait avoir des incidences pénales compte tenu des dispositions de l’article 432-14 du code pénal. La question se posait à ce titre dans le secteur de l’eau pour les contrats de gérance et de régie intéressée dans lesquels l’essentiel de la rémunération provient d’un prix payé par l’administration. Ainsi, le Conseil d’État devait écarter la qualification de délégation de service public pour les contrats de gérance. Dans sa décision du 7 avril 1999 « Commune de Guilherand Granges », le Conseil devait relever que « la rémunération de la société comporte d’une part, en ce qui concerne la gestion du service de distribution d’eau potable, une partie fixe représentée par la location des compteurs et une partie proportionnelle au volume d’eau distribué, d’autre part, en ce qui concerne la gestion du service d’assainissement, une partie proportionnelle au volume d’eau ; que ces rémunérations proportionnelles au service rendu constituent un prix versé par la commune ; que par suite, la conclusion de ces contrats… était soumise au respect des règles fixées par le code des marchés publics… ». Cette décision s’appuie bien sur l’absence de rémunération liée à la performance de l’opérateur et retient une définition minimaliste de la notion de risque, impliquant qu’il ne pouvait s’agir que d’un risque de « compte d’exploitation » et non d’une autre nature (technique, innovation, responsabilité vis à vis des tiers par exemple en matière d’atteintes à l’environnement…). L’arrêt du Conseil d’État du 30 juin 1999 « Syndicat mixte du traitement des ordures ménagères centre ouest Seine et Marnais » (Recueil Lebon, p. 230) allait heureusement donner son plein effet à la notion de risque économique d’exploitation en jugeant qu’un contrat dans lequel 30 % de la rémunération du cocontractant n’est pas assuré et dépend de recettes annexes constitue un contrat de délégation de service public. Deux questions importantes se trouvaient ainsi tranchées. D’une part, le fait que la majeure partie de la rémunération de l’opérateur — 70 % ici — provienne d’un prix payé par l’administration ne suffit pas à soi seul pour exclure a priori la qualification de délégation de service public, traduisant ainsi clairement le fait que le critère de l’origine de la rémunération ne suffit pas à épuiser la question. D’autre part, substantiellement ne veut pas dire majoritairement, la part de la rémunération provenant du résultat d’exploitation étant substantielle lorsque sa perception détermine l’équilibre économique du contrat pour l’opérateur, marge comprise. Ainsi, le seuil de 30 % ne doit pas être sacralisé et la jurisprudence a admis par la suite que des seuils plus bas pouvaient être retenus (voir par exemple un cas où cette part est réduite à 10 %, CAA de Marseille, 5 mars 2001, Préfet du Var). Dès lors, il est assez généralement admis que les contrats de régie intéressée relèvent bien de la catégorie des délégations de service public, dès lors que « l’intéressement » prévu par le contrat conditionnera en fait l’équilibre d’exploitation du cocontractant de l’administration. La loi MURCEF du 11 décembre 2001 allait fixer les termes du débat en reprenant la définition de la délégation de service public donnée par la jurisprudence du Conseil d’État. Aux termes de l’article 3 de cette loi : « Une délégation de service public est un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service. Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens nécessaires au service ». Cette définition législative précisait également deux points. D’abord, la délégation de service public a nécessairement un support contractuel. Dès lors, les actes par lesquels une personne publique confie par voie unilatérale à une autre personne le soin de gérer le service public ne relève pas du champ d’application du régime des délégations de service public. Cette solution, conforme à ce que le Conseil d’État avait estimé (CE Avis d’Assemblée générale du 9 mars 1995, EDCE 1996, p. 399 et suivantes), pose néanmoins la question de la limite à son application, en particulier dans les relations entre les collectivités locales entre elles ou avec des établissements publics Dossier 29 Flux n° 52/53 Avril - Septembre 2003 de coopération. Jusqu’à quel point, le juge accepterait de considérer qu’une décision de « transfert de compétences » ou de « transfert de gestion » ne serait pas justiciable des dispositions de la « Loi Sapin », là où le contenu des prestations demandées ne se distinguerait pas de celui d’une convention traditionnelle de délégation de service public ? Cette question doit être ensuite rapprochée de la seconde précision apportée par la loi MURCEF et tenant à ce qu’une personne publique peut être également délégataire de service public. Là encore, le législateur vient confirmer le sens de la jurisprudence du Conseil d’État qui avait déjà admis que tel puisse être le cas (CE 16 octobre 2000, Compagnie Méditerranéenne d’exploitation des services d’eau ; CE 8 novembre 2000, Société Jean-Louis Bernard consultants). Mais, là encore, cette option ouvre des questions délicates à la fois au regard de l’application du principe de spécialité au nom duquel une personne publique ne peut agir au-delà de la compétence qui lui est reconnue — en fonction du niveau des intérêts pour les collectivités locales, en fonction de l’objet statutaire pour les EPCI —, mais aussi de l’application plus générale du principe de libre concurrence, le Conseil d’État ayant pris soin de rappeler, notamment au regard des textes européens, que la personne publique attributaire d’un tel contrat devait pouvoir être en mesure de faire la preuve qu’elle n’avait pas disposé d’un avantage concurrentiel indu pour l’emporter. L’application à l’intercommunalité de ces deux principes dans le domaine de l’eau n’a peut-être pas encore été pleinement perçue par les intéressés, alors même que les principes du droit communautaire s’appliquent pleinement dans ce domaine (voir pour l’application de la directive n° 92/50 à un contrat analysé comme de pure prestation de services entre une commune et un EPCI dont elle faisait partie — CE 20 mai 1998, Communauté de communes de Piémont de Barr, Recueil Lebon, p. 202). UN DÉBUT DE RECONNAISSANCE PAR LE DROIT COMMUNAUTAIRE La « Loi Sapin », comme certains avaient pu le faire croire, n’est en rien un texte imposé par le droit communautaire au titre de l’exercice continuel de transposition des directives européennes. Il est vrai en revanche qu’il a pris en compte un certain nombre de ses préoccupations avec un sens de l’anticipation qu’il est assez rare de rencontrer dans notre pays. Cependant, la discussion s’est ici aussi nouée en amont même du régime de passation de ces contrats sur les contours de la 30 Dossier famille de contrats devant relever de la notion de délégation de service public. Une nouvelle fois, le débat devait se nouer autour de la distinction entre marchés publics et délégations de service public. On ne reviendra pas sur le mouvement qui aura amené la Commission européenne à vouloir poser des règles harmonisées de mise en concurrence en matière d’achats publics, avec une forte accélération de ce mouvement après l’adoption du Livre blanc de 1985 sur la réalisation du marché unique. On retiendra ici seulement que les directives communautaires auront largement évité le sujet des concessions pour ne régler que celui des marchés publics stricto sensu même si la directive marchés publics de travaux, dans sa rédaction issue de la directive n° 89/440 du 18 juillet 1989, soumet les concessions de travaux à un régime simplifié de publicité au niveau communautaire. S’agissant des concessions de services, c’est le veto de la France exprimé au Conseil en décembre 1991 qui empêchera qu’une disposition similaire ne trouve sa place dans la directive n° 92/50 du 18 juin 1992 relative aux marchés publics de services. La France, qui est sans doute le pays ayant le plus recours à la gestion déléguée de service public pour la gestion des services urbains, se fera alors l’apôtre de la reconnaissance de la spécificité de cette notion vis-à-vis de la famille des marchés publics, encore une fois en termes de procédure de passation, ces contrats s’accommodant mal de la mécanique très rigide d’attribution des marchés. Cette position, dans un premier temps, sera mal perçue et sans doute mal comprise également par les services compétents de la Commission à Bruxelles qui a souvent par le passé assimilé la notion de service public à la française à la revendication soutenue par notre gouvernement de maintenir la situation monopolistique des grandes entreprises nationales. Ils y verront le souhait de vouloir échapper au cadre concurrentiel ainsi défini pour mettre à l’abri de toute compétition les opérateurs nationaux privés. Ils ne la comprendront pas du fait de l’usage de la notion de service public que Bruxelles n’arrive pas à appréhender, y voyant encore une fois un moyen pour notre pays de faire obstacle à la logique d’ouverture liée à la constitution du marché unique. Malgré ces handicaps de départ, la décennie 1990 sera fondamentalement celle du rapprochement des points de vue entre Paris et Bruxelles sur ces questions et surtout de l’amorce d’une Le Chatelier - l’évolution du cadre juridique reconnaissance d’une réelle spécificité des montages concessifs vis-à-vis des marchés publics. Il est ici frappant de constater que cette période commence symboliquement par le veto français au Conseil en décembre 1991 à propos de l’inclusion des concessions de service dans la future directive « marchés de services » et finit par l’adoption en avril 2000 par la Commission de sa communication interprétative sur les concessions. Le premier élément qui favorisera cette convergence provient sans doute de la jurisprudence du Conseil d’État, en tant qu’elle démontre que les autorités françaises n’entendent pas se soustraire à toutes les disciplines communautaires sur ces questions. Le Conseil d’État annulera ainsi coup sur coup la concession de TEO, le périphérique de Lyon, (CE Assemblée 6 février 1998, Tête, Recueil Lebon, p. 30) et l’avenant de la concession autoroutière permettant la réalisation de la partie Ouest de l’A 86 (CE Assemblée 20 février 1998, Ville de Vaucresson et autres, Recueil Lebon, p. 59) pour méconnaissance des dispositions de la directive 93/37 relatives à la procédure de passation des contrats de concession de travaux, en acceptant ainsi de pousser au plus loin possible sa jurisprudence sur la possibilité pour les particuliers d’invoquer les objectifs d’une directive communautaire non transposée en droit interne. De même, il acceptera de faire application directement des dispositions de la directive n° 92/50 du 18 juin 1992 à un contrat qui ne relève ni de la famille des marchés publics, ni de celle des délégations de service public (CE Section 20 mai 1998, Communauté de communes de Piémont de Barr, Recueil Lebon, p. 202). De leur côté, les institutions communautaires vont progressivement aboutir à une reconnaissance de la spécificité des concessions — ce terme étant préféré à celui de délégation de service public qui renvoie à une notion dont nous avons dit qu’elle n’était ni comprise ni appréciée par les institutions communautaires. D’abord, la théorie de la distinction avec les marchés publics sera largement faite par l’avocat général La Pergola dans ses conclusions sur l’arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) du 10 novembre 1998, « Commune d’Arnhem et de Rhedenc/ BFI holding BV ». Pour lui, la distinction entre marchés publics et concessions se fonde sur plusieurs critères : le fait que le bénéficiaire du service rendu n’est pas la collectivité publique adjudicataire mais un tiers ; que l’activité revêt un caractère d’intérêt général ; que le concessionnaire se substitue au concédant dans la fourniture d’un service ; que sa rémunération est « en tout ou en partie tirée de la prestation de services que le concessionnaire effectue en faveur des bénéficiaires » ; enfin, que le concessionnaire assume le risque économique découlant de la gestion du service. Cet effort sera largement repris par la communication interprétative de la Commission d’avril 2000 qui reconnaît expressément une telle spécificité. Le critère de différenciation par rapport aux marchés se focalise sur la notion de « risque économique » appréhendé dans le texte de la communication essentiellement à travers l’aléa de fréquentation. L’idée est bien ici que le concessionnaire voit sa rémunération liée à ses recettes d’exploitation quelles que soient leurs formes. La concession, pour la Commission, est également une opération de « transfert de responsabilité d’exploitation ». Bien que non soumis aux règles des directives marchés publics de travaux — sauf pour les concessions de travaux — les contrats de concession n’échappent cependant pas aux règles et principes du traité, « dans la mesure où ces concessions résultent d’actes étatiques ayant pour objet des prestations d’activités économiques ou la fourniture de biens ». L’arrêt « Telaustria » de la CJCE du 7 décembre 2000 parachève ce mouvement en jugeant que si les contrats de concession ne sont pas soumis, pour leur passation aux directives marchés publics dont ils se distinguent par le fait qu’ils procèdent à un transfert du droit d’exploiter au profit du concessionnaire, ils doivent cependant obéir aux principes pertinents du droit communautaire de publicité, de transparence et de non discrimination. Le mouvement ne serait véritablement parachevé que si la Commission décidait de proposer une directive sur les concessions qui arrêterait une définition juridiquement contraignante de cette notion en droit communautaire. Si cette idée est périodiquement envisagée à Bruxelles, elle bute pour l’instant sur la résistance d’un certain nombre d’États membres qui craignent de devoir modifier les modes de gestion de leurs services publics locaux (cf infra). Dès lors, pour l’instant, la Commission envisage d’élaborer un « livre vert » sur les partenariats public/privé qui replaceraient les concessions dans le cadre plus large des montages contractuels de long terme portant sur des prestations complexes, comme les PFI britanniques. Ce texte pourrait être l’occasion de souligner combien ce type de Dossier 31 Flux n° 52/53 Avril - Septembre 2003 montages, s’il n’exclut par principe les mesures de mise en concurrence préalable, ne peut se satisfaire de la procédure de passation des marchés publics et doit pouvoir inclure une phase indispensable de négociation avant leur conclusion. Il est ici cependant frappant de constater combien les principes dégagés par les institutions communautaires placent la France dans une situation de pleine conformité au droit communautaire. À cet égard, la « loi Sapin » par la procédure d’attribution qu’elle institue, semble répondre à l’ensemble des critères définis par la Commission et solennisés par la Cour de Justice dans son arrêt « Telaustria ». De même, la référence au risque en droit communautaire et à la part substantielle de rémunération provenant du résultat d’exploitation en droit français montre une réelle convergence entre les deux systèmes juridiques quant à la détermination du critère de distinction entre concessions et marchés publics. Enfin, rappelons que le législateur français a choisi de soumettre la procédure d’attribution des délégations de service public au contrôle du juge des référés précontractuels (article L. 551-1 du code de justice administrative) qui transpose en droit interne les obligations de la directive « Recours » du 21 décembre 1989, permettant ainsi au juge administratif d’interdire la signature d’un contrat de délégation de service public dont la procédure de conclusion n’aurait pas obéi aux règles de libre concurrence notamment issues du droit communautaire. La dernière étape à franchir consisterait effectivement à l’élaboration d’une directive « concessions » qui fixerait dans un texte juridiquement contraignant la doctrine de la Commission et les premières prises de position du juge communautaire. Une telle tâche ne sera cependant pas aisée, car elle passe par une analyse des modes de gestion des services publics locaux qui sont fort différents dans les différents États membres de l’Union Européenne et par la question de savoir s’il revient à Bruxelles de s’immiscer dans la question de la liberté de choix de leurs modes d’exploitation par les collectivités. Aujourd’hui, la double référence aux principes de neutralité et de subsidiarité semble faire obstacle à une telle remise en question. Il n’empêche que l’achèvement d’un grand marché intérieur nécessitera aussi de poser la question des éventuelles dissymétries concurrentielles que créerait une situation dans laquelle certains pays seraient ouverts à la libre concurrence pour autoriser la gestion de leurs services publics locaux sur un mode concessif, alors que leurs voisins, parce qu’ils les exploitent en régie, ne seraient pas soumis à une obligation compa- 32 Dossier rable. Si une telle avancée peut apparaître à ce stade iconoclaste, elle ne doit cependant pas l’être plus qu’a pu l’apparaître en son temps l’amorce de l’harmonisation des législations nationales en matière de marchés publics ! DE NOUVELLES TENSIONS ET DE NOUVELLES INTERROGATIONS Les remarques qui précèdent ne doivent pas cependant laisser penser que la situation de la délégation de service public serait aujourd’hui définitivement stabilisée. D’autres interrogations demeurent sur son régime juridique, souvent d’ailleurs en raison d’influences communautaires qui ne concernent pas à proprement parler son régime, mais qui ont leur effet sur certains éléments fondamentaux de son fonctionnement. Il convient d’ailleurs de noter que ces évolutions juridiques plus globales affectent dans des termes comparables l’ensemble des modes de gestion des services publics locaux, les régies n’étant pas nécessairement à l’abri des conséquences ainsi induites. La première influence résulte clairement de l’immixtion du droit de la concurrence dans le régime des délégations de service public. Au-delà de la question du mode de passation de ces contrats, il s’agit ici de l’application du principe de libre concurrence au fonctionnement même de ces montages contractuels. Après avoir estimé qu’il n’était pas possible d’invoquer les dispositions de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ou les règles communautaires à l’encontre de l’acte par lequel la collectivité publique décidait de conclure un tel contrat (CE 23 juillet 1993, Compagnie Générale des Eaux, Recueil Lebon, p. 225), le Conseil d’État a finalement pris le parti inverse, sans doute sensible au fait que s’il s’abstenait d’exercer lui-même un tel contrôle, d’autres, à commencer par la juridiction communautaire, pourraient bien être conduits à le suppléer dans cette tâche (CE Section 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Recueil Lebon, p. 406). Dès lors, il vérifie que l’attribution d’un contrat de délégation de service public à un opérateur n’a pas pour effet de le placer dans une position où il serait susceptible d’abuser de sa position dominante. Celle-ci peut se caractériser en particulier par deux aspects : une durée jugée excessive du contrat et l’attribution de droits exclusifs sur la fourniture de prestations ayant un caractère annexe par rapport à celles faisant l’objet du contrat. L’immixtion du juge administratif de la concurrence dans le contrôle de la durée des contrats pourrait avoir des effets Le Chatelier - l’évolution du cadre juridique importants sur le fonctionnement du secteur. À ce titre, les contrats d’affermage et de régie intéressée dans le domaine de l’eau et de l’assainissement pourraient être affectés par une telle évolution, beaucoup plus que les concessions où la réalisation de travaux est de nature à mieux justifier aux yeux du juge la durée du contrat choisie. Les régies sont-elles concernées par une telle évolution ? On peut le penser dès lors que le droit de la concurrence, à travers l’article 53 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 et plus généralement sa conception communautaire, sont peu sensibles à la forme juridique que revêt l’exploitation de tel ou tel service public et s’attache surtout à contrôler les modalités selon lesquelles la puissance publique intervient dans les domaines de production des biens et services. À cet égard, on ne voit pas au nom de quel principe un opérateur en régie serait systématiquement à l’abri de l’accusation de se trouver en position d’abus de position dominante. Le droit de la concurrence avait déjà eu un autre effet, cette fois dans le domaine de la détermination des tarifs. Dans un arrêt du 30 septembre 1996 « Société stéphanoise des eaux et ville de Saint-Étienne » (Recueil Lebon, p. 355), le Conseil d’État a rappelé que le prix de l’eau constituait une redevance pour service rendu et que son montant ne pouvait pas excéder le niveau de l’avantage ainsi procuré aux usagers et en particulier ne pouvait pas être fixé pour dégager un surplus d’exploitation destiné à venir alimenter le budget d’un autre service public local structurellement déficitaire, comme en l’espèce les transports publics urbains. Il s’agit ici de la condamnation claire des mécanismes de subventions croisées au nom des principes de détermination du niveau des redevances pour service rendu. Il ne peut y avoir de transferts entre usagers de différents services publics, seul l’impôt pouvant avoir un tel effet redistributeur. Encore une fois, une telle solution ne peut recevoir que l’aval des institutions communautaires. De la même manière, le Conseil d’État va rappeler qu’il ne peut y avoir de transfert indu de charges entre le contribuable et l’usager du service public, le second prenant à son compte une dépense qui relève du financement par l’impôt (voir à propos du financement des forces de gendarmerie sur les autoroutes, CE Assemblée du 9 octobre 1996, Mmes Wajs et Monnier, Recueil Lebon, p. 387). Ces solutions qui ne constituent que des éclairages modernes de solutions traditionnelles ont inévitablement des conséquences importantes en matière de conduite des politiques urbaines. L’interdiction des subventions croisées et des transferts de charge indus au détriment des usagers des services publics locaux fait reposer sur la ressource fiscale locale l’essentiel de la charge des politiques de solidarité urbaine et de maintien de certains services publics considérés comme essentiels. L’outil fiscal devient une arme stratégique au regard des contraintes pesant désormais de plus en plus sur les politiques tarifaires. Le droit des délégations de service public a également été également touché par le droit de la consommation. De nombreux auteurs s’interrogeaient depuis plusieurs années sur la compatibilité des montages concessifs avec cette branche si dynamique du droit. En effet, ce système de contrats d’adhésion, où la collectivité publique délégante stipule pour autrui — en l’espèce les usagers — à travers le règlement du service, pouvait apparaître contraire au principe de l’autonomie du consommateur et de sa liberté de choix éclairée. Le Conseil d’État devait là aussi apporter une réponse nuancée sur cette question, prenant en compte l’apport de ces règles mais en essayant de préserver les spécificités du service public. Dans son arrêt de Section du 11 juillet 2001, « Société des eaux du Nord », le Conseil d’État était saisi par le juge judiciaire de la légalité d’un règlement de service de la distribution d’eau prévoyant que la responsabilité du service des eaux ne pouvait être engagée en cas de dommage intervenu sur la partie privative du branchement située en amont du compteur qu’en cas de faute prouvée de l’exploitant. Le juge administratif considère qu’il lui revient de faire application de la législation proscrivant les clauses abusives — et en particulier de l’article L. 132-1 du code de la consommation — étant cependant entendu que le caractère abusif d’une clause doit s’apprécier non seulement au regard de cette clause elle-même mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service. Il lui revient donc de faire la balance des éléments en présence, les éléments constitutifs du bon fonctionnement du service public ne devant pas être remis en question par ce biais. En l’espèce, cependant, le Conseil d’État n’a pas hésité à déclarer irrégulière la clause concernée comme ayant un caractère abusif. Enfin, le régime de la domanialité publique — support de la majeure partie des activités de gestion de services publics Dossier 33 Flux n° 52/53 Avril - Septembre 2003 locaux — est également au cœur d’interrogations de principe. Cette branche du droit a, elle aussi, été touchée par le droit de la concurrence, le gestionnaire du domaine public devant s’assurer que sa gestion n’aboutit pas à fausser la concurrence (CE 26 mars 1999, Société Hertz et Société Eda), rompant avec une ancienne conception selon laquelle des considérations tirées de la bonne gestion du domaine et de l’intérêt du service public pouvaient justifier l’érection de monopoles sur le domaine public (CE Section 29 janvier 1932, Société des autobus antibois, Recueil Lebon, p. 117). Cette immixtion du droit de la concurrence se double d’une interrogation fondamentale sur la nature des droits réels dont dispose le délégataire sur les biens qu’il exploite pour l’accomplissement du service public. Les lois du 5 janvier 1988 et du 25 juillet 1994 qui voulaient ici apporter une reconnaissance claire de la possibilité de garantir l’existence de droits réels sur certaines dépendances du domaine public auront paradoxalement suscité des doutes importants sur la nature des pouvoirs dont dispose le délégataire, alors même que le régime fiscal des amortissements réalisés par l’opérateur semblait impliquer, implicitement mais nécessairement, l’existence de tels droits. Plus globalement, nombreux aujourd’hui s’interrogent sur le contenu véritable de ces droits, un bien appartenant au domaine public n’étant pas « réalisable » au sens que le droit civil attache normalement à ce terme. Ce n’est sans doute pas ici un hasard si les réflexions en cours s’orientent davantage vers le moyen de revenir à une conception stricte de la domanialité publique qui aboutirait à exclure de son périmètre un certain nombre de biens « banalisés » pour lesquels l’utilisation des techniques habituelles du droit de la promotion immobilière pourraient s’avérer plus performante pour les collectivités publiques elles-mêmes. CONCLUSION Après une décennie de critiques des délégations de service public et de leur régime juridique considéré à la fois comme imprécis et opaque, il semble que le débat ait aujourd’hui un peu évolué vers celui consacré aux mérites respectifs des différents modes de gestion des services publics locaux. Il est ici frappant de considérer combien le débat sur ce sujet reste en France très idéologique et combien l’observateur de bonne foi reste démuni lorsqu’il s’agit de produire des comparaisons de performance entre modes de gestion. À ce titre, l’Observatoire des services publics dont la création était recommandée par la Charte des services publics locaux adoptée en janvier 2001 sous l’égide de l’Institut de la gestion déléguée, de même que le travail effectué en son sein sur l’élaboration d’indicateurs de performance et l’analyse des possibilités d’harmonisation des conditions concurrentielles, apparaissent aujourd’hui indispensables pour passer sur ce sujet à un débat éclairé qui démontrera certainement qu’il n’y a pas de mode de gestion meilleur en soi, mais qu’il y a, selon les spécificités et les attentes des collectivités publiques, des solutions qui peuvent apparaître s’imposer dans un contexte donné. Dans ce débat, la place du juriste n’est sans doute pas la première et l’on ne peut ici que regretter que, sur ce sujet comme d’ailleurs tant d’autres, la problématique juridique ait semblé souvent paraître prendre le pas sur d’autres impératifs et critères de réflexion. Il faut sans doute y voir un des effets de la construction européenne où le droit est progressivement devenu la langue commune des fonctionnaires et des experts des différents États membres de l’Union Européenne. Le droit doit ici revenir à sa fonction instrumentale, le respect de la libre concurrence, la protection des droits des consommateurs et les principes de transparence et de publicité devant toujours être remis dans le contexte général auquel ils doivent se plier : qualité des prestations des services d’intérêt général, solidarité entre les populations, constitution de services publics performants au service de la compétitivité européenne, capacité à relever certains défis environnementaux, respect des principes de la démocratie locale. C’est dans ce cadre que doit s’inscrire le débat sur les modes de gestion des services publics locaux, dont celui de l’eau et de l’assainissement, la réponse aux questions de fond qui viennent d’être rappelées devant précéder la mise en place des instruments juridiques permettant de la mettre en œuvre. Pour avoir trop souvent suivi la démarche inverse dans les dernières années, les responsables en charge de ces questions ont peut-être fini par rendre peu lisible le cadre juridique dans lequel s’inscrit l’ensemble de ces sujets. Gilles Le Chatelier Maître des Requêtes au Conseil d’État BIBLIOGRAPHIE Études et documents du Conseil d’État, Documentation française. 34 Dossier Grands avis du Conseil d’État, Dalloz, 1ère édition, 1997.