L`Empreinte du Kathakali dans Le Dieu des Petits Riens d - E-rea

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L`Empreinte du Kathakali dans Le Dieu des Petits Riens d - E-rea
L'Empreinte du Kathakali dans Le Dieu des Petits Riens d'Arundhati Roy
Joëlle Célérier-Vitasse
Le titre du roman d'Arundhati ROY, Le Dieu des Petits Riens, et le lieu où se déroule l'action, le Kérala,
évoquent en même temps, pour le lecteur averti, un profond sentiment du divin et le Kathakali,
théâtre chanté et dansé, mettant en scène des personnages épiques ou mythologiques bien connus
du public kéralais, où l'acteur-danseur bénéficie d'une grande liberté d'improvisation, et où le metteur
en scène n'a pas de place. À l'exemple de l'acteur-danseur, il semblerait qu'Arundhati Roy bouscule et
manipule à loisir la chronologie, usant de la prolepse, de l'analepse et de la paralepse à l'envi. D'autre
part, les échos, répétitions et digressions, ajoutés à l'absence de linéarité, confèrent une structure
circulaire au roman dont l'écriture se fait répétitive et ritualisée à la manière de la représentation
spectaculaire et stylisée du Kathakali.
Théâtre et Théâtralité
Le roman d'Arundhati Roy est émaillé de références à la littérature et au dramaturge
élisabéthain ; Shakespeare y est mentionné à plusieurs reprises : La Tempête, Jules César, Macbeth,
Antoine et Cléôpatre. De plus, la métaphore théâtrale s'insinue tout au long du récit, aussi bien pour
investir les protagonistes d'une dimension mythologique que pour porter un regard critique à
l'encontre de certains d'entre eux. Par exemple, lorsque la famille se prépare à accueillir, à l'aéroport
de Cochin, Margaret Kochamma et Sophie Mol, on assiste à une répétition générale : chacun doit
connaître son rôle par cœur et revêtir le costume approprié, et qui plus est, le hall de l'aéroport est
doté d'un rideau et le ton déclamatoire de l'oncle Chacko se refait entendre (195) ; de même,
l'évocation du mariage de Chacko qui prend l'allure d'un bal costumé avec pour unique spectateur un
homme étonné à bicyclette, et l'annonce de la mort de Joe, le second mari de Margaret Kochamma,
qui est faite par un jeune policier “ayant l'air comique d'un mauvais acteur qui passe une audition
pour un rôle tragique” (330) ; ou encore l'escouade de policiers en route pour arrêter Velutha “avec
leurs drôles de casques pointus [...] couronnes de pacotille” (395). Sans doute peut-on voir ici de la
dérision, mais également une allusion aux coiffes des personnages du Kathakali. Il arrive parfois que
les acteurs du roman soient dans le ton, comme Mammachi manipulée par Baby Kochamma qui, après
l'avoir pris en charge dès son enfance prometteuse, menace et congédie violemment Velutha (371) ;
ou bien de piètres exécutants comme Latha, la nièce de Pillai, qui récite Lochinvar de Walter Scott “en
écartant un peu les pieds pour prendre la pose” dans une diction incompréhensible, ou encore son fils,
Lenin, qui déclame sans rien y comprendre une tirade d'Antoine et Cléôpatre : “Il débita ça d'un trait
sans se reprendre une seule fois” (360).
Cependant, ces saynètes, ces mascarades, tantôt grotesques, tantôt tragiques, ne sont que
des intermèdes, tels des satellites gravitant autour du drame central enchâssé dans le roman et
contribuant à l'élaboration de l'atmosphère dramatique.
En fait, la pièce principale commence dans la maison d'Ayemenem où est planté le décor et où
certains protagonistes se trouvent déjà sur scène, alors que d'autres préfèrent rester en retrait
comme Ammu, ou dans les coulisses comme Rahel qui rejoint Velutha se fondant dans le paysage
naturel des hévéas : “Dans les coulisses, Rahel dit à Velutha : 'Nous, on n'y va pas, dis ? On n'est
même pas en train d'y jouer' ” (247). La scène liminaire, qui célèbre l'arrivée de Margaret Kochamma
et de Sophie Mol, respectivement l'ex-femme de Chacko et leur fille, est réglée comme un ballet ; rien
n'a été omis, même pas la musique avec la célèbre Water Music de Haendel jouée sur le violon de
Mammachi, la grand-mère. La pantomime continue, la véritable pièce se jouant aussi bien à la
périphérie, là où se trouve Ammu, que dans les coulisses avec Rahel et Velutha et, suite à la
rencontre de deux regards, “Des siècles se télescopèrent pour se ramasser en un instant unique,
évanescent”, petite phrase chargée de sens qui établit un lien entre théâtralité et théâtre, introduisant
progressivement le lecteur dans le monde sacré du Kathakali. Notons que cet instant privilégié
contraste fortement avec la fin du chapitre où “Les Sourires Béats restèrent braqués sur Sophie Mol,
comme des projecteurs” (252).
Costumes, maquillage et accessoires.
Si certains personnages ont peu de relief, comme Latha et Lenin qui sont de simples
marionnettes dans les mains de Pillai, ou encore les policiers comparés à une “Escouade de dessin
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animé” (395), d'autres, en revanche, s'apparentent aux vesam ou personnages du Kathakali avec leur
costume, leur maquillage et leurs accessoires propres, réactualisés par l'auteur.
Les purisavesam ou personnages masculins asuriques, démoniaques, sont de loin les plus
nombreux et, comme les strivesam ou personnages féminins, ils sont moins caractérisés que les
autres en ce qui concerne les costumes et accessoires. En général, ils sont violents, primaires,
ignorants, voire monstrueux, leurs qualités majeures ou guna étant la guna rajas qui englobe passion,
orgueil et plaisirs matériels, et la guna tamas qui est associée à la violence et l'ignorance, toutes deux
s'opposant à la guna sattva, principe de lumière ainsi que de connaissance.
Pappachi, le grand-père, et Chacko, l'oncle, semblent plutôt dominés par la guna rajas et
pourraient être assimilés au type des katti ; en bon anglophile, Pappachi est invariablement vêtu de
son costume trois pièces et sa montre de gousset en or ne le quitte jamais, et il ne se passe pas un
soir sans qu'il frappe sa femme avec son vase en cuivre. En fait, cette violence maladive est née de sa
profonde frustration suite à la découverte d'un papillon qui hantera la famille, et particulièrement
Rahel, tout au long du récit.
Quant à Chacko, néo-colonialiste avéré, ce n'est qu'un mauvais imitateur qui exerce une
violence morale sur tous les membres de sa famille et qui, tous les mois, prend plaisir à faire voler des
avions miniatures qu'il assemble d'abord, puis détruit, et qui finissent en pièces détachées dans sa
chambre, avions qui symbolisent peut-être ses échecs, mais surtout son désir et son pouvoir de
destruction.
La violence sexuelle est également présente avec l'Homme-Orangeade-Citronnade poilu du
Cinéma Abhilash de Cochin dont la dentition démesurée et jaune révèle un appétit sexuel malsain. Ce
personnage tamasique au maquillage spectaculaire, puisqu'il possède un clavier en guise de dents, et
qui réussit à gagner la confiance d'Ammu, fait partie des tati, tout comme Vellya Paapen, le paravan
ivrogne et borgne, le père de Velutha, qui marche à reculons avec un balai et qui joue avec son œil de
verre. Sa cécité partielle traduit son aveuglement, son ignorance et sa monstruosité, puisque c'est lui
qui dénonce son propre fils et se propose pour accomplir la tâche du bourreau. Il est également
associé au monde de la forêt et à ses mystères : il raconte avoir rencontré le fantôme pédophile et
sanguinaire de Kari Saipu.
Cependant, le personnage le plus noir est de loin celui de Baby Kochamma, et dans une
certaine mesure sa servante Kochu Maria, s'identifiant toutes les deux au type des kari. En fait, Baby
Kochamma, la grand-tante, dont la frustration est immense, apparaît comme une véritable démone, et
dans ses actes et dans son apparence physique. Elle ne porte pas la poitrine postiche aux seins noirs
pointus comme dans le Kathakali , mais dans les toilettes du cinéma Abhilash , Rahel aperçoit sa
“poitrine se balançant très bas”, comme si elle était mal accrochée, “Des melons dans un corsage”
(138). De plus, elle a un maquillage théâtral : “Ses cheveux, d'un noir de jais, s'emmêlaient sur son
crâne comme un fil de laine dévidé. La teinture avait laissé sur son front une ligne gris pâle juste en
dessous de la racine des cheveux [...] le rouge ne suivait pas exactement le contour de ses lèvres” ;
et “cette ligne gris pâle” n'est pas sans rappeler le cutti, la frange de pâte de riz apposée en relief sur
les joues avant le maquillage des acteurs du théâtre Kathakali.
Il semblerait qu'Arundhati Roy joue sur les contrastes, d'abord pour mieux caractériser ses
personnages, et ensuite pour mettre en évidence deux mondes en apparence inconciliables, si ce n'est
par le biais de l'expérience mystique pour certains d'entre eux. Et tel est le cas pour les jumeaux
bisexués, Rahel et Estha, qui sont fortement individualisés et différenciés et pourraient, comme leur
mère Ammu, être associés à la catégorie des vasam minukku dominés par la guna sattva. De par leurs
costume et attributs, ces derniers apparaissent beaucoup moins traditionnels dans leur présentation,
exception faite de Velutha, le Dieu des Petits Riens.
Pour Estha, le costumier, tout semble être dans la coiffure : une banane à la Elvis à laquelle il
porte un soin particulier, et dans le costume : des chaussures beiges à bouts pointus, des pantalons
tuyau-de-poêle, des chemises à col hirondelle.
Quant à Rahel, ce sont les accessoires qui avant tout font partie de sa personnalité : ses
chaussures Bata, mais surtout son va-va qui retient ses cheveux en cascade, ses lunettes de soleil en
plastique cerclées de jaune qu'elle met dans les moments graves et à travers lesquelles elle voit tout
en rouge, et sa montre avec des aiguilles peintes abandonnée dans la Maison de l'Histoire, à l'endroit
même où le temps s'est arrêté et où elle restera à jamais.
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Comme Rahel, Ammu s'entoure d'objets de forme circulaire : le jonc fermé par deux têtes de
serpents, résultat de la transformation de son alliance et destiné à Rahel, et le petit transistor en
forme de mandarine qui l'accompagne dans ses rêveries et au bord du fleuve. Sa chevelure constitue
un élément important, jouant le rôle de voile qui fait partie du costume dans le Kathakali, et peut
aussi évoquer le tirassila, ou rideau du théâtre : “[Velutha] ramena ses cheveux autour d'eux comme
une tente. Comme le faisaient les enfants d'Ammu quand ils voulaient s'exclure du monde". Si elle est
souvent décrite en partie dévêtue, c'est pour mieux souligner sa beauté et sa sensualité, sa féminité
ou sa maternité, et, au fur et à mesure que le récit se déroule, elle ne cesse de se métamorphoser :
elle peut être sorcière, quittant ce monde, adoptant alors une démarche plus dansante, telle une
apsara , nymphe des eaux. Pour ses enfants, elle est aussi le père, mais pour Velutha elle devient
l'initiatrice, la femme-fleuve, la femme lumineuse.
Velutha, le “Dieu du Deuil”, “le Dieu des Petits Riens”, dont le nom signifie “blanc” en
malayalam, couleur associée au deuil mais aussi à la lumière, s'apparente au type des pacca, même
s'il n'est pas coiffé d'une couronne, muti ou kiritam. Sa couleur est le vert, couleur dominante des
pacca , mais aussi couleur de l'eau, en parfaite harmonie avec le personnage car il entretient des
rapports privilégiés avec la nature et l'eau du fleuve et de la mousson, et qui plus est se distingue par
sa marque de naissance maintes fois évoquée dans le roman : il porte un mundi, mais “sur son dos il
avait sa feuille porte-bonheur, celle de l'arbre à nævus, qui fait arriver la mousson à temps". De plus,
il est doué et talentueux, un peu magicien et mystérieux : il disparaît pendant quatre ans et, aux yeux
d'Ammu, il apparaît sous les traits d'une idole parfaite, véritable incarnation divine à travers la
description qu'elle fait de son corps sculptural “qui ne laissait ni empreintes sur le sable, ni rides sur
l'eau, ni reflets dans les miroirs”, tel un pur esprit désincarné, “une descente divine”, qui se
métamorphose en manchot dans le rêve d'Ammu, tel un dieu mutilé dont la statue sera bientôt
anéantie par les forces du mal.
La maison, le sanctuaire et le temple.
La maison d'Ayemenem n'est pas uniquement une scène de théâtre, c'est aussi le théâtre
d'une tragédie, un espace menaçant, rempli de dangers, fermé et vide, comme autrefois la Maison de
l'Histoire, “la seconde maison” des jumeaux ; et Rahel et Estha s'y retrouvent pareils à “Un couple
d'acteurs égarés dans une pièce alambiquée qui leur semblait n'avoir ni queue ni tête”, et dans
laquelle Baby Kochamma, maîtresse absolue des lieux, a emprunté les traits et les pouvoirs de Kali, la
déesse de la Destruction, les transformant en “Fossiles pétrifiés de jumeaux".
Quant à la Maison de l'Histoire, située sur l'autre rive du Meenachal, au Cœur des Ténèbres,
demeure marquée du sceau de la pétrification et refuge de ceux qui seront bientôt des fantômes, elle
apparaît comme le reflet, le double de la maison d'Ayemenem, toutes deux s'opposant à la maison
idéalisée de La Mélodie du Bonheur. Tout d'abord, symbole du colonialisme, puis du néo-colonialisme,
elle personnifie en quelque sorte l'Histoire en tant qu'agent destructeur. Dans un premier temps, c'est
Sophie Mol, la cousine, qui périt noyée dans les eaux en crue du Meenachal, et ensuite, c'est le tour
de l'idole Velutha d'être brisée sous les bottes et les coups des policiers garants de l'ordre social ; et
Estha ne cesse d'être hanté par le rôle indirect qu'il a joué dans la mort d'êtres chers : Sophie Mol,
Velutha, Ammu.
Temple du néo-colonialisme, comme la maison d'Ayemenem avec sa fabrique de pickles
vouée à la faillite sous la mauvaise gestion de Chacko, la Maison de l'Histoire, à présent appelée
Heritage , s'est transformée en hôtel pour touristes étrangers, et parallèlement, le fleuve est mort,
devenu “une grosse canalisation” suite à la construction d'un barrage d'eau salée, dans un monde où
corruption et pollution règnent en maîtresses absolues. De plus, comble de l'ironie, à la dégradation
de l'environnement naturel vient s'ajouter la commercialisation et la profanation de l'héritage culturel,
avec des représentations tronquées de Kathakali au bord de la piscine de l'hôtel Heritage ; ce qui
conduira les acteurs-danseurs humiliés au temple d' Ayemenem pour implorer le pardon des Dieux,
dans l'étourdissement du danasi, ou action de grâce, qui conclut la pièce après le triomphe de la
violence légitime et avant que les acteurs n'ôtent costume et maquillage. Cette image d'impureté, de
pollution, déjà présente au début du roman avec l'effigie d'un danseur de Kathakali sur l'un des
panneaux publicitaires de la Plymouth , est reprise pour évoquer le traitement irrespectueux de l'
acteur dans la Maison de l'Histoire : “Il devient Parfum d' Exotisme".
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Ainsi, avec la reconversion de la Maison de l'Histoire en hôtel et le délabrement de la maison
familiale, les jumeaux adultes n'ont d'autre choix que de se réfugier, dans un premier temps, dans la
chambre d'Ammu, “Cette chambre dont les murs découvriraient bientôt leurs terribles secrets”, tout
d'abord sorte de sanctuaire maternel : c'est là que, réunis “à la clarté de la lampe de chevet”, ils
partagent leurs lectures. Plus tard, cette lampe se transforme en “lampe en pétrole”, faisant de la
chambre maternelle un véritable sanctuaire du silence lorsqu'Ammu est emportée dans ses rêves par
le Dieu des Petits Riens dont “la lampe à huile” encore éteinte est accrochée à la porte de la cabane,
lampe qui n'est pas sans rappeler la lampe vilakku du kuthambalam du temple, lampe qui sacralise le
lieu, symbolise l' Absolu et la Lumière divine, tout comme on peut voir dans la chevelure d'Ammu le
tirassila, ou rideau de théâtre. D'autre part, le kuthambalam, ou “temple du théâtre”, se trouve à
l'extérieur du temple, véritable sanctuaire orné de colonnes de granit ou de bois sculptées, de
sculptures, de plafonds à caissons. Lors de la représentation, Rahel et Estha, assis à même le sol et
appuyés contre un pilier, assistent à la scène suivante : “Quand la lumière de la lampe en cuivre se
met à vaciller pour finalement s'éteindre, ils décident d'une trêve. Bhima verse l'huile, Dushasana, lui,
nettoie la mèche encrassée. Puis ils repartent en guerre. Leur combat échevelé déborde du seul
kuthambalam pour envahir le temple tout entier".
De ce fait, et dans une certaine mesure, la chambre d'Ammu apparaît comme une réplique en
miniature du temple d'Ayemenem, après avoir été le témoin de l'intimité partagée des jumeaux avec
leur mère, de ses rêves, de la violence de Chacko et de leur réunion finale. Ce qui, inévitablement,
répondant à l'appel des roulements du chenda, ou tambour, entraîne Rahel, suivie d'Estha, dans le
temple, faisant de ces derniers des acteurs “pris au piège d'une histoire qui était la leur tout en ne
l'étant pas”, mais une histoire capitale car “les Grandes Histoires sont celles que l'on a déjà entendues
et que l'on n'aspire qu'à réentendre. [...] C'est ce qui fait leur mystère, leur magie". Aussi, la mort de
l'éléphant sacré d' Ettumanoor annonce-t-elle et la mort de Velutha et l'offrande rituelle de Rahel faite
à Kochu Thomban devenu Vellya Thomban, l'éléphant sacré du temple d'Ayemenem.
"Les lois de l'amour"
Avec la disparition du fleuve, c'est l'effacement de la frontière entre le monde des morts et
celui des vivants. C'est aussi la disparition d'un espace à la fois sacré et prohibé, donc de
transgression. Ainsi, le temple devient le lieu médiateur privilégié entre l'histoire tragique des jumeaux
et les légendes intemporelles dont la représentation théâtrale constitue un moment intense de
communion et opère chez ces derniers une prise de conscience brutale : “Il y avait de la folie dans
l'air ce matin là, sous la coupe rosée du ciel. Une folie qui n'était plus simulée. Esthappen et Rahel la
reconnurent aussitôt. Ils l'avaient déjà vue à l'œuvre” (312). Rahel, puis Estha sont alors confrontés
aux fantômes du passé, Ammu, Velutha et Sophie Mol, et revivent des histoires dans lesquelles la
mémoire exerce une faculté quasi divine qui leur permet de traverser le temps et l'espace pendant la
durée de la représentation. Les êtres chers resurgissent les uns après les autres, avec plus ou moins
d'intensité. Karna, le fils de Kunti et de Surya, le soleil, c'est en même temps Estha et Velutha, Karna /
Velutha “publiquement traîné dans la boue parce qu'il était le fils d'un misérable conducteur de
chariot” / d'un paravan ; mais c'est aussi Karna / “Estha l'Abandonné”, au cinéma, dans la chambre de
l'hôtel de Cochin, et dans le train pour Calcutta, “Retourné à l'Envoyeur". C'est également “Estha le
Compatissant” qui accepte avec quelque réticence Sophie Mol dans leur expédition clandestine dans la
Maison de l'Histoire, et qui involontairement trahit Velutha pour sauver Ammu. Ainsi, pareils
Duryodhana et Dushasana, Velutha et Sophie Mol meurent le même jour : “Lui et Elle. Nous.
Toujours". Et, comme dans le Kathakali, leur mort y est dépeinte avec une extrême violence : les
bottes et les matraques des policiers qui s'acharnent sur Velutha font autant de carnage que la
massue de Bhima qui lavera du sang de sa victime les cheveux de Draupadi / Ammu, pour avoir tenté
de lui ôter son sari. D'autre part, l'attitude de Kunti, obligée d'abandonner son fils, reflète celle
d'Ammu qui laisse Estha seul avec l'Homme-Orangeade-Citronnade, ou le renvoie chez son père sur
l'ordre de Chacko fortement encouragé par Baby Kochamma / Kali.
C'est alors que la mémoire se réveille et les souvenirs refont surface : l'histoire des jumeaux
séparés pendant l'enfance, le sacrifice d'Estha pour sauver Rahel, la perte des parents, l'un mort,
l'autre remarié et exilé en Australie, et enfin la reconstitution du couple gémellaire.
De plus, dans ces histoires, les Lois de l'Amour sont étroitement associées aux thèmes de la
trahison et de la violence, de l'exil et de la mort, mais surtout de l'amour redistribué, thème qui ne
cesse de hanter les jumeaux. Le chapitre liminaire se termine ainsi : “Que tout avait commencé à
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l'époque où furent décrétées les Lois de l' Amour. Les lois qui décident qui devait être aimé, comment
et jusqu'à quel point". Il semblerait que, pour Estha et Rahel surtout, les parents, la famille ne soient
pas les garants de l'amour, et qu'amour se confonde avec devoirs, interdictions morales et
conventions sociales : “Estha et Rahel apprirent, eux, comment l'histoire négocie ses droits auprès de
ceux qui violent ses lois” (85). Et ce sont précisément ces images là que leur renvoie la pièce jouée
dans le temple. Les Lois de l'Amour et les devoirs sociaux semblent incompatibles ; les jumeaux et
Ammu n'ont pas le droit d'aimer Velutha, et Baby Kochamma doit renoncer à jamais à son amour pour
le père Mulligan, d'où sa frustration dévastatrice.
"L' inversion” et le motif du travestissement.
Cependant, l'interaction entre le roman et la représentation associée au motif du
travestissement au sens large du terme confère non seulement une dimension mythique au récit, mais
permet de brouiller les frontières des genres, sinon de les repousser à l'extrême limite.
Estha, le costumier, excelle dans l'art du travestissement, avec sa “voix de nonne” (144),
sa"voix céleste”, “claire de soprano” (266), et ne rechigne pas à accomplir les tâches ménagères une
fois chez son père ; et il n'est pas le seul à être féminisé : Chacko, Pappachi avec “sa moue
efféminée” (80), le père des jumeaux avec son “écriture féminine” (26), et même Velutha qui participe
au jeu des enfants et se laisse peindre les ongles en rouge. Et, par ce procédé, qui dénote un sens
profond de la théâtralité et rapproche Estha du personnage de Kunti / Ammu : “Apparaît Kunti. Elle
aussi est un homme, mais un homme doux comme une femme, un homme avec des seins, à force
d'interpréter pendant des années des rôles féminins. Ses mouvements sont fluides. Pleins de féminité”
(308), l'auteur établit un lien entre ses personnages et les acteurs du Kathakali. Toutefois, dans la
pièce, la féminisation de l'acteur traduit plutôt une totale consécration de celui-ci à son art, vivant à la
frontière de la fiction et de la réalité : “son corps n'est rien d'autre que son âme. Son seul instrument”
(306).
De la même manière, les personnages féminins, par effets de miroirs, se masculinisent, et en
premier lieu par la manifestation de leur indépendance : Mammachi gérant d'abord seule sa
conserverie Paradise, Ammu et Rahel faisant le choix d'un mariage intercommunautaire et initiatrices
respectivement de Velutha et d' Estha. De plus, Rahel a tendance à rejeter sa féminité, s'identifiant
même à l'acteur Christopher Plummer de La Mélodie du Bonheur, alors qu' Estha, lui, s'identifie à Julie
Andrews ; et plus tard, elle se met à ressembler à Estha, adoptant “cette même aptitude à rester
étonnamment immobile et tranquille". Ses professeurs murmuraient entre eux : “Comme si elle ne
savait pas s'y prendre [...] pour se comporter en fille".
Tout comme les acteurs, essentiellement des hommes, même dans les rôles féminins, les
jumeaux ont alors le sentiment d'exister dans deux mondes à la fois, et cette inversion entre fiction et
réalité prend chez eux la forme d'une pratique langagière qui consiste à lire ou à parler à l'envers, en
privé et en public, soit pour manifester leur volonté d'insubordination, ou / et leur désir de remonter
aux temps des origines, pour retrouver le commencement de leur existence, le chaos, avant même
que ne soient écrites les Lois de l'Amour. La sacralisation de la lignée, des liens du sang préconisés
par Baby Kochamma, et la société en général, ne peut que mener les jumeaux à la tragédie.
Cependant, ce retour aux origines semble devoir passer par l'indifférenciation sexuelle en ce qui
concerne les jumeaux, ce qui implique de la part de l'auteur un refus des genres qui transparaît dans
le statut ambigu des acteurs et dans l'enchâssement du drame dans le roman, qui lui-même, par sa
structure circulaire, ses effets de miroirs, renvoie au théâtre et à un autre mythe, celui de Yama et
Yami, le couple de jumeaux bisexués, comme si l'auteur voulait enrichir le répertoire du Kathakali :
“Qu'ils restèrent accrochés l'un à l'autre bien après que tout fut fini” (424), réalisant ainsi le rêve de la
totalité originelle de la vie avant la Loi, et accomplissant la promesse faite à Ammu de s'aimer
toujours. En conséquence, ils transgressent un tabou encore plus grand, un tabou universel : l'inceste,
trouvant refuge l'un dans l'autre, au sein du sanctuaire maternel de la chambre d'Ammu, reproduisant
l'acte d'Ammu et de Velutha, faisant de celui-ci le substitut du père biologique, à défaut de l'oncle
Chacko.
Sous l'effet de cette vision magique de l'art sous toutes ses formes que constitue la
représentation du Kathakali dans le temple d'Ayemenem, la mémoire devient créatrice et les jumeaux
rejouent “en direct”, non seulement l'histoire d'Ammu et de Velutha, mais aussi celle de Yama et
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Yami, Yama le premier mortel dans la mythologie hindoue, devenu divinité de la Mort et qui eut pour
épouse sa sœur jumelle Yami, divinité de la rivière Yamuna après sa mort.
En enchâssant la représentation du Kathkali dans son roman, Arundhati Roy fait la
démonstration que ce théâtre est bien plus qu'un simple divertissement pour touristes en quête
d'exotisme et encore moins un objet publicitaire pour commerçants avides en manque d'originalité. À
sa façon, Arundhati Roy rend hommage à cette forme d'art dramatique traditionnel kéralais en le
faisant revivre au sein même de son récit pour y dévoiler sa magie et sa portée universelle, et en
participant, en quelque sorte, à l'enrichissement thématique de son répertoire. De plus, elle réussit à
faire apprécier ce théâtre à sa juste valeur et à susciter l'intérêt d'un éventuel public de non initiés,
car il reflète la réalité intérieure de l'homme : en humanisant le héros, en lui attribuant les mêmes
faiblesses et les mêmes vicissitudes que le commun des mortels, en mêlant l'actuel et le local à
l'intemporel et à l'universel, il favorise une meilleure connaissance de l'être. Mais c'est avant tout la
dimension opératique, la conception d'un art total, combinant danse, musique, chant, poésie, mime,
maquillage, costumes et symboles, et la magie opérée par le jeu dramatique des acteurs qui
emportent le lecteur et le spectateur dans un espace et un temps situés hors du monde connu.
Ouvrages Cités
Baneth-Nouailhetas, Émilienne. The God of Small Things. Arundathi Roy. Paris : Armand Colin / VUEFCNED, 2002.
Bansat-Boudon, Lyne, ed. Théâtres Indiens. 20, Paris : Éditions E.H.E.S.S., Collection Purusartha,
1998.
Chemana, Martine et Ayar, S. Ganesa. Kathakali. Théâtre traditionnel vivant du Kérala. Paris :
Gallimard, Connaissance de l'Orient, 1994.
Daniélou, Alain. Mythes et Dieux de l'Inde. Le Ploythéisme Hindou. Monaco : Éditions du Rocher,
1992.
Durix, Jean-Pierre & Carole, eds. Arundathi Roy's The God of Small Things. Dijon : Éditions
Universitaires de Dijon, Collection U21, 2002.
Filliozat, Pierre-Sylvain. Dictionnaire des littératures de l'Inde. Paris : Quadrige / PUF, 1994.
Frédéric, Louis. Dictionnaire de la Civilisation Indienne. Paris : Robert Laffont, Bouquins, 1987.
Narayan, Shovana. Kathak. Rhythmic Echoes and Reflections. New Delhi : Roli Books, Lotus
Collections, 1998.
Ganapathy-Doré, Geetha. “Frontiers Ablaze in Arundathi Roy's The God of Small Things”. Les Cahiers
du SAHIB. 6. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1998. 71-92.
Roy, Arundathi. The God of Small Things. London : Flamingo, 1997.
––. Le Dieu des Petits Riens. Paris : Gallimard, Folio, 1998.
Célérier-Vitasse, Joëlle. “L'Empreinte du Kathakali dans Le Dieu des Petits Riens d'Arundhati Roy”. EREA 2.2 (automne vi
2004): i-vi.<www.e-rea.org>