Les expressions du corps

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Les expressions du corps
Parcours de visite
Les expressions du corps (gestes et visage)
Le Christ et la Samaritaine, Etienne Parrocel, dit le Romain
Parcours réalisé par Eva Lando, Animatrice pédagogique, Service éducatif, Palais Fesch-musée des Beaux Arts
La communication ne passe pas forcément par la parole, sinon comment feraient
les personnages des tableaux du Palais Fesch pour s’exprimer et nous faire passer des
messages ? Si la plupart des gestes que nous faisons sont aisément compréhensibles, il
est parfois difficile de donner un sens à certaines attitudes. Le langage du corps possède
ses propres codes et son alphabet. Nous allons apprendre à le déchiffrer … Nous verrons
ainsi qu’un même geste peut parfois avoir des significations différentes, suivant le
contexte dans lequel il s’exprime.
Peintures des Primitifs (second étage) :
Triptyque de Rimini, Maître de Rimini
Cette peinture sur panneau de bois, construite un peu à la manière d’une bande
dessinée, est l’un des plus anciens tableaux du Palais Fesch (près de 700 ans !). Sa
réalisation remonte à l’époque médiévale.
Au Moyen Age, la majorité des gens ne sachant lire, les peintures avaient une visée
pédagogique très forte : il fallait que les personnages soient aisément identifiables et
l’action compréhensible immédiatement. Ainsi, dans les peintures médiévales, peut-être
plus que pour les autres époques, les gestes revêtent un caractère très important.
Attitudes et gestes sont extrêmement codifiés.
Dans la première « vignette », nous voyons la Vierge Marie allongée, les mains
croisées sur sa poitrine, tandis que d’autres personnages sont agenouillés à ses pieds.
Les mains croisées sur la poitrine sont un schéma iconographique inhérent à la
représentation des défunts. C’est aussi un équivalent symbolique de l’assentiment
respectueux face à une situation ; ce geste peut ainsi exprimer la soumission intime et
profonde du personnage à une autorité de nature spécifiquement spirituelle et divine qui,
au moment où elle se révèle, est acceptée comme une puissance absolue. En effet, les
mains sont croisées au niveau du cœur, ce qui implique une lecture essentiellement liée à
des valeurs transcendantes et mystiques ; ce geste souligne que, pour la personne, c’est
la sphère sentimentale et affective qui domine. Dans la peinture sacrée, on la retrouve
fréquemment chez les personnages féminins, telle la Vierge. Ici, la Vierge vient de mettre
au monde Jésus qui est l’incarnation de Dieu pour les chrétiens. Ainsi, en croisant ses
mains sur sa poitrine, la Vierge témoigne de sa soumission à Dieu et de son profond
respect au Tout-puissant.
Les personnages en procession sont venus voir l’enfant Jésus. Leurs mains jointes
symbolisent la prière, preuve qu’ils ont pris conscience de la nature divine de l’événement.
Les mains jointes à hauteur de la poitrine, doigts pointés vers le haut est l’un des gestes
liturgiques fondamentaux : celui de la prière. Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi,
car dans l’Antiquité et tout au long du Moyen Age, la prière s’exprimait par le geste de
l’orant, avec les bras ouvert. Le geste des mains jointes n’est devenu l’image-symbole de
la prière qu’à partir du XIIIe siècle.
Par ailleurs, certains des personnages sont en position de génuflexion, comme les trois
Rois Mages devant le berceau de Jésus. La position agenouillée, avec une ou deux
jambes pliées, traduit une condition d’infériorité. Dans l’iconographie, cette pose est
consacrée aux personnages qui prient, demandent une faveur ou manifestent leur respect
envers un être reconnu comme supérieur, sur le plan spirituel, comme ici, mais aussi
temporel. Ainsi, la génuflexion apparaît dans la cérémonie féodale de l’investiture au cours
de laquelle le chevalier, agenouillé, tend ses mains jointes au seigneur. On s’agenouille
aussi face à Dieu, aux saints, aux hommes dignes de vénération et de respect, aux anges
ou à des objets. C’est au cours du Moyen Age que la génuflexion devient une des
modalités de la prière chrétienne en Occident, pour s’affirmer au XIIIe siècle comme la
pose symbolique de la prière.
Dans la deuxième image, nous trouvons d’autres gestes spécifiques, à côté du
geste de la prière.
Marie-Madeleine a ainsi les bras pendants le long du corps. Le geste du bras pendant,
«en pronation», exprime l’absence totale d’action, de mouvement et de vitalité d’un
personnage. Ici, le geste d’abandon physique de Marie-Madeleine traduit l’effondrement
moral, l’incapacité à supporter une souffrance aussi intense qu’irréversible. Face à la mort
inconsolable du Christ, c’est comme si elle s’évanouissait dans les bras des autres
personnages.
Saint François d’Assise a joint ses mains pour en faire une sorte de récipient destiné à
accueillir le sang du Christ, préfiguration de l’Eucharistie.
Saint François d’Assise, que nous reverrons durant le parcours, est le seul saint, avec
sainte Catherine de Sienne, à posséder les signes physiques de la Passion du Christ. Les
stigmates se manifestent suite à l’extase extrême d’individus très pieux, sous la forme de
plaies à leurs pieds et leurs mains disposées comme celle du Christ. Historiquement, saint
François fut le premier à les recevoir, à l’apogée d’une expérience mystique. Dans les
domaines artistiques, le saint d’Assise est toujours la référence, même si après lui,
d’autres saints ou mystiques connurent la même expérience.
Sur la troisième image, le Christ ressuscité a la main gauche posée sur la poitrine,
symbole d’intériorité, tandis que sa main droite semble suggérer que son autorité vient
d’en haut ; ce geste est aussi généralement associé à la bénédiction.
A sa droite est représentée sainte Claire de Rimini à qui saint Jean présente un livre
ouvert. Cet épisode fait partie de l’histoire de sainte Claire de Rimini. Cependant, il est
fréquent dans l’iconographie religieuse que des personnages tiennent un livre dans leurs
mains, ainsi que nous pouvons le voir avec les deux tableaux suivants.
Un saint évêque (Saint Pierre ?), Bernardo Daddi
Ce personnage très austère porte, en effet, dans sa main gauche un livre assez
épais, qui rappelle sans aucun doute les Écritures, montrant ainsi que le personnage
représenté est détenteur d’un pouvoir qui lui vient de Dieu.
Mais plus intéressant est le geste qu’il fait avec sa main droite, en pointant son index et
son majeur vers le ciel. Symbole de la bénédiction latine (comparer avec bénédiction
orthodoxe), ce geste montre également que le personnage est détenteur de la parole
divine.
Mariage mystique de sainte Catherine , Niccolo di Tommaso
De nouveau, nous voyons un personnage avec un livre. Ici, le livre est le symbole
de la grande érudition de sainte Catherine, qui parvint grâce à ses très grandes
connaissances à tenir tête à 50 philosophes que lui avait envoyé l’Empereur Maxence
pour la mettre à l’épreuve, car elle refusait de se marier avec lui.
Le geste de saint Jean Baptiste est également très intéressant. Le geste qui désigne,
c’est-à-dire, l’index pointé, est l’un des signes les plus explicites de la représentation
artistique. Sa signification varie selon le contexte et en fonction de son orientation :
invocation quand il est dirigé vers le haut, il est destiné à focaliser l’attention sur quelque
chose ou quelqu’un quand il est pointé horizontalement comme ici. Dans le cas de saint
Jean baptiste, l’index pointé est un « geste attribut », car saint Jean Baptiste a l’habitude
de pointer son index vers l’enfant Jésus en disant : « ecce agnus dei » (« voici l’agneau de
Dieu »). C’est un geste qui le caractérise ; nous le retrouvons dans les panneaux du
Maître du Crucifix sur fond d'argent, présent dans la même pièce.
Peintures de la Renaissance (second étage) :
La Renaissance naît et se développe à Florence au XVe siècle, notamment sous
l’influence de la famille Médicis. A cette époque, les images commencent à ressembler de
plus en plus à la réalité ; la peinture se met à la dimension de l’Homme et perd de son
aspect surnaturel. La médecine, notamment par le biais de l’anatomie, fait d’incroyables
progrès. L’observation de la nature et de ses détails, de l’être humain, de son corps et de
ses gestes donne envie de les reproduire fidèlement. Ainsi, alors qu’au Moyen Age raideur
et absence d’émotion, d’expressivité priment, à partir de la Renaissance, les personnages
acquièrent une dimension beaucoup plus humaine. Au-delà des gestes, le visage exprime
lui-même quantité de choses, bien que les gestes conservent toute leur importance. C’est
ce que nous allons voir avec les tableaux suivants.
Peintures de la fin du XVIe siècle (second étage) :
Saint Jérôme, Cavalier d’Arpin
Pour l’histoire de saint Jérôme, voir l’ouvrage de Christelle Brothier, responsable du
secteur éducatif au Palais Fesch : Saint-Jérôme au Palais Fesch-musée des Beaux-Arts,
Palette, 2010.
Saint Jérôme, qui fut nommé docteur de l’Église latine pour son travail colossal de
traduction de la Bible de l’hébreu au latin, consacra, en tant que moine, sa vie à Dieu. Il
est ici représenté dans une attitude de dévotion totale comme l’attestent ses deux mains
croisées à l’emplacement précis de son cœur. De plus, il a les yeux levés vers le ciel,
presque révulsés, dans une attitude que l’on nomme « extatique ». Saint Jérôme a ici le
regard de celui qui voit ce que le commun des mortels ne voit pas, sans doute Dieu …
Le Christ et la Samaritaine, Rutilio Manetti
Nous avons ici une scène très fréquemment représentée dans l’iconographie
religieuse. Excepté Marie-Madeleine, à qui est réservée une iconographie autonome,
parfois même détachée de sa rencontre avec Jésus, la Samaritaine est la femme de
l’Évangile la plus représentée dans l’histoire de l’art. Dans les diverses interprétations au
puits de Sychar, on peut observer deux moments différents. Certains peintres préfèrent
mettre en relief la première partie du dialogue, où Jésus, fatigué et assoiffé, est assis près
du puits et où la Samaritaine jouit de l’avantage de sa position, munie d’une cruche ou
d’un seau. D’autres, au contraire, mettent plutôt l’accent sur l’échange final, quand la
femme cède à l’éloquence de Jésus et s’incline devant ses révélations, cependant qu’à
l’arrière-plan les apôtres reviennent avec des provisions.
Nous sommes ici dans la première configuration. Jésus, qui a posé sa tête dans sa main,
semble exténué. Sa main droite, avec l’index levé, montre qu’il souhaite prendre la parole
face à la Samaritaine, qui semble avoir le dessus dans la conversation. A ses pieds, nous
voyons, un seau avec lequel elle peut puiser de l’eau. Sa main droite qu’elle présente
paume vers le ciel est le geste de l’argumentation. Cependant, Jésus, avec son index
pointé vers le ciel, attire l’attention ; il s’apprête à contre-argumenter. Nous découvrirons la
seconde partie de l’histoire au cours de notre visite.
Peintures caravagesques 1 (second étage) :
Portrait du bienheureux Andrea Avellino , Alessandro Leoni
Comme précédemment saint Jérôme, saint Avellin a ici les yeux levés vers le ciel ;
ils sont le témoin de sa communication avec le divin.
Homère jouant du violon, Pier Francesco Mola
A l’inverse, Homère a les yeux fermés, se concentrant sur le son qui émane de son
violon. Les yeux fermés, qui rappellent qu’Homère était aveugle, expriment aussi un plaisir
intense à jouer. Tout dans cet homme exprime le bien-être, la béatitude, et la lumière qui
illumine son visage renforce encore cette impression.
Héraclite et Démocrite, Anonyme génois du XVIIe siècle
Héraclite et Démocrite sont deux philosophes grecs ayant vécu dans l’Antiquité. Ils
n’auraient pas pu se rencontrer, dans la mesure où ils ont vécu à deux époques
différentes. Cependant, ils ont souvent été comparés : alors que Démocrite était réputé
pour son caractère rieur et jovial, Héraclite s’illustra plus par son caractère irascible et
mélancolique. D’ailleurs, les deux tempéraments sont habilement retranscrits dans ce
tableau. Alors que nous voyons à droite un Héraclite inquiet, les yeux levés vers le ciel et
les mains croisées, comme dans une attitude de prière, Héraclite, à gauche, semble se
moquer un peu de son comparse, puisqu’il attire notre attention sur lui avec son index. Le
regard de Démocrite est un peu malicieux, et c’est comme s’il riait avec sa bouche
entrouverte.
Saint Étienne, Anonyme italien du XVIIe siècle
Saint Étienne est un saint martyr comme le montre la palme du martyre qu’il tient
dans sa main gauche.
Jugé devant le tribunal de Jérusalem, après avoir été accusé de blasphémer contre Dieu
et Moïse, Étienne fut transporté hors de la ville pour y être lapidé, c’est-à-dire tué à coups
de pierres. Nous retrouvons d’ailleurs les pierres en arrière plan.
Tandis que sa main gauche est posée sur son cœur, il ouvre sa main droite en direction
du ciel vers lequel il regarde. Cette attitude est, là encore, symbolique du dialogue avec le
transcendant, c’est-à-dire avec Dieu. Saint Étienne semble accepter son sort de martyr,
comme le suggère l’absence de tension dans le corps ; il deviendra ainsi exemple de vertu
et de sacrifice pour l’ensemble de la communauté chrétienne.
Peintures caravagesques 2 (second étage) :
On a tendance à considérer deux périodes distinctes dans la Renaissance. Si la
première partie de la Renaissance, qui court de 1453 à 1563, se veut comme le triomphe
de l’Homme, la prise de conscience de sa place au centre du monde et, donc, se traduit
par un certain recul de la religion, les crises du début du XVIe siècle (Savonarole, sac de
Rome, crises scientifiques), notamment l’avènement du protestantisme, ont comme
conséquence le retour en force de l’Église. Dans une Europe déchirée par les guerres de
religion, on craint, en effet, d’être allé trop loin dans la modernité et l’innovation, et on se
tourne donc vers des valeurs plus traditionnelles et plus rassurantes. C’est la Renaissance
« tardive ». Les personnes éminentes de l’Église catholique se réunissent lors du Concile
de Trente (1545-1563) pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés par l’Église et
tenter de ramener les fidèles en son sein. L’art est imaginé comme l’une de ces solutions.
Nous l’avons vu, l’art a souvent été vu comme un moyen puissant d’instruction et
d’enseignement, et les autorités ecclésiastiques pensent nécessaire de créer des images
fortes, symboles de la puissance de l’Église. Les sujets religieux font leur grand retour
dans la peinture grâce au style baroque, avec le souci constant d’être le plus fidèle
possible aux Écritures.
Saint Sébastien, Luca Giordano
Il existe plusieurs types de représentation de saint Sébastien, mais la figuration la
plus répandue est celle de l’époque de la Renaissance, qui présente un jeune homme
attaché et percé de flèches. Ses attributs sont les flèches et la palme du martyre. Il est
parfois en tenue de soldat.
Saint Sébastien était centurion. Converti au christianisme, il profita de cette position pour
aider ses coreligionnaires qui étaient emprisonnés, ce pourquoi l’empereur Dioclétien le
condamna à mort. Il fut condamné à être transpercé de flèches et laissé pour mort. Une
veuve, Irène, releva son corps abandonné pour l’enterrer mais s’aperçut qu’il vivait encore
et le soigna. Guéri, Sébastien se rendit au palais impérial pour se présenter de nouveau
devant Dioclétien et proclamer sa foi. Il fut flagellé, et cette fois il ne survécut pas. Son
corps fut jeté dans l’égout de la Cloaca Maxima. En art, on distingue les deux martyres
mais c’est le premier que les artistes choisissent de représenter, car il est plus populaire,
même s’il n’est pas fatal. Ici, la paume et le regard de saint Sébastien sont tournés vers le
ciel comme s’il implorait Dieu. De plus, la souffrance qui se dégage de son corps martyrisé
est rendue perceptible par les deux grosses larmes qui roulent sur sa joue.
Le martyre de Saint Pierre, Luca Giordano
Par humilité envers la Passion du Christ, saint Pierre demanda à être crucifié la tête
en bas. Simon, appelé Pierre par la suite, était un pêcheur de Capharnaüm qui rencontra
Jésus par l’intermédiaire de son frère André. Jésus lui promit qu’il serait « pêcheur
d’hommes ». Dès lors, il fut toujours avec Jésus ; Pierre était l’un des douze apôtres (= le
groupe des Douze choisis par Jésus « pour être avec lui » et pour signifier
symboliquement le peuple de la fin des temps). Si Simon reconnut le Messie, il le renia
également trois fois avant de se repentir amèrement. Jésus changea son nom de Simon
en Kèpha, mot hébraïque qui veut dire « pierre », devenu donc Pierre, pour signifier que
c’est sur lui qu’il fonderait l’Église. Les apôtres reconnurent la primauté et l’autorité de
Pierre : celui-ci fut considéré comme le premier à avoir baptisé, opéré des miracles et
organisé l’Église ; il fut le premier pape. Il mourut sous l’empereur Néron et, conformément
à la tradition romaine, il fut crucifié.
Grande galerie (second étage) :
Saint Jérôme en méditation, Sisto Badalocchio (attribué à)
Dans ce tableau, saint Jérôme est représenté l’air songeur, la tête posée dans sa
main gauche dont les doigts sont repliés, tandis que de sa main droite, il tient une plume
cherchant à écrire quelque chose, comme en manque d’inspiration. Cette posture exprime
souvent un état de douleur ou d’affliction, mais elle peut également traduire la méditation
et la réflexion. Le coude est plié et la main est posée sur la joue ou sous le menton, ou
encore au niveau des tempes. La tête est souvent inclinée vers l’épaule comme si, sous
un poids physique et moral trop lourd, elle avait besoin d’être soutenue par la main. La
signification varie en fait selon la position des yeux et du corps, couché ou debout : si le
geste est accompli par un personnage étendu, les yeux fermés, il peut indiquer le sommeil
ou la mort (le personnage est généralement couché sur le flanc) ; s’il est allongé les yeux
ouverts, il rêve.
Dans ce tableau, la main posée dans la paume exprime, sans nul doute, la réflexion
profonde. Saint Jérôme était un grand érudit, et son travail de traduction de la Bible fut
long et fastidieux. Il devait donc arriver à saint Jérôme d’être parfois un peu dérouté. Saint
Jérôme est ici en méditation, comme le confirme la présence du crâne et du livre, deux
objets traditionnellement associés au moine.
Joseph racontant son songe à ses frères et Joseph reconnu par ses frères, Giuseppe
Gaulli, dit Il Baciccio
Ces pendants sont un manifeste de l’art baroque. Le terme baroque vient d’un mot
portugais « barroco », qui désigne une perle irrégulière. Il signifie donc du contraste, de
l’audace, du naturel, une plus grande liberté et, selon certains, de l’incohérence, par
rapport aux formes équilibrées et symétriques de l’art de la première Renaissance.
L’art baroque, sorte d’application artistique de la Contre-Réforme, naît à Rome en 1630
avant de se diffuser dans le reste de l’Europe. Nous allons voir comment l’art baroque
parvient par le seul travail des couleurs et des formes à nous faire passer un message.
Nul besoin de l’art de la parole ; le tableau baroque est à lui seul une pièce de théâtre.
Dans l’art baroque, gestes et expression occupent une place de premier plan.
La composition du premier tableau est somme toute assez simple : la scène se
déroule au premier plan où sont regroupés les personnages.
Le personnage principal, Joseph, est situé au centre de la scène et semble absorber toute
la lumière ; d’ailleurs, il est le mieux habillé de tous. Les onze autres personnages sont
groupés par deux ou trois, et leurs regards convergent vers Joseph. A l’arrière plan se
trouve le paysage, occupant la même surface que les personnages.
En revanche, l’attitude de chacun des personnages est très étudiée : le personnage
central, Joseph, alors âgé de dix-sept ans, a une gestuelle signifiant qu’il est en train de
parler (adlocutio) : il réclame l’attention de son auditoire par sa main droite levée, et la
position de ses pieds, talons rapprochés, pointes écartées, se fait l’écho de la mobilité de
son corps ; il raconte l’un de ses songes, et ses révélations conditionnent les attitudes
attribuées à chaque membre du groupe : tous les gestes sont étudiés pour exprimer la
perplexité, la colère, la surprise, l’étonnement, l’agacement. L’un des frères a les bras
croisés ; cette posture désigne l’état d’un personnage qui assiste à un événement auquel il
ne participe pas de manière active, mais en qualité de simple témoin, spectateur ou
auditeur. Contrairement à Joseph, qui est actif, ce frère reste passif et témoigne en
quelque sorte de son agacement en se mettant à distance par la position croisée de ses
bras. Le personnage derrière lui exprime encore plus la perplexité, se moquant même de
son jeune frère : avec sa main droite, il semble se caresser le menton, feignant
l’étonnement.
Le paysage, quant à lui, prend autant de place que les personnages ; Baciccio utilise
successivement des tons vert sombre, brun et ocre, puis, pour montrer l’éloignement, la
chaîne de montagnes prend le ton vert-bleu pour finir au dernier plan totalement bleue,
presque confondue avec le ciel.
Ainsi, si l’œuvre est somme toute très classique avec ses plans distincts, les gestes des
personnages, le rendu des drapés très tourmentés et le chatoiement des couleurs font de
ce tableau un manifeste de la peinture baroque.
La seconde scène est complètement structurée par l’architecture : les personnages
sont placés dans un espace architectural qui laisse voir un paysage par de grandes
arcades ouvertes. Le tableau est construit comme un décor théâtral. Les arcades laissent
apparaître un paysage dans lequel figurent un palmier et la pointe d’une pyramide pour
signifier que la scène se déroule en Égypte. Le baroque aime le mouvement mais rejette
la confusion.
En effet, la toile comporte un grand nombre de figures et, pourtant, elle n’est pas confuse.
Là encore, Baciccio a organisé par groupes de deux ou trois les personnages, dont les
gestes et attitudes créent une composition ordonnée et précise : les grandes lignes de la
composition passent ainsi par le poignet et la main inclinée du personnage central (devant
le pilastre), une attitude qui relie en fait tous les éléments entre eux. Là encore, les gestes
et attitudes des personnages sont si clairs qu’ils constituent à eux seuls un dialogue. La
parole n’est pas nécessaire, puisque le corps a son propre langage. Ici, l'expression
« accueillir à bras ouverts » prend tout son sens lorsque l'on regarde le personnage de
Joseph, à droite de la composition. Les tableaux baroques, qui s'inspirent des textes des
Écritures, doivent servir d'exemple à la communauté chrétienne. Dans ce tableau, on
comprend bien que, malgré le mal que ses frères ont voulu lui faire, Joseph a fini par leur
pardonner. Le personnage au centre n'est donc pas Joseph mais Benjamin, que Baciccio
a représenté sur le même modèle que Joseph dans le premier tableau. L’artiste,
conformément à un usage répandu à l'époque, utilisait en fait souvent le même
personnage dans différents tableaux. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que Joseph et
Benjamin étaient de vrais frères, et que seul Benjamin voulut sauver Joseph. Qui plus est,
Benjamin tient une place importante dans l'épisode des retrouvailles ; nous voyons bien
qu'il cherche, ici, à se faire reconnaître de Joseph.
Les rapports de couleurs sont, de nouveau, très raffinés : Baciccio utilise une palette de
couleurs très variées : bleus brillants, jaunes, roses pâles, verts, bruns, ocres, mauves,
oranges. Baciccio passe d’une couleur à l’autre, parfois très éloignées, avec maîtrise et
virtuosité (couleurs cangianti).
Peintures romaines XVIIe siècle 2 (premier étage) :
Saint Pierre d’Alcantara en extase , Ludovico Gimignani
Cette scène, un peu particulière, est celle d’un vol mystique, très fréquemment
représenté dans toutes les religions ; on la retrouve à toutes les époques et dans toutes
les cultures, des plus archaïques aux plus contemporaines.
A partir de la fin du XVIe siècle, la représentation se fait cependant plus fréquente : le
profond renouveau religieux et le réveil de la ferveur spirituelle (voir Contre-Réforme)
inspire les artistes qui affrontent le problème du rendu figuratif de l’extase et du vol
mystique. Finalement, ils choisissent de représenter les figures soulevées de terre,
suspendues en l’air ou les pieds effleurant le sol, dans des poses affectées, bras écartés
en signe d’adoration et le regard reflétant la contemplation de la divinité. Les saints sont
généralement représentés face à l’objet qui symbolise leur état – la croix ou le crucifix – ou
aux images de la Vierge ; ils sont souvent accompagnés de témoins, eux aussi
transportés par la « vision de la vision ».
Comme précédemment, le personnage est en situation d’extase : il communique avec le
divin, et son élévation vers le ciel montre sa volonté de se rapprocher de lui ; le
personnage ne vole pas vraiment. Le vol mystique est en fait la représentation concrète
d’un état d’âme. A droite, les gestes des personnages qui assistent à la scène sont très
éloquents : leurs bras écartés avec leurs mains tournées vers l’extérieur indiquent une
forte émotion, sans doute la stupeur, la crainte ou encore l’émerveillement devant
l’événement miraculeux qui a lieu sous leurs yeux et, donc, sous les yeux du spectateur,
qui participe, lui aussi, à la vision.
Salle Giaquinto (premier étage) :
Le martyre des saints Marthe, Marius, Habacus et Audifax , Corrado Giaquinto
Ce tableau retrace le martyre de sainte Marthe de Perse qui a été suppliciée à
Rome en 270 avec son époux, Marius le Persan, et ses deux enfants, Habacus et Audifax.
Marius fut suspendu et eut les mains tranchées, tandis que Marthe fut plongée la tête en
bas dans un puits.
Giaquinto réinvente ici le martyre de sainte Marthe. Le bourreau tient Marthe fermement
par les cheveux et s’apprête à lui trancher la tête, ce qui ne correspond pas à
l’iconographie traditionnelle de ce martyre. Cette modification permet à Giaquinto de
rendre la scène encore plus dramatique. Il divise le tableau par une diagonale qui sépare
la scène du martyre du groupe présentant la famille éplorée.
Le corps de Marthe, représenté dans une torsion assez violente causée par le geste du
bourreau, est très éclairé. De même, la lumière met en évidence le mari et les enfants de
la suppliciée, qui s’efforcent de ne pas regarder l’atroce spectacle, bien qu’un homme, à
l’arrière, tende le bras pour le leur indiquer. Ce geste permet aux deux scènes d’être
reliées entre elles, conformément à la tradition baroque. Le mari de sainte Marthe se
couvre le visage de ses deux mains, ce qui exprime une grande douleur ; expression
d’une souffrance et d’une affliction profondes, mais sans cris, contrairement à d’autres
gestes de désespoir, cette attitude exprime un état durable de détresse. Ce geste peut
suggérer la présence de larmes ou faire allusion au refus de voir du personnage qui
l’accomplit, afin de conjurer, en cachant ses yeux, une réalité trop douloureuse à affronter.
Il s’accompagne souvent d’un repliement sur soi, tête baissée et bassin penché en avant.
Le départ de Rebecca, Francesco Solimena
Francesco Solimena est l’artiste baroque par excellence, inspiré tout d’abord par
l’œuvre de Luca Giordano à laquelle il ajoute fermeté et contraste dramatique. Cet
épisode, très rarement représenté en peinture, est, encore une fois, tiré de l’Ancien
Testament et fait suite à l’histoire du patriarche Abraham et à celle d’Isaac. Cette œuvre
séduisante est construite comme une scène de théâtre, avec plusieurs plans. Les gestes
et les attitudes des personnages les lient entre eux. Ils s’organisent autour de Rebecca.
Tous les regards convergent vers elle. Ce tableau, emblématique du mouvement baroque,
a un côté très mouvementé : on en rajoute dans les drapés et dans l’éclat des couleurs,
dans le contraste entre ombre et lumière. Très éclairée, Rebecca est vêtue d’étoffes
soyeuses et claires. Eliézer porte une cuirasse et un large manteau rouge ; il descend les
marches, son regard tourné vers la jeune femme, tandis que sa main gauche tendue à
l’opposé, l’invite au départ. De nombreuses saynètes secondaires accentuent l’aspect
théâtral de la scène,tandis que deux personnages assez énigmatiques (l’homme de dos et
la femme à l’ombrelle) témoignent de la dynamique de la scène. On est sur le départ ; les
chameaux attendent …
Salle des peintres à Rome au XVIIIe siècle (premier étage) :
Jésus et la Samaritaine, Etienne Parrocel, dit le Romain
Nous retrouvons ici Jésus et la Samaritaine, dans un plan beaucoup plus rapproché
et dans une scène à la facture beaucoup plus classique que dans le tableau de Manetti.
Les gestes sont assez simples ; il s’agit du moment où Jésus reprend le dessus dans le
discours et parvient, par d’étonnantes révélations, à convaincre la Samaritaine. La main
gauche de la Samaritaine, un peu tendue, comme soulevée en l’air par une force invisible,
a été interprétée comme un signe d’étonnement. Le geste de Jésus, appelé le comput
digitis, peut être interprété comme le moment où Jésus révèle à la Samaritaine qu’il
connaît le nombre de ses amants. Toutefois, lorsqu’un personnage est représenté en train
de calculer, il ne se livre pas seulement à une opération arithmétique : il argumente, selon
les règles de la disputatio des écoles de rhétorique médiévales. Ses doigts indiquent le
point où il en est dans son argumentation : l’index de la main droite s’appuie sur les doigts
ouverts de la main gauche. Seul le contexte de la représentation permet d’éclairer le sujet
de la disputatio : ici, parce que l’on connaît l’histoire de la Samaritaine, on est capable d’en
déduire le sujet de la scène. En outre, il faut savoir que le Christ utilise beaucoup ce geste
au milieu de ses disciples.
Réalisation : Parcours réalisé par Eva Lando, Animatrice pédagogique, Secteur éducatif, Palais Fesch-musée des Beaux Arts
Photographies : ©Palais Fesch-musée des Beaux Arts / RMN-Gérard Blot
Toutes les œuvres évoquées dans le présent parcours n'ont pas été reproduites dans le document.
Cependant, afin de préparer au mieux votre visite, elles sont consultables en ligne, sur le site du
Palais Fesch : www.musee-fesch.com.