4. La gourmandise
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4. La gourmandise
LA GOURMANDISE GGOURMANDISEOURMANDI SE I. Carême 1. Gourmandise et jeûne II. La gourmandise, reine du palais 1. Son ventre devient son Dieu 2. Un désir désordonné de nourriture 3. Une gourmandise peut en cacher une autre 4. Les raisons secrètes de nos gourmandises 5. Une porte ouverte vers d’autres péchés 6. Le purgatoire mérite bien son nom III. La gourmandise spirituelle IV L’alcoolisme est-il un péché ? V. Jeûner, avoir faim de l’Epoux 1. Le jeûne prophétique 2. « Revenez à Moi » 3. Se convertir pour vivre 4. Abandonner mes idoles 5. Le jeûne comme fruit de la conversion VI. Un jeûne personnalisé : la sobriété 1. Sobriété ? 2. Jeûner personnalisés 3. Jeûne de paroles 4. Jeûne de pensées 5. Jeûne d’images 6. Intercéder, second fruit de conversion VII. Tactique du diable I. CAREME : GOURMANDISE ET JEUNE (Editorial : Koinonia mars 2002) Lors que « les disciples de Jean et les Pharisiens étaient en train de jeûner », on vint dire à Jésus: « Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils, et tes disciples ne jeûnent-ils pas?». Marc nous relate alors la réponse de Jésus : « Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux ? Tant qu'ils ont l’époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais viendront des jours où 1 'époux leur sera enlevé; et alors ils jeûneront en ce jour-là. » (Mc 2, 18-22). Jésus indique un premier sens du jeûne chrétien : manifester notre désir de 1'Epoux « qui nous a été enlevé ». L'article « Jeûner, avoir faim de 1'Epoux » évoque ce premier sens du jeûne, notre volonté de revenir à Dieu ! Mais jeûner c'est aussi manifester notre solidarité avec nos frères humains démunis. Ce second sens est développé dans l’article « Un jeûne personnalisé : la sobriété ». Il faut 1 faire preuve d'imagination et trouver de nouvelles formes de jeûne ascétique, correspondant à la vie d'aujourd'hui. Le jeune classique, de nourriture, est devenu ambigu dans notre société. Dans 1'antiquité, on ne connaissait que le jeûne religieux; aujourd'hui il existe un jeûne politique et social (les grèves de la faim!), un jeûne hygiénique ou idéologique (végétarien), un jeûne pathologique (anorexie), un jeûne esthétique destinée à conserver la ligne. La forme la plus nécessaire et la plus significative de jeûne pour nous aujourd'hui pourrait s’appeler sobriété. En contre point, après la jalousie et la paresse abordées lors des derniers numéros de Koinonia, quelques réflexions de Pascal Ide sur « la gourmandise, reine du palais ». C'est un sujet sensible : osez prétendre, dans un dîner, qu'elle est un vilain défaut, pire, un vice capital qui nourrit en son sein plein de diablotins, et vous verrez ! Vous aurez beau citer Ezéchiel – « Voici quelle a été l’iniquité de Sodome votre sœur : […] l’excès de viandes » vous serez raillé. (Editorial : Koinonia mars 2002) II. LA GOURMANDISE, REINE DU PALAIS (De Pascal Ide) La gourmandise, un vilain défaut ? Allons donc ! Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ! Pourtant, la gourmandise est une bouche ouverte, une porte entre baillée pour d’autres démons… 1. SON VENTRE DEVIENT SON DIEU La gourmandise, c'est un «péché mignon », comme le filet du même nom. Un péché enfantin, qu'on évoque avec indulgence et tendresse. Les yeux pétillent, on chuchote en excusant: «Il est gourmet !» Sur les cartes des restaurants chics, «gourmandises» remplace « desserts ». Et si, justement, on utilisait le mot de «gourmandise» pour ajouter au plaisir de la bouche celui de la transgression? C'est 1'orgueil qui a entraîné 1'humanité dans la Chute, mais la gourmandise lui passe le plat: « La femme vit que l'arbre était bon à manger» (Gn 3,6). L'homme cède au Tentateur et se détourne de son Créateur. Mais garde cette soif d'infini qui ne peut être comblée que par Dieu. Il va chercher, en vain (et en vin), son contentement dans les mets de la terre. Il se prend à ressembler au serpent qui rampe sur le ventre. Son ventre devient son dieu, et le fait ramper. Saint Paul fustige durement ceux pour qui «Dieu, c'est leur ventre » (Ph 3, 19). 2. UN DESIR DESORDONNE DE NOURRITURE Pourquoi rechigne-t-on à faire de la gourmandise un péché? C'est qu'un jansénisme toujours renaissant nous laisse croire que le plaisir est mauvais ou périlleux par nature. On en est venu à identifier gourmandise avec plaisirs de la table. Or le péché, ce n’est pas le plaisir, mais le plaisir immodéré. Saint Thomas définit la gourmandise comme « le désir désordonné de nourriture ». Quel désordre? Un spécialiste des patates pourries et du confessionnal, qu'on ne peut accuser de laxisme, le Curé d'Ars, répond: «Est-ce que, quand nous aimons ce qui est bon, nous pêchons par gourmandise? Non, nous sommes gourmands lorsque nous prenons de la nourriture avec excès, plus qu'il n'en faut pour soutenir notre corps ». On peut aussi pêcher par défaut. Ne pas se 2 nourrir suffisamment, ne pas savoir honorer un plat, avaler son repas en quelques minutes, sont aussi des fautes contre le bon usage de la nourriture et les joies de la convivialité. Comme toute vertu morale, la sobriété, qui règle notre relation à la nourriture, se tient dans un juste milieu. 3. UNE GOURMANDISE PEUT EN CACHER UNE AUTRE La gourmandise est le péché le plus facile à commettre, le désordre le plus accessible. On peut être gourmand en tout, même en consolations divines, c'est la gourmandise spirituelle. La gourmandise est une matriochka qui cache plusieurs enfants sous ses rondeurs sympathiques. Nous la restreignons souvent à ses excès quantitatifs. Pourtant, notre langue elle-même établit des nuances entre le gourmand, le goinfre, le gourmet, le goulu. Bien sur, on est gourmand lorsqu'on dépasse la mesure: cinq sangliers alors que trois suffisent à nous combler. Mais on peut être aussi gourmand selon la qualité, quand on ne recherche que les mets exquis; selon le temps, lorsqu'on devance l’heure de la satisfaction légitime des papilles. Mais aussi selon la manière de manger, lorsqu'on se nourrit sans souci de convenance ni de politesse. Car se nourrir est un acte social : on pèche en se servant le premier, en attaquant un plat sans attendre son convive, en choisissant la meilleure part, en engloutissant avec avidité... 4. LES RAISONS SECRETES DE NOS GOURMANDISES Les publicités sont alléchantes, les étals tentateurs, les caisses des grands magasins garnies de sucreries qu'on lorgne en faisant la queue. Mais allons plus en amont (avec la psychologie) et en aval (avec la spiritualité) pour saisir les raisons cachées de nos frénésies papillaires, pour comprendre la recette de la gourmandise. L’aliment est notre toute première expérience de plaisir. Autour des délectations orales se rejouent tous les contentements, mais aussi toutes les frustrations de toute enfance. La moindre privation de nourriture évoque des manques profonds de consolation - ne dit-on pas d'un homme qui boit qu'il «biberonne» ? Voilà pourquoi un certain nombre de dysfonctionnements dans le manger et le boire relèvent plus de la blessure que du péché. Ce n'est pas le lieu de parler, ici, de 1'alcoolisme ou de l’anorexie boulimie, pathologies lourdes et complexes. Mais la difficulté à se priver de nourriture, qu'on expérimente pendant le Carême par exemple, ont des explications physiologiques et pas seulement morales. Ces blessures expliquent, partiellement ou totalement, 1'intempérance. On arrive facilement à faire d'un homme un gourmand en flattant sa vanité, soutien C.S. Lewis. II faut lui faire croire qu'il est un fin connaisseur en cuisine. 5. UNE PORTE OUVERTE VERS D'AUTRES PECHES N’y a-t-il pas bien pire que la gourmandise ? «La Bruyère, lorsqu'il moque des gourmands, est moins cruel qu'à 1'encontre des fats, des avares ou des esprits forts», note 1'écrivain Sébastien Lapaque. Mais si la gourmandise est le moindre des péchés capitaux, les Pères du dessert - pardon, du désert - ont observé qu'elle est une bouche ouverte pour d'autres démons. Celui de la luxure bien évidemment (1'exces commence à table et finit au lit). Mais aussi celui de la paresse, de la colère. D'abord, elle nous rend lourd, au propre comme au figuré. Elle provoque une hébétude de l’intelligence, un affaiblissement de la capacité à saisir les vérités spirituelles. «Tenez-vous sur vos gardes, prévient le Seigneur, de peur que vos coeurs ne s'appesantissent dans […] 1'ivrognerie » Lc 21, 34). La gourmandise aliène la liberté: «II nous faut d'abord, en 3 soumettant notre chair, prouver que nous sommes libres», disait Jean Cassien. La gourmandise dispose à certaines « attitudes extérieures », notait le pape saint Léon: la tendance au bavardage (médisance et calomnie guettent) ; une exubérance qui peut aller jusqu'à la bouffonnerie ; la négligence physique. 6. LE PURGATOIRE MERITE BIEN SON NOM Insistons : la gourmandise, en elle-même, n’est pas un péché grave. Même saint Augustin lui trouve des circonstances atténuantes : «Dans le manger et le boire, qui est celui, Seigneur, qui ne s'emporte pas quelque fois au-delà des bornes de la nécessité?» (Confessions X, 31). Mais elle est un péché clé, un test de maîtrise de soi. «Quand l'estomac est maîtrisé par une contrainte prudente et intelligente, tout un cortège de vertus pénètre l'âme», assure saint Nil Sorsky. Et si Dante nous annonce, dans La Divine comédie, que « toute cette foule qui chante en pleurant pour avoir suivi la bouche sans mesure, par faim et par soif, ici redevient sainte», n'oublions pas que cette rédemption se trouve au Purgatoire ... qui n'a jamais mieux mérité son nom. Pascal Ide D'après Famille Chrétienne n°1227, août 2000 III. LA GOURMANDISE SPIRITUELLE Extrait de Koinonia mars 2002 Il existe aussi une gourmandise spirituelle. On rencontre souvent cette tendance chez les nouveaux convertis Ce gourmand-là ne poursuit plus les délectations de la table, mais les consolations de la sainte Table. Il recherche les délices spirituels pour euxmêmes, préfère la consolation au consolateur, la sensation de bien-être dans la prière à l’exercice de celle-ci. Cette convoitise affective centre la personne sur elle-même. Quel en est le signe ? Si Dieu ôte sa présence sensible sans ôter sa présence spirituelle - cette présence de grâce qui n'a rien de perceptible -, l'âme est toute désorientée. Ce qui faisait dire au père d'Elbée dans son livre Croire en l’Amour: « Si notre chemin spirituel est plein de roses, qu'est-ce qui nous garantirait que nous allons vers Dieu pour lui-même et non pour les roses ? » IV. L’ALCOOLISME EST-IL UN PECHE ? Extrait de Koinonia mars 2002 On fait la fête, aujourd'hui, pour se sentir autre, se fuir soi-même, abandonner ses inhibitions, jusqu'à la perte de contrôle de soi. C'est ce qui fait la gravité du péché d'ébriété, qui est la démesure dans l’absorption de boissons alcoolisées: le 4 renoncement à ce qui constitue notre dignité d'homme, l’usage de la raison et la libre maîtrise de soi. Saint Paul a une parole terrible: « Les ivrognes n'hériteront pas du Royaume de Dieu» (1 Co 6, 10 ; Rm 13, 13). Mais elle concerne le péché d'ébriété, non l’habitude du vice. Le vice, loin d'accroître la responsabilité du péché, comme on pourrait le croire, la diminue, l'excuse presque. Plus le péché a été répété, plus la tendance vicieuse devient involontaire, à la limite, compulsive. C'est le cas de l’alcoolique. II est dépendant, aliéné: il ne peut se passer d'alcool, sous peine de souffrir d’un manque intolérable. Si son habitude l’excuse, en revanche, son péché peut être de: - Refuser de se reconnaître malade. II s'agit ici d'orgueil. - Refuser de se soigner. Par exemple, de participer fidèlement à un groupe d'Alcooliques Anonymes. - Refuser d'être suivi régulièrement. Par exemple, de ne pas pratiquer des examens médicaux. Cela est souvent dû à la peur de connaître la vérité, mais il peut s'y mêler de la lâcheté. - Désespérer. C'est la grande tentation du malade alcoolique (et de ceux qui l’entourent). - Placer l’alcool et non Dieu au centre de sa vie et de ses préoccupations. Une des étapes essentielles dans la démarche des Alcooliques Anonymes est de reconnaître un Absolu au-dessus de soi. Culte du vin ou culte divin, il faut choisir. A noter que ce qui est vrai de l’alcoolisme l’est également des autres dépendances. V. JEUNER, AVOIR FAIM DE L’EPOUX D'après Raniero Cantalamessa o.f.m. Alors que « les disciples de Jean et les Pharisiens étaient en train de jeûner », on vint dire à Jésus: « Pourquoi les disciples de Jean et des disciples des Pharisiens jeûnentils, et tes disciples ne jeûnent-ils pas? ». Marc nous relate alors la réponse de Jésus : « Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que 1'époux est avec eux? Tant qu'ils ont 1'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé; et alors ils jeûneront en ce jour là » (Me 2, 18-22). Jésus indique le sens du jeûne chrétien: manifester notre désir de 1'Epoux qui nous a été enlevé ! Même si nous savons qu'il est toujours présent parmi nous. 1. LE JEUNE PROPHETIQUE Dans la Bible, nous trouvons deux sortes de jeûne: un jeûne ascétique (rituel) et un jeûne prophétique (occasionnel). Le jeûne rituel est celui qui est prescrit par la loi ou observé, par tradition, selon des temps et des modalités établis et identiques pour tous. 5 Le jeûne prophétique répond à une invitation précise de Dieu à travers les prophètes lors d'occasions présentant une gravité et une nécessité particulières. •Le jeûne rituel. L'Ecriture est particulièrement pauvre quant à ce type de jeûne. L'unique jeûne présenté comme obligatoire par la Loi mosaïque était le jeûne du jour de la Grande Expiation, le Yom Kippour (Lv 16, 29). La tradition postérieure avait ajouté certains jeûnes supplémentaires en souvenir d'événements douloureux de 1'histoire du peuple d'Israël (cf. Za 7, 3-5; 8, 19). Au temps du Christ, on jeûnait régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, et c'est justement à 1'occasion de 1'un de ces jeunes supplémentaires que survient 1'incident rappelé ci-dessus. •Le jeûne prophétique ou jeûne comme événement occupe en revanche plus de place dans la Bible. Moïse jeûne quarante jours et quarante nuits avant de recevoir les tables de la loi (Ex 34, 28), Elie avant de rencontrer Dieu sur 1'Horeb (1R 19, 8), Jésus avant de commencer son ministère. Le roi de Ninive ordonna un de ces jeûnes en réponse à la prédication de Jonas (Jon 3, 7s). Mais le cas le plus typique de ce type de jeûne est celui qui est rapporté dans le livre de Joël : « Sonnez du cor à Sion! Prescrivez un jeûne, publiez une solennité, réunissez le peuple, convoquez la communauté, rassemblez les vieillards, réunissez les petits enfants, ceux qu'on allaite au sein! Que le jeûne époux quitte sa chambre et 1'épousée son alcôve! » (Jl 2, 15-16). 2. « REVENEZ A MOI ! » Nous devons alors tenter de découvrir quelle est 1'âme de ce jeûne prophétique. Elle est exprimée dans les paroles qui introduisent 1'oracle de Joël: « oracle de Yahvé – revenez à moi de tout votre coeur, dans le jeune, les pleurs et les cris de deuil. Déchirez votre coeur, et non pas vos vêtements, revenez à Yahvé, votre Dieu, car il est tendresse et pitié, lent à la colère, riche en grâce, et il a regret du mal » (Jl 2, 12-14). Le sens de ce jeûne est donc d'être 1'expression communautaire de la volonté de conversion. En hébreu, conversion (shub) veut justement dire: revenir sur ses pas, rentrer dans 1'alliance violée par le péché. Dans le livre de Jérémie, nous lisons une sorte de petit poème sur la conversion comme retour, riche en images tirées de la nature: « Ainsi parle Yahvé. Fait-on une chute sans se relever? Se détourne-t-on sans retour? Pourquoi ce peuple-là est-il rebelle, pourquoi Jérusalem est-elle continuellement rebelle? Ils tiennent fermement à la tromperie, ils refusent de se convertir. J'ai écouté attentivement: ils ne parlent pas dans ce sens-la. Nul ne déplore sa méchanceté en disant: « Qu'ai-je fait ? » Tous retournent à leur course, tel un cheval qui fonce au combat. Même la cigogne dans le ciel connaît sa saison, la tourterelle, 1 'hirondelle et la grue observent le temps de leur migration. Mais mon peuple ne connaît pas le droit de Yahvé! » (Jr 8, 4-7). St le péché équivaut à « tourner le dos à Dieu » (Jr 2, 27), pour se tourner vers les créatures ou se replier sur soi-même, le chemin inverse doit obligatoirement prendre la forme d'un retour. 3. SE CONVERTIR POUR VIVRE Notre société a effacé la religion comme un phénomène du passé, remplacé aujourd'hui par la technologie. Nous découvrons que notre civilisation est une civilisation idolâtre. Si cela est vrai, 1'appel au repentir à faire parvenir à notre monde - certes avec respect et amour - est le même que celui qu'Elie adressa au peuple 6 devenu idolâtre: « Jusqu'à quand clocherez-vous des deux jarrets? Si Yahvé est Dieu, suivez-1e; si c'est Baal, suivez-le » (IR 18, 21). Pour Jésus: « Vous ne pouvez servir deux maîtres » (Mt 6, 24). Aujourd'hui les idoles n'ont plus de noms propres, Baal Astarté, mais ont des noms communs: argent, luxe, sexe, mais la substance ne change pas. L'appel au retour à Dieu doit prendre une toute autre direction que celle de la « guerre sainte »: il doit s'agir d'une guerre ad intra, et non pas ad extra; une lutte menée contre nous-mêmes, une conversion et non pas une agression. C'est là 1'unique idée de guerre sainte qui soit compatible avec 1'esprit de 1'Evangile. Car la route que nous avons prise ne nous conduit pas à la vie, mais à la mort. Une parole de Dieu dans le livre d'Ezéchiel semble écrite pour tous ceux qui, provenant de bords opposés - du nihilisme occidental au terrorisme suicidaire - flirtent avec la mort et le néant: « Pourquoi mourir, maison d’ Israël? » (Ez 18,31). 4. ABANDONNER MES IDOLES Mais que signifie 1'appel au retour qui nous est adressé? Retour à partir d'où ? Repentir de quoi? Pour le découvrir, il suffit que nous nous posions quelques questions: que représente Dieu dans ma vie? Occupe-t-il réellement la première place dans mes pensées, mes désirs, mes discours? Nous savons combien il est facile de se construire des idoles y compris au service de Dieu et de 1'Eglise: le travail, la carrière, le prestige, le repos... Je n'oserais pas formuler ici à haute voix ces questions si je ne me les étais pas posées à moi-même, sous une autre forme, dans mes examens de conscience: Jésus pouvait dire: « Je ne cherche pas ma gloire » (Jn 8, 50): peux-tu en dire autant ? Jésus disait: « Le zèle pour ta maison me dévorera » (Jn 2, 17): peux-tu dire la même chose ? 5. LE JEUNE COMME FRUIT DE LA CONVERSION Reconnaître avoir besoin de conversion est déjà une grâce extraordinaire, c'est le pas décisif. Mais cela n'est pas suffisant, Jean-Baptiste dit : « Produisez donc un fruit digne de repentir » (Mt 3, 8). Le jeûne en est un dont voici trois modalités: (1) un repas unique, (2) un repas de pain et d'eau, (3) attendre le coucher du soleil pour prendre de la nourriture. Le jeûne est exposé à diverses contrefaçons, mais la Bible offre également la recette qui permet de le préserver de celles-ci. Son attitude envers le jeûne est toujours tissée d'approbation et de réserve critique. - Réserve : nous nous interrogeons sur 1'utilité du jeûne. N'est-il pas plus urgent de « rompre le pain avec 1'affamé et de vêtir celui qui est nu » ? Nous avons honte d'appeler « jeûner » - manger du pain et de 1'eau - ce qui pour des millions de personnes serait déjà un luxe extraordinaire, surtout s'il s'agit de pain frais et d'eau propre. Le Seigneur lui-même dans le livre d'Isaïe, ne dit-il pas : « Est-ce là le jeûne qui me plait? ». Et il continue en énumérant ce qui doit accompagner le jeûne pour qu'il soit agréable à ses yeux: « Défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés... » (Is 58, S-7). Jésus critique le jeûne fait de manière ostentatoire (Mt 6, 16-18) ou pour prétendre avoir des mérites devant Dieu: « Je jeûne deux fois la semaine » (Lc 18, 12). - Approbation : ce que nous devons redécouvrir, ce sont en revanche les raisons, 1'utilité du jeûne. Saint Augustin répond déjà à certaines de nos objections modernes: « Le jeûne ne doit pas vous apparaître comme une chose de peu d'importance ou superflue. Que celui qui le pratique, selon la tradition de l’Eglise, ne pense pas en son 7 for intérieur: Que te sert de jeûner ? Tu frustres ta vie, tu te procures toi-même une peine... Mais répond ainsi au tentateur: je m'impose certes une privation, mais pour qu'il me pardonne, pour être agréable à ses yeux, pour arriver à me réjouir de sa douceur... » . Une préface de Carême fait de lui cet éloge: « Car tu veux, par notre jeûne et nos privations, réprimer nos penchants mauvais, élever nos esprits, nous donner la force et enfin la récompense » (Préface du Mercredi des Cendres, Missel Emmaüs). Le jeûne est surtout un signe de solidarité humaine et de charité chrétienne parce qu'il conduit 1'homme à vivre de manière volontaire, et donc avec un amour qui sauve, ce que des millions d'hommes vivent de manière forcée. On ne peut réduire toute 1'ascese chrétienne au travail et à 1'acceptation des difficultés inhérentes à la vie. Cela est nécessaire, mais ne constitue pas le signe efficace d'une attitude de pauvreté spirituelle, du refus de s'appuyer sur les seules forces de, la chair, d'humilité devant Dieu: toutes choses qui sont en revanche bien exprimées au travers du jeûne. Le jeûne est important également comme « signe », pour ce qu'il symbolise et non seulement pour ce dont on se prive. Penser différemment signifie tomber dans un faux spiritualisme qui néglige le sens de la composante humaine et de la nécessité que nous avons d'attitudes corporelles afin de susciter et de soutenir la vie profonde de 1'esprit. D'après Raniero Cantalamessa o.f.m. titre et adaptation de la rédaction VI. UN JEUNE PERSONNALISE : LA SOBRIETE D'après Raniero Cantalamessa o.f.m. Nous devons inventer de nouvelles formes de jeûne ascétique, correspondant à la vie d'aujourd'hui qui est différente de ce qu'elle était dix ou vingt siècles auparavant. Le jeûne classique, de nourriture, est devenu ambigu dans notre société. Dans l'antiquité, on ne connaissait que le jeune religieux; aujourd’hui il existe un jeûne politique et social (les grèves de la faim!), un jeûne hygiénique ou idéologique (végétariens), un jeûne pathologique (anorexie), un jeûne esthétique destiné à conserver la ligne. La forme la plus nécessaire et la plus significative de jeûne pour nous aujourd’hui s'appelle sobriété. 1. SOBRIETE ? La forme la plus nécessaire et la plus significative de jeûne pour nous aujourd'hui s'appelle sobriété. Se priver volontairement de petits ou de grands conforts, de ce qui est accessoire ou inutile, est communion à la passion du Christ, est solidarité avec la pauvreté d'un grand nombre. C'est aussi une façon de s'opposer à la mentalité consumériste. Dans un monde qui a fait de la commodité superflue et inutile une des fins de sa propre activité, renoncer au superflu, savoir se passer de quelque chose, éviter de recourir à la solution la plus commode, de choisir la chose la plus facile, 1'objet de plus grand luxe, vivre en somme dans la sobriété est plus efficace que de s'imposer des pénitences artificielles. C'est par-dessus tout une justice envers les générations qui nous 8 suivront et ne doivent pas être contraintes à vivre des cendres de ce que nous avons consommé et gaspillé. Il a une valeur écologique, de respect de la Création. 2. JEUNES PERSONNALISES Aujourd'hui, on aime tout « personnaliser »: les lettres que 1'on écrit, les vêtements que l'on porte... Il faut personnaliser aussi le jeûne, proposer des jeunes personnalisés, c'està-dire répondant aux besoins de la personne qui les pratique. User avec parcimonie des paroles, de la nourriture et de la boisson, du sommeil et des divertissements. Etre plus vigilant à maîtriser nos sens. Il n'existe donc pas seulement le jeûne qui est privation de nourriture et de boisson. II existe également un jeûne des paroles, du divertissement, des spectacles et chacun devrait découvrir celui que Dieu lui demande en particulier, à un certain moment de sa vie. Entre autres, ce sont des types de jeûne qui sont moins exposés à être minés par la vanité et par 1'orgueil en ce que personne ne les voit, sinon Dieu seul. 3. JEUNER DE PAROLES Pour certains, le jeûne le plus nécessaire pourrait être le jeûne des paroles. En effet, l'Apôtre écrit: « De votre bouche ne doit sortir aucun mauvais propos, mais plutôt toute bonne parole capable d'édifier, quand il le faut, et de faire du bien à ceux qui 1 'entendent » (Ep 4, 29). Les paroles mauvaises sont celles qui médisent du frère (Jc 4, 11), qui sèment la zizanie; les paroles qui tendent à mettre sous un jour favorable nos actions et sous un jour négatif les actions d'autrui, les paroles ironiques ou sarcastiques. Il n'est pas difficile d'apprendre à distinguer entre les paroles bonnes et les paroles mauvaises. II suffit, pour ainsi dire, d’en suivre ou d’en prévoir dans notre esprit, la trajectoire, voir ce que risquent d'être leurs conséquences: si elles concourent à notre gloire personnelle, ou à la gloire de Dieu ou de notre frère, si elles servent à justifier, à s'apitoyer et à faire valoir mon « ego », ou en revanche celui de mon prochain. 4. JEUNER DE PENSEES Pour d'autres, plus important que celui des paroles, sera le jeûne des pensées. Je m'explique avec les mots d'un moine chartreux anonyme, notre contemporain: « Observe pendant un seul jour le cours de tes pensées: la fréquence et la vivacité de tes critiques internes avec des interlocuteurs imaginaires, ou avec des proches, te surprendront. Quelle est généralement leur origine ? Le mécontentement à cause des supérieurs qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas; ils sont sévères, injustes, trop avares avec nous ou d'autres opprimés. Nous sommes mécontents de nos frères que nous jugeons peu compréhensifs, têtus, expéditifs, confus ou injurieux... Alors, dans notre esprit se crée un tribunal, au sein duquel nous sommes tout à la fois le procureur, le président, le juge et le juré; rarement 1 'avocat, sinon en notre faveur. Les torts sont exposés; les raisons pesées; on se défend; on se justifie; on condamne l’absent Peut-être élabore-t-on des plans de revanche ou des manoeuvres vengeresses... Au fond, il s'agit de sursauts d'amour propre, de jugements trop rapides ou téméraires; d’une agitation passionnelle et qui se conclut par la perte de la paix intérieure ». Il existe des personnes qui passent des heures et des heures à mastiquer certaines racines qu'elles tournent et retournent dans leur bouche. Quand nous ressassons ces pensées, nous leur ressemblons, sauf que dans notre cas, ce que 9 nous mastiquons est une racine vénéneuse... Il faut remplacer le ressentiment inspiré par 1'amour propre, par le pardon. Le pardon a une valeur thérapeutique: il guérit celui qui le donne comme celui qui le reçoit. 5. JEUNER D'IMAGES Pour tous enfin, est indispensable actuellement le jeûne des images. Nous vivons dans une culture de 1'image: presse, cinéma, télévision, Internet... Aucune nourriture, dit 1'Ecriture, n'est impure en soi; beaucoup d'images le sont. Elles constituent le véhicule privilégié de 1'anti-évangile: sensualité; violence, immoralité. Ce sont les troupes spéciales de Mammon. On attribue à Feuerbach cet adage: « L 'homme est ce qu'il mange), aujourd'hui, on doit dire: « L’homme est ce qu'il regarde ». L'image a un incroyable pouvoir qui lui permet de reproduire et de conditionner le monde intérieur de celui qui la reçoit. Nous sommes habités par ce que nous voyons. Pour un prêtre, un religieux, un prédicateur, c'est désormais une question de vie ou de mort. « Mais Père, m'objecta un jour l'un d'entre eux: n’est-ce pas Dieu qui a créé l'oeil pour regarder tout ce qu'il y a de beau dans le monde? ». « Si, mon frère, lui répondis je; mais le même Dieu qui a créé 1'oeil pour regarder a également créé la paupière pour le fermer. Et il savait ce qu'il faisait » 6. INTERCEDER, SECOND FRUIT DE CONVERSION Un second fruit de conversion nous est proposé : intercéder. Ainsi, le prophète Joël: « Que pleurent les prêtres, ministres du Seigneur et qu'ils disent: pardonnes Seigneur, à ton peuple... ». II convient que nous demandions que cessent des catastrophes causées par 1'homme - le terrorisme et la guerre - et que soient retrouvés les chemins de la paix. L'intercession dans ce cas, doit prendre la forme d'un appel « donne la paix, Seigneur, à notre temps ». Que signifie intercéder? Cela signifie s’unir, dans la foi, au Christ ressuscité qui vit en éternelle intercession pour le monde (Rm 8, 34; He 7, 25; 1Jn 2, 1); cela signifie s’unir à 1'Esprit qui « intercède pour nous en des gémissements ineffables » (Rm 8, 26-27). L'Ecriture met en relief 1'extraordinaire pouvoir qu'a, auprès de Dieu, par sa force même, la prière de ceux qu'il a mis à la tête de son peuple. Elle dit qu'un jour, Dieu avait décidé d'exterminer son peuple à cause du veau d'or, « si ce n’est que Moïse, son élu se tint sur la brèche devant lui pour détourner son courroux de détruire » (Ps 106, 23). Aux vêpres de tous les pasteurs, nous trouvons cette belle invocation: « Tu as pardonné les fautes de ton peuple grâce aux prières des saints pasteurs qui intercédaient comme Moïse: par leurs mérites purifie et renouvelle encore ton Eglise ». Ne renonçons pas à intercéder en pensant: « De toute façon, cela ne change rien, nous avons frappé à la porte bien des fois et aucune porte ne s'est ouverte... ». Attention: peut-être as-tu frappé à une porte de service et ne t'es-tu pas aperçu que Dieu t’a ouvert la porte principale. Il est en train de te donner quelque chose de plus important pour 1'éternité de ce que tu lui as demandé.... Un jour, nous découvrirons qu'aucune prière d'intercession, faite avec foi et humilité, sans nous préoccuper de vérifier si elle avait ou non reçu une réponse, n'a jamais été faite en vain. Encore moins celle d'aujourd'hui qui s'élève à Dieu de toute 1'Eglise en faveur de la paix et qui est soutenue par le jeûne... D'après Raniero Cantalamessa o.f.m. titre et adaptation de la rédaction 10 VII. TACTIQUE DU DIABLE «ILS TOMBENT TOUS DANS LE GATEAU » D'après Pascal Ide , Famille Chrétienne Juillet 2001 T@ctique du Diable Voici le mail envoyé par le Diable à son neveu, apprenti démon, À propos du piège de la gourmandise. «Trop facile ! » dis-tu ? Tous les novices du vice tombent dans le panneau: vous méprisez la gourmandise comme une arme bas de gamme, et rêvez de tentation plus subtile. Pourtant, fiston, la gourmandise, ce n’est pas de la petite bière. As-tu souvent entendu un prêtre monter en chaire pour mettre en garde contre ce travers (de porc) ? Notre désinformation a focalisé le péché sur la gourmandise du glouton, en faisant passer celle du gourmet pour un raffinement. Le message cible est aussi simple que génial: « Le péché est dons la quantité »; En un mot, la grosse bouffe a occulté toutes les fautes subtiles dissimulées par la gourmandise. La tactique est de se servir des papilles de l'homme pour provoquer en lui égoïsme, impatience, récriminations, manques de charité. Tiens, observe sur Canal M666 le cours magistral de notre frère et grand maître Glucose. Vois, par exemple, comme il manipule cette vieille dame. Oh ! il ne lui faut pas grandchose, seulement ce thé de marque, servi à telle heure, à telle température, avec la moitié d'un toast chauffé à point et recouvert de marmelade de chez Hédiard. Glucose est très fort. Ce qu'elle désire ne pèse pas lourd dans un estomac, mais elle le veut au point de réduire son entourage en esclavage. Elle ne commet jamais d'excès de bouche, elle cherche seulement la perfection de la dégustation avec une obstination qui terrorise ses proches. Son estomac domine sa vie entière et celle des siens; C'est la torture avec un petit thé. Glucose a les dents longues. II a réussi, chez les chrétiens, à rendre ridicule ou superflu le jeûne du vendredi. Oubliées les recommandations d'Ignace de I'Aïli (ou de Loyola, je ne sais plus) : « C'est surtout pour les plats cuisines qu'il faut tenir compte de l'abstinence [...]. Cela se fait de deux façons: soit en s'habituant à se nourrir d'aliments ordinaires, soit en mangeant peu d'aliments recherchés ». Regarde cette profusion de plats préparés que ces hommes et ces femmes stressés ne prennent même pas le temps de savourer, et absorbent à la hâte, avec une sorte d'avidité triste. Vois aussi cette femme très pieuse qui, elle, tient à respecter le jeûne mais prépare sous couvert de ne pas manger gras - une sole à la Colbert et un homard mayonnaise en entrée! Oh, légalisme chéri, que de merveilles faisons-nous en ton nom ! Et ce père de famille à qui Glucose a subtilement inspiré une lutte anti-gaspi « par respect pour les enfants qui meurent de faim dans le monde ». Le pauvre exaspère femme et enfants avec ses restes indigestes, son pain rassis, ses prêches et ses récriminations. L'unité familiale éclate grâce d une intention généreuse ! Savoure également le spectacle de ce jeune homme qui roucoule de fierté en servant à ses convives les belles (et) boules de crème glacée. Glucose l’a amené à la gourmandise par la vanité. L'art culinaire est devenu pour lui un instrument de conquête et de domination. 11 Bien sur, mon neveu, les Cieux sont plus gros que le ventre, mais ne laisse pas tomber la gourmandise. Essaie de décrocher un stage chez Glucose. Tu découvriras la délectation de réduire un homme à l’objet de sa convoitise : une cigarette, un whisky, un bon plat ... Le jour où l’absence de l'un de ces biens, auquel il tient mordicus, le fera sortir de ses gonds, tu le tiendras par la gueule comme une carpe à l’hameçon. Sa charité, son sens de la justice, son obéissance seront à ta merci. Et puis, quand tu auras atteint le niveau G+, tu seras initié au grand art de la gourmandise spirituelle. La question est trop complexe pour qu'on l'aborde en fin de courriel ... mais là, mon neveu, tu n’as pas fini de te régaler !» E-mailzebull D'après Pascal Ide, Famille Chrétienne Juillet 2001 12