lou couv N:B gras - Bibliothèque Kandinsky
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lou couv N:B gras - Bibliothèque Kandinsky
Lou Svahn (numéro étudiant : 20406390) Département Médiation Culturelle Master 1 Médiation Culturelle ou une tentative de mise en regard de trois artistes : Nan Goldin, Valérie Mréjen et Chantal Akerman. Sous la direction de Madame Cécile Camart, Directrice adjointe du département Médiation culturelle Responsable du parcours de spécialisation "Musées & patrimoines" Session : septembre 2010 Remerciements Je tiens tout d’abord à remercier Madame Cécile Camart qui a accepté d’être la directrice de ce travail de recherche. Ce sont ses encouragements et ses critiques qui m’ont permis, lentement, d’accoucher ce mémoire de Master 1. Je tiens ici à lui exprimer toute ma gratitude et reconnaissance. Je remercie également Monsieur Nassim Aboudrar pour avoir suivi les débuts de ce travail et pour m’avoir conseillé d’aller consulter l’avis de Madame Cécile Camart sur le sujet que j’avais choisi de traiter. C’est dans un autocar qui reliait Forcalquier à Avignon, un après-midi de l’été 2009, qu’est née l’ "idée" de ce mémoire, je remercie Camille G. pour les réflexions et points de vue fort engageants que nous avons partagés durant ce trajet. Je remercie également Monsieur Jean-Baptiste Goureau, pour avoir, un jour, dans sa classe d’Hypokhâgne, exposé son analyse de la portée auratique du « petit pan de mur jaune » qui entraîna la mort du Bergotte de Proust. Merci enfin, à Nicola Delorme pour ses éclairages philosophiques, et à Marine Brutti pour la géométrie graphique de la couverture. 2 SOMMAIRE REMERCIEMENTS……………………………………………………….page 2 SOMMAIRE………………………………………………………………..page 3 INTRODUCTION…………………………………………………………..page 5 PREMIÈRE PARTIE : L’EFFET DE RÉEL……………………… page 14 1. Les marques autobiographiques…………………………………page 19 1.1 Notion d'intimité : définition, paradoxe et extension…….page 21 1.2 Récits autobiographiques…………………………………page 33 1.3 Concept d'autoportrait : une rhétorique du moi…………page 39 2. La représentation du quotidien………………………………… page 58 2.1 Esthétique de l'ordinaire (trope du banal dans l'art contemporain) et sphère de l'intime…………………………………………page 60 2.2 Le "non-événement", ou la tentative d’érection du banal, de l’anecdotique et du quotidien au rang d’événement exceptionnel..page 68 2.3 Idée du journal intime / visuel et de la trace datée……………..page 77 3. L'effet d'objectivité : prendre en charge la banalité de l'existence….page 83 3.1. Minimalisme et absence de spectaculaire……………………..page 83 3.2 La neutralité en je…………………………………………………page 86 DEUXIÈME PARTIE : METTRE EN SCÈNE ET EN FORME LE RÉEL ……………………………………………………..page 87 1. L’intervention de la fiction ou l’"atteinte" au réel………………………page 88 1.1 "Fiction d’événements et de faits strictement réels" : Valérie Mréjen, et association du vécu à l’imaginaire chez Chantal Akerman…….page 89 1.2 Installations narratives, slide show et accompagnement sonore chez Nan Goldin………………………………………………………….page 97 1.3 Le souvenir devenu texte chez Valérie Mréjen, le texte devenu scénario-film chez Chantal Akerman. Obsession et maitrise du matériauécriture : de l’image à l’écrit et de l’écrit à l’image………………page 101 3 2. Le rapport au langage…………………………………………………….page 109 2.1 Cruauté et vide du langage, parole assassine et vision anesthésiée du quotidien chez Valérie Mréjen………………………………….…..page 109 2.2 La "voix-je" et la "voix lisante" chez Chantal Akerman…..page 112 3. Le souvenir transfiguré………………………………..…………………..page 118 3.1 Sœurs, Saintes et Sibylles ou la reconstitution d'une tragédie familiale : investigation et confession…………………………..…………..page 118 TROISIÈME PARTIE : LA DÉRIVE DU RÉEL ………………………..page 123 1. Mythologies déconstruites……………………………………….page 123 1.1 Édouard Levé ou le pendant amer du travail de Valérie Mréjen : Autoportrait (2005) et Il a fait beau (1994)…………………… page 123 1.2 La bizarrerie et la figure du fou ……………………………page 126 2. Vers un quotidien dévasté………………………………………page 129 2.1 De Saute ma ville (1968) à Maniac summer (2009) ou ; De la ruine et du désastre chez Chantal Akerman…………………………. page 129 2.2 Violence de la représentation des rapports amoureux : Capri (2008) ou la scène de rupture palimpseste……………………………page 133 3. Trouble de l'identité……………………………………………page 135 3.1 L'inconstance du je chez Chantal Akerman………….. page 135 3.2 Keren Cytter : l’hypra-contemporanéité ou le cas "border-line" ………..page 141 CONCLUSION…………………………………………………………….page 144 BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………..page 148 FILMOGRAPHIE…………………………………………………………....page 157 4 INTRODUCTION © Barthes Roland, Roland Barthes, Paris (France), Éditions du Seuil, 1975 et 1995, p.15 Un bout de mur. De la matière. La précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Une chinoiserie. Tout part de là. D’un punctum, une piqûre, un petit trou, une petite tache, une petite coupure, un « coup de dés »1. D’un détail dans un tableau. D’un rien. Barthes Roland, La chambre claire, Paris (France), Éditions Gallimard, Collection : Cahiers du cinéma Gallimard, 1980, p. 49 1 5 Qui était donc Bergotte ? D’où vient le pouvoir de ce petit pan de mur obsédant ? Relisons plutôt la scène : Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était la cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (…) un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sorti et entra à l’exposition. (…) Enfin il fut devant le Ver Meer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait mais, où grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. ‘C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.’ Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. ‘Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.’ Il se répétait : ‘Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.’ Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire… »2 Ce "petit pan de mur jaune", syntagme dont la répétition – huit fois en une page – confère au tableau de Vermeer une puissance "auratique" non négligeable, se fond dans le texte de Proust en un concept ou en une allégorie : incarner la survie idéale de l’artiste par une sublimation qui a quelque chose d’alchimique. Ce dernier écrit ceci à ce propos: « Ne pas oublier : la matière de nos livres, la substance de nos phrases elles-mêmes et les épisodes Proust Marcel, La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, Paris (France), Éditions Gallimard, 1988, III, p.692 2 6 aussi doivent être faits de la substance transparente de nos minutes les meilleures, où nous sommes hors de la réalité et du présent. C’est de ces gouttes de lumières qu’est fait le style et la fable d’un livre. »3. En somme, le pan joue pour l’ensemble du tableau la fonction d’une phrase. Partie pour le tout, chaque phrase doit pouvoir "idéalement" représenter le tout. Le pan introduit un rapport de synecdoque condensant la vraie vie sous la forme d’une lumière incarnée, d’une substance dont la matérialité si singulière et si précieuse fournit une véritable allégorie de l’œuvre, moins symbole organique que détail prélevé violemment, arbitrairement presque, dans un plan continu qui peut se fragmenter dangereusement sous les yeux de l’observateur au point qu’il en meurt. "PAN ! " Le petit pan pourrait évoquer un coup de pistolet, un "coup" qui retentit très tôt dans le texte. Cette rouste est avant tout un punctum, au sens barthésien du terme : « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui en elle me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). »4. C’est un pan qui fait tache et symptôme à la fois, un détail qui « attire et qui blesse »5, mais qui « emplit toute la photographie (…) qui emporte toute la lecture ; une fulguration. Par la marque de quelque chose, la photo n’est plus quelconque. Ce quelque chose a fait tilt, il a provoqué en moi un petit ébranlement, un satori, le passage d’un vide. »6. Georges Didi-Huberman écrit avec pertinence à ce sujet : « Le pan tend à ruiner l’aspect, à travers le halo ou la liquéfaction, ou le poids d’une couleur qui s’impose, dévore, infecte tout ; ici, la forme est le fond, parce qu’elle représente bien moins qu’elle ne s’autoprésente, en tant que matière et surgissement coloré. »7. Le pan serait imaginaire s’il n’y avait pas ce qui résiste dans sa "matière", c’est-àdire, le flamboiement de la couleur jaune. La couleur oriente le "tout" de l’œuvre. Chantal Akerman, Nan Goldin et Valérie Mréjen travaillent la "chair" de ce pan, la matérialité du punctum pour en déceler le flamboiement, et peindre la vie quotidienne avec les couleurs d’une vie plus intense mais fictive redonnant idéalement toute sa valeur au quotidien, sans l’édulcorer pour autant. Décortiquer jusque dans ce qu’il y a de moins visible, de moins évident, creuser, aller dénicher à l’extrême droite d’un tableau, entre quelques cheminées, un auvent, une porte, dont la teinte plus ou moins ocre, sable ou jaune, a suscité l’hallucination 3 Proust Marcel, Contre Sainte-Beuve, Pastiches et mélanges, essais et articles, édition de la Pléiade, Paris (France), Gallimard, 1971, p.309 4 Barthes Roland, La chambre claire, Paris (France), Éditions Gallimard, Collection : Cahiers du cinéma Gallimard, 1980, p. 49 5 Ibid., p.69 6 Ibid., pp.77-81 7 Didi-Huberman Georges, Devant l’image, Paris (France), Éditions Minuit, 1990, p.293, n°37 7 fiévreuse de Bergotte, celle là même que j’ai ressenti en découvrant pour la première fois le film Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) dans la salle obscure de Paris III. En dépit de la pauvreté du support, qui altérait voix, couleur et cadre, je me suis surprise à m’absenter mentalement de la projection à plusieurs reprises, oppressée de bonheur, pour me dire : « Que c’est beau ! ». Il est un enchantement propre à l’obscurité qui se fait dans une salle avant une représentation ou le début d’une projection, à ce départ subreptice, quand on ne voit pas de "spectacle", mais que l’on se sent déjà spectateur. Nous voici dans le noir. Celui de la salle de Heartbeat, diaporama musical de Nan Goldin, présenté dernièrement au Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Elles@CentrePompidou. Celui de la petite salle de projection de l’université Paris III, en attendant la projection de Jeanne Dielman, film de Chantal Akerman qui dure 193 min. Celui, enfin, de la salle obscure entièrement vide de la séance de 17h du documentaire intitulé Valvert de Valérie Mréjen. Dans "ces noirs", nous sommes entre nous, assis, parfois allongés, emplissant l’espace de nos peu d’existence, réduits à cette plus simple expression de nous-mêmes : volatils, provisoires. Mais, plus précisément, et si l’on cherche au-delà de la simple affection éprouvée devant une œuvre d’art… : Pourquoi le choix - déroutant de prime abord - de mettre en regard les œuvres de Chantal Akerman, cinéaste belge qui a commencé à faire des films dès 1968, de Nan Goldin, photographe-phare américaine des années 1980 et de Valérie Mréjen, plasticienne française, vidéaste et écrivain qui a commencé, il y a une dizaine d’années, à développer un corpus d’œuvres très cohérent ? Toutes sont à leur manière des diaristes, et leurs œuvres sont innervées, irriguées par la manifestation de l’intime ; soit qu’il accompagne la construction de l’œuvre, soit que les thèmes qu’il développe sont dans cette dernière. C’est de la "substance" même qui emplit leur quotidien, leur espace privé, que ces femmes nourrissent leur travail : les attachements inféconds, les amours belliqueux, la désillusion propre au familial, les amants malhabiles, mais aussi la maladie, pernicieuse, puis la mort, inévitable. Au-delà des techniques employées, l’unique lien de leurs attitudes est leur expression intime. Monologue intérieur, fiction, "photobiographie", écrits, ou projection du je dans la sphère publique, c’est la personnalité de l’artiste qui agit au cœur du processus créatif, qui en est le moteur, la signature et le style. 8 L’art de l’intime peut se sauver si, à partir de la subjectivité, il parvient à (re)fonder un monde, à retrouver l’altérité et la différence. Nan Goldin, Valérie Mréjen et Chantal Akerman, aussi patiemment que violemment, se sont ancrées dans l’intime pour mieux le dépasser. Violemment, dans la mesure où la banalité du quotidien s’exhibe et se présente dans sa vérité la plus crue. La violence constitue un fil conducteur dans les œuvres des trois artistes représentées. Violence du réel, ou plutôt ; de la confrontation au réel qu’elles induisent, mais aussi ; violence de l’irrationnel, celle-ci plus étouffée, qui se traduit par l’intrusion subreptice ou radicale de ce qui n’est plus de l’ordre de l’"apparemment raisonné" dans un monde rationnel. Un monde représenté dans lequel il y a césure et déconstruction des codes de la bienséance, des codes sociaux, et des codes du langage, mais plus encore, dans lequel le quotidien est comme subi, puis rejeté pour être finalement dévasté. Paradoxalement, si le punctum que nous évoquions plus haut dans le texte "dévore" l’espace de la représentation, il est en réalité plus chez ces artistes une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image « lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir. »8, ou plutôt, il est un hors-champ. Pascal Bonitzer définit le hors-champ comme étant un espace cinématographique comportant des « béances qui sont systématiquement refoulées, suturées. »9. De l’intime, ces trois artistes construisent des "univers". Et de leurs œuvres, des témoignages sur "des" hors-champs. De la société américaine chez Nan Goldin : gays, drag queens, toxicomanes, femmes d’errance et homme de violence ; de la femme au foyer condamnée à l’absence et à l’ennui, à la femme dont l’histoire est parsemée de vides et de "trous" impossibles à combler chez Chantal Akerman ; ou du langage qui sonne creux, de ces dialogues ingrats qui n’apparaissent jamais au cinéma, du détail "insignifiant" qu’un conteur omettrait volontairement dans une histoire, chez Valérie Mréjen. 8 Barthes Roland, La chambre claire, Paris (France), Éditions Gallimard, Collection : Cahiers du cinéma Gallimard, 1980 p.93 9 Bonitzer Pascal, « Le trou du hors-champ : la cause absente ou le tableau volé », in. Le champ aveugle, Essais sur le réalisme au cinéma, Paris (France), Éditions des Cahiers du cinéma (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p.73 9 Il s’agit donc d’analyser, dans ce travail de recherche, en quoi Valérie Mréjen, Chantal Akerman et Nan Goldin créent des mythologies du retrait ? Et comment elles transforment tout ce qui pourrait apparaître de prime abord comme étant des fragilités narratives en matière artistique ? Il s’agit de voir également en quoi les postures intimistes qu’elles adoptent sont celles de l’ "à-côté", et de l’écart. La présentation qui suit des artistes ne répond pas à une typologie pré-établie, mais renvoie plutôt à la manière dont chaque artiste représente le réel : s’il est présenté plus simplement, sans trop être mis en forme, stylisé, ou bien s’il est transfiguré, fictionnalisé. Ce n’est ici qu’une manière d’annoncer les artistes et de mettre préalablement un peu d’ordre dans nos esprits. Nan Goldin est une artiste américaine née en 1953. Depuis l’âge de seize ans, elle explore son existence sans limites et photographie l’intimité de ce qu’on pourrait appeler sa "famille d’élection" : non point la famille biologique imposée par les lois du sang, mais cette famille à la fois plus précaire et plus libre, des proches, des amis et des amants. La césure intervient, dans son travail, du groupe social photographié ; celui des toxicomanes, des travestis et des drag Queens, mais également dans la manière dont elle représente et opère à la désublimation de la sexualité et la violence des passions. Nan Goldin se situe ouvertement dans la marge de la société américaine, restituant au jour le jour et sur une temporalité relativement longue, le quotidien de ces marginaux. De la frontalité avec laquelle elle se confronte aux modèles qu’elle photographie, découle l’image distordue d’un réel que l’on préfèrerait fuir ou ignorer. Un lieu d’éclatement et de condensation tout à la fois. Le réel est imbibé d’excès : les fêtes toujours trop arrosées d’alcools, toujours trop associées aux drogues, les amours passionnels d’où l’on sort toujours terni. Nan Goldin interroge dans son travail le champ de la perception tant par l’image que par la finalité qui s’en dégage. La trame réaliste dans le travail de Nan Goldin semble au premier abord épurée, privée de tout effet stylistique ou de mise en fiction, le quotidien est comme investit dans ce qu’il comporte de plus "vrai", sans complaisance ni pudeur. Elle rend tangible l’authenticité de son regard. À y regarder de plus près, cependant, les techniques dont elle se sert trahissent des partis pris formels et une visée esthétique (décadrages savants, plans rapprochés, formats sensiblement identiques de ses séries, lumière 10 et exubérances chromatiques (utilisation d’un flash renforcé), jeux de miroir et effets d’ombres, etc.). Ses photographies sont présentées sous forme sérielle comme les feuillets d’un journal intime. Ainsi, son travail respecte un continuum temporel et s’annonce comme une narration, une écriture visuelle, qui peut être, selon les expositions ou présentations (publications), complétée par du texte ou par un accompagnement sonore. Il semblait important de présenter le travail de Nan Goldin en premier temps dans cette introduction, dans la mesure où c’est celui qui se trouve être le moins ‘fictionnalisé’, même si, et nous le verrons plus tard, Nan Goldin, dans son ouvrage intitulé Sœurs, Saintes et Sybilles paru en 2005 s’attache à reconstituer, "re-documenter" et en quelque sorte revivre son passé, sous la forme d’un journal scripturaire, d’un carnet intime réalisé rétrospectivement. Elle revit le suicide de sa sœur Barbara, élément déclencheur de son rejet catégorique de la famille et des mœurs bourgeoises, éprouvant à nouveau, et cette fois-ci de manière consciente, le "mal-entendu" familial dans lequel elle a baigné toute son enfance et la surdité symptomale de ses parents. Dans un même élan de reconstitution, Valérie Mréjen s’attache, dans ses travaux les plus autobiographiques (pour la plus grande partie ; des écrits), à remettre en forme ses propres souvenirs. Artiste française née en 1969, Valérie Mréjen élabore depuis plus d’une dizaine d’années (elle réalise Bouvet, sa première vidéo, en 1997) des saynètes vidéo dans lesquelles elle reconstitue des situations de la vie de tous les jours qui semblent absurdes, cocasses, et où les jeux de langage, la parole et le récit sont mis en avant (détails cruels et burlesques de l’existence, lieux communs, malentendus, etc.). Inspirée de souvenirs d’enfance, cette quête perpétuelle d’analyse dans les relations humaines, puise ses premiers pas au sein de sa famille. Elle cueille les détails infimes dans les récits du quotidien s’appuyant toujours sur le langage et les gouffres burlesques qu’il invente pour représenter le monde. Valérie Mréjen travaille aussi bien la vidéo que l’écriture (sous la forme de bref textes), et, surtout, chaque travail est précédé d’une longue phase de rédaction. Texte qui soit, perdure sous la forme d’un texte, soit, est adapté en un scénario très construit. Ainsi, les vidéos et récits se répondent par des thèmes communs et les deux écritures sont intrinsèquement liées. Les vidéos correspondent plus à des situations visuelles, les récits à des évocations, mais Valérie Mréjen traite les deux médiums avec la même distance, la même recherche d’une forme factuelle. 11 Les textes sont dégraissés de leurs détails, sauf lorsqu’elle en développe un en particulier, et l’ambiance des vidéos est relativement abstraite ; un espace vide dans lequel le spectateur peut projeter ce qu’il veut. En somme Valérie Mréjen exploite la forme courte et y travaille le langage comme un matériau malléable. Puisant dans des anecdotes personnelles ou collectées, repérant ça et là des formules stéréotypées, tels des "ready-mades langagiers", Valérie Mréjen s’applique à disséquer les phrases du quotidien et les relations interpersonnelles pour les remonter "à vide". Le monde est traité au travers du médium du langage comme au travers d’un prisme trouble, faussant le sens de ce que nous voyons. Les dialogues sont ainsi décontextualisés, court-circuités de leurs émotions et portés par des voix blanches et neutres. La distance qui sépare le langage du sens traduit une difficulté à communiquer, un état de tension entre les protagonistes, un malaise, une gêne. Ces vidéos mettent en scène des gens qui dialoguent ou soliloquent sans jamais vraiment communiquer, un mode de langage systématique, "non-productif", et, en un sens, d’une crudité extrême. Il y a peu de corpus cinématographiques où la présence du réalisateur est pleinement assumée. Chantal Akerman est présente dans l’image de tous les films qu’elle a réalisé. Le cinéma qu’elle crée est brodé de filtres et de télescopages, et elle y tisse une toile subtile qui organise l’entremêlement de différentes formes d’expression de sa singularité. Les éléments subjectifs se recoupent, s’entrechoquent, pour s’embrasser, et je, à travers les problèmes et doutes qu’il rencontre pour s’exprimer ne se dit jamais de la même manière. Les œuvres de Chantal Akerman constituent un laboratoire de formes filmiques au travers d’une recherche intime qui s’annonce comme une expérience à vivre au moment de la création. L’autobiographie s’inscrit dans les "traces" de la singularité que dépose Chantal Akerman dans ses films : ses personnages féminins, leurs attitudes et leurs voix, les décors et, évidemment, les dialogues et les scénarios : tout fait écho et renvoie à sa vie privée. Son cinéma se développe dans une sphère strictement intime qui le lie au récit de vie et aux souvenirs personnels. Chantal Akerman s’intéresse à la beauté du quotidien, à l’importance de ses rituels, de ce que nous nommerons le "non-événement", et exprime à travers cela la solitude de ses personnages. La plupart de ses héroïnes sont soumises au temps qui passe et à l’ennui. À travers la figure de sa mère – inspiratrice principale de son travail, la cinéaste témoigne du vide existentiel de la femme au foyer. 12 Les notions d’absence et d’attente rythment ses films et illustrent le malaise et l’étouffement des personnages. Le besoin d’évasion se traduit par l’intérêt de la cinéaste porté aux communautés (les pays de l’Est, la communauté noire du sud des Etats-Unis, les immigrés clandestins venus du Mexique en Californie). L’importance du déplacement et ses multiples voyages révèlent une forme d’errance, de nomadisme chez la cinéaste. Tour à tour actrice, lectrice, commentatrice, toujours scénariste et metteur en scène, Chantal Akerman intervient dans ses films de manière à chaque fois différente. L’intitulé de ce travail de recherche précise qu'il est avant tout une "tentative de mise en regard". Ce qui est intéressant chez ces trois artistes, et ce qui permet de jeter des ponts entre chaque œuvre, c'est la manière qu'elles ont de faire oeuvre avec du "presque rien", du banal ; l’habileté avec laquelle elles exploitent et manient l'elliptique, le laconique. En ce sens, nous évoquons le concept de "hors champ" à juste titre puisque c'est précisément de cela qu'il s'agit : considérer les marges de la société américaine chez Nan Goldin, exploiter la solitude et l'ennui chez Akerman (entre autres choses), et utiliser le fragmentaire chez Valérie Mréjen. Toutefois, afin de mener une analyse cohérente, il semblait important de ne pas procéder à un plan linéaire (en suivant le schéma on ne peut plus réducteur : une artiste est traitée dans une partie, et ainsi de suite…), mais plutôt thématique : S’il est vrai que les travaux de ces artistes sont investis par ce que nous appellerons l’"effet de réel", il n’en reste pas moins que l’intervention de la fiction agit comme une atteinte à ce même réel. En fait, Valérie Mréjen, Nan Goldin et Chantal Akerman nous conduisent vers une forme de dérive du réel. 13 PREMIÈRE PARTIE : L’EFFET DE REEL « Faire des images à la brosse et non au pinceau. La chose à montrer est rugueuse, pleine d’aspérités. »1 Qu’entend-on lorsque l’on parle usuellement de "réel" ? Si l’on en croit la définition la plus basique – voire réductrice (celle du dictionnaire2), le réel s’oppose à l’imaginaire et renvoie automatiquement à ce qui existe ou à ce qui a existé véritablement ; il se doit d’être « tel qu’on le dit, authentique ». En revanche, si l’on jette un œil à l’entrée "réalisme", on lit ceci : « caractère de ce qui est une description objective de la réalité, qui ne masque rien de ses aspects les plus crus – représentation exacte, non idéalisée ; Privilégier la substance, même vulgaire, du quotidien (Courbet, Millet, Zola en littérature). ». En art, si l’on étend la recherche, le Réalisme, mouvement pictural né en France après la révolution de 1848, impose une vision objective et simple de la vie contemporaine. Les grands formats, réservés jusqu’alors à la peinture d’histoire, présentent les scènes de la vie quotidienne ; le travail moderne, la nature morte, le paysage et le portrait. Gustave Courbet, personnalité majeure du Réalisme, hisse le quotidien à la peinture d’histoire avec un réalisme qui s’avère brutal à certains égards. Il impose sa vision d’un art dégagé des canons académiques et en prise avec le réel le plus trivial. À ce propos, Thomas Schlesser formule : « "Faire de l’art vivant." (cette injonction clôt le manifeste de 1855), tel est donc l’objectif de Courbet : un art en adéquation avec la vie et qui en modifie la perception, qui dynamite l’idéal pour dynamiser le réel, (…), fidèle à son temps jusqu’à la nausée.»3. Dardenne Luc, Au dos de nos images (1991-2005), Paris (France), Éditions du Seuil, 2005 et 2008, p.9 2 Larousse 3 Schlesser Thomas, Le journal de Courbet, Paris (France), Éditions Hazan, 2007, p.8-9 1 14 L’après-dînée à Ornans, 1849, huile sur toile : 195x257 cm, Musée des Beaux-Arts, Lille (in. Schlesser Thomas, Courbet, un peintre à contretemps, Paris (France), Éditions Scala, 2007, p.46) L’Après-dînée à Ornans, œuvre maîtresse du peintre en 1848-49, réalise sa volonté de promouvoir la représentation du réel "tel quel" : quatre figures en pied grandeur nature, réunis par une percée de lumière dans la pénombre de la pièce ; représentation d’un banal intérieur rustique et de gens somme toute ordinaires dans leur vie de tous les jours. Le tableau se présente comme froidement objectif, presque brutal, dans ce que l’attitude du personnage de gauche a de raide, sévère et dans le geste anguleux du fumeur. Courbet dépeint la réalité à nu d’un foyer de campagne. Le sujet choisi par l’artiste n’a plus d’importance : seule compte la sincérité du traitement qu’il en fait. Par ailleurs, il est intéressant de découvrir que le peuple en question se compose, dans L’Après-dînée à Ornans, des proches de Courbet : « De gauche à droite, il s’agit de son père Régis et de ses amis Urbain Cuénot, Marlet et Promayet.»4. Ainsi, intime et réel se conjuguent déjà étroitement. Le soin apporté à respecter la physionomie, le visage, traduit une volonté de valoriser chaque individu, quel que soit son anonymat. 4 Schlesser Thomas, Courbet, un peintre à contre-temps, Paris (France), Éditions Scala, 2007, p.48 15 Un enterrement à Ornans, 1849-1850, salon de 1850-1851, huile sur toile, 315x668 cm, Paris, Musée d’Orsay (in. Schlesser Thomas, Le journal de Courbet, Paris (France), Éditions Hazan, 2007, p.116-117 L’"effet de réel" qui se dégage de la composition d’Un enterrement à Ornans (1850) est ressenti comme une agression par les critiques du temps5 : un format monumental, habituellement réservé aux sujets d’histoire, pour dépeindre une assemblée de petits-bourgeois de province ; « un traitement délibérément naïf ; un chromatisme réduit jusqu’à l’indigence ; une mise à mal du religieux ; un sujet indécelable. »6 - forme de violence visuelle que l’on peut également ressentir (sans forcer la comparaison) en découvrant les séries photographiques de Nan Goldin ; la "nausée" qu’évoque Thomas Schlesser est un terme que l’on peut emprunter pour parler de certaines séries de Nan Goldin, notamment celle qui concerne Cookie Muller, où la mort est présentée "telle quelle". Courbet, en ce sens, désoriente ses observateurs : dévoilée crûment et à grande échelle, la réalité qu’il peint apparaît repoussante. Les techniques picturales adoptées (le rendu vériste des matières utilisées), le recours à l’échelle réelle, l’absence de hiérarchie dans la composition et la compression de la perspective (qui a pour effet de concentrer comme sur un seul plan le paysage et les personnages, projetés en avant, littéralement "sur" le spectateur) vont plutôt dans le sens d’une rude confrontation entre le spectateur et la réalité représentée. Georgel Pierre, Courbet, le poème de la nature, Paris (France), Éditions Gallimard/Réunion des Musées Nationaux, 1995, p.41 6 Schlesser Thomas, Le journal de Courbet, Paris (France), Éditions Hazan, 2007, p.120 5 16 Mais, encore une fois, ce qu’il est également intéressant de constater c’est la dimension autobiographique de l’Enterrement : ce paysage l’a vu naître, on y reconnaît ses parents, ses sœurs, son grand-père maternel, et des intimes comme le poète Max Buchon7 : comme chez Nan Goldin, Chantal Akerman et Valérie Mréjen, réalité objective et vérité personnelle sont indissolublement liées. Cette première partie tente d’aborder une forme de brutalité du regard commune à Chantal Akerman, Nan Goldin et Valérie Mréjen. Il s’agit de voir en quoi il existe dans leur démarche artistique une forme de "violence" et de crudité de la netteté du regard qui ne cherche pas à sublimer ce qu’il y a de plus réel dans le réel et qui adopte une frontalité avec les sujets abordés8. S’il s’agit peut-être pour Nan Goldin, Chantal Akerman et Valérie Mréjen de "restaurer" le réel, nous verrons qu’elles combinent différentes manières d’en jouer, d’en contourner les carcans, et de lui redonner une importance. Ainsi, il semble important de mettre au jour la trame réaliste et intimiste qui conduit et anime les travaux sélectionnés en collectant dans un premier mouvement les indices qui, dans ces œuvres, renvoient directement ou indirectement à l’espace autobiographique et aux genres connexes (autoportraits ; portraits d’amis, de famille ; lettres, journaux de voyage ; actualité privées ; journal intime, visuel ; confessions ; souvenirs d’enfance ; carnets de l’artiste ou du cinéaste.), c’est-à-dire tous les éléments qui attestent de l’expression du je du sujet créateur, et qui s’inscrivent autant dans un supposé réel que dans un univers fictif convoqué afin de rendre compte d’une certaine "vérité". Georgel Pierre, Courbet, le poème de la nature, Paris (France), Éditions Gallimard / Réunion des Musées Nationaux, 1995, p. 40 8 Une frontalité que l’on retrouve dans le cinéma des frères Dardenne, par exemple, c’est à ce cinéma que renvoie la toute première formule de ce travail extraite du journal tenu par Luc Dardenne : « Faire des images à la brosse et non au pinceau. La chose à montrer est rugueuse, pleine d’aspérités. » En effet, ce premier parallèle avec Nan Goldin, Chantal Akerman et Valérie Mréjen n’est pas anodin, les frères Dardenne parviennent à transposer dans leurs films l’état rugueux, brut, imprévisible, tendu de la réalité actuelle, tout comme ces trois artistes dans leurs travaux. 7 17 Nous effectuerons plus loin dans l’analyse une étude des rapports du je et de la fiction, pour le moment, il s’agit de mieux comprendre l’ancrage profond de Nan Goldin, Valérie Mréjen et Chantal Akerman, non pas dans "le" réel, mais dans un champ de "possibles" réels et de comprendre d’où prend racine leur travail. Ainsi, cette entreprise de dissection du réel s’opère dans la représentation du quotidien, du banal. La trivialité qui émane de l’évidence de l’habituel, du bruit de fond existentiel dans ces travaux se traduit par l’expression d’une brutalité conceptuelle souvent indigeste et d’une crudité formelle. S’il est impératif de démanteler ces systèmes narratifs et l’énonciation qui en découle, c’est pour ensuite mieux en faire apparaître les rouages et mécanismes. La véracité ou l’authenticité du témoignage ne sont pas des éléments que nous considérerons dans la mesure où ils paraissent superflus. L’autobiographie est d’abord en acte dans la parole intérieure, ce n’est jamais quelque chose d’erroné, mais plutôt une construction de l’identité qui s’effectue par la remémoration (exacte, ou non, peu importe…) des éléments qui ont façonné une identité, une singularité et qui constituent l’artère principale autour de laquelle se tisse leur travail. Et, même si cette construction appelle l’artifice de la reconstitution, elle n’en contient pas moins une valeur de vérité. À cet effet, et dans un dernier temps en regard de cette première partie, nous tâcherons d’analyser l’ "effet d’objectivité" qui anime les travaux que nous abordons, et la manière dont ces quatre artistes travaillent différents moyens artistiques pour documenter leur subjectivité. 18 1. Les marques autobiographiques « Mais les rapports que nous devons entretenir avec nousmêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d’innovation. C’est très fastidieux d’être toujours le même.9 » La société actuelle est confrontée au besoin grandissant de l’individu de s’exposer, d’offrir son intimité au regard de tous. La contemporanéité en appelle, via les idéologies de la communication universelle et du village planétaire, à une "exposition" toujours plus marquée de la sphère privée, voire à sa résorption dans la sphère publique. Autrement dit, on assiste aujourd’hui à une mutation de régime de regard par laquelle, de plus en plus, l’individu tend à s’exposer, à offrir son intimité jusqu’alors la plus secrète au regard de tous. Les succès de la "télé réalité" et des sites communautaires sur Internet type Myspace, facebook, twitter en sont des manifestations populaires. À ceux-là s’est ajouté depuis quelques mois déjà ; Chatroulette, site déroutant qui permet en un temps record de voir via webcam des internautes du monde entier durant de très courtes sessions vidéos. La page d’accueil est réduite à sa plus simple expression : à gauche, deux fenêtres superposées, la première intitulée « Stranger » (Inconnu), la seconde, « You » (Vous). Lorsque l’on clique sur le bouton « Play », la webcam se met en marche et un message nous indique que Chatroulette « cherche un inconnu au hasard. ». Le premier d’entre eux apparaît dans la fenêtre du haut, et l’on peut "tchatter" avec lui. Un nouvel inconnu surgit si l’on clique sur « Next » (Suivant). Comme son nom l’indique, le site vous entraîne tout simplement dans un jeu de roulette. Tout y passe ; des enfants en bas âge collés à l’écran depuis un salon du sud des États-Unis, des adolescents boutonneux dans leur chambre en Espagne, des sexes, beaucoup de sexes, principalement masculins, qui s’exhibent, sans pudeur apparente à la vue de tout un quidam. Foucault Michel, « Une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité », 1982-84, IN Dits et écrits, IV, Paris (France), Éditions Gallimard, p.739 9 19 Contrairement à Facebook ou Twitter, on peut reconnaître à Chatroulette une forme d’anonymat. Il n’y a pas d’identifiant, pas d’enregistrement, l’identité réelle quitte momentanément l’internaute. Mais l’anonymat est fugace. Des captures d’écran d’utilisateurs de Chatroulette ont commencé à fleurir sur Internet. L’artiste n’échappe pas à ces préoccupations et, dans l’art contemporain aussi, le clivage traditionnel entre domaine privé et domaine public tend à s’amenuiser. À sa manière, l’artiste s’approche, sans trop en faire, de l’essence de la vie et plonge au cœur même de l’ordinaire : celui des craintes et des plaisirs, des pulsions et des névroses, des habitudes et des rengaines. 20 1.1 Notion d’intimité : définition, paradoxe et extension Les travaux pluriels de Nan Goldin, Chantal Akerman et de Valérie Mréjen rendent compte de leur vie intime, plus ou moins frontalement et simultanément. Elles adoptent une démarche qui tient de l’"apparente" spontanéité, de la subjectivité, de la quotidienneté et de la confidentialité. Si l’on considère la série photographique de Nan Goldin intitulée : The Ballad of Sexual Dependecy10 (198611), l’instantanéité et sa technique de tirage font penser aux clichés amateurs, et l’on observe qu’elles empruntent le langage de la photographie de famille, qui n’ont généralement que peu d’intérêt, tant du point de vue technique que de l’approche esthétique (mauvais cadrages, "yeux rouges", effet de flou, lumière du flash non homogène, couleurs criardes des tirages, etc.). « La photographie de famille ne vaut rien, à tous les sens du terme. (…) Elle n’exige aucun apprentissage, aucune compétence, ne convoque aucune culture. »12, formule Anne-Marie Garat, induisant ainsi la portée quasi "magique"13 d’un outil dont la facilité d’utilisation à été l’argument commercial premier : « Pressez le bouton, nous faisons le reste. »14 clamait le slogan de Kodak : une brève « impulsion digitale »15 et "c’est dans la boîte". Ainsi, le photographe de famille est « sans qualités »16, et quand il se sert de son appareil, c’est en terrain familier, au milieu du décor privé. Les images servent à marquer certains rites de passage (l’arrivée d’un nouveau-né, un mariage, ou un anniversaire important), à capturer des moments symboliques de la vie familiale, pour témoigner des liens affectifs ou des réussites sociales. Ainsi, c’est dans l’exceptionnel que s’ancrent ces images qui deviendront ensuite des souvenirs et des histoires. 10 Joignot Frédéric, « Nan Goldin, les blessures secrètes », Le Monde 2, n°80, p.46 : « The Ballad of sexual dependency fut projeté à New York, au printemps 1979, au cours d’un interminable diaporama de 750 photos. Un film en fondu enchaîné, ponctué de rock sombre, dans ce haut lieu de l’underground qu’est le Mudd Club. Ce soir-là, c’est l’anniversaire du rocker Frank Zappa, sans le savoir, Nan Goldin devient une star de la photographie. Le public rock, le punk arrive alors, nihiliste, désespéré, chassant l’idéalisme hippie. » 11 Date de la publication de l’édition imprimée aux Éditions Aperture Foundation Inc. 12 Garat Anne-Marie, Photos de famille, Paris (France), Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », avril 1994, p. 57-58 13 « Même magie que celle de l’interrupteur fiché au mur qui inonde soudain la maison de lumière électrique, contemporaine de l’explosion mécanique, des appareils multipliés qui équipent désormais l’environnement quotidien. » In Op. cit. p.59 Ibid., p.59 Ibid., p.59 : L’appareil photographique est devenu un instrument maniable, transportable, à la portée de tous. 16 Ibid., p.58 14 15 21 Le photographe de famille produit des images « sans souci esthétique, sans projet artistique, sans contrainte économique, et soumis à aucune sanction, même technique. Sans goût. »17. En somme, c’est une photographie de l’instant ; livré à son inspiration du moment, le photographe de famille s’adonne frénétiquement18 à ce jeu qu’est devenu la capture feinte de l’instant présent. Il y a, dans cette constatation, l’idée d’une urgence, celle de la conservation des souvenirs. Et cette idée a pour prix la qualité d’une image littéralement saisie au vol, qu’Anne-Marie Garat appelle très justement la « fragmentation étourdissante du temps réel. »19. Cette "fragmentation" permet aux photographes de famille de s’affranchir de l’artifice désuet de l’immobilité de la pose, et de le remplacer par la « fidélité réaliste »20 de l’appareil photographique instantané. Ainsi s’ajoute au désir compulsif d’enregistrer le moindre événement, l’effet de réel, autrement dit ; la photographie de famille enregistre la vie telle qu’elle est en train d’être vécue, avec son lot d’accidents, de hasards : « livrée à l’improvisation, aux circonstances, elle porte la marque de son infantilité chronique, comme un incurable symptôme. (…) Elles révèlent ce qu’on ne savait pas, l’invisible de la vie, "l’inconscient du réel"dont parle André Rouillé. »21. Ces "défauts" deviennent chez Nan Goldin l’un des moyens de transmission de l’expérience privée et signalent l’étroitesse des liens qui unissent l’artiste à ses sujets. Ce qui importe, c’est la présence d’êtres chers, proches, cette "famille" maintenue dans une proximité affective et physique qu’elle suit dans sa vie quotidienne, et ce pendant de longues périodes, tant et si bien que l’on finit par en "connaître" les membres et s’identifier à eux. 17 Ibid., p.58 18 « Nous nous sommes habitués à être regardés, à regarder les autres, du moins à voir dans tout instant un instantané possible, une image à produire. Un désir intarissable d’images, jamais comblé, jamais assouvi, qui nous pousse à recommencer sans cesse ce geste compulsif de la prise qui ne prend rien de plus, sinon le même toujours répété, vainement gaspillé. » In Ibid., p.60 19 Garat Anne-Marie, Photos de famille, Paris (France), Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », avril 1994. p.61 20 Ibid., p.61 21 Ibid., p.61 22 Dans la publication de la série The Ballad of Sexual Dependency (1986), l’usage de son nom, la présence du pronom personnel moi dans les "légendestitres"22, et la présence de ses parents23 attestent de l’implication autobiographique de l’artiste dans son œuvre. © Nan’s on Brian’s lap, Nan’s birthday, New York City 1981, et ; The Parents at a French restaurant, Cambridge, Mass., 1985, in. Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (Etats-Unis), Éditions Aperture, 1986, pp.11 et 13 Contrairement à la photographie de famille "type", chez Nan Goldin, les scénarios attendus sont remplacés par leur envers émotionnels : tristesse, dispute, relations sexuelles, toxicomanie, maladie puis mort. La photographe capture les non-événements de la vie quotidienne : le sommeil, les trajets en voiture ou en train24, l’ennui, l’absence de communication dans un couple, ponctués par quelques événements d’importance (mariage25, ou 22 Nan on Brian’s lap, Nan’s birthday, New York City 1981, Nan after being battered, 1984 (ce dernier cliché est le seul autoportrait qui n’est pas désigné comme tel, contrairement aux autres autoportraits: Self-portrait in blue bathroom, London 1980), Buzz and Nan at the aftterhours, New York City 1980, Nan and Dickie in the York Motel, New Jersey, 1980, Me on top of my lover, Boston 1978, Nan and Brian in bed, New York City 1983) 23 The Parents at a French restaurant, Cambridge, Mass. 1985 24 Suzanne on the train, Wuppertal, West Germany 1984 25 Cookie and Vittorio’s wedding, New York City 1986 23 anniversaire26), comme pour donner une cadence, un tempo, à cet assortiment presque musical (alternance entre moments creux et intenses). La franchise avec laquelle Nan Goldin raconte son enfance traumatisante, sa vie dans les milieux underground du Lower East Side de New York, ou encore ses combats contre la drogue vient confirmer, en quelque sorte, le fait que ses photographies sont un témoignage authentique sur sa vie personnelle et non un point de vue faussement empathique sur un certain milieu social. Les années 70 à New York. Imaginez : « 1975 : Watch out ! Punk is coming : Lunettes noires et nuits blanches. New York en 1975 évoque une ville abandonnée. L’herbe pousse entre les pavés disjoints. (…) C’est dans la zone, entre le Bowery et St. Marks Place, que les artistes d’avant-garde ont choisi de crécher. On y voit baguenauder des faunes interlopes, dealers, hell’s angels, rockes et orphelins divers. »27. Expatrié à New York, Philippe Marcadé a tout vu et tout bu de l’épopée punk : il en connaît le meilleur mais surtout le pire: descente aux enfers, overdose et meurtre. Dans son livre intitulé Au-delà de l’Avenue D, New York City : 1972-198228, on découvre de nombreuses anecdotes sur Nan Goldin : « Nan Goldin et David Amstrong, les meilleurs amis de Bruce, rêvaient de commencer une carrière de photographe artistique. Nan était marrante et passait son temps à photographier tout le monde discrètement, sans se faire remarquer, essayant ainsi de capturer des scènes intimes et spontanées. Une fois les photos qu’elle avait prises développées, elles nous les montraient et tout le monde lui piquait celles où il se trouvait.29 ». Il y raconte encore les lieux mythiques de cette époque30, les débuts du punk, et la drogue qui sévissait31, séductrice et ravageuse. 26 Brian’s birthday, New York City, 1983 Bourseiller Christophe, Génération chaos, Punk New wave 1975-1981, France, Éditions Denoël, p.25 28 Marcadé Philippe, Au-delà de l’Avenue D, New York City : 1972-1982, Paris (France), Éditions Scali, 2007 29 Ibid., pp.56-57 30 Ibid., pp. 73-‐76 : « Le Chelsea Hotel était le plus légendaire de tous les hôtels bohémiens de 27 New York, ayant déjà hébergé entre autres William Burroughs, Henry Miller, Tennessee Williams, (…) Leonard Cohen et toute la bande de Warhol, comme Eddie Sedgwick, Ultra Violet et Viva. (…) Tout l’underground new-yorkais était là, comme Robert Mapplethorpe et Donyale Luna. » 31 Ibid., p.83 : « L’héroine était donc vraiment la drogue de choix de ce hiver-là à New York, en 1975. (…) C’était la drogue des intellos, des artistes, des gens cools et branchés. (…) Tout le monde en prenait, mais personne ne disait : « D’ici trois ans, on sera tous morts. ». Ce qui allait malheureusement être le sort de Nancy et de son futur jules, Sid, mais aussi de 24 Dans l’essai qui accompagne The Ballad of Sexual Dependency, Nan Goldin parle de la nécessité absolue qui l’anime de photographier les êtres qui lui sont chers afin de ne pas les oublier. En effet, au désir compulsif d’enregistrer le moindre événement, s’ajoute la propriété de la photographie à « sublimer un peu le devenir en éternité. », et à « combler le besoin éperdu de réparer l’œuvre du temps »32. La photographie devient une véritable mémoire visuelle, une banque de données d’où il sera toujours possible d’extraire nos souvenirs, tout au moins, c’est l’illusion que ce médium nous laisse à croire. « J’ai commencé la photographie à dix-huit ans. J’ai commencé à sortir, à boire et je voulais me souvenir de tous les détails. Pendant des années, j’ai été obsédée par la nécessité de conserver les moindres détails de ma vie quotidienne. Mais récemment, j’ai compris que mes motivations trouvaient leurs origines dans quelque chose de plus enfoui : je ne me souviens pas vraiment de ma sœur.(…) Je ne me souviens pas concrètement d’elle, de sa présence, de ce à quoi ressemblaient ses yeux, ni le son de sa voix. (…) Je ne veux plus jamais perdre le souvenir de quelqu’un à nouveau. Ce livre est dédicacé au vrai souvenir de ma sœur, Barbara Holly Goldin. » 33. Sa description du traumatisme que provoqua chez elle le suicide de sa sœur aînée alors qu’elle n’avait que onze ans explique le sentiment d’urgence qui l’accompagne lorsqu’elle photographie tous ceux qui comptent dans sa vie. La photographie vole de l’instant au temps. Ces "fragmentations" constituent des victoires (certes dérisoires) sur le travail de sape de la mort : « "Cela a bien été", ils ont bien existé, ceux-là, puisqu’ils sont là, photographiés. Il en était bien ainsi, puisque l’image le montre. »34. nos amis Johnny, Jerry (…). Et ceux qui ne sont pas morts d’overdose se sont chopés le sida et sont morts quand même, comme Cookie, Genaro, Michael, Chris, Kevin, Alan, Cathy, Patti…La liste est interminable. (…) Quel dommage. » 32 Garat Anne-Marie, Photos de famille, Paris (France), Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », avril 1994, p. 39 33 Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (Etats-Unis), Éditions Aperture, 1986, p.9 : « When i was eighteen I started to photograph. I became social and started drinking and wanted to remember the details of what happened. For years, I thought I was obsessed with the recordkeeping of my day-to-day life. But recently, I’ve realized my motivation has deeper roots : I don’t really remember my sister. (…) I don’t remember the tangible sense of who she was, her présence, what her eyes looked like. (…) I don’t ever want to lose the real memory of anyone again. This book is dedicated to the real memory of my sister, Barbara Holly Goldin. » 34 Garat Anne-Marie, Photos de famille, Paris (France), Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », avril 1994, p. 40 (« La photographie veut la présence simultanée de l’opérateur et de son sujet, la coexistence, dans le même espace et le même temps, de l’appareil et des matières physiques dont il capte l’aspect lumineux. » p.40) 25 La photographie apparaît compétente pour attester du réel, elle est en mesure de garder la trace de ce qui fut, « condenser le vivant, l’arrêter à tout jamais. »35. En réalité, ce fantasme est un leurre, la photographie ne peut être que le substitut du souvenir36. Mais cela nous conduit à ceci : il existe, dans la démarche même de Nan Goldin, une forme d’abandon au médium photographique. Sa vie sociale s’est développée grâce à l’appareil photo : « Je ne parlais pas beaucoup. (…) Je me servais de mes photos pour approcher les gens, pour leur parler. (…) Photographier, à l’époque, c’était de la survie… »37, et la dépendance qui en découle exprime le mélange d’intimité et d’urgence qui émane de ses clichés, et que l’on peut rapprocher de l’esthétique punk des années 70 qui revendiquait un regard beaucoup plus immédiat sur les modèles. Chantal Akerman utilise également son nom propre dans ses œuvres, et fait appel au souvenir familial et aux lieux familiers dans ses films, vidéos et ouvrages hybrides. Ce n’est plus une exploration de l’instantanéité de l’intime, mais plutôt une forme de retranscription du souvenir personnel, une réutilisation, donc une transfiguration38, du matériau intime. L’intime se situe dans la sphère du privé, mais sans que celui-ci s’identifie nécessairement à l’intime. En somme, le privé abrite l’intime ; à la fois le proche et le propre, "ce en quoi je peux me reconnaître" et "ce à quoi je tiens", ce qui prend sens dans la singularité d’une histoire subjective. Si ce qui est publique est nécessairement montré, exposé, et a partie liée à l’exhibition, l’intime se laissera plutôt circonscrire à travers les métaphores du retrait et du secret. « L’intimité, c’est nous-mêmes à l’ordinaire. » écrit Maurice Blanchot. « Le quotidien, poursuit-il, c’est la platitude (ce qui retarde et ce qui retombe, la vie résiduelle dont se remplissent nos poubelles et nos cimetières, rebuts et détritus) Garat Anne-Marie, Photos de famille, Paris (France), Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », avril 1994, p.41 36 « L’image photographique étale son empire, déborde et contamine les réalités vécues par un rêve de mémoire véridique qui n’est qu’empruntée, dont nous ne savons plus discerner les contours, parce qu’elle les masque d’un écran d’évidence, noyant le souvenir vrai sous le souvenir fabriqué, la fiction. La photographie remplace le souvenir vrai parce que nous nous en sommes remis à elle, aveuglément, dès l’instant de la prise. » In Ibid., p.42 37 Joignot Frédéric, « Nan Goldin, les blessures secrètes », In Le Monde 2, n°80, p.45 38 Les véritables lettres qu’elle a reçues de sa mère lorsqu’elle est partie vivre, très jeune, à New York pour y tourner des films, les figures importantes de sa famille qui apparaissent dans ses films, souvent sous la forme d’actrices qui deviennent des alter- ego et qui représentent tour à tour : sa mère, ses tantes, ses amantes, mais aussi les lieux qui ont marqué sa vie et qu’elle aime filmer : Bruxelles, New York et Paris. 35 26 mais cette banalité est pourtant aussi ce qu’il y a de plus important, si elle renvoie à l’existence dans sa spontanéité même et telle que celle-ci se vit, au moment où, vécue, elle se dérobe à toute mise en forme spéculative. »39 Ainsi de l’intime. La première formule évoquée de Maurice Blanchot nous oblige à prendre en compte la contradiction d’une intimité obéissant à un mouvement paradoxal en art, qui la magnifie pour la représenter. Pour exister, ou plutôt pour s’exprimer, la représentation de l’intimité doit figer le mouvement intérieur dont elle émane et qui lui échappe en permanence. Cette question du dedans et du dehors est une question véritablement politique, celle qui travaille notre société actuelle, fascinée par la question du familier, de l’étranger, par les questions d’identité (le brassage politique et médiatique actuel sur le concept ‘d’identité nationale’ en est une médiocre illustration), et de minorités, de norme et de marge, d’universalisme et de communautarisme. Dès lors surgit un paradoxe de l’intime, point souligné par Élisabeth Lebovici40 lors d’un séminaire tenu à l’ENS-ba de Paris d’octobre 1995 à février 1997 : « Le journal intime est devenu un phénomène de société étudié, échangé, publié. (…) Ces images intimistes – associées à un examen scrupuleux du quotidien, du banal – pullulantes et purulentes dans la création plastique, au cinéma, comme dans toutes les formes de spectacle ou d’exposition. »41, elle poursuit avec cette formule : « Ce je, qui tout d’un coup surgit et s’incarne à la fois. »42. Élisabeth Lebovici soulève ici deux points : dans un premier temps, si l’intime est ce singulier et infiniment précieux refuge, on conçoit mal qu’il se laisse figurer, spatialiser, que d’intérieur, il se fasse extérieur. Ce paradoxe va de pair avec les difficultés à lui assigner un contenu conceptuel ferme et stable. 39 Maurice Blanchot, « Le journal intime et le récit », in Le livre à venir, Paris (France), Éditions Gallimard, 1986, p.230 40 Critique, historienne de l’art et commissaire d’exposition, Élisabeth Lebovici commence à publier des textes au milieu des années 70 et s’intéresse alors au mouvement féministe. Longtemps critique d’art au journal Libération et ancienne rédactrice en chef de Beaux-arts Magazine, auteur de nombreux catalogues et d’articles, elle a beaucoup publié sur l’art contemporain et sur les femmes artistes (Louise Bourgeois, Annette Messager, Valie Export, Dana Wyse, Claude Cahun… « Global Feminisms ») - voir notamment à ce sujet le livre qu’elle a co-signé avec Catherine Gonnard, : Femmes artistes, artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours, Paris (France), Éditions Hazan, 2007 Mais voici le plus intéressant : dix ans près avoir participé au séminaire à L’ENS-ba sur l’intime, elle écrit une monographie (la seule qui existe pour l’instant) sur Valérie Mréjen en 2005. 41 Lebovici Elisabeth, L’intime, Paris (France), Éditions École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2004, p.12 42 Ibid., p. 15 27 La précarité de cette notion, qui, pour aussi usitée et revendiquée qu’elle soit, s’avère rebelle à la conceptualisation. Dans un second temps, le risque majeur de l’art intimiste, selon Élisabeth Lebovici, loge tout entier dans cette complaisance pour les figures les plus dévoyées du narcissisme, dans ce goût pour la complainte et le ressassement autistique. C’est en cela qu’il peut échouer, parce qu’en refusant le "monde", il s’englue dans la boue de la subjectivité névrotique. Ainsi, l’intime, qui, réduit à la vacuité de propos anti-conceptuels, qui ne parvient jamais à dialectiser l’ "intérieur" et l’ "extérieur", où le proche ne réussit jamais à s’ouvrir sur le lointain. Raconter son intimité, c’est se mettre à l’écoute de son je pour se refonder, renaître à soi. À partir de la subjectivité, l’art de l’intime, si l’on peut appeler cela ainsi, peut, dans une certaine mesure, parvenir à (re) fonder un monde, à retrouver l’altérité et la différence. Nan Goldin travaille l’intimité frontalement, n’excluant ni les parties du corps, ni les sécrétions refoulées, et entretenant avec elle une relation tendre et amicale. Le corps intimiste, c’est aussi le corps sexuel, entité qui contient l’intimité la plus préservée. Nan Goldin présente des corps qui opèrent dans l’intimité ; une sexualité "désublimée" : © Friend tied up with his dogs, Boston 1978, in. Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (Etats-Unis), Éditions Aperture, 1986, p.131 28 © Me on top of my lover, Boston 1978, et ; Skinhead having sex, London 1978, in. Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (Etats-Unis), Éditions Aperture, 1986, pp.132-135 Cette mutation de l’érotisme s’opère déjà chez Larry Clark, artiste qui travaille à la lisière de l’art et du document, à la frontière mouvante de l’œuvre et du journal intime, au ras de la quotidienneté. Après avoir étudié à la Layton School of Art de Milwaukee (Wisconsin), Larry Clark revient en 1963 dans sa ville natale où il se photographie lui et ses amis pendant huit ans. Alors âgé d’une vingtaine d’années, Larry Clark fait état, sans aucune concession, de la dérive d’une certaine jeunesse américaine perdue entre drogue, sexe et violence. Recueillies en un ouvrage intitulé Tulsa (1971), ces photographies sont à la fois un journal intime et un document rare sur l’ennui et la misère de l’Amérique profonde. © Tulsa, Larry Clark, New York (Etats-Unis) Grove Press, 1971-2000 29 Les espaces photographiés sont confinés et l’appareil de Larry Clark est comme celui de Nan Goldin dans le New York des années 70 ; il fait partie intégrante de l’environnement : « Ça faisait partie de la scène, c’était très organique, on ne se posait pas la question de savoir si les photos allaient être montrées ou publiées. C’était très intime, et, avec un 50 mm, on est très proche des gens. »43. L’adolescence est un des moments privilégiés de cette quête avec la découverte des nouvelles possibilités qu’offre la maturité corporelle. La toute puissance des adolescents, capables de tout (cette même puissance que l’on retrouve dans le New York de l’année 1975), sans toujours être en mesure d’évaluer les conséquences irréversibles de leurs actes, est au cœur de la réflexion des images de Larry Clark. « Lorsque dans les années 60, j’ai commencé par prendre des photos des gens autour de moi, je me fabriquais ma propre mythologie, mon propre univers. Il s’agissait d’un mélange entre réalité et fiction, entre ce que je voyais, là, devant moi, et ce que je voulais formuler à partir de cette réalité. »44 formule Larry Clark, s’inscrivant ainsi dans la même veine intimiste que Nan Goldin. Image après image, Larry Clark va à l’essentiel, sélectionne dans ce qui semble être sa propre vie, celle d’une urgence répétée du quotidien. Son regard confère tant à l’observation qu’à l’introspection. Pour Tulsa, ce qui choquait, c’était le contexte où vivaient ces adolescents : non pas une métropole urbaine ou des banlieues à la violence quotidienne, mais une petite bourgade d’un État provincial, l’Oklahoma, synonyme de l’Amérique dite profonde où ces choses ne sont pas supposées advenir. Le livre est présenté presque comme un film, à la manière des slide shows de Nan Goldin : on reconnaît les mêmes personnes sur une période de plusieurs années. Le livre mute ainsi en une sorte d’anthropologie visuelle. 43 44 Cuir Raphael, « Larry Clark l’œil du cyclone », interview, in Art Press, 01/04/2007 n°333, p.23 C. Yan, « Wanted Larry Clark », interview, in Beaux Arts, 01/07/1999, pp.25 30 Dominique Baqué mentionne Larry Clark comme étant une figure tutélaire du « documentarisme sexuel »45, néologisme susceptible de qualifier un mode particulier de représentation des corps sexués et désirants : « La dé-sublimation qui frappe la sexualité est aussi celle d’un quotidien dont le regardeur est dorénavant convié à partager l’universelle banalité. »46. La sexualité est abordée de façon explicite. Nan Goldin, tout comme Larry Clark a fait le choix d’exposer la brutalité du fait. Aborder la sexualité de façon explicite, c’est ce vers quoi ces artistes ont tendu, brouillant ainsi la frontière entre art et pornographie, mais surtout entre sexualité et pudeur. Explicite et brutal, Vito Acconci l’est aussi avec son projet Seedbed, lorsque, dans la Sonnabend Gallery, en janvier 1972, caché sous le parquet, il se caresse et se masturbe. Sa voix, diffusée par haut-parleur et intégrée dans l’espace vide de la galerie, encourage le public à lui marcher encore plus dessus, à le modeler, à le faire jouir, à le piétiner pour le conduire à la jouissance. Les photographies de Nan Goldin "neutralisent" d’une certaine façon la puissance perturbatrice de l’érotisme en intégrant la sexualité dans la trame continue du quotidien. Le sexe ne fait pas rupture, ni césure : il se joue et se pratique dans un continuum temporel, une durée sans aspérité, anti-événementielle. Celle de tous les jours. La sexualité s’expose sous la lumière crue de l’objectif sans jamais accéder à l’érotisme : ni jouissance, ni chute dionysiaque, l’érotisme s’exténue. De l’intime, Nan Goldin a constitué un "monde", et de son œuvre un témoignage éminemment politique, quasi résistant, sur le "hors champ" de la société américaine : gays, drag queens, toxicomanes, femmes perdus et hommes violents. La césure, chez Nan Goldin, vient du groupe social photographié. Les postures intimistes de ces trois artistes sont celles de l’écart ; elles échappent aux codes sociaux et aux formatages culturels ou langagiers. Retrouver une "langue à soi", se réapproprier ses souvenirs ou sa vie dans ce qu’elle contient de plus enfoui, secret, pour en déceler les ombres et imprécisions. Mais surtout, c’est narrer sa vie ; l’intime, c’est avant tout "ce qui nous appartient" ; les souvenirs du 45 46 Baqué Dominique, Mauvais genre(s), Paris (France), Éditions du Regard, 2002, p.16 Baqué Dominique, Mauvais genre(s), Paris (France), Éditions du Regard, 2002, p.31 31 moi : la naissance, la petite enfance, les premières rencontres importantes, la famille, les lieux de l’enfance et parfois les dates de certains événements. L’art de l’intime est constitué de cette abondance de marques de la première personne du singulier, qui, en se racontant, se confond avec le je raconté – qui renvoie au passé – et le je qui écrit, raconte, commente ou capte (ou vit, comme le je de Nan Goldin) – lié au présent de la création. L’intimité racontée, c’est, en quelque sorte, mettre en œuvre un récit autobiographique ou autoportraitiste, et les effets mis au service de cette énonciation sont directement liés au réel. 32 1.2 Récits autobiographiques Largement répandue en littérature, l’autobiographie semble être le point de départ de toutes réflexions concernant les écrits intimes. La définition qu’il est délicat d’éluder est sans aucun doute celle de Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. »47 Cette définition implique différents niveaux de description : la forme du langage (c’est un récit en prose), le sujet traité (il s’agit de l’histoire d’une personnalité), le contexte de l’écriture (il doit y avoir identité de l’auteur – dont le nom renvoie à une personne réelle, nous y revenons, à la notion de "réel", et du narrateur), le statut du narrateur (il y a identité du narrateur et du personnage principal), et la temporalité. Philippe Lejeune insiste sur le caractère commun entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal : ils s’accordent l’un à l’autre. En effet, l’emploi du je dans un texte autobiographique renvoie directement à l’identité de l’artiste signataire. De plus, la définition énoncée insiste sur le fait que l’autobiographie est un récit. Le terme exprime une idée de déroulement narratif et la structure du genre obéit à une succession d’étapes : naissance, vie affective et sexuelle, expériences de tous ordres, mariage(s), deuils, etc. Chacune de ces artistes s’est appropriée sa filiation familiale, peut-être pour mieux s’en échapper et vagabonder à son aise dans sa propre histoire. En ce sens, Nan Goldin se détache des trois autres artistes qui constituent l’objet de cette recherche, dans la mesure où son travail prend forme au moment même où il est vécu, à la manière d’un journal ou d’un carnet de vie qui s’écrit dans l’instant, sans retouche ni modification ultérieure. Elle a vécu réellement avec ses sujets. Prénoms et lieux familiers restent au centre de son cheminement formel et moral. Néanmoins, une distance s’installe lorsque Nan Goldin revient sur les traces de son passé familial comme dans la magistrale œuvre Sœurs, Saintes et Sybilles. Lejeune Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, collection Points, 1975, nouv. Ed. 1996, p.14 47 33 L’intervention de la famille de l’artiste ou l’appel au souvenir familial et intime apparaît comme étant un élément constitutif de la narration chez ces artistes. Valérie Mréjen réalise, ce que l’on pourrait appeler une "autobiographie détournée" ; elle met en scène des reconstitutions : des acteurs, qui, filmés très simplement, face à la caméra, livrent une histoire. Une femme assise, de face, sur un canapé, se plaint du comportement de son mari ou raconte quelques souvenirs. Des larmes de sang, La Poire et Élisabeth, tous trois réalisés en 2000, composent une trilogie que Valérie Mréjen n’a pas écrite, mais dont les histoires proviennent de sa tante, Berthe Mréjen, celle-là même qui figure à l’écran, femme assise sur un canapé et qui raconte. « Un jour mon père me raconte cette histoire des « Larmes de sang ». Il imitait ma tante en train de se plaindre au téléphone, j’ai trouvé ça très drôle et me suis demandée pourquoi ne pas lui proposer directement de la filmer. Je suis allée chez elle avec ma caméra et lui ai demandé de me raconter ses histoires. On a fait un essai, plutôt pas mal, même si je me suis rendue compte en visionnant les rushes qu’elle était encore hésitante. Mais comme elle s’est prêtée au jeu, nous avons fait des répétitions et tourné comme si elle avait tout appris par cœur et récitait. En fait, c’était la première fois que je procédais de cette façon un peu improvisée, sans avoir préalablement écrit l’histoire. Il s’agissait de ses expressions à elle, de ses exagérations, de sa façon très imagée de décrire les situations. À partir de cette série un peu différente, j’ai eu envie de continuer avec les gens autour de moi, des amis ou des connaissances. Je leur ai demandé de me raconter un souvenir, une histoire personnelle, tout en travaillant avec eux comme j’avais fait avec ma tante, en effectuant un tri, en choisissant certains éléments de leur histoire et en réécrivant avec eux au fur et à mesure, d’une prise à l’autre. »48. Ainsi, la plupart du temps, il ne s’agit pas de souvenirs de l’artiste ellemême. Cette quête de la singularité de l’autre, Valérie Mréjen l’explique comme la manière de trouver son propre langage, pour pouvoir mieux se dire ensuite : « Je m’approprie souvent les mots des autres. Pour élaborer une pensée ou un langage, j’ai besoin de faire un collage d’expressions, de phrases, etc. J’emprunte beaucoup à ce que j’entends autour de moi. »49. 48 49 Lebovici Elisabeth, Bons plans/ Valérie Mrejen, Paris (France), Éditions Léo Scheer, 2005, p.72 Mréjen Valérie, Ping-Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.45 34 Elle passe donc par l’autre, parce que ces autres "représentent" pour elle la possibilité d’une parole, et, à la manière des vases communicants, elle s’imbibe des mots et expressions entendus à droite à gauche pour en travailler la matière et le sens : « Je m’appuie sur la parole des autres pour parler. Mes livres sont presque une restitution de phrases que j’ai retenues. Ce n’est pas tout à fait mon langage, je n’ai rien inventé. »50. Pour se construire une identité artistique, Valérie Mréjen "passe" par les autres, pour se fabriquer un langage, élaborer des phrases. Et, même lorsqu’il s’agit d’une anecdote qu’elle aurait réellement vécu, comme l’histoire de la vidéo intitulée Jocelyne, dont l’interprète décrit avec précision la mécanique laborieuse et vaguement dégoûtante d’une nuit au lit avec un amant légèrement trop brusque, elle fait appel à une actrice pour l’incarner, et intitule la vidéo par le prénom de l’actrice (Jocelyne Desverchère), plausiblement pour brouiller les pistes le plus possible : « (…) Ensuite, il a mis sa main entre mes cuisses et s’est mis à frotter vigoureusement de haut en bas. Voyant que je faisais la grimace, il s’est dit que c’était agréable. Il s’est mis à agiter son index avec frénésie. J’ai ressenti des tiraillements. Ensuite, il s’est allongé sur moi et s’est mis à faire des va-et-vient de plus en plus rapides. C’était un rythme mécanique. Il avait l’air totalement absorbé. Il poussait des sortes de grognements à une fréquence d’environ un par seconde. Je ne sais plus combien de temps ça a pris. Il s’est mis à grogner de plus en plus fort. Tout à coup il a rugi. Il est resté là comme ça. Il transpirait énormément. Il m’a embrassée sur la bouche en se retirant, il s’est allongé à côté de moi. Tout à coup, j’ai entendu qu’il ronflait. »51. La vidéo Jocelyne fait référence à une expérience personnelle, que l’artiste met à distance : « Quand un souvenir m’encombre, je me dis « bon, de toute façon, je ne peux pas l’effacer ; donc il faut bien que j’accepte son insistance présence. »52. La catharsis, ici, s’opère via l’écriture, la mise à plat de l’expérience. Il y a dans cette transformation du souvenir, un double mouvement presque contradictoire : en même temps qu’elle met à distance ce souvenir en parvenant à s’en détacher, et, finalement, à en rire, ou tout au moins, à rendre le goût amer de ce souvenir, cocasse, elle en fait la commémoration. Mréjen Valérie, Ping-Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.45 Extrait de la vidéo Jocelyne, 1998, 2 min 10 52 Mréjen Valérie, Ping-Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.44 50 51 35 L’autre, devient alors le moyen d’arriver à soi, et de réécrire un pan de son histoire, d’en modifier la tonalité et la teneur. Valérie Mréjen se raconte en effectuant une transcription du souvenir et de l’anecdote personnelle via l’écriture, et en faisant appel à des interprètes, elle évite ainsi d’apparaître à l’image dans les vidéos qu’elle réalise. Tout au contraire, mais en conservant une même idée de "transcription" du souvenir intime et familial, l’intervention du corps de l’actrice-réalisatrice Chantal Akerman dans ses films, dès le premier court-métrage qu’elle a réalisé, va être un leitmotiv dans toute sa filmographie. La cinéaste présente son corps à l’écran et exploite les différentes possibilités que le temps et l’espace filmiques lui offrent. Le corps s’impose alors comme dispositif scénique central et se caractérise de différentes manières : du corps qui se montre, au corps "joué" qui penche du côté de l’autofiction, au corps remplacé par un alter ego – autrement dit, par le corps d’une actrice, c’est la subjectivité de Chantal Akerman qui est mise en avant. Point de départ de toute implication autoreprésentative de l’artiste dans son œuvre, la visibilité du corps de celui-ci, dans le sens où il s’expose au regard, est un élément inhérent au travail de Chantal Akerman. Il s’agit de considérer le corps dès lors qu’il est traité comme expérience du rapport à soi, mais aussi lorsqu’il est mis à l’écart. Le mouvement est un thème fondamental dans son œuvre ; mouvement qui implique le geste dans l’intimité, mais aussi dans ce que l’action de ces mêmes corps a de "chorégraphié". En somme, Chantal Akerman n’est ni explicitement une autoportraitiste, ni une autobiographe, même si tous ses films s’inspirent ou trouvent un sens en rapport à sa vie. Entre envolées autobiographiques et démarches à tendance autoportraitiste, il s’agit surtout pour ces trois artistes de mettre en place une "parole à soi". Philippe Lejeune définit l’autoportrait comme une autobiographie n’ayant pas la forme d’un récit et ne répondant à aucune visée rétrospective. Dans Miroirs d’encre, Michel Beaujour entreprend, à la suite de Philippe Lejeune, de définir l’autoportrait en littérature en l’opposant d’une part à l’autobiographie, et, d’autre part, à l’autoportrait pictural. Tandis que l’autobiographie raconte des événements passés en respectant une structure linéaire, l’autoportraitiste cherche à se définir au moment même où il écrit, c’est-à-dire dans l’acte de la création. 36 Là où l’autobiographie se définit par une clôture temporelle, l’autoportrait apparaît comme une totalité sans fin, où rien ne peut être donné d’avance, puisque son auteur formule : « Je ne vous raconterai pas ce que j’ai fait, mais je vais vous dire qui je suis. »53, formule qui pourrait définir le travail photographique de Nan Goldin. Michel Beaujour insiste sur la différence qui existe entre le projet de l’autobiographe et celui de l’autoportraitiste. L’autobiographe se pose la question de savoir comment il est devenu ce qu’il est devenu, tandis que l’autoportraitiste part d’une question qui témoigne d’une absence à soi54, à laquelle n’importe quoi peut finir par répondre, il passe ainsi sans transition d’un vide à un excès, et ne sait clairement ni où il va ni ce qu’il fait. Ainsi, dans le domaine de l’écriture de soi, la différence perceptible entre l’autobiographie et l’autoportrait pourrait être d’un côté le désir de s’écrire soi, et de l’autre, l’ambition et l’urgence d’écrire en soi, nécessité que l’on pourrait, à nouveau, assigner au travail de Nan Goldin. La démarche de l’autoportrait en littérature consiste pour un auteur à rassembler ce qui motive ses impressions et sensations, son imaginaire, dans un temps précis : celui de l’écriture. Selon Michel Beaujour, cela se définit par cette « opposition entre le narratif d’une part et de l’autre l’analogique, le métaphorique où le poétique permet déjà de mettre en lumière un trait saillant de l’autoportrait. »55. Ainsi, à l’ordre chronologique des faits remémorés et racontés dans l’autobiographie, l’autoportrait substitue un ordre associatif, thématique et répond à une logique de l’instant présent. La table des matières de L’âge d’homme de Michel Leiris – qui élabore dans cet ouvrage une approche de sa propre image à partir de références diverses de sa vie, est significative si l’on suit ce propos. On constate en effet qu’elle offre un répertoire de thèmes : Vieillesse et mort ; Surnature ; L’infini ; L’âme, etc. – autant de rubriques sous lesquelles les souvenirs, les rêves, les fantasmes, ainsi que les réflexions de l’auteur s’agrègent et se déploient. Beaujour Michel, Miroirs d’encre, rhétorique de l’autoportrait, Paris, Éditions du Seuil, collection poétique, 1980, p.9 54 Cette "absence à soi" se manifeste chez Nan Goldin par une nécessité compulsive à la conservation des images-souvenirs qui constitueront sa mémoire. 55 55 Beaujour Michel, Miroirs d’encre, rhétorique de l’autoportrait, Paris, Éditions du Seuil, collection poétique, 1980, p.9 53 37 Ce bref détour littéraire nous permet de mettre l’accent sur un des éléments fondamentaux de l’autoportrait pour les artistes dont il est question dans ce travail : l’utilisation de la mémoire, et le rôle tenu par les souvenirs (existants, ou "à venir"). Si l’on résume avec Raymond Bellour qui, dans L’Entre-images. Photo, cinéma, vidéo, définit rapidement les cinq grands caractères de l’autoportrait selon Michel Beaujour, il s’agit de considérer que : « 1. L’autoportrait naît de l’oisiveté, du retrait. (…) À l’écriture comme action, intervention, dialogue, il oppose l’écriture comme inaction, divagation, monologue. (…). 2. Le sujet de l’autoportrait est un sujet de type encyclopédique. Il opère un parcours des lieux (au propre et au figuré) dont se constitue la culture et par lesquels il est ainsi constitué lui-même. »56 : démarche qui renvoie plutôt au travail de Valérie Mréjen qui met en place ce qu’elle définit elle-même comme étant une forme de retour passif (une mise à distance) sur les événements de sa vie (échec sentimental, récit familial navrant, etc.). Lorsqu’elle revient sur Eau sauvage, elle formule : « Pour commencer même à écrire, il fallait que je passe par cette imitation, ce playback d’une voix que je connaissais par cœur. »57. Ainsi, elle "opère" une véritable dissection des rapports qu’elle entretenait avec son père, avec pour seul objet d’analyse ses monologues et dialogues à lui. En somme, l’autoportrait en littérature ne consiste jamais en une simple description de celui qui le réalise, bien qu’il se présente comme une démarche à dominante descriptive. Il est semblable à un « miroir d’encre », si l’on reprend la formule de Michel Beaujour : un miroir obscurci, brouillé par le langage et la culture qui précède nécessairement le sujet qui entreprend d’écrire. Raymond Bellour poursuit son résumé en rappelant que, parce qu’il est déterminé par ce qui est le plus personnel en soi, l’autoportrait « devient le livre de l’impersonnel et transforme donc le singulier en général. »58. Bellour Raymond, L’Entre-images. Photo, cinéma, vidéo. Paris (France), Éditions de la Différence, 2002, pp. 288-289 57 Mréjen Valérie, Ping Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.46 58 Ibid., p.289 56 38 1.3 Concept d’autoportrait : une rhétorique du moi « Et pour quelles raisons les artistes, tout particulièrement, éveillent-ils en nous le désir de connaître leur apparence physique, de croiser leur regard à jamais présent ? (…) Cette habitude peut donner l’illusion que le peintre, devenu son propre modèle, se livre directement à la toile, sans médiation ni mise en scène de soi. D’un autre côté, et bien qu’avertis des ruses chères aux artistes, nous sentons qu’une vérité se dit à travers le dialogue que les créateurs ont instauré avec eux-mêmes depuis toujours. »59 Le mot "portrait" tient son étymologie du verbe portraire qui signifie "dessiner". L’origine du motif de l’autoportrait se trouve dans l’art pictural et l’art de l’image. Se peindre, c’est se peindre peintre, avec palette et pinceaux – outils de la métamorphose par laquelle l’artiste devient son portrait. Le corps et le visage deviennent alors des sujets et des critères de conscience de soi. En ce qui concerne la peinture, le trait caractéristique et incontournable est l’obligation pour l’artiste de se servir d’un miroir pour l’exécution de son travail, du moins si nous gardons l’idée d’une œuvre d’après nature – rien ne l’empêche de dessiner d’après une photographie ou d’après tout autre portrait de lui fait par un autre. L’utilisation du miroir implique que l’artiste regarde en face, c’est-à-dire, se regarde, et donc, regarde le spectateur. Ce regard qui regarde pourrait être l’un des signes particuliers de l’autoportrait dans la mesure où il traduit l’identité et la présence. En somme, l’autoportrait concerne en premier lieu l’apparence d’une personne, autrement dit la façon dont on peut l’identifier visuellement, la reconnaître comme sujet unique60. Mais cette signification peut s’élargir et désigner aussi bien l’identité que l’apparence. Guégan Stéphane, L’autoportrait dans l’histoire de l’art, de Rembrandt à Warhol, l’intimité révélée de 50 artistes, Paris (France), Éditions Beaux Arts, 2009, p.13 60 L’autoportrait s’adresse à une tierce personne, qu’on l’appelle le spectateur, la société ou l’histoire. Exercice solitaire il contient en lui la communauté des hommes. Il a toujours tangué entre le privé et le public, l’affirmation individuelle et le regard collectif, l’appel d’une reconnaissance et la reconnaissance d’un statut. 59 39 Les propriétés d’une personne – celles par lesquelles se manifeste son identité, incluent ses qualités psychologiques et morales, ses émotions et ses pensées, par exemple. L’intériorité se substitue à l’ensemble d’intériorité et d’extériorité d’abord considéré. Dans le domaine artistique, on peut établir l’hypothèse selon laquelle il est courant de soutenir que chaque œuvre est un peu l’autoportrait de l’artiste ou que chaque texte littéraire contient en quelque sorte l’autobiographie de son auteur. Cette hypothèse constitue le fil conducteur de ce travail de recherche sur Nan Goldin, Chantal Akerman et Valérie Mréjen. Dans l’art contemporain, les artistes s’attellent à repousser les frontières de l’autoportrait, ils chercheraient à « casser les illusions de l’époque contemporaine61 », si l’on reprend la formule de Thomas Schlesser, et non plus à gagner la légitimité de leur statut ni même véritablement pour une forme de reconnaissance. L’artiste se veut le reflet et le révélateur des brisures universelles, qu’elles soient de nature sociale, économique, philosophique, etc. Il est intéressant de constater que le terme même d’autoportrait est aujourd’hui peu employé par les artistes lorsqu’ils évoquent leurs oeuvres, bien qu’ils se placent au cœur de celles-ci. Le travestissement est un moyen de détourner le sens de ce qui est devenu un banal "exercice de style". La polémique et talentueuse Ann Liv Young62 utilise Sherry, vulgaire personnage américain peroxydé qu’elle a crée de toute pièce sur son propre visage avec du maquillage à outrance et une perruque pour ses performances chorégraphiées et chantées. Schlesser Thomas, L’autoportrait dans l’histoire de l’art, de Rembrandt à Warhol, l’intimité révélée de 50 artistes, Paris (France), Éditions Beaux Arts, 2009, p.243 62 À lire l’article à ce sujet sur le blog de Élisabeth Lebovici Le Beau Vice : http://le-beauvice.blogspot.com/2010/08/le-coup-de-la-coupure-delectricite.html 61 40 ©Facebook/ Ann Liv Young De ce côté-là (la mise en scène, le travestissement à outrance, aux limites du baroque), les artistes sont nombreux. Cindy Sherman ne signe, depuis les années 1960, presque que des œuvres dont elle est le sujet. Elle n’en parle pas comme des autoportraits. © Cindy Sherman, Paris (France), Éditions Flammarion/ Éditions du Jeu de Paume, 2006 Comme d’autres avec des bijoux, Cindy Sherman pare son visage et son corps de prothèses (faux nez, moustache, faux seins, etc.) jusqu’à l’effacement, voire la disparition de son "vrai" visage. 41 Des premiers Films Stills réalisés en noir et blanc dans les années 1970 aux History Portraits (1988-1990), en passant par la série des Disasters et des Fairy Tales (1985-1989), ce ne sont jamais des autoportraits qu’exécute Cindy Sherman, même si elle est physiquement présente dans chaque photographie. Du "sujet Sherman", l’on ne sait rien, et il n’y a peut-être rien d’autre à savoir que ces représentations, à la fois méticuleuses et inassignables, de femmes brunes, blondes ou rousses, auratiques modèles de tableaux renaissants ou douteuses héroïnes de films de série B. En somme, ce n’est pas le je que cherche à cerner le travail de Cindy Sherman, un je dont il conviendrait de découvrir l’absolue singularité, la substantielle consistance derrière l’accident des situations, le fatras des poses et des grimages. Tout au contraire, ce qui s’énonce chez Cindy Sherman, c’est qu’il n’est pas de je, tout au plus des "fictions du je". Point d’identité personnelle, non plus, mais une sorte d’identité collective dans laquelle chacun(e) puiserait, comme dans un réservoir aux potentialités finies de geste, d’attitudes, d’affects. Le je apparaît alors comme une construction imaginaire L’artificialité du masque de l’autoportrait est un élément que l’on retrouve chez Rafael Goldchain, mais traité de manière clairement autobiographique. 42 Son travail traite de problématiques comme l’identité et le rapport à l’histoire familiale et culturelle. À la manière de Valérie Mréjen qui se met littéralement "dans la peau" de son père lorsqu’elle écrit Eau Sauvage, Rafael Goldchain pénètre la peau de ses ancêtres en empruntant leur apparence physique. En utilisant les codes du portrait de famille traditionnel, Rafael Goldchain se glisse, s’incruste dans sa propre histoire. Le plus étrange, lorsque l’on observe cette série – qui s’intitule Terrain familial (1999-2001), reste encore le fait de reconnaître le visage de l’artiste sur tous les visages bien qu’ils soient clairement visibles. Il y a comme une double trame de lecture dans chaque visage, une forme d’étrangeté, presque une forme naissante de monstruosité de cette greffe qui s’opère contre-nature. « La mise en scène de soi confine ainsi à l’époque contemporaine au monstrueux.63 » formule Thomas Schlesser, nous évoquant les images du visage composé et altéré de l’artiste française Orlan : « Corps mutant, post-human, tout entier construit sur le refus du donné, de l’inné, du naturel 64», selon Dominique Baqué. Véritable corps-sujet, Orlan se construit des identités multiples, mouvantes, en perpétuel devenir. Son visage, redessiné par le scalpel, « sourit contre la chirurgie dont elle détourne les enjeux et les interdits.65 ». Visage qui refuse la plainte, tout comme le visage de Nan Goldin refuse la complainte. Visage défiguré en attente de re-figuration. Mais il ne faudrait cependant pas imaginer que tout "autoportrait contemporain", si l’on reprend l’expression de Thomas Schlesser, renvoie à la monstruosité et à l’outrance. Face aux excès baroques de la mise en scène de soi, on trouve la vacuité de la mise à nu. Schlesser Thomas, L’autoportrait dans l’histoire de l’art, de Rembrandt à Warhol, l’intimité révélée de 50 artistes, Paris (France), Éditions Beaux Arts, 2009, p.244 64 Baqué Dominique, Orlan Refiguration self-hybridations, série précolombienne, Paris (France), Éditions Al Dante, 2001 (pas de pagination dans l’ouvrage) 65 Baqué Dominique, Orlan Refiguration self-hybridations, série précolombienne, Paris (France), Éditions Al Dante, 2001 (pas de pagination dans l’ouvrage) 63 43 © Nan after being battered, 1984, in. Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (EtatsUnis), Éditions Aperture, 1986, p.83 Les autoportraits de Nan Goldin rendent compte d’une frontalité évidente dans la mesure où ce sont des autoportraits photographiques – qui capturent la trace d’un instant donné, et qui représentent son visage, élément emblématique de l’être humain (l’animal n’étant pourvu que d’une gueule, et la divinité, dans deux des grandes religions monothéistes – l’Islam et le Judaïsme – étant à proprement parler irregardable, et donc tout aussi irreprésentable.). Nan Goldin considère l’appareil photographique comme une partie de son corps, comme son œil véritable, celui qui enregistre le vécu et les impressions qu’on en a. L’appareil est utilisé dans ses autoportraits comme un moyen pour l’artiste de se « retrouver dans sa peau, de refaire connaissance avec son visage et environnement. »66. Elle accompagne sa propre solitude par le recours à un miroir permanent. Dans Autoportrait après avoir été battue qui date de 1984, on voit le visage de l’artiste qui a subi de graves sévices. En plan rapproché, le visage s’affiche bouffi, les yeux pochés, et d’où pourtant il émane du rouge à lèvres éclatant, que Nan Goldin s’obstine à arborer, une force inentamée qui ne laisse place, malgré les signes ostensibles de commotion tant intérieure qu’extérieure, à aucun mouvement d’autocompassion. Goldin Nan à propos de ses premières photographies après sa cure de désintoxication en 1988, Nan Goldin, David Armstrong, A Double life, Zurich/Berlin/ New York, 1977, p.11 66 44 Quête sacrificielle et expiatoire au travers de cette défiguration de la visagéité représentative propre à l’art moderne, que Dominique Baqué explique dans son ouvrage intitulé Visages : du masque grec à la greffe du visage : « Nul doute qu’avec cette affolement identitaire, la destitution de la visagéité et l’extermination de l’humain par la Shoah ait à voir - dans la double acception du terme. (…) Force est de reconnaître qu’il ne fut plus jamais possible d’ « envisager » la figuration du sujet de la même façon après l’Holocauste, après cette béance du hors-sens dans l’Histoire »67. Vers quoi tend l’autoportrait désormais ? Au brouillage, au brouillard, même. Le je est encore et toujours un objet qu’explorent les artistes mais aussi un objet dont il s’emparent : « Ils le transforment à leur gré pour lui donner les formes de leurs rêves, de leurs cauchemars et de leurs mythes personnels. À tel point que le je n’est plus souvent un objet extérieur reconnaissable mais un objet intérieur extravagant et parfois impalpable.68 » formule très justement Thomas Schlesser. Les autoportraits de Nan Goldin et la portée anxiogène qui en découle inéluctablement, en particulier celui dont il est question, intitulé Autoportrait après avoir été battue qui date de 1984, peuvent faire écho à la posture de l’ "enragé" d’un Arnulf Rainer qui pratique dans ses autoportraits grimaces, cris, défigurations doublés d’une agressive attaque picturale. L’attaque intervient sur le matériau photographique par l’artiste lui-même, et non pas à même le visage de Nan Goldin par son compagnon), sous forme de coulures, coups de pinceaux attentatoires, tels des griffes, des coups, griffures, lacérations69. Baqué Dominique, Visages, du masque grec à la greffe du visage, Éditions du Regard, 2007, p.81 Schlesser Thomas, L’autoportrait dans l’histoire de l’art, de Rembrandt à Warhol, l’intimité révélée de 50 artistes, Paris (France), Éditions Beaux Arts, 2009, p.247 69 « Quand je dessine, je suis excité, je parle, je déforme mon visage, je me mets en colère contre les gens, je me transforme continuellement dans mon corps, mon caractère et ma personnalité. J’ai voulu rendre évidentes ces manifestations annexes. (…) En 1970, après des expériences avec la mescaline, je crus voir sur mes photos des taches de couleurs éparpillées ici et là, des visions avec des corrections. Je suivis à la lettre ces phénomènes hallucinatoires typiques de la drogue et pus ainsi répéter dans un état normal ces mécanismes de projection psychique. Depuis, je me suis mis à redessiner mes propres photos, avec le sentiment de parvenir ainsi non seulement à me reproduire d’une façon plus intense, mais aussi à me métamorphoser d’une façon symbolique et presque même à me dessaisir de moi-même. » : Werner Hofmann « La dialectique complémentaire », Arnulf Rainer, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984 67 68 45 © Face Farces, 1969, Arnulf Rainer, Édité par Andrea Madesta, Museum Moderner Kunst Karnten, Klagenfurt, 28.11.2009-15.02.2009, Éditions Snoeck (Autriche), 2009, p.70 Se dessaisir de soir pour parvenir à la vérité la plus intime de son être, la plus nue et la plus aride, comme Arnulf Rainer ou, se prendre en photo le visage tuméfié après avoir subi des violences, pour être en mesure de ressaisir sa propre enveloppe charnelle, se réapproprier l’identité abandonnée aux psychotropes et aux amours destructeurs. Ces deux formes de réappropriation de soi présentent un point commun en ce qu’elles poussent la violence et la frontalité de l’autoreprésentation à leur paroxysme. Ce qui reste le plus glaçant dans cet Autoportrait après avoir été battue est le mutisme du visage de l’artiste, qui rappelle le masque mortuaire. Pas de contorsion ni grimaces, pas non plus de tension psycho-physique, aucun maniérisme dans l’expression, rien de tout cela ne transparait, sauf la présence presque "plastique", picturale de ces déformations et tumeurs. Et cet œil droit, comme figé, perçant mais gonflé, qui fait penser aux transformations volontaires de l’artiste Orlan sur son propre visage qu’elle transforme tour à tour en masque amérindien. Dans cette série intitulée Refiguration/ Self-Hybridation précolombienne (1998), "ses" visages sont en perpétuelle expansion, en perpétuel excès, et transgressent les catégories du Beau et du Laid, du Normal et du pathologique. 46 © Refiguration/Self-Hybridation précolombienne n°3, 1998, 100x120 cm 3 exemplaires, cibachrome et traitement numérique, in Orlan, Refiguration & Self hybridations, série précolombienne, et ; Nan after being battered, in. Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (Etats-Unis), Éditions Aperture, 1986, p.131 L’absence apparente de charge émotionnelle dans l’expression de Nan Goldin suscite presque une impression d’indifférence, comme si ce visage dessinait quelque chose de définitif, quelque chose comme un visage éternel. Si l’on observe longtemps ce cliché, l’on a l’impression d’être confronté à la dernière image de cet être, une forme d’éternité, presque de taxidermie. Ainsi, en offrant son visage de la manière la plus nue, la plus crue, saccagé à coups rageurs de poings, elle l’endeuille à jamais et en cristallise la matière comme une mort symbolique porté à l’encontre du visage, élément principal de sa démarche photographique. Mais cet autoportrait fait partie d’une série d’autoportraits qui va sans cesse bousculer les normes de la visibilité convenable du corps : Autoportrait avec Brian en train d’avoir une relation sexuelle, New York, 1983 ; Autoportrait en kimono avec Brian, New York, 1983 ; Autoportrait un mois après avoir été battue, 1984 ; Autoportrait dans la salle de bain bleue, Berlin, 1984 ; Autoportrait dans le train, Allemagne, 1992, etc. 47 © Self-portrait in blue bathroom, London 1980, in. Goldin Nan, The Ballad of Sexual Dependency, New York (Etats-Unis), Éditions Aperture, 1986, p.22 et Self-portrait in blue bathroom, Storkwinkel, Berlin, 1991, source internet : http://balticmill.com. On retrouve chez Nan Goldin le motif du miroir dont il est question concernant la pratique picturale de l’autoportrait. Les deux autoportraits intitulés Autoportrait dans une salle de bain bleue, Londres 1980, et Autoportrait dans une salle de bain bleue, Storkwinkel, Berlin, 1991, fonctionnent comme un diptyque. Les miroirs utilisés s’interposent entre le lieu du regard (qui n’est pas un "regard qui regarde" vers le spectateur) et le lieu du geste. Dans les deux clichés pris à un intervalle de onze années l’on observe la récurrence de certains motifs. La salle de bain, lieu par excellence de l’intimité, mais également l’ambiance bleutée de l’espace photographié qui renferme une connotation éminemment morbide et mortuaire. Le miroir, qui s’affirme comme étant le cadre dans l’image, est un espace temporel "autre". Il est l’élément qui permet au visage de l’artiste d’exister, de s’affirmer dans l’image. Visage qui se trouve délaissé, réduit à un simple point de chute, un détail, espace infime dans la composition de l’image ; le regard fuyant, déroutant parce que plein de sérieux, figé, à nouveau. 48 Hormis le destin commun de ces deux visages, ce qu’on lit davantage est cette impression d’être face à des "visages-temps" : dans le progressif et inéluctable affaissement des chairs, dans la perte insidieuse du dessin de l’ovale et dans la biffure des rides se lit le travail de sape de la mort sur "les" visages de Nan Goldin. Ce(s) visage(s), que l’on sait "abimé(s)", par la drogue et l’amour, détruit sans doute, mais livré sans fard aucun, délesté de toutes les séductions sociales, comme rongé jusqu’à l’os, au plus près, peut-être de son essence même. Avec Nan Goldin, l’on voit que la présence de l’artiste à l’image peut devenir une absence présente rendue inatteignable, impalpable, comme l’évoque la formule de Thomas Schlesser précédemment mentionnée. Une présence éteinte, en somme : « Se dépeindre soi-même revient nécessairement à témoigner de sa propre vulnérabilité. L’autoportrait est un espace où l’artiste peut projeter une vision fantasmatique de lui-même. Mais derrière les fantasmes s’agite toujours un fantôme : le spectre du néant.70 ». Il est d’ailleurs intéressant de constater que Nan Goldin va poursuivre cette quête et désublimation de la représentation corporelle dans ses clichés, mais sans jamais reproduire ce mutisme expressif, cette neutralité apparente, bien au contraire, en communiquant clairement une émotion, une humanité, une narration. Elle parvient à rendre visibles sur les visages de ses modèles la nostalgie, le désir, la quête. L’on peut probablement affirmer que les autoportraits qu’elle a réalisés sont les clichés les plus durs et les plus extrêmes, et que pour Nan Goldin, la quête de l’estime de soi passe par les autres et est uniquement rattachée à cette pensée de l’altérité qui anime toutes ses séries photographiques. Il y aurait ainsi, peut-être, une vérité du visage dans le tremblement de sa fragilité et dans son propre effacement. Le visage hésitant et nerveux de Chantal Akerman dans l’autoportrait intitulé Chantal Akerman par Chantal Akerman réalisé pour la télévision en 1996. Schlesser Thomas, L’autoportrait dans l’histoire de l’art, de Rembrandt à Warhol, l’intimité révélée de 50 artistes, Paris (France), Éditions Beaux Arts, 2009 p.249 70 49 © Photogramme extrait de l’émission Cinéma de notre temps, DVD Cinéma de notre temps, Mk2 distribution, 2006 Un visage presque glacé, aux yeux d’un bleu perçant, insistant. Ici encore, la frontalité de l’autoreprésentation est de mise, à laquelle s’ajoute le mouvement que permet la caméra, le mouvement du corps de l’artiste, le son de sa voix, la sécheresse de ses muqueuses, les cillements d’hésitation et de nervosité. Chantal Akerman par Chantal Akerman est une œuvre réalisée pour la série « Cinéma de notre temps » qui était dirigée par André Labarthe et Janine Bazin. Le principe de l’émission télévisée consiste à confier à un réalisateur le soin de faire le portrait d’un autre réalisateur. Ayant rencontré des difficultés pour présenter le cinéaste qu’elle avait choisi, Chantal Akerman s’est accordée la flatterie (ou, est-ce une vanité ?) de détourner la commande pour en faire un autoportrait. Cet autoportrait est divisé en deux parties bien distinctes : dans un premier temps, nous nous trouvons chez la cinéaste, face à elle, puis, la deuxième partie intitulée Autoportrait par irruption d’un carton, présente un montage d’extraits des films qu’elle a réalisé, procédant ainsi à une substitution de sa propre identité au profit d’autres visages, qui lui sont familiers, voire qui sont des prolongements de sa personne ; ceux des personnages/actrices de ses films. Esthétiquement, la première partie rompt avec le formatage de l’imagerie télévisuelle. C’est à un rapport très intime qu’elle convie le spectateur, presque obscène, ce genre de rapport que l’on entretient en général qu’avec les très proches. Encore une fois, l’artiste nous confronte à son visage dans sa nudité la plus apparente, mais plus encore, c’est un regard terriblement insistant, presque gênant, qu’elle pose sur nous. 50 La cinéaste, assise, face à la caméra, parle d’elle, en son nom. Son visage est le garant d’une identité indiscutable : il est visible, reconnaissable, c’est le visage de la rencontre sociale, celui que l’on perçoit de la personne avec laquelle on discute, mais celui qui se veut le plus neutre possible. Lorsqu’elle pénètre dans l’image, l’impression qui prévaut marque par son caractère paradoxal : la mise en place semble artificielle : elle quitte une pièce et s’installe sur une chaise placée en bord cadre à droite de l’écran, tandis que sa gestuelle manifeste une spontanéité évidente, presque gauche. L’instantanéité du geste "autofiguratif" filmé se mêle au caractère écrit, scénarisé du projet, et c’est dans ce double mouvement que la cinéaste parvient à exprimer une singularité. « Je vais commencer par vous demander de la bienveillance. », Chantal Akerman lit un papier qu’elle a rédigé pour l’occasion, elle lit vite, sans vraiment prendre de temps de pause. Mais, de quelle bienveillance parle-t’elle ? Est-ce la même que celle que Nan Goldin requiert de la part du spectateur lorsqu’elle lui présente son visage tuméfié ? Avec cette formule, Chantal Akerman prend en quelque sorte le contre-pied de Montaigne qui, en 1580, s’adressait ainsi au lecteur des Essais : « Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naifve, autant que la révérence publique me l’a permis.71 », formule qui signifie que l’objet de son livre n’est pas la gloire personnelle, et encore moins la bienveillance des autres. Le naturel chez Chantal Akerman est teinté d’une couche d’artifice, elle s’y consacre avec une forme de crainte, de tremblement. Ce texte, qui sonne presque comme une prière ou une psalmodie, constitue le premier outil de substitution, il permet à la cinéaste de biaiser la frontalité de l’adresse visuelle et de mettre à mal le dispositif télévisuel. Cet autoportrait, en tant que forme à part entière, s’interroge sur lui-même. Au dernier plan de cette introduction, après quinze minutes de film, la caméra s’approche du visage de la cinéaste. Montaigne Michel, Les Essais, I, Paris (France), Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p.26 71 51 Ce plan relativement long (deux minutes et quarante-cinq secondes) a une fonction de prologue, ou de générique de début, il annonce le carton Autoportrait. Dès lors, l’autoportrait peut commencer. Durant ce prologue, Chantal Akerman évoque les grandes toiles que peignait sa grand-mère et qui représentaient des visages de femmes. Dès lors, le regard caméra installe son visage comme dépositaire d’un souvenir lointain. La cinéaste exprime une volonté d’immobilité face à l’objectif qui se traduit par un temps de pose (et de pause), comme s’il y avait là, à la fois une lutte sourde face à un temps qui enregistre mais ne s’arrête pas, et en même temps un souvenir évident de l’autoportrait photographique. Le deuxième mouvement de ce travail s’amorce alors, et l’image de son visage s’efface derrière les visages de toutes ces femmes qu’elle a filmées. Ce sont ces visages d’actrices (dont Chantal Akerman elle-même) qui viennent se substituer au "visage-palimpseste" de la cinéaste. Disparition par substitution, le visage de Chantal Akerman "est" tous ces visages et inversement tous ces visages sont le sien, ce visage marqué d’un regard est finalement l’élément stabilisateur entre les femmes disparues et les femmes filmées. À la fois relais et point de rupture, il ne peut qu’être là, puis s’effacer, pour que les autres prennent un sens. Ainsi, le prologue laisse la place à un montage de trente quatre extraits issus de certains de ses films. Les citations sont laissées telles quelles, sans rajout sonore, sans manipulation de l’image et en usant de raccords cut ; aucun effet ne vient orienter le propos. Les extraits présentés sont relativement longs et proviennent d’une sélection de films qui correspond à peu près à la moitié de l’œuvre de Chantal Akerman. Un carton vient préciser les titres des films retenus par ordre d’apparition et les titres des films qui n’apparaissent pas dans la sélection. L’ordre chronologique de la filmographie n’est pas respecté, et le montage ne renvoie à aucune prétention narrative. Il semble donc que ce choix ne réponde à aucune logique précise, en tout cas pas à une logique frontalement autobiographique. Le premier extrait est issu d’Histoires d’Amérique (1988). On y découvre New York, de loin, la nuit, et Chantal Akerman confie son déracinement et son histoire qu’elle qualifie de « remplie de manques et d’absences ». La voix de la cinéaste est très présente, comme dans l’extrait qu’elle a choisi pour conclure ce montage, issu de News from home (1976), travail dans lequel elle lit des lettres écrites par sa mère et qui lui sont destinées. 52 Le montage est encadré par la voix de la cinéaste qui tient alors, en creux, la présence de toutes ces femmes qui peuplent ses films. De l’une à l’autre des séquences, les mouvements se répondent, les durées se télescopent, et parfois les formes et attitudes créent des liens inattendus. Les films, et ce que l’on sait d’eux, viennent se répondre en se confrontant. En observant depuis les collures, le travail d’interférence des films devient évident et laisse apparaître un nouvel espace filmique, celui de l’autoportrait. « Faut-il passer par les autres pour arriver à soi ? » demande Bertrand Schefer à Valérie Mréjen dans son ‘interview-autoportrait’. Valérie Mréjen et Chantal Akerman utilisent un élément verbal ou visuel qui se trouve « à la place » de celui qui le produit et qui, par conséquent, le représente. Le premier ouvrage ouvertement autoportraitiste intitulé Ping-Pong de Valérie Mréjen, paru chez Allia à l’occasion de la rétrospective que lui a consacré le Jeu de Paume en 2008, dévoile les arcanes de sa création, et revendique cette idée de substitution de l’artiste, une frontalité détournée, biaisée et revendique clairement son attirance pour la forme littéraire et la plasticité des formes langagières. Exposition qui présentait dix-huit pièces de son travail, La Place de la Concorde s’annonçait plus ou moins comme une rétrospective (Valérie Mréjen a réalisé une installation avec du texte et quatre nouvelles vidéos pour l’occasion : Capri, Ils respirent, Voilà c’est tout et Hors saison). Ping Pong fait également office de catalogue (peu classique) à l’exposition, son format de publication lui donne plutôt l’apparence d’un livre de chevet. Plutôt que de faire un traditionnel catalogue avec textes critiques et préfaces institutionnelles, Valérie Mréjen fait appel à des proches (amis, comédiens, techniciens, journalistes) pour leur proposer de lui poser une ou deux questions (« À quoi ressemblais-tu quand tu étais adolescente ? », « Quel mot d’amour te fait fondre ? », « Quelle est ta manière préférée de fuir ? », « Et la famille ? », « Quel est ton rêve ? », « Et Dieu dans tout ça ? », « Pourquoi estu fidèle ? », « Qu’est-ce que tu n’as pas et aimerais avoir ? »), questions auxquelles elle associe des images récoltées de-ci de-là ; des images d’archives, des prospectus dénichés par hasard et collectés, des collages déjà réalisés, du papier de boucherie, quelques petites œuvres d’art en somme. Le principe est que chacun puisse demander absolument ce qu’il veut, libre ensuite à l’auteur d’ajouter ou d’enlever des questions. 53 Le " jeu de paume" est l’ancêtre du ping-pong, et nous pouvons présumer que l’artiste a joué sur l’expression pour cette raison-là, mais le ping-pong, c’est aussi les échanges musclés que mettent en scène les saynètes vidéos de Valérie Mréjen, un ping-pong verbal comme Dubillard l’a bien illustré avec « Le Ping Pong » dans ses Diablogues72 : Un : Taping ! Deux : Tapong ! Un : Taping ! Deux : Tapong ! Vous aimez le... Un : Taping ! Deux : Tapong !...le ping pong ?... Un : Taping ! Quoi ? Deux : Tapong ! Je dis… Un : Taping ! Deux : Tapong !... Est-ce que vous aimez… Un : Taping !... Le ping-pong ? Deux : Tapong ! Oui. Un : Taping ! Et comment ! Deux : Tapong ! Un : Taping ! Et vous ? Deux : Tapong ! Pas moi. Mais c’est aussi ce à quoi ressemble le contenu du livre-objet : un enchevêtrement habile d’échanges ludiques et vivants où certaines réponses sont longuement développées et documentées, d’autres plus abrégées (« Mmm. »73), d’autres encore, bien plus appliquées et graves, ou ironiques…le tout émaillé de références, d’images, de citations, de photographies : autant d’éléments qui appellent certaines des réponses et qui ajoutent une matière visuelle comme dans une forme de collage, pratique fragmentée : une utilisation fragmentée du fragment qui s’accommode avec les rencontres et l’hétérogénéité du réel. Coller, c’est emprunter au réel un objet ou une matière pour constituer une nouvelle réalité. Il s’agit donc d’un autoportrait-livre, pas vraiment littéraire, mais qui joue sur plusieurs tableaux, et qui contient le DVD des vidéos spécialement conçues pour l’exposition. À l’image de son travail, ce livre-objet multitalentueux puise sa matière dans des anecdotes personnelles et professionnelles, des références littéraires, cinématographiques, des souvenirs, des analyses pertinentes sur les concepts qui articulent son œuvre, habilement menées par Bertrand Schefer. Sans vraiment passer du coq à l’âne, cet autoportrait dissèque les dispositifs mis en place dans ses vidéos et écrits. La manière dont elle se détourne de la confrontation de l’autoportrait (demander à un ami de lui envoyer des questions) pourrait s’assimiler à de la passivité, une forme de détour qui contraste avec la frontalité de Nan Goldin. En suivant le principe de la compilation et du cabinet de curiosités, l’autoportrait se dessine selon une forme labyrinthique. 72 73 Dubillard, Roland, Les Diablogues, Paris (France), Gallimard, 1998, pp.18-19 Mréjen, Valérie, Ping Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.46 54 Labyrinthe qui proposerait plusieurs pistes et échappatoires pour le plus grand bonheur du lecteur qui pénètre véritablement dans l’univers de l’artiste et s’y déplace librement. Valérie Mréjen se donne à voir à demi-nue dans Ping-Pong, finalement bien moins directement que dans ses écrits, dans lesquels elle se donne à découvrir entièrement, jusque dans les moindres détails. Avec l’autoportrait écrit, le sujet se transforme en sujet écrivant et "peignant" : écrivant avec des images et peignant avec des mots, sujet dont le nom vient occuper l’espace narratif : je écrit pour être donné à voir. Autoportrait en cinéaste est un livre paru au moment de l’hommage rendu à l’œuvre de Chantal Akerman au Centre Georges Pompidou, en 2004. Ce livre hybride poursuit sous forme écrite sa tentative d’autoportrait filmé antérieure Chantal Akerman par Chantal Akerman, et se distingue par son support. Cet autoportrait en cinéaste s’annonce comme un portrait du travail de la réalisatrice, dans lequel elle dévide le fil conducteur de son œuvre, de sa vie, comme elle montrerait un film, avec des extraits de scénarios, photographies de plateau et textes de travail pour films en devenir, souvenirs de famille, photos de repérage, photogrammes, etc. Dans cet entrelacement de l’écriture et de l’image, de lieux et de moments, le site de l’écriture ne se déploie à la lecture qu’après celui d’un regard. Le lecteur navigue, au fil des pages, mais c’est la cinéaste qui propose (ou impose), une vision de ses films et installations vidéos. Cet autoportrait se lit, s’observe, comme l’introspection sans complaisance d’une cinéaste au travail, dans l’inquiétude permanente de la sincérité de son rapport au cinéma. 55 Nous pouvons établir un lien avec les formes et les principes de l’hypomnèmata grec selon Michel Foucault dans son « L’écriture de soi » extrait du numéro spécial de la revue Corps écrit consacré à l’autoportrait. Pratiqués essentiellement à l’époque hellénistique, ces carnets désignent littéralement des supports de souvenirs, et notamment des souvenirs de lectures, d’impressions, de sensations : « Aussi personnels qu’ils soient, ces hypomnémata ne doivent cependant pas être compris comme des journaux intimes ou comme ces récits d’expérience spirituelle (tentations, luttes, chutes et victoires) qu’on pourra trouver dans la littérature chrétienne ultérieure. Ils ne contiennent pas un « récit de soi-même », ils n’ont pas pour objectif de faire venir à la lumière du jour les arcana conscientiae dont l’aveu – oral ou écrit – a valeur purificatrice. Le mouvement est inverse de celui-là : il s’agit non de poursuivre l’indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu’on a pu entendre ou lire, et ceci pour une fin qui n’est rien de moins que la constitution de soi. »74. Autrement dit, le sujet, pour devenir tel, doit pratiquer un entrainement de soi par soi, et l’écriture de soi, à travers ce que l’on voit, ce que l’on fait, ce que l’on sait, est un moyen de s’exercer à l’autoreprésentation. Chantal Akerman et Valérie Mréjen mettent en place dans leur autoportrait hybride (écrit et imagé) une collection de souvenirs et en font un moyen pour l’établissement d’un rapport de soi à soi, le plus adéquat possible. Là où ces carnets deviennent exemplaires dans le cadre de ce travail de recherche, c’est que justement, ils mettent en œuvre une écriture personnelle qui établit un mouvement de soi vers le monde, et du monde vers soi ; mouvement qui aboutit à un montage de lectures faites, des impressions vécues, des images à conserver, et qui s’apparente à la construction de Ping Pong et d’Autoportrait en cinéaste. Foucault Michel, « L’écriture de soi », IN Corps Écrit n°5, Paris (France), 1983, pp.3-23 (référence indirecte empruntée à : Tinel Muriel, L’autoportrait cinématographique (thèse dirigée par Jacques Aumont à Paris III en 2004) 74 56 Dès lors, cette substitution fonctionne comme une représentation, autrement dit comme un simulacre. Mais chaque démarche autoreprésentative peut emprunter un chemin spécifique pour se manifester, en jouant par exemple sur les gradations possibles de l’apparition des éléments autobiographiques. Ne voulant pas réduire ce corpus d’œuvres à une adaptation des pratiques autobiographiques ou autoportraitistes, il s’agit également d’inverser la formulation de la problématique de ce premier chapitre pour voir en quoi, finalement, même si ces travaux s’inscrivent pleinement dans la veine de l’art de l’intime et de l’autoreprésentation, ils se trouvent être en marge d’une catégorisation stricte. L’autobiographique s’inscrit dans l’aura, dans les "traces" et empreintes qu’elles laissent à découvrir, plutôt que dans des récits construits et platement chronologiques. Leurs travaux se développent dans une sphère strictement intime qui les lie au récit de vie et aux souvenirs personnels. Monologue intérieur ou projection du je dans la sphère publique, c’est la personnalité de l’artiste qui agit au cœur du processus créatif, qui en est le moteur, la signature et le style dans les travaux de ces quatre artistes. L’art devient alors une fonction de la vie (et vice versa) jusque dans ce qu’elle contient de plus routinier ; autrement dit, il devient la transposition du quotidien par l’individu pour atteindre le personnel. 57 2. La représentation du quotidien « Fuyez donc les thèmes généraux pour ceux que vous offre votre propre vie quotidienne ; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit – décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. Et quand bien même vous seriez dans une prison dont les murs ne laisseraient rien percevoir à vos sens des bruits du monde, n’auriez-vous pas alors toujours à votre disposition votre enfance, sa richesse royale et précieuse, ce trésor des souvenirs ? Portez là votre attention. Cherchez à éveiller les sensations englouties de ce lointain passé ; votre personnalité en sera confortée, votre solitude en sera élargie pour devenir cette demeure à peine visible loin de laquelle passera le vacarme des autres. »75. Qu’est-ce que le quotidien ? Quelles en sont les déterminations principales ? Le quotidien, c’est d’abord un ensemble bigarré et moutonnant que l’on appelle la vie quotidienne. Celle-ci apparaît comme essentiellement disparate. Qu’y trouve-t-on ? Des événements mentaux, des objets, des situations, des rapports de communication avec autrui, des mots, des visages et corps, des paysages, etc. La vie quotidienne est d’abord et proprement indéfinie. Elle est la vie qui existe en chaque jour et qui revient de manière répétitive, prévisible et commune, nous ne la "voyons pas". Ou plutôt, nous la voyons, mais ne la regardons pas, car elle est une toile de fond, une nuée grise qui nous enveloppe et dans laquelle nous avons nos habitudes. Le quotidien circonscrit une temporalité faite de redites, c’est la vie courante ; la vie qui court et s’enchaîne à elle-même. 75 Rilke, Rainer Maria, Lettres à un jeune poète, lettre du 17 février 1903, Paris, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 1993, p.29 58 Toute vie est par définition quotidienne en ce qu’elle est un milieu au sein duquel nous nous déplaçons et qui délimite notre existence. Mais cette vie quotidienne, contrairement à l’idée que l’on s’en fait, n’est pas un flux incolore où tout fusionne. Notre histoire de l’art s’est déplacée dans le sens d’une découverte du banal et de sa reconnaissance. La fuite hors du prosaïque est devenue impossible. Le banal est une condition qu’il faut savoir vouloir, tout au moins accepter. Avant, cependant, de vouloir l’ordinaire comme tel, il convient de tenter de le transfigurer, c’est-à-dire opérer sur lui une transmutation qui le reconnaît mais qui tente de le dépasser sans désirer pour autant une surréalité. C’est l’effet du « petit pan de mur jaune » si bien peint qu’on le regardait seul, qui achève le Bergotte de Proust. Ainsi, c’est dans la banalité a priori insignifiante, que se manifeste la signifiance. Il en va de même chez Valérie Mréjen, Nan Goldin et Chantal Akerman. 59 2.1 Esthétique de l’ordinaire (trope du banal dans l’art contemporain) et sphère de l’intime « Ce qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infraordinaire, le bruit de fond, l’habituel76 » Ce qui touche le plus dans les œuvres de Chantal Akerman, Nan Goldin, et Valérie Mréjen, c’est la façon dont se disent des choses très quotidiennes, qui ont l’air anodines, ces phrases qui tournent à vide et qui rappellent en certains aspects les lettres de Franz Kafka racontant sa maladie77, ou la litanie des jours narrée par Georges Perec78. On pourrait établir également un parallèle avec les monologues intérieurs de la Mrs Dalloway79 de Virginia Woolf, une sorte de poésie de l’instant, quelle que soit son importance, où la relation à autrui est vécue sur un mode insistant, parfois envahissant et obsessionnel. Ce chapitre tente de traiter ce rythme si particulier qui anime les films de Chantal Akerman, les vidéos de Valérie Mréjen, et l’atmosphère du journal visuel de Nan Goldin. Chacune à leur façon, ces artistes ont choisi de s’inspirer de leur vie intime, de puiser dans ce qu’elle a de plus résiduel, de plus confiné. Mais plus encore, il s’agit d’exploiter ce qui est de l’ordre du "hors-champ", de l’à-côté, du décalé, ce sur quoi nous ne portons plus notre regard tant il est usité et vu. Perec Georges, L’infra-ordinaire, Paris (France), Éditions du Seuil, 1989, p.11 Kafka Franz, Lettres à ses parents 1922-1924, Paris (France), Éditions Gallimard, 1990, p.93 : « En ce qui concerne la fièvre, c’est déjà une affaire classée, elle a passé incroyablement vite, dès le deuxième jour. Il ne s’agissait probablement pas d’un refroidissement, vu la manière dont elle est apparue. » ; p.134 : « Et je ne suis pas toujours pas très beau, que dis-je, peu agréable à voir. Vous connaissez les difficultés des premiers temps ici et celles de Vienne, (…) ; elles ont empêché une baisse rapide de la fièvre, qui a contribué à continuer à m’affaiblir ; la surprise du larynx m’a dans un premier temps plus affaibli que cela n’était objectivement légitime.(…) Il y a maintenant aussi des gênes, comme par exemple un catarrhe intestinal datant de ces derniers jours. (…) Si vous ajoutez le fait que je n’ai le droit de parler qu’en chuchotant, et même ainsi pas trop souvent. ». 78 Perec Georges, W ou le souvenir d’enfance, Paris (France), Éditions Denoël, 1975, 2003, p.76 : « Mes parents travaillaient tous les deux, et aussi ma grand-mère. Dans la journée, c’était Fanny qui s’occupait de moi. Elle m’amenait souvent boulevard Delessert où habitaient ma tante et sa fille Ela. Je suppose que nous prenions le métro à Couronnes et que nous changions à Étoile pour descendre à Passy. C’est boulevard Delessert qu’Ela aurait entrepris de me faire monter sur une bicyclette et que mes cris auraient ameuté tout le voisinage. ». 79 Woolf Virginia, Mrs Dalloway, Paris (France), Éditions Gallimard, 1994, p.117 :« Quelle habitude extraordinaire, se disait Clarissa ; il fallait toujours qu’il joue avec un couteau. Et toujours qu’il vous fasse vous sentir frivole, écervelée, bavarde comme une pie, ça n’avait pas changé. Mais moi aussi, se dit-elle, et, reprenant son aiguille, elle convoqua, (…) pour lui venir en aide, les choses qu’elle faisait ; les choses qu’elle aimait ; son mari ; Elizabeth. » 76 77 60 Le trope du banal en art consiste à montrer des choses assez banales de la vie de tous les jours, à capter la matière même de la vie quotidienne. Dominique Baqué, dans son ouvrage intitulé Photographie plasticienne, l’extrême contemporain tente d’expliquer les caractéristiques et mouvements principaux de cet art du "presque rien" en photographie. Mais cet art du banal n’est pas exclusivement photographique, il apparaît, majoritairement dans les années quatre-vingt-dix, et dessine un fil conducteur à l’intérieur des pratiques plastiques contemporaines. Il ne s’agit pas ici de revenir scrupuleusement sur cette pratique, mais plutôt d’en circonscrire les caractéristiques et les limites, afin de mieux conceptualiser les œuvres des quatre artistes dont il est question. « Mais la spécificité de la photographie du banal réside peut-être dans le fait qu’elle hérite – pour une petite part, certes – de certains schèmes issus de l’École de Dusseldorf ou de l’Autre Objectivité défendue, en France, par Jean-François Chevrier et James Lingwood. Soit : le refus radical de la spectacularisation des images.80 L’art du banal refuse l’emphase, la monumentalité, l’assertion : il ne cesse de jouer sur le minime – sans pour autant relever de l’art minimal -, le dérisoire, l’ordinaire. Relevant d’une écriture artistique neutralisée, il participe ainsi à un mouvement plus général de désublimation du monde et de l’art, que l’on pourrait peut-être faire remonter à Marcel Duchamp81. Le trope du banal trouve un ancrage résolu dans la quotidienneté, et son terrain d’élection dans des espaces clos, fermés, où rien, a priori, ne peut advenir, sinon la dérision et la pauvreté des choses. Il ne s’agit pas de rédimer le réel, mais plutôt de se porter au ras du réel, au ras des choses. À rebours des fastes, fictions et leurres de ce post-modernisme qui marque tant les années quatrevingt, l’art du banal entend, selon les modalités qui lui appartiennent en propre, restaurer le Réel – aussi insignifiant ou infime soit-il. » : Baqué Dominique, Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Paris (France), Éditions du Regard, 2004, p.23 81 Mais qui trouve probablement ses fondements plus anciens au XIXe siècle avec le Réalisme, et chez Manet. 80 61 S’ancrer dans la quotidienneté la plus automatisée, la plus usée, sans pour autant prétendre la sublimer : « Livrer le banal tel qu’en lui-même, dans son pur êtrelà, à un regard qui ne le fera nullement échapper à la banalité et que l’on peut imaginer lui-même peu attentif, distrait, presque ennuyé : le banal reste banal. »82. Chez Valérie Mréjen l’originalité avance masquée sous les dehors aplanis de chroniques ordinaires. Elle construit ses œuvres en partant de presque rien : un moment vécu, un début de conversation, une rencontre fortuite, un ressenti, un acte banal du quotidien qu’elle réinvente et réécrit. Mais cette "manipulation fictive" de l’ordinaire n’en est pas moins habile qu’elle n’insuffle saynètes aucun "sentiment de fiction" : tout participe à un rendu non pas proprement réaliste, disons, mais simplement ordinaire, déjà vu, en somme, d’où l’effet indéniable d’identification du spectateur. S’il y a identification du spectateur à travers les situations représentées, les dialogues ne sont pas adressés directement au spectateur. Tout au contraire, les dialogues sont comme la vie, que le spectateur est en train d’observer. Ces "incidents" dialogués sont à la fois anodins car ordinaires, mais aussi "cataclysmiques", si l’on reprend l’expression employée par Elisabeth Lebovici. Les enchaînements causals tendent au cataclysme, à la perturbation, sans que jamais, l’explosion finale n’advienne. Valérie Mréjen a le sens du détail, celui qui, d’apparence anodine, révèle en fait un comportement, un sentiment susceptible de changer le cours des événements. Le coup de pistolet (Pan!) de Proust est latent chez Valérie Mréjen. La cassure et la fissure apparentes sont des éléments étouffés, réprimés. Valérie Mréjen laisse ses "personnages" dans la frustration et l’embarras83. Cette tension de l’ordinaire se retrouve lorsque Chantal Akerman fait du quotidien la matière même de son travail. Le quotidien de Jeanne Dielman, dès lors qu’il est perturbé, vacille également vers le cataclysmique réprimé. Baqué Dominique, Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Paris (France), Éditions du Regard, 2004, p.26 83 La gêne mutuelle d’une femme et de son unique invité venu un peu par hasard à son goûter d’anniversaire (Le Goûter, 2000) ; la crispation d’une fillette devant sa grand-mère à tendance castratrice qui ne cesse d’interrompre les chansons qu’elle entonne (Une Noix, 1997) ; une femme qui, renversant ma inadvertance des cacahouètes sur une table, entraîne la colère déraisonnée de son compagnon : il s’emporte, l’insulte, sa ravise, puis s’emporte à nouveau, toujours pour une raison peu légitime (Anne et Manuel, 1998). 82 62 Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles est un film de Chantal Akerman réalisé en 1975 qui décrit une cinquantaine d’heures du quotidien de Jeanne ; une veuve entre deux âges, qui vit à Bruxelles avec son fils de dix-sept ans, et dont la vie s’organise comme un ballet mécanique de gestes domestiques. Jeanne Dielman fait la cuisine, met la table, offre chaque soir un diner complet à son fils, dîne, débarrasse la table, fait la vaisselle, puis range la cuisine. Elle défait son lit, se couche, se réveille, refait son lit, se lave méthodiquement, assise dans sa baignoire, s’habille, et cire les chaussures de son fils. Et cela ad libitum, durant trois heures vingt. © Photogramme : Jeanne Dielman 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975-couleurs-193min), carlotta Il suffisait de filmer ses actions dans une durée proche du temps réel pour enregistrer quelque chose de jamais vu – ici, l’expression employée par Antoine de Baecque : "l’enregistrement du corps" recouvre tout son sens ; une construction sociale (la femme au foyer) qui ne tolère aucune extériorité, une aliénation consentie qui, si on en dérègle les procédures, aboutit à une catastrophe. L’ordinaire devient mécanisé, aliénant, et le moindre dérèglement va entraîner l’implosion de cette routine pourtant si bien huilée. Comme chez Valérie Mréjen, c’est la vie en temps réel que le spectateur est en train d’observer, mais une vie paradoxale. Jeanne Dielman est un film fait de boucles qui déroulent le même imparable enchaînement de rituels répétitifs, jusqu’à ce que le plus inattendu advienne (elle éprouve du plaisir avec l’un de ses clients), et que vole en éclats le circuit fermé de ces petites cérémonies – armée de ciseaux, elle assassine cet homme qui lui a fait ressentir l’impensé, l’inconcevable. 63 La vie de Jeanne Dielman pourrait s’apparenter à l’ordinaire de beaucoup de femmes : tour à tour cuisinière, servante, femme de ménage. Mais aussi prostituée. Car, entre la vaisselle et l’épluchage des pommes de terre, elle reçoit des hommes à domicile. Et a des relations sexuelles avec eux contre de l’argent, tâche qu’elle effectue avec le même soin robotique, la même précision désincarnée que toutes ses activités ménagères. Quand Jeanne reçoit ces hommes, elle le fait comme une domestique de maison bourgeoise ; elle tend ses bras en porte-manteau pour accueillir chaque jour l’uniforme sempiternellement identique d’hommes à chaque fois différents. Toujours silencieuse, elle les introduit dans sa chambre, jusqu’à son lit dont elle protège chaque jour le côté gauche par une serviette propre qui trace la limite exacte d’un corps immobilisé par un autre corps qui se couche dessus. Jeanne doit faire l’amour comme la vaisselle, scrupuleuse et vide – on ne voit jamais le moment de l’acte, sauf à la fin du film. Le film explore de nouveaux territoires du filmable, lorsqu’il songe à s’intéresser à des sujets que personne ne jugeait dignes d’intérêt84. Mais surtout, la puissance du film tient à l’extrême stylisation des actions de Jeanne. Les gestes de Jeanne Dielman ont la même fonction que les dialogues de Valérie Mréjen ; s’ils appartiennent à l’hyper-quotidienneté, la façon de les montrer est aux antipodes du naturalisme. Chantal Akerman et Valérie Mréjen miment le réalisme par un travail de l’excès et mettent ainsi en place une autre perception du drame, de la gestion de l’action, de l’espace, et du rapport de la fiction au réel. Jeanne Dielman donne l’impression que la cinéaste filme cette femme avec le regard d’une enfant qui n’a pas oublié ces femmes que l’on observe plus. L’utilisation du plan fixe laisse la possibilité au regard de s’installer dans l’image et d’en faire sa propre interprétation. Mais Chantal Akerman va jusqu’à dépasser les limites de ce dispositif qui laisse advenir l’action, pour qu’émerge quelque chose de jamais vu : la temporalité du geste dans ce qu’elle a de plus travaillé, de plus chiadé, de plus aboutit, en somme. 84 Ce que, dans le cinéma hollywoodien, on estompe, en ellipses ou qu’on ne prend pas la peine de montrer, le hors-champ : préparer une escalope panée, peler des pommes de terre, se coiffer plusieurs minutes devant un miroir, introduire un gant de toilette dans ses oreilles au moment de la toilette journalière. 64 En observant Jeanne dans sa méticuleuse routine, c’est l’interminable qui surgit. La représentation de la durée réelle de l’action met au premier plan la nature spécifique de l’événement cinématique. La plupart des actions sont filmées dans leur intégralité, et, lorsqu’elles ne le sont pas, la nature répétitive des gestes de Jeanne suffit pour que l’on s’en fasse une idée très précise. Le film fait durer les actions parfois bien au-delà de leur simple fonction narrative : Jeanne Dielman attend sur une chaise que son fils rentre de l’école, et bien, ce plan dure bien au-delà de la durée nécessaire à la compréhension de cette information narrative. Et tout à coup, c’est le vertige existentiel d’une vie entière qui prend forme, qui germe dans ce plan qui présente cette femme assise sur une chaise durant de trop longues minutes. « Cette obsession du plan fixe créée l’intensité de l’action, nous comprenons ainsi que l’action de la scène n’est pas interrompue par la sortie du cadre du personnage. (…) Chantal Akerman annonce la fin imminente d’un plan lorsque Jeanne achève la tâche ménagère en cours, se dirige hors-champ, éteint la lumière, et sort du cadre. »85. Chantal Akerman laisse le plan se vider du corps qui l’occupait, fait patienter le spectateur quelques secondes dans cet espace déshumanisé et immobile, puis commence toujours le plan suivant in medias res. Mais à cette monstration absolue et à cette exacerbation des durées, Chantal Akerman associe aussi quelques rares ellipses, y compris parfois à l’intérieur d’un même plan : Jeanne Dielman entre dans sa chambre avec un client, la caméra reste sur le seuil, et, sans aucune coupe, immédiatement, les deux personnages ressortent et l’on comprend ce qu’il s’est passé dans la chambre. Le film joue ainsi de cette alternance entre une dilatation ostentatoire du temps et de brutales saccades elliptiques. La lumière confère également une très grande étrangeté à ce petit théâtre domestique. Lorsque la nuit tombe, tous les murs (de la salle de séjour et de la chambre) se mettent à clignoter de mille lueurs venues de l’extérieur – sans qu’on puisse penser qu’aucune rue de Bruxelles ne comporte suffisamment de néons pour déclencher un tel ballet lumineux. Margulies Ivone, Nothing happens, Chantal Akerman’s hyperrealist everyday, Durham et Londres (Grande Bretagne), Éditions Duke University Press, 1996, p.66 85 65 L’espace, un appartement normalement banal, va mettre en place la réclusion par ce même effet de répétition : les portes fermées, les lumières toujours éteintes, la préparation des repas, les allées et venues des clients, toute cette captation du vide ménager amène inéluctablement une comparaison avec la cellule du prisonnier. L’effet de répétition des gestes quotidiens et mécaniques est le dispositif scénique selon lequel s’articule la trame narrative et le filmage. La construction narrative du film se construit autour d’une importance égale attribuée aux événements majeurs et mineurs. Nicole Brenez écrit à propos du personnage de Jeanne Dielman : « C’est un contre-modèle pathologique qui travaille sur l’en-soi du corps, sur son autonymie, il veut réduire le corps à sa matière brute, il en cherche la clôture, en vise la finitude.86 ». Elle souligne ainsi les caractéristiques de ce corps, entièrement absorbé par ses gestes, et, en tout cela finalement, immobile, comme pétrifié en chacun de ses actes, dans cette « succession d’agissements cycliques, qui permet à Jeanne de faire l’économie de l’intériorité.87 ». L’intériorité est comme contenue par la répétition des gestes. Et l’enfermement spatio-temporel du personnage renforce cette asphyxie. Cette même asphyxie que l’on ressent face aux dialogues de Valérie Mréjen. En somme le corps de Jeanne Dielman est un corps de l’absence, de l’autrement, du manque, un peu comme un défaut de présence, qui serait bel et bien là, et de cette présence quasi fantomatique découlerait une certaine fascination. Chantal Akerman réduit ce corps à sa matière brute, et en cherche la clôture, la finitude. Elle travaille sur la singularité de ces corps de l’ « à-côté », qui jonglent entre déplacements, extensions, relations et existence. Dans Jeanne Dielman, elle glace ce corps pour mieux en faire ressentir son importance et sa finitude. Cette idée de la finitude d’un corps, du rituel répété jusqu’au surgissement d’une autre réalité renvoie à la notion de rythme et de performance. La finitude des corps, c’est aussi à cela que nous convie Nan Goldin, de corps en corps, ses clichés photographiques laissent au spectateur le temps de l’observation. Brenez Nicole, De la figure en général et du corps en particulier, Paris (France), Bruxelles (Belgique), Éditions De Boeck Université, 1998, p.40 87 Brenez Nicole, De la figure en général et du corps en particulier, Paris (France), Bruxelles (Belgique), Éditions De Boeck Université, 1998, p.41 86 66 Des corps endormis, amoureux ou même morts, émanent la même simplicité, la même banalité (le style vernaculaire, du latin vernaculus (propre au domestique), de ses photographies.). Jeanne Dielman tue celui qui lui a procuré le plaisir sexuel qu’elle n’attendait plus, chez Nan Goldin c’est ce même plaisir qui tue celui qui l’a consommé. La maladie du sida et la mort qui en découle sont montrées chez Nan Goldin sans empathie aucune ; c’est la vie même qui est montrée, ni plus, ni moins. Mais cette fois-ci, rien n’est fiction. © Cookie in her casket, N.Y.C, Nov. 15 1989, in Cookie Muller, Nan Goldin, Pace/Macgill Gallery, New York (Etats-Unis), 1991 (pas de pagination, le cliché se trouve à la fin de l’ouvrage). Dans Jeanne Dielman, on ne voit jamais le moment de l’acte sexuel. Jamais sauf à la fin du film, au moment de la jouissance qui la conduira à l’accès de folie. Chantal Akerman en fait un moment "exceptionnel" dans le quotidien de la femme au foyer. Tout au contraire, chez Nan Goldin la sexualité fait partie du quotidien, elle est pour ceux qui la pratique ce que les tâches ménagères sont à Jeanne Dielman. Le quotidien est une matière malléable pour Chantal Akerman, Valérie Mréjen et Nan Goldin. On peut choisir d’en représenter un aspect en particulier, d’en déformer le rythme. Si Valérie Mréjen choisit d’utiliser la tension inhérente aux relations humaines dans ce qu’elles comportent de plus habituellement banal, de plus routinier, Chantal Akerman décrypte cette même tension dans la gestuelle quotidienne, sans jamais vraiment en montrer le caractère cataclysmique. 67 Cette finalité que Chantal Akerman et Valérie Mréjen décident de ne pas représenter, Nan Goldin en fait son matériau photographique : la jouissance sexuelle et l’explosion sensorielle qui en découle sont montrées, réifiées par la pellicule, la mort également. 2.2 Le "non-événement", ou la tentative d’érection du banal, de l’anecdotique et du quotidien au rang d’événement exceptionnel Une identité problématique réunie les travaux de Valérie Mréjen, de Chantal Akerman et de Nan Goldin, nous l’appelons le "non-événement". Avant d’investir les frontières de ce concept, il importe de préciser ce que l’on entend par "événement" dans la tradition philosophique et critique. Ce bref rappel nous permettra de distinguer puis de déduire les attributs qui constitueront la base d’une définition possible et acceptable du "non-événement". Nous observerons ensuite comment ce concept prend forme au sein de l’œuvre de ces trois artistes et comment, enfin, au travers de ces prismes, le visage du banal, du quelconque et du quotidien s’en trouve transfiguré. L’événement s’oppose aux événements quelconques en ce sens qu’il incarne une discontinuité et une rupture dans la chaîne causale du temps. Il est ce qu’Hannah Arendt nomme : « Un petit non espace-temps au cœur même du temps.88 », c’est-àdire une brèche dans la causalité, un changement remarquable ; un accident, en somme, qui n’est pas déterminé par ce qui le précède, et c’est cela qui constitue sa nature et sa singularité. L’événement bénéficie d’une "aura" signifiante qui lui donne la capacité d’éclairer, voire de légiférer sur le passé et le futur, mais aussi de transformer la réalité du passé, en somme, il donne du sens. Arendt Hannah, préface à la Crise de la culture, Paris (France), Éditions Gallimard, 1972, p.24 : « Ce petit non-espace-temps au cœur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé : chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau. » 88 68 Le "non-événement" serait, à l’inverse, anecdotique, actuel, cyclique, répétitif, ordinaire, stable et régulier. Il est passif et n’a pas d’ambition et sa continuité s’ancre dans le banal, le quotidien et le quelconque. Incarnant la continuité du temps, il est le flux de la causalité des événements de la vie banale, où il ne se passe pas quelque chose de proprement singulier ou de contingent. Ainsi, si l’on suit ces définitions, ne peut-on pas penser que la démarche de ces trois artistes pourrait être une tentative de réhabilitation du banal, de l’anecdotique et du quotidien au rang de l’événement exceptionnel (le banal est l’objet d’une œuvre d’art !) ? Ou inversement une tentative de rabaisser l’intempestif nietzschéen au niveau du contingent ? • Caractéristiques, qualités et formes du non-événement chez Nan Goldin, Valérie Mréjen et Chantal Akerman Chez Nan Goldin, les moments photographiés appartiennent au domaine du familier, de l’usité, du banal, du quotidien, des postures qui ne trouvent généralement leur place que dans la photographie amateur, de famille : les moments de sommeil, les moments de solitude. En inversant les scénarios attendus, elle donne une place au moment vacant : l’ennui, la solitude, le sommeil. Ainsi, le "non-événement" chez Nan Goldin serait une diminution d’une certaine quantité d’action, comme un ralentissement du rythme du cours de la vie, mais qui n’est pas pour autant un temps suspendu, tout au contraire, il s’inscrit dans le flux continu du temps. En effet, il y a un lien entre l’événement et le non-événement, comme en musique, où il y a articulation des épaisseurs de non-événements et des épaisseurs d’événement. En somme, ce que l’on appelle "non-événement" n’est pas une absence d’événement, mais plutôt une "impression de non-événement", impliquant ainsi l’idée d’une subjectivité, d’une norme et des valeurs. Cette impression se ressent énormément dans le cinéma de Chantal Akerman, particulièrement dans Jeanne Dielman et Hotel Monterey (1972). Dans ce film, la caméra de Chantal Akerman pénètre dans l’hôtel et palpe cet espace en de longs plans-séquences. Elle découvre, lentement, des couloirs sans fin89. Cette fascination quasi obsessionnelle des couloirs – espaces vacants par excellence, que l’on retrouve dans Jeanne Dielman, film qu’elle réalise trois ans plus tard. 89 69 Un ascenseur qui ne cesse de monter et de descendre, des portes entrouvertes et des portes fermées. Cette caméra-œil ne triche pas. Elle regarde et ausculte. © Photogramme : Hotel Monterey (1972-couleurs-muet-60 min), Carlotta, 2007 L’exploration de cet espace s’entreprend selon deux mouvements : l’un vertical, et l’autre horizontal. Le vertical, c’est le mouvement qui démarre du bas, la nuit, pour s’élever, lorsque point le jour, jusqu’au toit de l’hôtel (encore une fois l’idée du déroulement complet d’une nuit trouve son sens : Chantal Akerman laisse du temps au temps.). L’horizontal, c’est la somme des couloirs filmés en longs plans fixes, les lignes qui fuient. Rien ne se passe. Ou très peu de choses. Et c’est ce rien qui nous intéresse. L’occultation de ces "creux", dans le cinéma, celui qui monopolise les écrans, est, ici, la plaque tournante, l’intérêt de ce qu’il faut bien nommer une fiction. Toute la force de Jeanne Dielman est déjà présente dans Hotel Monterey. La démarche anti-narrative d’Hotel Monterey renvoie au travail de Valérie Mréjen, qui, en un sens, dépasse la réalité et tue dans le même temps le réalisme. Le portrait de cet hôtel est plus vrai que ne pourrait l’être celui de n’importe quel reportage, tout comme le sont les portraits filmés de Valérie Mréjen. Il est intéressant de constater que ceux que filme Chantal Akerman dans Hotel Monterey sont des personnes situées en marge de la société (comme celles que photographe Nan Goldin au même moment et dans la même ville). 70 © Photogramme : Hotel Monterey (1972-couleurs-muet-60 min), Carlotta, 2007 Toutes ces personnes qui vivent dans l’hôtel – retraités soutenus par l’assistance publique, délinquants, zonards, n’attendent plus rien d’autre que la mort et le néant. Elles nous sont présentées telles qu’elles sont. Sans enjolivement ni discours. Ces "écartés" n’ont pas le droit la parole et l’écran nous restitue cette vérité (tout comme le font les clichés de Nan Goldin) : leur silence. Ainsi, l’événement et son "absence" sont des éléments indissociables qui forment l’épaisseur des choses, de la réalité, au même titre que le jour et la nuit, comme l’éveil et le sommeil. Dans cette durée-là, il y a une intensité, chaque moment de vide, d’ "aprésence" d’événements chez Nan Goldin et Chantal Akerman revêt une importance particulière. Comme nous l’avons vu précédemment, Valérie Mréjen capte la vacuité du langage, ces phrases qui tournent à vide et dont le contenu semble dénué de sens. Dans une certaine mesure, elle exploite l’elliptique. En cultivant, dans l’échange verbal, ce qu’il y a de plus inconsistant, elle "restaure" en quelque sorte ce qui, en cinéma, est généralement évacué du scénario et de la narration. Il s’agit pour ces artistes d’épouser un mouvement inhérent, principiel à la théorie du temps ; le temps de la vie. Ce mouvement musical de la vie, Chantal Akerman le développe dans News from home (1976), film qu’elle réalise très jeune, juste après avoir quitté le domicile familial et s’être temporairement installée à New York. Le film se compose comme une partition musicale, qui alterne entre temps forts et temps faibles. On comptabilise quarante quatre plans dont la durée n’atteint jamais les deux minutes, et dont le contenu visuel représente la structure, le squelette 71 de la composition, à partir de laquelle les variations et changements de rythme vont s’organiser : alternance entre les plans de nuit et les plans de jour, articulation entre les moments de récitation et lecture – quasi psalmodique – des lettres (il y a vingt lettres), moment considérés comme « forts » et les temps faibles où la seule trame est celle du regard neutre et des bruits ambiants. Mais à mesure que l’on avance dans le film, les moments qui apparaissaient comme creux, sans teneur, puisque privés de la voix/ présence de Chantal Akerman, deviennent le relief, le mouvement de la composition. Il y a comme une transposition de l’image sur le son qui s’effectue, dès lors que la caméra se met à bouger, à prendre vie (mouvement panoramiques circulaires), le son est comme étouffé, happé, par les bruits ambiants de la ville Sur des travellings ou des longs plans fixes de New York (métro, rues, façades), qui racontent en creux son quotidien, Chantal Akerman lit les lettres envoyées de Belgique par sa mère, lettres qui constituent le cordon ombilical la rattachant encore à son roman familial. © Photogramme : News from home (1976 -couleurs- 85mn), Carlotta, 2007 Celles-ci sont lues sur un ton monocorde, de telle sorte qu’elle présente le lien qui la rattache à son passé de manière neutre et objective, en épargnant tout pathos. Alors que tout ce qui passe par l’oreille est une rétention dans le passé (univers familial narré dans les lettres), l’image - et donc le regard, se présente comme une échappatoire (les rues et avenues de New York). Même si ce sont des moments que l’on pourrait qualifier de "non-événements" qui se déroulent pour la plupart d’entre eux dans la rue ; espace vacant, impersonnel, où l’on passe et où l’on repasse : « Voilà une rue, une rue, c’est une rue, c’est une rue et bien non. Non, pourquoi non ? Parce que. 72 Donc voilà une rue de New York par exemple, et même de Manhattan et même du bout de l’île, du West side, filmée de face à la tombée de la nuit, l’été. Que dit-elle cette rue ? Elle dit bien quelque chose d’elle, de sa vérité, de la vérité de son image, mais quoi, et au bout de combien de temps ? On voit une rue et alors. On a l’habitude de voir une rue, alors pourquoi montrer une rue. Justement parce qu’on a tant l’habitude de voir une rue qu’on ne la voit plus.90». Le regard, dans News from home, a cette fonction d’ouverture vers un horizon symbolique : la vie adulte, avec tout ce qu’elle revêt de déplaisant : l’apprentissage de la responsabilité, de la solitude, de la vacuité. Chantal Akerman met en place un système cyclique dont on n’échappe jamais, perdu entre l’auditif et la vue : retenu par la présence de la mère dont on entend la réalité, tout en étant projeté dans les paysages urbains que nous offre ce regard adulte (et qui affirme la volonté de "couper le cordon"). À l’image, de l’impersonnel, un monde tel qu’elle le perçoit de la façon la plus objective. Les choses sont telles qu’elles sont, et c’est tout. Chantal Akerman s’applique à ne jamais couper le son ambiant de la rue, souvent au détriment de sa voix, qui est couverte par moments, comme si les complaintes de sa mère faisaient corps avec la cacophonie de la ville. Cette indifférenciation entre la voix/présence maternelle et les bruits de la ville réduit le contenu affectif des lettres à un bruit urbain, donc en quelque sorte, dénué de sens. Les plans sont nombreux, longs et fixes. 90 Akerman, Chantal, Autoportrait en cinéaste, Paris (France), Éditions Cahiers du cinéma/ Centre Pompidou, 2004, pp.31-32 « Cette rue s’est ajoutée à un moment passé devant une autre rue, ou à un autre moment face à un trajet dans un métro, ou encore face à un homme assis sur une chaise dans la rue. Et tout ce temps passé s’additionne et crée quelque chose, et dans ce quelque chose, parfois un peu de vérité. Au bout de combien de temps commence-t-on à la voir cette rue, à la ressentir, à laisser aller son imaginaire, mais pas trop loin, pour rester quand même un peu proche. Et le temps est-il le même pour tout le monde ? (…) Deleuze et Guattari parlaient de blocs de temps, je crois. (…) Je sais aussi qu’au bout d’un certain temps on glisse doucement vers quelque chose d’abstrait. On ne voit plus un couloir mais du rouge, du jaune, de la matière. La matière même de la pellicule. (…) Le temps n’est pas que dans le plan, il existe aussi chez le spectateur en face qui le regarde. Il le sent, ce temps, en lui. Oui. Même s’il prétend qu’il s’ennuie. Et même s’il s’ennuie vraiment et qu’il attend le plan suivant. ». 73 Ce temps est atemporel, il n’est qu’une continuité infinie, le flux dont parle Henri Bergson dans La pensée et le mouvant91. Ouvrage dans lequel il élabore une théorie du temps qui rompt avec la conception d’un temps que l’on pourrait spatialiser ou quantifier, comme ce que vulgairement nous pourrions représenter visuellement sous la forme d’une flèche du temps, avec des divisions régulières entre chaque secondes, chaque heures, chaque jour, etc. : « La ligne qu’on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée ; on compte seulement un certain nombre d’extrémités d’intervalles ou de moments, c’està-dire, en somme, des arrêts virtuels du temps.92 ». Il poursuit ainsi : « S’agit-il du mouvement ? L’intelligence n’en retient qu’une série de positions : un point d’abord atteint, puis un autre, puis un autre encore. Objecte-t-on à l’entendement qu’entre ces points se passe quelque chose ? Vite, il intercale des positions nouvelles, et ainsi de suite indéfiniment. De la transition, il détourne son regard93. ». Ce qui différencie le temps mathématique, que l’on peut séquencer invariablement94, du temps de la vie, de la musique, et du cinéma (seules manières de représenter réellement le "flux du temps") ce sont la continuité du temps, et la relativité du temps. On ne peut pas envisager ce temps en séquences invariables, il n’y a pas de points de repère possibles, l’on ne peut pas attribuer au temps les propriétés de l’espace. Bergson Henri, La Pensée et le Mouvant, Paris (France), Editions Quadrige, PUF, Paris, 1998 Bergson Henri, La Pensée et le Mouvant, Paris (France), Editions Quadrige, PUF, Paris, 1998, p.3 93 Ibid., p.6 94 La distance entre 1 et 2 et entre 2 et 3 est assurément la même, et il en va de même de tous les chiffres et nombres. 91 92 74 L’essence du temps ne se donne pas par une approche mathématique ou par un entendement, mais par une « pure intuition » pour reprendre la formule bergsonienne : « Ce qui est réel, ce ne sont pas les « états », simples instantanés pris par nous, encore une fois, le long du changement ; c’est au contraire le flux, c’est la continuité de transition, c’est le changement lui-même.95 ». Les coupures entre chaque plan, dans News from home, et la composition visuelle et sonore correspondent en un sens à la vision bergsonienne du temps. Composé d’accélérations (les moments où la caméra s’activent, où les gens pénètrent en grande quantité dans le champ), de ralentissements (les moments de "creux" narratif, lorsque rien ne vient perturber le champ de vision, ni l’ouïe du spectateur, les moments de méditation, durant lesquels le paysage est donné à voir pour ce qu’il est, rien de plus). Ces moments de diminution de l’action et d’augmentation d’événements confèrent au film son intérêt et son rythme. En somme, pour Henri Bergson, la durée du temps s’exprime toujours en étendue, le temps doit être perçu comme un flux composé d’accélération, de ralentissement, de diminution et augmentation d’événements et d’actions et il s’agit de ne pas dissocier le temps de l’espace et de la matière. Ainsi, le temps suppose la variation, à la fois le changement et la permanence. En corrélation, se trouve la notion de succession, ou diachronie (et, par là, l’antériorité et la postériorité): si deux événements ne sont pas simultanés, c’est que l’un a lieu après l’autre, et qu’il y a entre ces deux temporalités, un entre-deux. Dans News from home, ce "flux" temporel peut s’apparenter à ce que Nietzsche dénomme « l’éternel retour du même ». Cependant, cet effet d’itération permet, à chaque séquence, de progresser dans la compréhension des différents enjeux et strates. Le film se présente comme un cheminement, et Chantal Akerman nous confie ce temps méditatif qui opère comme une maïeutique. Chaque séquence possède la même valeur objectivement (comme une séquence mathématique), mais, petit à petit, par un épluchement progressif, le film nous mène au "noyau", à la manière d’une construction en "poupées russes". 95 Bergson Henri, La Pensée et le Mouvant, Paris (France), Editions Quadrige, PUF, Paris, 1998, p.7-8 75 • Le statut que confèrent au "non-événement" ces trois artistes. En quoi le "non-événement" pris comme objet de l’œuvre de ces trois artistes modifie la perception du spectateur du "non-événement" et donc de son statut ? Quel nouveau statut offrent-elles au "non-événement" ? En exposant un urinoir, Duchamp l’excisait de son contexte habituel et posait la question de sa pertinence dans son nouvel environnement. Duchamp obligeait alors le spectateur à modifier son champ et son angle de vision et l’accueillir dans un nouveau contexte de sens. Mais Fontaine (1917/1964) est bel et bien un urinoir. Et Jeanne Dielman met en scène, 201 minutes durant, une ménagère dans son intérieur. Le propos de Duchamp est révolutionnaire parce qu’il met en évidence notre rapport avec le sens et la valeur de toute chose. En réifiant le banal et en le prenant pour objet artistique, Valérie Mréjen, Chantal Akerman et Nan Goldin émettent en quelque sorte une critique ironique de la volonté de l’homme de voir de l’exceptionnel et de l’intempestif. L’homme n’est que l’homme, en fin de compte. En s’écartant de l’idéalisme (Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, etc.) et du nihilisme, ces trois artistes tendent au relativisme en ce sens qu’elles cherchent finalement à faire cohabiter l’exceptionnel et le banal dans leurs travaux. 76 2.3 Idée du journal intime / visuel et de la trace datée « En grec, on disait "éphémérides" (de hêmera, le jour), en latin diarium (de dies, le jour). Le mot "diaire" existait encore en vieux français. (…) Quant au mot "journal", c’était à l’origine un adjectif (diurnalis) qui voulait dire "quotidien".96 » Le paradoxe de l’art de l’intime réside dans l’idée que l’esthétique qu’il revendique ne serait ni une esthétique de la forme, ni une esthétique de l’authenticité, mais plutôt une esthétique de la vie même, c’est-à-dire de la vie vécue et enregistrée dans son immédiateté construite. Photographie et écriture de soi, photographie et autobiographie, photographie et autofiction. Comment évoquer, décrire, analyser le travail qu’un photographe accomplit sur lui-même, sur son existence, sur les images qu’il donne à voir de soi, sans solliciter les catégories génériques et les moyens d’analyse du littéraire ? Comment, lorsqu’elle vise à l’expression de soi, rendre compte de la spécificité de l’image photo-graphique sans emprunter au langage scripturaire de l’autographie : récit de soi, auteur autobiographe, pacte autobiographique, et de ses possibles sousgenres : journal intime, confessions, souvenir ? Le journal intime est une écriture de l’instant. Celui qui écrit son journal cherche avant tout à se dégager des autres. Écrit le jour même, il n’est pas sujet à la retouche ou à la correction ultérieure : « Une entrée de journal, c’est ce qui a été écrit à tel moment, dans l’ignorance absolue de l’avenir, et dont il faut que je sois sûr que cela n’a pas été modifié. Un journal corrigé ou élagué par la suite gagnera peut-être en valeur littéraire, mais il aura perdu l’essentiel : l’authenticité de l’instant.97 ». 96 Lejeune Philippe, Bogaert Catherine, Le journal intime : histoire et anthologie, Paris (France), Éditions Textuel, 2006, p.23 97 Lejeune Philippe, Bogaert Catherine, Le journal intime : histoire et anthologie, Paris (France), Éditions Textuel, 2006, pp.23-24 77 Le journal s’écrit toute la journée, il colore chaque instant vécu au moment où nous le vivons, jusqu’à faire de cette vie une vie simplement écrite, transcrite. La rature est inhérente au concept même de journal. Mais le journal intime est sorti de sa forme purement littéraire. Le genre s’est immiscé tant dans l’écrit de grande circulation que dans l’art.98 Internet a rendu l’exercice plus visible et les sites de journaux en ligne (les blogs) se comptent aujourd’hui par milliers. Si le journal intime traite, en somme, d’une relation à soi-même, le journal visuel de Nan Goldin montre le rapport qu’elle entretient avec autrui. Ces "autres" qui lui sont si proches. Sans recourir à la fiction, l’artiste s’attache à présenter le récit d’une existence, conservant ainsi son propre souvenir. La photographie, en particulier lorsqu’elle se fait autographique, rencontre la littérature comme un champ à la fois de références et de concurrences, de dialogue et de confrontation. Le photographe réalise de la façon la plus directe et concrète la réflexivité en acte de la posture autographique en retournant vers (contre) soi son appareil et en soumettant son image à l’écriture de la lumière pour y "inventer" ses images. Prenant pour objet le concept et la pratique de la "photobiographie", Christine Delory-Momberger rappelle les principales positions du discours critique sur la nature du photographique et problématise le rapport de la photographie au réel à travers la remise en cause du caractère indiciaire de l’image photographique. Ce qui se joue dans le regard photographique et dans le regard sur la photographie est de l’ordre d’une incessante invention interprétative liée aux figures de soi que la photographie fait advenir. Contrairement au travail de Valérie Mréjen et Chantal Akerman, l’autoportrait de Nan Goldin qui se dessine tout au long de son journal visuel n’a rien de définitif. En France, en 1995, le Centre Georges Pompidou propose un cycle de films sur « Le Je filmé », le Printemps de Cahors est consacré à « La sphère de l’intime » et l’exposition de Nan Goldin I’ll be your mirror voyage dans le monde entier. 98 78 Mais précisons plutôt l’idée que l’on se fait du concept de "photobiographie". Gilles Mora et Claude Nori publient en 1993 un Manifeste de la photobiographie99. Partant de l’idée de la photographie comme « amplificateur d’existence100 » et de réflexions sur l’autobiographie comme genre littéraire, ils vont alors tenter de créer une nouvelle forme artistique d’écriture de soi : la "photobiographie"101. Mais, pour Christine Delory-Momberger, l’acte photographique ne renvoie pas à une réalité qu’il documenterait et le photographe n’est pas un simple opérateur d’images : « La photographie invente ce qu’elle tente de saisir, selon des règles, des moyens et des pratiques qui lui sont propres, elle est de part en part construite, elle fabrique et fait advenir des mondes. 102», et c’est dans cet espace d’invention d’un "réel du monde" que se situent les enjeux de la photographie et, en particulier, de son rapport à l’écriture de soi dans une conception renouvelée de la "photobiographie". L’histoire de Nan Goldin se déroule en séries photographiques, comme le film de son existence. Et nous verrons de quelle manière Nan Goldin construit de toutes pièces la narration qu’elle confère à ses images lors des projections qu’elle organise (appelées des slide shows). Le journal visuel qu’elle enrichit sans relâche apparaît alors comme étant une manière de garder un contrôle sur sa vie. Enregistrer de façon obsessionnelle tous les détails permet au souvenir d’être conservé en "lieu sûr". L’appareil photographique qu’elle ne quitte jamais enregistre fidèlement son parcours en une "photobiographie". Il s’agit de fixer l’instant de façon la plus sincère possible. La base de son journal, c’est la date. En effet, son journal est une série de traces : Cookie with Max at my birthday party, Provincetown, Ma 1976 ; Cookie and Sharon dancing in the Back Room, Provincetown, Ma. 1976, etc. Mora Gilles et Nori Claude, L’Été dernier. Manifeste photobiographique, Paris, Éditions de l’Étoile, Écrit sur image, 1983, pp.10-13 100 Ibid., p.10 101 Gilles Nora en constatera pour lui l’échec quelques années plus tard, en 1999, avec l’écriture d’un chapitre intitulé « Pour en finir avec la photobiographie101 » à travers les dérives des usages, la prolifération de productions mineures, mais aussi la rareté d’œuvres véritablement abouties. 102 Delory-Momberger Christine, « Journal intime et esthétique de la fulgurance » IN Photographie et images de soi, La Rochelle (France), Éditions Himeros, 2006, p.20 99 79 « Je me disais jadis que je ne perdrais jamais quelqu’un si je le photographiais assez. 103» formule Nan Goldin. Partant de 1976 et allant jusqu’à 1989, la série intitulée Cookie Muller retrace une période de la vie de Nan Goldin au travers d’une "personne-ressource" de sa vie. La préface de cette publication indique les dates de naissance et de mort de Cookie Muller. S’ensuit un texte présenté brut (écrit à la main) par Nan Goldin sur les liens qu’elle entretenait avec cette amie plus que proche104. Rencontrée en 1976, Cookie Muller, actrice de films underground, serveuse, toxicomane et écrivain, fut une complice généreuse et talentueuse de Nan Goldin, elle aussi adepte d’un art axé sur le détail et la confession105. Cette "notation quotidienne" suppose a posteriori – comme l’atteste cette publication, une forme de "tri" du vécu et une organisation de celui-ci selon des axes (ici, le nom d’un intime : Cookie Muller). En agissant ainsi, Nan Goldin donne une identité narrative à sa vie et la rend, de facto, mémorisable, de la même manière qu’un journal intime écrit. Goldin Nan, I’ll be your Mirror, cité dans La Sphère de l’intime, Le Printemps de Cahors, Éditions Actes Sud, Arles (France), 1998 104 «J’ai toujours eu tendance à croire que je ne pourrais pas perdre quelqu’un si je le prenais en photo suffisamment. J’ai rassemblé dans cette publication des clichés de Cookie qui couvrent les treize années durant lesquelles je l’ai connu, dans l’espoir de pouvoir la garder avec moi même après sa mort. En réalité, cela me rappelle ce que j’ai perdu et à quel point elle me manque. NYC Sept. 1990. » in. Cookie Muller, New York (Etats-Unis), Pace/Macgill Gallery, The Stinehour Press, 1990, p.1 105« Avant j’écrivais des poèmes, mais maintenant je trouve la poésie dépassée, sauf lorsqu’elle est destinée à la chanson. Mes nouvelles sont des romans qui s’adressent à ceux qui ont du mal à rester concentrés longtemps.» in. Muller Cookie, Garden of Ashes, Madras et New York, Hanuman Books, 1990, p.13 103 80 © Cookie and Millie in the Girl’s room at the Mudd Club, N.Y.C. 1979, Cookie laughing, N.Y.C. 1985, Cookie at Tin Pan Alley, N.Y.C. 1983, in. Cookie Muller, New York (Etats-Unis), Pace/Macgill Gallery, The Stinehour Press, 1990 En somme, le journal visuel de Nan Goldin accompagne le flux du temps et ne s’inscrit pas dans un moment-origine. Son journal visuel est un maillage du temps, aux mailles plus ou moins serrées. La maîtrise du temps apparaît donc comme étant le noyau dur du travail photographique de Nan Goldin. Mais il ne s’agit pas de n’importe quels instants. Il s’agit d’instants décisifs qui ne désignent pas pour autant des rencontres visuelles "exceptionnelles", mais plutôt la banalité. Avec la série Surfaces américaines qu’il commence en 1972, Stephen Shore s’inscrit dans cette même idée : un journal visuel qui serait comme un enregistrement continu, sans interruption, de la vie. Surfaces américaines est un journal visuel qui retrace le parcours de quelqu’un de passage qui photographie tout ce qu’il voit et ce qu’il fait, ainsi que la plupart des gens qu’il croise sur son chemin. Regroupés dans une publication, ces clichés, comme ceux de Nan Goldin rassemblés dans La Ballade de la dépendance sexuelle, composent un portrait, celui de l’artiste, mais également celui de l’Amérique d’alors. « En 1972, quand elles ont été présentées à New York, on a pris ces photos pour des photographies d’amateur.106 » formule Bob Nickas. En effet, souvent, on a l’impression qu’il ne se passe rien, ou simplement quelque chose de très anodin. 106 Surfaces américaines, Stephen Shore, Paris (France), Éditions Phaidon, 2005, p.5 81 Le carnet de route devient une méditation sur le sens de notre présence au monde et sur ce que signifie pointer l’objectif de l’appareil dans telle direction plutôt que dans telle autre. Stephen Shore, tout comme Nan Goldin, photographie de près, comme en témoignent les très nombreux intérieurs et portraits. « Je voulais rester visuellement conscient au fur et à mesure que la journée avançait. Je commençais par photographier tous ceux que je rencontrais, tous les repas, toutes les toilettes, tous les lits dans lesquels je dormais, toutes les rues que j’empruntais, toutes les villes où je séjournais.107 ». Tout comme chez Nan Goldin, la photographie, pour Stephen Shore, est indissociable d’une forme de nécessité quasi vitale de conservation de la vie vécue. Mais c’est surtout, pour ces deux artistes, la réhabilitation du quotidien et de l’anodin qui se distingue. 107 Surfaces américaines, Stephen Shore, Paris (France), Éditions Phaidon, 2005, p.9 82 3. L’effet d’objectivité : Prendre en charge la banalité de l’existence 3.1 Minimalisme et absence de spectaculaire À l’heure où la 3D s’affiche comme étant le modèle à venir et où l’ère numérique perfectionne ses outils, Nan Goldin, Chantal Akerman et Valérie Mréjen ont trouvé, et exploitent encore, un contrepoint à ces technologies visuelles. Si l’art du banal se constitue comme esthétique de l’ordinaire et du minime, cela ne signifie nullement que la forme n’est pas maîtrisée. Pariant sur l’absence de spectaculaire, Valérie Mréjen privilégie le format court, tant en ce qui concerne ses textes, ses vidéos, que ses portraits filmés ou récits publiés. Le temps de chaque vidéo dépasse rarement les neuf minutes, et peut se réduire à quelques secondes. Ses premiers Portraits filmés (2002) durent un peu moins de quatorze minutes, et les Portraits ultérieurs (2003) perpétuent cette concision. Ses films (La Défaite du rouge-gorge, 2001, dure vingt-trois minutes, et Chamonix, 2002, dure treize minutes) entrent dans la catégorie des courts-métrages. Le documentaire Valvert, 2008, dure cinquante-deux minutes, longueur inhabituelle, que l’on peut, peut-être, associée à la commande qui lui a été faite108. Les récits publiés chez Allia comptent respectivement : soixante-trois pages pour Mon grandpère (1999), soixante-dix-sept pour l’Agrume (2001), et quatre-vingt-douze pour Eau sauvage (2004). Peu d’acteurs sont présents à l’écran chez Valérie Mréjen. Le plus souvent seul(e), l’acteur débite un monologue qui "emplit" littéralement l’espace. L’expression des visages et la manière de s’exprimer de l’intervenant sont les seuls éléments "dynamiques" de l’image. Chez Chantal Akerman également, le champ n’est pas "encombré" de protagonistes. Les femmes qu’elle met en scène sont, la plupart du temps, seules à l’image ou accompagnées d’un personnage. Ce documentaire est, en effet, né d’une commande de deux psychiatres et deux infirmiers psychiatriques exerçant dans cet hôpital, désireux de faire enregistrer par un regard extérieur, la parole des soignants. 108 83 Si l’on suit cette idée, les photographies de Nan Goldin cadrent des visages, des corps, des couples, des petits groupes restreints, ou des solitudes, mais jamais des foules. Lorsque Valérie Mréjen présente ses travaux, ses installations sont généralement très simples. Au Jeu de Paume, par exemple, lors de la rétrospective de 2008, les moniteurs n’étaient pas placés de manière particulière, la vidéaste ne semble pas poser de contraintes préétablies quant à la mise en place. Ses vidéos s’adaptent à des projections standard comme à une diffusion sur moniteur. Leur durée permet cette souplesse. L’image dans les travaux vidéo de Valérie Mréjen respecte une sobriété formelle : la caméra est fixe, et chacun des portraits ou des scènes se réduit le plus souvent à un plan-séquence, enregistré en temps réel et sans montage ultérieur. Le ou les personnages, assis ou debout, sont filmés à mi-corps, le haut apparaît tandis que le bas s’inscrit le plus souvent en hors-champ. Tables, chaises, canapés, papiers peints et mur constituent les éléments d’un décor très simple. L’image chez Nan Goldin retrouve une même forme d’épuration. Elle utilise la lumière naturelle ou ambiante pour réaliser ses clichés. De la même manière, lorsque Valérie Mréjen plante sa caméra, elle n’a pas recours à des lumières artificielles. On retrouve cette sobriété formelle et ce refus de l’artificiel chez Chantal Akerman à l’égard du son. Le rejet du beau en tant que tel se retrouve dans le refus de toute bande sonore (et, donc, de toute musique) dans Hotel Monterey, film dont il était question précédemment (2.2 Le "non-événement", ou la tentative d’érection du banal, de l’anecdotique et du quotidien au rang d’événement exceptionnel). Par ailleurs, mais d’un point de vue toujours purement formel, les phrases écrites chez Valérie Mréjen tiennent en une ou deux lignes : « Bernard s’est marié avec Josiane. Ils eurent deux enfants. Josiane utilise un fond de teint aisément détectable et s’encolle les cils de rimmel bleu vif. Elle porte un manteau de fourrure en renard orné de queues de raton laveur. Ses cheveux sont blond naturel109 » dans Mon grand-père, mais ailleurs aussi, l’écriture est travaillée dans le même effort de laconisme : « Il était petit, brun, les yeux bleus très myopes. Il portait des lunettes. 109 Mréjen, Valérie, Mon grand-père, Paris (France), Éditions Allia, 1999, 2004, 2007 p. 11 84 Son premier réflexe du matin était de les chercher pour les passer au Paic citron. Il attrapait délicatement les branches et les posait sur ses oreilles.110 » dans L’Agrume. Les arguments ou "pitch" des vidéos tiennent sèchement en quelques lignes. Un homme, filmé de face, prend des nouvelles d’un interlocuteur supposé à travers des formules d’usage (Bouvet, 1997), ou encore ; une jeune femme raconte une nuit d’amour (Jocelyne, 1998). Un jeune homme raconte son dernier voyage (Il a fait beau, 1999), des connaissances se croisent au cours d’un vernissage (Blue bar, 2000), un couple se dispute au rythme de répliques tirées du répertoire des téléfilms (Capri, 2008). Mais aussi ; des cartes postales d’hôtel recueillies au fil des ans servent de toile de fond à un récit de vacances : un homme raconte tranquillement l’insidieux délitement de sa vie conjugale (Hors saison, 2008), etc. Il y a, chez ces trois artistes, une volonté de désublimation de l’art qui s’affiche nettement. 110 Mréjen, Valérie, L’Agrume, Paris (France), Éditions Allia, 2001 p.8 85 3.2 La neutralité en je « La neutralité a la particularité de laisser un espace pour le lecteur ou le spectateur, ce qui évite de trop fermer le récit. C’est pour moi une manière de laisser un accès.111 » La voix blanche des acteurs de Valérie Mréjen dans son travail vidéo tend vers une forme d’abstraction. Lorsqu’on l’interroge sur la direction d’acteur, elle formule ceci : « Je leur demande d’apprendre les dialogues par cœur. Les directions que je leur donne ne sont pas tant psychologiques que liées à des temps de parole et à des temps de pause. D’une manière générale, je leur indique de ne pas tenter de jouer des émotions, de ne pas chercher le réalisme car ce sont des situations inspirées de la vie quotidienne mais plutôt décalées.112 ». Les comédiens gardent une distance par rapport à ce qu’ils disent et essayent de trouver une voix blanche, presque une voix de récitant. C’est une façon de conserver dans le ton l’essentiel, de rapporter les faits, à la manière d’une déposition au commissariat. Il s’agit d’atteindre une forme de degré zéro de l’intonation. À la manière des textes et du travail de l’image, les textes récités, parlés sont dégraissés de leurs détails, rendus presque abstraits. Le faux détachement chez Valérie Mréjen est également un élément de la neutralité qui se dégage de son travail. Le recueil du souvenir, notamment dans Mon grand-père, comporte une dimension anecdotique qui empêche jusqu’à un certain point de s’approcher des autres. Valérie Mréjen recueille des récits très factuels, en prenant bien soin de ne pas aller ni jusqu’au sentiment, ni vers l’émotion. Cela participe à une forme d’évacuation du tragique qui se déploie dans son travail comme une veine principale. 111 Interview de Valérie Mréjen de Alexandre Neveu in Art présence, avril-mai-juin 2005, n°54, p.37 : « Je me base aussi sur mes envies et mes appréhensions lorsque je lis un roman ou que je regarde un film. Je me place toujours comme étant ma première lectrice et me demande si cela ne m’énerverait pas que l’on me donne trop d’éléments, que l’on me prenne par la main, que l’on me fasse la leçon… ». 112 Ibid. p.37 86 DEUXIEME PARTIE : METTRE EN SCENE ET EN FORME LE REEL Un certain nombre d’œuvres de Chantal Akerman, Nan Goldin et Valérie Mréjen agissent à la frontière entre la fiction et la "non-fiction". Subtilement, elles transforment leur vécu (leur "réel") en autofictions ou mythologies personnelles. En ce sens ; elles inventent, imaginent, conçoivent, mettent en image un univers qui leur est propre. D’une certaine manière, elles démontrent que la vérité de l’être est avant tout dans son expression. Entre le texte et l’image, entre fiction et "non-fiction", ce sont des narrations qui émergent, sous différentes formes : films, vidéos, installations, slide screen, parole écrite, mais aussi sous-entendue, ou prononcée (roman, nouvelles, lectures de textes, lettres, refrains, répétitions, jusqu’à la "prière", et à la "psalmodie", etc.). Il y a, chez ces trois artistes, et ce de la même manière dirons-nous (de manière moins prononcée chez Nan Goldin), un paradoxe conceptuel : entre une forme pensée et la manifestation d’affects très présents, leurs œuvres se cherchent. La combinaison image/texte et l’"entre-deux" qui en résulte permet à l’imaginaire et à l’inconscient de se manifester, c’est dans l’absence de correspondance directe entre l’histoire et la représentation visuelle que le spectateur/lecteur peut continuer à formuler les suppositions qu’il échafaude, et qui ne sont redevables qu’à sa propre imagination. Artistes surtout, mais également auteurs, et, dès lors, les questions de la signature et du style s’imposent. 87 1. L’intervention de la fiction ou l’"atteinte" au réel Est "fiction" une représentation qui constitue un monde autonome, ou du moins partiellement distinct du réel. Mais les fictions (appelons-les plutôt ; les narrations) qu’élaborent ces trois artistes se fondent sur des faits réels. D’où la formule : "effet de réel" dont il était question dans le premier mouvement de ce travail. En réalité, elles nous invitent à une "immersion" fictionnelle dans leur réel, immersion fortement teintée par l’affectif de chacune d’elles. La fiction est comme un effet de la construction narrative qu’elles tissent autour de leur vie. À partir d’"énonciations" de réalité, Valérie Mréjen, Chantal Akerman mettent en scène leur propre vie de façon librement romancée et emploient le je du narrateur qui est presque le même que le je de l’auteur. C’est dans l’écart entre les deux qu’apparaît tout le sel de ce double jeu. Nan Goldin n’échappe pas à ce mécanisme narratif, dans son travail, texte (légendes ou commentaires) et image se côtoient et se mettent au service de la narration. 88 1.1 "Fiction d’événements et de faits strictement réels" : Valérie Mréjen, et association du vécu à l’imaginaire chez Chantal Akerman « Il ne fait aucun doute pour personne que les expériences vécues de nos premières années d'enfance ont laissé des traces ineffaçables dans notre intériorité psychique, mais lorsque nous demandons à notre mémoire ce que sont les impressions sous l'effet desquelles nous sommes voués à rester jusqu'à la fin de notre vie, elle ne nous livre rien, ou bien un nombre relativement restreint de souvenirs qui restent dispersés et dont la valeur est souvent équivoque ou énigmatique.1 ». Qu’il s’agisse des textes publiés (appelons-les "nouvelles", ou "courts romans") de Valérie Mréjen, ou bien des films de Chantal Akerman, toutes deux ont recours à des procédés de fictionnalisation de soi. Tout récit de soi, quel qu’en soit le mode, est toujours "transformatif". Étymologiquement, le terme "fiction" renvoie au verbe latin fingere qui signifie façonner, fabriquer, modeler. Partant de là, l’autofiction2 est un concept classificatoire qui postule que l’on ne peut pas se raconter sans se construire un personnage, sans bâtir un scénario. Qu’il n’existe pas de récit rétrospectif sans sélection, amplification, reconstruction, invention, en somme. C’est un concept qui a été créé par Doubrovsky en 1977 lors de la publication de Fils. Imprimé en rouge, le texte de la quatrième de couverture amorce une définition d’un genre autobiographique nouveau.3 1 Freud Sigmund, " Sur les souvenirs-écrans " (1899), In Névrose, Psychose et Perversion, Paris (France), Éditions PUF, p. 113 2 Il est intéressant de constater que cette même notion apparaît également dans le domaine anglo-saxon avec le mot faction, une association de fact (fait) et de fiction. 3 « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. » in. Vilain Philippe, « L’autofiction selon Doubrovsky », Défense de Narcisse, Paris (France), Éditions Grasset, p.170 89 Notre propos prend appui pour cette sous-partie sur les écrits de Valérie Mréjen et Roland Barthes par Roland Barthes4 d’une part, et sur l’œuvre cinématographique Je, tu, il, elle (1974) de Chantal Akerman, d’autre part. Valérie Mréjen publie ses écrits chez Allia, maison d’édition qui fait figure d’exception dans le paysage éditorial actuel, se définissant comme l’éditeur des "autres choses"5. Ses écrits s’annoncent comme des nouvelles ou comme de courts romans. Le passé est le temps de sa narration dans Mon grand-père: « Ma mère utilisait un langage plus civilisé : garce, mauvaise gale, parasite. »6, mais aussi dans L’Agrume : « Il prononçait certains mots à la japonaise teribilou (terrible), horibilou (horrible), lousassou (Lussas). »7. Rien n’affirme, ni dans le péritexte (puisqu’il n’en existe pas), ni sur la quatrième de couverture, qu’il est question de textes autobiographiques, sinon de courts récits, sauf peutêtre la photographie du visage de Valérie Mréjen qui figure sur la réédition de 2007 de Mon grand-père. À l’inverse, le péritexte de Roland Barthes par Roland Barthes affiche d'emblée une formule à forte teneur subversive et irrévocablement anti-autobiographique : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »8. Voilà un pacte qui sert à rompre le pacte autobiographique de Philippe Lejeune. La substance du livre serait donc romanesque…Mais si ce livre était réellement fictif, aurait-il été vraiment nécessaire de le préciser ? Éclairons cette idée par une formule de Serge Doubrovsky extraite du Livre brisé : « JE ME MANQUE TOUT DU LONG. (…) DE MOI je ne peux rien apercevoir. À MA PLACE, NÉANT. Pire : de temps en temps, je glisse une photographie. Avec du fac-similé, je Barthes Roland, Roland Barthes, Paris (France), Éditions du Seuil, Collection Écrivains de toujours, 1975 et 1995 5 Dossier de presse sur la ligne éditoriale adoptée par la maison d’édition : http://www.alliaeditions.com/au_lecteur.htm 6 Mréjen Valérie, Mon grand-père, Paris (France), Éditions Allia, 1999, 2004, 2007 p.14 7 Mréjen Valérie, L’Agrume, Paris (France), Éditions Allia, 2001, p.58 8 Barthes Roland, Roland Barthes, Paris (France), Éditions du Seuil, Collection Écrivains de toujours, 1975 et 1995, p.5 4 90 me refabrique en simili. Un moi en toc, un trompe-l’œil. (…) Si je songe à moi, un pur rêve. Si j’essaie de me remémorer, je m’invente. (…) JE SUIS UN ÊTRE FICTIF. (…) Moi, suis orphelin de MOI-MÊME. »9. En somme, pour Barthes et Doubrovsky, le pacte proposé est une fiction du sujet, une fictionnalisation de soi. Mais, si le critère péritextuel semble congédier tout horizon d'attente autobiographique, le critère onomastique, en revanche, nous oblige à emprunter le cheminement inverse. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, tout comme dans l’Agrume10 et Mon grand-père11 de Valérie Mréjen, l’auteur, le narrateur et le personnage principal se confondent. Eau Sauvage (Allia, 2004), cependant, adopte une posture clairement différente : l’auteur est celui qui transcrit, répète, en quelque sorte, les paroles du personnage principal (le père de Valérie Mréjen). Pas de narrateur, les phrases sont comme littéralement "déversées" sur les pages sans forcément entretenir entre elles des liens de causalité, comme des réminiscences consignées dans un ordre arbitraire. Son écriture, dans cet ouvrage, semble particulièrement singulière dans la mesure où sa représentation du passé s’effectue le plus souvent au présent. Le temps dominant est, assez paradoxalement, un présent du ressouvenir, du revécu, qui traduit mieux que ne l’aurait sans doute fait un imparfait, la frustration face à une figure paternelle incontrôlable. Ce présent apparaît chez Valérie Mréjen comme le temps traumatique d’une conscience narrative. Or, un des aspects de l’autofiction est de se vivre au présent. Peut-être est-ce une manière de rendre la chose immédiate aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur. Mais revenons-en à ce qui permet de définir l’autofiction dans Roland Barthes par Roland Barthes : c’est l’allégation romanesque du péritexte (« Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ») faisant contrepoids au critère principal du pacte autobiographique de la triple identité (auteur = narrateur = personnage). En ce qui concerne les écrits de Valérie Mréjen, le pacte fictionnel est beaucoup moins évident, dans la mesure où il ne se révèle que dans la forme qu’ils prennent, dans le travail sur le mot. Doubrovsky Serge, Le livre brisé, Paris (France), Éditions Grasset & Fasquelle, 1989, p.214 Mréjen, Valérie, L’Agrume, Paris (France), Éditions Allia, 2001 11 Mréjen, Valérie, Mon grand-père, Paris (France), Éditions Allia, 1999, 2004, 2007 9 10 91 La première partie de Roland Barthes par Roland Barthes est nourrie de photographies, comme pour attester de l’authenticité du témoignage. De ce point de vue là, il ressemble aux deux ouvrages "semi-autobiographiques" de Chantal Akerman (Autoportrait en cinéaste, 2004) et Valérie Mréjen (Ping Pong,2008 ) : une compilation de notes, de clichés, de réflexions. Ainsi, ces trois ouvrages se présentent comme des ateliers d’artiste où les auteurs dévident le fil conducteur de leur vie et de leur œuvre. « Dans l’autofiction, il faut s’appeler soi-même par son propre nom, payer, si je puis dire, de sa personne, et non se léguer à un personnage fictif. »12 : en ce sens, Roland Barthes par Roland Barthes remplit le "contrat", tandis que Valérie Mréjen est à moitié contractuelle. En effet, il est très peu précisé que le nom de la narratrice est celui de l’auteur dans ses écrits13, mais le pronom personnel moi ainsi que les adjectifs possessifs mon, ma, mes, sont maintes fois utilisés. Comme elle ne se nomme pas, il faudrait raffiner la définition de l’autofiction et appeler Mon grand-père et L’Agrume des "quasi-autofictions". Mais que l’on ne s’y méprenne pas, pour Barthes, comme pour Valérie Mréjen, il s’agit de récits de faits strictement réels (et bien ancrés dans le réel) où la fiction porte, non pas sur le contenu des souvenirs évoqués, mais sur le processus d’énonciation et de mise en récit. C’est surtout le langage de Valérie Mréjen qui s’impose à nous, lecteur. Elle s’est trouvé un langage propre. L’écriture tend parfois vers le journal intime écrit succinctement, sous la forme de notes informelles. La première phrase de L’Agrume donne le ton : « Nous étions assis sur un banc près des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas. »14. Mais tout en racontant des faits qui ont l’air d’être strictement exacts, elle ne raconte pas exactement le déroulement des faits, ou plutôt l’histoire dans son entier, le lien de causalité entre chaque "micro-événement" (souvent des constats déceptifs). Il s’agit d’une autre manière d’utiliser sa vie, non pas pour établir un discours aussi rigoureux que possible, historique, et dans un style classique. Valérie Mréjen ne raconte pas sa vie linéairement et logiquement depuis sa naissance, elle crée sa propre histoire. Phrase de Serge Doubrovsky tirée de l’entretien avec Philippe Vilain dans « L’autofiction selon Doubrovsky », Défense de Narcisse, Paris (France), Éditions Grasset, p.205 13 Mréjen Valérie, Mon grand-père, Paris (France), Éditions Allia, 1999, 2004, 2007, p.23 : « Un dimanche soir, mon père nous ramena d’un week-end chez lui, pendant lequel nous étions allés à une fête de famille. Il dit : ‘Valérie était la plus jolie d’entre ses cousines.’ Ma mère répondit : ‘Au pays des aveugles, les borgnes sont rois’. » 14 Mréjen Valérie, L’Agrume, Paris (France), Éditions Allia, 2001, p.7 12 92 Ce qui compte est moins le récit historique, que la façon de raconter l’histoire, ou plutôt, les histoires de sa vie. La matière est historique, la manière est délibérément artistique. En somme, l’autofiction serait une autre manière de s’appréhender. À partir d’expériences vécues, de faits vécus, il s’agit d’écrire un texte. L’écriture est créatrice de fiction chez Valérie Mréjen. La manière dont elle construit ses récits se sait reconstruction arbitraire des fragments épars de mémoire et suit ce mouvement formellement. Dans le cas de Barthes et de Valérie Mréjen, la fictionnalisation ne porte pas sur le contenu de l’histoire mais sur l’énonciation du souvenir. Néanmoins, Valérie Mréjen ne cherche pas à "esthétiser" sa mémoire, en un sens (il n’y a pas de dialogues, pas d’effets romanesques, mais plutôt des formes de citations, des phrases entendues, des situations vécues, des faits racontés), et c’est cela qui démontre qu’elle ne se détourne pas du pacte de référentialité fixée par la notion d’autofiction. Somme toute, sa démarche repose surtout sur un usage "autofictionné" de l’intime et du référentiel. Mais l’autofiction ne ment pas pour autant, elle énonce dans la forme qu’elle s’est choisie. Elle n’est pas une distorsion de la vérité référentielle, mais plutôt un autre mode d’expression que le discours historico-chronologique. Se mettre en fiction, devenir un personnage de soi-même. C’est ce à quoi tend Chantal Akerman, qui, quant à elle, introduit dans la matière même de son travail cinématographique des souvenirs imaginaires (Saute ma ville (1968), Je, tu, il, elle (1975), etc.), et des personnages fictifs. L’opposition entre la réalité/vérité et la fiction sur laquelle semble fondé le pacte autobiographique se dilue. Chez Chantal Akerman, la fiction "affecte" le contenu des souvenirs. Tant et si bien que le référentiel s’abolit presque dans le fictif (lorsque l’on regarde un film de Chantal Akerman, nous voyons avant tout une fiction). Chez la cinéaste, la fiction est réelle, plus, peut-être, que la réalité objective. Ce temps traumatique, dont il était question pour Valérie Mréjen dans Eau sauvage se manifeste également dans toute la filmographie de Chantal Akerman par un retour obsessionnel sur son passé, par une forme, disons-le, de "ressassement", terme qu’elle emploie très fréquemment lorsqu’elle est amenée à parler de son travail. 93 Mais ce ressassement n’a absolument rien de péjoratif, et il ne faut surtout pas l’assimiler à une forme simpliste de répétition, de dire et de redire (même si elle le définit un peu comme cela). Il est au contraire l’expression d’une tentative d’épuisement et d’élucidation du passé, d’une recherche formelle, d’une reprise prospective. Tout comme Serge Doubrovsky le fait dans Le Livre brisé, en tentant de se forger une identité en redisant ses origines familiales et sociales, c’est-à-dire en somme de s’attester, de justifier son être (JE SUIS MOI), Chantal Akerman, d’une certaine manière, envisage le cinéma comme un moyen de justification de l’existence. Le ressassement devient dans son travail le sentiment existentiel qui passe et repasse par les points centraux où s’est tissée la trame de l’identité de la cinéaste. Le ressassement concerne aussi le fait que l’on ne comprend jamais tout à fait pourquoi on est ce qu’on est, et c’est ce sentiment que l’on ressent face à un film de Chantal Akerman. La question de l’appartenance identitaire est problématique dans sa filmographie. Je, tu, il, elle est le premier long-métrage de Chantal Akerman, lorsqu’elle le tourne, elle a vingt-quatre ans, et le je s’y débauche. Quand le soi devient l’objet d’une œuvre, il y a un double mouvement de l’autoreprésentation, et je devient un autre. Pour conduire cette analyse, nous nous appuierons sur le texte de Maureen Turim paru dans Identity and Memory15, et dans lequel elle définit les caractéristiques de la multiplicité du je de la cinéaste, qui se camoufle derrière ce qu’elle définit comme étant des ruses de langage. L’enjeu du film est qu’il "contourne" l’élément autobiographique au profit de la fiction. La progression narrative du film est clairement portée par le titre. Je est une jeune femme. La première partie du film se déroule dans une chambre plutôt étroite aux contours mal appréhendés. Cette jeune femme, interprétée par Chantal Akerman, est enfermée dans cette pièce, avec une double progression : la chambre perdra ses meubles, et elle, ses vêtements. 15 Turim Maureen, Identity and Memory, The films of Chantal Akerman, Flicks books, 1999 94 © Photogramme : Je, tu, il, elle, (1975-noir et blanc-82mn), Carlotta, 2007 Deux dépouillements d’ascèse. Mais il faut surtout compter sur la présence du temps, compté en jour, puis en durée, en dévoration de paquets de sucre épuisés, en rapport avec la solitude et l’impossibilité de la solitude. Les mots qu’elle lit à voix haute ne sont pas synchronisés à l’image : ils l’anticipent, la contredisent ou bien signifient tout autre chose. Toute apparence d’une voix prise en son direct est mise à mal. Par exemple, lorsqu’on entend : « J’ai peint les meubles en bleu le premier jour. », et puis, après un long temps de césure : « En vert le deuxième. », les actions décrites ne sont jamais présentifiées, on ne voit jamais les meubles changer de couleur, pas plus qu’un semblant de peinture. La voix-je en off exemplifie le principe du langage qui veut que celui qui parle s’approprie une identité, tout en la projetant hors de lui. La voix dans Je, tu, il, elle est porteuse d’un je et met en danger dans le même temps la visibilité de la cinéaste-actrice : cette voix figure la mise en écart d’une subjectivité, ne pouvant aborder que de biais sa représentation. Ces apparitions-dissimulations sont des ruses qui troublent la représentation. Le je que nous avons découvert est donc le corps de la cinéaste disparaissant de lui-même au profit d’un espace filmique intégrant l’en deçà et l’au-delà de la représentation, en rejetant en apparence son intimité. Le je de Chantal Akerman ne peut se définir que dans le changement de mode d’expression : dans un intervalle marquant un regard en biais sur lui-même, via l’accumulation des citations, de références, traces ou empreintes autobiographiques. Le tu pourrait être l’écriture des lettres ou des textes, écrits, puis déchirés, réécrits, dont le destinataire demeurera inconnu. 95 Le deuxième volet de cette quête est un voyage itinérant, une forme de road-movie intimiste qui introduit le il (Niels Arestrup), un camionneur rencontré après avoir quitté la chambre étroite, qui parle de son rapport aux femmes, à soi-même, au désir ou à la perte de désir. Enfin, arrive elle (Claire Wauthion), qui refuse d’abord le retour de la recluse, pour enfin lui ouvrir son lit. Selon Maureen Turim, ces pronoms personnels renvoient tous au corps ou à la vie de la cinéaste. L’adresse indirecte de la "voix-je" en over qui décrit des actions que l’on ne verra jamais met à distance la démarche autobiographique alors que tout semble s’y prêter. Mais, si le je est déguisé, camouflé par ces ruses énonciatrices, le corps de la cinéaste n’en domine pas moins l’image filmique. Ce corps participe également à introduire une confusion entre réalité et fiction. Cette mise à nu, au sens propre et figuré renvoie symboliquement à la démarche autobiographique. Le corps de la cinéaste dans ce film est un corps jeune, sensuel, sculptural et doux, qui s’affiche dans une passivité presque voluptueuse. Le corps, précise Maureen Turim, rappelle fortement celui d’une adolescente. Ce n’est pas un corps féminin hétérosexuel selon elle, mais plutôt un corps qui se dénude de manière singulière, et qui revendique une forme d’androgynie. Pour Maureen Turim, ce corps est proprement bouleversant en ce qu’il est un corps inhabituel, une manifestation incertaine qui, cependant, renvoie clairement à la démarche autoportraitiste dans la mesure où il s’incarne à l’image. C’est tout à la fois un rôle qu’incarne la cinéaste, mais aussi une catharsis et un travestissement. Maureen Turim poursuit en affirmant que l’exacerbation des désirs ou fantasmes inconscients des personnages est surplombée par le propre inconscient de la cinéaste, comme si le fossé entre le personnage de fiction et le je de la cinéaste ne cessait continuellement et, dans un mouvement contradictoire, de s’agrandir et de se combler tout le long du film. 96 1.2 Installations narratives, slide show et accompagnement sonore chez Nan Goldin « L’installation, cette disposition d’éléments disjoints dans l’espace, est un lieu commun dans l’art contemporain. Elle privilégie la relation : relation entre l’acte artistique et l’espace de sa présentation, entre l’artiste et les acteurs de l’exposition, entre les arts visuels et les arts de la scène, entre l’exposition et sa réception, entre l’art et la vie.16 » Chez Nan Goldin, l’apparente spontanéité, la subjectivité, la quotidienneté et la confidentialité se combinent avec des stratégies réfléchies et parfois complexes. Au-delà du journal intime et du carnet de notes, ses images traduisent aussi les qualités d’une technique photographique (le "snapshot aesthetic", l’esthétique de l’instantané) qui affectionne les décadrages savants, les plans rapprochés, les formats sensiblement identiques, l’utilisation du flash artificiel nécessaire pour illustrer une vie essentiellement nocturne (illustrant la période de la fin des années 1970 aux années 1980), les exubérances chromatiques, les jeux de miroir, les effets d’ombre et, enfin, l’iconographie. Les actions, les sentiments, la vie et la mort de ses proches, qui occupent les images, permettent de composer des histoires différentes chaque fois que l’artiste les assemble dans une réorganisation inlassable et toujours imprévue. Le fictionnel, chez Nan Goldin, consiste à la mise en place d’installations narratives, soit sous la forme de slide show ou slide screen ( diaporama séance de projection), soit sous la forme de publications, d’installations et sculptures, comme par exemple lors de la présentation à Paris en 2004 de Sœurs, Saintes et Sibylles. En effet, dans le cadre de la 33ème édition du festival d’Automne, Nan Goldin présentait, du 16 septembre au 1er novembre 2004, dans le chœur de la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Sœurs, Saintes et Sibylles. Partant de son expérience personnelle, elle s’attaque dans ce travail à une difficile question universelle, « celle du piège qui peut se refermer sur une femme, au propre et au figuré, à la lumière d’un double contexte, psychologique et mythique. »17. Parfait Françoise, « L’installation en collection », In. Collection Nouveaux Médias- Installations, Paris (France), Éditions du Centre Pompidou, 2006, p.33 17 Texte écrit par Nan Goldin pour la présentation. 16 97 Au sol, deux figures en cire occupent le lieu : en retrait, un homme torse nu attend, figé, et, au centre de la pièce, une femme – ayant les mêmes traits que Nan Goldin – est étendue sur un lit d’hôpital. À ses côtés, une table de nuit, éclairée par une lampe, une bouteille de whisky, des cannettes de soda et des cigarettes. Puis, très vite, la lumière s’estompe et des diapositives sont projetées sur trois écrans à hauteur des yeux des spectateurs. Durant trente-cinq minutes, trois univers – construits à partir d’images fixes, de vidéos, de chants et de musiques – se succèdent.18 Nan Goldin utilise le temps de la projection des diapositives, ce révélateur aux qualités sensibles pour cumuler des images de héros très particuliers, des images factuelles, sans effet superflu, qui laissent transpirer une véritable narration. La durée et, par conséquent, la mémoire, approfondissent cette exploration de sa relation au monde. Poursuivant incessamment le travail de mémoire, Nan Goldin « formule et visualise le souvenir au-delà de la simple accumulation. L’exposition lui permet de mettre en récit une mémoire brute. L’exposition, la publication, l’association d’images, la mise en série, l’écriture d’un texte accompagnant l’exposition, réalisent l’acte même de conserver la mémoire. »19. Depuis 1976, Nan Goldin intègre à son art le slide show qui lui permet de raconter ses histoires en privilégiant la durée. Ces récits de vies, loin de s’exclure, se complètent, en dépit ou à la faveur de leur contraste. Le journal intime de l’artiste trouve son point d’orgue avec The Ballad of Sexual Dependency, 1981-1996, slide show qui s’accompagne de musiques différentes (musiques empruntées tant aux chansons populaires qu’aux morceaux choisis d’opéra). Cette œuvre, depuis le début des années 1980, a fait l’objet de remaniements et de combinaisons différentes. Outre, The Ballad of Sexual Dependency, Nan Goldin réalise plusieurs slide shows dont All by Myself – Beautiful at Forty, 1953-1995, centré sur l’autoportrait et accompagné par Eartha Kitt ; Tokyo Love, 1994-1995, relatant des relations amoureuses ou sexuelles vécues au Japon ; et Heartbeat, 2000-2001, un éloge des rapports intimes entre les êtres. N’ayant pas assisté à la présentation de cette œuvre en 2004, je me réfère à cet article publié sur Internet : http://www.fluctuat.net/1822-Soeurs-Saintes-et-Sibylles-Nan-Goldin). 19 Frogier Larys, « La photographie de Nan Goldin est touchante » IN Parachute, avril-mai-juin 1997, p.21 18 98 En visualisant le slide show, le spectateur crée des liens dans la fluidité des enchaînements de diapositives. « L’absence créée par le vide entre les images projetées renvoie à notre inconscient, proche du néant, un espace de liberté qui demeure abstrait. Ce vide établit une sorte de suspension dans le déroulement des images, ce qui incite l’imaginaire à intervenir à sa guise dans la lecture et l’appréhension de l’œuvre. »20 écrit Paulette Gagnon. Elle poursuit : « Le slide show se profile dans un espace virtuel créant, malgré une séquence chronologique, une alternance d’intensités à la limite du vertige. Cet espace active une approche phénoménologique de la perception qui conduit à des repères temporels de la vie de Nan Goldin, (…). Par le biais de la projection, ces diapositives, déclinées en grand format, s’étirent littéralement dans l’espace, et insufflent une nouvelle vie à sa banque d’images en les « recontextualisant ».21 Pénétrer dans l’univers de Nan Goldin22, c’est aussi lui permettre de s’immiscer dans le rythme de notre perception, de notre existence. Avec le projet Heartbeat, Nan Goldin présente des images successives en un déroulement continu, échappant ainsi à la fixité et à la réification des images photographiques encadrées. Ce mode de projection, à mi-chemin entre le cinéma et la photographie, fonctionne différemment du matériau film. Le passage d’une image à l’autre, dans lequel s’établissent des séquences, des ruptures et des liens, invite à percevoir les temporalités d’une écriture visuelle rattachée à une véritable structure linéaire et à une certaine forme de narrativité cinématographique. L’œil de Nan Goldin invite le spectateur à se perdre un peu plus dans cette célébration de l’amour, comme si les plans rapprochés, le mouvement et la mise au point parfois aléatoire créaient de nouveaux possibles. On se laisse porter par la scène, par la musique (Bjork) et son sens profond, et par la beauté qui se dégage de cette projection. Ces regards intenses font surgir l’affect, le constat est imparable. Heartbeat semble désigner aussi bien un parcours de l’intime qu’une route du soi et de l’autre. Gagnon Paulette, « La dérive du soi vers l’autre », IN Nan Goldin, Montréal (Canada), Éditions du Musée d’art contemporain de Montréal, du 22 mai au 7 septembre 2003, 2003, p.9 21 Ibid., p.11 22 La salle noire du quatrième étage du Centre Pompidou à l’occasion de la présentation de Heartbeat 20002001, lors de l’exposition Elles, par exemple. 20 99 ©http://lesirreguliers.unblog.fr/2007/12/17/ Ainsi l’artiste dépouille sa fragilité mais aussi celle des autres en s’investissant ellemême dans ses projets. Elle trace un chemin dans la réalité qu’elle saisit en investissant son propre territoire et en le mettant en "forme". Cette stratégie qui permet de rassembler instants, événements, souvenirs et associations, ne peut ignorer le fragmentaire, l’éphémère et le discontinu. C’est toujours la fragilité de l’être qui affleure à la surface des images. C’est autour de cette ambiguïté que les œuvres prennent appui et se développent à partir de l’image photographique et de l’installation visuelle et sonore. 100 1.3 Le souvenir devenu texte chez Valérie Mréjen, le texte devenu scénario-film chez Chantal Akerman. Obsession et maitrise du matériau-écriture : de l’image à l’écrit et de l’écrit à l’image Obsédée par les mots, Valérie Mréjen l’est assurément. Et si elle en a fait la matière première de son travail d’artiste, c’est parce qu’elle éprouve une difficulté à les dompter et à les apprivoiser dans sa vie personnelle, qu’elle tente de le faire dans son œuvre. Confrontée à des problèmes de communication ou à des malentendus, elle retourne ces problématiques avec une distance humoristique ou tragi-comique. Écrivain, réalisatrice, photographe, vidéaste ou artiste plasticienne, Valérie Mréjen travaille aussi bien l’écriture que la vidéo, en utilisant ces deux formes de manière à choisir la plus appropriée selon chaque idée. Les limites d’un médium la conduisent vers un autre : « L’écriture m’a toujours attiré, mais le processus me semblait inaccessible donc j’ai d’abord tenté de faire des choses autour du mot. »23, affirme-t-elle, en écho à ses premiers travaux, des assemblages de noms propres dégotés dans l’annuaire téléphonique, forme d’écriture détournée (Chez Valentin, 1995 ; Liste rose, 1997) : « VIEUX Serge SADIQUE Mohammed BAISSE Élisabeth SON Chantal SLIP Marcel POUR Maurice FAIRE Marthe VOIR Angèle SON Bernard KIKI Simone DEVANT André QUI Alain-Tuan VEUT David. ». Ses vidéos sont très écrites ; elle met en place des dialogues où chaque mot est pesé, où la relation de parole occupe le premier plan, avec les implicites qu’elle entraîne, l’incommunicabilité, les gorges nouées, les antiphrases (« Ben, j’ai dit, merci, c’est ça que tu m’offres ? Merci beaucoup. », La Poire, 2000, les non-dits, les lapsus révélateurs, et les paroles apparemment banales, mais hyper-explicites (« - Il paraît que tu fais quelque chose dans le Nord ?- Oui – J’aurais voulu y aller mais ça fait un peu loin. » Blue Bar, 2000). La vidéo et les récits se répondent par des thèmes communs et les deux écritures sont liées, il y a une continuité narrative, qui n’existe pourtant pas dans les vidéos entre elles. 23 Pichevin Élise, « Art vidéo », IN Upstreet, juin 2008, p.73 101 Les livres, vidéos et films se reprennent et se relancent les uns les autres dans une assourdissante concordance des temps (La Défaite du rouge-gorge en est un exemple ; courtmétrage tournée en 16 mm, dont le scénario reprend en partie l’argument de L’Agrume, publié en 2001, en même temps qu’elle tournait les premiers Portraits filmés). La vidéo correspond plus à des situations visuelles : « Pour certains textes axés sur la répétition, l’interrogatoire, la déposition, je trouvais que cela réclamait une mise en scène avec des comédiens. La vidéo s’imposait. »24, et le récit, à des évocations, mais Valérie Mréjen traite les deux outils avec la même distance et la même recherche d’une forme factuelle : « La parole constitue le sujet même de mon travail, prononcée, lue, sousentendue…plus que l’attachement à un médium ou une technique. »25. Si l’écriture décrit la parole, l’image la défait. L’écriture est la mise en place d’une parole à soi, qui ne se situe ni du côté du vrai, ni du côté du faux, elle est, tout simplement. Comme dans Mon grand-père, la première publication de Valérie Mréjen. Dans Mon grand-père et L’Agrume, ses deux premiers récits publiés, écrits à la première personne du singulier, le souvenir est devenu texte. Écrit à l’imparfait et composé de brefs paragraphes, Mon grand-père détaille l’histoire familiale de l’artiste26, ses lots de drames que Valérie Mréjen transforme en récits neutralisés de terribles épisodes familiaux27, alternant ainsi des moments tragiques qui plongent le lecteur dans la complexité des relations familiales, et des parenthèses plus anecdotiques, voire presque enfantines, qui relatent de menus événements28. Lebovici Elisabeth, Bons plans/ Valérie Mrejen, Paris (France), Éditions Léo Scheer, 2005, p.68 Ibid., p.68 26 Mréjen Valérie, Mon grand-père, Paris (France), Éditions Allia, 1999, 2004, 2007, p.23« Mon grand-père » et ses maitresses et épouses, sa sœur ; « Ma grand-mère » ; « Ma mère », « Mon père », etc. ; chaque paragraphe raconte une déception : « Ma mère était amoureuse d’un ami de la famille lorsqu’elle avait seize ans. Un jour, cet ami appela mon grand-père pour lui raconter des horreurs et tenir des propos infâmes. Le premier réflexe de mon grand-père fut de tendre l’écouteur à ma mère afin d’observer la déception sur son visage » ; « Un dimanche soir, mon père nous ramena d’un week-end chez lui, pendant lequel nous étions allés à une fête de famille. Il dit : ‘Valérie était la plus jolie d’entre ses cousines.’ Ma mère répondit : ‘Au pays des aveugles, les borgnes sont rois’. » 27 Ibid., pp.1-2 : « Le père de ma grand-mère, qui avait beaucoup d’argent à rembourser, sauta de la Tour Eiffel. De l’union de mon grand-père et de sa femme naquit une petite fille. Lorsqu’il amenait ses maitresses chez lui, mon grand-père faisait l’amour avec elles en couchant ma tante dans le même lit. (…) Ma grand-mère se jeta par la fenêtre de son appartement. Un peu plus tard, la seconde femme de mon grand-père se suicida en sautant du haut de son immeuble. » 28 Ibid., p. 16 : « Quand j’étais petite, mon père avait un ami agent immobilier qui s’appelait monsieur Mergui. Chaque fois que nous passions devant son agence, il fredonnait : « immobilière Mergui, a a a a… », ou encore « Ma mère m’avait offert une robe de chambre de mémé en matière synthétique matelassée rose. » (p.34) ; « Mon père mange les yeux baissés et ne lève le regard qu’après avoir fini. Quelque fois j’essaye de le fixer très longtemps en espérant détourner son attention mais il ne sent pas que je l’observe. » (p.39). 24 25 102 L’Agrume, sa deuxième publication aux Éditions Allia, narre l’ « histoire tragicomique d’une relation avec un homme qui ne l’aime pas, mais aime bien les gaz d’échappement, lave tous les matins ses lunettes au Paic citron, lui pose sans cesse des lapins et finit un jour par ne plus l’appeler. »29, respectant la même concision factuelle et neutre, mêlée d’événements anodins30, et catastrophiques31, autour d’une histoire d’amour lamentable. Eau sauvage, livre écrit durant son séjour à l’Académie de France à Rome en 2003, prend la forme d’un dispositif particulier, celui d’un dialogue à une voix. La voix de son père, qui répète, de paragraphe en paragraphe, son souci d’entrer en communication avec sa destinataire, absente du texte, qui débute ainsi : « Je crois que je vais prendre une décision très grave parce que maintenant ça commence à bien faire. À partir de demain c’est terminé, je n’entendrai plus parler de vous. », puis, espacée d’une ligne, une autre "réplique" du monologue paternel : « Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu peux te confier, j’aimerais t’être utile bien que je sois maladroit. Souvent, je n’ose pas demander, j’ai peur de poser des questions. Pourtant je sens que tu n’es pas à l’aise. », pour enfin éclater : « Tu peux quitter la pièce tout de suite, si c’est pour faire la tête. C’est à croire que tout te pèse. Je me passe de toi, va-t’en d’ici. »32. Eau sauvage donne l’impression d’un collage successif de paragraphes, une sorte de puzzle de messages et de dialogues téléphoniques, et rejoint une forme finalement assez proche du play back, terme mentionné par l’artiste elle-même : « L’adresse, tranchée en une succession de fragments, se rend de plus en plus envahissante à mesure que le texte rend compte des soucis, curiosités, admonestations du père. (…) Cette fois le je et le tu s’intervertissent comme si, au plan du tableau, le point de vue se substituait au point de fuite. Car l’écriture comme l’image nécessitent un dispositif qui fournit un plan, au-delà d’un écran, au regard et à l’écoute. »33. Deschamps Frédérique, in « Malice au pays des merveilles », Libération, 9 avril 2002 Mréjen Valérie, L’Agrume, Paris (France), Éditions Allia, 2001, p.21 : « Un soir, il est rentré de Tours et il m’a rapporté des gâteaux de sa grand-mère dans une boîte de sablés. Il appelait ça les ‘Montecaos’. Il disait qu’elle lui avait appris à les faire et qu’elle lui avait aussi donné la recette de plein d’autres. » 31 Ibid., p.43 : « Quelquefois, quand j’étais avec lui, il rencontrait quelqu’un qu’il connaissait et se mettait à discuter avec comme s’ils étaient tout seuls. Je restais à côté bien sagement. » 32 Mréjen Valérie, Eau sauvage, Paris (France), Éditions Allia, 2004 p.1 33 Lebovici Elisabeth, Bons plans/ Valérie Mrejen, Paris (France), Éditions Léo Scheer, 2005, p.77 29 30 103 La position de départ de Valérie Mréjen dans ce travail est une position passive d’auditrice, qui se cantonnerait à « répéter ce qu’elle a entendu, ces phrases rabâchées des centaines de fois ; je n’ai pas trouvé d’autre solution que de me les réapproprier. (…) C’était des conversations qui tournaient à vide, qui n’avaient pas de contenu, ou qui s’arrêtaient presque aussitôt qu’elles avaient démarré. »34. Narratrice aphone dans cet ouvrage, Valérie Mréjen compare volontiers cette "nonmanifestation" narrative à la passivité de Jeanne Dielman, le personnage de Chantal Akerman, qui subit l’anesthésie d’un quotidien déshumanisé : « Je crois que j’ai commencé à faire des vidéos à cause de la passivité. J’étais incapable de réagir, et ma passivité allait jusqu’à l’impossibilité de pouvoir me dire à moi-même que quelque chose clochait. »35. Cette pratique du détour et de la transcription, l’artiste l’exerce également dans ses vidéos, le souvenir est toujours corrigé, retravaillé, puis réécrit. Même lorsqu’il s’agit du souvenir d’autrui, l’histoire supposée personnelle est transformée : « Je modifie, j’ajoute ou enlève certains éléments. (…) S’il y a une chute à la fin, ou une phrase qui sonne comme une conclusion, je préfère que cela reste ouvert ; je suggère donc d’arrêter le récit avant. (…) J’essaye de gommer les hésitations. »36. Le souvenir chez Valérie Mréjen est maîtrisé, il devient un texte appris, un événement défait, détaché du pathos de la confession, de son origine, en quelque sorte. À l’inverse, chez Chantal Akerman, le texte est la première étape de la constitution d’un souvenir-image : le film. « S’il est nécessaire, dans la répartition du travail propre à l’industrie cinématographique, de proposer un scénario pour prétendre tourner un film, Chantal Akerman précise toutefois que certains de ses scénarios, les premiers en particulier, se présentaient comme de véritables romans37 », écrit Mathias Lavin, dans le texte « Écrire à côté de ses lacets », publié en 2007, qui circonscrit les fondements de l’œuvre de la cinéaste et son rapport à l’écriture. Mréjen Valérie, Ping-Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.46 Mréjen Valérie, Ping-Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.65 36 Lebovici Elisabeth, Bons plans/ Valérie Mrejen, Paris (France), Éditions Léo Scheer, 2005, p.73 37 Lavin Mathias, « Écrire à côté de ses lacets, Chantal Akerman », Vertigo, n°30, p.81 34 35 104 Les scénarios de fiction dans son travail se déploient en marge de l’œuvre cinématographique. Ainsi, l’écrit apparaît, dès le scénario, comme un motif aux contours extrêmement délimités qui laisse peu de place à l’improvisation. Chantal Akerman occupe une position d’autonomie au sein de la pratique collective d’écriture cinématographique, position qui suscite pour beaucoup de critiques la comparaison avec Marguerite Duras. Pour Mathias Lavin, ces "scénarios-romans" représentent une manière de détourner les « règles admises pour trouver refuge dans la littérature, en espérant que cela engendrera une forme de cinéma singulière. »38. Dès lors, nous pouvons nous interroger avec Maurice Blanchot : « Où commence dans une œuvre l’instant où les mots deviennent plus forts que leur sens, et où le sens devient plus matériel que le mot ? »39. Et où commence le travail de la cinéaste en regard de celui de l’écrivain ? À quel moment ce qui est toujours formulé en premier via une écriture, via de la matière littéraire (si le choix du cinéaste est celui d’écrire sans respecter les carcans et codes de l’écriture scénaristique traditionnelle), commence-t-il à devenir "cinéma" ? Avec une question butoir : est-ce bien du cinéma ? Et si oui, quel cinéma est-ce là ? Si la question semble se poser pour Marguerite Duras et Chantal Akerman, c’est précisément en raison du voyage des œuvres de support en support, d’un médium à l’autre, du roman à la pièce, radiophonique ou théâtrale, au film. Le cas le plus époustouflant serait surement celui du plus célèbre des films de Marguerite Duras : India Song (1974), ou plutôt "des" India Songs, si l’on reprend la formule de Dominique Noguez dans « Les India Songs de Marguerite Duras », paru en 1979 dans son Éloge du cinéma expérimental : 1975 fut l’année d’India Song. Mais India Song commence avant et continue après. Il y a plusieurs India Songs. D’abord Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Le Viceconsul (1965), L’Amour (1972) : les matrices littéraires. Puis la radio et le théâtre : India Song a commencé par être un texte de théâtre (écrit en aout 1972), puis a été Ibid., p.81 Blanchot Maurice, « La littérature et le droit à la mort », in La part du feu, Paris (France), Éditions Gallimard, 1949, p.323 38 39 105 enregistré pour l’Atelier de Création Radiophonique du Gange en 1973, India Song proprement dit (tournée en 1974), et Son Nom de Venise (1976)40. Qu’un peintre traite un même motif à travers un grand nombre de techniques et de supports, il y a des siècles que plus personne ne songe à s’en indigner. En quoi cela fait-il problème au cinéma ? Le premier état du scénario de Jeanne Dielman s’intitule : Elle vogue vers l’Amérique ; premier état de vie du film qui comprend principalement des détails et descriptions très précises, voire presque stylisées, et qui se présente comme une ébauche de roman41. Le caractère déconcertant de la ponctuation (deux points de suspensions au lieu de trois), et l’utilisation apparemment réfléchie des mots attestent d’une forme scénaristique qui va à l’encontre du modèle disons "classique". La caractéristique de l’écriture scénaristique telle qu’elle est enseignée dans les ouvrages spécialisés réside dans l’impératif qu’elle requiert de sortir du "mirage-littérature", si l’on reprend la formule de Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer dans Exercice du scénario42, en cela qu’un scénariste est beaucoup plus un cinéaste qu’un écrivain ou qu’un romancier, selon eux. Le scénariste met déjà en route le film, il pose le wagon bien droit sur les rails et saute en marche pour laisser la place aux lecteurs divers, puis au réalisateur, à la mise en scène, en somme. Les "jolis mots" et les "Belles Lettres" n’ont pas la primeur, ils flottent au-dessus du texte comme un maquillage outré, et ils brouillent les pistes. Lorsqu’il est appréhendé de manière traditionnelle, le scénario est une matière libre qui doit rester transparente et ouverte en ceci qu’elle sert à être "violée", transgressée. C’est une écriture du devenir, de la métamorphose, en cela elle est peut-être – du fait de son effacement et de sa disparition prochaine – la plus difficile de toutes les écritures connues. Noguez Dominique, « Les India Songs de Marguerite Duras », Cahiers du XXe siècle, Paris (France), Éditions Klincksieck, 1978, repris In Éloge du cinéma expérimental, Paris (France), Éditions du Centre Georges Pompidou, 1979 41 « La cuisine..Une cuisine longue, étroite, au sol dallé..La vibration régulière d’un frigo..des murs blanc crème couverts jusqu’à mi-hauteur d’un carrelage luisant d’un blanc plus cru..Des meubles modernes et fonctionnels. À côté du frigo dans le fond de la pièce à gauche, une cuisinière..Sur les deux premiers becs, une bouilloire..Une cafetière en verre..(…) Impression d’étouffement. Et de rigidité sous la profusion des choses..Le salon. L’avion s’éloigne de plus en plus. (…) Des cendriers souvenirs de voyage..Des tables gigognes..Une respiration à peine perceptible (…) Et Jeanne. Elle est dans l’ascenseur, un sac à provisions à la main, le visage indéchiffrable. » in Aubenas Jacqueline, « Jeanne Dielman : premier état du scénario « Elle vogue vers l’Amérique », Chantal Akerman, Bruxelles (Belgique), Ateliers des Arts, n°1, 1982, p.63 42 Carrière Jean-Claude, Bonitzer Pascal, Exercice du scénario, Paris (France), Éditions La Fémis, collection Écrits/ Écrans, 2000 40 106 Chantal Akerman nous convainc du contraire. Cette écriture, en apparence rigide, est en réalité le seul moyen pour la cinéaste d’exprimer ses souvenirs à la manière d’un carnet de notes, et traduit dans le même temps son souci du détail (jusqu’au bruit sourd de la rencontre des talons de Jeanne Dielman avec le sol), qui atteste de la qualité d’une œuvre qui s’attache énormément au sens profond des gestes et des mots, ainsi qu’au détail. Si la comparaison entre Marguerite Duras et Chantal Akerman est fréquente, il importe de s’en détacher. Mathias Lavin caractérise la différence entre les modalités d’écriture des deux cinéastes : « Dans le cas des scénarios-romans akermaniens, il ne s’agit pas d’un texte qui existerait de façon autonome par rapport au film, l’opération consistant plutôt à faire passer le scénario à travers une forme littéraire dont la finalité reste de créer un film. Chantal Akerman utilise alors l’écriture comme un filtre, ou un lieu de passage sans en faire une fin en soi. »43. Le second essai du scénario de Jeanne Dielman apparaît comme plus "visuel", et se concentre nettement plus sur le personnage de Jeanne ; son emploi du temps millimétré, ses manies, ses gestes. Mais la cinéaste ne se sépare pas de l’écrit pour autant, les mots forment comme la trame ou le squelette sur lequel l’image filmique va s’apposer. La matrice première fonctionne comme un cadre posé qui permettrait au regard de la cinéaste de s’exercer, et aux personnages de trouver leur place. Le cinéma dit autant l’écrit que le langage et fait remonter la parole vers son silence originel. Le rapport de contiguïté qui s’installe entre l’objectif et l’écriture scénaristique fonde l’idée que la personne qui filme et, par là, plante son point de vue, est également celle qui écrit. Cette constatation peut sembler anodine, mais elle renvoie à la pluridisciplinarité du travail de Chantal Akerman qui écrit et réalise le plus souvent elle-même ses films. Ainsi, ce sont des "mains-signatures" qui transportent le spectateur depuis l’instant de la rédaction, jusqu’à la projection finale. 43 Lavin Mathias, « Écrire à côté de ses lacets, Chantal Akerman », Vertigo, n°30, p.81 107 « L’examen de la signature, préféré à une étude de style, permet d’analyser les « effets de sujet » en s’attardant sur une figure particulière qui est celle de la présence du cinéaste (…) Il faut également considérer la dimension d’autoportrait de certains films, qui viennent compléter et enrichir certains modes de signature. »44, formule Mathias Lavin. Selon lui, il s’agit de « signer sa présence »45. Les "effets de sujet" qui définissent le concept de signature au cinéma sont produits par la dépendance mutuelle entre le « sujet-thème et le sujet-auteur. »46, et s’incarnent par la récurrence de motifs dans son cinéma, et par la présence du corps de la cinéaste, qui est vient alors « signer avec son propre corps, que ce soit au moyen d’une apparence physique reconnaissable, ou d’un timbre de voix identifiable. »47. Cette présence particulière, qui s’incarne tant dans l’écriture que sur la pellicule, devient non plus une signature nominale, mais plutôt une signature figurée. Mais la signature n’est pas seulement un effet ; elle constitue un des éléments constitutifs des films de Chantal Akerman, et c’est un geste qui se donne toujours à renouveler. Lavin Mathias, La parole et le lieu, Le cinéma selon Manuel de Oliveira (thèse dirigée par M. Jacques Aumont, en 2004, p.25 45 Ibid., p.33 46 Ibid., p.32 47 Lavin Mathias, La parole et le lieu, Le cinéma selon Manuel de Oliveira (thèse dirigée par M. Jacques Aumont, en 2004, p.44 44 108 2. Le Rapport au langage « Après une certaine crise que j’ai traversée, il me fallait (parce que je ne suis pas homme à me laisser abattre) retrouver la parole, fonder mon dictionnaire48 ».. 2.1 Cruauté et vide du langage, parole assassine et vision anesthésiée du quotidien chez Valérie Mréjen « Alors, quoi de neuf ? Qu’est-ce que tu deviens ? Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que tu fais de beau en ce moment ? Qu’est-ce que tu racontes de beau ? Tu ne fais rien d’extraordinaire ? Tu ne racontes rien ? Hein ?49 » C’est avec ce monologue cinglant qu’Élisabeth Lebovici engage la monographie qu’elle a consacrée à Valérie Mréjen. Nous reprenons cet exemple à juste titre, puisqu’il s’agit de la première vidéo de Valérie Mréjen, qu’elle réalise en 1997. À la manière du court récit qu’elle publiera sept ans plus tard intitulé Eau Sauvage, Bouvet met en scène un personnage figé dans son monologue. Ponge Francis, Le parti pris des choses, Paris (France), Éditions Gallimard, 2002 pp.189-190. : « J’ai choisi alors le parti pris des choses. (…) Qu’il veuille l’exprimer mort et fort, envers et contre tout. C’est à dire s’exprimer. Son plus particulier. (…) Il faut d’abord parler, et à ce moment peu importe, dire n’importe quoi. Comme un départ au pied dans le jeu de rugby : foncer à travers les paroles, malgré les paroles, les entraîner avec soi, les bousculant, les défigurant. ». 49 « T’as rien d’intéressant à dire ? T’as pas de projets ? Tu deviens rien ? T’es pas extraordinaire, hein, comme personne. Tu fais rien d’exceptionnel en fait. T’as rien à raconter.T’as rien à dire même. T’es vraiment une tâche. T’es vraiment pas grand chose. Aucun intérêt. Tu fais rien qui sorte de l’ordinaire. Tu fais des choses banales en fait. (…) Je suis sûr que tu fais des choses triviales. Je suis sûr que tu fais des choses plates, ennuyeuses, inintéressantes. C’est petit. Vraiment tu me dégoutes. (…) T’as rien à raconter.(…) J’en étais sûr. Je sais pas pourquoi je te pose la question à chaque fois. » In Valérie Mréjen, Bouvet, 1997 48 109 L’adresse est d’autant plus frontale qu’il s’agit d’une vidéo et non d’un livre. Un personnage filmé de face prend des nouvelles d'un interlocuteur supposé à travers des formules d'usage. Interrogatoire qui, durant 1min35 va se transformer dans un crescendo de violence en véritable insulte. Et, tout comme dans Eau sauvage, dont on se rappelle le mutisme de la narratrice, qui n’intervient jamais dans le déroulement dialogique, il n’y a pas de réponse aux apostrophes acerbes de Bouvet. Cette parole ne s’entend pas frontalement, elle se regarde dans un premier temps. Le plan demeure fixe, et l’on "reçoit" ce visage, qui ressemble à un jet d’eau qui projetterait son eau de plus en plus vivement, comme une bataille lancée à l’écran, et donc au spectateur. Les formules interrogatives (Alors, quoi de neuf ?) du début évoluent petit à petit en agression verbale clairement humiliante (T’as rien à raconter.). Après onze formules interrogatives, le personnage nous confronte à une diatribe de vingt-etune affirmation, pour enfin conclure sur un mouvement cyclique ; le narrateur se pose une question à lui-même : « Je ne sais pas pourquoi je te pose la question à chaque fois. ». Et la boucle est bouclée. La variation et la répétition sont des caractéristiques constitutives du travail de Valérie Mréjen, comme un thème musical. Son sujet est le langage, ses codes, ses pièges, sa folie, ses rituels, et la vie de tous les jours est son décor. Il y a, dans chaque film de Valérie Mréjen, une mise en scène de la "non-réciprocité" du langage. Chaque personnage parle avec des mots et des phrases de la langue commune et, peu à peu, chaque mot, chaque phrase devient comme une boucle, comme une ritournelle qui, par sa répétition même, ouvre au vertige des codes du langage. Les situations sont de celles qu’on a tous vécues – discussion entre parents et enfants, entre amis, entre amants ou conjoints – mais tournent discrètement à l’obsession par la seule force du dialogue et par la puissance du vide qui surgit au beau milieu du code qui fonde les relations entre individus. Dans ces plans-séquences fixes, des hommes et des femmes parlent entre eux ou s’adressent à la caméra dans une diction blanche. Monologues et (faux) dialogues sont constitués autour de quelques expressions toutes faites dont la reprise systématique dévoile la violence rentrée. 110 L’expérience de la vacuité semble être un thème commun aux travaux de ces trois artistes. La vacuité des mots est au cœur du travail de Valérie Mréjen. Elle exploite dans ses travaux les phrases de la vie quotidienne ; ces lieux communs qui se croisent sans se rejoindre et qui constituent des impasses de la communication, et en utilise la matière, pour essayer d’en dégager le comique et l’absurde. L’artiste accorde la plus grande importance à "ce qui se dit", au paradoxe d’un langage presque extenué à force d’être vide, mais qui emplit pourtant l’image. Des arts plastiques, dont elle retient l’écume la plus mondaine, celle d’une conversation accessoire lors d’un vernissage où se rencontrent des gens munis de projets confus, retenus dans leur confidence par une tactique de la fatigue, de l’ennui et du silence : de tout ce vide, de cet infructueux, elle fait pourtant une œuvre vidéo ; Blue Bar (2000) : « Franck : Tu as des projets ? – Édouard : Oui. – Franck : Moi aussi. Je vais faire le tour, je n’ai rien vu encore. (…) Jocelyne : Moi je n’arrête pas ! En ce moment, je prépare quelque chose, mais pour l’instant je préfère ne pas en parler. – Éric : Mmm. – Jocelyne : Je te dirai si tu veux. Éric : Ah oui, oui, préviens-moi. Jocelyne : D’accord. Éric : Merci. » Ce qui produit un décalage, chez Valérie Mréjen, c’est aussi le choix des comédiens et la façon dont ils s’expriment, pour obtenir ce ton un peu artificiel. Elle cherche un décalage entre le texte et la manière dont il est joué par les comédiens ou intervenants. Valérie Mréjen demande à ses comédiens de jouer leurs propres textes. Ceux-ci, passant par une interprétation tierce, aboutissent après de nombreuses répétitions à la même neutralisation par la parole que celle travaillée dans l’écriture. Cet effet de "voix lisante" est une des caractéristiques des films que réalise Chantal Akerman. Souvent, les actrices qu’elle met en scène (et donc ; Chantal Akerman elle-même), adoptent un ton monocorde, sinon éteint, tout au moins psalmodique. 111 2.2 La "voix-je" et la "voix-lisante" chez Chantal Akerman Soucieuse d’interroger l’art du cinéma dans sa double dimension – visuelle et sonore, Chantal Akerman prête à la voix et à la parole une attention toute particulière. À partir de la voix comme instance déterminante, et essentielle de l’autoreprésentation filmique, Chantal Akerman fait de la performance sonore un enjeu constitutif de son travail. La voix est un élément particulier à l’autoreprésentation cinématographique, en effet, dès lors que le film dit intime est sonore, l’apparition de la voix de l’auteur en off est fréquente, qu’elle recouvre entièrement le film ou qu’elle apparaisse de manière ponctuelle. Le je de la voix de l’artiste n’est pas un je métaphorique, tout au contraire il est le pivot de l’identification, il s’agit réellement du je de celui qui parle. D’où l’appellation de « voix-je », définie par Michel Chion dans son ouvrage consacré à la voix au cinéma50. Rapportée, nous dit-il, à la voix du narrateur, elle peut être off ou in mais doit toujours répondre à deux critères : d’abord à un critère de proximité maximale par rapport au micro, ce qui lui confère un sentiment de sincérité ; puis à un critère de matité, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas s’inscrire dans un espace particulier et sensible. Michel Chion précise son analyse de la voix-je en affirmant qu’elle n’est pas seulement l’utilisation de la première personne du singulier, c’est surtout une « certaine manière de sonner et d’occuper l’espace, une certaine proximité par rapport à l’oreille du spectateur. »51. Cette voix "mise en orbite" est à elle-même son propre espace, elle est un lieu filmique, un lieu de retrait de l’image, qui fascine et rend le visible d’autant plus accessible par le biais de ce qui n’est que suggéré. La voix "écrite" ou "lisante" fait intervenir un texte préalablement écrit, puis lu. Par un glissement habile, Chantal Akerman passe des mots sur une page à une voix apposée sur une image. Le texte subsiste, mais parlé, et non plus écrit. Mais s’il subsiste, il n’en est pas moins fragilisé par son passage à travers la voix : il tend à s’abolir aussitôt qu’il est produit. Pour continuer à exister, l’écrit devient un langage, un rythme. 50 51 Chion Michel, La voix au cinéma, Paris (France), Éditions de L’Étoile/ Cahiers de cinéma, 1993, pp.47-53 Chion Michel, « Sur la voix-je », in La voix au cinéma, Paris (France), Éditions de l’Étoile, 1982, p.47 112 Le texte est lu par une voix qui ne laisse apparaître aucune variation de ton, ni la moindre émotion perceptible, et surtout, en adoptant un rythme qui modifie sensiblement le texte : la ponctuation et la logique grammaticale ne sont pas observées, et les moments de respiration sont évacués. Mieux qu’un style ou un genre, cette manière de lire propre aux films de Chantal Akerman atteste d’un véritable phrasé, un phrasé psalmodique. Cette mise en forme de la parole et la présence de la voix de la cinéaste sont des éléments capitaux dans la mesure où ils renvoient au texte et à l’écriture, tout en se constituant, par un mouvement rétroactif, dans un écart irréductible par rapport à lui. Du texte à la parole, l’enchaînement n’implique nulle hiérarchie : la voix prend en charge le texte. Les films de Chantal Akerman se déclarent comme des écritures, issus d’une écriture immédiate et éphémère, qui ne laisse que la trace de la voix qui la lit. Dans son autoportrait filmé Chantal Akerman par Chantal Akerman (1996), la cinéaste explique la nécessité d’écrire considérée comme constitutive de l’expression de soi : « Et je les ai écrits ces problèmes et ces questions parce que je n’arrive pas à les dire comme ça. Et je vais donc les lire. (…) Cela a été un long travail dont je vais vous dire quelques bribes. Première tentative d’autoportrait : lecture. » La voix "lisante" apparaît comme un son qui file et qu’on se lit à mi-voix, sur un seul ton, celui de l’intensité. La lecture de lettre dans son travail est récurrente. Et la voix off qui peut en découler également. Dans News from home, la voix est un élément filmique en soi. En effet, News from home, c’est une ville et une voix. Une voix off - celle de Chantal Akerman – lit de façon inexpressive des lettres de sa mère envoyées depuis Bruxelles. La voix de la cinéaste lit des lettres, non plus écrites par sa main, mais par sa mère, sur des images anonymes. Cette voix que l’on découvre pleinement se présente comme une forme de métalangage qui confère un rythme familier au déroulement filmique. Ici, le discours est dépendant de l’image, mais la voix s’affranchit d’elle, elle se situe hors de la diégèse visualisée, elle est une voix du "hors champ". En effet, cette voix n’est pas perçue par les personnages du monde visualisé (New York et ses passants), mais elle influe le regard porté par le spectateur sur les images, démontrant ainsi que la position d’une voix ne se détermine pas tant par sa source que par son écoute. 113 Cette voix se situe entre l’adresse semi-ouverte (Chantal Akerman lit des mots écrits par sa mère qu’elle s’approprie), le dialogue absenté (son corps, en tant que voix-je, est absent du monde visualisé), et la narration (elle raconte l’histoire d’une ville et la solitude qui l’accompagne cruellement). L’effet de "teintage" inhérent à la " voix-over" s’illustre dans ce film, une voix qui couvre l’image et dont les manifestations « dépassent le cadre pour modeler tout le récit filmique »52. C’est une voix qui fait plus qu’affecter notre compréhension du déroulement des événements ou de leur temporalité, elle confère une attitude aux images. C’est un mode d’intériorité filmique, un champ auditif qui se présente comme le produit de la conscience de la cinéaste. Cette voix "lisante" agit comme un encodage des images : « Les façades de New York, les rues, les passants apparaissent comme porteurs du contenu des lettres, se colorent de cet affectif venu d’ailleurs, se chargent de ces fragments de vie qui ne leur appartiennent pas. »53. C’est l’affirmation désavouée de la singularité de la cinéaste qui, avec plus ou moins d’insistance, teinte la représentation filmique. Le "sujet-voix" s’interpose comme un filtre déposé sur l’objectif ; nous pouvons oublier sa présence, mais il n’en demeure pas moins que notre perception de la ville est comme contaminée, prisonnière de cette instance. C’est « l’effet-sujet »54, que définit Pierre Sorlin, et qui souligne l’idée de l’entremêlement du récit, du temps et du point de vue d’un personnage. Le récit et le texte qu’il porte se fondent dans l’image, voire la renouvelle. Cette voix humanise l’anonymat de la ville et rend possible l’aventure de l’exil ou de la solitude. Les rues acquièrent peu à peu la signification d’une expérience quotidienne, et pourtant mise à distance, simultanément objective et subjective. L’écriture est familière, maternelle : le roman familial bruxellois, avec la vie comme elle va ; les mariages et les soucis de santé, les soirées passées devant le poste de télévision, la bonne ou la mauvaise marche des affaires, les tantes et les cousines, et le bon sens, qui "permet de tenir". Chateauvert Jean, Des mots à l’image : la voix-over au cinéma, Paris (France), Éditions Nuit blanche/ Méridien Klincksieck, 1996, p.199 53 Aubenas Jacqueline, Chantal Akerman, Bruxelles, Atelier des Arts, cahier n°1, 1982, p.62 54 Sorlin Pierre, À quel sujet ?, Actes sémiotiques, Bulletin, vol. X, n°41, 1987, p.40-51 52 114 La répétition n’est jamais évitée, bien au contraire, elle est cultivée : « Ta maman qui t’aime » ; « Ma petite chérie » sont des comme des refrains sans cesse repris entre les strophes d’un long morceau. Ces redites appartiennent à un vécu qui est conservé ici comme témoin d’une vérité. Ces lettres d’amour, des lettres toutes simples, dessinent en contrepoint cette ville où les gens ne semblent pas à leur place. Les lettres succèdent aux lettres comme les jours aux jours. L’intérêt de cette écriture réside dans le "presque rien" qui s’amoncelle pour créer de la vie, du réel. Ces lettres, nous les avons reçues, ce sont les lettres de tout le monde, et elles nous touchent justement par leur banalité. Il existe dans l’un des bonus du coffret des œuvres des années 1970 de Chantal Akerman, une perle qui conforte cette idée. C’est un entretien que partagent la cinéaste et sa mère, réalisé en 2007 et intitulé Entretien avec ma mère, Natalia Akerman, dans lequel la cinéaste et sa mère, prennent le temps de survoler la filmographie de la cinéaste et d’évoquer les souvenirs personnels qui l’ont accompagnée : Natalia Akerman : Tu sais, quand tu lisais ces lettres, je trouvais cela tellement plat, tellement bête, la façon dont je t’ai écrit ces lettres. Je ne sais pas…je n’ai pas trouvé que c’était de belles lettres…J’aurais peut-être écrit un peu mieux si j’avais su. Chantal Akerman : Cela aurait été très dommage, parce que tu as écris la vie même, le cours de la vie qui passe. Et c’est cela qui importe en somme dans la figure de la lettre lue par la "voix-je", elle met en scène une plume qui écrit la chaude intimité du verbe familial. Rappelant que Chantal Akerman trace les lignes d’une histoire qu’elle continue encore aujourd’hui de modeler, Jacqueline Aubenas souligne l’importance de la figure maternelle dans le cinéma de la réalisatrice. La mère incarne l’enracinement par excellence dont la cinéaste a besoin pour trouver son équilibre : « Le romanesque, qui est le lieu qu’investit le cinéma de Chantal Akerman, s’appuie sur la saga familiale dont la mère est le principal dépositaire. (…) Le roman maternel reste le creuset de toute narrativité. Chantal Akerman l’a traversé avec un grand dit, puis en le distanciant, en le décantant, en faisait apparaître toute sa richesse symbolique.55 ». 55 Aubenas Jacqueline, Chantal Akerman, Bruxelles, Atelier des Arts, cahier n°1, 1982, p.62 115 De mère maternante, sa mère devient la semblable et l’amie, pour ensuite gagner son autonomie sentimentale et sexuelle – et la donner dans le même temps à sa fille, système de vases communicants qui aboutit à une inversion totale : « Elle ne nourrit plus sa fille. Sa fille se nourrit d’elle. »56. En parlant à la place de sa mère dans News from home, elle crée une étrange surimposition des rôles qui trouble l’équilibre convenu entre fiction et réalité autobiographique. En agissant à la manière d’un ventriloque, elle exprime dans un écho filial tortueux les mots plaintifs de sa mère : « Tu m’écris toujours la même chose, et j’ai l’impression que tu ne me dis rien. ». Exprimer la plainte de sa mère devient pour Chantal Akerman une manière de lui répondre. Mais l’écrit ici semble être moins une réponse adressée à sa mère qu’un écho vide qui résonne. La voix de Chantal Akerman réduit au silence celle de sa mère dans un simulacre de communication. Mais si cette voix opère un détournement des lettres écrites par un "autre", il n’en reste pas moins que l’on peut établir une forme de réconciliation entre ces deux "mondes". Cette voix usurpatrice est aussi une voix "liante", en ce sens qu’elle recrée la cohésion de l’univers et de l’être. Elle indique une voie qui permet de relier le morcellement des images de la ville. Cette "voix-voie" conduit le spectateur à la "mère-mer" ; le plan final est un plan d’océan. En somme, la cinéaste parvient à se réapproprier le monde par la redécouverte de cette langue maternelle qu’elle retranscrit. C’est ce murmure qui vient, de loin, s’inquiéter d’un corps absent. Et cette voix se perd, se disperse et perdure dans une "ville-refuge". Cette voix, qui semble frêle, et que le tumulte ou le bruit blanc des rues évincent porte un discours qui mythifie la métropole américaine. Ce sont ces mots nés de l’absence qui appartiennent précisément à un cinéma subjectif. Plus encore, c’est la transposition de ces lettres qui, à force d’être lues, jusqu’à être presque chantées, transfigure l’écrit épistolaire pour le rendre pleinement cinématographique. Cette relecture à voix haute fonctionne comme un contrepoint littéraire à la coulée brute de la matière visuelle. Hors saison ( de Valérie Mréjen et la lettre lue par Jeanne Dielman dans le film éponyme poursuivent cette idée de la lettre (ou carte postale) lue. 56 Aubenas Jacqueline, Chantal Akerman, Bruxelles, Atelier des Arts, cahier n°1, 1982, p.58 116 La lettre lue par Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman est une véritable performance artistique. C’est un des rares moments durant lesquels l’on voit le personnage parler. La lettre – dont le contenu est factuel et condensé – est lue sur un ton monocorde, mécanique, sans pauses ni respirations57. Jeanne Dielman emplit l’espace comme elle le peut. Elle emplit sa vie, et jusqu’à la lecture de cette lettre qu’elle débite comme s’il s’agissait d’un rôle connu, récité sans une hésitation ni bafouillage. Chez Jeanne Dielman, point d’aléas. Point de rupture. Les mots prennent un autre sens. Les mots sont lus sans trop y penser, et la lecture devient un chant. De temps à autre, un mot ressort, étouffant de sens. Il y a quelque chose de l’ordre du "tout" dans ce personnage : elle fait "tout", tous les jours. Dans News from home et Jeanne Dielman, c’est dans l’action de lire que les personnages parviennent à cette forme de lent chant. En réalité, le sens n’apparaît que dans le rythme et la forme de l’adresse vocale. Ces adresses trouvent leur importance dans la tension entre l’abondance d’indices narratifs et l’incapacité de ces informations à conférer à la narration un affect particulier. Emplir l’espace, c’est ce à quoi s’attache l’homme qui parle sur les cartes postales dans Hors saison de Valérie Mréjen. © Photogramme : Hors saison, 2008, dvd Allia, in Ping Pong, 2008 Cette fois-ci le personnage raconte tranquillement l’extinction lente de sa vie conjugale sur des images fixes : des décors surannés de salons d’hôtels dans les années 70 : « Françoise est restée avec nos nouveaux amis/ elle a l’air détendue/ Il a ses entrées partout/ Françoise est ravie, elle a retrouvé le sourire. ». Avec la même banalité que chez Chantal Akerman, Valérie Mréjen met en place un système de parole et de lecture. « Chère Jeanne, cher Sylvain, il faut d’abord que je m’excuse auprès de vous d’avoir mis si longtemps à vous répondre, pourtant je pense souvent à vous deux et à la Belgique mais il y a eu la rentrée des classes et j’ai été très occupée et on ne voit plus le temps passer et puis voilà maintenant que je me rends compte que c’est déjà l’hiver. Ici il y a énormément de neige et c’est à peine si je sors. Les enfants n’ont pas pu aller à l’école vendredi dernier parce que les routes étaient impraticables et moi je suis presque tout le temps à la maison parce que sans voiture on s’enfonce immédiatement dans la neige… » in. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, 1975 57 117 3. Le Souvenir transfiguré 3.1 Sœurs, Saintes et Sybilles ou la reconstitution d’une tragédie familiale : investigation et confession « Je me fais mal pour voir si je ressens encore quelque chose. Je me concentre sur la douleur, la seule chose réelle. 58» Comment maintenir le "passé-présent" dans le présent ? Est-ce une "actualité-musée" ? Pour Nan Goldin, il s’agit de faire du passé une force vive, s’assimiler ce qu’ont fait les morts pour ne pas être dévoré par eux. « Pour composer les histoires et, par l’expression, leur donner leur forme achevée, il faut se mettre au maximum la scène sous les yeux – car ainsi celui qi voit comme s’il assistait aux actions elles-mêmes, saurait avec le plus d’efficacité découvrir ce qui est à propos sans laisser passer aucune contradiction interne. 59», formule d’Aristote que la note des traducteurs (Roselyne Dupont-Roi et Jean Lallot) éclaire ainsi : « Se mettre (les choses) devant les yeux » (pro ommatôn), tel est le premier précepte dont l’observance doit permettre au poète de mener à bien l’agencement de l’histoire et le travail de l’expression. L’expression, qui n’apparaît qu’ici dans la Poétique, est bien attestée dans la Rhétorique où elle a le statut d’un terme technique défini au livre III : « J’appelle « mettre pro ommatôn » signifier les choses en acte (energounta). » (…) La figure pro ommatôn, souvient associée à la métaphore, a ceci de particulier qu’elle donne "vie" au texte en présentant les êtres en action ou les choses comme animées. 60». Le regard cherche à faire surgir un souvenir vacillant, à susciter histoires et anecdotes. Mais la photographie parfois reste muette, le récit n’a pas lieu, la mémoire ne trouve pas son "nœud". Nan Goldin, Sœurs, Saintes et Sibylles, Paris (France), Éditions du Regard, Festival d’Automne à Paris, 2005 Aristote, La poétique, Chap.17, 55a 22-33, trad. Roselyne Dupont-Roi et Jean Lallot, Éditions du Seuil, 1980 60 Ibid., pp.278-279 58 59 118 La lecture empêchée crée un mouvement répété du regard vers les personnages et la scène représentés, donnant lieu à de multiples et fragmentaires recompositions de l’image. La photographie ne peut ici procéder que par métaphore en s’inscrivant dans le fil d’un discours biographique. Sœurs, Saintes et Sibylles est un ouvrage dans lequel la mémoire est une donnée fondamentale. Nan Goldin entreprend avec ce travail de mettre au clair cette partie de son existence probablement enfouie de façon parcellaire dans les profondeurs du refoulement. La question de l’identité se trouve donc liée à celle de la mémoire. Pour faire affleurer ce passé, Nan Goldin multiplie les procédures, de l’évocation de souvenirs ou d’anecdotes personnels, à l’utilisation de documents constituant des preuves irréfutables contre l’oubli, jusqu’à la confrontation de l’histoire de sa sœur, Barbara Goldin, à celle, tragique, de Sainte Barbara, la Grande martyre, généralement représentée par une jeune fille, avec une palme de martyre. Sainte Barbara fut séquestrée, torturée, humiliée, mutilée, par son propre père, Dioscore, un païen qui n’a pas supporté qu’elle décide de se consacrer à Dieu. Si la mémoire semble de prime abord difficile à réactiver, parce qu’il semble trop dur de s’y confronter, le travail de mémoire est effectué par l’écriture et actualisé par l’évocation des souvenirs. Pour faire resurgir le souvenir, tout comme le fait Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, Nan Goldin a recours à un certain nombre de documents irréfutables, au premier rang desquels figurent des photographies, dont les descriptions occupent l’autre partie de la page. Le recours à ce médium, qui est aussi son médium principal en tant qu’artiste photographe, n’est pas anodin. En effet, la photographie, pratique caractérisée par son rapport indiciel à la réalité (c’est-à-dire de signe concret), manifeste par là même son authenticité. Le message de toute photographie, qui capte l’instant et le fixe pour celui qui la regarde, a été analysé par Roland Barthes dans La Chambre claire. Il le désigne sous l’expression « ça a été », preuve d’une existence matérialisée à un moment donné. C’est cet aspect que Nan Goldin actualise dans Sœurs, Saintes et Sibylles, puisqu’elle cherche à s’appuyer sur toutes sortes de pièces mimétiques de la réalité, ou tout au moins toute pièce qui puisse démontrer la surdité volontaire de ses parents. Mais en réalité, chez Nan Goldin, le « ça a été » barthésien se trouve transfiguré par l’écrit qui accompagne chaque cliché et qui introduit à l’image une autre dimension, une trame narrative qui dépasse la simple monstration. 119 Certaines écritures disent mieux le réel que toute littérature, ainsi, ces quelques notes d’une infirmière résument relativement bien le message que Nan Goldin cherche à transmettre : « La mère aimerait que nous disions toute simplement à la malade qu’elle ne va pas assez bien pour vivre en dehors de l’hôpital. Or, tout semble indiquer que c’est la fragilité de Madame Goldin qui implique l’hospitalisation de Barbara. ». Nan Goldin produit des documents qui visent à établir les faits en même temps qu’ils inscrivent ses parents et sa sœur dans l’espace d’un temps révolu mais qui a "réellement" eu lieu. La reconstitution du souvenir se soutient également par des documents officiels : photographies des registres des hôpitaux psychiatriques dans lesquels Barbara Goldin a séjourné durant son adolescence, les rapports de divers instituts et hôpitaux qui décrivent très précisément l’état psychologique dans lequel elle se trouvait en arrivant dans ces centres. © Goldin Nan, Sœurs, Saintes et Sibylles, Paris (France), Éditions du regard, 2005 120 Ces documents d’archives sont complétés par des photographies, prises a posteriori par Nan Goldin de ces mêmes instituts : Bellefaire, Cleveland, Ohio, 2004, Sligo School, Silver Spring, Maryland, 2004, montrent les chambres, lits, détails des intérieurs et extérieurs, mais aussi des dessins et inscriptions des patientes en 2004, comme dans Sheppard Pratt Hospital, Baltimore, Maryland, 2004. À la manière d’une enquête menée "sur les traces" de la souffrance de sa sœur, Nan Goldin prend le soin de laisser ces paysages et détails vides. Aucune présence humaine. Tout renvoie à Barbara Goldin, qui, a, un jour, occupé ces espaces inoccupés. Le passé est fragmentaire, nécessairement. Aussi,les souvenirs ne sont pas l’objet d’un récit entièrement lié. En suivant une chronologie certaine, Nan Goldin agence ces documents familiaux en une "suite", mais les mentions sont souvent incomplètes, les lieux sont très partiellement décrits, et les anecdotes parfois privées de causes explicites, mais c’est cela même, cette utilisation du fragment et de la suggestion qui confère à ce travail sa profondeur. L’expression de souvenirs (vécus ou non) appartenant au passé repose sur une articulation entre deux temps, celui des faits et celui de leur émergence dans l’écriture (légendes, textes et photographies prises en 2004 pour la première partie). Les remontées à la surface permettent une correspondance vivante entre présent et passé, marquée par les notes qui commentent le passé à la lumière du présent. En somme, on pourrait croire que Nan Goldin traque moins les traces de l’enfance de sa sœur que sa relation à ces traces. La comparaison (les photographies des centres, au moment de la création de ce travail, mais aussi la deuxième partie de l’ouvrage qui concerne plus directement l’enfance de l’artiste et le moment présent) entre les souvenirs, ce qu’on a du lui raconter, et la réalité des lieux permet de mettre en relief l’activité de la mémoire. Pour donner de l’étoffe à cette procédure comparative, Nan Goldin déplie plusieurs couches temporelles : les lieux de l’enfance, une visite postérieure et les temps de l’énonciation, les dates, procédant ainsi à une écriture qui joue sur la juxtaposition temporelle. On retrouve cette approche dans le recours à la photographie d’archive, qui n’est pas la réalité, mais son souvenir. Si elle permet à l’artiste de produire un texte qui vient suppléer son défaut de mémoire, elle porte aussi les stigmates du temps quand la description porte sur autre chose que ce qu’elle représente. 121 Quand les traces repérables de sa réception donnent lieu à des échappées dans le temps (une flèche indiquée au stylo noir sur un cliché, qui pointe Barbara : Barbara with friends, Bellefaire School for Wayward Children, Cleveland, Ohio, 1960, un recadrage volontaire sur Barbara dans une photographie de mariage : Barbara, At the Wedding, Age 13, june 1959). L’unité se fait cependant, parce que ces souvenirs et évocations disent en fait tous la même chose : la perte, la contingence du monde. Surtout, ils le disent de la même manière, par bribes. 122 TROISIÈME PARTIE : LA DÉRIVE DU RÉEL 1. Mythologies déconstruites 1.1 Édouard Levé ou le pendant amer du travail de Valérie Mréjen : Autoportrait (2005), et, Il a fait beau (1994) « Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir.1 ». Au sens figuré, l’amertume se définit dans le Petit Larousse comme un « ressentiment mêlé de tristesse et de déception. ». Il y a quelque chose d’amer dans les rapports qu’entretiennent entre eux les personnages des vidéos et des écrits de Valérie Mréjen, quelque chose de l’ordre, presque, du décevant, qui relève à la fois de l’anxiogène et du caustique. Il règne dans les travaux des deux artistes une forme de "devenir chaos" du réel, dans ce qu’il a pourtant de plus codé et de plus normalisé : le quotidien. Peintre, sculpteur, photographe et écrivain, Edouard Levé a souvent participé aux travaux de Valérie Mréjen, dont il était également l’ami. Dans Il a fait beau, tourné en 1994, il joue le rôle d’un jeune homme qui raconte son dernier voyage. Dans Blue bar, tourné en 2000, il interprète une des connaissances qui se croisent au cours d’un vernissage, en 2001, il joue le rôle de Bertrand dans le film La Défaite du rouge-gorge, dont Lucie, le personnage principal, est éprise. La première pièce d’Édouard Levé est une série (Homonymes), qui date de 1999, autour d’homonymes vivants d’artistes ou d’écrivains morts. Édouard Levé contacte par téléphone Eugène Delacroix, Fernand Léger, Yves Klein, Georges Bataille, Henri Michaux, et leur tire le portrait. Tout comme dans les travaux de Valérie Mréjen, le mot, chez Édouard Levé, induit la démarche artistique. 1 Levé Édouard, Autoportrait, Paris (France), Éditions P.O.L, 2005, p.1 123 Journal, le travail sans doute le plus conceptuel de Levé, est élaboré à partir d’articles de presse. Après prélèvement, Levé a supprimé tous les noms propres, noms de lieux, dates, noms de marques, et recomposé un peu le style. On trouve un écho chez Valérie Mréjen à ces travaux basés sur les noms propre et commun : sa première exposition, à Mériel, dans le Val-d’oise en 1994, utilise des illustrations piquées dans le dictionnaire pour s’interroger sur le mot et la chose. Elle adopte la technique du cut up, processus sensoriel et littéraire inventé par Gysin et Burroughs, pour découper dans la matérialité du langage et profiter des combinaisons hasardeuses : un outil à la fois tactile et visuel, matériel et inventif, comme un collage en peinture. Elle l’adapte au matériau des noms propres : « Monsieur Georges Berec, Messieurs Raymond Roussel et Madame Marcelle Prout ». Cette matière, tout comme Édouard Levé avec ses homonymes, elle la trouve dans les annuaires téléphoniques. Ces identités anonymes ont permis à la vidéaste de se fabriquer un langage, d’élaborer des phrases. Marqué par l’art conceptuel, Édouard Levé se lance, après une carrière de peintre abstrait, dans la photographie en couleur, composée en intérieur, avec des modèles posant sur fond uni, minimalisme formel qui rejoint les travaux de Valérie Mréjen. Édouard Levé insiste sur la volonté de neutralité dans ses clichés photographiques. Le style de ses clichés est simple, débarrassé d’emphases, d’effets pseudo-lyriques ou de flou. Avec Entrée d’Angoisse, Édouard Levé poursuit ses recherches sur le nom en travaillant autour du signifiant, du nom propre et de ses immanquables connotations historiques, sociologiques et affectives. Une route départementale, des bas-côtés herbeux, une paisible bourgade, ni plus ni laide ni séduisante que tant d’autres villages typiquement français, mais, ce nom, auquel on ne saurait échapper. L’angoisse résiste, revient, là où on ne l’attendait plus. S’il travaille en privilégiant une certaine économie des moyens, le refus de l’insolite et le minimalisme de la pose, le poids du signifiant chez Édouard Levé, tout comme chez Valérie Mréjen fait la force de l’originalité de leurs démarches, qui consiste, finalement, à œuvrer au cœur du neutre, du banal, pour le faire imploser. 124 Autoportrait est son troisième livre. « Je décris des impressions, je formule des jugements.2 », écrit-il. En cent vingt-cinq pages faites d’assertions concises, il se décrit nu ou habillé, sous toutes les coutures du quotidien : physiquement – visage et morphologie – et psychiquement – réflexes et tropismes. Ce qui distingue Autoportrait, c’est son absence décisive de pathos et d’affect, alliée à la plus grande sobriété de la langue, similitude que l’on retrouve dans les écrits de Valérie Mréjen, dans un style néanmoins légèrement plus travaillé, mais tout aussi concis. Si impudeur il y a, elle reste réservée. Ce livre "énumérateur" est à la fois obsessionnel et primesautier. Touchant à des sujets très intimes, à des souvenirs familiaux3 dont l’amertume rappelle les Portraits filmés de Valérie Mréjen. Lorsque dans Il a fait beau (vidéo qui date de 1994 et qui dure 4 minutes), le personnage joué par Édouard Levé raconte ses vacances, ses interlocuteurs pourraient être légitimement stupéfaits de ce qu’il raconte et de la manière dont il le raconte4. Mais au lieu de cela, tout le monde l’écoute normalement : « Il y en a toujours un qui est plus fou mais parfaitement policé pour faire passer ce qu’il dit, et celui qui l’est beaucoup moins l’accepte. Le type qui n’est pas dingue est en réalité le plus dingue. Mais on a besoin du dingue pour révéler la dinguerie des autres.5 ». La légère folie des travaux de Valérie Mréjen n’a rien de spectaculaire et vient du quotidien le plus strict qu’elle met en scène avec une rigueur imparable et un sens de la concision qui excluent toute forme d’épinglage, tout simplement aussi parce que cette folie est définitivement la nôtre. Levé Édouard, Autoportrait, Paris (France), Éditions P.O.L, 2005, p.103 « Un été sec et chaud, ma mère m’a lu tous les soirs après le diner un extrait du livre Les Survivants, où il était question d’un avion écrasé dans la Cordillère des Andes, les rescapés mangeaient le corps des autres pour survivre, j’avais onze ans, je ne sais pas pourquoi ma mère m’a lu cette histoire. » in. Levé Édouard, Autoportrait, Paris (France), Éditions P.O.L, 2005, p.97 4 Daniel – Alors Luc, c’était comment ton voyage ? Luc – Bien, on était dans une grande maison avec un jardin très agréable, dans un quartier plutôt résidentiel. Il y avait des villas magnifiques. Lise – Vous n’étiez pas trop loin du centre ? Luc – Si, mais il y avait un bus direct qui nous y emmenait. C’était à dix minutes. Ensuite on prenait le métro. Il y avait un escalier roulant incroyablement long. Le métro est construit très profond sous terre. On s’est beaucoup promenés dans le centre-ville. 5 Mréjen Valérie, Ping Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.76 2 3 125 1.2 La bizarrerie et la figure du fou L’on parle souvent de quotidien et de banalité à propos du travail de Valérie Mréjen. Mais c’est surtout le "bizarre" qui l’emporte, la fausse normalité. Il y a, tant dans ses vidéos que dans ses écrits, un lien très fort à la folie. Filmer, comme elle l’explique : « des gens qui disent n’importe quoi avec le plus grand sérieux.6 ». Dire des incongruités avec le plus grand sérieux, c’est le jeu auquel s’est également livré Luis Buñuel dans Le Fantôme de la liberté, film sorti en 1974, dans lequel le réalisateur n’a de cesse de travailler la forme langagière pour révéler de nouveaux possibles. Les possibles prolifèrent, il suffit d’ouvrir des portes, jeu auquel se livreront les prêtres dans l’auberge. Sans personnage principal, sans histoire, sans construction dramatique, le film travaille la contradiction, à la fois dans les visages, mais aussi dans le passage d’une scène à une autre, on est tout le temps surpris parce qu’il ne se passe jamais ce à quoi l’on s’attendait. Sur le modèle du roman picaresque, Le fantôme de la liberté, œuvre à laquelle Valérie Mréjen se réfère dans ses entretiens, joue sur le principe surréaliste de l’abolition des contraires et sur le « hasard objectif » de Breton, qui se traduit par la rencontre entre l’invraisemblable et le possible. Les contradictions deviennent normales, quasi anodines : un préfet de police "est" deux hommes, une petite-fille est présente et absente dans le même temps, les dîners se déroulent sur des toilettes, un tueur en série est gracié…Toutes les réalités sont violées et Luis Buñuel se permet de nous faire accepter des situations absurdes, tout comme Valérie Mréjen le fait. « Les aberrations que Buñuel introduit ont pour fonction, à travers le rire, d’exposer le code : de l’exposer comme système cloisonnant, oppressif, comme langage de la peur.7 » formule Pascal Bonitzer, illustrant ainsi son propos : « Une autruche traversant lentement une chambre à coucher à quatre heures du matin, ce n’est pas seulement l’éternelle rencontre fortuite de la machine à coudre et du parapluie (…), Mréjen Valérie, Ping Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p. 74 Bonitzer Pascal, « La table de dissection (le Fantôme de la liberté) », In. Les Cahiers du cinéma, numéro 253, oct-novembre 1974, pp.37-38 6 7 126 c’est surtout un objet dont la fantastique incongruité contamine d’un seul coup le cadre bourgeois typique qu’il traverse et les codes, les comportements qui s’y trouvent inscrits.8 » Ainsi, chez Buñuel, comme chez Valérie Mréjen, un événement incongru (qui peut être extrêmement discret) court-circuite la narration et la fait basculer dans le l’incongru. La réalité chez Luis Buñuel est légèrement plus pervertie, mystifiée, dans la mesure où elle s’impose grâce à une attitude proche d’un léger ricanement, contrairement au sérieux sans faille des vidéos de la vidéaste. Avec Valvert, son dernier documentaire, Valérie Mréjen filme avec une douceur extrême la figure du fou. Elle plante sa caméra dans un centre psychiatrique à Marseille, en France. La plasticienne filme soignants et malades et nourrit sa réflexion sur la façon dont l’esprit se révèle par le langage : « Lorsque j’ai commencé à préparer le tournage du film, l’une des contraintes fixées par la direction de l’hôpital était de ne pas filmer les patients. Ce film est en effet né d’une commande de deux psychiatres et deux infirmiers psychiatriques, désireux de faire enregistrer par un regard extérieur, la parole des soignants. Au cours des premiers repérages, je me suis assez vite rendue compte qu’il serait vraiment dommage de ne pas filmer la vie quotidienne dans les pavillons, les allées et venues, et bien sûr, les patients. Le film s’articule donc autour de moments d’interview de membres du personnel, infirmiers, médecins, etc. et s’attache à suivre le mouvement et l’activité – ou quelquefois le manque d’activité – à l’intérieur de l’hôpital.9». La chronique est insolite, c’est une histoire de cadre. Où poser la caméra pour laisser advenir la vie ? Idée qui évoque une formule de Chantal Akerman : « Je mettrai la caméra là, en face, aussi longtemps qu’il sera nécessaire et la vérité adviendra. La vérité ? Qu’est-ce que c’est ? Toute la vérité et rien que la vérité. « Toute la vérité, c’est ce qui ne peut pas se dire, c’est ce qui ne peut se dire qu’à condition de ne pas la pousser jusqu’au bout, de ne faire que la mi-dire », dit Lacan. Bien dit ! Certains parleront de réalité, de réel, d’autres d’image juste. Bonitzer Pascal, « La table de dissection (le Fantôme de la liberté) », In. Les Cahiers du cinéma, numéro 253, oct-novembre 1974, p. 38 8 9 Formule inscrite sur le tract du film 127 Moi je dis vérité, j’ai sans doute tort. Et là où j’ai vraiment tort, c’est de dire la vérité. Il faudrait plutôt dire, un peu de vérité.10 ». Valérie Mréjen filme le quotidien de l’hôpital, les paysages humains et physiques, là où tout se joue. Elle sonde les dessous du langage de la folie ; onomatopées, bafouillages, ritournelles, mais aussi envolées lyriques et boutades caustiques. La vidéaste s’arrête sur des détails, des rituels. Dans la cafétéria surtout. Lieu stratégique où les patients viennent papoter, faire du troc, "taxer" des cigarettes, déguster un petit café, mais elle s’arrête aussi sur un pan de mur (encore un) qu’un palmier évente, une boîte de médicaments qui luit dans la pénombre, une cascade de tomates dans la cuisine, prélevant ainsi au réel ses impromptus esthétiques. On est là dans une fiction possible, tout au moins un théâtre. Là où la parole ne circule plus (parce qu’incompréhensible ou maladroite), l’espace se libère et le geste prend le relais. L’écoute s’impose. Akerman Chantal, Autoportrait en cinéaste, Paris (France), Éditions Cahiers du cinéma/ Éditions du Centre Pompidou, 2004, p.77 10 128 2. Vers un quotidien dévasté 2.1 De Saute ma ville (1968) à Maniac Summer (2009), ou ; De la ruine et du désastre chez Chantal Akerman Dans chacun de ses films dans lesquels elle apparaît, Chantal Akerman présente une manière pour son corps de se heurter, de faire face à sa corpulence (ses désirs, ses déplacements, ses limites), mais aussi présente une façon de jouer un corps à corps avec le film (le cadrage, le mouvement, le montage). Son corps devient l’instrument d’une composition définie comme acte physique. Le premier axe de représentation propre à ce corps déplacé vient expliquer ce qui sous-tend la présence corporelle de la cinéaste : la mise en scène d’un corps qui se cogne au film lui-même, à travers la gesticulation "burlesque" de la cinéasteactrice, et ce, dès son premier film. Il s’agit du court-métrage Saute ma ville (1968) dans lequel elle met en scène son propre corps éprouve et mesure l’espace qui l’environne. En 1966, Bruce Nauman se filme dans son atelier à San Francisco afin d’évaluer les rapports existant entre son corps et l’espace dans lequel il s’inscrit, s’intéressant aux fonctions corporelles les plus simples, comme être assis, debout, ou encore marcher. Ce travail sur les intentions corporelles induites par des habitudes et des codes culturels établis permet une redécouverte du soi à travers des actions ordinaires. Chantal Akerman, dans son premier film, expérimente également une globalité corporelle dans une globalité spatiale. Saute ma ville est un film qui ne se veut pas aimable, il est truffé de bruits mais ne contient aucune parole. Ce court-métrage de treize minutes présente la jeune fille qu’était Chantal Akerman à dix-huit ans. C’est son premier film en tant que réalisatrice et son premier rôle en tant qu’actrice. 129 Elle y interprète une jeune fille qui rentre chez elle dans un grand immeuble sinistre ; elle chante en grimpant les marches qui la mènent à son étage et porte un bouquet de fleurs. Arrivée dans l’appartement, elle s’enferme dans la cuisine – le seul espace qu’il nous est donné à voir dans l’appartement, puis elle y fait cuire des spaghettis pour ensuite les engloutir. © Photogramme : Saute ma ville (1968-noir et blanc-13mn), Carlotta, 2007 Après ce maigre repas, elle détraque littéralement le monde ménager qui l’entoure : au lieu de faire du rangement, elle dérange les objets dans une hystérie maladroite, et le propre se transforme en sale, l’eau en inondation, le feu en incendie jusqu’à l’asphyxie et l’explosion finale. Les mouvements parasites du personnage semblent l’épuiser physiquement et nerveusement, jusqu’à la scène du supposé suicide, symbolisé par l’artifice sonore qui accompagne l’explosion visuelle. Le déphasage du comportement corporel du personnage coïncide avec le détraquement des objets : l’ascenseur est en panne – ce qui vaut le premier gag sonore – celui du personnage qui chante en grimpant les escaliers et qui s’essouffle au fur et à mesure, les ustensiles sont utilisés à contreemploi, les gestes sont mécaniques et le rythme s’accélère en crescendo tout au long du film. 130 © Photogramme : Saute ma ville (1968-noir et blanc-13mn), Carlotta, 2007 À propos de ce film, Jacqueline Aubenas écrit : « La bataille contre le détraquement du monde et des objets (…) et un comportement perturbateur du personnage, sorte de bête à chagrin, à qui tout résiste, même la logique et la communication, et surtout luimême.(…) L’incohérence syncopée de la jeune fille coupe toute identification et on la regarde comme ce que l’on voit dans les baraques foraines que l’on appelle des "casses ménages". 11». Le je n’est plus donné, mais il est une figure à reconquérir difficilement. Il est une figure à laquelle il convient de renoncer. Reconquête ou renoncement qui ne peuvent se penser sans faire retour à la mise en procès du sujet lui-même.). Il est en ce sens indéniable que l’effacement du sujet, ou plus exactement sa résorption dans un vague système de signes, de codes et d’ "images- modèles" constitue l’un des enjeux de l’art contemporain. Maniac Summer est une installation vidéo présentée au sous-sol de la Galerie Marian Goodman12 à Paris du 5 décembre 2009 au 9 janvier 2010. Sur six écrans de tailles différentes, et dans une salle noire, apparaît la cinéaste, depuis son appartement parisien, puis un parc, et une rue. Les quatre caméras alternent le noir et blanc, la couleur, et une forme de saturation colorimétrique. Les angles de vue sont différents et chaque séquence se déplace d’un écran à un autre, avec des effets quasi kaléidoscopiques. Aubenas Jacqueline, Hommage à Chantal Akerman, Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique, Bruxelles (Belgique), Éditions Roger Dehaybe, 1995, p.46 12 79, rue du temple, 75003 Paris 11 131 Sur le côté gauche de la salle apparaissaient sur un écran plus large des vues plus contemplatives: des vues de ciel, de rue, à l’aube, mais aussi des plans de sa cuisine avec en son off le bruit de la radio qui ronronne. Dans cette installation quelque peu soporifique, Chantal Akerman joue sur l’alternance entre espace public et espace privé. Elle manipule également la plasticité de l’image et exploite les ressources de la retouche numérique au montage. On découvre Chantal Akerman au téléphone, sa voix est fatiguée. Sa respiration, difficile. Le temps, dans cette installation, défile physiquement grâce aux compteurs des caméras, c’est un temps que le spectateur éprouve réellement. L’absence de l’autre se ressent très fortement dans cette installation qui laisse le spectateur perplexe. Sans sujet ni objet, sans début ni fin, Maniac summer est une installation qui implose. Elle est un "devenir-ruine". La multiplication des écrans, les couleurs qui ternissent jusqu’à disparaître, le temps qui défile. Et ce visage, maintenant différent, comme à chaque film. Et cette voix, plus rauque que jamais. Maniac summer est comme pris dans une catastrophe lente. Que peut-on dire sur ce qu’est devenu l’art de Chantal Akerman ? Un art qui privilégie l’installation, mais qui, à force de trop ressasser, se perd dans une rumination presque ingrate. 132 2.2 Violence de la représentation des rapports amoureux : Capri (2008), ou la scène de rupture palimpseste Dans ses travaux, Valérie Mréjen, s’attache à saisir les rapports de force dans une relation, les modes conflictuels du discours, par de courts récits mettant en scène des personnages englués dans la violence de leurs rapports. Entre mélodrame, téléfilm et cinéma d’auteur, elle place le spectateur dans un croisement, un enchevêtrement de dialogues qui défient les conventions cinématographiques traditionnelles. Les lieux communs et les codes langagiers sont des éléments constitutifs de son œuvre. Dans Ping-Pong, Valérie Mréjen revient sur une vidéo qu’elle a tournée en 2008, qui s’intitule Capri : « Un couple se dispute au rythme de répliques tirées du répertoire des téléfilms. Ces phrases toutes faites, clichés psychologiques et automatismes de scénaristes qui appartiennent au fonds commun et universel des dialogues de films, ont-il encore un sens ? Mis bout à bout, permettent-ils de bâtir une scène ? Qu’en est-il de leur justesse ? Le second degré doit s’imposer. Pourtant, rattrapée par le jeu des comédiens, cette distance se désactive et s’effondre peu à peu. Il y a bien un sens à l’origine, ni plus ni moins que cette chanson absurde entendue par hasard à la radio et qui nous fait pleurer. Oscar Wilde disait quelque chose comme : Il ne faut pas médire des lieux communs. On met des siècles pour en faire un.13 ». Ainsi, Capri met en scène un couple au bord de la rupture dans le salon d’un appartement parisien bourgeois, celui de son père, un appartement qui lui évoque « le vide de nos conversations et des scènes de repas où les dialogues étaient toujours les mêmes. 14». 13 14 Mréjen Valérie, Ping Pong, Paris (France), Éditions Allia, 2008, p.79 Ibid., p. 66 133 Ce couple s’échange des phrases courantes - phrases incisives dans lesquelles apparaît la trame de la manipulation et de la perversité dans les disputes amoureuses relevant du cliché, prélevées dans des dialogues de série B, pour rappeler à quel point nous sommes « intoxiqués par les phrases entendues dans les films. Par automatisme, on ressort des clichés qui perdurent et qui sont presque devenus des codes. Et en fait écrire un scénario, c’est réussir à dépasser cela et je me suis dis que ce serait drôle de collecter toutes ces phrases pour en faire une scène entière. Je l’ai appelé Capri d’après la chanson d’Hervé Villard, en me disant que finalement si ces phrases toutes faites perdurent, c’est qu’il y a au-delà de la moquerie, une certaine vérité.15 ». Dans cette vidéo, la recherche d’une mise à distance et l’épuisement du langage dessinent les contours d’un corps social terne, englué dans son quotidien et ses stéréotypes. Querelle bourgeoise où les prénoms des deux époux évoluent au fur et à mesure de leur dispute, soulignant l’interchangeabilité de leurs propos, compilation de phrases types de scènes de ménage. Le jeu de ce couple fonctionne dans la réversibilité. Ce fonctionnement "duel" dissout en quelque sorte l’idée même de caractère, de personnalité, voire d’identité : ces personnages n’existent pas par eux-mêmes, mais l’un par rapport à l’autre : ils n’ont de réalité qu’en tant qu’ils s’affrontent. Ce sont des rapports de force qui les définissent ; et ces rapports, sans cesse mobiles, interdisent au personnage de "consister", de s’installer dans une nature. 15 Pichelin Élise, « Art vidéo », in. Upstreet, juin 2008, p. 73 134 3. Trouble de l’identité 3.1 L’inconstance du je chez Chantal Akerman C’est à partir de sa propre vie qu’un écrivain, un artiste ou un cinéaste peut donner naissance aux "autres" ; ses personnages, et l’univers dans lequel ils évoluent. Depuis les mémoires, les journaux intimes, les fragments de vie, en passant par les transpositions de souvenirs où l’enfance et la vie amoureuse sont des éléments centraux, on revient à la notion d’"imaginaire". C’est à ce niveau-là que les films de Chantal Akerman se situent ; on y apprend des choses sur son origine d’Europe centrale, le rapport qu’elle entretient avec sa mère, les multiples voyages et les "errances" qu’elle a entrepris. Mais aussi les lieux qui lui sont devenus familiers et dans lesquels elle a planté ses décors (New York, Paris et Bruxelles). Le reste est pleinement assumé par les films : « Il ne s’agit jamais d’autobiographie pure (…). Je ne raconte pas les choses telles qu’elles se sont passées. Je m’en inspire. Mais en général, c’est très transformé. La narration n’est pas autobiographique, mais le sentiment y est.16 ». Le déplacement, l’exil, les identités mineures, le lesbianisme et l’appartenance à la religion juive sont des éléments autour desquels se tissent les films et documentaires de Chantal Akerman et, même si ces particularités font partie intégrante de l’identité de la cinéaste, elles expriment cette impression de "dépossession de soi" et de perte des repères devant l’espace environnant. Il s’agit de souligner ici un aspect important des films de Chantal Akerman, qui renvoient à l’autoreprésentation mais refusent le sens commun d’autobiographie. Ils maintiennent une distance avec la vie de la cinéaste, et cette distance s’avère être l’élément le plus significatif de son cinéma. Aubenas Jacqueline, Hommage à Chantal Akerman, Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique, Bruxelles (Belgique), Éditions Roger Dehaybe, 1995, p.5 16 135 Nous pouvons établir un rapprochement avec cette forme de distanciation et le terme de « déterritorialisation » formulé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’ouvrage intitulé Kafka, pour une littérature mineure17, ouvrage publié en 1975. La « déterritorialisation », phénomène qui opère à plusieurs niveaux – narratif, filmique, mais également symbolique – se manifeste par la perte du sentiment d’appartenance à un territoire donné. L’identité dépend de la mémoire dans l’œuvre de Chantal Akerman. Dans un sens ordinaire, le terme "mémoire" est la « faculté de l’être vivant de conserver l’empreinte ou la trace de son passé et de s’y référer. 18». La mémoire familiale conserve le souvenir des rapports de parenté, des identités personnelles et des événements qui ont marqué l’histoire du groupe. La mémoire collective est partagée, transmise et construite par le groupe ou la société, et derrière les événements insignifiants, quotidiens, pèse l’ombre des grands événements collectifs : c’est dans ce cadre narratif qu’évolue et se déploie le cinéma de Chantal Akerman. Le sentiment d’appartenance à une entité est un "motif dans le tapis19" que l’on peut observer tant chez Chantal Akerman que chez Nan Goldin. « Il n’y a pas une autobiographie directe mais mes histoires ont quelque chose à voir avec la vie des gens qui m’entourent et qui ont vécu une certaine histoire. Moi je suis la deuxième génération. La première n’a presque pas pu parler et la deuxième en parle sans presque s’en rendre compte.20 ». Chantal Akerman fait partie de ceux que l’on nomme issus de la "deuxième génération", c’est-à-dire, les personnes dont les parents et les grands-parents ont été les victimes des camps d’extermination durant la Seconde Guerre Mondiale. 17 Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka, pour une littérature mineure, Paris (France), Éditions de Minuit, 1975 18 Clément Élisabeth, La pratique de la philosophie, Paris, éditions Hatier, 2000, p.284 19 Référence à l’ouvrage de Henry James, Le Motif dans le tapis, Paris (France), Éditions Flammarion, 2004 20 Aubenas Jacqueline, Hommage à Chantal Akerman, Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique, Bruxelles (Belgique), Éditions Roger Dehaybe, 1995, p.5 136 Dans Le Monde du 26 avril 1995, la journaliste Annick Cojean écrit au sujet de ces enfants de rescapés ou ces enfants dont les parents proches ont péris dans les camps dans un article intitulé : « Les mémoires de la Shoah. Les enfants miraculés. », et tente d’expliquer ce que l’on pourrait définir comme les "symptômes" d’un traumatisme refoulé par cette génération qui s’est construite en se mesurant à une souffrance inaccessible et monstrueuse, souvent étouffée par le déni et le tabou. Chantal Akerman est fille de survivante (sa mère, Natalia Akerman), et il semblait important, même si délicat, de se confronter à cet état de vie phagocyté par le passé21. Annick Cojean explique, dans cet article, le sentiment de culpabilité dont souffre cette génération : « Dans les os, dans le sang, dans le cœur…Ils ne trouvent pas assez de mots pour décrire leur intimité avec la Shoah. ». Le docteur Martin Bergmann, dont les écrits sont évoqués dans cet article formule : « Le traumatisme se transmet. L’empreinte de l’Holocauste dans l’inconscient des enfants est similaire à celle de leurs parents, peu importe que ces derniers aient ou non raconté leur histoire : les phobies, les obsessions, peuvent devenir les mêmes.22 ». En somme, la négation d’événements traumatiques a pour effet leur retour sous la forme de ce que l’on pourrait appeler des "spectres" (des phobies, des obsessions, des manques, des frustrations, etc.) qui hantent le présent et dont on ne saurait expliquer le contenu ("ne pas trouver les mots."). Si l’on considère ce phénomène et qu’on le met en regard avec le concept même de "spectre" chez Derrida, phénomène qu’il décrit dans le chapitre intitulé « Spectres de l’histoire et chevauchement des régimes de temporalité » extrait de Spectres de Marx23. Ainsi : « Cet être-là avec les spectres serait aussi une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations.24 ». 21Sans prétendre pour autant réaliser une analyse digne de ce nom. Le lacunaire des notions de psychanalyse que nous ne maîtrisons que par bribes rend cette sous-partie fragile. 22 Cojean, Annick, « Les mémoires de la Shoah. Les enfants miraculés. » IN Le Monde du 26 avril 1995. 23 Derrida, Jacques, « Spectres de l’histoire et chevauchement des régimes de temporalité », In Spectres de Marx, Paris, Éditions Galilée, collection La Philosophie en effet, 1993 24 Derrida, Jacques, « Spectres de l’histoire et chevauchement des régimes de temporalité », In Spectres de Marx, Paris, Éditions Galilée, collection La Philosophie en effet, 1993 137 Il y a quelque chose de fantomatique dans le travail de Chantal Akerman, comme dans celui de Nan Goldin ; une présence absente, l’étouffement du silence, du trou de mémoire, justement. Ainsi, ce moment spectral, qui s’affranchit de la sévérité des gonds du temps, se construit dans et par l’image chez Chantal Akerman. Son travail pense une relation au temps et à la mémoire, et le "surgissement" des nappes du passé s’accorde avec l’inconstance d’un je qui apparaît et disparaît tout au long de sa filmographie, comme une obsession. L’identité de la cinéaste-personnage devient tout à la fois l’élément perturbateur car empreint d’une lourde et impalpable histoire pour Chantal Akerman, et, remémore dans le même temps, une mémoire collective, vérité universelle dont l’évidence contraste avec la position distanciée, inquiète, car il s’agit là vraiment d’une posture peu assurée, qui avance pas à pas, sans vraiment savoir jusqu’où elle peut se diriger. Les Rendez-vous d’Anna (1978) est un film qui aborde les thèmes de la mémoire et de l’identité à travers le voyage exploratoire de Anna, fait de rencontre et de possibles. Le personnage principal est présenté sous les traits biographiques de Chantal Akerman : Anna est une cinéaste belge qui vit à Paris, issue d’une famille juive polonaise qui a survécu à la Shoah. Ainsi, la cinéaste se projette sous les traits d’un alter ego : l’actrice Aurore Clément. Les Rendez-vous d’Anna témoigne du voyage d’une exilée, d’une "non-fixée", qui ne possède rien de l’espace qu’elle traverse, c’est-à-dire, une Allemagne livrée à la mémoire de ses démons et de sa culpabilité. La « déterritorialisation » se traduit dans ce film par le sentiment de pouvoir aller partout sans que rien, jamais, ne s’inscrive dans l’ordre d’une appartenance. Dans un premier temps, la trajectoire du film exprime ce sentiment de manière géographique et spatiale : la vision des villes dans lesquelles Anna déambule en train pour présenter ses films est déshumanisée : Essen et Bruxelles apparaissent comme deux villes nocturnes et tristes, aux électricités gaspillées, aux vitrines et publicités multicolores qui ne s’adressent qu’à la solitude de leurs rues. 138 © Photogramme : Les rendez-vous d’Anna, (1978-couleurs-122mn), Carlotta, 2007 Les bains de lumière bercent les hôtels dénués de clients dans lesquels Anna vit. Les façades de cinéma, les entrées de café et les restaurants sont les seuls endroits animés, bien que toujours à proximité des gares. S’ajoute à cette cacophonie muette le ballet des trains qui arrivent et repartent, proches et lointains tout à la fois, mais rarement à l’arrêt. Et, lorsque l’on pénètre à l’intérieur d’un train avec Anna pour faire le voyage de Cologne à Bruxelles, c’est un labyrinthe de couloirs, déserts ou surpeuplés, qui se présente à nous, et la vie semble à nouveau animée, entre portes et soufflets, dans ce lieu voué au mouvement. Le spectateur ne voit jamais au travers des yeux d’Anna, seul le paysage, défilant et flou, durant le voyage de nuit se laisse regarder, mais alors elle est absente des plans objectifs que l’on voit par la fenêtre du train. Ces plans ne sont pas des amorces, la caméra ne regarde pas par-dessus l’épaule de Anna. L’insistance n’est pas sur l’objet regardé, mais sur le regard même. Le paysage nous échappe également, le seul plaisir visuel auquel le spectateur a droit est cette féerie grise et bleue des quais de gare éclairés au néon que le train traverse. Difficile alors de décrypter le moindre panneau ou de distinguer le moindre visage. Le paysage, l’espace, échappent à la vue et se déploient dans une linéarité, une horizontalité, qui n’est jamais compensée par un refuge. Les seules formes douces sont celles des corps. Ce film se caractérise par sa sobriété formelle, par une composition symétrique des plans et par la fixité du cadre qui laisse apparaître à l’écran de longs couloirs de train et d’hôtels spacieux, et empêche tout repère de se mettre en place. 139 © Photogramme : Les rendez-vous d’Anna, (1978-couleurs-122mn), Carlotta, 2007 Mais cette symétrie n’existe qu’au repos par la fixité de la caméra, lorsqu’elle se met en mouvement, l’univers, même architectural, se dispose, s’organise, autour de Anna. Ainsi nous supposons qu’elle ne le sent pas, puisqu’elle s’y déplace. Anna rencontre des personnes avec lesquelles elle a des liens fugitifs. Ces aventures fragmentaires, discontinues, ne s’intègrent à aucun quotidien et sont limitées par l’espace et par le temps. Les personnes qu’elle rencontre semblent avoir un passé dont les histoires personnelles se rattachent à l’Histoire de leur pays. La présence du personnage principal déclenche chez les autres personnages une cascade de révélations personnelles, et fait surgir dans le même temps un malaise proprement européen. L’allemand Heinrich, qu’elle rencontre le premier soir, après la projection de son film, et avec qui elle passe la moitié de la nuit, a perdu son père à Stalingrad, et sa femme parce qu’elle l’a quitté pour un autre homme. Le fragment d’histoire allemande qu’il narre dans son monologue ne contient rien d’autre qu’un résumé de connaissances génériques, commun à toutes les consciences postérieures à la Seconde Guerre Mondiale : « Dans les années vingt, il y a eu les communistes (…) puis en 1933 (…) la guerre (…) la paix (…) la reconstruction. ». La répétition de la conjonction "et puis", confère à cette énumération un rythme presque musical, comme l’air d’un refrain. Chaque rencontre correspond à une nouvelle séquence, avec une nette séparation dans le travail entre les moments de silence et les moments dialogués, entre celui qui écoute, et celui qui parle. 140 Le je de Anna, tout comme celui de la cinéaste, est un lieu de passage de la mémoire. Anna est le lieu de passage entre le présent et l’histoire passée de ses interlocuteurs. Et justement, ces personnes se confient à Anna, parce qu’elle ne fait que passer. 3.2 Keren Cytter : l’hypra-contemporanéité ou le cas "border-line" Keren Cytter, jeune artiste de trente-deux ans, s’inscrit dans une création extrêmement contemporaine. D’où, peut-être, les doutes, "brouillages" et les incompréhensions qu’ont suscité son cas dans ce travail de recherche. Elle semble rentrer dans le corpus, mais y résiste tout à la fois. L’idée principale était de l’intégrer aux trois autres artistes et d’en faire la quatrième figure principale de cette "mise en regard". Mais, au fur et à mesure de l’avancée de l’écriture, sa démarche artistique est apparue comme étant de plus en plus difficile à cerner. Il a donc fallu la contourner. Ou plutôt s’en servir comme ouverture finale. C’est l’artiste qui, finalement, parmi les trois autres (Mréjen, Goldin et Akerman), travaille le plus à l’intuitif et qui s’exprime très peu sur son travail, mais qui n’en reste pas moins étonnamment prolixe. Keren Cytter s’exprime à travers le film, la vidéo, le dessin, l’écriture (elle a notamment publié trois romans) et plus récemment, la performance, en collaboration avec la compagnie de danse qu’elle a créée, D.I.E NOW (Dance International Europe Now). Dans ses films, elle s’attache à représenter les réalités sociales par le biais de modes de narration expérimentaux. Son travail porte sur la dissection des mécanismes sociaux, des comportements et des modes de communication, notamment entre les hommes et les femmes, de violence des rapports humains, de meurtre également… Elle mélange différents genres : documentaire, mélodrame, téléfilm, cinéma d’auteur, film noir – et installe le spectateur dans un croisement de récits, d’images et de dialogues. 141 Keren Cytter nous livre une succession de scènes où le réel semble constamment se confronter à la fiction. Dans la perspective de ce conflit – un conflit, donc, qui en représente d’autres – tous les coups sont permis et chacun des paramètres inhérents à la réalisation de ces œuvres – depuis le scénario jusqu’au montage, en passant par le tournage et le jeu des acteurs – est tout entier conçu et engagé dans une logique de tension qui n’a d’égale que l’exacerbation des sentiments dont il est question. De fait, la structure filmique de ses œuvres et ses surprenants jeux de répétition, de collage et de boucle, la prise de vue (où l’artiste, caméra au poing, se "saisit" littéralement de la réalité), engagent le spectateur au cœur d’une confusion des sentiments dans laquelle, précisément à l’instar des différents protagonistes, il se perd et dont il ne saurait sortir indemne. Les vidéos de Keren Cytter sont comme "faites maison", artisanales, où l’esthétique du petit film d’amateur rejoint une construction narrative complexe. Souvent tournées dans des intérieurs banals, jouées par des amis et inspirées de la vie quotidienne, ses vidéos se situent entre la vidéo youtube et la téléréalité, et rappellent les films amateurs et autres journaux intimes filmés. Le quotidien, moulé dans la grisaille berlinoise de son deuxième longmétrage intitulé The Great Tale of the Devil’s Hill and the Endless search for Freedom (2007-2009) se vit mal. Dans son travail, Keren Cytter s’inspire de situations dont la banalité initiale trouve son point d’orgue dans le chaos final. Dans un vaste appartement, deux personnes, un jeune homme et une jeune femme, cohabitent. Tout commence par le morne quotidien de cette collocation. Le film est d’un ennui prodigieux. À bien des égards, étant donné ce qui mêle sans retenue vie quotidienne, souvenirs et images rêvées, dans ce lien si subtilement établi entre le réel et sa représentation, les films de Keren Cytter peuvent tout aussi bien apparaître comme autant d’éléments d’une autobiographie fantasmée. À tout point de vue le plus intéressant dans son travail consiste au franchissement des limites du rationnel, lorsque le vertige du décalage conduit, de façon subreptice et souvent violente, les personnages au-delà du monde rationnel codé tel qu’il est présenté au début de chaque film et vidéo chez Keren Cytter. 142 Dans Four Seasons (2009), une jeune femme, Lucy, pénètre dans l’appartement d’un homme, et le rejoint dans sa salle de bain pour se plaindre du bruit. Les indications scéniques donnent le ton, tendant vers le kitsch, du scénario : « Écran noir – Début de la musique (« Jungle Rhumba » de Ferrante et Teicher) – Un disque tourne sur le tourne-disque – Lucy allume la bougie, de sa main coule un liquide – Du sang coule sur le sol – Le coude de l’homme saigne sur la baignoire – Le sang coule sur le sol de la salle de bain – Lucy monte les escaliers, enjambe le tourne-disque – L’homme dans la baignoire met la tête sous l’eau – Il tombe de la neige dans la salle de bain. » Très vite, le dialogue entre les deux se hache, de même que l’identité de la jeune femme, qui serait en réalité une certaine Stella assassinée par ce même homme : Lucy : Stella, je m’appelle… - L’homme : Stella, je souffre de… - Lucy : Tu me l’as déjà dit… - L’homme : Je t’aimais et je t’aime encore… - Lucy : Et tu m’as poussée…Ma tête a cogné le sol si fort que mon crâne s’est ouvert… (une chaise vide se renverse, panoramique sur la table vide au gâteau à moitié consommé, il y a de la fumée dans la pièce) Tu m’as donné un coup de pied au crâne quand j’ai voulu me lever…Tu m’as eue dans les côtes…Tu m’as brisé le dos…Les genoux…Le cœur…Je suis morte maintenant…Mais pas toi, je suppose. » S’intercalent des symboles cinématographiques : hémoglobine outrancière, présence incongrue de neige dans le salon, un tourne-disque qui prend feu et continue de jouer, de l’eau sanglante…une inquiétante étrangeté s’installe, réplique exacte du sentiment que l’on pourrait éprouver devant un film de David Lynch. Si l’œuvre de Keren Cytter travaille à une même déconstruction du sujet et de son histoire, plus désespérément, elle consacre la perte du je – qui est aussi perte de l’intime, du singulier, du propre -, et en signifie l’irréparable défection. Le travail de Keren Cytter énonce du je qu’il est toujours faux, ou partiel, parcellaire ou mensonger. Banal, stéréotypique, sans consistance, susceptible de s’affaisser, de se défaire, de se diluer dans les autres subjectivités. Ici, la précarité du je n’est pas le signe d’une fragilité à défendre, mais l’indice d’une essentielle inconsistance, interchangeable à l’infini. Voyons donc la suite. 143 CONCLUSION De ce qu’on ne connaît pas Et pourquoi donc ces trois artistes ? Quelle mouche a bien pu me piquer. Et qui fait l’œuvre chez elles ? Ou plutôt : "quoi" fait œuvre. Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur le contenu de ce travail de recherche, je me suis surprise à griffonner quelques noms. Sans vraiment savoir ce que j’allais bien pouvoir en faire. En tentant de saisir ce qu’il s’est passé lorsque j’ai choisi ce sujet, ma mémoire ne restitue rien. De l’intuitif, tout au mieux. L’hybridité de ces "êtres-artistes" rend possible une œuvre multiforme. Cela permet de jeter plus facilement des ponts entre telle ou telle œuvre. Mais en fin de compte quel intérêt tire-t’on à mettre en regard les artistes ? En quoi cela permet une meilleure compréhension-appréhension de l’art contemporain et de la vie ? Il y a un proverbe juif que Milan Kundera1 cite dans L’art du roman 2 qui pourrait convenablement éclairer notre propos final : « L’homme pense, Dieu rit.3 ». Ici, Milan Kundera décrit ce que la sagesse juive a apporté à l’homme occidental et européen ; la sagesse de la dérision, de la distance et du rire. Il y a quelque chose de risible à voir l’homme croire ce qu’il pense, et donc à croire qu’il est une source de vérité et de savoir absolu. L’art du roman, en somme, c’est l’art de railler ce qu’il y a de trop sérieux dans l’homme. Pour Milan Kundera, celui qui se prend trop au sérieux adopte la posture du kitsch. 1 L’introduction de ce travail de recherche prenait pour objet un chef d’œuvre de la littérature française. La conclusion poursuit cette ouverture avec un auteur contemporain. 2 Kundera Milan, L’art du roman, Paris (France), Éditions Gallimard, 1986 3 Ibid., in « Discours de Jérusalem : le roman et l’Europe », p.191 144 Cette posture, c’est celle du fils de Staline dans L’insoutenable légèreté de l’être4. « Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale, il était interné dans le même camp que des officiers anglais. Ils avaient des latrines communes. Le fils de Staline les laissait toujours sales. Les Anglais n’aimaient pas voir leurs latrines souillées de merde, fût-ce de la merde du fils de l’homme alors le plus puissant de l’univers. Ils le lui reprochèrent. Il en prit ombrage. Ils répétèrent leurs remontrances, l’obligeant à nettoyer les latrines. (…) Le fils de Staline ne put supporter l’humiliation. Proférant vers le ciel d’atroces jurons russes, il s’élança vers les barbelés sous courant à haute tension qui entouraient le camp. Il se laissa choir sur les fils.5 » Le sérieux avec lequel le fils de Staline a voulu faire respecter son rang pendant son enfermement dans les camps l’a incité à préférer mourir plutôt qu’à nettoyer des latrines de merde quand est venu son tour. Il y a de l’absurdité dans son geste. Surtout lorsque l’on sait que son père ne l’a lui-même jamais reconnu. « Le fils de Staline n’a pas eu la vie facile. Son père l’engendra avec une femme dont tout indique qu’il finit par la fusiller. Le jeune Staline était donc tout à la fois fils de Dieu (car son père était vénéré comme Dieu) et damné par lui.6 » Tout statut, même le plus primordial, comme le fait d’être un homme, n’était pas reconnu dans ces ignobles conditions. Il était pourtant inconcevable de salir par la merde les mains de celui qui se prenait pour un prince alors qu’on ne lui accordait même plus son statut d’homme. En somme, l’homme kitsch et sérieux, c’est celui qui confond sa nature d’homme (être voué à la mort), avec celle d’un Dieu (immortelle, universelle, permanente et absolue). 4 Kundera Milan, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris (France), Éditions Gallimard, 1989 Kunder Milan, « La Grande Marche », in L’insoutenable légèreté de l’être, Paris (France), Éditions Gallimard, 1989, p.349 6 Ibid., p. 350 5 145 C'est cela que, peut-être, ces trois artistes parviennent à exprimer. L'homme n'est qu'un homme après tout. Il ne doit pas prétendre ni au divin, ni à l'exceptionnel, mais il doit se contenter de faire ce qu'il sait faire, ni plus, ni moins. Réhabiliter le banal à sa juste valeur, c’est-à-dire relativiser l'exceptionnel, l’intempestif, voilà le sens qu’elles semblent s’attacher à décortiquer. Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien. Le seul intérêt dans la vie, c’est de trouver sa manière de la traverser. Nan Goldin, Valérie Mréjen et Chantal Akerman se concentrent hardiment sur cette besogne et nous font partager leurs efforts. Déniché dans le "demi-roman" de Jean-Baptiste Goureau intitulé Rappels, l’ultime poète de Beckett « Comment dire », composé en français sur un lit d’hôpital seize mois avant sa mort, conclut, si vous le voulez bien, ce travail : Folie – folie que de – que de – comment dire folie que de ce – depuis – folie depuis ce – donné – folie donné ce que de – vu – folie vu ce – ce – comment dire – ceci – ce ceci – ceci-ci – tout ce ceci-ci – folie donné tout ce – vu – folie vu tout ce ceci-ci que de – 146 que de – comment dire – voir – entrevoir – croire entrevoir – vouloir croire entrevoir – folie que de vouloir croire entrevoir quoi – quoi – comment dire – là – là-bas – loin – loin là là-bas – à peine – loin là là-bas à peine quoi – quoi – comment dire – vu tout ceci – tout ce ceci-ci – folie de voir quoi – entrevoir – croire entrevoir – vouloir croire entrevoir – loin là là-bas à peine quoi – folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi – quoi – comment dire – comment dire7. 7 Goureau Jean-Baptiste, Rappels, France, Éditions Champ Vallon, 2001, p.213-214 147 Bibliographie sélective Ouvrages généraux ARENDT Hannah, Préface à La crise de la culture, Paris (France), Éditions Gallimard, 1972 ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris (France), Éditions Calmann-Lévy/ Éditions Pocket, 1994 ARISTOTE, La poétique, Chap.17, 55a 22-33, trad. 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