Shantivanam - Terre du Ciel
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Shantivanam - Terre du Ciel
Extrait de la revue Sources n° 5 Shantivanam Un pont entre hindouisme et christianisme reportage et photographies de Anne et Fabian Da Costa Après la disparition des pères Monchanin et Le Saux, fondateurs du Shantivanam, la direction de cet « ashram chrétien » du sud de l’Inde fut reprise par le bénédictin anglais Bede Griffiths, dans un même esprit à la fois d’inculturation du message évangélique en terre indienne, et de dialogue entre christianisme et vedanta. Comme il apparaît dans ce reportage, frères et prêtres indiens, ainsi que quelques moniales, rattachés à l’ordre des bénédictins tout en suivant les règles de vie des ashrams traditionnels, assurent aujourd’hui la continuation de cette œuvre pionnière de la rencontre interreligieuse. Frère John Martin Sahajananda, son actuel directeur spirituel, nous entretient de la spiritualité développée au Shantivanam, celle qui, selon lui, doit advenir pour notre temps : recherche d’une vérité intérieure dans sa dimension éternelle et union entre traditions de sagesse. Pour une découverte de la présence universelle de Dieu, la libération des croyances et des peurs, l’ouverture du genre humain à l’unité qui le fonde ; une spiritualité où la religion, simple outil d’éveil à la vie spirituelle, est au service de l’homme et non l’inverse. –1– SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME L a lecture des livres du Père Le Saux, devenu swami Abhishiktananda, la rencontre de Frère John Martin lors de ses venues en France, nous avaient donné un profond désir de visiter en Inde l’ashram de Shantivanam, dans la province du Tamil Nadu. Nous savions que Shantivanam, « Le Bois de la Paix », abritait une communauté de moines indiens bénédictins, fondée dans les années quarante par les pères Monchanin et Le Saux. Après plusieurs années consacrées à son ministère de prêtre, l’abbé Monchanin obtient la permission de mener « une vie consacrée à la connaissance et au service de l’Inde, orientée par un unique désir, celui de l’incarnation du christianisme dans les modes de vie, de prière, de contemplation, propres à la civilisation indienne ». En mai 1939, il arrive au Tamil Nadu et devient le vicaire de la petite ville de Kulitalai. Son désir de fondation monastique doit attendre encore quelques années pour que, rejoint par le Père Le Saux, lui-même empli du désir de vivre son christianisme en terre indienne, ils puissent construire deux petites huttes au bord de la rivière sacrée de la Kaveri, dans une forêt de cocotiers et de bananiers. Ils dédient leur ashram au saccidananda, expression védique appliquée au brahman – Être-Conscience-Béatitude –, préfiguration, selon le père Monchanin, de la Sainte Trinité. De santé fragile, le père Monchanin doit quitter l’ashram en 1957, rapatrié à Paris où il décèdera au mois d’octobre de la même année. Le tempérament contemplatif et érémitique du Père Le Saux ne se satisfait pas très longtemps de la vie à l’ashram. Sa rencontre avec Shri Ramana Maharshi, puis celle du grand sage Gnanananda, l’entraînent vers une vie de sannyasi hindou. Il fait plusieurs séjours dans les grottes de la montagne sacrée d’Arunachala, brûlé d’un égal amour pour le Christ et la spiritualité indienne. Le nord de l’Inde l’appelle, il se met en route pour les Himalayas, lieux de prédilection des sages et des renonçants. Mêlé à la longue cohorte des pèlerins, il s’installe pour un temps près de la cité sainte d’Uttarkashi. C’est pour lui une période d’intense activité spirituelle. Sa vocation profonde de passeur entre les deux traditions, occidentale et orientale, s’approfondit. Son âme, sa vie même, se brûlent dans l’incandescence divine. En 1968, ne pouvant plus résister à l’appel d’une vie totalement érémitique, il confie Shantivanam à Dom Bede Griffiths, bénédictin anglais, lui-même profondément immergé dans la tradition indienne, également animé du désir d’unir les deux spiritualités. En 1971, sa route croise celle d’un jeune séminariste lyonnais, Marc Chaduc, qui va devenir son fils spirituel. Ils cheminent ensemble de sanctuaire en sanctuaire, sondent la profondeur des Upanishads. Marc Chaduc reçoit l’initiation monastique chrétienne et hindou dans le Gange, des mains du Père Le Saux et de Swami Chidananda, témoin vivant de l’union des âmes de ces grands spirituels. Pour Le Saux et Chaduc, vient une semaine d’intenses expériences spirituelles, d’éprouvantes plongées dans le mystère ineffable du divin. Marc Chaduc part sur les routes des Himalayas et son chemin se perd alors dans le secret de son destin. Le Père Le Saux, épuisé, est victime d’une crise cardiaque à Rishikesh et transporté à Indore, où il est soigné par des sœurs franciscaines. Il y meurt en décembre 1975, ayant atteint après tant de déchirements et d’illuminations, de joies, de souffrances, le Royaume de l’Absolu qu’il avait tant désiré. Swami Abhishiktananda a montré le chemin d’une union possible, au-delà des apparences, entre la voie de l’advaïta, celle de la non dualité où rien ne sépare l’homme de son créateur, et sa foi chrétienne profonde et inébranlable. Shantivanam, la forêt de la paix Sept heures de train, trois heures d’un car, bondé et suicidaire comme la majorité des cars indiens, nous ont conduits jusqu’à Kullitalai, petite ville du Tamil Nadu, où nous débarquons à la nuit tombée. Nous arrivons à l’ashram. Un grand silence, une étonnante solitude, étranges dans ce pays où le bruit et la foule font l’ordinaire des jours. Des allées de sable, l’ombre plus noire de grands cocotiers par-dessus nos têtes, une cellule sommaire qui nous est attribuée, l’impression de flotter à la fois de fatigue et d’incertitude sur des lieux et des habitudes inconnues, voilà les sentiments contradictoires qui nous envahissent. Une lumière diffuse et des chants nous attirent vers la chapelle où nous rejoignons l’office du soir. Quelques moines indiens, une moniale européenne, des Occidentaux très recueillis, une vingtaine de jeunes filles en sari, prient et chantent devant le sanctuaire. Tout est si simple, si tranquille qu’il nous suffit pour l’instant d’être présents aux chants dévotionnels, aux lectures spirituelles venues des traditions chrétienne, hindou, soufi, faites en anglais bien sûr. L’office se termine par la cérémonie du feu et des cendres posées sur le front, dont nous ne saisirons la signification profonde que plus tard. –2– SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME Pour l’heure nous suivrons la file qui s’allonge vers le réfectoire. Comme la chapelle, le réfectoire est un bâtiment ouvert, aux murs bas qui laissent passer les brises rares, et les moustiques qui ne le sont pas. Assis en silence sur des nattes, nous sommes servis par les jeunes filles que nous avions vues à l’office, et dont la présence douce et souriante sera l’un des bonheurs de notre séjour. Chacun ira ensuite laver son plat et sa timbale, avant de se retirer pour la nuit. Nous ne verrons plus rien de Shantivanam ce soir-là, si ce n’est dans l’ombre, près de la chapelle, les tombeaux des trois grandes figures de ce lieu, les pères Le Saux, Monchanin, Griffiths, et d’un jeune prêtre indien, mort prématurément, père Amaldas. Nous n’avons pas eu la force de nous rendre au premier office et nous rejoignons la chapelle pour la messe de 6 h 30. Comme hier soir nous sommes très vite captivés par les chants très doux, les temps de silence et de recueillement qui laissent au cœur la place du mystère. Le sanctuaire qui abrite le Saint Sacrement est peint en noir. Il rappelle, sombre et profond comme la grotte de notre cœur, le lieu où le Christ veut nous retrouver. C’est bien ici ce lieu privilégié, tant voulu par les pères fondateurs, qui unit dans une même ferveur les richesses spirituelles de l’Orient et de l’Occident. La liturgie est célébrée selon le rite catholique, mais les symboles traditionnels indiens y gardent toute leur force. Les moines bénédictins, rattachés à l’ordre des camaldules, sont vêtus du kavi ocre des sannyasins, les renonçants hindous. La pratique de la prière à Shantivanam correspond aux offices monastiques de laudes, sexte et vêpres. Ils sont principalement centrés sur les chants et les lectures de la Bible selon les traditions chrétiennes syriaque et latine. La première lecture est souvent tirée de la Bhagavad-Gîtâ ou des Upanishads, chaque spiritualité venant à son tour éclairer et nourrir l’âme. Tout ici semble naturel, sans exotisme, d’une grande douceur et pourtant d’une grande force spirituelle. L’eucharistie se célèbre assis à même le sol, ce qui en accentue le caractère contemplatif. Comme à tous les rituels hindous, où les éléments de la Création sont offerts à Dieu, les quatre éléments parti–3– SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME cipent à l’offertoire de la messe. Huit fleurs représentant les huit directions de l’espace sont offertes, ainsi que le feu, l’eau et l’encens. La messe est ainsi conçue comme un sacrifice cosmique dans lequel la Création tout entière, et l’humanité avec elle, se donne au Père à travers le Christ. Les gestes et les rites traditionnels de la vénération sur la terre indienne, sont présents et intégrés avec un sens profond, qui permet, si on les accueille, de s’ouvrir davantage encore au divin. A la prière du matin, la pâte de santal est posée sur le front ou sur les mains, marquant la consécration de tout notre corps. Le santal est considéré comme le bois le plus précieux, et le plus digne d’honorer la divinité. Son par- sur le modèle d’un temple de l’Inde du Sud, avec le gopuram, un portique sur lequel se trouve une image de la Sainte Trinité dans un visage à trois têtes qui représentent Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. Dans la tradition hindoue, le trimurti figure la divinité sous ses trois aspects de créateur, protecteur et destructeur. Souvent, dans ses interventions, Frère John compare les qualités respectives des spiritualités de l’Orient et de l’Occident aux deux mains humaines, chacune apportant le nécessaire à la vie. Pour l’une, l’Occident, et sa capacité de participation active dans le concret de la vie, pour l’autre l’Orient et son charisme de méditation, sa vocation mystique. Réunies, ces vocations complémentaires fum doux et subtil se répand dans l’air pareil à la grâce divine sur les hommes. Il est également le symbole de l’amour inconditionnel de Dieu, puisque son arôme est si tenace qu’il parfume même la hache qui le coupe. Comme lui, nous sommes appelés à exhaler l’amour de Dieu tout au long de notre journée. Une poudre rouge, le kurkumum, est placée entre les yeux à la prière de midi. Symbole du troisième œil, celui de la sagesse et de la connaissance, cette marque nous invite à ne plus regarder seulement le monde et nousmême, avec nos yeux de chair. Alors que nos deux yeux sont ceux de la dualité, le troisième œil est l’œil intérieur qui nous permet de voir la lumière intérieure selon l’Evangile. En Inde, le rouge est le signe du féminin, celui de la déesse, de la Mère Divine. Il devient aussi celui de la Vierge, Dame de Toute Sagesse. A la prière du soir, nous sommes invités à marquer notre front d’une trace de cendres. Il ne s’agit pas simplement de commémorer la cérémonie du Vendredi Saint où le même geste illustre « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais de se souvenir que nous sommes purifiés de nos fautes et de nos péchés. L’architecture même de l’église illustre cette volonté d’unir l’Orient et l’Occident. Le bâtiment est construit s’enrichissent et peuvent conduire vers toujours plus de profondeur dans la quête spirituelle. Comme dans tous les ashrams, quelques petits travaux d’aide à la cuisine ou au jardin sont appréciés. Les visiteurs occidentaux viennent des horizons les plus divers, avec des motivations qui vont de la simple curiosité à la profonde recherche spirituelle. Nous aurons la surprise de voir débarquer d’un magnifique 4x4 un couple d’Américains particulièrement distingués, venus préparer le séminaire d’une quarantaine de leurs compatriotes pour le début de l’année prochaine. Une autre voiture déposera également pour notre plus grand plaisir, un groupe de Français qui ont entrepris un tour assez complet des ashrams chrétiens et hindous de l’Inde du Sud. La propriété de Shantivanam s’étend au long des berges de la rivière sacrée de la Kaveri, aujourd’hui retirée derrière des bancs de sable, mais auprès de laquelle le père Le Saux aimait à méditer. Un beau troupeau de bovins occupe une partie du domaine. D’énormes buffles aux cornes impressionnantes, peintes en vert ou en rouge, des petites vaches à la robe chamois, aux grands yeux de biche, le front orné de fleurs, de clochettes, de tresses. Le monastère offre gratuitement aux enfants du village voisin, le lait dont ils ont besoin. La –4– La rivière Kaveri près du Shantivanam. culture des cocotiers et des bananiers, donne aux moines les moyens d’employer des ouvriers agricoles, et d’aider les familles les plus pauvres des alentours. Les moines et les moniales vivent chacun dans des petites maisonnettes dispersées parmi les grands arbres, préservant ainsi davantage leur vie de solitude et de contemplation. Une allée de sable sépare Shantivanam d’Ananda Ashram, le monastère de bénédictines conduit par Sœur Marie-Louise. L’une de ces moniales, Sœur Sarananda, vient nous saluer dès le premier matin, et nous découvrirons qu’elle est Française, venue du monastère de bénédictines de Pradines, dans la Loire, il y a quelques dizaines d’années. Malgré ses quatre-vingts ans passés, et une santé fragile, Sœur Sarananda va se montrer durant tout notre séjour, un guide infatigable, partageant avec générosité son temps et toute l’expérience de sa vie monastique au cœur de l’Inde. Si elle n’a pas connu les pères Monchanin et Le Saux, elle a par contre longuement cheminé aux côtés du père Bede Griffiths, dont le rayonnement anime encore l’esprit de Shantivanam. Ce bénédictin anglais, tardivement converti au christianisme, a ressenti au cœur de sa vie monastique, un appel vers l’Inde et le désir de partager une profonde spiritualité entre l’Orient et l’Occident. Tout comme les pères Le Saux et Monchanin, il ne s’agit pas pour lui d’évangéliser le monde indien, mais de témoigner de son christianisme au milieu d’un peuple particulièrement dévot. Il va quitter l’ashram de Kurisumala, fondé par le père Francis Acharya dans les Gaths du Kerala, pour prendre la direction de Shantivanam et permettre au père Le Saux de s’immerger totalement dans sa vie de sannyasin. De son arrivée en 1968, à sa mort en 1993, cet homme lumineux ne cessera de déverser un amour inconditionnel sur tous ceux qui l’entourent. Le lieu le plus simple et le plus émouvant de Shantivanam est bien celui où reposent, tout près de l’église, sous un dais de fleurs et de verdures, ces hommes entrés dans le repos de leur Seigneur. Chaque matin, des mains amicales déposent sur les tombes, les fleurs qui ont participé à l’offrande de l’Eucharistie. Tous les après-midi, après l’heure très attendue du thé à l’indienne, avec du lait, des épices et beaucoup de sucre, le Frère John Martin propose à ceux qui le souhaite une rencontre informelle. Assis sur des nattes, nous pouvons lui poser nos questions, et écouter des réponses qui sont toujours des invitations à plus de liberté, à davantage d’autonomie dans notre vie spirituelle. Car tel est le message qu’il nous transmet à travers ses écrits ou ses paroles : « L’homme est plus grand que la religion ». Les religions se doivent d’être semblables à des nids où naître et grandir, mais d’où il faut pouvoir s’envoler libre et fort. Dans la lignée de ceux qu’il nomme les « Trois mages venus d’Occident », John Martin délivre une parole prophétique et libératoire, où se retrouvent et s’enrichissent les charismes propres à l’Orient et à l’Occident. « Ne croyez pas ce que je vous dis parce que je vous le dis, nous affirme Frère John au cours de l’une de ces rencontres, mais croyez ce que vous éprouvez dans votre cœur, dans votre esprit ». Cet appel à la liberté personnelle est si fort, que nous sommes peut-être comme de petits oiseaux effrayés devant la porte d’une cage soudainement ouverte. Car savoir d’une manière intellectuelle, que Dieu est en nous, et l’expérimenter dans notre vie spirituelle, dans notre vie de tous les jours, demande un retournement intérieur qui peut déstabiliser dans un premier temps. « Pendant 2000 ans, écrit frère John Martin, le christianisme a enseigné une spiritualité qui séparait Dieu et (Suite page 32) –5– SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME la Création… Mais pendant le troisième millénaire, le christianisme n’enseignera pas la spiritualité du renoncement au monde, mais enseignera la spiritualité du renoncement à l’ignorance que Dieu et le monde sont une réalité séparée1. » Il semblerait que l’Occident ait beaucoup à apprendre de la spiritualité hindoue et de la non-dualité. Le père Le Saux en a fait la recherche toute sa vie. Ce n’est qu’après une lutte de plusieurs années qu’il pourra écrire : « L’advaïta n’est pas au-delà de l’Eglise, du christianisme, il est au-dedans. L’advaïta n’est pas dépassement du christianisme, mais l’atteinte de son fond, de son dedans. L’advaïta ne détruit rien du christianisme, il l’accomplit2. » Pour parvenir à l’unification de l’être tout entier, les pratiques du yoga et de la méditation ont une place importante dans les enseignements donnés à Shantivanam. Une grande salle, rotonde ouverte aux bienfaisantes brises du soir et du matin, est consacrée à la méditation et au yoga. Les jeunes novices qui faisaient une retraite à l’ashram durant notre séjour ont reçu des cours de pranayama, respiration yogique, donnés par l’une des moniales de l’ashram féminin voisin. Notre dernier soir, notre dernier repas à Shantivanam, seront aussi doux et paisibles que l’aura été notre séjour. Nous avons pu assister aux vêpres, entendre et sentir encore le Om sacré résonner dans nos cœurs. Il est à peine huit heures, mais la nuit qui nous avait accueillis à notre arrivée accompagne déjà notre départ. Le père Georges, prieur de la communauté, le père Amaldas, tout jeune prêtre, parlant un délicieux français ramené de ses études de théologie à Rome, le frère John enfin, sont autour de nous. Le rickshaw est à la grille, prêt à nous emmener jusqu’à la gare. Nous emportons avec nous, outre ce que chacun peut porter dans le secret de son âme, cette prière pour la paix : Conduis-moi de la mort à la vie, de l’erreur vers la vérité. Conduis-moi du désespoir à l’espérance, de la peur à la confiance. Conduis-moi de la haine vers l’amour, De la guerre vers la paix. Que la paix emplisse nos cœurs, le monde, l’univers. Om shanti, shanti, shanti. Pour aller plus loin : 1. Frère John Martin, L’être humain est plus grand que la religion, éd. Saccidananda Ashram. 2. Marie-Madeleine Davy, Henri Le Saux, le passeur entre deux rives, éd. Albin Michel. Saccidananda Ashram - Shantivanam Tannirpalli, 639 107, Kulittalai-Trichy Dis., Tamil Nadu / S. India [email protected] –6– Frère John Martin L’amour est la sagesse se manifestant en actes entretien avec Frère John Martin V ous appartenez à la minorité chrétienne de l’Inde, mais vous êtes aussi imprégné par la tradition indienne. Comment tout cela s’est-il enchaîné dans votre vie ? Je suis né dans une famille catholique, ma mère, hindoue à l’origine, à son mariage avec mon père, qui était catholique, l’est devenue aussi et j’ai été élevé dans cette foi. J’ai quitté l’école à quatorze ans. Nous étions sept enfants et mes parents ne pouvaient offrir à chacun des études supérieures. J’ai travaillé dans une usine pendant quatre ans et je croyais que je resterais ouvrier toute ma vie. C’est alors que ma sœur aînée m’a offert d’aller à l’université. Je pensais avoir tout oublié et que ce serait impossible. Mais mon expérience à l’usine me rendait encore plus précieuse cette opportunité d’un nouveau futur. Après cette première année, j’ai eu la chance d’être sélectionné par le gouvernement et de recevoir une bourse me permettant de prolonger de trois ans ces études. La question du sens de la vie devenant cependant de plus en plus forte, après mon diplôme, j’ai rejoint, en 1978, le petit séminaire pour devenir prêtre. C’est alors que de nombreux doutes m’ont rattrapé. Jusque-là j’avais vu la prêtrise de l’extérieur, maintenant je la voyais de l’intérieur. J’entendais des récriminations contre les prêtres et les religieux, je commençais à comprendre ce que signifiait devenir prêtre : abandonner la perspective de se marier, être loin de ma famille, de mes amis. Pourquoi devrais-je seul sacrifier cela pour l’amour de Dieu et des autres ? Moi qui auparavant priais facilement, n’arrivais plus à le faire en paix. Auparavant je louais Dieu et le remerciais pour ses faveurs et sa grâce, à présent je commençais même à douter de son existence. Les problèmes du monde devenaient mes problèmes, je questionnais Dieu pour chaque mal se produisant sur Terre et l’en rendais responsable. J’avais pourtant l’espoir qu’en me rendant au grand séminaire, je trouverais une réponse à ces questions. Au début, je me suis senti proche de Dieu, comme si c’était lui qui me conduisait pas à pas. Je voulais prouver l’existence de Dieu, concrètement ! Quand j’ai commencé à lire les philosophes, j’ai découvert qu’on ne pouvait philosophiquement prouver l’existence de Dieu. Cela a vraiment été un tournant pour moi. Je me suis posé de nouvelles questions : Ai-je vraiment besoin de Dieu ? Et si oui, pourquoi ? Des millions de gens vivent sur Terre sans y croire. Qu’estce que la prière et quel effet a-t-elle sur nos vies ? C’était la première fois que je voyais combien l’esprit humain –7– L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES questionne tout lorsqu’il est sur le point d’abandonner quelque chose qui lui est propre. Je me suis mis à lire tout type de philosophies, comme un homme affamé recherche de la nourriture prêt à accepter la vérité, où qu’elle soit, matérialisme, existentialisme, marxisme... j’espérais trouver les réponses aux questions qui me dévoraient le cœur. Mais plus je lisais, plus les questions surgissaient. J’étais comme un voyageur face à plusieurs routes ne sachant laquelle prendre. Cela a été une expérience horrible. J’ai perdu confiance et espoir en la philosophie qui ne pouvait donner aucune certitude. Je me suis aussi rendu compte que la science non plus ne pouvait répondre à mes questions parce que ce que je cherchais n’était pas un objet d’investigation scientifique. J’ai pensé qu’en me tournant vers la théologie, je trouverais ces réponses. Mais on m’a dit pour commencer : si vous voulez comprendre quelque chose à la théologie, vous devez avoir la foi en Dieu ! Cela a été une nouvelle déception ! Car comment avoir foi en Dieu, croire dans les Écritures, faire confiance aux différentes autorités si vous ne pouvez pas réellement trouver par vous-même ? La théologie n’était rien d’autre que ce que chaque théologien croyait. J’ai perdu l’espoir de trouver la réponse dans les livres. Je ne savais plus que faire. Il y avait en moi cette question brûlante : que veut dire vivre ? Est-ce simplement se marier et avoir des enfants ? Est-ce accomplir quelque chose dans le monde ? Depuis toujours j’avais été convaincu que vivre était plus qu’étudier, travailler, obtenir une haute position ou être célèbre. J’ai abandonné l’idée de chercher les réponses à mes questions en dehors de moi-même et j’ai compris qu’il me faudrait trouver ma raison de vivre et de mourir à l’intérieur de moimême. J’ai également compris que je ne pouvais passer ma vie à chercher. Vous sembliez alors dans une impasse. Quelle a été l’étape suivante ? Parallèlement à ce processus, j’avais commencé à m’intéresser au dialogue entre l’Est et l’Ouest car je devais écrire une thèse de théologie sur ce sujet. J’avais sélectionné Maître Eckhart pour l’Occident et Shankara pour l’Inde. Cela m’a donné une vision beaucoup plus large du christianisme. Et c’est aussi à cette époque que j’ai eu un premier contact avec les écrits du père Bede Griffiths qui vivait alors à Shantivanam, l’ashram fondé par le père Henri Le Saux et le prêtre Jules Monchanin. Un de ses articles sur l’advaïta (la non-dualité) chrétienne a provoqué en moi un véritable tournant. Il y disait que beaucoup de chrétiens pensent à tort que Dieu et les hommes sont séparés alors qu’il ne saurait y avoir deux absolus. Dieu est la réalité absolue et nous sommes la réalité relative. L’image m’est venue de la terre et d’un arbre : la terre symbolise Dieu et l’arbre est la création, l’humanité. Je me suis alors rendu compte tout à coup que je marchais sur Dieu, que je vivais en Dieu. Cela a été comme la formidable sensation de l’universalité de la présence divine. Ce n’était pas seulement intellectuel, je ressentais réellement que, où que j’aille, je ne pouvais échapper à Dieu. La question suivante a alors été : si Dieu est réellement cela, pourquoi n’est-ce pas mon expérience immédiate intérieure ? C’est la quête d’une prière vraie qui a été la réponse à toutes mes questions, à la fois philosophiques et théologiques. Depuis plusieurs années j’avais l’habitude, avant de me coucher, de dialoguer avec Jésus dont j’avais une image sur ma table, lui confiant mes soucis matériels. Mais un jour, je me suis dit que j’avais tout ce qu’il me fallait et que je n’avais rien à demander à Dieu. Cette idée m’est venue je ne sais d’où car je ne l’avais lue dans aucun livre auparavant : si tu n’as rien à demander à Dieu pourquoi ne lui demandes-tu pas s’il a besoin de toi pour quelque chose ? Cela m’a fait rire : Dieu pouvait-il vraiment avoir besoin de moi ? Mais comme il n’y a rien de mal à demander, j’ai commencé ma prière, remerciant Dieu pour tout ce qu’il m’avait déjà donné, Lui confiant la honte que j’aurais à lui demander encore quelque chose et Le priant de me faire savoir ce qu’Il voulait que je fasse pour Lui. J’ai compris, en priant ainsi plusieurs jours d’affilée, qu’il me faudrait maintenant découvrir la volonté de Dieu. Mais comment fait-on cela ? À cette époque – j’étais encore au séminaire – nous avions l’habitude d’aller nous promener les jeudis et dimanches après-midi. Je voyais, au cours de ces promenades, des mendiants et leur donnais ce que je pouvais. Ce jour-là, une petite-fille d’une dizaine d’années s’est approchée et m’a tendu son bol vide. Elle n’avait visiblement pas mangé depuis plusieurs jours, elle était à moitié nue... Je me suis senti responsable de sa condition, c’était comme si son estomac vide me disait « remplismoi », comme si son corps dévêtu me disait « habillemoi », comme si son absence de toit me disait « abrite-moi ». J’avais tout ce qui lui manquait et je me suis senti terriblement coupable. Je lui ai donné de l’argent et suis rentré au séminaire, je ne pouvais pas aller plus loin. Cette rencontre n’avait pas eu lieu seulement entre cette petite-fille et moi mais entre les riches et les pauvres, les puissants et les impuissants, les aptes et les inaptes, les maîtres et les esclaves... une rencontre entre les deux classes de la société dont nous n’étions que les représentants. Je me suis demandé si j’étais réellement responsable de la souffrance de millions de personnes et la réponse était oui parce que je n’étais pas un individu isolé mais une parcelle du système existant. En choisissant mes propres options, politiques ou économiques, je choisissais pour toute l’humanité, et non juste pour moi-même car l’humanité est comme en réseau interconnecté. –8– L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES Quand j’ai demandé à Dieu ce soir-là ce que je pouvais faire pour Lui, la réponse a surgi : « Permets-moi d’entrer en toi, de sorte que je puisse emplir le bol, donner un toit, couvrir de vêtements. » C’était la terrible requête à laquelle j’étais confronté pour la première fois de ma vie. Je ne savais comment y répondre. Soudain, je me suis trouvé en présence de Dieu. L’esprit de Dieu était comme un torrent en moi me demandant d’ouvrir la porte de mon cœur, dont je possédais les clés, pour pénétrer et travailler en moi et à travers moi. Je me suis senti comme cette petite-fille : spirituellement j’étais vide, spirituellement, j’étais nu et c’était comme si Dieu me disait : laisse-moi remplir ton vide, laisse-moi couvrir ta nudité. J’étais comme le millionnaire devenu un mendiant en une nuit. J’étais si amer que je me suis écrié : « Mon Dieu, tu m’as trompé, comme un ami qui tout à coup te poignarde dans le dos. Je suis un pécheur et je vis dans un monde de péché. » À travers cette expérience, je pouvais voir clairement ce que j’étais, un pécheur ayant vécu vingt-cinq ans sans vivre, ayant prié vingt-cinq ans sans prier : ce que j’avais fait ne reflétait que les valeurs et les systèmes des êtres humains, ceux qui appartiennent à l’ego. Quand Dieu pénètre en vous, toutes ces valeurs deviennent relatives. Je sentais que je ne me tenais pas devant Dieu en tant qu’individu mais que je me trouvais au fondement de tous les systèmes philosophiques ou religieux, de tous les partis politiques du monde. Si la petitefille m’avait condamné en mendiant, à présent Dieu me condamnait en donnant. Nous avons construit des barrières entre Dieu et nous ; tout comme entre nous et les autres hommes. La porte qui me sépare de Dieu n’est pas une porte ordinaire, elle ne reste ouverte que tant que je la tiens ainsi. J’ai demandé à Dieu de me donner la force de maintenir cette porte ouverte toute ma vie. Je ne pouvais le refuser parce que permettre à Dieu de travailler en nous est l’essence même de l’existence humaine. Dieu se révèle en révélant qui nous sommes. Il est le miroir dans lequel nous pouvons nous voir. J’ai dit ce soir-là : « Je m’abandonne à ta volonté. » J’ai alors ressenti une joie extraordinaire, la joie de découvrir quelque chose d’éternel : l’amour inconditionnel de Dieu. Je ne savais comment exprimer cette joie, j’aurais voulu courir, crier... Quand j’ai découvert cette présence universelle de Dieu en moi j’ai découvert aussi que chaque être humain vit dans cette présence et que cette expérience n’est pas seulement pour moi : Dieu aime chacun de façon inconditionnelle et demeure dans le cœur de chacun de façon inconditionnelle également, qu’on le sache ou non. L’enseignement du Christ m’est alors devenu très clair, particulièrement celui de la parabole du « Royaume de Dieu qui est comme un homme trouvant un trésor dans son champ » car cela correspondait maintenant à mon expé- rience. Tous mes doutes s’évanouissaient. Ce que j’avais appris dans les livres de philosophie et de théologie prenait maintenant toute sa signification. J’avais cru Dieu quelque part dans les Cieux, parmi ses anges, Il était tout proche, à l’intérieur de nous. La paix et la joie que j’avais ressenties n’auraient pu m’être données par toutes les richesses du monde et aucun homme au monde n’aurait pu me les retirer. Je venais de découvrir la plus grande vérité : c’était Dieu qui m’avait cherché tout ce temps alors même que je croyais Le chercher. Dieu cherche l’humanité. La vérité est comme un cercle. Nous arrivons à l’endroit d’où nous sommes partis. Est-ce que cette transformation radicale a également eu des répercussions sur votre place au sein de l’Église catholique ? J’ai compris que je ne pouvais continuer comme avant dans l’Église catholique, que ce n’était pas ma vocation de devenir prêtre chargé d’une paroisse – ce pour quoi j’étudiais alors. Cela signifiait appartenir à l’Institution et enseigner quelque chose qui ne me correspondait pas. Je m’en suis ouvert à mes Supérieurs, je leur ai raconté ce qui m’était arrivé et cela leur a été difficile de l’accepter. C’est là que je me suis tourné vers le père Griffiths. L’article que j’avais lu et dont j’ai parlé plus haut m’avait tant éclairé. Je lui ai décrit ce qui m’était arrivé, lui demandant conseil. Il m’a écrit en retour une très belle lettre, me disant que j’avais vécu une expérience authentique, une grâce de Dieu et il m’a conseillé de venir le voir. Je suis arrivé à Shantivanam en 1984 dans l’idée d’y rester quelques mois, le temps de recevoir une aide pour trouver mon chemin. Mais j’y ai été tellement heureux que j’ai voulu y rester. J’ai pris les vœux de moine quelques années plus tard. Cela fait vingt-deux ans que mon séjour là-bas se poursuit et je n’en suis jamais parti. Pourquoi ce lieu, créé et dirigé par des chrétiens, estil appelé ashram ? Le but de ce lieu, dès sa fondation, a été d’être un centre pour la vie contemplative, basée sur la tradition de l’Inde ainsi qu’un lieu de dialogue entre hindouisme et christianisme. Les règles de vie y sont celles des ashrams traditionnels indiens : vivre une vie simple, érémitique, de prière et de méditation – nous avons deux heures de méditation par jour, nous utilisons également plusieurs symboles indiens : l’église est construite sur le modèle d’un temple hindou, nous portons l’habit des sannyasins hindous. À l’origine, c’était une entreprise tout à fait nouvelle, les chrétiens ne pouvaient pas comprendre ce que faisaient des gens comme Jules Monchanin ou Henri Le Saux : de- –9– L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES venaient-ils hindous ? Et de leur côté, les hindous doutaient de ce qui arrivait à ces chrétiens : avaient-ils trouvé une nouvelle façon de les convertir ! Des deux côtés leurs motifs étaient suspects. Cela a été très difficile pour eux. Mais un très bon évêque les défendait également dans cette aventure. En 1990, Bede Griffiths, qui avait repris la direction de l’ashram à la suite du père Le Saux, a rejoint un ordre monastique bénédictin en Italie, ce qui fait qu’officiellement, dans l’Église catholique, ce lieu appartient à l’ordre bénédictin, mais il fonctionne comme un ashram traditionnel indien. Les gens y viennent pour faire leurs pratiques, pour étudier, réfléchir, chacun peut y venir. En quoi ce lieu répondait-il si fort à votre propre cheminement spirituel ? C’est là que j’ai trouvé la réponse à ce qui se passait à l’intérieur de moi. J’étais aussi très intéressé par le dialogue hindouisme-christianisme et là, il y avait des personnes travaillant déjà à cette question. Aucun autre endroit n’aurait pu autant m’aider dans ma recherche que celui-là. Je dirais que cela a été pour moi une grâce de Dieu de pouvoir aller à Shantivanam. Comment les deux traditions que vous venez de citer peuvent-elles s’enrichir l’une l’autre ? Je pense que là est le futur de notre humanité. Il me faut faire ici une petite distinction entre le Christ et le christianisme. Pour moi, le christianisme est une interprétation de Jésus-Christ et Jésus-Christ n’est pas équivalent au christianisme. Je vois les traditions spirituelles réparties en deux catégories : les traditions de sagesse et les traditions prophétiques. Par exemple, l’hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme, le jaïnisme appartiennent aux traditions de sagesse, selon moi, des traditions qui s’acheminent vers l’advaïta, la non-dualité, et dans lesquelles il n’est pas tant question de croyance que de recherche de la Vérité. Ces traditions sont plus orientées vers l’expérience de l’amour de Dieu et leur accomplissement est la réalisation que Dieu et moi sommes un. Dans les traditions prophétiques – le judaïsme, le christianisme, l’islam – tout vient de Dieu : Dieu a créé l’univers, donné les commandements, envoyé les prophètes... la relation entre Dieu et l’homme est celle du Créateur à la créature qui fait qu’il y a toujours un fossé entre Dieu et l’homme. On ne peut imaginer, par exemple, un juif dire « Dieu et moi sommes un », ce serait un blasphème. Ces traditions ont également une orientation vers l’action dans laquelle amour de Dieu et amour du prochain sont liés. Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue que chaque tradition est comme une voie d’ascension, par un chemin propre, d’une même montagne en direction du sommet. Il me semble cependant que le futur de la spiritualité est dans le mariage de ces deux catégories, des traditions de sagesse et des traditions prophétiques. Le Christ a dit « le Père et moi sommes un », c’est-à-dire qu’il a ouvert la tradition juive, monothéiste à la tradition non-duelle. Mais il a dit aussi : « Ce que vous faites au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous le faites », exaltant l’amour du prochain – l’élément prédominant des religions prophétiques. Pour moi, la spécificité du Christ est là : porter en Luimême cent pour cent d’amour pour Dieu et cent pour cent d’amour pour le prochain. C’est le mariage de la sagesse et du prophétisme, de l’action si vous préférez : l’amour en tant que sagesse se manifestant en actes. Les traditions de sagesse comportent, en effet, une certaine passivité : si vous réalisez que Dieu et vous êtes un, cela s’arrête ! Bien sûr, d’un côté c’est la fin de notre voyage, mais c’en est aussi le commencement parce que ce n’est que lorsque vous avez découvert cette unité qu’une action réelle peut se faire. On peut remarquer que le même conflit est apparu au sein de l’hindouisme et du christianisme, mais de façon inversée. Dans les Upanishads, tout est focalisé sur la sagesse et l’action n’y est pas très importante, Dieu est silencieux, ce sont les sages qui établissent ses déclarations. Mais avec la Bhagavad Gita, Krishna – le symbole de la sagesse – essaie de faire comprendre à Arjuna – le symbole de l’action –, qui ne veut pas combattre (agir), qu’il doit le faire. Arjuna agit selon Krishna et Krishna agit de l’intérieur d’Arjuna (c’est lui qui conduit le char d’Arjuna) : c’est aussi le mariage de la sagesse et de l’action. Le dieu impersonnel devient personnel. Dans l’Ancien Testament, à l’inverse, Dieu est d’abord un dieu personnel, parlant beaucoup, donnant la Loi... pour ensuite, avec Jésus, faire cette déclaration : « Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le » et devenir silencieux. La tradition prophétique, avec Jésus-Christ va vers la sagesse ; la tradition de sagesse, avec Krishna, s’achemine vers la tradition prophétique. Il y a donc mariage dans les deux traditions, entre sagesse et prophétisme. Je pense que c’est ce que nous avons à incarner aujourd’hui. Pourtant, ce que vous évoquez s’est produit il y a plus de 2000 ans. Pensez-vous que nous soyons à un tournant de notre Histoire spirituelle ? Oui, parce que les religions sont en train de se rapprocher les unes des autres. Dans ce dialogue interreligieux, vous partagez, vous découvrez les différences, vous pouvez aussi vous sentir menacé, mais vous apprenez également la tolérance, la possibilité de coexister. Si nous voulons vraiment prendre ce dialogue au sérieux nous devons aussi ressentir la nécessité d’apprendre quelque chose – 10 – de l’autre et pour ce faire, nous devons changer quelque chose dans notre compréhension. Si nous sommes réellement décidés à faire cela, nous pouvons alors contribuer à cette évolution de la conscience humaine. Où sont les limites entre partage, enrichissement mutuel et syncrétisme ? On peut voir actuellement quatre tendances. La première est l’absolutisme : chaque religion pense qu’elle détient la vérité absolue et n’a rien à apprendre des autres. La deuxième est laïque, elle réclame la liberté de penser, d’agir et de s’exprimer, de chercher la vérité par soi-même ; de ce point de vue, toute religion, basée sur des Écritures et des dogmes, ne peut offrir cette liberté. La troisième est le relativisme selon lequel il n’y a pas de vérité absolue : chaque religion, chaque pays, chaque individu a la sienne et cette vérité n’est pas permanente, elle change selon le temps et les situations. La quatrième, le New Age, est le syncrétisme qui dit qu’aucune religion n’a l’entière vérité mais que l’on peut prendre ce qui nous convient dans chacune, une sorte de supermarché religieux ! Il y a cependant du bon et du mauvais dans chacune de ces tendances. La première donne une certaine sécurité, une continuité, un sentiment d’appartenance mais ne donne pas la liberté de penser, de questionner, de trouver par soimême et maintient sur la défensive. La deuxième montre les limites des religions qui amènent à se contenter de croire aveuglément, mais en même temps cette tendance ne donne pas de valeurs pour vivre, elle vide l’esprit humain du concept de Dieu, de Sa puissance, rend l’homme dépendant du monde, la place libre étant alors occupée par le libéralisme, le consumérisme etc. La troisième tendance montre la relativité de la religion, des lois morales, des valeurs : il ne peut y avoir de valeurs morales absolues que chacun pourrait accepter en matière de mariage, de sexualité, d’avortement etc. mais elle rend le bien et le mal relatifs et les gens se mettent à penser qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Avec la quatrième, les frontières religieuses deviennent moins puissantes mais cette tendance fragmente la conscience humaine. Tant que nous restons dans ces structures de croyance, il n’y a pas de solution. Il nous faut transcender ces niveaux, trouver la vérité à l’intérieur de nous-même. C’est là que les paroles de Jésus deviennent tellement fortes, lorsque les hommes peuvent dire à leur tour : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. » Avec cette découverte de la vérité intérieure, vous devenez libre de l’absolutisme religieux, de la laïcité, du relativisme et du syncrétisme. Ne doit-on pas choisir une tradition et la suivre ? Pour commencer, oui, mais vous n’avez pas besoin d’y demeurer. Pour moi, et c’est une façon d’expliquer l’enseignement du Christ, il y a quatre moments importants dans sa vie. Le premier est sa naissance en tant qu’être humain : à ce niveau Jésus acquiert une identité individuelle. Le deuxième moment est le huitième jour, celui de la circoncision, jour où Il est emmené au temple et offert à Dieu. Le temple est le symbole du judaïsme : Jésus entre dans le ventre de cette tradition et doit grandir dans la matrice du judaïsme. À ce moment, Il pourrait dire : « Le judaïsme est mon chemin, ma vérité, ma vie » mais Il réalise les limitations de cette tradition spirituelle. C’est très important parce que nous ne saurions grandir si nous ne nous rendons pas compte des limitations de notre propre tradition. Cette tradition divisait l’humanité en deux, les juifs et les autres, première limitation. Elle limitait Dieu à être le Dieu des Juifs, seconde limitation, la troisième étant de considérer la religion comme plus grande que l’être humain. C’est ce qui a – 11 – L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES conduit Jésus au troisième moment important de sa vie, celui de son baptême, où il quitte le ventre du judaïsme et entre dans la présence universelle de Dieu. Quand nous sommes membre d’une religion, nous avons une identité collective qui nous unit à notre groupe mais nous sépare des autres. À ce troisième niveau, le mur entre juifs et gentils s’effondre et Jésus n’est plus un juif mais le fils de Dieu. C’est une métaphore, est fils de Dieu celui qui n’a plus d’identité collective mais universelle et pour qui Dieu est le Dieu de l’humanité entière. C’est là que peut être dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie ». Cela signifie que l’esprit universel est le chemin, la vérité, la vie, et cela signifie aussi que celui qui est fils de Dieu est plus grand que la religion. Le quatrième moment de la vie de Jésus est la reconnaissance que « le Père et moi sommes un ». L’esprit universel réalise finalement qu’il vient de ce Père, qui est Dieu. Cette transition fait que Dieu devient plus grand que la religion, que l’homme le devient aussi, et que la religion est alors au service de l’homme et non l’inverse. C’est la révolution qui s’est passée dans la vie de Jésus et qui doit, aujourd’hui, se passer dans la vie de tout homme si nous voulons agir vraiment, apporter la paix dans le monde. Et qu’en pense l’Église, en tant qu’Institution ? Elle peut se sentir effrayée, croyant que cela va lui enlever son pouvoir de contrôle et sa puissance. Mais pour moi, c’est la seule façon d’aider les êtres humains à grandir en Dieu parce que la religion est le moyen et non la fin. Jésus l’a dit, il n’est pas venu détruire la Loi mais l’accomplir. C’est une parole extrêmement importante, nous n’avons pas le droit de détruire la religion mais nous avons besoin de l’accomplir. Et c’est uniquement possible par la naissance de l’homme. On peut prendre cette comparaison : quel est l’accomplissement pour une femme enceinte : le jour de la naissance de son enfant. La religion est comme une femme enceinte, les hommes y grandissent, mais elle doit être comme une mère qui remet ensuite son enfant au monde – à Dieu. C’est là que la religion a son rôle positif à jouer, autrement elle peut être l’obstacle qui empêche l’homme de grandir vers l’universel. Un autre exemple est celui de l’arbre : les feuilles sont le symbole de notre identité physique individuelle, les grosses branches celui de notre identité collective : hindoue, chrétienne, juive, musulmane, etc. ; chacune ayant des ramifications en petites branches : catholique, protestante, luthérienne... par exemple, pour la branche chrétienne. Le tronc – et il n’y en a qu’un auquel toutes les branches sont reliées – est l’esprit universel et les racines sont le symbole de Dieu. Nous devons grandir, de notre identité de feuille progressivement à celle de racine – l’unité avec Dieu, la création et l’humanité. La vie de Jésus témoigne de cet accomplissement. C’est pour cela que, selon moi, personne, et aucune religion, ne peut être en dehors du Christ et c’est pourquoi j’ai parlé de cette différence importante entre le christianisme – une branche en Christ – et le Christ – l’esprit universel. Chacun a la possibilité de faire ce chemin. Jusqu’à aujourd’hui cela a toujours été un cheminement individuel. Qu’est-ce qui vous fait penser que l’humanité dans son ensemble est prête à le faire ? Je le pense car nous voyons aujourd’hui les limitations de chaque religion. Les quatre tendances dont j’ai parlé se situent au niveau des branches, celui où chacun réagit par rapport à l’autre. À ce niveau, aucune solution n’est possible. Ce n’est qu’en transcendant ces tendances, c’est-à-dire en nous situant au niveau de l’esprit universel, que nous trouverons la Vérité absolue. C’est cela qui est en train de se passer. La confusion actuelle peut être vue comme une étape importante pour grandir, car c’est en sentant réellement, profondément, cette confusion que la rupture avec l’ancien peut avoir lieu. C’est ce qui s’est passé pour moi lorsque je ne trouvais de vérité nulle part. Cette confusion peut conduire à un repli individuel, mais elle peut aussi déboucher sur la révolution dont j’ai parlé, et là commence la vraie quête spirituelle. Pour ce qui est de l’Occident, et de la façon particulière de l’aider à renouer avec la spiritualité, je parlerais de Dieu en tant que liberté, unité, paix ou vérité. Je pense que liberté ou vérité seraient le plus adéquat au monde occidental parce que c’est ce qui l’attire le plus, mais en comprenant bien le sens de ces concepts. Il s’agit de passer du Dieu historique, du Dieu d’autorité qui a dit à Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » au Dieu d’éternité, de liberté qui a aussi dit à Moïse : « Je suis celui qui suis ». Ce passage se fait au moment du baptême de Jésus, Dieu dit « Tu es mon fils bien-aimé » et se tait. Dieu est véritablement Liberté et donne la liberté. C’est cela qui, selon moi, doit être présenté en Occident, cette possibilité de liberté que l’on découvre à l’intérieur de soi-même mais qui nécessite de transcender le Dieu historique, celui des religions. L’esprit universel est unité. Quand l’homme réalise qu’il est un avec l’humanité, il n’a plus besoin d’aucune loi ni d’aucune religion ou autorité : « ce que vous faites aux autres, c’est à vous que vous le faites » est devenu réalité. – 12 – Propos recueillis par Anne de Grossouvre
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