POUR UN THEATRE "DIALECTIQUE"
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POUR UN THEATRE "DIALECTIQUE"
( POUR UN THEATRE "DIALECTIQUE" Etude comparative de deux pratiques esthétiques: Les Mains sales et Mère Courage et ses enfants par Maria Vinciquerra A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfillment of the requirements for the deqree of Master of Arts Comparative Literature proqram MCGILL UNIVERSITY MONTREAL SEPTEMBER 1989 , " c Maria Vinciquerra, 1989 ( TABLE DES MATIERES REMERCIEMENTS ...................... •••••••••••• u ••••••••••••• . 1 .. RESUME/ ABSTRACT •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 11 INTRODUCTION ••••••••••••••••••••••••••.••••••.•••••••.•••••• 1 CHAPITRE I: THEORIES ET PRATIQUES THEATRALES: SARTRE ET BRECHT 1. Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 2. Notions théoriques d'après Brecht .•••••.••••••••..•••. 13 3. Notions théoriques d'après Sartre ..••••.••••••....•••. 23 4. Sartre par rapport à Brecht: théâtre épique et théâtre dramatique .•••••••.•••••.••••••.•••••••••••••. 27 CHAPITRE II: ETUDE DE LES MAINS SALES •••••••••••••••••••••••••••• ••••••• 34 CHAPITRE III: ETUDE DE MERE COURAGE ET SES ENFANTS •..•.••.•...•••....•... 61 CHAPITRE IV: CONCLUSION ET PERSPECTIVES •••••••••••••••••.••••••••••••••. 82 NOTES •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 93 ( BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 i Remerciements Je tiens à remercier ici ceux sans lesquels je n'aurais pu mener à terme cette thèse et plus particulièrement. George H. Szanto, profe~seur au Département de littérature comparée de l'Université McGill, qui l'a dirigée. Je remercie François Longpré et Donna Moraitis qui à façon ont collaboré à la réalisation de cette recherche. leur ii Résumé Cette thèse étudie "dialectique" ë examinant .1S les bases pour un théâtre les écrits de Brecht et de Sartre. premièrement importantes, théoriques elle leurs aborde oeuvres ensuite théoriques l'analyse de En plus pièces représentatives --Mutter Courage und ihre Kinder et Les Mains sales-- afin de rendre expli ..:ite la relation entre théorie et pratique artistique. textul'1.~lle L'analyse des pièces choisies développe certains aspects de thématique, de structure et de réception lesquelles contradictions révèlent signifiantes. que le théâtre différences théê.\tre Le cr(~dtivité Sartre en fait présente une alors des "épique" "dramatique" communique créativité artistique en quelque sorte plUt; primordiale. conséquent, quoique le concept de des de de type idéologique Bre~cht de et théâtre une Par "dialectique" (foncièrement théâtre politique et/ou historique) soit commun aux deux dramaturges, sa réalisation diffère. que nous défenderons est que les écrits de un processus presque artistique inéluctable. primordiale de Brecht, l'anagnorisis créative, idéologiquement D'autre part, Le point de vue S~rtre démontrent prédéterminé l'oeuvre et plutôt rapproche le processus artistique à étant plus immédiate et proche de l'archétype. Au dernier chapitre un survol des changements de résultant conscience de "dialectique" sera revisé à intéressé au sujet. ces approches l'appui des pour un théâtre critiques s'étant ------~-------- iii Abstract This thesis examines the theoretical fouildations of Brech t' s and Sartre 1 s "dialectical" theatre. Proceeding first from their most significant theoretical writings, it then studies representative plays --Hutter Courage un ihre Kinder and Les Hains sales-- in an attempt to make explicit the relationship between theory and artistic practice. p oper The textual analysis develops certain aspects reception which in turn reveal contradictions. Sartre's "dramatic" thl,atre in fact evidences a sort of theatre ideological presents Therefore, though a of theme, structure and meaningful differences and creativity whe'l:"'eas more the primordial of concept Brecht's artistic "epic" creativity. dialectical theatre (essentially political and/or historie) is a common thoughtstructure to both dramatists, its actualization differs. l will argue that Sartre's work shows a view of t.he art process as ideologically Brecht's more process as archetypal. a predeter.nined primordial creative work, and on the anagnorisis, ineluctable. almost other more hand, immediate shows and In the last chapter, l will give an overview of the changes in consciOUf3ness produced by these approaches of "dialectical" theatre and substantiate these by criticism that has dealt with the subject • .... ( "De l'art est nécessaire pour que devienne humainement exemplaire ce qui .st politiquement juste." (Brecht, Ecrits sur le théAtr. 2, p. 258) ( 1 INTRODUCTION De manière générale on peut dire que la réception initiale d'une oeuvre artistique est investie, nécessairement, d'une réponse qui relève de plusieurs facteurs, détérminés, entre autre, par les connaissances et la perspective du lecteur. De nombreux problèmes quant notamment pour le théâtre se posent. l'objet de discours? du texte initial? la à réception et Qu'est-ce qui constitue Quand on parle de "théâtre", s'agit-il S'agit-il d'une première ou de plusieurs représentations, donc de la production proprement di te? faut croire ce que texte, et représentation Il production consti tuent des obj ets hétérogènes, discrètement liés entre eux. Cependant, ils échappent à toute tentative cumulative destinée à établir une interrelation d'ordre logique. Donc la totalité de ce qu'on désigne par le nom "théâtre" est élusive. Signalons à titre d'exemple, quelques indications d'ordre étymologique: "theaterstück", de "theater", grec "theatron" = le lieu où l'on montre/regarde, et "stück" de l'allemand ancien "stücki" = ce qui implique une notion de découpage (littéralement: ce qui est brisé ou coupé de quelque chose). D'autre fragment .... , " part "pièce de d'un ensemble théâtre" indique ou d'un continuum. continuum ou de quelle totalité? une partie, Mais de un quel Ce n'est certainement pas de la notion de théâtre comme institution, d'un édifice ou d'un lieu de pratique culturelle bien que le sens étymologique de 2 ( "lieu" le précède et lui est propre. Pourtant il peut y avoir de merveilleux édifices sans qu'il n'y ait théâtre, comme il peut y avoir "théât .•:e" ailleurs que dans un lieu précis et délimité. L'expression courante "c'est du théâtre" renvoit à un référant imprécis, mais communément entendu dans un sens, sinon péjoratif, tout du moins connotant une façon d'agir partielle ou discrètement scbvertive. Regardons une autre définition é~ymologique qui nous parait plus révélatrice encore par rapport à ce qu'on entend par le terme "théâtre". dérivation de l'ancien signifie exercice; danse. En anglais, anglais le terme "play", "pleg(i)an" ou une "plaegian" en hollandais ancien "pleien" veut dire Cela dépasse l'idée d'un fragment d'un continuum et introduit un principe de mouvement. Est-il légitime de conclure alors que le terme "théâtre" implique un mouvement "entre" ou plutôt à travers le texte écrit et les événements de la scène ainsi que toutes les variables en fonction de cette transformation continuelle? Un retour à la question initiale: "qu'est-ce qui constitue l'objet de discours?" en parlant de théâtre, indique que cette proposition ne peut se limiter à définir, mais à décrire. Cette tentative de décrire ne se réfère pas à une ontologie du théêltre mais plutôt à un mode de réfutation de l'ontologie à l'égard du théâtre. En étant conscient de cette problématique particulière au ( théâtre (et peut-être aussi à tous les arts représentatifs), un discours critique peut, en quelque sorte, être dispensé de r 3 l'illusoire prétention de "rendre compte" de façon exhaustive du "texte" et de ses variations la~ (ex. représentations). Cela est d'autant plus vrai dans le cas da Brecht qui croyait, en tant que metteu ~ discours théâtral se en scène et homme de trouvait dans faux-fuyant entre texte et que le dans un th~âtre, un "ailleurs", produ~tion. La scène doit devenir un espace de démonstration d'un ailleurs ouvert social, et c'est-à-dire, inachevé d'illusionnisme qui brise natura,liste. e~pace d'un manqu~, tout effet de "nouveau Le espace miroir théâtre" ou pour Brecht: s'adresse à l'homme social, car l'homme s'aide lui-même socialement, avec sa technique, sa science et sa politique. le (sic) type individuel et son comportement sont mis à nu pour faire apparai tre les moteurs sociaux, car il faut maitriser ces derniers pour avoir prise sur les premiers. l'individu (sic) reste l'individu mais devient un phénomène social, ses passions par exemple deviennent des affaires d'ordre social, ses destins aussi. la (sic) position de l'individu dans la socié'Cé perd son "caractère naturel" et COfistit·le le point focal de l'intérêt (Journal 91)1. Ceci implique que Brecht entend rendre transparent au théâtre le politique; en faisant en sorte que le "caractère naturel" soit démasqué et/ou pour rendre économique, bref, transparent ce qui le caractère conditionn~ social le soi-disant ~ ses pièces caractère "naturel". Brecht pensait toujours opportun que l'on avant de voir les représentations car il présent ------ que les pièces de Brecht sont faut aussi tenir destinées à la 4 représentation tout cette d~rnière. relative dl. finalement, en voulant changer les con/entions de Donc ce point de vue réaffirme une autonomie texte, "relative" et non plus absolue, car une pièce de théâtre donnée s'intègre au projet théâtral plm. global, d'une société- ou d'une culture à une époque part: culière. "Théâtre" d'un continuum, économiquement alors et manifestation comme historiquement déterminé dont la pièce à l'étude ou une pièce en représentation en est un fragment, une pratique. Ces généralités indiquent une préoccupation de restituer une perspective sociale et re.lative au théâtre, perspective faussée par l'idéologie des classes dominantes au XVIIIe et au XIXe siècles. év~dence, Cette perspective est de nos jours mais faut-il rappeler que jusqu'à l'immédiàt après- guerre encore cela était perçu comme étant encore "avant- gardiste"? T"es changements et les bouleversements sociaux, progressifs ou les nombreuses découvertes dans les domaines scientifiques (p.e. la théorie de la etc.) au vertigineux, relativité radioactivité, et Guerre mondiale, dans des de de ce aussi l~ découverte technologiques siècle, de signalent "l'illusionnisme". de la communications, le Après déclin la du Première les années d'expérimentation et d'ouverture domaines révolutionnaires comme d'Einstein, les moyens tournant "naturalisme" diversifiés (au sens propre) de la connaissance sont et affirment la fin de la domination culturelle par les classes privilégiées. ( une 5 L'art en partir de général la fin et des le théâtr.e années notamment, vingt, soit aboutissant à la culture du prolétariat, soit abstrait, en quête d'un Idéal intemporel. devient, "populaire", surréaliste et Les connotations de ces deux tendances s'accentuent dans des cas-limites: premier cas, politique à dans le l'art contribue à l'émergence de la propagande et, dans le deuxième cas, l'art réaffirme le formalisme et verse dans l'expressionnisme ou dans l'''art pour l'art". Dans ce cadre de pensée le sujet de cette thèse trouvait une première hypothè$e d'élaboration. privilégié pour changeants de intervenant. présenter la les société. Le théâtre est l'art rapports C'est dynamiques alors qU'il devient Brecht et Sartre, artistes critiques à de l'histoire et de l'évolution dans et les rapports l'égard sociaux, s'intéressent au théâtre justement comme expression et comme moyen de transformer la conscience du public. aux questions de la participation et de la élaboré des théories esthétiques. théâtrales comme Susceptibles ~éc~ption, manifestes ils ont de leurs Bien que celJ(s-ci diffèrent et sont issues de préoccupations et de context.es idéologique .... particuliers, le dilemme de la théor.ie et de la pratique leur est commun. Les deux ont des souhait.é traduire au théâtre une dialectique classes sociales. Jusqu 1 à fréquemment date la cri tique et les recherches se bornent à réitérer, dans le cas de Brecht, les 6 ( connotations de la théorie bien connue de "distanciation" et, pour sartre, celle de l"'engagement" politique. isolés cependant, ne tiennent pas compte de Ces concepts l'évolution théorique des dramaturges. Nous croyons que la notion d'un théâtre dialectique, commune aux dramaturges à l'étude, pourra expliquer: Sartre (1) la fonction dialectique au théâtre (2) les procédés de la mise en pratique esthétique (3) la réception d'une oeuvre théâtrale. et Brecht, dans leurs écrits sur attribuent une fonction dialectique. et/ou présenter dialectalisable, signifiante. une le théâtre, lui Le théâtre doit insister condition ou situation une c'est-à-dire, historiquement et socialement Le public doit apprendre à comprendre l'emploi de la dialectique au théâtre (la fonction didactique). Nous théoriques, d'évaluer nous proposons, en d'étudier deux pièces quelles sont les partant de ces notions représentatives et enfin du théâtre implications "dialectique" respectivement pour Sartre et pour Brecht. Les pièces choisies sont Les Mains sales de Sartre et Mère Courage et ses enfants de Brecht 2 . La notion de "dialectique", à partir de Hegel, dépassera le sens primaire d'art argumentatif ou de logique discursive. (~ 7 Raymond Williams a donné, dans Keywords, une définition qui montre l'évolution et l'étendue du terme: "There was then a special and influential use of dialectic in German idealist philosophy. This extended the notion of contradiction in the course of discussion or dispute to a notion of contradictions in reality. For Hegel, such contradictions were surpassed, both in thouqht and in the world-history which was i ts objective character, in a higher and unified truth: the dialectical process was then the continual unification of opposites, in the complex relation of parts to a whole. ( • •. ) Hegel' s version of the dialectical process had made spirit primary and world secondary. This priority was reversed, and dialectics was then "the science of the general laws of motion, both of the external world and of human thought - two sets of laws which are identical in their substance but differ in their expression" (Engels, Essay on Feuerbach) . This was the "materialist dialectic", later set out as dialectical materialism, and applied both to history and to nature (in Dialectics of Nature). The formaI principles innecent in this process are seen as the transformation of quantity into guality, the identity of opposites and the negation of the negation: these are "lawc." of history and of "nature" (91-92). En tenant compte du cadre socio-historique condi tions de production des deux pièces, et des Sartre et Brecht présentent une visée artistique analogue sur plusieurs plans. Les pièces posent le dilemme des moyens et des fins, Dans les elles tentent de démystifier l'efficace politique. deux pièces réalisation choisies critique la qui pratique esthétique s'inscrit dans comme se veut l'optique une d'une idéologie matérialiste. Notre propos est donc d'étudier la question d'un théâtre dialectique comme paramètre significatif dans Mère courage et ses enfants et dans Les Mains sales. Dans le premier 8 ( chapitre, les notamment ceux ayant Les d'analyse. théoriques écrits trait au Brecht théâtre, primordiaux, textes L'àchat du cuivrEl, de le feti,t organon de Sartre, feront l'objet et pour ~our seront Brecht, le théâtre et La dialectique au théâtre (cf. Ecrits sur le théâtre 2). Sartre, Pour elles seront notamment Un théâtre de situations et Questions de méthode. Deuxièmement, mais dans une moindre mesure, on fera également référence aux textes sartriens bien connus, au'est-ce existentialisme. de travail, gue la littérature'? et Marxisme et Pour Brecht, on aura recours à ses journaux et au texte Les Les Arts et la révolution. textes théoriques seront étudiés dans le but de cerner les motivations idéologiques des auteurs. On tiendra présent les mouvements historiques et artistiques majeurs des années 19301950 par rapport aux pièces respectives, pour déterminer de quelle manière Brecht et Sartre rompent avec les courants de pensée déterministes et/ou propagandistes. toutefois d'éviter des réductions On prendra soin heuristiques en se rapportant méthodiquement aux textes des auteurs mêmes. Dans le deuxième Chapitre, Les Mains sales de Sartre sera abordée dans une perspective critique. Paramètre de analyse: à théorie théâtrale confrontée f';)rmel1e de Sartre. Le mot "pratique" compris "réalisation" , ici comme la cette réalisation du titre doit être donc de la "pièce" proprement. De même, dans le troisième chapitre, on abordera la pièce ( de Brecht Mère Courage et ses enfants, dans la perspective qui 9 - fait l'objet de cette thèse: la dialectique au théâtre. On fera allusion ici au cadre historique de la Guerre de Trente Ans, métaphore souvent associée aux origines des conflits de rapports de force dans le système capitaliste naissant. qui exemplifie valeurs finalement économiques Cadre n'importe quelle guerre où sont présentées par des les prétextes idéologiques ou épistémologiques (partis politiques, religion, croyances) . Par moments donc (ceci vaut également pour le deuxième chapitre) on fera référence à des faits historiques quand ils s'avèrent des éléments complémentaires l'évaluation critique des pièces concernées. à Sous-j acent à l'exposé des faits historiques est la problématique du "lieu" de la dialectique: l'oeuvre immédiate? évoquer sont se manifeste-t-il dans l'histoire ou dans Les oppositions binaires qu'on pourrait nombreuses~ chose certaine, "dialectique" se résout difficilement. le concept de Il est en même temps "ceci" et "cela", "histoire" et "nature", et sa justification découle de sa logique discursive dans un essai de saisir la totalité objective. La dialectique devient alors un moyen critique de connaissance en démontrant justement les limites de la conscience subjective. En même temps une ouverture est rendue possible; "ouverture" qui se situe, elle, dans un réel social rendu intelligible par l'oeuvre artistique 3 • Le concept de Brecht de l'effet de non-identification (Verfremsdungeffekt) avec le personnage central, et qu'il nous semble que Sartre ait repris, fournit une piste majeure quant à notre discussion de théâtre dialec~ique. Par ce procédé de 10 ( la dénégation, s'identifie le destinataire négativement en (lecteur étant critique Courage (Mère Courage et ses enfants) ou spectateur) l'égard à de et de Hugo (Les Mains sales). En conséquence, on peut s'interroger de quelle façon se fait la résolution entre "oeuvre" et "réalité"? Comment y a-t-il intégration du formel au niveau de la conscience? essayera d'y dégagera des répondre au chapitre final. Le On chapitre convergences et des divergences apparentes au moins dans les discours théoriques de Sartre et de Brecht, discours à l'origine de leurs esthétiques et sous-jacents aux pièces qui sont, plus exactement, une formalisation. également au quatrième chapi tre que perspective pour éclairer le C'est l'on fera une mise rapport entre le en théâtre "dialectique" et les pratiques esthétiques des auteurs. Une mise en perspective préconise une appréciation sommaire et pertinente des critiques qui ont abordé ce sujet. (~ 11 -- CHAPITRE l Théories et pratiques théâtrales: Sartre et Brecht 1. Un grand nombre de critiques littéraires ayant une tendance pour l'historiographie décrivent Sartre et Brecht comme des épitomés de l'artiste du XXe siècle ayant franchi les étapes successives: années mouvementées contre le la Première Guerre mondiale, les de "l'avant-garde" après 1920, la lutte naz isme, communi~te, la vie l'engagement en Amérique. la à cause L'engagement pol i tique critique à l'égard de le politique, permettra peut-être de répondre plus loin à la question posée de manière pertinente par Jean-Paul Sartre dans Qu'est-ce que la littérature? et repris dans Un théâtre de situations: "est-il souhaitable que l'écrivain s'y engage dans le parti communiste? S'il le (Un théâtre 277). fait par conviction de citoyen, c'est fort bien, il a choisi. Mais peut-il devenir communiste en restant écrivain? Sartre du floins en 1948 --mais sa position changera quelques années plus tard-- en vient à conclure que non. Dans le cas de Brecht, c'est à partir de 1937, les années d'exil en Finlande et en publiquement limites commence à les écrire une de la suite Suisse, propagande de qu'il pendant rejette politique pièces qui incontestablement le faite de sa production artistique. et sont 12 ( vie de Galilée. Le procès de Lucullus. La bonne âme de Setchouan, et Mère Courage et ses enfants sont écrites dans la période 1937-40. Sartre et Brecht ont suivi des démarches différentes en tant que théoriciens et hommes de théâtre. Il est par ailleurs connu que d'après Sartre lui, "philosophe et n'en vint que au théâtre foncièrement contemporain, que il engagé se par "défaut", considérait politiquement" un et ajouterons-nous, pas toujours cohérent dans sa préoccupation de faire de la "politique morale", bien que toute politique est nécessairement fondée sur une morale. On conviendra que continuellement, choix qui est, en quelque sorte, ambiantes, le appropriés esthétiquement vrai, l'écrivain opère un un impératif des réalités contexte socio-historique par l'artiste. l'écrivain choisit de marquer une tel que conçus Souvent, nette et il est rupture par rapport aux tendances observées et il assume alors un rôle de "penseur intervenant" (l'expression Chiantaretto), de critique artistique. est de J.-F. Les valeurs critiques, issues d'une confrontation avec les contingences historiques et de l'interprétation que leur l'écrivain désigneront une démarche (~ apporte la artisti~~e conscience donnée. de 13 Pour Brecht, 2. initialement, c'est le dégagement de l'expressionisme, l'opposition totale à ce mouvement défini et élaboré en Allemagne entre 1912 et 1925. était essentiellement conceptuel et L'expressionisme idéologique ayant pour base un moralisme chrétien lequel véhiculait une croyance dans la possibilité de régénération et de renaissance à travers des valeurs abstraItes telles structure dramatique étapes dans que typique la vie de ou (à ou"-ertement Une tendance vers le Bien. l'origine des capitalisme et Sa scènes le ou scènes du l'allégorique parvenait des pièces de moralité et enfin, dénonçait le était une série de l'homme chemin de la cro LX) • l'Amour lui l'expressionisme marxisme comme étant, d'après Dukore, "l'affirmation de la haine de Mammon" et "à l'origine du Mal" (141). Le groupe le plus important en lettres et arts gravitait autour de la revue "Der sturm" (L'Orage), fondée à Berlin en 1910 par Herwarth Walden (1878 - 1941). Findlay, D'après Brockett et l'expressionisme fut un mouvement "d'extrémisme et d'extravagance qui aboutit dans le désillusionnement" Les auteurs citent le passage d'un discours (269). typique des expressionistes, tel que l'exemplifie celui de Ludwig Rubiner: Life has only moral purpose ..• We want to bring, for one brief moment, intensity into human life. We want to arouse by means of heart-shaking assults, terrors, threats, the indiv idual' s awareness of his responsibility in the community! We do not want to work because work is slow... progress does not exist for us. For us destroyer is a religious concept, inseparable for us today from creator (271). 14 On peut convenir avec eux que l'expressionisme présente une vision tragique et transcendante, à la fois passionnée et L'image prédominante est celle d'une volubile. emprisonnée dans un monde déshumanisé" (273). "humani té Mentionnons aussi que les récentes techniques en éclairage pendant les années vingt, permettaient une forme de "chiaroscuro" théâtral susceptible de favoriser une ambiance de rêverie ainsi qu'un sentiment de l'abstraction spatio-temporelle. Le résultat était souvent rien d'autre qu'un indéterminisme regroupant des masses sans visages, allusif d'un "nowhereland" ou d'une "lost generation". Bref, l'expressionisme représentait un dialogue fragmentaire, elliptique et dissociatif avec le spectateur ou le lecteur. On peut donc conclure que cette tendance vers le fantastique, l'emploi de costumes et de décors excentri.ques font de l'expressionisme une esthétique de l'outrance. Cette outrance, en même temps formidable et angoissée, à notre avis, fait de l'expressionisme, une variante de l'esthétique gothique. Dès les années trente, Brecht rejettera ouvertement ces tendances, comme il rejettera la dramaturgie individualiste entièrement, remontant jusqu'au modèle élisabéthain. Les éloges de Brecht à l'égard de ce dêrnier sont connus comme par ailleurs le fait qu'il essayait d'adapter certaines de ses conventions théâtrales dans ses écri ts théoriques. { En se référant à des pièces de Shakespeare, Brecht écrivait dans ses journaux et notes autobiographiques que l'intermédiare entre 15 spectateur et scène est "t'impatience de voir". Il soutenait que "plus précise est une fiqure dans les détails, plus mince est la liaison avec préférence pour "la le spectateur" généralisation préconisant du donc particulier". typique est donc basilaire à la forme épique. une Le La tentative souhaitée par Brecht était de chercher un geste pouvant mettre en relief r;on penchant pour l'intensif scénique: son orientation idéologique étant de "discuter" et de montrer un processus ou "le moment où l'on enfonce son doigt dans sa tempe", pour reprendre une "mage chère à Brecht. Brecht est en faveur et se dit pour un théâtre du doute lequel doit être associé à la critique. Dans L'Achat du cuivre, qui présente des entretiens à quatre sur une nouvelle manière de faire du Galilée, il procède dramaturgiques. à Il théâtre inspiré démystifier et situe la à des "Dialogues" de redéfinir des notions pratique théâtrale un Dans son exégèse, rapport dynamique entre forme et contenu. le rôle du dramaturge est de se mettre dans à la disposition du Philosophe et de s'engager à transformer le théâtre selon les vues de celui-ci. Adoptant cette forme privilégiée de l'argumentation, Brecht peut ainsi faire le point sur le théâtre bourgeois, dénoncer ses 1 imi tes et ses présupposi tions et . ..,rocéder à définir une théorie nouvelle caractérisée par la non- identification psychologique du spectateur. C'est la visée de l'effet de distanciation ou Le but l'effet-V. principal assigné dans ce théâtre à l'effet de distanciation, est celui . J 16 "d'historisation" des processus bourgeois, d'après Brecht, représentés. à théâtre s'emploie à mettre en valeur ce qu'il y a d'intemporel dans ses sujets. l' homme s'en tient Le Sa représentation de ce qu'on appelle "l'éternel humain". La fable (ou la trame) y est construite de façon à créer des situations de vraisemblance, abstraction commode qui permet à n'importe qui, de n' importe quel temps --mais est-ce vrai ?-de s/exprime~·. Le "particulier", le "différent", peuvent être pris en considération dans la question, la réponse est commune à toutes les questions, et ne contient rien de particul ier. Même si cette manière de voir ne nie pas l'existence d'une histoire, elle Brecht. Un n'en certain est pas moins nombre de ahistorique, circonstances soutient extérieures changent, les milieux varient, mais l 'homme, lui, ne change pas. Selon Brecht: L'histoire concerne le milieu social, elle ne concerne pas l'homme. Le milieu social perd ainsi curieusement toute importance, on le considère un prétexte, c'est une donnée variable, quelque chose de curieusement inhumain; il existe, à proprement parler, indépendamment de l' homme, il se dresse en face de l'homme, l'immuable à jamais, la donnée fixe, comme une unité, un tout. La conception qui consiste à voir dans 1 'homme une variable du milieu et dans le milieu un~ variable de l 'homme (à dissoudre le milieu en un ensemble de rapports entre individus), cette conception est le fruit de la pensée historique, de la nouvelle manière de penser (L'Achat du cuivre 150-51). Et encore, pour Brecht, cette nouvelle dramaturgie doit être "scientifique" , avec ses moyens propres, et contribuer à l'accomplissement social qu'est l'intelligibilité de la vie. (. Pour le faire, le choix des sujets, mais aussi les techniques 17 dramatiques doivent être passés sous révision. d'ailleuz~, mur. sur Il convient, de systématiquement abolir l'illusion du quatrième comédien doit montrer "qu'il sait les regards dirigés Le lui": autre mesure technique: "l'artiste s'observe lui-même" (L'Achat du cuivre 142) • Acte empreint d'art et d'artifice, ce comportement de l'artiste qui s'observe lui-même comme un étranger empêche le spectateur de s'envoûter totalement dans le s'identifier au personnage au point représenté, d'oublier sa de propre personnalité, et il instaure une distance entre les processus représentés et le spectateur. tous ses entrer mouvements dans la observateur, on On ne censure pas pour autant d'identification, peau du comédien mais comme entraine son attitude en dans le faisant celle d'un de spectateur actif. Alors le spectateur est amené à s'identifier au comédien qui met toute son énergie à se métamorphoser lui-même aussi complètement que possible en un autre type humain, celui du rôle. si la "métamorphose totale" est réussie, le comédien a pour ainsi dire épuisé son art. Une fois devenu le caissier, le policier, le médecin ou le grand capitaine, il a aussi peu besoin de affirme l'art Brecht. que ceux-ci en ont besoin Le comédien devrait "dans la plutôt vie", s'efforcer à développer ce que Stanislavski appelait la "creative mood" ou 1 'humeur créatrice, laquelle devrait représentation (L'Achat du cuivre 142). réapparaître à chaque Car enfin la création du personnage est "intuitive", d'après stanislavski, et elle se déroule au niveau du subconscient. Brecht, contrairement, 18 ( affirme qu'il systématique est du difficile de subconscient mauvaise mémoire. Ainsi il parvenir qui a, s'oppose si une à l'on ~11 maîtrise peut dire, "naturalisme" que Stanislavski prescrit pour les acteurs. Brecht entend également aristotélicienne laquelle d'identification. Par aristotélicienne, ou est le avec la tradition fondée sur le phénomène biais épique, s'identifier aux personnages. rompre le d'une dramaturgie spectateur ne peut En d'autres termes, nonplus l'attitude du spectateur devant les actes et les paroles des personnages, son adhésion ou son refus, ne devraient plus relever du domaine du subconscient, mais bien de la lucidité et d'un sens critique. Le mode de st yI istique dans aristotélicien. jeu serait, le cadre pour Brecht, conceptuel une affaire du théâtre Car, selon les règles aristotéliciennes de la composition dramatique et le mode de jeu qu'elles impliquent, on donne au spectateur une fausse idée de la manière dont les processus représentés à la scène se prOduisent et se déroulent réellement. On encourage cette fausse idée l'exposé de la '':able forme un tout absolu. peuvent pas être conf~~ntés du fait que Les détails ne séparément avec les événements qui leur correspondent dans la réalité. Le mode de jeu théâtral particuliêr distanciation rompt avec tout cela. à l'effet de Cet effet reproduit une discontinui té dans le développement par rapport à la fable. La force d'un tel mode de jeu est basée sur la comparaison ( continuelle avec la réalité objective. Le regard est attiré 19 - sur la réalité des reproduits sur scène. processus grossissante, sont artistiquement Il y a donc dépassement de l'idéalisme ou de toute abstraction: l'expressionisme. qui Brecht se situe aux antipodes de théâtre Le minimisant et n'est plus banalisant le une lentille particulier. L'action ne culmine plus dans une crise, mais se poursuit et se prolonge; le drame enfin montre une métamorphose concrète et spontanée. Les écrits théoriques de Brecht sont caractérisés par la volonté de restituer, au théâtre, la vie sociale non comme une entité organique contradictoire, et mais de comme donner à une cette vivante, réalité restitution valeur d'enseignement. Il est totalement indifférent de savoir si l'objectif principal du théâtre est d'offrir une connaissance de l'univers, le fait demeure qu'il faut que le théâtre donne des représentations de l'univers et que ces représentations ne doivent pas induire en erreur (Petit organon pour le théâtre 113). Brecht veut composantes sont déroulement un théâtre où plusieurs présentes pour juxtaposer ou accentuer dramaturgique: commentaires, collectif, chants, écriteaux, le musique, effets d'éclairage, matériaux scéniques divers qui peuvent parfois assumer une grande importance. Il n'a certainement pas la naiveté de croire qu'il s'agit seulement de changer le contenu des oeuvres. forme même de - Ce qui est en cause est la la représentation théâtrale. qu'il importe de changer. C'est celle-ci Le théâtre classique était celui 20 ( d'une société relativement stable; son public, tout au moins, était plus Cela homogène. n'était plus le cas dans l'Allemagne et dans l'Europe occidentale des années trente. La matière première de la dramaturgie brechtienne, c'est de montrer l'individu dans la société, notamment les rapports que les hommes entretiennent entre eux. Aussi, plutôt que de reproduire les idées ou les sentiments des personnages, Brecht s'attache-t-i1 opinions. à montrer leurs Donc l'action qui comportements résulte de ou et leurs qui forme l'expérience intéresse davantage Brecht. Précisons: l'action ~< J sociale, historique. A la notion de conflit, Brecht substitue celle de contradiction: Tous les processus qui se produisent entre les hommes seront étudiés, t2Yt devra être observé du point de vue social. Pour sa critique de la société et sa relation historique des transformations accomplies, un théâtre nouveau aura besoin, entre autres effets, de l'effet de distanciation (L'Achat du cuivre 153). Le théatre traditionnellement ne permettait pas cette notion; ainsi les conventions mêmes du théâtre individualiste sont remises en question. dans Lecture de Brecht, Comme le souligne Bernard Dort, au drame clos et délimité (qui renvoit, symboliquement. à une situation plus large et qui en exprime une vérité), l'action du théâtre épique substitue un récit continu et illimité. langage, généralement Les événements ainsi que le et intentionnellement désaccordés, ne comportent pas de conclusion sur la scène. Il est rare qu'une pièce de Brecht se termine par la mort du protagoniste. Mère 21 Courage, par exemple, ne meurt pas en scène; elle continue, elle repart exercer son commerce et, loin d'avoir résolu le désaccord entre ce qu'elle voudrait être et ce qu'elle fait, êlle est plus enfoncée que Donc, conclut apaisement Dort, dans définitif rétablissement d'un jamais dans ses contradictions. Lecture ne clôt ordre de Brecht, l'oeuvre: nouveau, ni nul "fin" n 'y il ou a ni "réalisation du rationnel et du vrai en soi" (195). Il n'y a pas (Brecht veut intentionnellement cette exclusion) un moment dramatique final, caractéristique de la catharsis du théâtre bourqeois. Ayant plusieurs à reprises mentionné accordée par Brecht au terme "typique", l'importance voyons comme il le définit: Historiquement siqnificatifs (typiques) sont des hommes et des événements qui peuvent ne pas être les plus fréquents en moyenne ou ceux qui frappent le plus les yeux, mais dont l'importance est décisive pour l'évolution de la société. Le choix du typique doit se faire d'après ce qui pour nous est positif (souhaitable) comme d'après ce qui est néqatif (non souhaité) (Les Arts et la révolution 156-57). Dans une certaine mesure cela inscrit perspective transformatrice, qui le théâtre dans une reconnait le caractère relatif et transitoire des phénomènes historiques objectifs. Le théâtre brechtien transpositions. ce qui est adopte souvent des En chanqeant le cadre historique du présent, conceptualisé contradictoire d'ailleurs des par relations le et personnaqe des actions. est l'élément Ainsi, les 22 ( rapports sociaux sont, esthétiquement, investis d'un caractère à la fois combatif et transitoire. Brecht écrit: Nous avons besoin d'un théâtre qui ne permette pas seulement les sensations, les aperçus et les impulsions qu'autorise à chaque fois le champ historique des relations humaines sur lequel les diverses actions se déroulent, mais qui emploie et enqendre les idées et les sentiments qui jouent un rôle dans la transformation du champ lui-même (Petit organon pour le théâtre 49). Au plan du personnaqe, son unité est constituée par la manière dont ses différen~ caractéristiques se contredisent. Brecht n'aborde pas la question de style du lanqaqe directement dans ses écrits théoriques. A quelques reprises cependant il préconise le style comique; il se dit favorable à l'humour, à un style direct sensible à produire le rire "pur" ou déniaisé. Quant à la question du point de vue, d'après Brecht, celui-ci devrait être opéré en dehors du théâtre. a compris l'essentiel théorique de Brecht, Et si l'on cela devient opérant par la technique de distanciation: La technique de distanciation permet au théâtre de mettre à prof i t, pour ses reproductions, la méthode de la nouvelle science de la société, la dialectique matérialiste. Cette méthode traite, pour comprendre la mobilité de la société, les situations sociales comme des procès et sui t ceux-ci à travers leurs contradictions. Pour elle, tout n'existe qu'en se transformant, qu'en étant donc en désaccord avec soi-même (Petit organon pour le théâtre 61). (~ 23 1Ot, 2; V il: A maintes reprises la critique littéraire a soutenu 3. que les pièces de Jean-Paul Sartre étaient conçues comme des pièces à projet lecture. politique Elles seraient en fonction plut6t d'un et philosophique que comme expériences scéniques destinées à renouveler le théâtre de l'après-guerre. En nous basant sur les écrits théoriques de Sartre, notamment Un théâtre de situations et des sections de Qu'est-ce que la littérature?, nous entendons démontrer que cette affirmation est incomplète et limitative. En fait, Sartre s'est beaucoup intéressé à des questions de théâtre comme le témoignent Ees nombreuses interventions sous forme d'essais, de conférences, d'articles théâtrales. de presse D'autre et de part, critiques il est de vrai représentations qu'il affirmait lui-même que son théâtre présentait plutôt des élaborations du contenu et non des formes dramaturgiques. Par ailleurs, il n'a jamais nié que son théâtre aborde la question du choix et de l'engagement poli tique. Une question qu'on peut alors se poser: jusqu'à quelle politique" de Sartre? mesure se vouait "l'engagement Est-ce alors légitime d'affirmer que son théâtre se veut avant tout théâtre pragmatique plutôt que théâtre théorique? Une première observation s'impose. Sartre est préoccupé par un théâtre dont l'action est entièrement centré sur un événement. Il passe sous observation les tendances au théâtre et essaie d'en cerner les motivations premières: 24 des drames écrits dans un style clair et tendu à l'extrême, comportant un petit nombre de personnages qui ne sont pas présentés pour leurs caractères individuels mais précipités dans une situation qui les oblige à faire un choix --voilà, en bref, le théâtre austère, moral, mythique et rituel d'aspect qui a donné naissance à de nouvelles pièces à Paris durant l'occupation et spécialement depuis la fin de la guerre (Un théâtre de situations 65). ( D'après Sartre, ces pièces correspondaient aux besoins d'un peuple épuisé mais exigeant, pour qui la Libération n'avait pas signifié un retour à l'abondance et qui ne pouvait vivre qu'avec la plus sévère économie. Or, Sartre atteste qu'un défi majeur qui se présentait au dramaturge de l'époque était celui de la "clientèle". Il reconna1t qu'un public de théâtre devait être reconstitué. Ce dernier, étant composé d'éléments très divers, avec une société qui devenait de plus en plus hétérogène, est d'une indéniable importance. par le paroxysme aussitôt. de Sartre se laisse un moment entrainer la réification, mais il se reprend Pour revenir donc au dilemme de la constitution d'un public pour le dramaturge, Sartre dit: Il lui faut créer son pUblic, fondre tous ces éléments disparates en une seule unité en éveillant au fond des esprits les choses dont tous les hommes d'une époque et d'une communauté données se soucient (Un théâtre de situations 62). On peut décerner là la problématique de Il faire participer le spectateur au libre choix que 1 'homme fait" dans certaines situations. ( Cette problématique n'est pas centrale à dramaturgie individualiste que Sartre tente de renouveler. la 25 - Pour Sartre, l'écrivain ou le dramaturge doivent "manifester" un engagement à la fois éthique et pOlitique: le deuxième étant première. pour souvent la conséquence de L'artiste doit être en quel4Ue sorte celui qui "récupère le sens" ~es mots, donc le sens de la réalité. préoccupation première devient alors démystifier certains présupposés de son temps. celle structure de la société. de De tout temps, il y a des mystifications fondamentales qui tiennent mesure, la Car, pour lui, une politique sans éthique ou morale serait vaine. Sa Sartre la à L'ordre social, dans une certaine repose sur la mystification de la conscience. Il suffit de penser au nazisme, au gaullisme, et antérieures ceux-ci aux croisades du christianisme. à A l'époque de Sartre, le communisme français d'après lui, en était un autre exemple. si Sartre accorde au rôle de l'écrivain le devoir d'une "critique totale" (Qu'est-ce gue la littérature? 348), c'est que celle-ci a pour fondement la liberté créatrice. Pour Sartre, le rôle de l'écrivain dans l'immédiat après-guerre se résume à être un participant critique aux événements sociohistoriques. Il envisage alors un projet de reconstruction artistique, mais "cela ne signifie pas que nous devions prendre à tâche, ensemble ou (349). isolément, de trouver une idéologie nouvelle" D'ailleurs la situation politique en Europe en 1947, à l'instar de la guerre froide, au moment où Sartre s'interroge sur le rôle de l'écrivain, est nettement partagée entre les deux blocs de superstructures. Dès lors ce n'est plus 26 ( vraiment le cas de choisir, mais d'inventer une issue. contre, et Sartre se pose la question: choisissant entre des ensembles Par "est-ce vraiment en donnés, simplement parce qu'ils sont donnés, et en se rangeant du côté du plus fort, que l'on fait l'histoire?" (353). Sartre croit que l'agent historique est presque toujours l' homme qui, confronté un à dilemme , fait parai tre soudainement un troisième terme, jusque-là invisible. troisième option sur plusieurs pla:ls, est "à faire" Cette mais surtout sur le plan esthétique. Sartre a raison de prévoir l'avènement d'une Europe social iste uni fiée, dont "un groupe d'Etats à structure démocratique et collectiviste, se serait, en attendant mieux, dessaisi d'une partie de sa souveraineté au profit de l'ensemble" (354). La visée de ce processus de déstabilisation serait de peut-être réussir ainsi guerre. assurerait Au plan enfin, culturel, des circulation des idées. fins cette hypothèse réalisables à éviter la d'association et permettrait la Cela ferait retrouver ou reconstituer un public ayant pour base une idéologie socialiste. 27 Dans "Théâtre épique et théâtre dramatique" (cf. Yn 4. théâtre de situations 104-151), originalement une conférence donnée par Sartre à la Sorbonne en 1960, l'auteur entend signaler un mal inhérent au théâtre bourgeois dès ses débuts au XIXe siècle. de dissocier Ce malaise Sartre l'attribue à son incapacité les concepts "image" bourgeois, idéologiquement, réalités des personnages. des actes représentés sur scène. Le théâtre ne peut représenter des plans de Car une des fins préconisée par le théâtre de l'identification, récupérer et "objet". du selon Sartre, pUblic par c'est de vouloir "l'image" des actes Pour Sartre: Il n' y a pas d'autre image du théâtre que l'image de, l'acte, et si l'on veut savoir ce que c'est que le théâtre, il faut se demander ce que c'est qu'un acte, parce que le théâtre représente l'acte et il ne peut rien représenter d'autre (119). Quant à l'idée de récupération, elle ne peut être autre que l'ambition de "nous récupérer en tant que nous agissons et que nous travaillons et que nous rencontrons des difficultés et que nous des somm~s règles des hommes qui avons des règles, c'est-à-dire pour ces actions" proposition est étrangère, (119). Cependant cette sauf dans quelques exceptions (Le théâtre d'Adamov et de Camus par exemple), au théâtre français des années cinquante. pratique de l'empathie. ce procédé. Sartre ne s'oppose pas entièrement à la Le théâtre individualiste a fait sien Evidemment le théâtre bourgeois est subjectif, parce que la bourgeoisie veut une représentation subjective d'elle-même qui reprodui t l'image de la société sur - ---~ 28 f scène d'après sa propre idéologie. A éviter comme sujets des individus qui se voient groupes jugements les uns sur les ou des qui forment autres car alors ce serait des un renversement de valeurs ou tout au moins une contestation. Sartre, dans ce même exposé, s'interroge sur la question de l'action, centrale au théâtre. Normalement, l'action dramatique est le récit d'une action ou la "mise en drame" d'une action de quelques individus ou d'un groupe entier. Une action implique que l'on veuille quelque chose et qu'il y ait tentative de la réaliser. voir ce processus. Donc le théâtre devrait donner à Quand il s'agit de ce genre d'action, tout à l'intérieur est action. Mis à part l'échec ou la réussite finale, Sartre insiste que: "à l'intérieur d'un vrai théâtre d'action, rien ne peut exister qui ne soit donné par l'action" (130) • Quant au langage, Sartre maintient qu'il ne doit pas être descriptif comme il ne doit pas être banalisé et accessoire à l'action. ,~ Le langage est pour Sartre un moment de l'action, ayant pour ainsi dire, un but actif. L'emploi du langage doit viser à convaincre, à défendre ou à dénoncer: le langage doit 1 aussi manifester des décisions, avouer ou refuser, ( mais il devrait être simultané à l'action. Le langage ennuie, soutient sartre, à partir du moment où il n'est plus en acte. enfin conclut que le langage est comme l'est f Il irréversible" au théâtre semble être schématisation du l'action. Le théâtre pour Sartre mouvement Sartre radical de l'action. Une vraie action est ~--- 29 irréversible et se radicalise tout le temps; il est exclu de vouloir revenir en arrière, il faut continuer. Pour faire le point d'une sur la dramatique, question de la contradiction oeuvre Sartre sOllligne la différence entre le théâtre épique et le théâtre dramatique de la tragédie classique. Sartre qui s'inspirait largement des classiques grec~ établit des liens de contraste avec le théâtre moderne. L'Antigone de Sophocle, par exemple, représente une Antigone aux prises avec un terme de la contradiction. l'autre côté c'est la cité. serait impossible de D'un côté c'est la famille, de De la perspective de Sartre il présenter un personnage qui appartiendrait à une grande famille et serait attiré par la formation de la cité, ou qui serait citoyen et aurait des 1iaistlns avec des grandes familles et qui, par conséquent, Al' époque de la serait dans une instance contradictoire. tragédie représentaient les poursuit-il, classique, chacun une forme, une personnages seule, et ils manifestaient un certain droit à la passion, dans la mesure où ils étaient, en quelque sorte, indivisibles. Dans un contexte complexifié des rapports entre individu et société, il y a quantification et dédoublements de la contradiction ou d'une passion. d'action Les enjeux augmentent avec le nombre. Le théâtre revendiqué par Sartre devrait actions: - (1) naissent des contradictions (2) les reflètent (3) en créent de nouvelles. montrer que les 30 ( En d'autres termes, un homme ou un groupe n'agit que dans la mesure où ce sont des contradictions internes qui sont le moteur de son action. Ensuite, affirme Sartre, il s'en arrache et ces contradictions premières vont donner le sens même de l'acte qu'il veut faire et de sa fin. Mais d'un autre côté, en s'en arrachant, il les rend transparentes. Ce double point de vue (dépasser vers un but mais évidemment continuer en soi puis élément. retourner pour le préciser), est un premier Deuxièmement, cette action même qui, par conséquent, nait de contradictions, doit être elle-même contradictoire. Cela signifie qu'au fond, il y en a plusieurs à la fois, réunies ensemble et indissolubles parce que plusieurs éléments insistent à la fois. Sartre procède alors à une démonstration de cette notion en prenant comme exemple Une Vie de Galilée de Brecht. admet que Brecht réus'.dt à Sartre faire dans cette pièce tout le contrepoint des contradictions des personnages, mais d'aprèslui, Brecht a très rarement montré comment une action change "aussi" le monde. Cette omission chez Brecht, Sartre l'accepte sur la prémisse du primat brechtien que l'homme vit dans un monde qui ne lui demande pas Mégalomane ou simplement plus idéaliste, Sartre ambitionne un autre théâtre. d'être changé. plus totalitaire, Pour lui, le théâtre devrait montrer que l'engagement politique et/ou moral enfin change le monde, qlte d'une certaine façon, les choses ne sont plus ce qu'elles étaient avant une action quelconque. Il y a changement, pour Sartre, en même temps que l'on se change. 31 Sartre, contrairement à Brecht, ne croit pas qu'il soit nécessaire de supprimer la participation du spectateur. Il est d'accord avec un théâtre démonstratif à mesure qu'il soit sûr de ce qu'il démontre et il reproche au théâtre épique d'être idéologiquement trop effacé. D'après Sartre le théâtre épiyue tel que l'entendait Brecht serait révolu: "ça va très bien dans une période où Brecht peut s'estimer porte-parole des classes défavorisées et juge explicateur à ces classes-là de ce que c'est que la bourgeoisie" (148). Sartre affirme en outre que le cadre politique étant sensiblement modifié, si Brecht devait parler de l'Allemagne de l'Est, ct disons, dénoncer le& contradictions aussi de la société socialiste, la même méthode serait-elle (supposition hypothétique privé de sens, Brecht n'aurait pu y répondre). discours de Sartre fait Le en efficace? 1960, puisque allusion à l'impossibilité de l'effet de distanciation. Il croit qu'en témoignant des contradictions "du dedans", Brecht l'aurait fait. avec sympathie. Cela l'amène à la conclusion qu'il Y aurait alors une autre forme de théâtre: qui essaie dramatique. de "comprendre", c'est-à-dire, un théâtre le théâtre La différence entre l'''épique'' et le "dramatique" serait donc la suivante: "dans le dramatique, on peut essayer de comprendre, mais dans l'épique, tel qu'on nous le présente actuellement, on explique ce qu'on ne comprend pas" (149). En fait l'épique veut foncièrement montrer la méconnaissance ou "l'aveuglement" du personnage en même temps que celui-ci crée ce qui transformera sa condition. On 32 abordera cette question de manière plus spécifique dans chapitre traitant Théoriquement, l'après-guerrE., la pièce Mère "jeune le selon Courage ses le théâtre" , Sartre peut et oser une enfaùts. théâtre de opposition pièces bourgeoises en unifiant plusieurs forces. le aux Ce qui le fait conclure: Il n'y a pas de vraie opposition entre la forme dramatique et la forme épique, sinon que l'une tire vers la quasi-objectivité de l'objet, c'est-à-dire, de l'homme,et va ainsi vers l'échec ( ••••.•• ), tandis que l'autre, si on ne la corrigeait pas par un peu d'objectivité, irait trop vers le côté de la sympathie, de l' E infühl ung, et risquera i t de tomber du côté du théâtre bourgeois (150). Cette affirmation, subjectivité signale de bien la part de sensiblement les pratiques théâtrales. la considérons qu'elle ne Sartre soit à pas exempte l'égard de cas-limites des deux de l'épique, genres de Nous la relevons pour cette raison et préalablement comme un critère relatif à l'évaluation de la problématique qui nous concerne. Dans les chapitres suivants, nous examinerons comment les notions théoriques que nous avons présentées se concrétisent dans les pièces: enfants. ce Les Mains sales et Mère Courage et ses Tout d'abord, il nous semble essentiel de préciser qu'on entend d'intelligibilité par et la de dialectique compréhension comme d'une procédé pratique esthétique. ( Par dialectique, systématisation ou de on entend couramment, résolution des un processus de contraires dans leur , t\ 33 transformation d'une chose "autre", d'une autre réalité. La dialectique de consiste premièrement dans une définition d'une situation ou d'un état donné. éclatement de cet état premier pour méthode Ensuite il y a dialectique des de',~enir classes sociales et de réalités historiquement signifiantes. Le déplacement ou l'écart entre des éléments contradictoires produit une compréhension ou un changement de conscience chez l'interlocuteur. L'utilisation d'une logique dialectique décrit donc un processus de désintégration et de réintégration d'un système de valeurs que le texte, qui formalisation pratique, implique ou explicite. en est la 34 (. CHAPITRE II Etude de Les Mains sales Nous avons, dans le premier chapitre, "situation" qui revient souvent dans Dans l'immédiat après-guerre, les défini le terme les écrits de Sartre. options présentaient sous forme dichotomique: artistiques se soit l'art véhiculait des valeurs d'un monde "absurde" (exemplifié par le théâtre de Ionesco, et celui d'Adamov au début artistique, et le théâtre de Beckett), l'engagement socio-politique de (par exemple Camus, Sartre et de sa production soit l'art véhiculait l'écrivain ou du dramaturge le groupe de rédacteurs des Temps Modernes). L'engagement, contrairement désespoir, se voulait textes la littérature et de au désillusionnement et au positiviste du et réactionnaire. théâtre engagés Les sont des oeuvres de circonstances, suscitées et jalonnées de références au présent ou au passé immédiat qui les détérmine. Ces textes semblent imposés par leur situation historique: la récente découverte de l'historicité dans la guerre, la responsabilité de l'écrivain sous l'Occupation, son rôle premier de "témoigner" (comme disait Sartre) de son temps, de lui rendre son actual i té. Médiateur, dans un autre sens, l' écr i va in lorsqu'il engagé l' était encore servait de porte-parOle, non 35 , plus pour dénoncer les injustices, les oppressions, mais pour prêter sa voix à ceux qui ne l'élevaient pas, à la majorité silencieuse parce qu'elle n'avait pas de langage. qui aujourd'hui parait un lieu commun, a l'originalité de la revue Les Temps Modernes. de la revue devait contenir autobiographique anonyme, des Cette idée, contribué à Chaque numéro témoignages, un récit ou signé par des citoyens voulant expr imer un po int de vue sur l' actual i té. Mais ces textes étaient presque toujours réécrits par un des membres de la rédaction 1 . Le théâtre --et la représentation théâtrale davantage-- est une réalités pratique et en culturelle même temps privilégiée évoque qui le préservation ou le changement de celles-ci. "montre" des dépassement, la Les réalités sont présentées par une situation ou des situations où des agents (groupes ou individus) sont en conflit (individuel ou collectif) • Avec Les Mains sales, le contexte de la situation choisi par Jean-Paul Sartre est celui d'une collectivité cherchant à se libérer de l'oppression qui pèse sur elle: prolétarienne qui servira, ici, c'est la classe de cadre historique à la pièce. Le conflit présenté est simple, tout au moins en aperçu: Hoederer, leader du Parti prolétarien, est convaincu d'une entente à réaliser avec les autres partis politiques de la France contre l'occupant éventuel. du Parti, au comité central Les autres dirigeants (toute liaison avec L'U.R.S.S. ayant été coupée) ignorent la ligne marquante de la politique 36 ( de l'ensemble du Parti prolétarien et redoutent l'initiative de Hoederer Parti. comme contraire aux finalités idéologiques du On décide donc de supprimer Hoederer, et c'est Hugo, jeune intellectuel venu au communisme après avoir renié ses origines bourgeoises, qui sera désigné pour accomplir cette fonction. La pièce a pour référent des faits historiques dont le public de 1948, L'Illyrie, notamment, pays ressemblait où se fortement à comprenait passe la bien l'action Hongrie. des 1944. Quand mouvement d'abord de l'occupation allemande l'occupation résistance. légalisé se produisit, Le Régent l'Occupation, Mains sales, Historiquement, participant à la lutte contre L'U.R.S.S., épargnait au pays l'actualité. l'armée hongroise jusqu'en début de elle suscita Horthy, s'apprêta en à après un avoir conclure un armistice avec les Russes en octobre 1944, tandis que la Ile armée hongroise passa aux Russes. En l'armée 1945, le rouge, parti se communiste reconstitua, hongrois, forma favorisé avec les par partis socialiste et agrarien (ou parti des petits propriétaires) une coalition appelée Front national d'indépendance. Mais aux élections de novembre 1945, le parti communiste obtint peu de voix. Aux élections d'août 1947, le P.C. obtint plus de voix, il resta donc minoritaire, mais la coalition qu'il dirigea en avait la majorité. (~ voie de réalisation. A partir de 1948, le socialisme était en 37 - Dès le début de la pièce, la situation de Hugo, nouveau membre volontaire du Parti prolétarien, est une situation en suspens. Dans la chambre d'olga, sa camarade, Hugo Barine "qui fait le journal", se sent coupé des hommes, réduit à la fluidité de l'être. Il voudrait "agir" de façon plus directe et matérialiste; possiblement, même, risquer de "se salir les mains", en passant de l'idéologie creuse à la praxis. Son nom d'ailleurs lui va mal: temps des tsars. un "barine" était un seigneur russe au Quant au nom de guerre de Raskolnikoff, choisi par Hugo, c'est celui du héros de Crime et Châtiment de Dostoïevski. Malgré les différences considérables entre le héros russe et celui de Sartre, on est frappé par plus d'une analogie. "Raskol" en russe, signifie "schisme", et un raskolnik est un rebelle, un insurgé, un homme "séparé". Le premier acte d'engagement au Parti était pour Hugo, un acte de pure réflexion, un acte intellectuel. Fils unique d'une famille d'aristocrates, il a choisi, par principe, de passer au mouvement communiste. "J'ai déjà quitté ma famille et ma classe", dit-il, "le jour où j'ai compris ce que c'était que l'oppression,,2. Le trait essentiel du personnage central de Jean-Paul Sartre est d'être un homme de tête: son approche du monde et des hommes demeure une approche intellectuelle. Hugo n'a jamais vécu les problèmes de ses camarades: il les a pensés. De là, ce sentiment constant de l'irréalité de son être qui Hoederer. s'oppose et contraste nettement la présence de 38 ( Intellectuelle aussi demande qu'il fait à Olga: rappelons sera sa réaction: la "convaincre Louis qu'il me fasse faire de l'action directe" (Les Mains sales 44). Et lorsque Louis lui proposera de devenir le secrétaire de Hoederer pour surveiller la maison et favoriser l'entrée de trois camarades qui devraient tuer Hoederer, comment ne pas se suprendre de cette réaction?: Hugo --- C'est donc ça? Ce n'est que ça? tu me juges capable? Voilà ce dont Louis --- Tu n'es pas d'accord? Hugo --- Non. Pas du tout: je ne veux pas faire le mouton. On a des manières, nous autres. Un intellectuel anarchiste n'accepte pas n'importe quelle besogne. Olga Hugo! Hugo Mais voici ce que je propose: pas besoin de liaison, ni d'espionnage. Je ferai l'affaire moi-même (52). Le mal dont Hugo est affecté, c'est de ne pas être capable de se prendre au sérieux, de ne pas être capable de se sentir adulte dans l'application de la praxis quotidienne. Passif et pensif, Hugo, se reconnait comme tel puisqu'il dit: "j'en ai assez d'écrire pendant que les copains se font tuer" (44). se propose, par compensation, impl ique deux choses: des tout d'abord, actes extrêmes. Il Ceci que celui qui souffre d'être irréalisé, ressent ce besoin d'affirmer sa réalité en se faisant saisir d'un seul coup par le destin le plus lourd (~ ou par l'action la plus difficile et ensuite que, se sentant 39 ~. iJ. rejeté par les autres, Hugo imagine les comportements les plus spectaculaires, dans sa hâte de se faire reconnaître par eux. Louis accepte sa demande. Avec les mots de Hugo: "compter pour autrui" se termine le second tableau du premier acte. Initialement, ce choix de s'engager trouve sa justification dans le fait d'avoir compris (cérébralement et non empiriquement) ce que c'était que l'oppression. Pourtant, c'est cet aspect "intellectuel" qu'il cherchera à nier dès sa première rencontre avec Hoederer. rencontre: "mais je lui A Jessica, il dira après la ai bien fait comprendre que je n'étais pas un intellectuel" (61-62). Pièce d'après ~ Sartre, la politique Les Mains et non sales, pas plus pièce que politique, d'aborder la question de la révolte individuelle, implique les personnages dans une révolution. Or toute révolution, avant de se penser, commence par se vivre. Hugo, d'origine bourgeoise (il a son doctorat et traine dans les valises des photos d'enfance) se défend de cet intellectualisme, parce que précisément l'intellectualisme l'empêche de devenir un homme parmi les autres. Entendons-nous qu'il s'agit ici, tout, d'une vision sartrienne du monde. d'abord et avant C'est par son choix d'entrer au Parti que Hugo est appellé à donner une réalité au mot "homme". Ayant opté pour la classe prolétarienne contre la classe aristocratique, parmi d'autres prolétaires. il a choisi d'être un prolétaire Les Mains sales précise ce point: le prolétariat, en soi, n'existe pas concrètement: que des prolétaires. n'existent 40 ( En conséquence, on ne travaille pas pour le prolétariat, mais pour et avec des prolétaires qui le composent. Hugo ne se sent pas homme prolétaire parce qu'il n'a pas encore réussi à n'être plus en question pour lui-même, Se défendre d'être un intellectuel, choix (intellectuel) d'accéder activement jour après jour. à devenir objectif. c'est vouloir abolir ce au Parti, pour s'engager Le désir de mettre en action ce choix est résumé dans la phrase: Hugo --- Mais je lui ai bien fait comprendre que je n'étais pas un intellectuel et que je ne rougissais pas de faire un travail de copiste et que je mettais mon point d' honneur dans l'obéissance et la discipline la plus stricte (61-62) • Un "point d'honneur dans l'obéissance et la discipline la plus stricte" pour tenter de transcender le subjectif d'une morale individualiste passant par la dénégation de ses valeurs et des mérites "hérités". Le conflit émerge alors que Hugo est incapable de cet oubli dans l'engagement politique qu'il a choisi. ait quitté le milieu bourgeois, il Bien qu'il demeure cependant prisonnier des catégories de la culture de ce milieu. Hugo qui joue au dur, Hugo le révolutionnaire, se révèle un enfant face à Hoederer. Hugo dit à (~ pois" Parlant de Hoederer à sa femme, Jessica, qu'il est "vulgaire --parce qu'il porte une cravate (63) • Voilà alors ce caractéristique de l'âge de l'enfance. manque de sérieux, Cette enfance propre, Hugo n'a jamais su l'oublier complètement. Il a quitté son 41 milieu, par idéalisme, mais il n'a jamais consenti à déchirer les photographies de sa jeunesse. Là est bien tout le mal dont souffre Hugo: d'une part, exclu d'un monde bourgeois truquées lui sont devenues odieuses: il s'est vu, dont les valeurs et simultanément, il est venu au monde prolétarien. Ce déplacement à la fois moral et politique crée cette "crise" qui aboutit dans le sentiment d'irréalité et ultimement dans le suicide. Ne sachant se réclamer d'une collectivité détérminée, il doit supporter ce manque de sérieux auquel le condamne cette "bâtardise". Un signe indéniable, nous le répétons (Sartre y fait référence à trois reprises dans la pièce): que Hugo emmène avec ces photographies d'enfance lui rappellent souvent son origine, origine qu'il a reniée intellectuellement, non de fait! (C'est pourquoi il ne peut s'en défaire: qu'il le veuille ou non, il doit reconnaître dans cet enfant celui qu'il fut jadis). la sui te, étant venu aux hommes, Parti qu'intellectuellement. fut qu'un "geste": Par il n'est encore entré au Aux yeux des autres, cet acte ne d'après Georges et Slick, prototypes des hommes prolétaires: Hoederer --- Dites-lui donc ce qu'il faut qu'il fasse. Slick! Que lui demandes-tu? Qu'il se coupe une main? Qu'il se crève un oeil? Qu'il t'offre sa femme? Quel prix doit-il payer pour que vous lui pardonniez? Slick --- Je n'ai rien à lui pardonner. Hoederer --- si: d'être entré au Parti être poussé par la misère. sans y 42 On ne lui reproche pas. Seulement il y a lui, c'est un un monde entre nous: il y est entré parce qu'il amateur, trouvait ça bien, pour faire un geste. Nous on ne pouvai t pas faire autrement Georges --- ( (93) • Le geste, dans l'épistémologie de Sartre, est une atti tude extérieure, une comédie qu'on joue pour les autres et pour soi-même. La comédie dans Les Mains sales, notamment dans la relation conjugale Hugo/Jessica, est un élément constant. Le geste doit donc être associé à la problématique du "paraitre". Dans le meilleur des cas, le geste se transformera en "être", soi t en acte authentique. échoue, Or le crime politique de Hugo car d'après les situations qui donnent lieu à réalisation, il ne s'intègre pas à sa l'acte, un acte extrême qui, théoriquement, pourrait le libérer. En fait, au moment où Hugo accomplit "la besogne politique" de tuer Hoederer, il le fait par hasard, le type même de l'acte non voulu, paradoxalement, dans le développement que les autres ~ramatique, voudraient faire passer pour authentique. Dans la scène IV du troisième tableau, Hugo explique à Hoederer qu'il "est dans le Parti pour s'oublier". Ce à quoi son interlocuteur répond sardoniquement: Hoederer --- ( Et tu te rappelles à chaque minute qu'il faut que tu t'oublies. Enfin! Chacun se débrouille comme il peut. (Il lui rend les photos.) Cache-les bien (106). Cela rappelle le "cercle pirandellien" où "réalité" et "miroir" miment à tour de rôle leurs vérités respectives. 43 Dans cette optique, il est alors impossible pour Hugo de s'oublier, car ce "je" qui se rappelle n'est pas différent du "je" qu'il faut oublier. Penser l s'oublier --c'est au contraire, un perpétuel retour en arrière, un état en suspens de l'existence. Mais Hugo, qui pense à chaque instant qu'il faut s'OUblier, s'enlise et trimbale tout son passé dans une valise. De plus, à son insu et malgré lui, il accorde valeur à ce passé. Au moment de la fouille IV) Hugo réussit mal à (troisième tableau, scène dissimuler son mépris de Georges et de Slick: Ces Hoederer --- Les voilà donc, ces affaires strictement personnelles. Tu avais peur qu'ilS ne les trouvent. Hugo --- S'ils avaient mis dessus leurs sales pattes, s'ils avaient ricané en les regardant, je ••• Hoederer --- Eh bien, le mystère est éclairci. Voilà ce que c'est que de porter le crime sur sa figure: j'aurais juré que tu cachais au moins une grenade (105-106). paroles "situation". sont celles d'un homme qui n'est Hugo n'a pas encore rejeté son passé: pas en ce qu'il pense, enfin, c'est que son entrée au Parti le transformera. Hugo se trouve alors positionné dans l'irréel. Car, irréelle est sa position auprès de ceux qu'il a choisis (Olga/Louis), mais irréelle aussi sera cette valeur accordée au monde de son enfance. Enfin, Hugo a rejeté non pas lui-même, Hugo-enfant, mais la classe sociale dont il est issu et les valeurs de 44 ( Hugo dira de l'enfance: celle-ci. (Il rit.) bourgeoise. (132) • "elle est une maladie Il Y en a beaucoup qui en meurent" En suspens entre les deux mondes de l'enfance et de l'âge adulte, Hugo finalement souffre de ce manque de réalité qu'il ne parvient pas à dissimuler à sa femme, après la visite de Hoederer: Jessica --- Tu as eu bien peur. Hugo --- Tout à l'heure? Non. Je n'y croyais pas. Je les regardais fouiller et je me disais: "Nous jouons la comédie". Rien ne me semble jamais tout à fait vrai (109) • Hoederer, pour Jessica comme pour le lecteur ou le spectateur, représente l'homme consistant et détérminé. SUbstantiel, il est le contraire de Hugo, qui confond le "geste" avec l'action politique. Une attraction pour la théâtr~lité de laquelle le révolutionnaire Hugo ne parviendra pas à se défaire, l'oppose à Hoederer, l'être en contrôle de lui-même, de ses idées et de son action politique. solutions de assassinats. violence: Hoederer semble avoir horreur des répressions, dictatures Il n'est pas un idéologue arrogant: ou il dit aimer les hommes et la réalité de la société la plus humble. Nous avons défini l'acte de Hugo comme un acte extrême, proposé comme compensation par un "lâche" qui se reconnait ( comme tel et dont le but est de se dépasser et/ou de se réaliser. Or, l'acte qu'il doit accomplir, aussi "héroique" soit-il, aussi longtemps qu'il ne demeure qu'un acte idéalisé, conserve son caractère d'irréalité pour Hugo: "Bon Dieu, quand 45 -0 j on va tuer un homme, on devrait se sentir lourd comme une pierre" (111). Se sentir lourd comme une pierre, c'est-à-dire pouvoir s'assurer de soi, devenir objectif. Mais Hugo ajoute aussi, et c'est ce qui définit son malaise: avoir un silence dans silence, en effet: dédoublement (la ma tête. Du "Il devrait y silence!" (111). Du il voudrait supprimer en lui ce pouvoir de réflexion) qui l'obsède et ne cesse de contester et de dissoudre ses sentiments, ses projets. L'impasse d'une conscience petite bourgeoise à la Hugo est donné comme un cercle vicieux: voulant se délivrer de la pensée réflexive, il attend ce pouvoir d'un acte qui n'est que rêve. Seule l'action le libérerait de cette "décadence", mal qui précisément rend le sujet incapable d'agir objectivement. Aussi est-il obligé, pour croire en son acte, de se répéter trois fois: le tuer!" "C'est vrai, c'est vrai, c'est vrai que je vais Mais ce futur, "je vais", laisse toute sa place à l'irréelle éventualité. Le jeune homme ajoute: "Quelle comédie!", et la parole de Jessica, "tu joues mal ton rôle" (111), sur qu:>i se clôt la scène V du troisième tableau, ne saurait, ici encore, être plus exacte. Dans l'esthétique de Sartre, le dramatique est lié à une tension, à une dialectique des actions: 46 La situation est un appel; elle nous cerne; elle nous propose des solutions, à nous de décider. Et pour que la décision soit profondément humaine, pour qu'elle mette en jeu la totalité de l'homme, à chaque fois il faut porter à la scène des situations limites, c'est-à-dire qui présentent des alternatives dont la mort est l'un des termes (Un théâtre de situations 20). Ainsi, et c'est le point capital de la vision de Sartre: "la liberté se découvre à son plus haut degré puisqu'elle accepte de se perdre pour pouvoir s'affirmer" (20). Nous avons déj à affirmé que d'après Jean-Paul Sartre le théâtre a la capacité "d'émouvoir" dans la mesure où il montre un caractère en train de se faire, soit, le moment du choix. se posaient journ~listes d'ailleurs grand nombre Alors la question que d'intellectuels et contemporains de Sartre, à savoir qui --Hoederer ou Hugo-- présentait un intérêt majeur pour le public, semble une question aléatoire. De toute évidence celui qui engage davantage sa morale et sa vie est bien le personnage de Hugo. Quant au rôle de Hoederer dans Les Mains sales, nous y reviendrons. La structure de la pièce, structure enchâssée, indéniablement centrée autour du personnage Hugo. est C'est bien ce que remarquait Paolo Caruso, traducteur de la Critique de la Raison dialectique lorsque, 1964, il déclarait: s'entretenant avec Sartre en 47 La pièce elle-même est construite de façon telle que, par nécessité interne, elle conduit le public ~ s'identifier avec Hugo. Non pas ~ "sympathü,er" avec lui, et encore moins à lui donner raison ( .••• ), d'adhérer de quelque façon à son drame et de ressentir ses contradictions, tout en éprouvant de l'antipathie pour le personnage. ( ••.• ) car Hugo n'était que l'arme du crime; ce qui compte plutôt, c'est le sens que lui donnaient les dirigeants, ceux qui ensuite ont remplacé Hoederer au pouvoir. Ce sens est désormais indissociable de la mort de Hoederer. Le changer est une falsification, et le public condamne non pas Hugo qui veut l'empêcher, mais les autres qui veulent la perpétrer (Un théâtre de situations 258). On sait que Sartre fut accusé d'anticommunisme; peut-être, il dit dans ce même entretien, parce que Les Mains sales com~e rappelait le cas analogue à celui de Hoederer: Homme politique le cas Doriot. français des années trente, Doriot voulait un rapprochement du P.C. avec les sociaux-démocrates, cette raison il fut exclu du parti. et pour Un an après, pour éviter que la situation politique ne dégénère en fascisme et en se basant sur le P.C. indiqué, mais sans pourtant reconnaître que celui-ci avait raison; et il a parcourait des directives le chemin que soviétiques Doriot avait précises, établi les bases du Front populaire en 1936 (Un théâtre de Ce qui intéresse Sartre, situations 256-58). montrer, travers une pratique artistique, à c'est de la dialectique d'une situation spécifique et, par surcroît, historique. Revenons un instant à la structure enchâssée de la pièce. Divisée en sept tableaux, schématiquement, on peut, dol'après son organisation spatio-agentielle, la représenter de la façon suivante: 48 ( Tableau l Tableau VII 1945: Hugo acceptera-t-il la récupération première question: -tentée par Olga? -tentée par Olga? 1943: deuxième question: Hugo pourra-t-il par l'acte d'éliminer Hoederer, accéder à l'Age adulte? Tableau II à Tableau VI Par le procédé du retour en arrière, Les Mains sales développe les contingences (Tableau II à Tableau VI) de l'acte politique et le met en perspective dans le dernier tableau. Bagot et Kail dans Jean-Paul Sartre: Les Mains sales, soulignent que cette deuxième question n'est pas résolue par le coup de revolver du tableau VI (41-42). Cette question, notamment dans la seconde proposition "accéder à l'âge adulte", reste deux ans sans réponse. Hugo, au sortant de deux ans de prison, refuse la récupération tentée par Olga. meurtre de Hoederer un sens politigue, Il donne au non pas de "geste passionnel" et revit en quelque sorte un assassinat dont la contingence lui avait échappée antérieurement. En tuant Hoederer "pour de vrai" (non par hasard) Hugo s'empa]:e de son (~ geste, lui authentique. donne consciemment un sens "héroïque" et Mais cela n'a plus de valeur que pour lui: le 49 "non récupérable" final est enfin conforme à la linéarité de Hugo qui ne comprend rien à fins. la question des moyens et des Hugo demeure un individualiste "englué": c'est une des réalités que la pièce met en évidence. A l'encontre de la morale individualiste, typifiée par Hugo, lequel ne se préoccupe que de sa valeur propre et de ses mérites ("Si on me remplace, je quitterai le Parti", dit-il). A l'encontre de ce raisonnement d'intellectuel utopique, Olga, communiste véritable, défend une morale de l'efficacité: Olga --- Ce n'est rien de mourir. Mais mourir si bêtement, après avoir tout raté; se faire buter comme une donneuse, pis encore comme un petit imbécile dont on se débarasse par crainte de ses maladresses (168). Pragmatique, réaliste, elle sait que la cause prime sur la personne. L'individu doit renier, dans l'intérêt de la cause, l'orgueilleux souci justifie à Hugo: le Parti n'a d'héroïsme. fait. de se mettre à l'épreuve. Elle le "Mais nous ne sommes pas des boy-scouts et pas été créé pour te fournir des occasions Il y a un travail à faire et il faut qu'il soit Peu importe par qui" ( 168) • détérminisme de la ligne du Parti, Son discours s'aligne au détérminisme farouche, parfois excédant dans le dogmatisme. Contrairement énigmatique; Hugo. à olga, Jessica demeure un personnage elle est à la fois complice et adversaire de Dû au fait qu'on ait "décidé pour elle", épouse malgré elle. elle est Tout laisse à supposer que ce mariage insubstantiel ne l'implique pas en tant que femme: tout au 50 plus c'est une comédie enjouée. de mots tels que "petite Si l'on regarde la répétition abeille" ou "louve", dits par Jessica, on constate qu'ils soulignent l'envergure affective de Jessica contraire Cependant, pour Hugo. de la "saleté" , par le Jessica, qui maniement de est le l'ironie affectueuse ou de la caricature décapante, se montre capable Par moments, d'autonomie. fouille et de la visite sa ruse subversive (lors de la de Hoederer) l'embarras et indique qu'elle peut, tire son mari de en toute lucidité, se distancier de la comédie familiale et politique dans laquelle on l'a installée: Pourquoi ne m'a-t-on rien appris? Tu as entendu ce qu'il a dit? Que j'étais ton luxe. ( •••• ) Je ne veux pas choisir: je ne veux pas que tu te laisses tuer, je ne veux pas que tu te tues. Pourquoi m'a-t-on mis ce fardeau sur les épaules? Je ne connais rien à vos histoires et je m'en lave les mains. Je ne suis ni oppresseur, ni social-traitre, ni révolutionnaire, je n'ai rien fait, je suis innocente de tout Jessica --- (178-79). En outre, le ton d'intimité et de connivence que les surnoms établissent dans la relation de Hugo et de Jessica indiquent qu'elle est autre chose qu'un "obstacle" ou qu'une "suffisance à domicile" Hoederer) (d'après Olga) un développement solitaire que instrument de la et dans un autre sens de pièce). son mari, dont la Moins contingence narcissique le réalisme (d'après (pour le et moins de l'engagement politique s'anéantit par la visée de tout faire coïncider avec 51 -- lui-même, Jessica représente, pour emprunter l'expression de Bagot et (85) . Kail, "l'unification possible de la temporalité" Quant à Hoederer, il serait "l'unification réussie de la temporalité" (85). Ayant "dépassé" l'idéalisme, il adopte d'emblée une attitude réaliste vis-à-vis les hommes: qu'il les aime, cependant: il leur fait confiance. Pas parce naïvement, tacticien, Hoederer maintient que la fin justifie les moyens, à l'inverse de son secrétaire Hugo et davantage à l'inverse du groupe de Louis. convient parfois compromis. de mentir Hoederer est de l'avis qu'il aux troupes et Soucieux de l'efficacité, il veut amener le parti prolétarien au pouvoir, tôt ou tard. doit tenir compte des cette fin. absolue d'accepter un En tant que leader, il meilleures stratégies pour réaliser A différence de Hugo qui croit détenir la vérité (corollaire d'un idéal abstrait), Hoederer est conscient de choisir la solution pratique qui a le plus de chance de réussir. qui est En plus, il estime (contrairement un adepte du manichéisme) que toute à Hugo morale est impossible parce qu'on est obligé, empiriquement, d'avoir "les mains sales". A la morale de l'être, à la morale du Bien, Hoederer substitue une éthique de la praxis, du relatif, du travail qu'il y a à faire pour le moment. s'il décide de conclure une alliance avec d'autres partis, ce n'est pas pour des raisons de principe, mais par opportunité. Dans la logique interne de la pièce, tout comme dans le développement structurel, il aura raison. 52 De plus, Hoederer est le seul à avoir deviné le mal de Hugo, le seul qui a compris les symptômes de sa mauvaise conscience et, paradoxalement, celui qui aurait pu l'aider (mais il est tué par Huqo) et qui, de son vivant, l'aide (mais à quoi bon puisque cela aboutit à l'anéantissement total, au suicide de Hugo?). Dans les pages qui suivent, nous essayerons de suivre l'aboutissement "libérateur" de Hugo par l' intérmédiaire de Hoederer. Une première fois, Hoederer va faire un pas vers lui: Hugo --- Des fois, je donnerais ma main à couper pour devenir tout de sui te un homme et d'autre fois il me semble que je ne voudrais pas survivre à ma jeunesse. Hoederer --- Je ne sais pas ce que c'est. ( ... ) Hugo --- Hein? Hoederer ( ••• ) Veux-tu que je t'aide? Hugo, dans un sursaut. Pas vous! (Il se reprend très Personne ne peut m'aider (133). C'est un moment important totalement opposées. Les traduisent cette opposition. qui rapproche deux vite.) consciences indications textuelles/scéniques D'une part il y a Hugo qui n'a connu que la jeunesse et d'autre part Hoederer qui, lui, est passé directement de l'enfance a l ' âge adulte. Hoederer n'a jamais eu à choisir d'une façon idéale la vie, il n'a jamais eu à choisir de devenir un homme, ayant été forcé, très tôt, 53 de l'être. mais par adulte, Il fut adulte non pas par principe ou par choix, obligation. Et s'il est demeuré si totalement c'est que sa situation ne fut jamais faussée, qu'il est réellement engagé dans une action et non dans la défense d'un principe. souligne Cette distance entre lui et cet homme, Hugo la bien antérieurement) (nous l'avons déjà d'ailleurs signalée lorsqu'il s'exclame avec une ironie nerveuse: "oui, c'est une maladie bourgeoise. Il y en a beaucoup qui en meurent" (132). De cette ironie, Hoederer n'est pas dupe. les motivations toutes individualistes pour Il a compris lesquelles le jeune homme s'oppose a lui: Hoederer --- De notre Parti? Mais on y a toujours un peu menti. Comme partout ailleurs. Et toi, Hugo, tu es sûr que tu ne t'es jamais menti, que tu ne te mens pas à cette minute-même? ( .. n .... ) Hugo --- Tous les moyens ne sont pas bons. Hoederer Tous les moyens sont efficaces. Hoederer Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur! A qui cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous? La pureté, c'est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellecteuls, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j'ai les mains sales. ( .... ) sont bons quand ils 54 (~ Hoederer --- Alors pourquoi es-tu on n'aime pas les hommes lutter pour eux. chez nous? si on ne peut pas Hugo --- Je suis entré ~u Parti parce que sa cause est juste et j'en sortirai quand elle cessera de l'être. Quant aux hommes, ce n'est pas ce au' ils sont qui m'intéresse mais ce qu'ils pourront devenir (nous soulignons). Hoederer --- ( ..•• ) Ce n'est pas ta faute: vous êtes tous pareils. Un intellectuel, ça n'est pas un vrai révolutionnaire; c'est tout juste bon à faire un assassin (193-96). C'est à une justice absolue, à une justice idéale ou utopique que Hugo, rejeté par les hommes, a choisi de s'en remettre pour retrouver le sentiment de la réalité des choses et de son être. En se réclamant de cette pureté irrémédiable --une pureté qui ne souffre pas qu'on ait les mains sales (d'où le titre de la pièce), il espère parvenir à se prendre enfin au sérieux. faire Et c'est bien parce que Hugo ne se préoccupe que de t~iompher des idées totalitaires et inhumaines qu'il ne peut supporter de voir Hoederer appuyer sa politique. recourir au mensonge pour Hugo lui demande: "A quoi ça sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne?" (192). Mais du mensonge, Hoederer se lave les mains: (. "Le mensonge, ce n'est pas moi qui l'ai inventé: il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l'a hérité en naissant. Ce n'est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge: c'est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes" (193). 55 Cela met en confrontation deux attitudes ou points de vue divergeants. Hoederer signale qu'il est inutile, en pratique, , ~I ( face à des maux sociaux véritables, de défendre une morale de bien fictif ou abstrait. l'esprit, de Le la pensée pure, permettre l'action directe. bien abstrait serait celui de beaucoup trop critique pour La morale de Hoederer, basée sur des principes des résultats à atteindre à long terme, accepte le mensonge (ou les compromis politiques que Hugo appelle "les cOmbines") . Le mensonge, par opposition à la dissimulation ou à la mystification des rapports de force, justification toute non simple: trouve même une seulement le mensonge implique-t-il un principe de causalité, mais il est aussi de tout temps. Par ce fait, la vision du monde de Hoederer lui permet de composer avec le relatif humain qui pour Hugo, n'est pas possible. (Hoederer explique: "Et moi, j'aime les hommes Avec leurs saloperies et tous leurs pour ce qu'ils sont. vices" (196). Concerné par l'efficacité politique, Hoederer est comme immergé dans le réel réels. autant qu'il se préoccupe des hommes C'est pourquoi un homme de plus ou de moins dans le monde compte pour lui. Loin de vouloir faire tout sauter, Hoederer envisage une révolution qui tenterait de reconstruire la société, tandis que Hugo idéalise le "devenir" et par ce fait, ignore l ' "être" d'ailleurs à o faire au "présent". confiance à Hugo. Hoederer est Dans une manifestation de confiance que Hoederer adresse à précise justement les modalités de celle-ci: le seul deuxième Hugo, il l ,J 56 Hoederer --- Nous touchons Il n' y a rien à prouver, tu sais, la Révolution n'est pas une question de mérite mais d'efficacité; et il n'y a pas de ciel. Il y a du travail à faire, c'est tout. Et il faut faire celui pour lequel on est doué: tant mieux s'il est facile. Le meilleur travail n'est pas celui qui te colltera le plus: c'est celui que tu réussiras le mieux" (218). là à un des thèmes essentiels sartriens. S'arranger avec soi -même, d'après Sartre, c'est accepter la situation qui est la nôtre, c'est s'engager dans la réalité du monde telle qu'elle est, et non telle qu'on désirerait qu'elle fût. C'est en partant de certains déterminismes et avec eux qU'on doit s'engager et agir: être q1.:e négative et vaine. donnée sépare l'attitude toute autre attitudo ne peut L'acceptation de la situation réaliste de l'attitude idéaliste: les désirs de chaque individu transcendent son être, certes; s'il s'arrête à l'insatisfaction de ces multiples désirs, l'individu verse dans l'absurde de vivre ou, au contraire, met son espoir dans un au-delà absolu. c iel", d'une part, rien de positif. et, d'autre part, Mais, "il n'y a pas de le désespoir ne donne L'attitude réaliste alors, représentée par Hoederer, est celle de l'être qui se choisit en situation. Qu'est-ce qu'il Y a de commun entre les hommes? Plus qu'une nature, Hoederer y voit une condition, c'est-à-dire un ensemble de limites et de contraintes. au fond que l'ensemble des caractères toutes les situations. <: insensé: Cette condition n'est abstraits communs à Ainsi, lorsque Hugo formule ce souhait 57 Hoederer ( •.•. ) et puis, la même espèce. Hugo --- Je voudrais être de la v6tre: sentir bien dans sa peau (219). nous ne sommes pas de on doit se il traduit tout aussit6t ce caractère absurde de son dire: effectivement, Hugo n'est pas et ne sera jamais Hoederer. Hugo veut savoir qui il est et s'il veut agir, si --agir véritablement ou porter son être vers l'action-- il doit, puisqu'il est un être en situation, interroger et accepter tout d'abord cette situation. On constatera que dans Les Mains sales les personnages passent leur temps à s'enfermer et l'on frappe beaucoup à la porte. La porte (ou la fenêtre) est un lieu de passage entre deux états: elle suggère ou invite à être franchie. Il y a la porte de la prison, la porte de la chambre d'Olga, la porte au-delà de laquelle se tiennent les négociations que Hoederer avec le Prince et avec Karsky. mène Ce sont toujours des lieux fermés où se déroule l'action alors que les quelques allusions à l'extérieur (souvent pour prendre de l'air) entrainent des changements significatifs. A la scène IV du sixième tableau, Hugo, sorti quelques minutes pour prendre Hoederer pour lui l'air, reviendra vers le bureau de dire qu'il accepte son aide. Mais il trouvera sa femme avec Hoederer, attirée à celui-ci et en qui elle voyait la possibilité d'accéder à sa réalité de femme (possibilité manquée avec Hugo). Hugo trouvera dans cette "déception" personnelle (bien que Jessica lui en avait parlé), 58 la force ou le courage d'accomplir cet acte qui devait le valoriser en tant que militant: Vous voyez, Hoederer, je vous regarde dans les yeux et je vise et ma main ne tremble pas et je me fous de ce que vous avez dans la tête (226). Hugo --- Les derniers mots de Hoederer anticipent la sui te de façon dramatique. Il ose mentir: "je couchais avec la petite", enfin pour préserver l'unité du parti et, paradoxalement, la liberté de Hugo. septième tableau explique Le celui-ci le comprend après deux l'acte de Hugo tel ans passés en prison. Désormais Hugo devient nostalgique, exaltant davantage mérites de Hoederer qui n'est plus: encore une fois, n'est pas à que les Hugo temps et manque l'occasion d'être lui-même en choisissant le suicide. Il voit, en rétrospective, comment son geste de pouvoir se réclamer du meurtre de Hoederer "n'a pas de poids" parce que motivé par le hasard (il avait ouvert la porte trop tôt). double aspect de Cet anachronisme met en évidence le son acte. Extérieurement, Hugo est un assassin, bien sûr, --en ce sens qu'il a tué Hoederer et qu'il subit les conséquences de son geste-- mais intérieurement, ce geste ne résulte pas d'un libre choix. Olga lui formule une dernière chance pour qu'il puisse s'identifier à lui-même. •••• qu'est-ce à dire? Elle lui demande d'oublier. Oublier Accepter de nouveau une "situation"? Hugo aura tué Hoederer, mais à présent le motif n'était pas 59 valable. Peu importe le sens de cet acte passé, peu importent les raisons qui l'ont poussé à agir. La réalité seule demeure de quelque importance. L'histoire, ayant donné raison à la politique prémature de Hoederer, adopte et met en pratique ses idées. L'U.R.S.S., pour des raisons militaires, souhaitait qu'il y ait rapprochement avec les autres partis du Pentagone pour former une coalition. C'était ce que Hoederer soutenait: alors évidemment la mémoire de Hoederer doit être réhabilitée. Sa mort aurait été expliquée par ce crime passionnel: justement celui que Hugo essaye d'oublier. Si le sens de son acte lui a échappé au moment opportun, à présent Hugo constate et saisit la possibilité de récupérer cet acte après coup, et découvre l'occasion d'en faire à jamais son acte: Hugo --- Pas de grands mots, Olga. Il Y a eu trop de grands mots dans cette histoire et ils ont fait beaucoup de mal. Ecoute: je ne sais pas pourquoi j'ai tué Hoederer mais je sais pourquoi j'aurais dû le tuer: parce qu'il faisait de mauvaise politique, parce qu'il mentait à ses camarades et parce qu'il risquait de pourrir le Parti. si j'avais eu le courage de tirer quand j'étais seul avec lui dans le bureau, il serait mort à cause de cela et je pourrais penser à moi sans honte. J'ai honte de moi parce que je l'ai tué ••• après. Et vous, vous me demandez d'avoir encore plus honte et de décider que je l'ai tué pour rien (243-44). Il reste à se demander quelle est la valeur du suicide de Hugo. Ce dernier geste peut être envisagé sur deux plans. En 60 ( se donnant la mort, Hugo choisit bien une vision du monde: accepte et attribue un sens à son acte. il s'il a tué Hoederer, c'est parce qu'il avait raison de le faire et en mourant à son tour, il revendique ces raisons. devient inutile et prolongement de sa faux: D'une part, c'est tout "mauvaise "sauver", ne sauve rien. Mais en soi, foi" • au plus Hugo, dOline à voir cela. croyant tout contredit par la si Hugo choisit de se l'alléguer, c'est par pur choix intellectuel et subjectif. ramène au point de départ. un piètre L'attitude, ici encore, est faussée. le meurtre de Hoederer est réalité socio-politique. ce suicide HUI~o Cela nous n'a rien appris, et la pièce Alors que le spectateur ou le lecteur comprend que ce sont les faits qui ont raison et non pas Hugo, qui lui, par contre, n'évolue pas. Par ailleurs Hugo ne pourra jamais être "admiré" par les autres (du Parti). La mort de Hoederer continuera à avoir été motivée par la jalousie, et il n'y aura plus personne pour soutenir par des actes le sens que Hugo prétend donner à son geste fatidique. --~---------------------------. 61 CHAPITRE I I I Etude de Mère Courage et ses enfants A maintes reprises dans les écrits théoriques de Brecht on retrouve les termes "fable" et "histoire". La notion de fable ou d'histoire se veut différente de la notion d'intrigue dramatique. L'intrigue dramatique est essentiellement la relation d'une crise, avec exposition, noeud et dénouement; le tout se jouant dans url laps de temps assez court. s'étend Slr épisodes une qui longue lui donne durée et un sens c'est la large, La fable succession alors que des dans l'intrigue dramatique le sens peut être donné par une scèneclé. La fable est, pour Brecht, plutôt une biographie avec une juxtaposition d'épisodes liés au comportement d'un personnage face à un problème qui est permanent, qui le que personnage. c~nstitue en tant Dans Mère Courage et ses enfants le dilemme de Courage c'est de croire pouvoir profiter de la guerre sans rien lui donner. seulement une A travers la fable, Brecht veut signaler non nature contradictoire du personnage, davantage l'origine sociale de ses contradictions. mais Dans le cas de Mère Courage, sa mentalité mercantile est l'issue d'une société fondée sur les "affaires" faites au dépens d'autrui. Mère Courage est immergée dans le concret du quotidien, 62 ( contrainte, en quelque sorte, de guerre. à se débrouiller dans un monde D'autre part, elle nt) condamne pas la guerre car elle vit dans une société qui lui fait croire qu'elle en tirera prof i t. Mais en dernière analyse, ce qui n'est pas montré ou écrit, ce que la pièce implique c'est que Mère courage n'est qu'Yn produit des circonstances à prive tout profit d'ordre personnel ou humain. qui la société Cependant son intelligence, son langage et un sens du sardonique (qui n'est pourtant pas acerbe) lui fait observer: "Les pauvres ont besoin de courage. Pourquoi, parce qu'ils ne savent pas où ils en sont. Dans leur situation, il leur en faut, rien que parce qu'ils se lèvent au petit matin ( •••• ). Ils doivent être le bourreau les uns des autres et s'entre-gorger, du coup, s'ils veulent se regarder dans les yeux, il leur en faut du courage" (56). C'est une intéressante réplique à l'aumônier et une métabole de son nom "Courage". A la date de composition de la pièce (1939), alors que Brecht était en exil au Danemark, l'Allemagne vivait en état de guerre civile sous l'emprise de l'Anschluss hitlérien. En novembre 1937, Hitler annonçait à une réunion de militaires et de représentants gouvernementaux que l'Allemagne avait besoin de plus de territoire: seulement la guerre, prévue initialement pour le début de 1940, pouvait le lui procurer. { l Conforme à l'idée de l'épique, Brecht situe la fable dans le cadre de la Guerre de Trente Ans. Cela dans le but de 63 -- montrer une conduite ancienne ou intemporelle et des réalités socio-historiquement détérminées. Mais la pièce se si tue aussi d'un point de vue du présent -Brecht écrivant dans des conditions temporelles et historiques- de présente un sujet d'une situation imminente: sorte qu'elle les Allemands avant la Deuxième Guerre mondiale. La pièce fut présentée à Berlin de l'Est, en 1949 et Brecht signait la mise en scène. Auparavant et après cette année, elle fut présentée à Londres et en d'autres capitales d'Europe ainsi qu'aux Etats-Unis. Il est compréhensible que la réception du pUblic fut différente. Signalons à titre d'exemple celle de Zurich en 1941 laq'.Jelle se caractérisait par un conSt!nsus décadent. Mère d 'y voir Courage une dans idéologie cette du libéralisme perspective était emblématique d'une attitude de "petite bourgeoisie" qui croit que la guerre est l'occasion d'un répandu "enrichissez-vous", mais qui n'a pourtant pas les moyens correspondants à cette visée. La contradiction inhérente à ce point de vue s'instaure avec la conviction qu'elle peut tout de même tenter sa chance. guerre. A partir de là, l'antagoniste véritable devient la Jean-Claude Françol!:> s'est intéressé à démontrer le peu d'intérêt que l'on accordait aux détails de la mise en scène en se basant sur les recensements et les critiques des représentations. nuancées, Brecht. Il conclut que les représentations étant peu n'interprétaient que moindrement les idées de 64 ( En 1949, alors que Brecht disposait de moyens matériels importants pour la production, il mise prit un en scène grand et signait Eouci lui-même d'éviter chez la les spectateurs un sentiment de pathos pour les méfaits de la guerre. Au plan de la mise en jeu, Mère Courage (Hélène Weigel) devait faire appel au gestus social et susciter le public à une activité intellectuelle. L'intervention critique du publ ic devait saisir, sous les apparences de la guerre, prof i table à ceux qui ont les grands moyens, la réal i té de l'opposition des classes qui remonte à l'origine même du système capitaliste. La Guerre de Trente Ans, procédé formel de distanciation, n'est pas une incidence gratuite. politique et religieux, 1618 à 1648. Exemplaire d'un conflit cette guerre divisa l'Allemagne de Les princes allemands protestants se trouvaient dans un antagonisme avec l'autorité impériale catholique. Le conflit assuma une ampleur européene du fait de l'intervention des grandes puissances étrangères {la Pologne, la Suède, Suisse, l'Espagne, la France). l'origine de la guerre: 1618. la Un incident religieux était à la Défenestration de Prague le 23 mai A Prague, un temple avait été fermé et on interdisait de cette manière le culte protestant dans la ville. Le palais royal de l'empereur Mathias fut envahi: deux lieutenants et un secrétaire furent jetés par les rapportent qu'aucun ne fut tué). fenêtres (les Avec cet attentat manqué, c'était le début de la Guerre de Trente Ans. premier de cette longue guerre, historiens qui se Le résultat conclut avec les 65 traités de Westphalie, produisit l'affaiblissement du pouvoir impérial et la division en provinces de l'Allemagne. grands bénéficiaires Suède, étaient la France, la Suisse, ainsi que l'électorat de Brandebourg, à Les et la l'ouest de Berlin. Cette guerre longue et dévastatrice fut évoquée par les fameux documents Grimmelshausen: littéraires (romans picaresques) de Simplicissimus (paru en 1669) suivi par La Vagabonde Courage qui aurait inspiré Brecht tant dans le cadre que dans les idées. homologue du La clochard vagabonde Courage de Grimmelshausen, et paria illégitime d'un comte. batailles, connait Simplicissimus, est fille Elle va son chemin au milieu des d'innombrables amoureuses que picaresques. aventures, aussi bien Elle vole, triche, se bat comme un soldat, fait la putain, devient cantinière et bohémienne. La Courage de Grimmelshausen rencontre Simplicissimus et a une mauvaise influence sur lui. Le point de vue de l'auteur était de déplorer l'état de guerre et de montrer les limites de la tolérance et du fanatisme. Le cadre de la pièce de Brecht, plutôt que les événements ou des incidents spécifiques, y trouvent une lointaine origine. La mise en oeuvre de Mère Courage et ses enfants se déroule dans un temps historique précis: printemps 1624 à janvier 1636 et comprend douze tableaux ou scènes. Le titre de scène indique la date et situe la scène par rapport à ses coordonnées temps-espace, mais aussi et surtout (dans le ---------- 66 ( résumé du contenu) par rapport t l'histoire de Mère Courage et de ses enfants. La succession des époques ne se réfère pas à la Guerre de Trente Ans, à son déroulement ou à ses problèmes, mais indique les incidences que ceux-ci ont sur la vie de Mère Courage. La guerre est un processus; on n' y aperçoit ni le début ni la fin. Les événements historiques mentionnés (victoire et mort du capitaine cathOlique Tilly, mort de Gustave-Adolphe) sont opposés à des événements privés, individuels. "moment historique" est renversée, La notion de détruite. La scène VI (1632) oppose la mort du capitaine Tilly à la défiguration de Catherine qui a été agressée par un soldat. A l'enterrement du "héros de guerre" le canon est entendu, ce qui fait dire à l'éloquent aumônier que "c'est un moment historique". contredit par Mère Courage: Il est "Ils ont cogné sur l'oeil de ma fille, pour moi, c'est ça un moment historique" (60). Cela montre bien que sa préoccupation plus immédiate et subjective (sa réalité de "mère") des l'emporte objectif, ayant incidences C'est en même temps une sur un politiques événement ou plus économiques. indication du caractère partagé, divisé de Mère Courage qui est montré non comme une curiosité tragique mais comme une nécessité d'origine sociale. Le personnage central devient alors emblème d'une réalité objective inéluctable: l'impuissance des "petits", des gens "d'en bas" qui croient pouvoir profiter de la guerre. constante et actuelle: les petites Réalité associations ou 67 regroupements sociaux s'''illusionnent'' de pouvoir changer l'état de l'idéologie prédominante. Cela nous amène à petite association Courage pour une analyse plus minutieuse de la familiale "avoir eu d'Anna peur de la Fierling, ruine" et surnommée pOl;' "traversé le feu des canons de Riga avec cinquante pain dans la carriole" (9). avoir micI~es de L'association commerciale de Mère Courage regroupe quelques membres dont ses trois enfants, l'aumônier, le cuisinier, et Yvette; elle est centrée autour du chariot qui constitue l'élément polyvalent et peut-être bien la seule constante scénique de cette pièce. fois comme abri commercial. et comme lieu ambulant Il sert à la de l'exercice Souvent, il devient un lieu de rencontre où se déroulent des conversations et des échanges animés entre les personnages, et/ou lieu de rencontre entre ceux-ci et des représentants de l'ordre social (le recruteur, l'adjudant, les soldats). Le chariot, avec la marchandise (dont la quantité varie selon le déroulement de la guerre) occupe l'espace scénique central à l'exception de la scène 2 et de la scène 4 (où la tente du grand capitaine et celle de l'officier sont mises en relief). L'action dans Mère Courage et ses enfants se passe à l'extérieur, en plein air: sur la route, dans des camps militaires, dans les espaces ouverts devant fermes ou maisons. La ville avec les magasins et une structurée n'est jamais à l'avant-scène. organisation spatiale De plus, quand on y va pour les affaires, généralement, un malheur ou une tragédie 68 ( survient aux lieux domiciliaires. D'autres lieux fixes et permanents sont une ferme prospère, le village, le presbytère et enfin l'auberge du cuisinier Lamb. inaccessibles pour Mère Courage. Mais ceux-ci demeurent Ces lieux, d'après elle, sont occupés par les pauvres, les faibles ou les démunis. Les "forts", les "intelligents" sont ceux qui se débrouillent avec peu de moyens et qui survivent dans un cadre privé de confort matériel. C'est une logique de l'adaptation, de la mobilité, et de l'initiative inconditionnée que défend Mère Courage. Regardons de plus Courage et ses enfants. près les Les deux d'adaptation aux circonstances. détruisent: meurt: le interrelations dans Mère fils n'ont aucun sens Ultimement, leurs vertus les Eilif aspire A l'honneur et à l'héroïsme et en sort de Schweizerkas est semblable car son insistance à être honnête au moment inopportun le trahit. Quant à Catherine, la fille muette, elle se situe aux antipodes de sa mère, intelligente et loquace. Elle n'a pour ainsi dire aucune arme, aucune débrouillardise. passive, elle est pour Mère Courage une "croix" pendant cette guerre de religion; sa passivité, son accessibilité à la pitié et son engouement affectif (causes de sa mort) sont lourds à porter par la cantinière. Catherine, sans aucune exception, contrainte à mimer ce qu'elle ne connaîtra pas - est l'amour (scène 3), la maternité (scène 5), la révolte (scène 11). De façon générale, les enfants de Mère Courage sont faibles et ( mal armés, comme nous venons de le voir. Ils ressemblent pas comme ils n'ont pas ses qualités. ne lui Quant à 69 o elle, Mère propriété: Courage ce sont entretient ~ avec eux des rapports de enfants, d'autant plus qu'ils sont de pères différents et que les pères ne jouent dans la pièce aucun rôle. Avec le chariot, ils forment un ~ indistinct pour elle, un tout qui comprend biens et enfants. L'aumônier et le cuisinier, compagnons de route, presque aussi étroitement liés à la cantinière. sont L'aumônier fait la liaison entre l'histoire de Mère Courage et le cadre de la chronique. Il sert de faire-valoir, de repoussoir. Elevé et éduqué dans le culte de la spiritualité, il a le mépris du travail manuel, de la gaucherie dans le maniement des choses ou des objets (scène 3 et scène 6). Par contre il ma1trise le verbe, il est à l'aise dans le langage. heurte souvent au monde, instincts - Il se notamment par ses pulsions, ses il est défini comme un jouisseur (scène 3: il détecte la bonne viande; scène 8: souvenirs culinaires), et comme un libertin que la guerre expose à la tentation. Elevé dans l'idée que les vicaires de Dieu ont part à sa puissance, il se trouve dans une situation de dépendance. Pour l'aumônier la vie devient une sorte de "capitulation" qu'il subit plus ou moins passivement. La façon dont il s'accomode de son statut est au début propre à susciter les réponses acerbes du cuisinier et de Mère Courage. son rôle de "soldat de Dieu", sainte. de croisé menant la guerre Mais en fait il est traité avec dédain par les puissants qui l'emploient. 2) C'est qu'il croit à dans un sens favorable Quand il commente la Bible (scène aux idées peu évangéliques du - -- 70 ( capitaine, il n'est "recruteur d'âmes". déjà plus utile, même en tant que Son cynisme est en partie la conséquence de sa sujétion Cà partir de la scène 3 il change d'employeur, il est au service de Mère Courage et abonde dans son sens, il ne fait rien pour sauver Schweizerkas). Il a y chez l'aumônier une véritable "angoisse" de se trouver sans pain. Mais peu à lucidité: peu cette attitude cynique se transforme il aide les paysans dans la scène 5 et dans la scène 6, ses propos évoquent les causes de la guerre. une en première tirade il attribue aux Dans puissants la responsabilité de la guerre, dans une seconde, il impute son acceptation à la faiblesse humaine. Cette conception pessimiste rejette toute illusion sur la nature "réelle" de la guerre. Une autre tirade dans la scène 6, cependant, où il évoque ses "dons de prédicateur", est une auto-dénonciation. L'évolution est telle que dans la scène 8, lorsqu'il remet son habit ecclésiastique, cela n'a plus aucun sens. Il dit être "devenu meilleur", et il se sent "incapable de prêcher". rejet de la guerre s'oppose à l'infatigabilité de Son la vivandière Courage, qu'il traite alors de "hyène du champ de bataille", s'excluant ainsi de la place. de Son dernier acte est pur "altruisme": il accompagne Eilif lors de sa mort. Au début, le cuisinier est dans une situation analogue à celle de l'aumônier: directement. (~ Alors il vit de la guerre sans que dans la scène 2 la faire l'utilité des "services psychologiques" de l'aumônier est contestée, celle des services d'intendance est réhaussée. Etant donné que --- ----- 71 o l'essentiel est de manger, c'est encore le cuisinier Lamb qui a la meilleure place à l'armée. prOfession qu'il historiques. a cette C'est presque en vertu de sa vision matérialiste des faits Il réfute de croire aux "nobles motifs" de la guerre, il est d'un anticléricalisme constant, dans la mesure où, d'après lui, les "papes" répandent des illusions. Ce qui séduit (pour un instant) Mère Courage en lui, c'est qu'ils sont de la même trempe: Ce cuisinier si lucidité, cynisme, sens des affaires. lucide est par ailleurs un égoïste, qui satisfait ses ambitions et ses désirs sans scrupules. Il n'est adepte d'aucune idéologie ni en politique, ni en amour. Ce qui peut-être excuse ou explique davantage Lamb, c'est la conscience qu'il a de lui-même et de ses actions. Et cette conscience à son tour produit son sens critique et le fait accuser le monde tel qu'il est. A l'aumônier il dit: si pendant la guerre vous n'étiez pas une canaille sans foi, maintenant, vous pourriez facilement ravoir un cuisiniers, on n'en aura pas besoin, cuisiner, mais on continue de croire, de changé (29). Ou encore, plus profane: devenu à ce point pendant la paix, presbytère. Des il n'y a rien à là il n'y a rien "L'humanité doit périr par le feu et par l'épée, parce qu'elle est pécheresse depuis sa plus tendre enfance" (53). Par une attentive observation du langage de la pièce, on constate que plusieurs éléments disjonctifs en forment un tout qui peut être ainsi réparti: 72 ( l - le langage de l'action proprement dit 2 - le langage schweykien ou la verve plébéienne qui caractérise les dialogues subversifs 3 - La les chants. discontinuité, comme les autres éléments dans la structure de la pièce, a pour but d'éviter la participation totale ou hypnot.ique du spectateur 2 • (luant au langage nous savons qu'on en perd par les traductions du fait qu'en allemand, on y retrouve un élément archelisant, constitué par des tournures grammaticales et un vocabulaire empruntés il l'allemand du XVIIe siècle. Il Y a aussi l'aspect dialectal, lui aussi quasiment intraduisible, mais qui évoque le brassage des populations. un dialecte néerlandais, l'aumônier parodie la langue de Luther. Commun à parle tous un les dialecte bavarois, personnages le cependant, cuisinier Mère Courage c'est lapidaire, parfois vert du langage. le côté direct, ceci correspond à la fragmentation de l'action, qui ne laisse pas aux personnages le temps de se livrer à de longues effusions discursives. On connait l'admiration de Brecht pour le personnage Schweyk, crée par Hasek 3 • D'ailleurs dès le début des années vingt le personnage schweykien s'introduisait dans le domaine culturel allemand. Par ailleurs nombreuses dans les écrits de Brecht. les Le références sont langage schweykien 73 utilise plusieurs procédés de démystification. Il y a d'abord la technique du faux plaidoyer, qui consiste a développer une position que l'on ne partage pas jusque dans ses conséquences les plus extrêmes, afin d'en faire éclater l'absurdité. ce que font le caporal et le recruteur, par exemple, première scène. C'est à la Ils commencent par se disqualifier en donnant l'exemple de la malhonnêteté pour se plaindre ensui te de la disparition du veulent enrôler. "sentiment de 1 'honneur" chez ceux qu'ils Et leur éloge de la guerre est fondé sur une critique de la paix qui en fait ressortir toutes les vertus. C'est aussi la technique de Mère Courage quand elle défend la politique du roi de Suède: C'est vrai que notre looi est entré chez eux avec chevaux, hommes et équipages, mais au lieu de maintenir la paix, les Polonais se sont mêlés de leurs propres affaires et ont attaqué le roi, alors qu'il passait tout tranquillement. Ils se sont donc rendus coupables d'une violence de paix et tout le sang retombe sur leurs têtes (29). On retrouve le même procédé quand Mère Courage déplore la mort de Tilly: En un mot, il (un grand capitaine) s'échine, et alors ça rate à cause de la populace, ce qu'elle veut, c'est peut-être un pot de bière et un pot de compagnie, rien de plus noble. Les plus beaux projets ont été ruinés par la petitesse de ceux qui avaient à les exécuter, car les empereurs ne peuvent rien faire par eux-mêmes, c'est sûr, ils dépendent du soutien de leurs soldats et du peuple, là où ils se trouvent, j'ai pas raison? (53) • 74 ( Un autre procédé utilisé par Brecht est celui de la "mise à l'envers des formules": c'est l'expression du point de vue plébéien, qui se sert des mots et des concepts véhiculés par l'idéologie de différent. ceux au pouvoir pour Quelques exemples: leur donner un sens la guerre de religion est définie essentiellement comme une guerre, la défaite du roi peut représenter une v ictoire de ses suj ets, les vertus des simples gens ne résultent pas d'une élévation morale, d'un besoin de d' espri t Parfois ces paradoxes et défense. mais traits demandent pour ainsi dire à être consommés à part. Ils contribuent par leur caractère comique et incisif à la nature du spectacle. Leur valeur est davantage réhaussée car ils ne vont pas toujours de pair avec l'action. Souvent ils entrent en contradiction avec l'action dans la mesure où Mère Courage notamment (tout comme l'aumônier et d'autres personnages), n'agit pas aussi lucidement que certains de ses propos pourraient le laisser croire. Les chants consti tuent douze morceaux tranchant sur le texte environnant par leur formes (ce sont des vers, avec des rimes, un refrain, une division en strophes) leur contenu et leur rapport avec l'action. ainsi que par Ils sont à peu près également répartis, un par scène, en général au début ou à la fin de la scène 4 . Les scènes 5 et 11 ne comptent aucun chant, la scène 12 en compte deux. réduites à un chant. situé au milieu. Les scènes 7 et 10 sont Dans les scènes 3, 6 et 9, le chant est Cet emplacement "irrégulier", car ------------------ -- ," 75 généralement les chants se situent au début ou scène, introduit scénique. vue d'une rupture avec la fin d'une la "fable" Cette fonction s'éclaire surtout par le contenu des chants. de l'idée à Celui-ci est la plupart du temps le résumé du point d'un personnage, une sorte de confidence, ou de soliloque versé, par lequel le personnage précise soit son être soit ses rapports sociaux. Particulièrement exact, notre avis, à est le Chant de Mère Courage qui comprend les strophes chantées des scènes l, 7, 8 et 12. Elle y exprime avec cynisme toute son idéologie de vivandière qui se nourrit de la guerre. Elle vante ses , services aux "capitaines" (scène 1), elle est fière de son sens des "affaires" et se gausse des "faibles" qui ont peur de participer à la guerre (scène 7). A la scène 8, le chant de Mère Courage appelle les gens à s'engager pour perpétuer la guerre, et à la scène 12, Mère Courage croit que des miracles vont rétablir la situation. Mais cette expression du point de vue de la cantinière ne naît pas de l'action et ne la prolonge pas. Il ne s'agit pas d'un passage à un autre régistre d'un même contenu, mais de quelque chose de différent par rapport à ce qui précède ou à ce qui suit. ou la liaison significative. entre Le le plus C'est donc aussi la relation chant souvent, et l'action cette liaiso.: est conséquence d'un effet de contraste, de discontinuité scène 10: est qui la (voir l'effet est apparent avec le "Chant de l'abri"). Le cynisme joyeux du chant de la scène 1: 76 Laissez d'abord Courage avec son vin Faire que de corps et d'âme ils guérissent. capitaines, vraiment, ce n'est pas sain Quand le canon frappe l'estomac vide. Mais s'ils sont rassasiés, vos fantassins, Je vous bénis. Vers l'enfer qu'on les guide (8), ( est démenti par le premier échec de Mère Courage â retenir son fils. La condamnation de la guerre à la fin de la scène 6 est niée par le chant de la scène 7. Celui de la scène 8 (la guerre a besoin de troupes fraîches) vient après la mort de Eilif. Les promesses et le côté rassurant de la démentis par tout ce qui s'est passé: b~rceuse sont les promesses jamais tenues et la mort effective d'Eilif (que Mère Courage ignore encore) . avec Le chant final l'état (l'espoir d'un miracle) d'abaissement, d'usure où se contraste trouvent les personnages et les faits sociaux après douze années de guerre, et ce contraste est rendu plus saisissant par la reprise du refrain de la scène 1 ("le printemps vient"), de même que l'action est une reprise de l'action initiale (le chariot sur ,;r la grande route). cl l' Le "Chant de Salomon" est à première vue un chant destiné à provoquer la compassion des habitants du presbytère. Mais le contenu du chant - les vertus ne servent à rien dans ce monde - entre en conflit avec l'action telle qu'elle s'est déroulée. Car le cuisinier n'est pas un modèle de vertu et s'il est réduit à la mendicité, la cause en est la guerre et ses peu de moyens à lui, cuisinier, pour y faire son chemin. On pense en l'écoutant â Eilif et à Schwe1zerkas. pratiquait l'héroïsme et le courage, l'autre l'honnêteté. L'un 77 -- Mais ces mêmes qualités ont entrainé leur mort parce qu'ils ne disposaient ni de la position de force ni du sens de l'adaptation, nécessaires dans les rapports sociaux. Il y a dans ce Chant une rupture, un vide à combler entre l'action et le chant: premièrement, une fausse liaison avec l'action, destinée à provoquer l'étonnement, puis un effort pour relier le chant à l'ensemble de l'action. Soulignons que c'est aussi le cas du "Chant de la Grande Capitulation" qui s'oppose au "Chant de Mère Courage". Dans ce dernier Mère Courage dit la vérité, mais cette vérité ne doit pas apparaître comme une vérité absolue, elle est la vérité d'un moment historique, que le rassemblement des "petits" et la disparition des classes peuvent justement faire accéder à ce statut "historique". On retrouve dans une telle réflexion le schéma ternaire de la dialectique hégelienne: thèse (grâce à la guerre je peux tirer mon épingle du jeu), antithèse (en fait je ne peux rien faire), synthèse (la société sans classes - et sans guerre supprime et annulle l'ambition de la réussite individuelle dans le sens matérialiste de la petite bourgeoisie) . On peut alors affirmer que la pièce dans son ensemble devient une mise en oeuvre de cette problématique: Courage veut jouer sur les deux régistres. Mère Elle veut à la fois être "mère" et "commerçante" dans une tentative de tout conserver: -as enfants et ses affaires. négation de cette possibilité est montrée. donnée à Ultimement, Elle nous être pensée dans un cadre qui est au-delà de la est la 78 Cette scène. prise de conscience, résultant de ce que Chiantaretto a défini comme "l'esthétisation du pOlitique", est rendue possible par la pensée "intervenante" de Brecht. Elle s'actualise, pour ainsi dire, chez le public destinataire dans un réel social avec des variantes qui sont, elles, nécessairement liées à des systèmes idéologiques. Bernard Dort, lecteur et critique attentif de Brecht, a été parmi ceux à mettre en évidence la contradiction interne de la pièce, caractérise tableaux et (ou en à démontrant laquelle scènes) la on double se présentent alternance référait d'une qui ci-haut. part famille, et d'autre part, l'extérieur/la guerre. la Les l'immédiat/la Le conflit s'introduit dès la première scène quand Eilif s'enrôle. De c~ fait, l'unité du commerce familial est modifiée, diminuée d'un membre. L'observation de l'adjudant: Vouloir vivre de la guerre Ne va pas sans payer cher (17). expose d'emblée un message préliminaire que la pièce confirme. La guerre n'est pas une activité forfaitaire ou profitable car inévitablement l'individu y perd (valeurs, biens, commodités, personnes démasquée. proches). A la scène 12 cette réalité est Les trois enfants sont morts mais la guerre se poursuit et donc l'impératif de continuer pour Mère Courage demeure: ( 79 Pourvu que j'arrive à tirer la carriole toute seule. ça devrait aller, il y a pas grand-chose dedans. Il faut que je me remette au commerce (86). Les propos contenus dans le chant des soldats équi valent ou rej oignent, paradoxalement, (même scène) le chant de Mère Courage au sommet de ses profits commerciaux (scène 7). Mais ici le chant des soldats mine cette attitude "d'entrepreneur" en rappelant qu'on n'y gagne pas avec la guerre: Et ce qui n'est pas mort encor (sic) Maintenant part à fond de train (86). Signifiant enfin que le cours des événements échappe à conscience subjective, la le chant indique que le dynamisme du sentiment de préservation subsiste cependant et résiste à la réalité objective. des gens Mère Courage a beau dire: paisibles", elle a besoin de la guerre, valeurs "hérolques" qu'elle refuse à priori. c'est son recruteur à gagne-pain (comme lui la première scène). fait "nous sommes de ses Car la guerre observer le caporal La contradiction émerge du fait que bien qu'elle refuse de consentir à la guerre, de la reconnaître et de lui payer son dO, elle refuse aussi de ne pas en profiter. Or elle n'a ni la force, ni l'argent de son côté, alors que: Qui veut déj euner avec le diable, longue cuiller (sic) (65). il lui L'aumônier pose le proverbial dilemme des moyens. personnage central prend conscience de cette faut ~arfois une le contradiction 80 essentielle: que trop peu "je ne tiens pas à moi" ~ la guerre, et elle ne tient Lorsqu'elle se rend (65). chez le capitaine pour porter plainte contre les soldats qui ont pillé et qu'elle se trouve face ~ face avec le jeune soldat venu réclamer la prime qui lui a été promise pour avoir repêché la monture du capitaine, elle comprend néanmoins qu'elle doit ou se révolter, ou tout accepter. Elle accepte: notre énergie, ils nous l'ont achetée. ". .. toute Pourquoi, parce que si je bronchais, ça pourrait contrarier le commerce" (47). A un autre moment, quand sa fille revient défigurée, le jour de l'enterrement du Maréchal Tilly, elle récapitule lucidement: si elle est muette, c'est seulement à cause de la guerre, quand elle était petite un soldat lui a fourré quelque chose dans la bouche. Schweizerkas, je ne le verrai plus, et Dieu sait où est Eilif. La guerre doit être maudite (60). Cette prise de conscience n'est qu'un éclair. Sur ce, Brecht fait subitement succéder un dialogue qui en constitue nég~tion (l'écriteau de la scène 7 indique: un~ "Mère Courage au faîte de sa carrière commerciale"): Vous n'arriverez pas à me dégoûter de la guerre. On dit qu'elle détruit les faibles, mais fichus, ils le sont aussi pendant la paix. Seulement, la guerre nourrit mieux ses gens (60). Foncièrement, Mère Courage n'a rien "aveuglée" par un idéalisme précaire. compris et demeure Elle croit pouvoir impunément être "Mère" d'Eilif, de Schweizerkas (qu'elle perd 81 en marchandant quelques Catherine (qui instants de trop sa meurt, s'occupe des affaires) elle n aussi "Courage" alors rançon) que le conserver, l'augmenter). futile où sombrent à la fois lucidité. A lê' toute fin, quoi qu'il en Entreprise ses enfants, Mère Courage (c'est-à-dire "la femme qui a peur de perdre son bien" et qui veut, coûte, Mère et de insensée, ses biens et sa Courage n'est plus que Courage, vieillie, ruinée et écrasée sous le poids des années de la guerre qui n'en finit plus. être mère d'un fils. scèn~, à la traine Elle croit cependant encore Quand elle quitte définitivement la de l'Armée, c'est avec l'espoir de retrouver son fils Eilif dont elle ignore encore qu'il est mort --ce destinataire. - qui est connu par le lecteur/spectateur 82 (~ CHAPITRE IV Conclusion et Perspectives Les Mains sales et Mère Courage et ses enfants faisaient l'objet d'étude textu,~lle des chapitres précédents. Dans les pages qui suivent, notre propos sera de reprendre l'idée de dialectique au théâtre, à présent comme étant une catégorie d'intelligibilité de la réalité sociale et humaine que pièce de Brecht tout comme celle de sartre représentent. la Dans une optique comparative on fera ressortir les convergences et les divergences des pratiques esthétiques des dramaturges 1 • Comme on l'a démontré au Chapitre II, ~~, advient dans Les Mains le développement de la conscience chez l'agent central, "après-coup". l'envergure du complot "entièrement responsable". Hugo reconstruit, politique, pour idéologiquement, en devenir enfin Dans le langage et la philosophie de Sartre cette intégration suit un déploiement dialectique progressif et régressif dans le sens que la conscience SUbjective s'objectivise et se relativise par la confrontation "existentielle" des faits ou des événements extérieurs à elle. Il y a un lien direct entre l'action (l'assassinat politique) et le devenir de l'agent central. Paradoxalement, c'est l'ambiguïté même de l'événement (Hugo tue Hoederer à un moment "involontaire") qui en établit sa validité ou justification 83 historique (dans d'autres termes, indépendante pour le cadre de l'idéologie du parti). l'acte politique le sujet fétichisation immédiate. ne s'établit en (l'individu Hugo) que En réalité par une Le projet politique et idéologique de l'individu ou du groupe est assimilé et réapproprié de façon détérministe par la superstructure. De là, l'aliénation et l'anéantissement final du sujet qui refuse un statut "d'intermédiaire", tout comme il refuse le mensonge et le compromis. cette contradiction L'impossibilité de réconcilier ( accepter ou s'accommoder de ces changements idéologiques dans le devenir historique du Parti) résout négativement l'événement. En termes de participation théâtrale, il est légitime de conclure que la pièce dénote une impossible réconciliation avec les partis politiques. Dans la négation finale (négation de la négation par Hugo), dans le refus du sujet de devenir objet, Sartre réaffirme une certaine continuité en se positionnant du côté des valeurs abstraites. Le théâtre "dramatique" de Sartre suscite une participation typiquement individualiste où l'on "sympathise" avec la nature idéaliste (en l'approuvant ou moins) et en même temps nature aliénée de l'agent dramaturgique. Jameson, dans Sartre: The Origins of a stYa, étudie l'interrelation du langage et de l'action dans le théâtre sartrien ainsi philosophiques que les au théâtre. transformations Quant à des "idées" la nature aliénée de l'action dans LeS Mains sales, Jameson peut ainsi l'expliquer: 84 This unsubstantial, a1ienated nature of human action is a category imposed on our attention by plays; and it is the stage itself that is partly responsible for the terms in which we have had to think the problem. For the theater is a kind of mixture of language on the one hand, and the merely seen, sets and gestures, on the other. Things can take place before our eyes, and then be discussed as weIl and enter a purely verbal mode of existence. It is thus possible for a play to have its area of facticity: the brute visual facts, the moments of pure happening; and its area of assumption: the speeches in which these events are taken up into the language. And once an aesthetic of the theater is established on the basis of this opposition, the events themselves begin to come loose from the play and slide out of it: dialogue establishes itself on the stage before us and the Off-stage becomes the place in which things "really" happen. Or in another sense it is in the language that things are really taking place, and the events themselves, off-stage or on, become merely necessary and not sufficient (17). Quoique un peu longue, cette citation explicite bien le rôle social du langage théâtral. En fait l'action, l'événement théâtral est langage verbal et visuel. Jameson souligne bien sûr cet aspect "immédiat" propre au théâtre et estime que le langage (notamment composante. le dialogue) langage de la scène. et donc acquiert importante s'approprie le une amplitude Par ce fait, en faisant prendre conscience au public destinataire de réalités sociales, celui-ci (ne fût-ce que verbalement) devient participant. ceci réitère en quelque sorte ce l'introduction de thèse: { une Autrement dit, l'événement scénique, en signifiant dialectisable, sociale. est Mais le théâtre rejoint une dynamique sociale alors que le spectateur dit/redit, tant que en que nous avancions à savoir, dans cette l'étroite interdépendance des phénomènes culturels spécifiques du théâtre: re-présentation/-idéologie/réception. 85 - nans l'introduction encore nous faisions allusion au fait de "théâtralité" que par pièces différenciait. la suite, l'étude textuelle des Le propos essentiel du premier chapitre était donc de relever, textuellement, esthétiques de Brecht et de Sartre. les notions-clés des De manière sommaire, nous avons démontré que l'idée d'un théâtre socio-politique était centrale dans leurs écrits théoriques. Toutefois alors que Sartre est en faveur d'un théâtre d'idées (où la philosophie d'une dialectique détérminante), Brecht philosophe. écrits du Nous justifié respectives nous matérialisme est avons, cette a plus historique difficilement/explicitement l'appui de à affirmation. permis, est ·~n en citations de L'étude outre, de des leurs pièces vérifier que l'hypothèse première que Sartre et Brecht réalisent un théâtre dialectique devait être nuancée. Bien que les deux voient le théâtre comme un processus social, susceptible culturels de "créer" des changements importants, Sartre demeure sociaux et philosophique et idéologique alors que Brecht, nous le réitérons, manifeste une Preuve en est que dans sensibilité théâtrale plus marquée. leurs vies, les deux eurent des expériences de plus longue ou de plus courte durée avec le théâtre. est passé scène à l 'histoire comme homme de théâtre, habile, indéniablement - Brecht, indéniablement, ses Modellbucher dialectique excellence 2 • Brecht écrivait: et font d'une d'un art ouverte" par preuve "oeuvre metteur en 86 "De la vue et de l'expérience de la réalité, l'artiste a fait une reproduction, destinée à être vue et expéI'imentée, et qui restitue sa sensibilité et sa pensée" (Ecrits sur le théâtre 1, 613). ( En ce sens, le point de vue de l'artiste réaliste suppose et traduit une mise en perspective de l'ensemble des rapports sociaux, saisis dans le mouvement de leur transformation, qui en lui permettant de s'y saisir et d'y saisir ceux à qui il s'adresse, délimite les conditions de son intervention artistique, son effectivité pratique et sa fonction. Revenons Bernard Dort, brièvement nous au l'avons concept de signalé "théâtralité" antérieurement, axiomatiquement élaboré à travers plusieurs écrits. que a Voyons à présent comment le même concept est aperçu dans la pièce de Sartre. Le sémioticien Jean Al ter, dans son étude "Les Mains sales« ou la clôture du verbe" estime que la pièce se prête peu à la mise en scène et que c'est surtout "le souci de la précision" qui prime dans le texte. Cette précision selon Alter: "va même plus loin, dans le cas des mots qui ne sont pas opaques mais, au contrai,re, trop ouverts vers les grands espaces paradigmatiques, et qui cependant se recommandent par leur fonction rhétorique de clichés -"intellectuel", "bourgeois'" , "confiance" , "trahison" , etc. Que veulent-ils exactement dire? Le texte se substitue au dictionnaire pour préciser leur sens" (81). i :' Cette critique peu éloquente contre la cohérence et la précision de la pièce qui résiste presque à toute créativité dans la "re-présentation", dans la mise en scène, doit être mise en perspective. Le théâtre de Sartre, nous l'avons dit, 87 est un théâtre d' idées sur la situation de classes et de complexes détérminés. On peut convenir avec Alter que les dispositifs scéniques empruntés par Sartre sont plus ou moins dramaturgiques. Cependant, en se rapportant aux écrits théoriques sartriens à ce sujet, nous avons vu qu'il était conscient d'adapter à la scène des procédés conventionnels. Il n'avait donc aucune prétention de vouloir, formellement, changer le théâtre. Sa créativité est, de toute évidence, d'un autre ordre que celle de Brecht. En dernière analyse, distinguent le théâtre/poète. les pratiques esthétiques philosophe/écrivain de de l'homme Sartre d'ailleurs se limitait, avec Les Mains sales, à une pièce sur la politique destinée à démasquer des prédéterminations idéologiques (parce qu'elles échappent à une saisie complète ou totale de la part du partisan). Contrairement à Brecht, Sartre ne montre pas un processus organique, une condi tion, de nature socio-économique, base de la vie en commun des hommes. à la Une autre limite par rapport au langage théâtral de Sartre peut s'expliquer par le fait que cette pièce a fonction soit d'expliquer les motivations psychologiques des personnages, soit d'expliciter leurs actions. comprendre", annulés. En d'autres termes, dans le but de 1 'humour et l'ingéniosité Il subvertive faire sont Pour répliquer à Alter: est-ce uniquement en raison du langage ou encore un défaut cartésien propre à Sartre? Nous avons vu au premier chapitre que pour Sartre être en faveur d'un théâtre dialectique signifiait l'engagement 88 d'intellectuels ayant un rôle politique dans l'histoire. Quant à Brecht, nous constations que la dialectique l'attirait comme "méthode" de pensée révolutionnaire dans les arts pour comprendre les rapports de classes sociales. Il s'opposait farouchement aux principes de l'empathie et de l'imitation au théâtre. Quant nécessairement Sartre, à ces procédés n'étaient pas écarter systématiquement. Dans la pièce que nous avons analysée, le jeu des acteurs, les choeurs et la à musique s'adressent de manière plus directe au public et ainsi rompent l'illusion aristotélicienne, théâtre depuis le XVIIIe siècle. moyens le théâtre illusionniste procédé employé au Brecht soutenait que par ces promouvait une passivité certaine dont l'utilité pratique se résumait à la conservation d'un conformisme ou d'un réactionnaire social et culturel. théâtre désormais, devait devenir dialectique, Le politisé et critique. Possiblement, le succès d'un théâtre dialectique, pour Brecht et par la suite pour Sartre, adviendrait seulement avec la dialectique dans l'histoire, C'est-à-dire, dans les années de reconstruction après la création et le continuel dont succès les Deuxième Guerre du Berliner productions de mondiale. Ensemble, ses pièces La l'attrait ne cessent d'exercer, et l'intérêt soutenu des critiques à l'égard de sa dramaturgie en sont des indications sûres. Nous passerons à présent à un regroupement schématique des courants l'esthétique majeurs et à de critiques l'oeuvre s'étant brechtienne. Un intéressés des à premiers 89 académiques notamment avoir à en contribué Amérique, est la à John notoriété Willett. de Brecht Willett, par certains aspects, se situe dans une tradition critique ayant À priori un penchant pour la continuité culturelle humaniste. Frédérick était un Ewen, autre historien tenant du et critique conservatisme littéraire. Willett, cependant, anti-communiste dans la critique a le mérite d'avoir beaucoup insisté sur l'aspect poétique de l'oeuvre de Brecht. a aussi été un des premiers interprètes du conc~pt Willett bien connu de Verfremsdungeffekt et il essaya de le faire coïncider avec une tradition humaniste. Willett soutenait que Brecht entendit le terme pour la première fois en 1935, comme par hasard, en présence de Tretiakov (alors Ministre délégué de la Société des relations culturelles à Moscou). Par la suite, d'après willett, Brecht aurait librement adapté le terme et le sens original que les formalistes accordait russes (approximativement: à ostrannenija" "priem effet d'étrangement ou de distanciation) de Viktor Shklovski j 3. Même si controverses désaccord), cette idée critiques elle est a (Walter fait l'objet Benjamin, indéniablement devenue discussion sur le sens du verfremsdungeffekt. de quelques p.e. était en un élément de De nos jours, avec ou sans référence à ce que suggérait Willett, plusieurs critiques - unanimes à de Brecht (notamment Eagleton et Brooker), sont reconnaitre la validité de ce procédé artistique 90 pour analyser et/ou décomposer les apparences des systèmes de valeurs socio-culturels 4 • Quant l'approche à défenseurs d'une critique esthétique de Wil1ett l".'lmaniste et d'autres traditionnelle, le danger qui leur incombe est de se situer dans cet univers de clichés où les arts aspireraient, par de "nouvelles" variations à représenter une "nature humaine intemporelle". Jean-Claude François, adhérent du courant de sémiotique théâtrale, accorde une grande importance tant aux procédés techniques qu'à la réalisation scénique. Enfin le courant socio-historique auquel se rattache Bernard Dort, par exemple, accorde une attention particulière à l'analyse textuelle comme au contexte d'émergence, de distribution et de réception d'une oeuvre. Les contributions critiques de littéraires orientaient, en grande partie, ces tendances l'élaboration de cette recherche. Nous abordions, au premier chapitre, dans une .",~tique d'analyse sur le sens d'un théâtre dialectique, les notions de Gestus et de Verfremsdungeffekt et "situation", "action" pour Sartre. Le celles de "geste" , résultat de l'analyse était que lesdits procédés et/ou notions sont consistants avec les propos de Brecht pour un théâtre critique ainsi qu'avec la philosophie du matérialisme dialectique, primat idéologique de l'esthétique de Sartre et du réalisme social de Brecht. avons enfin soutenu que le projet sartrien d'un Nous théâtre dialectique demeure valide en tant que complexe idéologique, mais que somme toute, sa dramaturgie présente une linéarité 91 limité au plan artistique. Ce phénomène tient possiblement de contingences historiques ainsi que du rôle social et de la pratique que les intellectuels de "l'engagement" assumaier:t. A ce sujet, Raymond Williams, écrivait: "all practice is still specifie, and in the most serious and genuinely commi tted wri ting , in which the writer's whole being, and thus, necessarily, his real social existence, is inevi tably being drawn upon, at every level from the most manifest to the most intangible, it is literally unconceivable that practice can be separated from situation ... Yet as we have seen, real social relations are deeply embedded within the practice of writing itself, as weIl as in the relations within which writing is read" (Marxism 204-5). En résumé, dans le premier chapitre nous avons fait le point sur la question du rapport entre. théorie et pratiq'..1e esthétique en relevant l'essentiel des écrits des dramatu't'ges à l'étude. Leurs esthétiques présentent de multiples volets; d'une part, il y a orientation vers le monde et d'autre part, la conscience reproduction se replie vers elle-même en tant de la subjectivité. Nous avons que autoindiqué à plusieurs reprises que la théorie théâtrale n'organise pas la pratique artistique dans un sens à priori. Mais plutôt le processus de discussion --et il est important que ce soit présenté comme un processus-- conf irme à nouveau la val idi té de l'approche dialectique. Indéniablement Sartre, et Brecht davantage, anticipaient par cette approche des changements sociaux par le théâtre. A savoir: que sa fonction culturelle soit "réaliste" et concède à la vie collective, à la dimension politique et historique un 92 rôle premier. A ce propos, citons Brecht dans "La dialectique au théâtre": "l'oeuvre d'art réaliste socialiste met au jour les lois dialectiques du mouvement des rouages sociaux, dont la connaissance facilite la maîtrise de la destinée humaine. Elle donne plaisir à leur découverte et à leur observation. L'oeuvre d'art réaliste socialiste montre caractères et processus comme historiques et transformables, et comme contradictoires" (Ecrits sur le théâtre 2, 260). En outre, d'après Brecht, pour que la proposition d'actualiser un théâtre dialectique soit véritable, la forme aussi doit être innovative, décomposable ou "scientifique". Les propos troisième théoriques chapitres, perspective par représentatives foncièrement au systématiquement des études choisies. pour étaient, un Notre théâtre deuxième éclairés et textuelles des conclusion donc, dialectique, et au mis en pièces est que l'esthétique dramatique de décomposer des situations sociales en processus et d'en tracer les inconsistences internes met en rapport et situe l'art conséquence, analytique dans favorise des Le l'histoire. une conditions approche de sa théâtre plus mise en dialectique en scientifique ou production. Le théâtre dialectique enfin a pour prémisse que tout n'existe qu'en mouvement continuel, évolutif et/ou régressif. vrai surtout pour les sentiments, les Ceci est opinions et les attitudes humaines auxquelles, à un moment historique donné, l'art --ici d'expression. le spectacle théâtral-- leur prête forme 93 ( NOTES Introduction 1 Toutes les références ultérieures seront mises entre parenthèses dans le corps du texte. Sauf indication contraire, les parties soulignées d'une citation le sont par l'auteur. Quoique nous ayons suivi dans l'ensemble les règles de présentation du MIA, nous n'avons pas négligé de les adapter où nécessaire, aux conventions françaises, notamment pour l'ordre des guillemets et autres signes de ponctuation. 2 Pour des raisons d'ordre pratique, les titres en allemand seront omis dans le texte de ce travail. Bien que nous nous soyons fiés aux traductions françaises indiquées, nous avons cru opportun les inclure dans la bibliographie. 3 Dans un sens cela anticipe les recherches du sémioticien Umberto Eco (cf. L'oeuvre ouverte). Dans un passage de l'introduction Eco précise que l'emploi du terme "oeuvre ouverte" se situe par rapport à la complexe question de la réception et de l'interprétation d'une oeuvre. Selon Eco, parler d'oeuvres "ouvertes" est possible selon une convention où l'on fait "abstraction des autres acceptions du mot pour en faire l'expression d'une dialectique nouvelle entre l'oeuvre et son interprète" (p. 17). Chapitre II 1 Pour un compte rendu plus exhaustif se référer à l'ouvrage de A. Boschetti et à celui de A. Cohen-Sol al (voir bibliographie). Cette question fait également l'objet d'analyse de l'article de Geneviève Idt. 2 Jean-Paul Sartre. Les Mains sales (Paris: Gallimard, 1948) 49. Dans ce chapitre toute citation sera indiquée entre parenthèses avec la (les) page(s) correspondante(s). 94 Chapitre III 1 Bertolt Brecht. L'Arche, 1975) 56. 2 voir la partie Mère Courage et ses enfants (paris: ~héorique au premier chapitre. 3 Hasek (Jaroslav) : écrivain tchèque (1863-1923). Auteur de récits satiriques et humoristiques, Hasek créa le type populaire du solda~ Schiveyk (Svejk). 4 Les chants sont des intermèdes constitutifs d'une progression "par bonds" de l'action et dont le but théâtral vise l'anéantissement de l'illusion mimétique. Les chants et. les rapports musicaux-textuals ont fait l'objet de recherche de Fowler. Fowlor ët.rgumente qu'une théorie de la signification musicah~ pé'tr rapport à celle, dramaturgique de Brecht, pourrait éclairer davantage des concepts-clés tels la distanciation et le gestus. Un autre élément intér~ssant de ce travail de recherche est l'inventaire, copieux, de l'occurrence du mot "Gest" dans les écrits théoriques de Brecht. Chapitre IV 1 Méthodiquement, dans ce chapitre final, des points relatifs aux analyses textuelles seront rééxaminés et confrontés au concept de théâtre dialectique. Cependant, pour respecter le critère d'économie du présent travail, il ~'est pas possible de les approfondir tel qu'il serait souhaitable de le faire. Néanmoins, on fera appel à un échantillon séléctionné de la bibliographie secondaire là où les références s'avèrent complémentaires à une mise e~ perspective du sujet. 2 Pour une étude de mise en scène de la pièce, se référer à l'oeuvre de Brecht, Couragemodell 1949, (Henschelverl, Berlin, 1958). 3 John Willett, ~recht in Context (Methuen, London and New York, 1984), 219. 95 ( 1 ,~ , (. 4 Pour une présentation succinte et précise à ce propos, consulter Eugene Lunn, Marxism and Modernism, (verso, London, 1985), 122-3. Par ailleurs, voir à ce sujet la distinction faite par Brecht dans Petit Organon pour le théâtre entre l'usage de l'effet-V dans le théâtre classique, médiéval et asiatique et l'-;..sage contemporain de l' effet-V. En résumé, alors que le premier usage faisait abstract ion du représenté pour que celui-ci ne soit pas altéré, le deuxième justement exposait des phénomènes sociaux afin d'y avertir un changement possible et souhaitable. 96 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages par Brecht Der Messingkauf. Francfort: Brecht, Bertolt. L'Achat du cuivre 1937-1951. suhrkamp, 1967. Trad. B. Perregaux, J. Jourdheuil et J. Tailleur. Paris: Kunst und Politik. Francfort: Suhrkamp, 1967. la révolution. Tailleur. L'Arche, 1970. Les Arts et Trad. B. Perreqaux, J. Jourdheuil et J. Paris: L'Arche, 1970. Mutter Courage und ihre Kinder. Mère Courage et ses enfants. Francfort: Suhrkamp, 1957. Trad. Guillevic. Paris: L'Arche, 1975. Tagebucher. 1938-1955. Francfort: Suhrkamp, 1967. Trad. Philippe Ivernel. 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