Auguste ou Benoît

Transcription

Auguste ou Benoît
Auguste ou Benoît
Raymond Paret
Un texte de Raymond, mon père
écrit pour ses enfants et petits-enfants
Voici l’histoire de mon grand-père, depuis une famille modeste d’un coin de province française
jusqu’à la cour impériale d’Allemagne et à la Grande Guerre, mon grand-père, celui que je
voulais épouser quand j’étais petite fille.
Prologue
Benoît ou Auguste? Auguste ou Benoît? Je ne sais comment appeler mon père. Ma
cousine Mona dit toujours en parlant de lui: «oncle Benoît». Ma mère l'a toute sa vie appelé
Auguste.
Je dois cette chronique, à ce que me racontait mon père ou ma mère, à mes
souvenirs d'Antoine mon grand-père que j'ai connu et qui m'avait baptisé au vin rouge, à ce
que je me rappelle du café, de la charcuterie, de la forge, du jardin de Champdieu, du salon
de coiffure de l'oncle Clément. Je les dois aussi à ce que me disait Mona, Claudius le frère
de mon père, Francine l'épouse de Clément. Ce dernier plus réservé parlait peu. M'a servi
ma connaissance de Montbrison et de sa région.
Mes neuf-dix ans se rappellent le cheval de mon père dans les écuries du château
de Champs, d'Emeline de Vimont (nom fictif, personne réelle), de l'infidélité de mon père
qui mit quelque temps en péril son mariage avec ma mère.
L'auteur
Première partie
1. Agates et calots
«Benoît, tu perces toutes tes poches de culotte avec tes sacrées billes. —Pardonnemoi maman, mais aux billes je suis un champion et je gagne toutes celles de mes copains, et
bien sûr elles pèsent lourd dans mes poches. —Tiens, je t'ai cousu un sac, tu les mettras
dedans. Que je n'en trouve plus dans tes poche». Benoît, un garçon doux, un peu timide, du
haut de ses six ans avait déjà ce sourire ensorceleur qu'il garda sa vie entière; il expliqua à
sa mère: «Ces grosses billes de pierre sont les calots; on les tient entre le pouce et l'autre...
l'index je crois, pour les lancer. Les plus belles sont celles-ci, les agates; je les ai gagnées
aux gosses de riches. Celle-là, les fausses agates, sont en verre tout irisé à l'intérieur. Les
plus moches sont celles-ci en terre cuite».
En cette année 1891, les voitures n'avaient plus pour très longtemps à être tirées
par des chevaux de jambes, de muscles et de sueur. Mais ceux-ci ne le savaient pas. Le
crottin parfumait encore les rues. De gros pavés de granite, bruyants sous les roues de bois
cerclées de fer, décoraient celles-ci. Mme Gabrielle Paret, née Rivet, la mère de Benoît,
était la plantureuse charcutière de la rue Rivoire à Montbrison. Cette ancienne préfecture du
département de la Loire avait été déchue et ramenée au rang de sous-préfecture en 1856.
Depuis, Montbrison vivait douce et paisible, encerclée par les tout jeunes platanes de son
boulevard circulaire. Celui-ci avait remplacé les anciens remparts qui depuis des siècles
protégeaient cette petite ville et son château féodal, domaine des Comtes du Forez,
construit sur l'ancien volcan, le Mont Brison, sur le bord occidental de la plaine du Forez.
A l'intérieur de ce boulevard subsistaient quelques anciennes maisons qui se
souvenaient des massacres perpétrés par le baron des Adrets, ce huguenot vindicatif qui
voulait exterminer cette sale race de papistes et les faisait sauter du haut de ses remparts sur
les pics dressés de ses soldats. A un pauvre homme qui hésitait à accomplir le pas, le baron
aurait dit: «Tu as peur carcasse! — Je voudrais bien vous y voir », aurait répondu celui-ci.
La réponse avait fait rire le terrible baron qui l'aurait gracié. C'était du moins ce que disait
la rumeur publique qui était parvenue jusqu'à Benoît. La petite rue Rivoire reliait le
boulevard circulaire au quai du Vizézy. Ce gros ruisseau descendu des monts du Forez
était encore tout frais et vif; il allait bientôt s'assagir et se calmer dans la plaine du Forez
avant de s'unir au doux coulant Lignon, comme l'appelait Honoré d'Urfé, l'auteur de
l'Astrée. Son cours, honneur suprême, avait été dessiné sur la carte du tendre admirée des
précieuses de la Renaissance finissante. C'était en son honneur que ce lieu avait été appelé:
quai de l'Astrée, nom de la bergère héroïne de ce roman.
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C'était tantôt sur le sol terreux de ce quai ou sur celui du boulevard que le jeune
Benoît, le genou dans la terre ou la poussière, gagnait toutes ses billes. Les parties variaient.
Elles s'appelaient le carré, le goulu, la poursuite, la serpente, la grattaille. Avisé, il revendait
à ses copains les billes gagnées, quatre pour un sou. Il s'empressait d'aller dépenser sa
fortune à la petite épicerie du coin, en caramels, réglisses, bonbons acidulés ou autres. Bon
camarade, il donnait volontiers un caramel au copain auquel il venait de gagner les billes.
Chez les Paret, Benoît Justin né le 13 septembre 1885, un vendredi 13, était le
troisième enfant de la famille. S'il craignait Clément son frère aîné qui voulait tout
commander et tout régenter, sa soeur Benoîte, sa marraine, la doyenne, de sept ans plus
âgée que lui, était sa préférée. C'est auprès d'elle qu'il courait se consoler lorsqu'un gros
chagrin gonflait sa poitrine. Quant à Claudius le benjamin, ses trois ans comptaient encore
peu. Son père, Antoine Paret, était le fils d'un Denis Paret né à Saint-Étienne le 19 mars
1824 qui se qualifiait de libertaire. Il avait participé à la Commune de 1870 qui fut
particulièrement violente dans cette ville. Denis et ses camarades s'étaient emparés de la
préfecture, bataille où le préfet avait trouvé la mort. Ce Denis Paret possédait dans cette
ville une forge, au 11 de la rue de Lyon, au feu de laquelle il forgeait les balances romaines
que tous fermiers, cultivateurs et jardiniers, tenaient au poing sur les marchés pour peser
légumes, fruits, lapins ou pommes de terre.
Antoine, le père de Benoît, était devenu sous la poigne énergique de son père un
excellent forgeron après que celui-ci l'eut fait doter d'une bonne éducation primaire, à
l'école laïque naturellement. Vers 1875, Antoine Paret avait rencontré une montbrisonnaise
dont les parents tenaient une charcuterie dans cette ville. Ils s'étaient mariés et avaient laissé
ce père sévère et vindicatif qui lui avait interdit de fabriquer des balances, fut-ce à
Montbrison. Antoine avait quitté à regret sa mère, la douce Jeanne que certains catholiques
rigides continuaient d'appeler la Goutte, de son nom de jeune fille, car son mariage avec
Denis n'avait été qu'un mariage civil. Plus tard à sa mort, et le petit Benoît s'en souvenait,
son grand père Denis s'était fait enterrer civilement, drapeau rouge en tête, ce qui avait fait
du bruit dans Landerneau.
A son mariage Antoine Paret était venu habiter Montbrison. Il n'osa pas braver
l'interdit de son père et installer une forge dans cette ville. Les parents de Gabrielle son
épouse leur cédèrent leur charcuterie et se retirèrent dans une ferme agricole à Châlain, près
du Mont-Uzore, se consacrant à la production de pruneaux, spécialité du pays. Antoine, de
taille assez moyenne, était plus petit et plus mince que son épouse. Il entretenait de belles
moustaches retombant sans excès de chaque côté de la bouche et ramenait ses cheveux
noirs sur le sommet de la tête qui commençait à se dégarnir. Gabrielle avait des cheveux
châtains clairs et un teint de blonde. Leur premier enfant, une fille, au désespoir d'Antoine,
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était née en 1875. Ils l'avaient appelée Benoîte. En 1881 naquit Clément. Antoine était aux
anges. (Attention, ne prononcez pas le mot ange devant lui, vous pourriez encourir sa
fureur. Car Antoine bouffait du curé autant que de la cochonnaille).
Dans le dépôt, dépendance de la charcuterie située de l'autre côté de la rue Rivoire,
chaque quinzaine Antoine faisait tuer le cochon qu'il avait acheté au marché aux bestiaux
qui se tenait le samedi sur le boulevard. A cette occasion, un exécuteur des hautes oeuvres,
spécialiste de ce genre de mise à mort, venait lui prêter main forte. Le petit Benoît avait
peur de ce jour-là. Il se bouchait fortement mais en vain les oreilles pour ne pas entendre les
cris du condamné. Il lui fallait ensuite manger des grattons, ces morceaux de graisse frite
que Benoît n'aimait pas beaucoup, et tout au long de la semaine avaler les bas morceaux
d'entrailles, invendables à la charcuterie, et que préparait sa mère. Bien qu'elle fut bonne
cuisinière, il sentait son estomac se serrer quand il pensait au joli petit cochon rose, et ne
pouvait rien avaler. Sa mère le trouvait pâlichon et se plaignait qu'il ne mangeât rien. Son
père se mettait en colère et Benoît pleurait dans son assiette. Ses parents lui firent boire
chaque matin une cuillerée d'huile de foie de morue. Son père sut si bien s'y prendre que
Benoît en se réveillant criait lui même: « Mon morue! », bien que ce fût affreux à boire.
Un jour Antoine était revenu du marché avec un martinet. Il ne s'en servit jamais
lui même craignant ses moments de colère. Maman Gabrielle menaçait sa marmaille, mais
celle-ci ne gardait pas le souvenir d'avoir été fouettée, si ce n'est parfois un léger coup sur
les mollets. Plusieurs fois Clément et Benoît avaient essayé de cacher le martinet, mais
maman Gabrielle le retrouvait toujours. Ils avaient même osé sous les yeux de Claudius
complice, arracher une lanière de ce vilain fouet. Maman Gabrielle ne s'en était pas
aperçue. S'armant de courage ils arrachèrent une seconde lanière. Il n'en resta bientôt plus
qu'une à ce chat à neuf queues. Ils n'osèrent jamais arracher cette dernière lanière, ce qui
amusait beaucoup en cachette les parents.
Voici un an que Benoît était à la laïque; très vite il avait abandonné les ba, be, bi,
bo, bu, et sut lire quelques mots, quitté l'ardoise pour le cahier, abandonné les barres droites
et inclinées. Le cahier penché, la plume trempée dans l'encrier, il avait écrit des a, des o,
des l, tout longs, des p, tout en bas, son nom, Paret Benoît, un B, avec un ventre bien rond.
A la fin de l'année, il avait fait la surprise à ses parents d'une lettre de bonne année.
Bien sûr les deux mots Bonne Année avaient été écrits au tableau par l'instituteur. Mais au
lieu d'écrire papa, maman, Benoît avait écrit Antoine et Gabrielle. L'instituteur lui avait
demandé pourquoi. « Parce que mon père veut que je l’appelle Antoine; alors j’ai mis
Gabrielle, à la place de maman, mon père lui l’appelle Gaby ». L'instituteur avait hésité
puis finalement il avait laissé la lettre ainsi. On ne fêtait pas Noël chez les Paret. Cependant
maman Gabrielle avait obtenu que les enfants fussent baptisés. Mais après le baptême
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auquel Antoine n'assistait pas, et pour détruire l'effet pernicieux de celui-ci, il les avait
baptisés au vin rouge dont il était lui-même un buveur éclairé.
Cette année 1891, Benoîte venait d'obtenir son Certificat d'Études « bien qu’à
l’école elle ne soit pas fulgurante », disait Benoît. Son père décida de la mettre en
apprentissage chez une couturière. Cette profession plaisait à Benoîte et maman Gabrielle
approuvait.
2. Le café
Le commerce prospérait. Le café à côté de la charcuterie était à vendre avec audessus un appartement plus vaste. On entrait depuis la rue Rivoire dans la salle du café par
une porte vitrée toujours ouverte l'été. Celle-ci était encadrée de deux fenêtres sur le rebord
desquelles fleurissaient des pots de géraniums. En entrant, une belle pièce carrée, haute de
plafond vous accueillait. En face de vous, deux autres fenêtres auréolées par le soleil
couchant et les feuilles découpées d'une treille laissaient voir, derrière des rideaux de
dentelle, la cour bordée au fond par une haie toujours verte. Cette cour assez vaste était
ombragée par deux beaux arbres, des ormes, avait appris papa Antoine à ses enfants en leur
faisant remarquer la fine dentelure de leurs feuilles.
Entre ces deux fenêtres, une desserte tout en noyer laissait briller le brun roux de
ses sculptures. Un fronton triangulaire représentait taillée dans sa masse une scène de
chasse: deux sangliers fuyaient devant un chasseur que l'on devinait sur la droite. Audessus était accroché un tableau dans son superbe cadre doré. Sur un fond de neige et de
forêt d'hiver un sanglier hésitait à la vue du peintre qui lui paraissait cependant être un
personnage pacifique. Sur les murs un papier peint représentait plusieurs scènes de chasses
dessinées en brun rouge sur un fond crème. Là, des chasseurs à cheval en tricornes
poursuivaient une biche. Ici, les mêmes chasseurs sautaient une rivière. Plus loin un moulin
avec sa roue à aube était survolé par quelques oiseaux. Là-bas un autre chasseur, à pied
celui là, tirait «le coup du roi» sur un faisan en plein vol. « Ce sont des copies de toile de
Jouy », expliquait Antoine à sa progéniture, une invention de cet Oberkampf, un Français
d'origine allemande, qu'Antoine estimait parce qu'il avait refusé les lettres de noblesse que
lui avait offert Louis XVI. Car ce père autoritaire et parfois coléreux, était d'une patience
infinie pour expliquer à ses enfants les merveilles de la science, les mystères de la nature,
la terre, la géographie, l'histoire de ces hommes qui firent la France, sachant reconnaître ce
que parfois avait pu faire de bien pour elle les tyrans que furent les rois. Seul Henri IV avait
droit à une grâce à ses yeux. Peut-être parce qu'il sentait l'ail ou qu'il voulait que tous les
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Français puissent manger la poule au pot le dimanche et qu'il avait traité les religions pardessous la jambe.
Antoine leur parlait avec enthousiasme des savants français Cugnot, Lavoisier,
Montgolfier, Jacquard, Seguin; de cet Ambroise Paré dont il aurait tant voulu être le
descendant. « Autrefois les noms propres n’avaient pas d’orthographe », leur disait-il. Il
possédait dans ses archives un ancien document d'un abbé Chapelon qui dans un patois
savoureux écrivait vers 1680 : « Le dimanche, nous allions sur la place du pré de la foire
voir «Lou sargeant Parret avouai sa grande bedaine» commander les exercices de la milice
bourgeoise ». Antoine savait aussi que son grand-père François Paret, né l'an IV de la
République une et indivisible, avait épousé une Marguerite David, qu’il était armurier à
Saint-Étienne. Que son père ce Denis Paret qui était né en 1828 avait d'abord exercé auprès
de son père François le métier de fabricant d'armes, avant de forger des balances pour
échapper à la crise.
C'est dans ce 11 de la rue de Lyon qu'Antoine Paret était né le 27 juin 1854. Il avait
trois oncles. Un Paret fabriquant de rubans, un cul bénit réactionnaire qu'Antoine ne
fréquentait pas. Ses ouvriers l'avaient appelé le Père trois soupes depuis le jour où pendant
une grève il avait déclaré: « Les ouvriers n’ont besoin que de trois soupes, l’une le matin,
l’autre à midi, la troisième le soir ». Il affichait du mépris pour les ouvriers incapables de
s'élever au-dessus de leur condition. Antoine avait aussi un autre oncle, un Paret Antoine
cartonnier, son parrain qui lui avait donné son prénom. Il fabriquait des tambours en carton
pour les rubans du Paret soyeux. C'est à lui qu'Antoine s'adressait lorsqu'il voulait faire
transmettre un message au Père trois soupes. Son troisième oncle était graveur sur armes, il
avait été Prix de Rome et vivait dans la ville éternelle. Son fils allait être l'ingénieur qui
creuserait le tunnel du Simplon, le premier tunnel commencé par les deux bouts.
Entre les Paret soyeux et les Paret balanciers la haine demeurait, comme elle
existait entre les Capulets et les Montaigus. Longtemps après, à la veille de l'an 2000, l'on
se saluait mais l'on ne se parlait pas. Il n'y avait pas eu de Roméo et Juliette. De Denis Paret
l'ancêtre, Antoine avait accroché au mur du café une grande lithographie dans son cadre
d'ébène représentant la mort de Napoléon à Sainte Hélène; le pendant, Les Adieux de
Fontainebleau, se trouvait parait-il à la Malmaison. Antoine inconséquent avec lui même
gardait une certaine admiration pour l'empereur. Antoine parlait de tout cela assis avec ses
enfants autour de la table ronde qui occupait le centre de la salle du café. C'était sur cette
table que la famille Paret prenait ses repas à midi et le soir et que les enfants faisaient leurs
devoirs sous la suspension à pétrole qui éclairait l'ensemble du café. Les quatre autres
tables rectangulaires celles-là, placées sous les fenêtres aux quatre coins de la pièce étaient
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dévolues dédaigneusement aux clients, qui le savaient. Les dimanches d'hiver, Antoine
invitait quelques élus à jouer aux cartes autour de cette table ronde.
Toutes ces tables avec leur plateau brun roux et leurs pieds en bois tourné étaient
en noyer de même qualité que la desserte, consciencieusement cirées par maman Gabrielle.
« De style Henri II, qui est Henri II? » questionnait Antoine. En choeur sa marmaille
clamait: « C’était un roi de France qui régna de... Zut! on s’en rappelle plus! ». Cette table
ronde eut une longue histoire. Benoît en hérita. Elle fut quelques années promue table de
salle à manger sous la suspension du café qui fut un jour équipée à l'électricité. Cette table
fut ensuite reléguée dans un coin. Elle fut volée vers les années 1975. Mais Benoît n'était
plus là pour le voir: depuis une douzaine d'années il avait rejoint son père là-bas, derrière la
lune.
Sur le côté gauche de cette salle de café, une porte donnait accès à la cuisine.
Celle-ci toute en longueur avait une fenêtre sur la rue Rivoire avec des géraniums et une
porte vitrée sur la cour. En face de la porte donnant sur le café, Antoine avait fait percer une
ouverture pour accéder à la charcuterie. Sur le côté droit du café, une autre porte donnait
sur le couloir et l'escalier montant à l'étage où se trouvaient les chambres. La chambre
d'Antoine et de maman Gabrielle avait eu droit à un lit à baldaquin en toile de Jouy rose
décorée de bouquets de fleurs rouges légèrement dessinées. Sur les murs était collé un
papier peint assorti. Il y avait à côté la chambre des garçons où Clément faisait régner
l'ordre et la discipline, puis la chambre de Benoîte et même une chambre pour les amis. Il y
avait aussi, grand luxe, un cabinet de toilette.
Antoine avait, je ne sais où découvert une nouveauté, une pompe à bras, une petite
pompe toute ronde et son petit bras court. Il l'avait installée dans la cuisine. Clément et
Benoît devaient, Claudius le dernier plus petit et chétif en était dispensé, par un mouvement
de va-et-vient rapide du bras de cette pompe, faire monter l'eau qui venait du puits de la
cour dans ce que Antoine appelait une bâche. C'était une grande caisse en métal qu'il avait
installée avec peine et avec l'aide de toute la famille «ho hisse» dans le grenier. La famille
Paret avait ainsi l'eau à volonté dans la cuisine et dans le cabinet de toilette de l'étage, ce
qui faisait l'admiration de tous les clients et buveurs du café. Pour rétablir la vérité, il faut
dire que maman Gabrielle pompait elle aussi en cachette de son mari quand ses garçons
rechignaient à ce travail fatigant.
Pour Benoît sa place de petit frère le faisait naviguer entre les bisous de Benoîte et
les rudoiements de Clément qui lui faisait croire qu'il le protégeait « Comme si je ne me
débrouillais pas bien tout seul » disait Benoît; ce qui n'empêchait pas Clément de lui faire
des platitudes pour qu'il lui corrige son orthographe.
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Lorsque Benoît pouvait s'échapper de la rue Rivoire, il fonçait voir Zézette.
Georgette Lardet était la fille de Mme Lardet, une grosse femme blonde qui tenait une
mercerie rue de l'hôpital. Si maman Gabrielle était une belle plante, Mme Lardet avec ses
cheveux blonds qui volaient au vent était vraiment grosse. Zézette qui avait un an de plus
que Benoît était légèrement plus grande que lui. Elle promettait de ressembler à sa mère. A
la mercerie, Zézette et Benoît jouaient aux dames, au jacquet ou au morpion. Sur un carré
de carton quadrillé, il fallait placer trois boutons blancs en ligne pendant que votre
adversaire tentait de vous en empêcher et cherchait, lui, à aligner trois boutons noirs. Ils
appelaient ce jeu morpion en cachette car Mme Lardet leur avait appris que c'était un gros
mot, ils ne savaient pas pourquoi. Chez les Lardet pas plus que chez les Paret on ne disait
jamais de gros mots. Sur les rayons de la mercerie s'alignaient des boites en carton qui
laissaient pendre un bout de ruban retenu par une épingle. Sur ces boites l'on pouvait lire
Ruban de Saint-Étienne et en plus petit, Paret fabricant. Benoît disait avec fierté : « Paret,
c’est mon oncle. Celui qui a fabriqué les boites en carton est aussi mon oncle ». Il
s'imaginait que Mme Lardet le regardait avec considération et respect.
Benoît et Zézette partaient, si le temps le permettait, se promener lentement,
sagement sur le boulevard, ou de préférence sur le quai de l'Astrée. Assis sur le muret, les
jambes pendantes au dessus de l'eau, ils regardaient, sans rien se dire, couler le Vizézy.
« Un jour Zézette et moi on se mariera. Il faudra bien que j’ose le lui dire mais j’ai le temps
pour ça », pensait Benoît. Ils rentraient en se tenant par la main. S'ils avaient plus de temps
devant eux, ils poussaient jusqu'au jardin d'Allard. Benoît emportait sa toupie, Zézette son
jeu de grâce. Ils trouvaient joli le jardin d'Allard, c'était un jardin anglais, leur avait appris
Antoine. Il y avait une fausse grotte qu'ils trouvaient bien imitée; pénétrait à demi dans
cette grotte une pièce d'eau avec des nénuphars. Un phoque tout en pierre en sortait et
regardait le soleil. Dans la partie haute du parc, M. Allard avait planté un jardin botanique
avec des tas de plantes bizarres bien étiquetées.
Zézette avait un frère aîné, Victor; fier, il daignait parfois parler à Benoît avec
condescendance. Il préparait son baccalauréat chez les frères. Plus tard il serait
polytechnicien. « Il portera un bicorne », disait avec respect Zézette. Grand, brun et réservé,
Victor ressemblait à son père. M. Lardet travaillait chez Cherblanc, une usine qui fabriquait
des pinces, des tenailles, des clés à molette de toutes dimensions. Le premier travail de M.
Lardet en revenant de chez Cherblanc était d'aller à la cuisine se préparer une copieuse
portion, pain, saucisson, fromage, accompagnée d'un coup de rouge, pendant que son
épouse lui disait: « Voyons Denis, tu ne mangeras rien ce soir ». Après avoir repris des
forces, M. Lardet se mettait à compter, à écrire des chiffres sur des feuilles à colonnes.
« Mon père veut devenir comptable », avait appris Zézette à Benoît.
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Une autre amie de Benoît était Louise Laurens. Elle avait un oncle légendaire,
membre d'une expédition qui, à coup de machette dans la forêt tropicale, explorait l'Afrique
Equatoriale. Quelques rares lettres de lui parlaient de peuplades africaines primitives et
colorées, amies ou hostiles. Il décrivait les animaux sauvages hippopotames, rhinocéros,
lion, tigres, mais aussi les gazelles vives, les girafes ou les serpents, les éléphants et les
crocodiles. Avec réserve il parlait d'accrochages qu'ils avaient parfois avec des expéditions
anglaises ou allemandes et qui un jour allèrent jusqu'à Fachoda. Il avait rapporté de ces
expéditions des armes sauvages, des flèches empoisonnées, des gris-gris, des cornes de
gazelles. Benoît frissonnait de ces exploits et rêvait de cette Afrique si lointaine. Antoine
avait acheté une carte d'Afrique avec plein de parties blanches inconnues. Il s'était
renseigné sur ces expéditions et essayait d'expliquer à ses enfants: Caillé à Tombouctou et
le fleuve Niger, Stanley et le Congo, la conférence de Berlin qui avait partagé l'Afrique
entre Européens sans l'avis des Africains. Il critiquait cette mainmise sur l'Afrique.
Les jeux des enfants avaient changé, ce n'était plus les gendarmes et les voleurs
mais maintenant les explorateurs se battant contre les anthropophages. Ils s'étaient
fabriqués des arcs, des flèches et des lances. Antoine était intervenu pour les munir de
pointes en carton moins agressives Benoît garda longtemps un Jeu de l'oie figurant la
traversée de l'Afrique par Stanley et Livingstone. Toute son existence il fut contre la
colonisation. Denis, le père d'Antoine mourut. Ce dernier en avait assez de jouer au
charcutier. La défense de son père de fabriquer des balances même à Montbrison devenait
caduque, Antoine se mis à la recherche d'un atelier de serrurerie.
3. La forge et Rémy
De l'autre côté du Vizézy, derrière un rideau de maisons, parallèle à la rivière, la
rue Tupinerie, la rue commerçante de Montbrison, s'allongeait de la route de Lyon à la
Fontfort, la fontaine d'eau minérale pétillante qui coulait à la disposition de tout
Montbrisonnais. Il faut savoir que dans cette région du Forez, rares sont les villages qui
n'ont pas leur source d'eau minérale gazeuse. Montrond-les-bains même possède un geyser
à l'eau chaude et puante. Partant de la rue Tupinerie, la rue du Marché s'élevait doucement
vers les ruines du château féodal. Elle s'appelait ainsi car c'était par elle que, du haut de la
vieille ville, l'on descendait au marché. Après un carrefour, elle montait en spirale à
l'assaut du Mont Brison et prenait le nom de rue du Bout du Monde. Il faut dire que sur la
placette terminant cette rue, derrière les ruines des remparts du château, et devant les trois
suppliciés du calvaire, on dressait la guillotine les jours où se tenaient les assises. Car la
sous-préfecture avait conservé son palais de justice, dans l'ancienne chapelle des Cordeliers
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qui s'enorgueillissait d'un dôme majestueux dessiné par Soufflot, l'architecte du Panthéon
de Paris, et les assises, dernier lustre de son auréole de préfecture.
Sur le côté droit de la rue du marché, un atelier de serrurerie avec forge était à
vendre. Antoine, qui pour une fois s'était entendu avec ses frères et leur avaient laissé
l'atelier du 11 de la rue de Lyon à Saint-Étienne, eut tôt fait de récupérer le matériel de la
fabrique de balances et de le faire transporter de cette ville à Montbrison dans un lourd
camion tiré par trois forts percherons qui avaient gravi avec peine la côte des Tourettes.
Antoine devant le feu de la forge retrouvait sa joie de vivre. A Saint-Étienne, son père avait
adjoint à sa fabrique de balances romaines la construction de bascules que lui achetait le
P.L.M., cette compagnie de chemin de fer qui continuait sa politique de construction de
voies secondaires. Antoine continua leur fabrication mais il préférait les petites choses. Il
toucha aux balances à fléau et avec licence aux balances de Roberval. Adroit de ses mains,
il se fit une réputation chez les pharmaciens pour ses balances de précision qu'il livrait
abritées sous une cage de verre. Il prit bientôt un apprenti.
Benoît adorait fureter dans l'atelier de son père. Il essayait en vain avec ses faibles
bras de faire fonctionner le grand soufflet de la forge et enviait Clément qui avec fierté lui
montrait qu'il y arrivait facilement. Benoît passait de longs moments la sueur au front
devant le feu de la forge à regarder Antoine transformer avec d'adroits coups de marteau
une vulgaire barre de fer rougie par le feu et prenait plaisir à voir celle-ci devenir lentement
une balance romaine. L'atelier d'Antoine était éclairé sur la rue du Marché par cinq baies
plein cintre à bossage à l'italienne d'une maison toute en pierre de taille. Dans cet atelier qui
semblait immense à Benoît, la forge elle-même était située tout en arrière dans une aile
s'allongeant le long d'une cour triste et étroite servant de dépôt de ferraille. Sur la rue, les
deux premières baies éclairaient l'atelier de montage, la troisième était la porte d'entrée.
Derrière la quatrième était exposée une bascule. Sur les côtés étaient suspendues
accrochées entre les grosses pierres de taille, des balances romaines. On pouvait apercevoir
dans le fond un meuble bureau à rouleau et trois sièges en fer noir certainement forgés par
Antoine. Une dernière pièce, était la réserve des balances fragiles. De la rue le passant
voyait, brillant de tous leurs cuivres jaunes, les balances à fléau, les balances de Roberval et
les balances de précisions que l'on soulevait légèrement avec un levier lorsque l'on voulait
les utiliser. Elles étaient protégées par une cage de verre fabriquée par M. Chabanne le
vitrier.
Antoine avait façonné pour ses enfants quatre roses de métal, rendant le fer aussi
léger qu'un pétale de fleur. Pour un jour de l'an, ils eurent la surprise de recevoir tous les
quatre chacun un petit coffret en métal forgé dans le style de ces malles bombées et
cloutées, avec une fermeture à secret différente pour chacun d'eux. Antoine offrait aussi,
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souvent, des cadeaux de sa fabrication à maman Gabrielle. A ses moments de loisir,
Antoine confectionnait pour les baies sur la rue, de belles grilles en fer forgé. Chaque pose
de l'une d'elle était une cérémonie et l'occasion de déboucher une bouteille de vin de sa
vigne.
Les dimanches d'hiver froid ou pluvieux étaient pour les enfants Paret de tristes
journées. Fuyant le café bruyant à l'atmosphère bleuie et viciée par les fumées des pipes et
des cigarettes des buveurs et joueurs de cartes, ils montaient dans leurs chambres. Benoîte
s'enfermait dans la sienne. Claudius regardait un livre d'images. Clément faisait de
l'arithmétique et se posait des problèmes à lui-même. Benoît s'était acheté un beau cahier à
la couverture cartonnée, sur lequel il avait dessiné le mot Poésies, encadré de fioritures. A
l'intérieur il avait écrit quelques fables à la manière de M. de La Fontaine. La première
s'appelait: Trois petits lapins. Elle n'avait pas de morale. Il n'avait jamais pu trouver une
morale. Il y en avait d'autres souvent inachevées. L'une, Le Tambour Major, inspirée par
une image d'Épinal qu'il possédait, commençait par: Plan! rataplan plan! plan! Il n'avait
jamais été plus loin. Il avait aussi commencé un grand poème à la manière de la Chanson
de Roland et du Lutrin. Il y avait aussi transcrit quelques souvenirs.
4. Copains, copines
Certains dimanches d'hiver où le froid était sec, Benoît et ses copains, bien
emmitouflés dans leur grande cape, un cache-nez autour du cou, allaient marcher sur le
boulevard, de la rue de l'Hôpital à la Fontfort, jamais plus loin, Clément devant avec ses
copains de classe, Benoît derrière avec les siens. Le plus grand était Dumas, un peu
prétentieux, parfois il voulait bien emmener Benoît chez lui. Sa mère avait un joli
appartement, confortable, plein de jolis meubles fragiles que Benoît n'osait pas toucher.
Elle leur préparait des goûters formidables avec du chocolat chaud et des choux à la crème.
Dumas ne parlait jamais de son père, Benoît ne l'avait jamais vu. Maman Gabrielle n'aimait
pas beaucoup qu'il aille chez Mme Dumas. « C’est une drôle de femme; on ne sait pas bien
qui est le père de son fils ». Un autre copain qui s'appelait Lhermitte prétendait se nommer
en réalité, de l'Hermitte, particule abandonnée à la Révolution. Cela impressionnait Benoît.
Il y avait aussi, Joannes Péyère, un bon copain, le gros Péyère, le dernier de la classe, tout
en rondeur et en sourires. Il était le fils du minotier. C'est de lui que Benoît gagnait les
belles agates, sa place était tout au fond de la classe près du poêle. Il était chargé
d'entretenir le feu, c'était la tâche du dernier. Lorsqu'ils avaient froid, les élèves chantaient
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sur l'air des lampions, orchestré par la baguette de l'instituteur: Joannes... Joannes...
Joannes...
Un autre de ses bons copains s'appelait Lévy, tout simple, sans prétention, Benoît
l'aimait beaucoup. Il portait parfois une curieuse petite rondelle sur la tête. Benoît lui
cassait les pieds pour qu'il lui en donne une, lui offrant quelques-unes de ses plus belles
agates. Il ne venait jamais à l'école le samedi sans que M. Castel l'instituteur s'en inquiète.
Avec le jeudi, cela lui faisait trois jours de vacances par semaine, le veinard. Son père était
tailleur pour homme rue Juiverie. Cela faisait une éternité qu'ils habitaient rue Juiverie. Son
voisin en classe s'appelait Seux, c'était le fils du droguiste de la rue Tupinerie. Il sentait la
peinture et le vernis. Lorsqu'ils parlaient en classe, M. Castel se permettait de faire de
l'esprit: « Paret-Seux, vous m’écoutez? Répétez-moi ce que je viens de dire ». Benoît qui
était toujours sur ses livres en avance sur l'instituteur, arrivait à s'en tirer. Mais Seux, le
pauvre, pataugeait. Benoît avait beau lui souffler la bouche en coin, Seux écopait. « Vous
me copierez cent fois: je n’écoute pas en classe, à tous les temps du subjonctif, signé des
parents ». Pour la signature, il savait faire. Son meilleur copain était Dubois, en douce
Benoît lui passait ses devoirs, cinq billes pour qu'il les recopie. Maintenant Benoît se
demandait qui était le Juif, Lévy ou lui? Ces dimanches d'hiver, sur le boulevard, les
garçons croisaient les filles. Sans en avoir l'air Benoît regardait Zézette de biais, se donnant
en sifflotant un air indifférent.
La copine de Zézette, c'était Huguette Dupré, la fille du marchand de vin, toute
petite aux lourds cheveux dorés s'échappant de son chapeau. Huguette, les jambes nues, la
robe relevée aimait marcher dans l'eau du Vizézy même quand celle-ci était froide, même
très froide. A côté d'elle se trouvait Henriette, une grande et pâle blonde aux lourdes
anglaises sous un chapeau antique qui devait bien dater de Marie-Antoinette. Ses parents
étaient musiciens dans les concerts et au théâtre. Benoît les avait entendus plusieurs fois.
Henriette jouait bien du piano, même très bien. Chez ses parents, Benoît était impressionné
par le grand piano à queue. Lorsque Henriette jouait Mozart ou Schubert, il se collait contre
le piano la mangeant des yeux, ce qui agaçait Zézette qui ne comprenait pas que ce n'était
pas Henriette qu'il voyait, mais sa musique. Pauvre Henriette, elle devait mourir écrasée
contre un mur avec sa mère par un camion fou, un de ces premiers camions automobiles
dont les freins avaient lâché. Cela ce passait à Allevard dans les Alpes. Elle avait vingtdeux ans. Elle était fiancée à un autre copain de Benoît, Norbert Chirat à la si belle voix et
qui chantait à la cathédrale.
Nous approchions de la fin de l'année. Dubois avait dit à Benoît: « Le dimanche
avant Noël il y aura fête au patronage avec des gâteaux, des jouets; tu viens, je te ferais
entrer ». Ils en parlèrent en douce à maman Gabrielle qui donna son accord. « Faites
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attention que son père ne le sache pas, emmenez Claudius », leur avait-elle dit. Le jour
arrivé, Claudius et Benoît, après avoir subi l'inspection de maman Gabrielle, avaient rejoint
Dubois. Il faisait très froid ce jour là. Zézette qui les attendait avec Dubois semblait se geler
dans une robe légère d'un vert criard et un manteau trois quart bleu qui hurlait avec la
couleur de sa robe. Zézette tout comme sa mère ne savait pas s'habiller.
Ils arrivèrent devant la cathédrale et la contournèrent sur le côté pour aller vers le
patronage situé près de la Diana, la salle de réunion des notables du temps des rois et des
seigneurs. À l’intérieur, Benoît trouvait que c'était chouette. Il voyait sur les tables des
montagnes de jouets, sur d'autres, des tas de gâteaux, des chaussons, des tartes aux
pommes, des éclairs au sucre, des duchesses au chocolat ou au café. Sur le côté était
disposées des bouteilles de limonade, de grenadine et de sirop d'orgeat derrière des verres
tout brillants.
Au milieu de la salle étaient alignées des chaises. Il leur avait fallu s'asseoir avant
d'avoir droit aux bonnes choses. Benoît avait cependant repéré un énorme millefeuille
recouvert de sucre glacé. Un homme en noir avait gravi la marche d'une estrade semblable
à celle de l'école vers le bureau du maître et devant le tableau noir. Benoît savait que c'était
le curé car il n'était pas complètement athée, le soir en cachette d'Antoine, maman Gabrielle
leur faisaient dire une courte prière: « Mon Dieu, je vous donne mon coeur, mon esprit, ma
vie ». Un soir au lieu de dire mon esprit et ma vie, Benoît avait dit: mon cœur, mon pique et
mon trèfle. Alors qu'il s'attendait à une gifle de maman Gabrielle qui avait parfois la main
leste, celle-ci avait éclaté de rire.
Le curé leur parlait du bon Dieu, de Jésus. Le son de sa voix devenait pour Benoît
un ronronnement, une musique en sourdine accompagnant ces réjouissances. Enfin ils
avaient pu approcher des gourmandises. Un type habillé drôlement comme au temps du
carnaval avec des bas blancs et un chapeau de gendarme posé de travers sur la tête la pointe
en avant, tenait dans la main gauche une lance terminée par une hache; il regardait
bizarrement Benoît. Il s'approcha de lui: « Dis, toi, tu ne viens pas au catéchisme ?» Benoît
louchait sur la hache, il le croyait capable de lui couper les oreilles. Il s'étouffait avec son
millefeuille. Il pensait à son petit frère qui avait la figure toute barbouillée de chocolat. Il
vit Zézette le prendre par la main, le mettant sous sa protection, ce qui le soulagea. Près de
lui, des mouvements divers attirèrent le curé. Tout le monde s'écartait devant lui, plus de
bruit dans la salle. Benoît le regardait droit dans les yeux. L'homme au chapeau de
gendarme de travers ne lui laissa pas le temps d'ouvrir la bouche: « Je le connais M. le curé,
son père est un rouge ».
Le curé ne doit pas aimer les mouchards, un large et bon sourire éclairait son
visage. « Comment t’appelles tu? — Benoît Paret, le fils du balancier, ce sont mes copains
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qui m’ont amené ici. Pour le Jour de l’an je dois les emmener à la fête de la laïque, on ne
fait rien de mal ». La salle faisait silence. Qu'allait dire le curé? Il le regarda avec son beau
sourire: « Mais c’est très bien, c’est une très bonne idée cet échange de fête. Il n’y a que les
enfants qu’aime particulièrement le Seigneur pour avoir des idées pareilles. Nous célébrons
aujourd’hui la naissance du petit Jésus, Benoît soit le bienvenu ». Le curé parla de jour de
joie, de paix, d'amour de son prochain; à peu près la même chose que leur instituteur. Les
dames patronnesses, (c'était Zézette qui lui avait dit leur nom) lui donnèrent une locomotive
en fer blanc, à Claudius un ours en peluche et à Zézette une poupée en chiffon.
En sortant, Zézette entraîna Claudius et Benoît dans la cathédrale. C'est
impressionnant une cathédrale avec ses hautes colonnes, Benoît avait dit à Zézette : « C’est
beau. — Doucement, ici on parle à voix basse », avait-elle murmuré en agitant la main. Sur
le côté gauche, elle les mena vers la crèche et leur montra Joseph, Marie, l'âne, le boeuf, la
mangeoire où le soir de Noël on déposera le petit Jésus. Déjà on voyait les bergers
s'approcher avec leurs moutons. Là-haut où poussaient des palmiers, s'avançaient les rois
mages avec leurs chameaux et même un éléphant. Au-dessus de la crèche volait un ange
avec ses ailes en plume. Benoît trouva tout ça sympa. Ils rentrèrent vite à la maison. Brrr,
qu'il faisait froid!
5. Petits voyages
Au printemps le père d'Huguette, M. Dupré le marchand de vin, les avait emmenés
avec sa charrette anglaise jusqu'à Chalain-d'Uzore voir les Rivet, leurs grands parents
maternels. Ils étaient nombreux à monter dans la charrette. Sur le banc devant se trouvait
M. Dupré, un géant roux, tenant les rênes et son épouse, entre eux, toute petite, Huguette.
Derrière, sur les deux bancs face à face la famille Paret, d'un côté se trouvait Clément,
Claudius, et maman Gabrielle. De l'autre côté, Benoît, Zézette qui était du voyage et
Benoîte, à leurs pieds un panier de charcutailles concoctées par maman Gabrielle. Antoine
était resté pour garder le café. Le pauvre cheval heureusement avait l'habitude de traîner des
poids lourds, toute la semaine il transportait des tonneaux ou des barriques de vin.
Après le passage devant le jardin, ils approchèrent de Champdieu. Pendant la halte
pour faire reposer le cheval, Benoît fit son bravache en expliquant l'église fortifiée, ses
contreforts, ses mâchicoulis, ses deux clochers, l'un sur le transept l'autre sur la façade
formant narthex et aussi le chapiteau avec sa sirène à double queue. Il avait lu tout ça la
veille dans un bouquin. Mme Dupré qui savait des tas de choses, le regardait en souriant.
Leur tarbais reposé (c'est Mme Dupré qui leur avait appris la race du cheval), ils avaient
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pris la petite route de Chalain-d'Uzore, s'arrêtant sous les cerisiers qui la bordaient. Les
enfants grimpés sur les bancs de la charrette s'étaient gavés de cerises, donnant des
pendants d'oreilles à Huguette et à Zézette. Il était plus de midi lorsque leur bon cheval
s'arrêta sous l'ombre des pruniers dans la cour de la ferme de grand papa Rivet.
Benoît dut être le premier à mettre les pieds sous la table, mais il avait mangé tant
de cerises qu'il n'en pouvait plus. Devant le civet de lièvre, il fut pris de nausées, transporté
sur un fauteuil, il se sentait malade, Huguette et Zézette le câlinaient, il se laissait faire.
Zézette l'embrassait sur les joues et même au coin des lèvres. Son regard filtrant sous ses
paupières, il vit Clément qui le regardait de travers. Claudius, lui, s'était endormi. Il se
laissa quelque temps câliner. Jugeant qu'il y avait encore beaucoup de choses à voir, il se
dit qu'il était temps de reprendre mes esprits.
L'après-midi grand papa Rivet leur fit visiter le local où il faisait ses pruneaux. Ils
étaient placés à l'intérieur d'un grand four. Il leur fit voir comment il alignait les prunes sur
de grandes tôles noires et accrochait celles-ci au-dessus d'un feu doux et parfumé pour faire
sécher lentement les prunes. Il fallait les surveiller et savoir s'arrêter à temps. Benoît eut la
force de goûter quelques pruneaux de l'année précédente. Chalain-d'Uzore était un tout petit
village, cent habitants tout au plus en comptant les fermes et les haras disséminés dans la
plaine. Le bourg, six maisons serrées près du château entouré du vestige de ses anciens
remparts, grimpait sur les premiers contreforts du Mont Uzore, un ancien volcan jailli au
milieu de la plaine du Forez. Pas très loin de Chalain-d'Uzore, l'aïeul d'Honoré d'Urfé,
Claude d'Urfé, qui avait été ambassadeur du roi de France à Rome, avait ramené des
ouvriers d'Italie et fait construire la Bâtie d'Urfé, un des premiers châteaux renaissance de
France. Ce sont ces mêmes ouvriers qui avaient transformé le château médiéval de Chalain
-d'Uzore, percé des ouvertures et ajouté sur le jardin une galerie à l'italienne. Restait,
témoin de l'époque d'avant sa restauration, une imposante salle avec sa grande cheminée et
la chapelle devenue église de la paroisse. Devant l'entrée étaient couchés deux gisants de
pierre dans leur armure. C'était l'abbé Millet, curé du village que les Rivet avait invité au
repas, qui leur avait expliqué tout cela en leur faisant visiter le château dont il gardait les
clés. En redescendant de la terrasse d'où la vue s'étendait sur la plaine du Forez, qui avait
été autrefois un lac, l'abbé Millet leur avait montré sous une allée de marronniers, un ancien
quai construit par les Romains, où l'on voyait encore les anneaux où étaient amarrées leurs
embarcations.
Ils se retrouvaient les mêmes lorsque les Dupré les emmenèrent à Lézigneux. Ce
petit village accroché sur les premières hauteurs des monts du Forez au-dessus de
Montbrison était le village natal de Mme Dupré. Dès que la charrette anglaise eut dépassé
la commune de Moingt qui s'étirait toute en longueur le long de sa rue toute droite sur le
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côté du vieux village, M. Dupré avait dirigé sa voiture vers un chemin montant fortement. Il
leur avait fallu descendre et suivre à pied la voiture. A mi-chemin de la côte ils avaient fait
une halte vers la Pierre Glissante, une dalle de granite en pente, polie par des générations de
gamins qui s'étaient divertis en glissant sur elle.
Les enfants n'avaient pas manqué de se consacrer à la tradition malgré les
protestations de Mme Dupré et de maman Gabrielle qui demandaient pitié pour les fonds de
culottes aussi bien masculins que féminins. M. Dupré, pour immortaliser le moment, déplia
le trépied de son appareil photographique, pendant que venaient les rejoindre à pied Mme et
M. Lardet. Un ami à eux qui faisait quelques transports dans la région avec son omnibus les
avait laissés au bas de la côte pendant qu'il continuait par le col de la Croix-de-l'HommeMort vers St-Anthème, Puy-de-Dôme. Leur fils Victor n'avait pas daigné venir.
L'appareil photo installé, M. Dupré leur avait laissé voir sous le voile noir la Pierre
Glissante à l'envers et Zézette qui semblait glisser au plafond. « Ne bougeons plus ». Les
photos faites, ils avaient repris leur marche. La route maintenant montait un peu moins,
Mme Lardet et maman Gabrielle avaient pris place dans la voiture; Mme Dupré toute jeune,
brune, mince et vive préférait accompagner les marcheurs. Elle avait ramassé en cours de
route quelques brins d'herbe, certaines plantes sauvages et leur expliquait les fleurs des
champs pendant qu'autour d'eux bondissaient les sauterelles.
Passant sous une porte vestige d'un rempart, ils étaient enfin arrivés devant la petite
place du village. Sur le linteau de la porte d'entrée de la maison de Mme Dupré, Benoît
avait remarqué gravé en creux LAVALLÉE 1778. « C’est le nom de mes parents, je
m’appelle Viviane Lavallée », avait déclaré Mme Dupré. Ils avaient traversé la salle
commune où s'affairaient Mme Lardet et maman Gabrielle aidées de Benoîte qui sortait des
paniers les repas que ces dames avaient apportés. Côté jardin, la table les attendait sous une
treille devant la campagne descendant vers la plaine, Montbrison tout en bas sur la gauche.
Dans la brume au fond, les monts du Lyonnais et devant, toute la partie sud de la plaine du
Forez où perçaient les anciens volcans du mont Cu et de Saint-Romain-le-Puy, avec au
sommet son prieuré roman. Benoît s'imaginait tout ça au temps des volcans, grésillant
comme une poêle à frire.
Sur la table trônait, enveloppé de son papier sulfurisé, un énorme chausson aux
pommes, préparé par Mme Lardet. Pour faire la place libre à Benoîte qui arrivait avec les
couverts, M. Lardet l'avait pris et déposé sur un banc de pierre qui se trouvait sur le côté
contre le mur. Bientôt, les pieds sous la table, tous prêtèrent attention aux choses
appétissantes que ces dames apportaient. Pendant que les grandes personnes buvaient
l'apéritif, un chien roux, qui s'était glissé doucement derrière eux, détalait emportant le
chausson aux pommes dans sa gueule. Les voilà tous courant derrière lui à travers le
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village, criant au voleur, ameutant la population. Peine perdue, le chausson aux pommes
qui devait faire douze parts s'était bien envolé. Revenant penauds vers leur repas, ce fut
pour chasser les chats qui avaient pris possession de la table. Heureusement la bouffe était
généreuse et ils n'avaient pas souffert de la faim. D'autres douceurs remplacèrent le
chausson manquant. Pendant que les dames y compris Benoîte préparaient le café et que
Clément restait avec les hommes, Benoît, les deux filles et Claudius mangeaient des mûres
comme si ils avaient encore faim, s'accrochant aux ronces des buissons.
L'après-midi Huguette et sa mère sortirent un jeu de croquet. Si les familles Dupré
et Lardet connaissaient toutes les finesses de ce jeu, la famille Paret n'y montrait aucune
compétence. Cette lacune fut vite comblée. Les hommes avaient installé un énorme jeu de
quilles avec de grosses boules en bois que Benoît essayait en vain de soulever bien quelles
aient des trous pour y passer les doigts. Cet après-midi avait été entrecoupé des « Ne
bougeons plus » de M. Dupré qui promenait son appareil photo, le trépied sur l'épaule, d'un
emplacement à l'autre. Huguette et Zézette se parlaient à l'oreille en regardant Benoît les
yeux brillants. « Eh! Quand aurez vous fini de faire des messes basses! — Viviane on a
soif! » cria son mari. Mme Dupré sortit la limonade et la bière pour les hommes. Quelques
voisins s'étaient joints à eux, commentant le vol du chausson aux pommes.
La journée avançait, il leur fallait songer au retour. Tous s'entassèrent dans la
charrette anglaise et M. Dupré dut jouer du frein à manivelle car maintenant la route
descendait. A Moingt, il alluma la bougie de la lanterne, la nuit tombait rapidement sur la
campagne. Benoît tout endormi embrassa vaguement Zézette et Huguette et entra vivement
se coucher.
6. Rémy
Zézette voulait souvent faire jouer Benoît à la poupée mais lui n'aimait pas ça. Elle
voulait être l'infirmière, la poupée était malade, lui le docteur devait l'ausculter, prendre sa
température. Mais il rechignait à ce jeu de fille, il préférait, avec les pinces, les clefs à
molettes que rapportait de son usine M. Lardet, construire en imagination le viaduc de
Garabit qu'avait bâti M. Eiffel. Il rêvait à cette tour Eiffel dont tout le monde parlait. Il avait
bien caché dans un livre une image d'Épinal la représentant.
Il avait cessé de voir Zézette, mais celle-ci lui manquait. Il avait appris qu'elle était
malade, il alla prendre de ses nouvelles, la vit toute petite dans son lit. Elle n'avait plus les
quelques centimètres qui le dépassaient. Ses yeux tristes avaient perdu leur éclat. Benoît
s'approcha d'elle, Mme Lardet le prévint: « Ne la touche pas, elle va te passer la grippe ».
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Malgré l'avertissement il lui glissa ses deux bras autour du cou et lui plaqua deux gros
baisers sur les joues. Il vit ses yeux s'animer. Zézette semblait revivre. Il était fier d'avoir eu
le courage de l'embrasser malgré la contagion. Il était un homme. Quelques jours plus tard,
il avait la grippe.
La politique pour Benoît était de l'hébreu chinois. Au café, si les joueurs de manille
se mettaient à parler politique, Antoine intervenait: « Pas de politique le dimanche. Il y a
des endroits pour ça ». Pourtant un soir après le dîner, Antoine qui feuilletait le journal
poussa un juron, ce qui lui arrivait très rarement: «Tiens Gaby, tu liras ça. Ils ont condamné
à tort un type parce qu'il était juif, tous des pourris. Lorsque tout le monde fut couché,
Clément descendit à pas de loup au café chercher le journal, que seul les grandes personnes
avaient le droit de lire. Un certain Zola avait écrit: J'ACCUSE. Benoît n'avait pas tout
compris mais un capitaine Dreyfus avait été condamné pour un autre parce qu'il était juif.
Pourquoi parce qu'il était juif? Peut-être parce que sous son képi, pensait Benoît, il portait
une drôle de calotte comme son copain Lévy.
Maman Gabrielle n'était plus secondée par son mari; elle n'en pouvait plus de
courir de la charcuterie à la salle de café. Ils embauchèrent la fille d'un client. Catherine
était une fille Prioux. Cet ancien conducteur de diligence avait eu l'idée de fonder une
compagnie de transports. Il avait acheté quelques-uns de ces omnibus à impériale que les
villes commençaient à réformer. Attendant des clients éventuels devant la gare de
Montbrison, il desservait la petite ville qui se trouvait loin de cette gare, et tout autour, les
bourgs et les villages de la plaine et de la montagne. Les transports Prioux avaient un long
avenir devant eux. Catherine était une belle fille un peu ronde, se fâchant tout en riant
lorsqu'un client du café lui pinçait les fesses, ce qui faisait pouffer en silence Clément et
Benoît. Plus tard, Benoît la soupçonna d'avoir initié son frère Clément aux joies de l'amour.
Pour livrer ses bascules au P.L.M., Antoine trouvait son char à bras lourd à traîner.
Il lui semblait aussi qu'il faisait miteux. Entre le café et le quai de l'Astrée se trouvait une
remise fermée depuis longtemps. Il l'acheta et y gara une charrette. Dans le fond il fit percer
une ouverture sur la cour. Il y installa Rémy, un âne gris qui était inséparable de la
charrette. Rémy tournait dans la cour en toute liberté. Les jours d'été, lorsque les fenêtres
sur la cour du café étaient ouvertes, Rémy passait sa tête regardant curieusement les
buveurs à l'intérieur. Un jour il réussit à introduire sa grande langue dans le fond d'un verre
et sembla y prendre goût. Les clients prirent l'habitude parfois, quand maman Gabrielle
n'était pas la, d'offrir en riant un verre de vin à l'âne gris.
De l'ancien lac de la plaine du Forez drainé et asséché en partie dès le début du
Moyen-Âge, il subsistait encore de nombreux étangs. Ceux-ci appartenaient à la famille des
Bourbons et étaient appelés Étangs du Roy. La nuit du 4 août, ils furent restitués au peuple
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et devinrent étangs communaux. Louis XVIII leur redonna le nom d'Étangs du Roy.
Chaque année avait lieu sur l'un de ces étangs un grand concours de pêche. Le samedi veille
du concours était devenu pour les enfants Paret une veillée d'armes. Avec leur père ils
préparaient avec soins cannes à pêche, lignes, appâts, pendant que maman Gabrielle
préparait de somptueux paniers repas.
Le dimanche au petit matin, personne ce jour là ne traînait au lit. Après un
confortable petit déjeuner, chacun chargeait la charrette. L'âne Rémy qui savait tout, une
fois attelé, prenait de lui-même le petit chemin de terre conduisant à l'étang du concours.
Une année mémorable, les enfants Paret avaient gagné le concours junior par équipes. Le
prix, une caisse de berlingots, une énorme caisse de berlingots qui nourrit leurs appétits
dévastateurs. Maman Gabrielle aidée de sa grande fille Benoîte avait bien essayé de
réglementer l'accès à la caisse de berlingots. Mais Antoine disait en riant à son épouse :
«Laisse les faire, pour une fois ils pèteront parfumé».
Entre ces étangs, dans une prairie grasse et humide s'ébattaient les magnifiques
chevaux de selle du haras de Mme de Vimont.
7. Le jardin
Antoine avait un jardin, loin au nord, de l'autre côté de la ville, après le cimetière
sur la route de Champdieu. Le dimanche, Antoine et ses enfants attelaient Rémy à la joie de
tous, et même de Rémy qui le faisait savoir par des braiments sonores. Toute la marmaille
hissée dans la charrette, les paniers à provisions à leurs pieds, ils partaient le matin pour le
jardin. Antoine tenait l'âne par la bride, maman Gabrielle, derrière, se laissait un peu tirer
par la charrette. Ils prenaient le boulevard circulaire pour éviter la montée du centre ville.
Sauf quand Antoine devait acheter son paquet de gris au débit de tabac près du palais de
justice. Passé le cimetière, ils arrivaient devant le jardin caché derrière un long mur en pisé
d'argile recouvert de tuiles creuses qui avaient été rouges autrefois. Le portail ouvert puis
refermé derrière l'attelage, ils étaient enfin chez eux. Ce grand jardin carré, qui semblait à
Benoît immense, était entouré de trois autres murs semblables au premier et cachait tous les
trésors des enfants. Au centre un grand rectangle de gazon témoin de leurs ébats situait
l'emplacement de la future maison. En attendant cet heureux jour, Antoine avait construit,
adossé à ce mur, sa façade regardant le soleil, ce qu'il appelait son chalet suisse.
Un chalet en miniature, à la taille des enfants, coquet et pimpant avec ses lambris
biens vernis, ses volets peints en rouge avec des barres et des écharpes, mots que leur avait
appris Antoine, laquées blanc. A l'intérieur, Antoine leur avait fabriqué de petits meubles,
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lits, commodes, tables, sièges à leur taille. Des géraniums fleurissaient aux fenêtres. Tout
autour du chalet, il avait planté des oeillets, des roses et beaucoup d'autres fleurs. Dans les
coins d'ombre, il avait placé des fougères ou des bégonias, toutes ces fleurs étaient plantées
dans des massifs bordés de grosses pierres blanches. C'était eux, les enfants, sous la
direction de Benoîte et avec les instructions de maman Gabrielle, qui devaient en assurer
l'entretien. « Portez les paniers à l’intérieur, n’y touchez pas», commandait leur grande
soeur.
Midi était l’heure du pique-nique sous la tonnelle, pendant que Rémy ne se gênait
pas pour cueillir avec ses grandes dents quelques reines-claudes bien mûres à un prunier
dans la partie verger du jardin, prenant bien soin de rejeter le noyau. Après quelques
instants de repos obligatoire décrété par Antoine et difficilement supporté par Benoît et
Clément, ils devaient sous les ordres de Benoîte et de maman Gabrielle, ramasser haricots,
pois, légumes, salades ou pommes de terre qu'arrachait Antoine, pendant que Rémy au
mépris de toute règle culinaire, après avoir mangé le dessert commençait son picotin. Puis
sans se presser il allait vers le bac creusé dans la pierre de la fontaine. Après avoir hésité
longuement et flairé l'eau fraîche, Rémy se décidait enfin à laper celle-ci.
La plus grande partie du jardin était une vigne parsemée de pêchers de toutes
variétés. Des premières pêches aux noyaux qui s'ouvraient seuls et dont les enfants
mangeaient avec délice la petite amande amère, jusqu'aux pêches de vignes de l'automne
aux noyaux rouge sombre qui se détachaient de la chair du fruit. Cette vigne était la fierté
d'Antoine. Il était le seul de la famille qui ne disait pas notre jardin, mais ma vigne. Celle-ci
était formée de variétés différentes, des raisins blancs, rouges, dorés, ronds, les chasselas,
ou les muscats allongés. Chaque année il faisait avec précaution pousser quelques
nouveaux plans. Il les montrait aux amis qui venaient les voir, les appelant par leurs noms.
En attendant la maturité des raisins, les enfants mangeaient les vrilles au goût acide.
Puis venait le jour des vendanges. C'était un entracte pendant les jours de l'école
qui venaient de commencer. Les amis arrivaient pour prêter main forte à charge de
revanche. A midi tout était fini. Maman Gabrielle aidée des autres épouses avait dressé la
table, sorti des paniers quelques charcuteries et préparations inédites qu'elle avait
confectionnées pour l'occasion. Antoine faisait goûter son vin des années précédentes, un
vin sec et fruste au goût de pierre à fusil. Mais pour lui il valait tous les Bourgognes et
Bordeaux du monde. Un de ses copains avait baptisé la vigne avec certainement une pointe
d'ironie: Château-Champdieu. L'après-midi, un voisin propriétaire d'une vigne sur le
coteau, emmenait avec son char et son cheval la récolte chez lui à son pressoir. Seuls les
hommes suivaient. Les enfants restaient avec les épouses jouant à cache-cache ou à la
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motte à travers la vigne, ou bien se poussaient à la balançoire installée par Antoine,
oubliant les mères et leur papotage.
Avant Rémy l'âne gris, ils allaient déjà au jardin. Ce jour-là Antoine sortait son
char à bras. Les enfants devaient marcher avec leurs petites jambes. Seul Claudius le petiot
avait droit au char. Antoine avait ajouté à son char un baudrier, ce qui lui permettait de tirer
davantage lorsque le boulevard montait un peu, son épouse l'aidait en poussant derrière.
Lorsque Benoît pleurnichait et qu'il s'accrochait aux jupes de maman Gabrielle, celle-ci
l'asseyait à l'arrière du char. «Tu vois bien qu’il fait la comédie », disait Antoine et que
Clément haussant les épaules, faisait le fier à bras. Au moment des fraises, maman
Gabrielle envoyait parfois seuls au jardin les deux grands sous la garde de Benoîte.
« N’oubliez pas d’arroser, de me rapporter des légumes ». Au retour les paniers étaient
lourds. Mais au long du trajet les fraises qu'ils mangeaient les allégeaient. Comme le niveau
baissait dangereusement dans le panier de fraises, ils alignaient avec art celles qui restaient
afin de laisser un peu de place entre elles et faire remonter le niveau de remplissage. « Il
n’y avait pas beaucoup de fraises mûres », disaient-ils à maman Gabrielle. « Et toutes celles
qui sont dans votre ventre? » répliquait-elle.
8. Au travail
Les enfants Paret grandissaient doucement, heureux de vivre. Leur père Antoine
sous ses airs bourrus les aimait profondément. Benoît, avide de tout apprendre, passait de
longues heures à lire. Au-dessus de son lit, sur un double rayon qu'il avait fabriqué lui
même, s'alignait à côté des fables de la Fontaine, les classiques Corneille, Racine, les plus
sérieux de Molière, mais aussi Chateaubriand, Georges Sand, Victor Hugo. Benoît était
attiré par les oeuvres littéraires et romantiques au-dessus de son âge. Avec ses frères il avait
découvert un nouvel écrivain, un aventurier, Jules Verne.
Il venait en ce mois de juin 1897, à douze ans, de réussir avec la mention bien son
certificat d'études. Il avait reçu une bicyclette en récompense. C'était la tradition, Benoîte
puis Clément en avaient chacun reçu une pour cette réussite. Claudius avait neuf ans et
marchait bien en classe. Il aimait aller à l'atelier d'Antoine mais préférait travailler à l'étau
plutôt qu'à la forge. Avec la lime, l'équerre, le pied à coulisse ou le palmer, il prenait plaisir
à ajuster avec précision les délicates pièces des balances en laiton et les équilibrer sur leur
couteau d'acier. Clément le frère aîné venait d'avoir dix-huit ans. Il allait bientôt être fiancé
à Francine Couhard, une ouvrière coiffeuse pour dames de dix ans son aînée, ce qui ne
s'était pas fait sans quelques frictions avec les parents qui craignaient la différence d'âge.
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Clément l'avait connue chez M. Julien, le coiffeur de Saint-Etienne où il travaillait après y
avoir fait son apprentissage.
Un fond de coiffure pour dames était à vendre. Situé en haut de la rue du marché
où Antoine avait son atelier de balancier, ce magasin se trouvait sur une petite place
triangulaire formée par la rue du marché, la rue du bout du monde, toutes deux garnies de
ces gros pavés sonores et d'un chemin de terre, l'ancienne route du nord, qui avait été
baptisée Rue Martin Bernard. Aucun des enfants Paret ne savait qui était Martin Bernard.
C'est par ce chemin de terre que Benoît avait vu arriver la première voiture automobile de
sa vie. Il allait vers ses onze ans. Ce devait être un jeudi, car il n'était pas en classe et jouait
aux billes avec ses copains. Soudain, venant derrière eux du haut du chemin de terre, une
automobile, corne hurlante pour réclamer le passage, s'avançait dans une auréole de
poussière. Abandonnant leurs billes au milieu du chemin, ils avaient regardé immobile
passer cet engin bruyant de mécanique, de cuivres et d'odeur de pétrole. Au volant se
trouvait un homme ou un ours, ils en doutèrent quelques instants, habillé d'un épais
manteau de grosse fourrure, d'une casquette enfoncée jusqu'aux yeux et de lunettes noires,
les mêmes que portait Antoine devant sa forge. A côté de lui se trouvait une femme
enveloppée dans un vaste manteau gris, son chapeau retenu par une écharpe nouée sous le
menton. Bien sûr ils savaient, ils avaient vu des dessins, des photos dans les revues qui
traînaient sur les tables du café et leur imagination les faisait rêver d'exploits au volant de
ces engins prestigieux. Quelques instants perdus à ramasser leurs billes que les roues
avaient dispersées et ils couraient dans la poussière en criant derrière l'automobile qui
s'éloignait.
Antoine, homme de décisions rapide, eut tôt fait d'acheter pour Clément le fond de
coiffure. L'affaire avait démarré rapidement et Clément eut besoin d'une petite main pour
faire les shampooings. Armé de son autorité paternelle, Antoine décida d'y placer Benoît
malgré l'avis contraire de l'instituteur qui lui disait que l'enfant était doué pour les études, et
de Gabrielle son épouse qui voyait Benoît devenir à son tour instituteur. Antoine supputait
que Benoît aiderait Francine pendant que Clément ferait son service militaire. Malgré les
consolations de sa soeur, Benoît en voulut à son père et à Clément de décider de son avenir
et de l'arracher à l'école. En dépit de sa déception il fit, comme tout ce qu'il entreprenait,
avec application son apprentissage chez M. Julien. Il sut bientôt coiffer avec art et un brin
d'originalité les lourds chignons des clientes de son frère qui raffolaient de lui. Comme une
traînée de poudre, toutes les Montbrisonnaises parlèrent de lui. Le salon de coiffure était
plein.
Depuis les révélations de ses copains, un ver était dans le grand amour que portait
Benoît à Zézette. Celle-ci prenait l'ampleur de sa mère. Son corsage à fleurs laissait deviner
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une poitrine envahissante. Son frère Victor venait d'échouer au baccalauréat; dépité, lui qui
se croyait le meilleur s'était engagé dans l'infanterie. Zézette expliquait: « Victor va faire le
peloton, quand il sera sous-officier, il passera le concours d’entrée de Saint-Maixent,
l’école des officiers d’infanterie ». Zézette grandissait et s'élargissait. Mme Lardet avait
pris Benoît à part pour lui dire que maintenant Zézette était trop grande, il devait l'appeler
Georgette. Elle voulut l'habiller en jeune fille et l'affubla, sans goût, de couleurs criardes et
de trop de broderies, de passementeries, de jupons bouffants alors que les femmes se
mettaient à porter des vêtements plats. Benoît, qui était sensible à l'élégance et à la
distinction, sentit l'attirance qu'il avait pour Zézette s'évaporer.
Au salon de coiffure, certaines de ces dames lui avaient fait comprendre qu'il ne
leur était pas indifférent. L'une d'elle, pendant qu'il lui faisait un shampooing dans la petite
pièce réservée à cet usage et que la tête penchée au-dessus d'elle, il massait sa chevelure
pleine de mousse, avait levé les bras vers lui, attiré son visage vers ses lèvres et l'avait
embrassé goulûment sur la bouche. Benoît, fortement troublé, s'était enfui quelques instants
dans l'arrière boutique reprendre ses esprits. Il était revenu courageusement finir le
shampooing avant que l'eau ne refroidisse et que sa cliente ne prenne froid. Il était ensuite
retourné rapidement dans l'arrière boutique sans attendre son pourboire sous l'oeil
soupçonneux de Francine qui avait compris.
Il y avait une cliente qui surprenait Benoît et en même temps le subjuguait. Elle ne
venait jamais au salon de coiffure. Certains jour Clément ou Francine disait à Benoît: « Vas
coiffer Mme Chartoire ». Il n'aurait pas été convenable de recevoir Mme Chartoire au salon
car celle-ci se faisait couper les cheveux et parfois s'habillait en homme. Benoît l'avait vue
chez elle en pantalon et gilet. Il aimait aller dans cet appartement plein de plantes vertes et
de beaux meubles. Chaque fois son pourboire était généreux. Ce n'était jamais elle qui le lui
donnait mais sa dame de compagnie au moment de partir. Mme Chartoire avait un fils, que
Benoît n'avait jamais vu. Il était étudiant à Paris, ce qui obligeait Mme Chartoire à faire
souvent le voyage jusque là. Benoît l'avait aperçue se faisant conduire à la gare vêtue d'un
vaste manteau d'homme, moutarde, avec une petite cape sur les épaules, et sur la tête une
curieuse casquette à deux visières. Mme Chartoire écrivait dans les journaux locaux ce qui
faisait rêver Benoît qui aurait aimé être journaliste.
Beaucoup de bruits couraient sur elle. Si au salon de coiffure, certaines clientes
s'indignaient de cette personne qui déshonorait leur sexe, d'autres s'en amusaient et l'on
sentait quelles auraient en secret aimé être libres comme elle. Tout Montbrison savait
qu'elle était la maîtresse de Jules Clareti, romancier connu, directeur de la Comédie
Française et véritable motif de ses fréquents voyages à Paris. Tout ceci était plus que
suffisant pour troubler l'imagination de Benoît qui aurait tant voulu quitter sa condition de
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garçon coiffeur. Ce que Benoît ne savait pas, c'est que le fils de Mme Chartoire était à
Cayenne, au bagne à perpétuité. Il avait dans le train assassiné sa maîtresse qui le trompait.
Il avait sauvé sa tête grâce à l'influence de Jules Clareti.
Benoît devint un être solitaire, ses camarades étaient entrés à la grande école,
l'école supérieure ou au lycée à Saint-Étienne. Le lundi jour de fermeture du salon de
coiffure était pour lui particulièrement triste. Il avait perdu le goût de lire. Il prit l'habitude
de partir à bicyclette seul dans la campagne autour de Montbrison. Il explora Saint-Romainle-Puy et sa source d'eau minérale, alla voir les cornes d'Urfé, ces ruines du château
médiéval des comtes d'Urfé, tourna autour du château de Sury-le-Comtal toujours habité
par les descendants des antiques seigneurs. Il pédala vers les ruines du château de Cousan et
son eau minérale. Une réaction inconsciente aux idées révolutionnaires de son père l'attirait
vers ces seigneurs anciens et ce qu’il en restait.
Il alla voir ses grands parents Piquet à Chalain-d'Uzore, s'attarda devant les
chevaux fringants du haras de M. le baron de Vimont. Il tourna autour des étangs du Roy,
restes du grand lac ayant appartenu à la famille des Bourbon, vit les pécheurs retirer leurs
lourds filets. Il fut attiré par le haras d'Ax près de l'étang Perrier. A Mornant, il s'approcha
des écuries Bedel où M. Bedel élevait des trotteurs qui portaient son nom à Lonchamps ou
à Deauville. Séduit par les chevaux, Benoît revint à Chalain-d'Uzore revoir ceux de M. de
Vimont. Mlle de Vimont qui avait la passion des chevaux fut intriguée par ce tout jeune
homme qui, juché sur la barrière du manège, regardait les lads s'occuper des chevaux, les
faire tourner à la longe. Benoît regardait avec envie cette toute jeune fille à peine plus âgée
que lui qui montait si joliment à cheval. Celle-ci, curieuse de connaître ce garçon qui
regardait avec tant d'intensité les chevaux, les garçons qui les soignaient et elle-même, lui
demanda un jour: « Les chevaux vous intéressent? — Oh oui mademoiselle! J’aimerais tant
apprendre à monter à cheval ». Il lui dit son nom sans oser lui avouer sa profession. Benoît
lui fut immédiatement sympathique, elle demanda à un lad de lui trouver un équipement et
des bottes et lui donna tout de suite elle-même sa première leçon d'équitation.
Chaque fois que Benoît pouvait se rendre libre, il pédalait à Chalain-d'Uzore
évitant de se faire voir par ses grands parents. Maintenant il savait son nom: Emeline de
Vimont. Elle habitait le château de Champs. Il devint rapidement bon cavalier, ensemble ils
partaient et parcouraient la campagne au pas, au trot ou au galop. Ils aimaient tous deux les
chevaux et la nature. Benoît inventa une histoire invraisemblable pour justifier ses libertés
du lundi. Il sentait un émoi inconnu naître en lui.
Benoît était malheureux, ce sentiment qui le pénétrait était sans avenir. Quelle
catastrophe lorsqu'elle saurait qu'il n'était qu'un garçon coiffeur! Il se devait de couper les
ponts avant qu'il ne soit trop tard, avoir le courage de ne plus la voir. Une seule solution
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pour avoir ce courage: la fuite, ses lectures sur Napoléon le lui avaient appris. Les heurts
qu'il avait avec son frère Clément jaloux de son succès, malgré les paroles apaisantes de la
douce Francine qui l'avait pris sous sa protection, faisaient ronger son frein à Benoît. Sa
soeur n'était plus là pour le consoler. Elle avait rencontré un garçon de Carpentras qui était
venu faire son service militaire au 19ème d'infanterie cantonné à Montbrison. Alexandre
Giraudon devait emmener la belle Benoîte à Orange où il était employé à la gare des
Chemins de fer de Provence de cette ville.
Benoît avait tout de suite sympathisé avec ce garçon qui était passionné par
l'histoire de sa Provence si riche et si belle. Il avait raconté à Benoît Orange, le théâtre
antique, Avignon, le Château des papes, Pétrarque et la belle Laure de Noves, récité en
provençal les poèmes de Mistral. Benoît après leur départ se trouvait terriblement seul. Il
rêvait d'un autre avenir et cherchait comment y parvenir. Toutes ces pensées tristes le
décidèrent à partir. Il avait réuni quelques économies fruit des pourboires de ses clientes. Il
fit son baluchon sans oublier ses livres et particulièrement les Poèmes Évangéliques de
Victor de la Prade, ce poète romantique qui mourut en 1883 dans sa maison natale à
tourelle du centre de la petite ville de Montbrison. Il avait été membre de l'Académie
Française.
Un jour, maman Gabrielle trouva sur son lit une lettre. Sur l'enveloppe était écrit:
Antoine et maman Gabrielle. A l'intérieur une feuille de papier portait:
Benoît Justin Paret, Rue Rivoire, Montbrison Loire
13 mars 1900
«Ne vous faites pas de soucis pour moi. Je pars faire mon tour de France».
Il avait 14 ans et demi.
9. Et Benoît partit
A la gare de Montbrison Benoît avait pris un billet de troisième classe pour Lyon,
jugeant Saint-Étienne trop près. Il avait fait enregistrer sa bicyclette. Il pensait dans cette
ville trouver rapidement un emploi, mais il fut éconduit de tous les salons de coiffure pour
dames où il se présentait, on le voyait si jeune et sa taille plutôt petite le desservait. Il fut
déçu; de plus il n'avait aucun certificat de travail à montrer. Il avait écrit à ses parents qu'il
se trouvait à Lyon et cherchait du travail. Il imaginait la colère de son père qui voyait son
plan échouer, et de Clément dont les clientes disparaissaient, surpris tous les deux d'avoir
vu se révolter le doux Benoît. Il avait pris une chambre dans un hôtel de dernier ordre,
malgré cela il voyait ses économies fondre comme neige sous la pluie. N'ayant jamais
quitté Montbrison auparavant, il pestait contre lui-même de n'avoir pas pensé à l'importance
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des certificats de travail. A cours de ressources, découragé de voir ses rêves échouer dès
leurs débuts, il se résolut à écrire une seconde fois à ses parents. Il leur avoua ne pas avoir
trouvé de travail n'ayant pas de certificat à présenter. Il leur demanda de bien vouloir lui
pardonner et de lui envoyer un peu d'argent pour pouvoir prendre un billet de retour. Il leur
rendrait cet argent avec ses futurs pourboires. Il comptait davantage sur l'intervention de
maman Gabrielle que sur son père. Au reçu de cette seconde lettre, Antoine la fourra dans
sa poche sans la lire, et comme la première, s'en servit pour allumer sa forge. Maman
Gabrielle pleurait en cachette.
Mlle de Vimont, ne voyant plus Benoît, fut inquiète et attristée. Sans qu'il s'en
doute, elle avait appris tout de lui, sa profession de garçon coiffeur, son père extrémiste.
Elle savait qu'il avait pour elle un sentiment plus fort que l'aurait laissé supposer son âge.
Clairvoyante, elle comprit qu'il l'évitait, il devait être malheureux. Au retour d'un voyage à
Paris où elle avait vu la grande exposition universelle et après beaucoup d'hésitation,
Emeline de Vimont décida d'aller voir la mère de Benoît. Elle se présenta à la charcuterie,
franche elle raconta tout. Maman Gabrielle lui apprit le départ de Benoît, lui montra le mot
qu'il avait laissé : Je pars faire mon tour de France. De nombreuses années devaient passer,
parfois tragiques avec la Grande Guerre, avant que Benoît et Emeline se retrouvent et
parcourent de nouveau ensemble à cheval la plaine fraîche et humide du Forez.
Benoît, sans aucune réponse de ses parents, désespéré, se sentait abandonné. Sur
un banc où il avait passé la nuit, il s'était confié à un clochard. Celui-ci lui avait appris que
l'on n'était jamais aussi heureux et aussi malheureux que l'on croit. Réconforté par ce
philosophe, il prit une résolution. En ce beau dimanche du début du printemps, Benoît avait
à Lyon prit le train du midi, pas le grand express Paris-Lyon-Marseille, mais un train de
plaisir aux tarifs réduits, qui descendait à petite vitesse la rive droite du Rhône, s'arrêtant à
toutes les gares, même les plus petites, même celle de Valloire qui n'était qu'un quai de
terre battue que parfois le Rhône, dans ses crues sauvages, venait lécher. Les finances de
Benoît lui avaient seulement permis de prendre, même dans ce train, un billet pour Le Teil.,
son vélo, chargé dans le fourgon de queue, lui permettrait de rejoindre sa grande soeur
Benoîte à Orange.
A chaque station le train déchargeait son lot de pécheurs encombrés de cannes à
pêche et d'épuisettes, de ménagères embarrassées de paniers à victuailles, criant après leur
marmaille. Dans son compartiment, face à lui, était assis un religieux. Celui-ci, un frère des
écoles chrétiennes, le regardait. Sa grande habitude des enfants lui faisait juger cet
adolescent comme un garçon sans doute en rupture de ban. Prudemment il engagea la
conversation. Benoît lui apprit qu'il venait de finir son apprentissage de coiffeur et qu'il
allait à Orange où se trouvait un membre de sa famille. Le fait que ce garçon avait pris un
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train passant relativement loin de cette ville qui de plus se trouvait de l'autre coté du Rhône
et que les ponts étaient rares pour traverser ce fleuve, confirmèrent le religieux dans ses
soupçons. Il se présenta : « Je suis frère Jean, Frère des écoles chrétiennes. J’enseigne le
français dans un pensionnat à Tournon. — Et moi Benoît Paret, je viens de Lyon». Frère
Jean trouva que Benoît n’avait pas l’accent lyonnais.
Le train venait de laisser son chargement de prends l'air dans la petite gare de
Loire, frère Jean pour un instant parler d'autres choses, apprit à Benoît que c'était ici que la
Loire se trouvait le plus près du Rhône et que les Romains. « Tu sais qui étaient les
Romains? — Oui, j’aime beaucoup les livres d’histoire ». Benoît ouvrit son sac et montra à
la surprise de frère Jean: Iphigénie, le Cid, Horace, un résumé d'histoire grecque et
romaine. Le frère Jean reprit. «Les Romains qui exploitaient la Gaule, remontaient la Loire
avec de légères embarcations. A un lieu qui s'appelle aujourd'hui Saint-Just-sur-Loire ils
débarquaient leur butin et par porteurs l'acheminaient jusqu'ici pour le rembarquer dans des
péniches qui descendaient le Rhône jusqu'à Marseille - qui s'appelait Massilia - d'où ce
butin partait pour Rome. Entre le petit port des Barques à Saint-Just-sur-Loire et ici, les
Romains eurent tôt fait de construire une voie romaine.
Benoît s'emberlificotait dans le degré de parenté des personnages qui l'attendaient à
Orange. « Ils t’attendent? » lui avait demandé frère Jean. «Ils ne savent pas que j'arrive. —
Au pensionnat à Tournon, nous avons besoin d'un coiffeur pour mettre un peu d'ordre dans
les tignasses de nos garçons, tous les professeurs et le personnel en profiteraient, pour ton
argent de poche tu toucherais des pourboires. Je demanderai au directeur de te donner une
chambre. Tu pourras te glisser dans les cours qui t'intéressent». Benoît resta quelques temps
à Tournon. Il explora à bicyclette les alentours et toucha aux vins du cru, les Saint-Joseph et
les vins de l'Ermitage. Le père Suchet, le directeur, et tous les frères l'entouraient de
prévenances, mais il y avait l'abbé Joly, l'aumônier du pensionnat qui voyait en lui un
mécréant ne venant jamais aux offices, ne se confessant jamais. Il aurait bien voulu le
convertir, mais il s'y prenait mal et Benoît se renfermait, voulant garder pour lui sa liberté
de pensée.
Benoît se fatiguait de cet encerclement religieux, un jour il s'enfuit. Il serait bien
allé à Orange, mais il craignait d'avoir trop parlé aux frères et leur avoir fait connaître
l'existence de sa soeur Benoîte. Avec son vélo, par Roman et Saint-Marcellin, il gagna
Grenoble. Pourquoi Grenoble? Il n'aurait su le dire, sans doute pour s'éloigner de sa famille
et couper toute idée de retour. Il tourna en rond dans cette ville sans rien trouver, coucha
sur un banc dans le jardin de ville, demanda à une boulangère deux sous de pain rassis.
Découragé il pensa retourner en vélo à Montbrison.
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Place Grenette, un salon de coiffure pour homme offrit à son regard une affichette:
Embauche garçon coiffeur. Il entra, le patron le toisa des pieds à la tête. « Vous êtes
coiffeur pour hommes? — Hommes, dames », répondit Benoît. « Vos certificats », Benoît
avait bien envie de mentir, de dire les avoir oubliés, perdus. Il avait une forte envie de fuir.
Sa franchise naturelle lui fit tout avouer. « Je travaillais à Montbrison chez mon frère. Je me
suis disputé avec lui pour des raisons personnelles. Je suis parti, attiré par la montagne, je
suis venu jusqu’ici ». Le patron apprécia que ce garçon ne lui ait pas inventé un mensonge,
il avait terriblement besoin d'un ouvrier coiffeur, un de ses employés l'avait quitté
brusquement, le salon était plein. La patronne voyant ce jeune homme si gentil, si timide,
aux si beaux yeux, lui demanda « Quel est votre âge? » Benoît se vieillit de deux ans; la
patronne le trouvait bien un peu petit pour son âge. Son mari trancha: « Nous vous prenons
à l’essai pour 48 heures si vous pouvez commencer tout de suite. — Je suis prêt ». Il passa
dans l'arrière boutique, fit un peu de toilette. Sa veste blanche sortie de son baluchon était
bien fripée. La patronne déjà très maternelle lui en prêta une. « Je vous la repasserai.
Comment vous appelez-vous? — Benoît ». Revenant au salon elle avait dit à son mari à
voix basse: « Il s’appelle Benoît, c’est pas joli joli, ça fait paysan ». Hésitant un court
instant, elle se retourna vers Benoît et lui dit: « Le garçon qui nous à quitté s’appelait
Auguste. Nous avions tous l’habitude d’Auguste. Si vous le voulez bien, nous vous
appellerons Auguste ». C'est ainsi que depuis ce jour, Benoît fut appelé Auguste par tout
l'univers, même par l'empereur d'Allemagne.
Pour cette première journée il ne lui avait été confié que des barbes ou des
shampooings. Il avait dû à plusieurs reprise balayer les cheveux qui jonchaient le sol. Pour
lui cette tâche était naturelle, par tradition elle était dévolue au dernier garçon embauché.
Un employé, un petit brun les cheveux raides mal peigné, le voyant plus petit que lui,
sarcastique, lui avait apporté un petit banc. A la fin de la journée, la patronne qui avait peu
apprécié le geste de cet employé, l'avisa: « Vos cheveux sont un peu longs, ils demandent à
être coiffés. Auguste va vous les couper ». En cette première année du XXe siècle, les
ouvriers osaient encore mal discuter les décisions d'un patron. Benoît-Auguste s'était fort
bien tiré de cette épreuve. La patronne lui dit: « Allez de notre part à l’hôtel voisin, c’est un
hôtel modeste mais convenable ». Benoît (Auguste) avait prit une chambre mansardée, sous
les toits près des moineaux et avait pu manger dans la salle de restaurant du rez-dechaussée. Il était sauvé.
Il avait écrit à Zézette, l'appelant Georgette, et l'avait chargée de dire à sa mère
qu'il était à Grenoble et avait trouvé du travail. Georgette avait fait lire la lettre à maman
Gabrielle. Celle-ci heureuse avait écrit à Benoît. «Je t'écris en cachette car Antoine et
Clément sont furieux contre toi. Prends soin de toi. Si tu as besoin de quelque chose, écrismoi, j'ai prévenu le facteur, un habitué du café. Il me donnera tes lettres en cachette.
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Francine qui t'aime bien t'embrasse». Elle nourrissait en elle l'espoir que Zézette saurait le
faire revenir. Elle était aussi fière qu'une demoiselle de la noblesse ait remarqué son gentil
Benoît.
Commencèrent alors pour Benoît (Auguste) des journées de travail monotones et
des soirées solitaires. Plus jeune que les autres garçons coiffeurs, il ne s'était pas lié à eux.
Là-haut dans sa chambre, il lisait, faisant une consommation effrayante de chandelles. Les
dimanches et les lundis, il eut bientôt fait d'explorer la ville, des quais de l'Isère aux rives
du Drac. Un dimanche de pluie il avait visité le palais de justice, ancien parlement du
Dauphiné, admiré ses belles boiseries. En bicyclette il poussa jusqu'à Pont-de-Claix, à
Vizille, vit son château, son parc et ses truites. Il essayait les muscles de ses jambes en
montant les routes en lacets de Seyssinet ou de la Grande-Chartreuse. Benoît admirait les
montagnes qu'il voyait de la jacobine de sa chambre, en face de lui le fort de la Bastille,
plus loin le casque de Néron et là-bas, enneigée, la chaîne de Belledonne. Il rêvait
d'ascensions.
Responsable de lui-même Benoît prenait de l'assurance, s'affirmait, quittait ses
restes d'enfance et devenait un jeune homme; grandissant, il dut renouveler sa garde-robe. Il
écrivit d'autres lettres à sa mère, ne parlant jamais de son père, mais maman Gabrielle
finalement avait montré à son mari les lettres de Benoît. Antoine ne trahissait pas ses
sentiments, mais en son for intérieur se sentait soulagé, Francine en avait parlé à Clément.
Personne n'avouait qu'il savait, mais tous se sentaient délivrés. Benoît avait continué à
écrire à Georgette. Il avait plaisir à lui parler de tout, de ses occupations, de ses
promenades. Georgette trouvait ses lettres agréables à lire. Il lui avait appris en cachette
qu'ici on l'appelait maintenant Auguste, mais lui avait fait promettre de ne pas le dire à sa
mère. Georgette lui avait annoncé que son père, enfin devenu comptable, allait entrer en
cette qualité aux Mines de la Loire, à la comptabilité matière. Ils avaient vendu la mercerie
et allaient habiter Saint-Étienne. Elle lui donnait leur nouvelle adresse: 10, rue Badouillère.
Lentement les jours s'effilochaient. Benoît pensait toujours à Mlle de Vimont.
Maman Gabrielle lui manquait, aussi sa grande soeur Benoîte et son petit frère Claudius qui
devait bien grandir. Sa pensée s'évadait aussi vers Antoine et Clément malgré leurs
caractères. Il se sentait seul à Grenoble et fit le projet d'aller voir sa soeur à Orange. Il avait
regardé sur une carte Taride la distance qui le séparait de cette ville, 200 km. Bien que ce
fût plat en suivant le cours de l'Isère puis du Rhône, c'était beaucoup pour faire l'aller et
retour à bicyclette en deux jours. Il confia à sa patronne le désir qu'il avait d'aller voir sa
soeur. Celle-ci chercha avec lui une semaine creuse lui permettant de lui donner un jour de
plus. Disposant ainsi d'un dimanche, d'un lundi et d'un mardi, il prit le train et changea à
Vienne.
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Sortant de la gare d'Orange, il vit Giraudon qui l'attendait avec un drôle d'attelage
de sa fabrication. Son vélo traînait un fauteuil en osier monté sur deux roues de bicyclette.
C'est dans cet équipage que Benoît avait fait une arrivée triomphante sous la double haie
des platanes du boulevard et qu'il avait franchi le petit pont sur la Meyne. Benoîte les
attendait devant leur maison qui se donnait des allures de grande bastide; une cour
ombragée de platanes l'éloignait du quai et créait une île de verdure et d'ombre. Au rez-dechaussée de la maison, Giraudon avait créé un atelier d'entretien de bicyclettes et
arrondissait ses fins de mois en réparant les déficiences de celles qu'on lui apportait.
« Alexandre ne veut plus que je fasse de la bicyclette car j’attends un enfant. Ce n’est
encore qu’un début mais il me couve comme une mère poule, il m’a fabriqué ce panier à
roulettes », dit-elle à son petit Benoît qu'elle trouvait bien grandi.
Ils ne laissèrent pas à Benoît le temps de respirer et lui firent faire le tour de cette
maison fraîche tout en carrelage. Benoît retrouva amusé la petite pompe ronde, la même
que celle de la rue Rivoire, que sa soeur manoeuvrait avec vigueur pendant qu'Alexandre se
précipitait, la gourmandant de ne pas penser à l'enfant. Derrière la maison, Alexandre fit
l'honneur à Benoît de son jardin aux multiples légumes. Ce dernier découvrit ces grands
roseaux appelés ici canisses, ces curieuses petites courges baptisées coloquintes, qui ne
servaient à rien si ce n'est au plaisir de yeux. Il vit la campagne s'éloigner toute plate à demi
sèche et aride, les canaux d'irrigation aux eaux troubles, les touffes de lauriers roses et de
tamaris aux fines plumes. Il regarda avec intérêt au loin la pyramide du mont Ventoux et les
dentelles de Montmirail. Il était loin des montagnes enneigées et des sombres forêts du
Dauphiné.
Le soir Alexandre avait ouvert une grande malle ventrue et en avait sorti un
phonographe à rouleaux La Voix de son Maître, le reste de la malle était garni de boites de
carton cylindriques contenant chacune un rouleau de cire enregistré. C'était déjà un appareil
vénérable puisqu'il avait été inventé vingt-cinq ans plutôt par Charles Cros et édité par
Edison. Au cours de la soirée où ils avaient écouté chanter Caruso, Benoît, en mangeant des
macarons, leur apprit qu'à Grenoble on l'appelait Auguste.
Le lendemain Alexandre avait promis à Benoît de tout lui faire connaître de la ville
des princes d'Orange-Nasseau dont le fameux le Taciturne. Il lui avait montré Orange la
romaine et même la celtique. Le soir il demanda à Benoît de venir le rejoindre le lendemain
matin vers dix heures à la gare des Chemins-de-Fer de Provence. Ainsi Benoît avait vu
partir le petit train à l'allure de Far-West. Alexandre lui dit tout sur son Théâtre Antique; il
lui fit gravir la colline Saint-Eutrope et de là-haut, regarder la ville et le mont Ventoux
toujours présent. En descendant, Alexandre s'arrêta au siège des Félibriges, ces gardiens de
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la langue provençale dont il était membre. Sur le cours Pourtalès, ils croisèrent la cavalerie
des spahis qui défilait.
Le lendemain, le dernier de son séjour, Benoît avait repris le train pour Grenoble.
Au cours de ces journées, il s'était épanché auprès de sa grande soeur et était redevenu près
d'elle le petit Benoît. Il lui avait confié son regret d'avoir quitté l'école. Il lui avait parlé de
Mme Chartoire. Il aurait tant voulu devenir journaliste comme elle. Il ne savait pas que de
nombreuses années plus tard, devenue une vieille femme toujours habillée en homme, elle
l'aiderait à écrire des commentaires dans les revues spécialisées de coiffure et même des
articles pour la grande presse sur les congrès, les réunions et les concours de coiffure. Elle
l'épaulerait dans son action pour que la profession de coiffeur devienne la première où un
diplôme, celui de maître coiffeur, soit nécessaire pour l’exercer. Benoîte avait essayé de
calmer la rancoeur qu'il entretenait envers son père, lui faisant comprendre que celui-ci
l'aimait beaucoup et n'avait pas pesé l'importance que prenait l'étude pour lui. Quant à
Clément il ne voyait pas plus loin que son intérêt immédiat.
Les jours reprirent, monotones, à Grenoble. Un dimanche à Uriage, cette verte ville
d'eau nichée dans le creux de sa vallée où il aimait aller, Benoît osa entrer au Casino. Il
avait tourné autour de la boule, se sentant attiré par le jeu, mais sut refouler cette tentation.
Il avait regardé de loin les autres salles de jeu, roulette, baccara dont l'entrée lui était
interdite. Au bar, il reconnut une jeune femme avec qui il avait bavardé lors d'une visite
qu'il avait faite des Cuves de Sassenage, des grottes de l'autre côté du Drac. Voyant sa
tenue sportive, cette personne lui avait demandé: « Vous faites de la montagne? — Je suis
venu de Grenoble à bicyclette ». Elle lui parla de la montagne avec passion, l'incita à venir
au club dont elle faisait partie. « Les réunions ont lieu tous les vendredis soir ». Elle lui
demanda son nom; il lui répondit : « Auguste ». Elle fut la première personne qui ignora
son nom de Benoît. Elle lui avait dit s'appeler Juliette, elle était modiste.
Au club, étant débutant, il fut inscrit à la section randonnée. Les dimanches de
beau temps, son groupe prenait le C.F.D., le chemin de fer du Dauphiné qui se glissait le
long de la route du Bourg-d'Oisans et auréolait d'écharpes de vapeur les sapins de la vallée
de la Romanche. Le groupe s'arrêtait, selon les directives prises le vendredi, dans l'une ou
l'autre des stations émaillant la vallée, et grimpait par les chemins sous bois dans la forêt de
Rioupéroux ou d'Almont, gagnant Saint-Barthélémi, le mont Sec, le Lac Fourchu ou le
glacier du Bourg-d'Oisans. Ces randonnées développaient la musculature du jeune Auguste.
Il ne voyait pas Juliette lors de ces sorties, car montagnarde plus avertie, elle pratiquait avec
son équipe des marches plus difficiles. Auguste restait discret sur ses relations avec Juliette.
On les voyait bien, aux sauteries qu'organisait le club les soirs d'hiver, danser ensemble.
Les esprits curieux auraient voulu savoir. Le souvenir de ses poursuites à cheval avec
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Emeline de Vimont restait vif dans la mémoire de Benoît. Il s'aperçut rapidement qu'il
n'était pas le seul garçon des pensées de Juliette. Il ne confia à personne sa déception.
Pour le jeune Paret, coiffer uniquement des hommes était monotone. Tordre et
coiffer les cheveux des femmes laissait plus de place à son imagination. Il se mit à la
recherche d'un coiffeur pour dames. Au cours de ses randonnées à bicyclette, il trouva à
Chambéry un grand magasin où l'on coiffait les hommes et les femmes, on y vendait des
parfums et même des fleurs. Il s'en ouvrit à sa patronne et partit travailler dans cette ville.
10. Le lac
A Chambéry, il trouva une chambre dans le lacis des petites rues devant la
basilique, vers la rue de la Croix d'Or. Il dénicha une bibliothèque qui avait un cabinet de
lecture, y découvrit les frères de Maistre, avec Joseph rêva aux soirées de SaintPétersbourg, voyagea autour de sa chambre avec Xavier et avec lui devint amoureux de la
Belle Sibérienne. En vélo il borda le lac du Bourget, relut Lamartine : O temps suspends ton
vol... Il rêva devant les grands Hôtels d'Aix-les-Bains. Il pédala jusqu'aux Charmettes où
sous les grands arbres flottait le souvenir de Jean-Jacques Rousseau. Devant la maison de
Mme de Warens sa pensée s'envola vers Emeline. Au salon de coiffure, les 17 ans
d'Auguste (Benoît, pour affirmer la coupure avec la rue Rivoire, avait définitivement
adopté ce nom) commençaient à faire des ravages dans la gent féminine. Une certaine
Amédée lui avait appris. Il n'en parlait jamais et ces dames appréciaient sa discrétion.
Auguste n'aimait pas cette partie dissolue de sa vie. Il lui fallait aller voir Georgette, il en
éprouvait le besoin. Avec sa fameuse carte Taride, il compta les kilomètres qui le séparaient
de Saint-Étienne, 160 km. Ce n'était pas la mer à boire. Il n'irait pas à Montbrison. Il obtint
un jour de congé. Comme pour Orange, il disposait de trois jours.
Par le tunnel du Chat, Yenne et la Tour-du-Pin, il gagna Vienne. Le soir il était à
Saint-Étienne. Il alla voir M. Julien le coiffeur de la rue Balay où il avait fait son
apprentissage. Toujours le même, M. Julien ne quittait jamais son chapeau melon, même
pas pour coiffer clients ou clientes, il trouvait que cela faisait très américain. Ce que
n'avouait pas M. Julien, c'est que sous ce melon il ne se trouvait pas un seul cheveu, moins
que Nimbus, pas un poil sur le caillou. Ce qui était gênant pour vendre des lotions
capillaires. Il avait cependant un ultime argument, enlevant brusquement son melon couleur
taupe, il s'écriait: «Ah! Si j'avais connu les lotions capillaires…». Voyant arriver notre
jeune garçon, il s'exclama: « Tiens, voilà Paret! » Car M. Julien appelait tous les garçons
de la famille par leur patronyme. « Ton frère m’avait dit que tu étais parti faire ton tour de
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France. — Je n’en suis qu’au début. J’ai d’abord travaillé à Grenoble, maintenant je suis
dans un grand salon à Chambéry ».
Avec sa figure ronde et rougeaude, son petit nez en trompette écrasée, les pouces
dans les entournures de son gilet écossais et son bout de cigare toujours éteint qu'il
mâchonnait entre deux clients, M. Julien jouait à l'américain tel qu'il se l'imaginait. Il
détestait son prénom d'Armand qui s'accordait mal avec l'image qu'il se faisait de lui. Seule
sa femme dans ses moments de colère se permettait de l'appeler ainsi.
Il sortit l'anisette, car chez les Julien l'on fonctionnait à l'anisette. Mme Julien
délaissa sa cliente pour la préparer artistiquement, lentement versée sur le sucre, un verre de
la liqueur opale pour chaque client et cliente, et même pour l'apprenti et la shampouineuse.
« Vous mangez avec nous, vous avez tant grandi, vous êtes maintenant un jeune homme, je
n’ose plus vous tutoyer », dit-elle à Benoît. « Volontiers, je vais aller chercher une
chambre, je reviendrai. — Pas question, on se débrouillera ». Benoît, assommé par
l'anisette et la fatigue du voyage, s'endormait dans le potage. Mais voilà, le dimanche soir
chez les Julien était le jour du Nain Jaune. Le propriétaire de l'immeuble, un Anglais,
descendait avec ses bacchantes rouges. Qu'était venu faire cet Anglais dans la rue Balay?
Mystère, il était accompagné de Mademoiselle, sa camériste, dame de compagnie et
maîtresse. Mlle Buhet était une petite personne qui semblait insignifiante, mais menait
notre Anglais par le bout du nez. Benoît, le coup de pompe passé, reprit du tonus et sortit
vainqueur de cette partie interminable de Nain Jaune. On lui permit enfin d'aller dormir.
Mlle Buhet conserva de nombreuses années son Anglais qui ne sut jamais assimiler la
sacrée langue de Voltaire. Elle en hérita et malgré le fisc se trouva à la tête d'une fortune
considérable. A sa mort elle fit de son neveux l'écrivain Gilles Buhet son légataire
universel.
Le lundi matin après une nuit réparatrice, Benoît s'était dirigé rue Badouillère.
Mme Lardet l'avait reçu dans son appartement bourgeois du premier étage. Elle était seule,
Georgette était à son cours d'art ménager. Mme Lardet l'avait invité à manger le soir. Benoît
se sentant gêné d'avoir dérangé Mme Lardet si tôt le matin, ne s'était pas attardé. Descendu
dans la rue, le vélo à la main, désoeuvré, Benoît n'avait pu résister à l'envie d'aller voir
maman Gabrielle. Montbrison, 38 km ce n'était rien. A Andrézieux, il s'était arrêté au bord
de la Loire à la guinguette de la mère Domblide avaler une friture. Quelques couples
dansaient au son d'un Brunophone. Benoît les regardait, solitaire.
Par Bonson, Sury-le-Comtal et la côte des Tourettes, la route toute droite jouant les
montagnes russes l'amena bientôt rue Rivoire. Lorsqu'il avait poussé la porte de la
charcuterie, maman Gabrielle avait été fortement émue de voir son petit Benoît si grand. Le
moment d'émotion passé, elle voulait tout savoir, sautant d'une chose à l'autre, tout
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comprendre à la fois. Benoît lui avait décrit son voyage à Orange, expliqué la vie de
Benoîte et d'Alexandre. Elle lui parla d'Antoine qui était fou. Il avait entrepris le montage et
l'exploitation de bascules publiques qu'il installait dans les pharmacies où les clients,
moyennant une pièce en bronze de deux sous, pouvaient connaître leur poids sur un grand
cadran. Elle lui dit que Claudius était pensionnaire à Fontainebleau, nom de la nouvelle
école professionnelle de Saint-Étienne. Il y apprenait le métier d'ajusteur de précision. Il
prendrait la succession d'Antoine, c'est pour cela qu'Antoine avait entrepris cette industrie
de pèse-personnes. A Saint-Étienne, Claudius, après les cours, faisait la tournée des
pharmacies pour récolter les gros sous. Il venait ici tous les samedis soir et maintenant
c'était lui qui, avec les lourdes pièces en bronze, perçait ses poches que maman Gabrielle
devait raccommoder.
Benoît intéressait Catherine qui tournait dans le café, Catherine intéressait Benoît.
S'il n'avait pas dû ce soir manger chez les Lardet et voir Georgette, il serait volontiers resté,
et peut-être ne serait-il pas reparti. Mais Georgette sans s'en douter devait changer le cours
de la vie de Benoît. Il quitta Montbrison sans voir son père. Le soir dans la salle à manger
Henri II des Lardet, Georgette avait sorti la nappe en dentelle, les assiettes de porcelaine,
les verres en cristal taillé et l'argenterie. Mme Lardet vantait à Benoît l'éducation qu'ils
faisaient donner à leur fille. Elle saura tenir sa maison faire de bons petits plats et rendre
son mari heureux. Georgette regardait Benoît avec des yeux brillants de désir. Son frère
Victor était à Saint-Maixent, M. Lardet s'était mis à la pipe. Mais Georgette prenait
l'ampleur de sa mère.
Le lendemain Benoît pédalant solitaire dans la tiédeur du matin, avait repris le
chemin de Chambéry. Sur la route de Grenoble il s'était arrêté au passage à la foire de
Beaucroissant. Cette foire réunissait depuis le Moyen-Âge les fermiers, les paysans,
maraîchers et maquignons de la région devant les chevaux, les bovins, les chèvres, les
moutons et des chapelets d'oignons. S'y étaient aussi donné rendez-vous les Romanichels,
les gens du voyage, les derniers colporteurs et arracheurs de dents, dans une ambiance de
fête foraine antique, sonore et colorée. Benoît avait regardé les Romanos faire danser un
ours et avait même marchandé quelques chevaux de selle. Le soir venu, Benoît retrouva
avec délice le calme de sa petite chambre sous le toit et le prénom d'Auguste.
11. L'Hôtel royal
De retour à Chambéry, Auguste se sentait seul. Sa famille lui manquait, même son
père et Clément. Il regrettait de ne pas être allé les voir. Pourquoi n'était-il pas resté,
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pelotonné près de sa mère et à caresser Catherine? Pourquoi le lundi à Saint-Étienne
n'avait-il pas cherché à voir son petit Claudius à l'école professionnelle? Pourquoi était-il
parti comme un voleur et était-il si pressé de revenir à Chambéry? Pourquoi n'était-il pas
allé à Chalain-d'Uzore se cacher dans un fourré pour voir Mlle de Vimont? Il se sentait
triste, nostalgique. Il se sentait mal à Chambéry. Il s'était senti mal à Montbrison, à SaintÉtienne. Il ne savait pas ce qu'il voulait. Il n'avait qu'à se baisser pour cueillir une fleur
parmi les clientes du salon de coiffure ou parmi les ouvrières de ce salon. Il n'avait envie de
rien. Le soir il montait seul dans sa chambre regarder par la fenêtre, sous les étoiles ou la
lune, briller la neige des montagnes. Sans désir, sans rêve d'avenir, lui qui aspirait à de
grandes choses, il n'était qu'un petit coiffeur de rien du tout, racontant des balivernes à ses
clientes, leur parlant de poudre de riz, de rouge à lèvre, de teinture. Le dimanche, le lundi,
rouler seul en bicyclette l'ennuyait.
Pour secouer ce vague à l'âme, il essaya de sortir le soir. Les cafés étaient tristes. Il
offrit bien à boire à quelques filles, il n'en ressentit que de l'amertume. Une employée de la
librairie où il louait des livres lui conseilla d'aller voir place d'Italie un marchand de
bicyclettes qui commençait à vendre des vêtements et des articles pour la montagne. Peutêtre pourrait-il le renseigner sur les groupes de randonneurs. Au lieu d'aller voir ce
marchand de bicyclettes, Auguste qui n'avait aucune envie de rencontrer du monde, s'était
acheté un appareil photo. Il était magnifique cet appareil, tout en laiton et en acajou, moins
encombrant que celui de M. Dupré, son pied plus léger, le voile noir en satin léger et bien
moins grand, c'était une merveille. Le photographe l'avait invité dans son laboratoire et
l'avait initié au mystère du développement des plaques. Voir doucement apparaître l'image
en négatif dans son bain sous la lumière rouge fantomatique l'émerveillait.
L'employée de la libraire l'avait secoué; s'imposant à lui, elle l'avait incité à sortir à
bicyclette, il l'avait photographiée. Ils étaient allés ensemble à Aix-les-Bains; ils avaient fait
en bateau le tour du lac du Bourget. Lui qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable, elle lui avait
fait assister à l'Abbaye de Hautecombe à un office en chant grégorien, ce qui l'avait
impressionné. Auguste fit de belles photographies du lac d'Annecy et d'un voilier à deux
mats aux voiles triangulaires, portant le nom romantique de Notre-Dame du Lac. La revue
L'Illustration, parlait de la fonderie Paccard à Sevrier-du-Lac, où depuis six générations les
Paccard fondaient des cloches. C'était eux qui à l'occasion du rattachement des Savoies à la
France, avaient fondu la Savoyarde, cette cloche de plus de 18 tonnes que ces belles
provinces enneigées avaient offerte à la basilique du Sacré-Cœur de Paris. Les États-Unis
venaient de commander à ce fondeur connu 50 copies de Liberty Bell, la cloche d'une tonne
qui avait sonné l'indépendance des États-Unis à Philadelphie en 1774, une pour chaque état.
Cinquante cloches pour 47 états, ils avaient fait bonne mesure. On ne sait jamais.
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Éperonnés par la curiosité, Auguste et Geneviève, la libraire, eurent tôt fait ce
dimanche de franchir la quarantaine de kilomètres qui séparaient Chambéry du lac
d'Annecy. Ils s'étaient installés sous les platanes du Restaurant du Lac à Duingt et avaient
dégusté un omble chevalier au porto. Ils n'avaient pu résister malgré une sieste agréable au
bord de l'eau, à la tentation du traversier à vapeur, La Couronne de Savoie, qui les avait
conduits à Annecy. Ils avaient musardé sous les arcades de la rue du Lac et dans les rues de
la vieille ville. Après être montés au château, ils avaient franchi le petit pont sur le Thiou et
s'étaient aventurés sous les platanes du cours d'Albigny vers le Champ-de-Mars. Revenus
vers l'embarcadère, ils avaient repris le vapeur pour Talloire où, par téléphone, ils avaient
retenu une chambre à l'auberge du père Bise.
A l'aurore, le soleil indiscret les avait, par la fenêtre ouverte, dénichés dans leur
chambre. Après le croissant crème du matin, avec une barque à rame de l'auberge, ils
étaient partis chercher leurs bicyclettes qu'ils avaient laissées la veille à Duingt chez le
restaurateur de l'autre côté du lac. De leur barque, ils s'étaient emplis les yeux de la vue du
château de Duingt à pic sur l'eau calme du lac, ses pierres dorées par le soleil levant. Ils
avaient vu s'envoler les colverts à leur approche. Ils étaient retournés à l'auberge rendre la
barque et avec leurs bécanes, avaient gravi la montée qui les avait conduits au château de
Menthon-Saint-Bernard. Retraversant Annecy, ils étaient arrivés à Sevrier où, à la fonderie,
la jeune femme du maître bronzier Paccard avait fait tinter pour eux la cloche en fa dièse
dont les notes allaient ricocher sur les eaux claires et limpides du lac. Ils étaient en suite
repartis par le belvédère de Bénévent où, jusqu'aux genoux dans les graminées de l'alpage
constellé de gentianes, ils avaient dit un au revoir à Annecy, au lac aux eaux de saphir, à
l'abrupt du roc de Chère et, au loin, à la blancheur du Mont-Blanc. Ils avaient gravi à la
force des mollets le col de Leschaux avant de se laisser glisser vers le pont du Diable.
Après une dernière grimpée vers le col de Plimpalais, ils étaient entrés à Chambéry, fourbus
mais ravis de leur voyage.
Quelques jours plus tard, ensemble ils étaient allés voir le marchand de bicyclettes
qui organisait des groupes d'excursionnistes s'intéressant à la montagne. Il les avait
abondamment pourvus, moyennant finance, de vêtements de montagne, chaussures, etc.
Une photo souvenir les montrait ainsi équipés avec sac à dos, alpenstock et même une
petite échelle destinée à leur faire franchir les crevasses. A Chambéry les vraies montagnes
étaient loin. Le marchand de vélo avait organisé à l'automne quelques excursions en car
vers Megève et la Maurienne, et dans l'hiver des sorties en raquettes dans le Revard. Malgré
tout, le temps s'étirait triste et monotone pour Auguste dont, malgré Geneviève, la pensée
s'évadait toujours vers le château de Champs et Mlle de Vimont.
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Vers la fin de l'hiver 1904, Auguste apprit que le Grand Hôtel Royal d'Aix-lesBains cherchait un coiffeur hommes et dames pour sa clientèle. Ce somptueux hôtel et son
parc dominaient la ville et voyait devant lui s'étaler la magie du lac du Bourget. Auguste
présenta sa candidature et fut admis. L'hôtel négocia avec son patron son transfert immédiat
et du jour au lendemain notre jeune coiffeur dut commencer son service. Il fut logé avec les
domestiques au dernier étage de l'hôtel. Son logement se composait de deux pièces. La
chambre au soleil couchant regardait le lac et la Dent du Chat; dans l'autre pièce, il devait
avec Mlle Jourjon, une perruquière d'Aix-les-Bains, s'occuper de l'entretien des perruques
et postiches des clients et clientes du palace. De cette pièce, sa vue plongeait sur les écuries.
Il prit plaisir à regarder aller et venir les garçons d'écurie s'occupant des chevaux des clients
de l'hôtel.
Au premier étage du Grand Hôtel était installé un magnifique salon de coiffure
scintillant de ses ors, ses glaces, ses marbres et ses pendeloques, éclairés par les becs Auer,
des lampadaires au gaz. Auguste s'était avancé timidement dans ce somptueux salon
accompagné du directeur de l'hôtel. La shampouineuse lui avait fait la révérence. La
manucure avait glissé son regard vers ses mains quelle avait trouvé fines et soignées et lui
avait souri. L'esthéticienne tout affairée au maquillage de sa cliente n'avait pas fait attention
à lui. Mme Mas la première coiffeuse semblait l'ignorer. Le directeur le présenta: « M.
Auguste Paret, votre nouveau collègue ». Auguste n'eut guère le temps de s'appesantir sur
l'état d'âme des personnes qui allaient devenir ses compagnons de travail. Mme Mas
s'érigeant immédiatement en directrice, lui mit une cliente entre les mains. Auguste
s'appliqua, Mme Mas avait trouvé la coiffure bien faite, mais garda pour elle son
compliment.
Attiré par les chevaux, Auguste aimait, le matin avant de descendre au salon de
coiffure, regarder de la chambre aux postiches, partir les cavaliers. Mlle Jourjon était déjà
là, elle confectionnait avant les heures légales de travail, une perruque pour une jeune
femme qui avait eu une fièvre typhoïde. Cette maladie était alors longue et souvent mortelle
et laissait des séquelles. Cette jeune femme, qui en était heureusement guérie, avait perdue
la totalité de ses cheveux. Mlle Jourjon était une personne effacée, au visage triste qu'elle
n'essayait pas de mettre en valeur. Elle devait avoir coiffé Sainte-Catherine depuis quelques
années et cachait un corps qui devait être bien fait, sous une robe grise sans forme. Elle
était intimidée par Auguste. Quand celui-ci pénétrait dans la pièce, elle se sentait paralysée,
aucun son ne pouvait sortir de sa gorge. Auguste qui le voyait s'efforçait de la mettre à son
aise. Julienne Jourjon était heureuse de lui montrer comment elle confectionnait cette
perruque. Sur une forme faite par une tête en bois, matelassée, posée sur un pied articulé, ce
qui lui permettait de l'incliner comme elle le désirait, elle avait tendu une calotte faite d'une
pièce de tulle brune aux mailles microscopiques. Avec un crochet semblable à un crochet à
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broder mais beaucoup plus fin, plus aiguisé, elle saisissait sur une mèche de cheveux
préalablement cardés, lavés et égalisés, deux cheveux, rarement trois et les nouaient
habilement sur la calotte de tulle.
Auguste sut rapidement nouer les cheveux, il s'amusa à confectionner une
moumoute. Cependant il dut très vite éviter Julienne car celle-ci attendait autre chose de lui.
Aucun homme ne s'était jamais intéressé à elle. Elle en était bouleversée et n'osait pas lever
les yeux, posant sur lui un regard énamouré lorsqu'il tournait la tête. Auguste fut gêné de
cet amour qu'il ne désirait pas et prit l'habitude le matin de descendre aux écuries regarder
les chevaux de plus près. Mlle Jourjon restait seule la larme à l'œil. Au salon de coiffure,
Auguste s'était promis d'amadouer Mme Mas et s'efforçait de ne pas donner prise à sa
critique. Ses relations avec la libraire de Chambéry s'étaient espacées, leurs occupations
respectives, les 16 km qui le séparaient de cette ville mirent un obstacle à leur liaison qui
n'était pas très solide.
A l'hôtel c'était le branle-bas de combat, la veillée des armes, on attendait l'arrivée
du Kronprinz, le fils de l'empereur d'Allemagne Guillaume II, et de sa suite. Celui-ci
défrayait les chroniques mondaines, une rivalité camouflée s'était créée entre lui et le Prince
de Galles que les journaux illustrés alimentaient abondamment. Aux écuries, Auguste
conversait maintenant avec les lads et avait pu en cachette monter de cours instants
quelques chevaux. Au salon de coiffure, Mme Mas, maintenant complètement retournée ne
voyait plus que par lui. Lorsque le Kronprinz avait demandé les services d'un coiffeur de
l'hôtel, elle lui avait envoyé Auguste. Bientôt le Kronprinz réclama les soins d'Auguste tous
les matins.
Dans l'aube du matin, Auguste avait vu de sa chambre de l'Hôtel Royal un grand
cheval noir à la robe si brillante quelle reflétait les premiers rayons du soleil, des muscles
longs et puissants, une crinière noire épaisse et folle. Sa cuisse gauche était marquée d'un K
surmonté d'une couronne impériale. Les efforts que faisaient les lads et les jockeys pour le
seller s'avéraient infructueux. Dès que l'un d'eux s'approchait de lui, il poussait un cri et se
jetait de côté, couchait les oreilles, se cabrait ou essayait de mordre. Auguste les entendait
vociférer: « Quelle sale bête que ce Saladin! ». Un matin que ce magnifique cheval le
regardait de ses yeux clairs, il s'approchait lentement de lui pendant qu'un lad lui disait:
« Faites attention, Saladin est un cheval pervers ». Auguste lui murmura à l'oreille des mots
d'adoration et d'amour qu'il semblait aimer. Bientôt il entretient avec lui une certaine
complicité.
Un jour, il s'approcha de lui avec à la main un bouquet de carottes fraîches. Cet
étalon noir qui semblait l'attendre, offrit sans un frisson son encolure à la caresse de sa
main. Il présenta à la selle une immobilité de statue, aucune reculade lorsqu' il mit le pied à
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l'étrier; à peine avait-il effleuré ses flans, lui laissant les rênes longues, que ce magnifique
cheval noir s'élança au trot puis au galop, volant au-dessus des inégalités du terrain. Très
vite Auguste apprit qu'il savait danser, piaffer, changer de pied, reculer. Chaque matin
lorsque le soleil devient rose, s'évadant dans la montagne, Saladin donnait à Auguste une
leçon d'équitation».
Aux écuries, le Kronprinz avait surpris Auguste sur Saladin, un de ses chevaux. Il
avait apprécié ses qualités de cavalier et jaugé la maîtrise douce à la française avec laquelle
il montait cet étalon noir difficile et ombrageux. Auguste, confus, s'apprêtait à descendre de
sa monture. « Dites-lui de continuer », dit le Kronprinz à son aide de camp. Auguste
développa toute sa science, le Kronprinz au bout de quelques instants tourna les talons sans
dire un mot. D'avoir vu son Altesse partir brusquement avait inquiété Auguste, aussi ce fut
l'esprit tourmenté qu'il se présenta le lendemain matin pour le coiffer. « Comment trouvestu Saladin? » lui demanda soudainement le Kronprinz. « Monseigneur, c’est un cheval
merveilleux! — Il est fougueux, cabochard! — Il n’aime pas être commandé, reprit
Auguste, aussi, il faut le solliciter, lui laisser entendre qu'il est le maître, alors il accède à
vos désirs. Dans mon enfance, mes parents avaient un âne gris, lui aussi aimait être maître
de ses mouvements, se sentir libre. C'est lui qui m'a aidé à comprendre Saladin». Au cours
des jours, le Kronprinz s'intéressa à Auguste et comprit sa sensibilité. «Si tu restes à mon
service, tu pourras monter Saladin tout le temps que tu me suivras. Dans quelques jours
nous partons pour Stresa au bord du lac Majeur, rends-moi rapidement une réponse. C'est
ainsi que pour garder l'étalon noir, Auguste suivit le Kronprinz en Italie.
12. Stresa
A Stresa, les princes italiens se pressaient à l'hôtel où était descendu le Kronprinz.
Ce dernier alla rendre hommage à Victor Emmanuel III, le roi d'Italie qui résidait dans le
palais de la famille Borromée. Le roi à son tour lui avait rendu visite. Tout était réceptions,
dîners et soirées. Sous ces festivités se cachait un ballet diplomatique. L'Allemagne voulait
inverser le rapprochement qui de nouveau se dessinait entre l'Italie et la France. Auguste se
trouvait très occupé à coiffer les princes, les princesses chaque matin après le Kronprinz, le
soir avant les réceptions. Il eut l'idée de téléphoner à Mme Mas qui regrettait son départ et
parlait sans cesse de cet Auguste aux doigts de fée à tous les employés du salon de coiffure
de l'hôtel Royal. Auguste lui dit qu'il pourrait si cela l'intéressait parler d'elle au Kronprinz
et aussi de son mari qui était cuisinier. Mme Mas, qui avait été emballée par cette
proposition, débarqua un jour à Stresa flanqué de son mari qui, à sa qualité de cuisinier,
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ajoutait celles d'athlète et de garde de corps de son épouse. Il fut attaché immédiatement à
la garde du Kronprinz
Auguste put reprendre avec Saladin ses séances d'équitation de l'après-midi. S'il lui
arrivait de croiser le groupe des cavaliers princiers, il les saluait respectueusement. Si
certains de ces messieurs lui rendaient son salut, quelques-unes de ces dames lui faisaient
un petit signe discret et amical. Pendant ses heures de loisirs, Auguste avec Saladin avait
fréquenté le manège de la station pour y faire quelques canters. Il avait regardé avec intérêt
le maître de manège exécuter des figures de Haute-École. Celui-ci lui avait dit avoir fait un
stage au Manège Espagnol à Vienne. Auguste essaya sous sa direction de faire exécuter
quelques figures à Saladin. Le maître de manège s'était intéressé à ce jeune homme qui
paraissait particulièrement doué. Au manège, Auguste avait croisé le Kronprinz et avait
surpris son regard curieux, bien qu'il évitait d'y aller les jours où son excellence
l'envahissait avec sa suite
L'Empereur d'Autriche François Joseph avait invité le Kronprinz à Schönbrunn. Ce
dernier toujours froid, réservé et avare de compliments, avait présenté Auguste au maître du
Manège Espagnol à la Hofburg. Il lui avait dit: « Jaugez-moi ce garçon, son cheval, ditesmoi ce que vous en pensez ». Il avait dégagé Auguste des obligations de coiffer les
personnes de sa suite. Le maître de manège, qui avait fait exécuter plusieurs reprises à
Auguste, avait dit au Kronprinz que ce jeune homme lui paraissait particulièrement doué et
maîtrisait parfaitement un cheval difficile. « Laissez-le moi pendant votre séjour ici, j’en
ferais quelque chose ».
Quittant Vienne, le Kronprinz avait entraîné sa suite à Baden-Baden. Là toute la
Forêt-Noire s'offrait à Auguste pour galoper. Il n'était plus un écuyer solitaire, quelques
cavaliers se joignaient à lui et même quelques jeunes femmes audacieuses qui ne montaient
plus en amazones. Tous sentaient en Auguste Paret le disciple d'une école que eux,
Allemands, ignoraient, où le cavalier n'imposait plus sa loi à sa monture, mais la sollicitait,
l'accompagnait, s'unissait à elle en harmonie. L'empereur d'Allemagne était venu rejoindre
son fils, il cachait habilement dans les plis de ses vêtements un bras gauche légèrement
atrophié et sous une moumoute une calvitie naissante. On avait laissé à Auguste le soin
d'entretenir la collection de moumoutes que l'empereur avait apportées. Ce travail
supplémentaire ne captivait pas beaucoup notre artiste capillaire, la Forêt-Noire était si
belle. Il avait murmuré à un aide de camp de l'empereur qu'il connaissait à Aix-les-Bains
une jeune perruquière qui ferait ça bien mieux que lui. « Faites-la venir », lui avait dit l'aide
de camp.
Un beau matin, notre Julienne débarquait à Baden-Baden. Auguste avait été
stupéfait en la voyant, car à cette occasion, Mlle Jourjon avait accepté les soins de
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l'esthéticienne de l'hôtel et écouté pour se vêtir, les conseils d'une de ses camarades. La
chrysalide était devenue papillon. Le penchant qu'éprouvait pour elle Auguste sans le savoir
s'était réveillé et bientôt on put voir Julienne rayonnante. Le Kaiser, le Kronprinz et
quelques personnes de sa suite s'étaient déplacés au Haut-Koenigsbourg. L'empereur
d'Allemagne aimait particulièrement ce château féodal des Vosges. De là-haut il voyait
devant lui la plaine d'Alsace et de l'autre côté du Rhin, la Forêt-Noire. Il avait fait
entièrement restaurer et remeubler ce château. Auguste et Julienne, profitant de ce moment
de liberté, étaient descendus en buggy à Strasbourg et avaient rêvé mélancoliquement dans
cette ville perdue par la France en 1870. Auguste y avait offert à Julienne le minuscule
chien dont elle rêvait depuis longtemps. Il lui avait dit en le lui offrant: « Tiens, voila ton
clebs ». Le nom lui était resté et Tonclebs répondait parfaitement à son nom, Saladin et
Tonclebs avaient sympathisé, sans doute parce que l'un était immense et l'autre minuscule
et que tous deux étaient noirs.
A Stresa, certains soirs, Auguste était entré au casino. Il avait dansé avec les belles
Italiennes et les Allemandes compassées mais ardentes. Ici ces dames étaient loin des cours
allemandes et italiennes. En villégiature il était permis de danser avec son coiffeur, il avait
de si jolis yeux ensorceleurs et il dansait si bien. Auguste avait risqué et perdu quelques
jetons à la boule. A Baden-Baden la présence du Kaiser obligeait les dames de la cour à
plus de retenue. Auguste le sentait, il évitait la salle de danse et fréquentait davantage la
boule et la roulette et perdit un peu plus que raisonnable.
La cour allait se déplacer à Spa, cette ville d'eau de Belgique où devait se courir la
première course automobile sur une piste aménagée. Toute la cour de Guillaume II était
curieuse de voir ça. Auguste avait bien eu l'occasion de monter dans une de ces
automobiles qui commençaient à envahir les rues des villes et les routes de campagnes,
mais il n'avait jamais vu de près une voiture de course. Il tournait autour de ces curieuses
machines, examinant de près ces mécaniques, pendant que son étalon noir flairait avec
dédain ces étranges machins puant la graisse et l'huile brûlée. «Ton canasson n'a pas l'air
d'aimer ma Bentley, il pressent que nos automobiles vont bientôt détrôner son fiacre.
— D'abord mon étalon n'a jamais conduit de fiacre. Pour le reste je suis d'accord avec vous,
vos voitures automobiles vont révolutionner le monde», répondit Auguste au pilote qui
réglait avec bruit le moteur de son engin. « Avec nos voitures nous roulons à plus de cent à
l’heure. Cela te dirait de connaître la griserie de la vitesse? Va mettre ton tréteau au garage,
reviens, je te ferai faire le tour du circuit. »
Le tour effectué, le pilote de course demanda à Auguste. «Comment toi, un
Français, te trouves-tu à la cour d'Allemagne, alors que les relations sont plutôt tendues
entre nos deux pays, surtout depuis la conférence d'Algésiras où le Kaiser vient de subir un
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échec». La conférence éliminait l'Allemagne de ses prétentions sur le Maroc en donnant la
préférence à la France et à l'Espagne. — Ma passion est le cheval. À l'hôtel Royal d'Aixles-Bains où j'étais coiffeur, le Kronprinz m'a surpris montant un de ses chevaux. Il se
trouve que j'étais le seul à pouvoir monter cet étalon noir difficile et ombrageux. La monte
allemande est brusque, autoritaire, la selle posée plus près de l'encolure que la monte
française ou anglaise plus douce, voilà tout simplement le secret qui me fait accepter par
Saladin. Le Kronprinz me l'a confié tant que je serai à son service. C'est par amour pour
Saladin que je reste le coiffeur du Kronprinz et de la cour. Je vais bientôt les quitter, je dois
rentrer en France pour effectuer mes deux ans de service militaire. — Si tu passes à Paris,
viens me voir», lui dit le pilote en lui tendant sa carte.
Aux courses automobiles de Spa se trouvait l'ambassadeur de France auprès du Roi
des Belges. Auguste eut l'occasion de parler de son service militaire à un attaché
d'ambassade. « Il vous est inutile de vous rendre à Montbrison pour passer votre conseil de
révision, vous pouvez très bien le passer à l’ambassade », lui dit ce dernier. Auguste s'était
aussi ouvert du désir qu'il avait de faire ce service dans la cavalerie. « Je vais m’occuper de
tout cela. Vous recevrez une convocation de l’ambassade pour passer à Bruxelles votre
conseil de révision. Je vais toucher deux mots à mon collègue qui s’en occupe pour que
votre vœu soit exaucé ».
À l'ambassade de France, Auguste avait été déclaré bon pour le service, mais il lui
fut impossible de savoir s'il serait incorporé dans une unité de cavalerie. De retour à Spa, il
restait dans l'incertitude, passant de jours d'espoir à des journées d'hésitation. Julienne
Jourjon, pour laquelle Auguste, n'avait jamais éprouvé un amour sans bornes, sentait qu'elle
allait perdre son adoration. Le moment où Auguste devait rejoindre l'armée approchait. Il
ne recevait aucune affectation. Enfin, une lettre du maire de Montbrison que venait de lui
renvoyer sa mère, lui arriva : «Mon cher concitoyen, j'ai le plaisir de vous faire connaître
que vous êtes affecté pour votre service militaire au régiment de Dragons de Lunéville. Si
mon intervention à pu vous être utile je m'en réjouis et vous prie, etc... etc...». Une autre
lettre semblable du député de Montbrison lui fut transmise. Ces deux lettres rassurèrent
Auguste bien qu'il n'eût rien demandé à ces deux personnages. Il reçut enfin à Spa son avis
d'incorporation. On pouvait y lire :
Service
militaire
Avis
d'incorporation
Le
sieur
Paret,
Benoît,
Justin,
dit
Auguste,
né
le
13
Septembre
1885
à
Montbrison
(Loire)
est
prié
de
se
présenter
au
5ème
régiment
de
Dragons
cantonné
à
Lunéville
(Meurthe
et
Moselle)
le
20
Septembre
1906
avant
10
heures
pour
y
effectuer
son
service
militaire.
Ses
qualités
de
cavalier
le
feront
affecter
à
l'escadron
noir.
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Était jointe à ce document une permission exceptionnelle de dix jours, du 20
septembre au 30 septembre 1906. Il devait avoir ce jour là 21 ans depuis 17 jours. Auguste
présenta son avis d’incorporation à un aide de camp du Kronprinz. Ce dernier avait tenu
lui-même à remercier son coiffeur de ses services et lui avait offert une montre en argent au
boitier finement ciselé représentant un angelot écoutant une nymphe jouant de la flute.
« Retournez vivre dans votre beau pays, servez le dignement », lui avait dit le fils de
l'empereur d'Allemagne. Le cœur d'Auguste s'était serré quand il avait dû dire adieu à
Saladin. Julienne pleura et Mme Mas eut la larme à l'œil. Auguste avait pris le train pour
Montbrison. Il y avait plus de six ans qu'il n'avait pas vu son père et ses deux frères, guère
moins, maman Gabrielle et sa sœur Benoîte.
En sortant de la gare de Montbrison, il avait grimpé sur l'impériale de l'omnibus
Prioux qui attendait les voyageurs. Du receveur qui s'était exclamé en le voyant: « Vous
n’êtes pas le petit Benoît? », il avait appris que Catherine Prioux s'était mariée et avait deux
beaux jumeaux aux cheveux noirs comme ceux de leur père. Pendant que les chevaux de
l'omnibus trottaient sous les grands platanes de l'avenue de la gare, Auguste redevenait
Benoît et se pénétrait de son Montbrison.
Rue Rivoire il tomba dans les bras de maman Gabrielle. Le café, la charcuterie,
rien n'avait changé et même Rémy l'âne gris avait salué sa venue d'un braiment sonore.
«Ton père est à la forge. Il a maintenant cinquante-deux ans, il est devenu plus taciturne
depuis que ton jeune frère Claudius, en sortant de l'école professionnelle, n'est pas venu le
rejoindre ici pour l'aider et prendre sa suite. Claudius et un nommé Murat, un camarade de
l'école professionnelle, ont monté à Saint-Étienne dans le quartier de la Terrasse un atelier
où ils fabriquent des règles, des équerres, des compas en métal pour l'industrie et le
bâtiment. Ton père, dans la perspective de son arrivée, avait augmenté la fabrication de ses
pèse-personnes qu'il plaçait dans les pharmacies, et en avait installé sur quelques places
publiques de la région. Depuis, déçu que Claudius ne soit pas venu le rejoindre, il en a
arrêté la fabrication ainsi que celle des bascules pour le P.L.M. Il travaille maintenant sans
conviction. Clément est toujours dans son magasin de coiffure. Ils ont maintenant une fille
dont je suis la marraine et l'ont appelée Gabrielle. Benoîte à Orange a deux jumeaux, des
garçons».
Auguste (Benoît) se rendit à la forge. En entrant il dit: « Bonjour Antoine » d'un
ton neutre comme s'il avait quitté son père quelques heures plus tôt. Celui-ci lui répondit:
« Bonjour Benoît », sans chaleur ni froideur. Auguste remarqua que peu de balances étaient
en cours de fabrication. Ils ne savaient quoi se dire. Benoît ressortit de la forge. Ne sachant
pas où conduire ses pas, il s'était dirigé chez les Dupré. Il trouva les marchands de vin fort
tristes, Huguette leur unique enfant les avait quittés. Elle était entrée en religion et faisait
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son noviciat à Saint-Étienne chez les sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, un ordre cloîtré. Ils ne
comprenaient pas que leur fille si gaie, si vive, leur avait brusquement déclaré un jour
qu'elle voulait être une religieuse. Benoît les réconforta dans leur espoir que cette
détermination soudaine ne tiendrait pas et qu'elle leur reviendrait avant de prononcer ses
vœux. Dans sa pensée Benoît revoyait Huguette, ses jupons relevés sur la tête dévoilant des
jambes parfaites, marcher dans l'eau glacée du Vizézy. Ses anciens camarades d'école
étaient tous partis au régiment, seul Lévy qui avait été réformé était là. Il décida d'aller le
voir. Ses parents lui apprirent qu'il le trouverait à la mairie; employé municipal, il
s'occupait de l'organisation des foires, des marchés, des fêtes foraines et autres.
Auguste qui ne voulait pas le déranger à la mairie avait parcouru les rues de la
ville, refaisant connaissance avec son cher Montbrison. Il avait bu une bière au café
Rochette, était revenu rue Rivoire prendre son vélo et était parti à Chalain-d'Uzore. Il s'était
présenté au château de Champs, avait été reçu par Emeline de Vimont. Émus l'un devant
l'autre, ils étaient resté longtemps silencieux. Emeline lui avait appris que sous la pression
de ses parents, elle était fiancée au baron de Mierre, un petit noble descendant d'un de ces
artisans qu'Henri IV avait ennoblis pour qu'ils animent la fabrication de la soie en France.
Benoît avait ressenti une déception mêlée de jalousie. Il était passé voir ses grands-parents
Piquet qui faisaient toujours leurs pruneaux. De retour à Montbrison, il était entré dans le
salon de coiffure de son frère Clément. L'accueil de son frère n'avait été guère plus
chaleureux que celui d'Antoine. Francine s'était réjouie de le voir, elle l'avait embrassé,
trouvant qu'il était devenu un beau jeune homme. Leur petite fille Gabrielle lui avait fait
une risette.
Au repas du soir, dans la salle du café, maman Gabrielle avait essayé en vain
d'animer la conversation. Le lendemain, Auguste avait pris le train pour Saint-Étienne
rencontrer son jeune frère Claudius. Il était descendu à la gare de la Terrasse. L'atelier de
Claudius se trouvait tout près à l'adresse que lui avait indiqué maman Gabrielle, route de
Saint-Priest. En s'approchant il vit l'enseigne: MATÉRIEL DE PRÉCISION, MURAT PARET. Auguste retrouva avec plaisir son petit frère, fit connaissance de M. Murat,
s'intéressa à leur fabrication, au désir qu'ils avaient de fabriquer des pieds à coulisses et
leurs premiers essais de règles graduées. Claudius lui expliqua qu'il n'avait jamais eu
l'intention de revenir travailler à la forge. « Tu connais notre père, j’aurais été toute la vie
son employé rudement commandé, attendant une lointaine succession. Je ne lui ai jamais
dit le moindre mot pouvant le bercer de cette illusion ». Benoît lui avait confié: «Je l'ai
trouvé vieilli, lui toujours correctement vêtu, qui se changeait à la forge avant de rentrer rue
Rivoire bien habillé, est venu manger ce soir-là dans ses vêtements de travail. Lui qui ne
fumait qu'une cigarette à midi, ne se permettant qu'un petit écart le dimanche, a
continuellement un mégot éteint aux lèvres. Sa moustache qu’avec coquetterie il tenait bien
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entretenue, tombait sur ses lèvres. Notre mère, qui était contente de me voir, m'a semblé
plus triste». Benoît apprit à son frère qu'à Grenoble on l'avait baptisé Auguste. « J’ai ainsi
une double vie, Ici Benoît avec une vie familiale, ailleurs, Auguste, avec une vie
d’aventure ». En quittant son frère, Benoît pensa que son jeune frère n'avait jamais osé dire
à Antoine qu'il ne voulait pas travailler à la forge. A qui la faute? à lui ou à ce père trop
sévère?
Il était allé voir son oncle le sellier qui tenait un magasin rue Saint-Jean. Avec lui il
avait parlé chevaux, équitation, de Saladin l'étalon noir, de la haute école à laquelle il s'était
initié au Manège Espagnol à Vienne. Il avait ensuite dirigé ses pas vers la rue Saint-Roch
où il avait appris de Mme Lardet les fiançailles de Georgette, le mariage devait se faire en
novembre. Auguste (Benoît) passa chez M. Julien, refusa l'anisette, caressa la tête de leur
jeune fils Robert qui devait en octobre entrer à l'école primaire. Il avait aperçu Mlle Buhet
et son Anglais. (Il devait se teindre les bacchantes? Ce n'est pas possible d'avoir des
moustaches aussi rouges.) Benoît avait admiré sur son gilet à pied de poule rouge, jaune et
noir, sa montre et sa superbe chaîne en or agrémentée d'une pendeloque en or.
Il était ensuite monté à l'impériale de l'omnibus pour regagner la gare de la
Terrasse. Dans la Grand-Rue, des ouvriers posaient des rails pour installer un tramway à
vapeur. A la gare, il avait remarqué que malgré leurs jupes droites, les femmes avaient de la
difficulté à monter dans les hauts wagons, se troussant haut, laissant voir leurs mollets,
certaines demandant le secours de quelques messieurs, non sans quelque coquetterie.
Triste, le lendemain à Montbrison, il était allé voir Mme Chartoire. «Mon jeune
Auguste, désormais je vous appellerai Auguste, je savais que vous promettiez un bel avenir.
Tenez cette promesse, pour cela complétez votre instruction autant qu'il vous sera possible.
Ma porte vous sera toujours ouverte. De Lunéville, écrivez-moi». Auguste lui parla de Mlle
de Vimont. « Ce de Mierre est un bellâtre, si Mlle de Vimont a du caractère, elle ne restera
pas longtemps avec lui ».
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Deuxième partie
13. Lunéville
Le train remontait la plate vallée de la Saône. Son panache de fumée traînait
alangui sur l'eau calme de la douce rivière. Auguste dans son compartiment regardait
inconsciemment monter et descendre les fils du télégraphe : fils, poteau... fils, poteau... fils,
poteau... fi, pot... fi, pt..., fi… pt, accompagnés par la symphonie monotone des roues sur
les raccords des voies toc, toc... toc, toc... toc, toc... Ses yeux s'alourdissaient, sa pensée
endormie s'attardait à Montbrison. Il regrettait de n'être pas allé voir son oncle, le tonnelier
Benoît Champandard qui était en même temps son parrain et lui avait donné son prénom de
Benoît. Il se revoyait dans le grand hangar où les ouvriers tonneliers enfonçaient à grands
coups de masse perçant les oreilles, les cercles qui serraient les douves de tonneaux de
toutes dimensions, du modeste baquet de la lavandière aux grandes cuves, du tonnelet aux
foudres de chêne des grands vins.
Parrain Benoît était aussi un amateur de champignons. Aux bonnes saisons, il
emmenait Benoît, et aussi Huguette la fille du marchand de vin, cueillir ces chairs
précieuses. Il les connaissait tous, les bons, les mauvais, ceux délicieux à manger, ceux qui
ne valaient rien, ceux qui faisaient d'excellents condiments, ceux qui soûlaient, (on dirait
maintenant les hallucinogènes) et les méchants, les mortels, que le jeune Benoît écrasait du
pied. Si Huguette était de toutes les sorties, trottant comme une chevrette dans les bois et
les halliers, baignant ses pieds nus dans les sources et les ruisseaux, Georgette daignait se
joindre à eux seulement pour aller ramasser les champignons des prés, détestant accrocher
ses cotillons aux ronces des buissons. Pourquoi s'était-il amouraché de Georgette et non
d'Huguette? Auguste revoyait en pensée le jour mémorable où parrain Champandard avait
remplacé les cercles des tonneaux fait de branches souples par des cercles en fer venant du
Creusot.
L'arrivée dans les faubourgs de Dijon l'avait tiré de ses pensées et de sa
somnolence. Le temps d'aller boire le petit café du matin au buffet de la gare, maintenant la
locomotive s'essoufflait en gravissant le plateau de Langres jusqu'à Culmont-Chalendrey,
cette gare de triage en pleine forêt où il changerait de train. Auguste, dans son nouveau
wagon de troisième classe, glissait vers cette partie de la Lorraine que nous avaient laissée
les Allemands après le désastre de 70. Sortant de la gare de Lunéville, Auguste se trouvait
seul sur le trottoir. Dix jours étaient passés depuis qu'un comité d'accueil y avait reçu les
conscrits, sa permission de dix jours en était la cause. Il s'était enquis du lieu où se trouvait
sa caserne. Celle-ci était proche, il s'y dirigea à pied. Il présenta son ordre d'incorporation
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au sous-officier chef du poste de garde. « C’est maintenant que tu arrives, tu dormais? »
Auguste lui fit voir sa permission de dix jours, le chef de poste intrigué le fit conduire par
un planton au bureau des entrées. Ils contournèrent les bleus qui dans la cour du quartier
participaient maladroitement à l'une de leurs premières classes à pied, malmenés par leurs
sous-officiers.
A la vue de cette permission exceptionnelle, le lieutenant de jour avait pris sur lui
de conduire ce conscrit singulier au commandant. « Mon Commandant, lui avait dit le
lieutenant au garde à vous, je vous présente l’appelé Paret Benoît Justin dit Auguste, qui se
présente avec dix jours de retard, justifié paraît-il par cette permission. — Qui t’a donné
cette permission », aboya le commandant qui se carrait les poings sur son bureau. Derrière
lui se tenaient debout quatre officiers. L'un d'eux se pencha vers le commandant et lui dit :
« Le conscrit Paret Benoît dit Auguste est ici par décision du ministre des affaires
étrangères. C’est un cavalier de classe, il est destiné à l’Escadron Noir. Je vous parlerai plus
tard du cavalier Paret », avait ajouté à l'oreille l'officier qui paraissait connaître le cas du
nouvel incorporé. Le commandant griffonna une note, la tendit au lieutenant qui avait
amené Auguste. « Allez remplir les formalités d’incorporation, faites le conduire à son
escadron ».
L'officier qui semblait connaître le cas d'Auguste, resté seul avec le commandant,
lui avait dit : «Notre nouvel incorporé vient de passer deux ans à la cour d'Allemagne. Il
était un simple coiffeur, peut-être était-il autre chose? Le Kronprinz paraissait l'apprécier.
Le ministère des affaires étrangères est muet à ce sujet. — Faites-le surveiller discrètement
et faites-lui faire sévèrement ses classes à pied et à cheval». Le planton avait laissé Auguste
dans la chambrée des bleus de l'Escadron Noir, déserte. Le maréchal des logis chef qui
parcourait les chambrées l'avait trouvé assis sur un lit. «Tu es le nouveau? — oui monsieur,
— appelle-moi chef, comment t'appelles-tu? — Auguste Paret, chef. — Il est onze heures,
va au réfectoire car ici on mange à onze heures en même temps que les Allemands pour qui
il est midi. Présente-toi au maréchal des logis d'ordinaire, puis reviens ici, je m'occuperai de
toi».
Au réfectoire, le maréchal des logis d'ordinaire qui commandait aux cuisines en
culotte de cheval, la cravache sous le bras, goûtant la soupe du bout de celle-ci, avait
installé Auguste à une table de conscrits, il était le seul encore en civil. Curieux, ceux-ci lui
posèrent maintes questions, son nom? D'où venait-il? Pourquoi était-il en retard? « J’ai eu
dix jours de permission exceptionnelle pour rejoindre, car je me trouvais à l’étranger », se
contenta de leur dire Auguste.
De retour dans la chambrée, il s'était trouvé en présence d'un petit nombre de ses
futurs camarades; la plupart faisaient après le repas un crochet à la cantine. Le chef de
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chambrée se présenta à lui en lui serrant la main, « Hanché, brigadier-chef. — Paret, chef,
— Tu m’appelles brigadier ». Auguste qui avait été sensible au premier geste d'amitié qu'il
rencontrait, se demandait pourquoi il fallait appeler le maréchal des logis, chef, et le
brigadier-chef, brigadier? Premier mystère de l'armée. Ses nouveaux camarades se
présentèrent à lui, lui posant toutes sortes de questions.
Garde à vous! le maréchal des logis chef faisait son entrée dans la chambrée.
« Conduis-moi le cavalier Paret à l’infirmerie, voila son dossier », avait-il dit à un bleu qui
se trouvait là. Un infirmier les avait fait entrer dans une salle d'attente. « Déshabille-toi »,
lui avait-il dit. Comme Auguste hésitait à quitter son caleçon, « Tout » avait crié l'infirmier.
D'autres soldats se trouvaient là à attendre nus, debout ou assis, certains impudiques,
d'autres cachaient leur sexe sous leurs mains ou un sous-vêtement roulé en boule. « Moi,
j’ai simplement mal à la gorge », protestait l'un d'eux. A l'appel de leur nom, ils entraient
dans l'autre salle, bientôt ce fut le tour d'Auguste. Un médecin le palpa, l'ausculta,
« Toussez, respirez fort, comptez 1, 2, 3.», regardait l'œil, les dents comme à un cheval,
« Pissez dans ce verre ». Auguste s'était retourné pudiquement contre le mur, une piqûre
dans le dos, un vaccin sur l'épaule, « Allez vous rhabiller ». Auguste avait remarqué que le
médecin ne l'avait pas tutoyé.
À peine était-il revenu dans la chambrée que l'officier qui connaissait le dossier
d'Auguste y entrait, pour lui on avait crié: « Fixe! — Cavalier Paret, suivez-moi ». Il le
conduisit au manège. Il lui présenta un cheval, lui fit donner une culotte de cheval et une
paire de houseaux, et l'invita d'un geste de la main, à lui montrer ses talents. Auguste fit de
son mieux, multipliant les figures, l'officier parut satisfait. «Je suis le capitaine Lapierre, où
avez vous appris l'équitation? — Je suis d'une région de France où l'on élève des chevaux
de course, spécialement de trot. Je monte à cheval depuis ma jeunesse. J'ai été initié à la
Haute-École au Manège Espagnol à Vienne en Autriche».
Le capitaine Lapierre savait déjà tout cela et se demandait comment un simple
coiffeur, de plus Français, pouvait être le protégé du fils aîné de l'empereur d'Allemagne et
avait pu entrer dans le cercle si fermé du Manège Espagnol. Tout cela le confirmait dans les
soupçons du commandant. Comment savoir, puisque les affaires étrangères avaient jugé
bon de ne pas les mettre dans le secret. Eux aussi n'avaient-ils peut-être que des soupçons et
devaient le surveiller. Le capitaine Lapierre se mit à observer Auguste et à chercher s'il était
surveillé et par qui, agent français ou espion allemand? Faisait-il double jeu? Le capitaine
Lapierre était retourné vers le commandant Berger, lui avait dit que Paret était un brillant
cavalier et lui avait fait part de ses réflexions. Ils avaient convenu de garder pour eux leurs
soupçons et de le surveiller discrètement.
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Auguste de retour dans la chambrée avait trouvé un de ses nouveaux camarades qui
gardait la chambre par suite d'une foulure de la cheville. Celui-ci lui avait dit: « Le chef
t’attend dans sa chambre pour aller te conduire au garde-mites, les autres sont à la classe à
pied », lui montrant par une des fenêtres les bleus qui dans la cour continuaient avec plus
ou moins de bonheur à apprendre à manœuvrer à pied.
Dans le magasin de l'équipement, le maréchal des logis chef avait dit au gardemites: « Habille-moi le cavalier Paret, il fait partie de l’Escadron Noir ». Le chef parti, le
garde-mites dit à Auguste: «Tu étends cette couverture sur le sol, tu y mets tout ce que je
vais te donner, tu l’emporteras dans ta chambrée. Les cavaliers de l’Escadron Noir ont droit
que le tailleur du régiment leur retaille gratuitement leurs tenues ». En lui remettant
successivement, chemises, treillis, tenues no. 3 et 2, chaussons, sabots et tout le reste, le
garde-mites lui avait dit: « Ce n’est pas facile de faire partie de l’Escadron Noir, tu étais
jockey, acrobate dans un cirque? — j’étais coiffeur », lui avait dit Auguste laissant le
garde-mites perplexe. «Tu toucheras plus tard ton casque, tes bottes, ton sabre, ton
mousqueton, la tenue no 1. Bien que ce ne soit pas notre spécialité tu apprendras à manier
la lance ».
Auguste avait réuni les quatre coins de sa couverture et essayé de franchir la porte
de l'habillement avec cet énorme baluchon sur le dos, celle-ci plus étroite que le ballot
s'opposait à son passage. Auguste avait dû le défaire en partie et le refaire de l'autre côté de
la porte. Descendre l'escalier qui était assez large, fut relativement facile. Auguste eut tôt
fait, en longeant le bâtiment, de rejoindre l'escalier le conduisant à sa chambrée située au
second étage. Mais le trompette venait de sonner, « Dans cinq minutes j’veux voir tout le
monde en bas » et provoquer la descente au galop de tous les bleus de l'escadron. Auguste
avait été entraîné par ce tourbillon et se retrouva malgré lui tout en bas de l'escalier. Il
n'avait heureusement pas échappé son énorme balluchon. La seconde tentative pour monter
fut beaucoup plus calme, puis Auguste eu successivement à franchir quatre portes, mais
maintenant il avait la technique.
De retour dans sa chambrée il retrouva le dragon à la cheville foulée, à qui le chef
avait commandé de montrer au nouveau comment faire son lit et son paquetage. Celui-ci se
présenta : «Je m'appelle Sautier, je vais t’apprendre à faire ton lit au carré. Pose ton barda
sur le lit de ton voisin. Tu vois sur ton châlit ta paillasse enveloppée d’une couverture brune
pliée en paquet de tabac ». Auguste trouvait en effet que cela ressemblait à un énorme
paquet de tabac gris semblable à ceux qu'achetait Antoine. «Déplie-le doucement pour bien
enregistrer comment c’est fait, car tu auras si tu t'absentes quelques jours - manœuvres,
déplacement divers ou permission - à replier ta literie ainsi. Du premier coup d'œil, le sousoff ou le juteux sauront que tu es absent et pourront le vérifier sur l’état d'appel. A
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l'intérieur de ton paquet de tabac, tu trouveras deux draps, un polochon et sa taie. Fais ton
lit avec les deux draps». Pour Auguste, à qui maman Gabrielle avait appris à faire son lit, ce
ne fut pas un problème. Le dragon de repos lui montra en claudiquant comment disposer la
couverture pour faire un lit au carré. « Tu vas descendre à la cantine acheter une planchette
à paquetage, un cintre, un trapèze ». Cela fait, Sautier lui fit ouvrir son balluchon et lui
expliqua : « Les treillis, c’est pour les corvées, le pansement des chevaux. Tu en as deux,
car tu dois avoir sur toi un treillis blanc impeccable, tu passeras tes temps libres à laver
l’autre ». La tenue no 3 est celle que l'on porte le plus couramment, pour les appels en tenue
et les exercices à l'intérieur de la caserne. La tenue no 2 est pour les exercices à cheval, les
manœuvres en dehors du cantonnement, si tu es de garde ou de service en ville et pour les
permissions. Quant à la tenue no 1, la tenue de guerre, elle est réservée aux parades et aux
défilés. Tu la mettras sur le cintre que tu suspendras au crochet qui se trouve sous la
planche à paquetage, derrière la tête de ton lit. Tu toucheras une capote en octobre. Son port
est obligatoire du 15 octobre au 15 mars, qu'il fasse chaud ou qu'il gèle.
Maintenant habille toi, tenue no 3. Mets tes vêtements civils dans ce sac, attaches-y
ce carton après y avoir écrit ton nom, ta classe d'incorporation, le numéro matricule que l'on
t'a donné en arrivant. Tu peux le faire renvoyer chez toi, ou le confier au garde mites et tu le
retrouveras dans deux ans à la quille. Tu fixes le trapèze avec deux punaises sur le bord de
la planche à paquetage. Cette baguette ronde qui ressemble avec ses deux ficelles à un
trapèze trop large, sert à suspendre ta serviette de toilette pour la faire sécher. Tu l'auras audessus de ton nez pendant ton sommeil. Tu pourras t'acheter à la cantine un coffret
semblable au mien pour y mettre tes affaires personnelles et tes objets de toilette. Tu
pourras y ajouter un cadenas, mais c'est mal vu par les copains. Tu le placeras sur la
planche à paquetage dans l'espace qui sépare ton paquetage de celui de ton voisin; en
dessous, sur le parquet, tes chaussures surmontées de leurs houseaux de cuir. Tu toucheras
des bottes quand tu seras définitivement admis à l'escadron noir et tu passeras des heures à
les astiquer. Tu as aussi des chaussons et des sabots. Lorsque tu seras en treillis tu devras
être en sabots. Les chaussures et les houseaux vont avec les tenues no 2 et 3.
Le matin tu défais complètement ton lit, tu plies ta couverture en quatre et la place
au pied du lit. Entre la couverture et le polochon, tu disposes séparément, pliés, tes deux
draps. Après le repas de midi tu referas ton lit comme je te l'ai montré. Je t'assomme avec
tout ça, car il faut qu'en 24 heures tu assimiles ce que nous avons mis cinq jours à
apprendre. Demain matin, réveil 5h 30; après le déjeuner, classe à pied.
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14. L'escadron noir
Gaaarde à vous!... repos!... gaarde à vous!...à droite... oite! La classe à pied venait
de commencer, le maréchal des logis Van de Putte aboyait les commandements. L'adjudant
Guydat, cinglant ses bottes avec sa cravache, tournait autour des bleus silencieux, il
enregistrait le comportement de chacune de ses nouvelles recrues. Très vite Auguste avait
acquis cet automatisme qui permettait d'exécuter les mouvements commandés tout en
laissant sa pensée vagabonder. « Cavalier Paret, où êtes vous ?» Rappelé à l'ordre, Auguste
se ressaisit. L'adjudant Guydat se demandait pourquoi le capitaine Lapierre lui avait dit de
surveiller les faits et gestes du cavalier Paret. On venait de distribuer aux nouveaux appelés
leurs sabres et leurs casques. Ce dernier, en argent, était pourvu d'un plumet et d'une
crinière noire. Avec leurs uniformes noirs boutonnés, galonnés et soutachés d'argent, les
dragons de Lunéville avaient fière allure. Les belles soupiraient en silence. Les mâles les
traitaient de traîneurs de sabre.
Dans la chambrée, le brigadier chef Anché leur avait expliqué de poser leur casque
sur leur paquetage, la crinière retombant sur celui-ci, puisqu’elle était destinée à les
protéger des coups de sabre sur la nuque. Maintenant le maître d'arme leur enseignait à
tenir le sabre, les gardes et leurs parades, à porter les coups, de tête, de manchette ou de
flanc. Les dragons de ce nouveau contingent allaient être pourvus d'une arme nouvelle, un
fusil court appelé mousqueton, alimenté par un chargeur à trois coups. « Vous le portez
dans le dos en bandoulière, sous la crinière », leur avait dit le capitaine Lapierre. «Vous
devez apprendre à le démonter, le graisser, le nettoyer, changer une pièce, le remonter.
Bientôt nous irons au stand de tir. Nous organiserons un concours, le premier aura une
permission de 24 heures». L'instructeur leurs avait conseillé de tenir le mousqueton serré
contre l'épaule car son recul était brutal.
Par petits groupes le capitaine Lapierre avait conduit les nouvelles recrues de
l'Escadron Noir au manège et avait fait attribuer une monture à chacune. Tous étaient déjà
des cavaliers et savaient étriller et panser un cheval. À Auguste, il avait présenté un superbe
alezan à l'aplomb régulier, un Anglais. « Il s’appelle Lancier. Il a été rebaptisé ainsi car il
connaît le quadrille des Lanciers. S’il t’accepte, il te fera danser toutes les figures de ce
quadrille. Soit doux avec lui. Il est affectueux mais vindicatif.» Au manège, le lieutenant
instructeur avait initié Auguste à la voltige à cheval: passer les deux jambes au dessus de
l'encolure, frapper les deux pieds sur le sol alternativement à droite et à gauche, à se tenir
droit sur le cheval et d'autres acrobaties que les Français voyaient habituellement dans les
cirques. Aux premiers tirs, Auguste se révéla un excellent tireur et devint vite le premier
des nouvelles recrues de l'escadron. Il avait gagné la permission de 24 heures et était parti
visiter Nancy en compagnie de Chaize, un ancien dont les parents étaient sellier à Saint-
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Étienne, un pays. (Chaize était le père de Chaize, le maître voilier. Ils devaient faire
ensemble la guerre de 14/18). Le samedi soir, ils avaient dépensé un peu trop d'argent dans
une boite de nuit. Le dimanche, démunis, ils s'étaient ennuyés à traîner dans les rues de
cette belle ville. Ils étaient rentrés à la caserne bien avant minuit.
Au printemps, les dragons de Lunéville étaient partis vers la ligne bleue des
Vosges effectuer leurs grandes manœuvres, galoper le long de la frontière. Ils avaient
chargé sabre au clair près les bords de la Seille pendant que des pétards de cavalerie
éclataient dans les jambes des chevaux et que, de l'autre côté de la rivière frontière, les
regardaient, soupçonneux, les soldats allemands avec leurs nouveaux casques à pointe tout
gris. Ils avaient appris, plus à l'écart afin d'éviter tout incident diplomatique, à décharger au
galop leurs mousquetons sur des cibles mouvantes. Au 14 Juillet, l'Escadron Noir devait
défiler à Paris à la revue de Longchamps. Avant la revue, en lever de rideau, Auguste et une
dizaine de ses camarades déguisés en cosaques devaient effectuer quelques passages devant
les tribunes en exécutant quelques acrobaties, et dans une dernière charge au gallop,
ramasser leurs mousquetons posés à terre et abattre au tir des cibles mouvantes.
Une partie du champ de manœuvres des dragons de Lunéville avait été réservée à
un «fou du ciel». Elle avait été clôturée par une barrière. Sur un côté, le dos à la barrière
avait été construit un grand hangar en tôles et un bâtiment fermé éclairé par une fenêtre et
une porte vitrée. Pendant leurs instants de repos, les dragons curieux s'approchaient de la
barrière. Ils n'y voyaient rien, il semblait qu'il y avait trois hommes qui construisaient
quelque chose à l'intérieur du hangar. Un jour, ils virent sortir de ce hangar un curieux
engin, une sorte de libellule géante ou plutôt une énorme araignée à voiles montée sur des
roues de bicyclettes. Auguste, surpris, avait reconnu parmi les trois hommes le coureur
automobile du champ de courses de Stresa. Il paraissait être le chef. Oh! Oh! cria Auguste,
pour attirer sur lui son regard. Le pilote le reconnut, levant les bras au ciel, il lui fit signe de
s'approcher du portail pratiqué dans la barrière, l'ouvrit et s'exclama en lui tapant dans le
dos : « Bonjour Kronprinz, tu as abandonné tes seigneurs Teutons! » Il l'entraina vers son
curieux engin. « Tu vois, j’essaie de voler avec mon aéroplane. Si tu veux venir m’aider,
j’en parlerai à tes supérieurs ». Les allusions au Kronprinz et aux seigneurs Teutons,
avaient été répétées au capitaine Lapierre et lui avaient fait dresser l'oreille. Il les répéta au
commandant Berger, qui lui apprit que l'aéronaute lui avait demandé si le cavalier Paret
qu'il avait connu à Stresa, pouvait l'aider dans ses essais.
Le commandant décida d'accéder à sa demande et de les faire surveiller tous les
deux. Il déchargea le cavalier Paret de reprises et d'entrainement à cheval dont il n'avait nul
besoin afin de consacrer ces moments rendus libres à aider le constructeur de l'aéroplane.
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Celui-ci expliqua à Auguste : « Je me suis inspiré de Santos Dumont, de sa Demoiselle,
d’Henri Farman aussi, mais jusqu’à présent je n’ai pas eu beaucoup de succès ».
Le travail d'Auguste consistait, avec les deux autres aides, à retenir l'appareil
pendant que le moteur chauffait et que l'hélice prenait de la vitesse. Puis au «Go!» du
pilote, ils devaient le lâcher brusquement. L'aéroplane partait, faisait quelques bonds et
retombait, s'écrasant dans un bruit de ferraille, de bois cassé, de tissus déchirés et de roues
de bicyclettes brisées. Le pilote s'extirpait de cette carcasse parfois avec quelques
meurtrissures. Auguste et les deux aides ramenaient les débris de l'appareil. Puis venaient
de longs jours de réparation, de rafistolage. Notre aéronaute n'était pas le seul à tenter de
voler. Dans d'autres coins de France, des fous du ciel eux aussi essayaient. Pour tous, les
débuts étaient difficiles, car tous gardaient jalousement leurs secrets.
Un jour, notre inventeur fit quelques progrès quand les frères Voisin consentirent à
lui vendre à crédit un de leurs moteurs à explosion. Ce nouveau moteur plus puissant lui
avait permis d'alourdir son aéroplane. Il avait installé des roues plus solides, une armature
plus forte assouplie par des haubans placés plus judicieusement. Mais tout l'argent qu'il
avait gagné dans les courses automobiles y était passé et il ne savait plus comment
continuer car, si le gouvernement l'avait beaucoup aidé, il ne recevait pas de subventions.
Dix jours de permission avaient ramené Auguste à Montbrison. Il s'était trimbalé,
morose, de maman Gabrielle à Antoine, de Clément à son copain Lévy, de l'âne Rémy au
jardin de Champdieu. A Chalain-d'Uzore il avait évité le haras d'Emeline de Vimont, à quoi
bon! A Saint-Étienne, il avait vu son petit frère Claudius, Mme Jullien avait admiré son
uniforme pendant que son mari essayait le casque. Georgette pouponnait. Les deux
jumeaux de Benoîte étaient morts de la coqueluche. Il s’était senti soulagé en montant dans
le train qui le ramenait à Lunéville. Il était maintenant brigadier et c'était lui qui expliquait
la caserne et le service militaire aux nouvelles recrues. La surveillance du capitaine
Lapierre et de l'adjudant Guydat n'avait rien décelé de suspect dans le comportement
d'Auguste. En octobre, Auguste avait été envoyé par son régiment à Biarritz participer à un
grand concours de tir. Il en était revenu avec le trophée du deuxième prix.
Souvent la pensée d'Auguste s'évadait vers Mlle de Vimont. Il la voyait dans son
costume d'amazone, longue, mince, le sérieux de son visage parfois animé d'un léger
sourire ou d'un rire aérien. Ses yeux sombres pailletés d'or légèrement écartés d'un nez doit
et fin, se mettaient alors à briller de gaieté, son visage à l'ovale légèrement allongé sous des
cheveux torsadés châtain foncés, s'animait de plaisir. Jamais Auguste n'avait osé approcher
une main de son corps. S'il s'était parfois permis de passer son bras derrière ses épaules, il
avait toujours arrêté son geste avant de les toucher. A Lunéville, le prestige des dragons et
particulièrement des dragons de l'Escadron Noirs était si fort auprès de la gent féminine que
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les conquêtes étaient faciles. Auguste en avait profité quelquefois. Lorsqu'il approchait une
femme, il pensait trouver celle qui le délivrerait du souvenir lancinant de Mlle de Vimont.
Il le croyait tant qu’elle se montrait réticente, mais dès qu'elle avait succombé à son désir,
le souvenir de Mlle de Vimont revenait plus fort que jamais et l'éloignait de sa nouvelle
conquête.
Enfin arriva le jour de la quille. Tous avaient, deux jours plus tôt, rendu à
l'armurier leurs mousquetons, dûment graissés après inspection du maréchal des logis. Ils
avaient remis leurs sabres au préposé qui en avait examiné le fil et guetté la moindre pique
de rouille. Il en avait été de même pour leurs casques et la tenue no 1. La veille du départ,
ils avaient rapporté au palefrenier leur selle et les harnachements de leurs chevaux. Auguste
avait flatté l'encolure, gratté le front et embrassé les naseaux de Lancier, il ressentait
davantage de peine à se séparer d'un cheval que d'une femme, la seule à laquelle il rêvait,
Emeline de Vimont, était mariée. La veille du départ aussi, le garde-mites avait rendu les
sacs de toile brune dans lesquels chacun avait mis, deux ans plus tôt, ses vêtements civils.
Auguste en avait sorti une défroque fripée d'un aussi long séjour. Il l'avait portée au tailleur
qui lui montra l'amoncellement de vêtements civils qu'il avait à rafraîchir. Finalement
c'était la grosse fille du cantinier, qui les lui avaient repassés. Il avait revêtu ces vêtements
qui lui avaient paru tristes, étriqués et qui le gênaient aux entournures. Les libérables
avaient réuni leurs effets militaires dans la grande couverture brune et afin d'éviter le
passage difficile des portes, ils avaient lancé par la fenêtre leurs baluchons dans la cour. A
l'habillement, les aides du garde-mites croulaient sous l'avalanche des vêtements, essayant
d'inspecter, de classer vestes, culottes, sous-vêtements, treillis. Les cordonniers s'occupaient
des bottes, les galoches revenaient au sabotier.
Le soir, les dragons avaient ciré leurs chaussures avec le cirage du régiment et tous
ensemble ils avaient bu le champagne du départ. L'un d'eux, Rémon, s'était acheté un
superbe costume civil, mais avait oublié la chemise. Le lendemain, il était parti le torse nu
sous la veste, la cravate consciencieusement nouée autour de cou, copieusement charrié par
les copains. Au matin, dans la cour du quartier, après un dernier garde à vous et un à
droite... oite, ils avaient marché au pas jusqu'au poste de garde. La grille franchie, ils
s'étaient envolés jusqu'aux cafés voisins.
15. Louise
Auguste était revenu et avait trouvé à Saint-Étienne, place de l'Hôtel de ville, au
salon Justinard, une place de coiffeur pour homme. Après les prestigieuses années passées
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auprès du Kronprinz et à l'Escadron Noir, il se retrouvait dans la modeste condition de
garçon coiffeur. Il était allé revoir la famille Julien et avait repris ses soirées de Nain Jaune.
Au salon de coiffure il avait retrouvé son copain Chaize qui venait s'y faire couper les
cheveux et qui maintenant aidait son père à la sellerie de la rue Robert. Ensemble ils
parlaient de Lunéville, des dragons, des filles. Un dimanche, Chaize avait entraîné Auguste
à l'hippodrome de Villars voir courir les chevaux. Ils y avaient trouvé Tiollier, un autre
camarade des dragons de Lunéville, celui-ci était maintenant employé à la préfecture.
S'étaient joints à eux les frères Bedel, eux aussi ancien dragons. Ils avaient repris le haras
de leur père, par eux Auguste avait appris que Emeline de Vimont (ils ne pouvaient pas
l'appeler autrement, ne pouvant admettre son nom de femme), son père étant mort, avait
repris en main le haras de ses parents. Mais si les frères Bedel se consacraient aux chevaux
de courses, Emeline comme son père se consacrait à l'élevage. Son mari traînait à droite et
à gauche, buvant dans les cafés et les bars, la trompant avec des prostituées ou des filles de
ferme.
Cette équipe avait fait connaître à Auguste, dans le quartier des Plaines à
Andrézieux, un terrain d'entraînement. La piste était son nom. Ils demandèrent à Auguste,
le seul qui soit resté mince, de monter leurs chevaux. Auguste avait même participé en
qualité de jockey à quelques courses d'obstacles aux hippodromes de Villars, de SaintGalmier ou de Feurs. Il y avait aperçu Emeline de Vimont. Il s'était caché d'elle, refusant
même de courir ces jours-là. Les Julien, leur Anglais et Mlle Buhet, celle-ci sous son
ombrelle, fréquentaient aussi les champs de course. Si M. Julien, les pouces dans les
bretelles, ne quittait pas le Pari Mutuel et y perdait l'argent gagné dans la semaine, l'Anglais
fréquentait assidûment le paddock. Auguste y croisa une fille, il apprit son nom, Marie
Magan, dont le père était maître verrier. Ensemble chez la mère Domblide, ils avaient dansé
au son d'un piano mécanique et mangé la friture. Bientôt ils avaient caché leur amour dans
les chambres d'hôtels.
Marie Magan avait une amie d'enfance, Louise Laroche. Ensemble elles avaient
fréquenté l'école primaire. Louise Laroche était aussi sage que Marie Magan était
émancipée. Cela n'empêchait pas qu'elles fussent les meilleures amies du monde. Marie
avait très tôt perdu sa mère. Son père tout au long de la journée soufflait des bouteilles à la
verrerie et entrait le soir chez lui épuisé. Marie, qui tenait tant bien que mal la maison, avait
vaguement appris la couture. Seule, elle restait toute la journée livrée à elle-même. Le
contraste entre Marie Magan et Louise Laroche existait aussi physiquement. Marie était une
fille mince et brune aux yeux noirs, avenante et rieuse, Louise Laroche, blonde aux yeux
d'azur, distante et réservée avait été dès l'école primaire surnommée par ses camarades: la
marquise de la Roche. Sa mère, Julie, rigide et sévère, était une fille de la forêt. Ses aïeux
avaient été scieurs de long, puis ils avaient créé leur scierie dans les Monts du Lyonnais au
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col de la Bûche, entre Rhône et Loire. Son mari, Alexandre, natif d'un village voisin avait,
ce qui se pratiquait alors, tiré un mauvais numéro au tirage au sort et avait dû effectuer sept
ans de service militaire. Il avait, dans un régiment de Zouaves, bourlingué en Afrique du
Nord, participé à la prise de Constantine et à la campagne de Tunisie. Il était parvenu au
grade de sergent major, porte drapeau de son régiment. Il avait remarqué Julie Déal sept ans
plus tôt. Celle-ci l'avait attendu.
Enfin mariés, ils avaient habité la petite ferme des Laroche de c commune de
Belmont-de-la-Loire sise dans le creux de la vallée, une lieue au nord du col de la Bûche.
C'est là que leur étaient née en octobre 1888 une fille pompeusement baptisée MarieLouise, Joséphine, le nom des deux impératrices. Alexandre, après ses années d'Afrique du
Nord, avait perdu sa fibre paysanne. Il brigua et obtint le titre de facteur des postes. Nommé
à Andrézieux, gros village situé à la naissance de la plaine du Forez, il devait porter le
courrier dans les communes voisines de Bouthéon et de Saint-Just-sur-Loire. Les revenus
de la famille Laroche étaient modestes et Julie cherchait du travail. Elle était entrée comme
aide cuisinière au château Martouret. Les Martouret étaient des châtelains de fraîche date.
Ils faisaient partie de ces nouveaux industriels à qui souriait l'avenir. Ils fabriquaient des
serrures, les serrures J.M. étaient connues en Europe et arrivaient aux Amériques. Ils
avaient à Andrézieux, ce nouveau village au bord de la Loire en pleine expansion, à une
demi-heure de calèche de Saint-Étienne, fait construire un château dans un mélange de
styles Louis XIII et Grand siècle. Ils avaient cependant su éviter le prétentieux de ces
châteaux que faisait construire une nouvelle noblesse, les industriels, et qui fleurissaient
autour des villes. Cette tâche accomplie, il avait transmis à son gendre, M. Durand, la
direction de son entreprise. Ce dernier avait modernisé le château, fait installer le chauffage
central à vapeur, des salles de bains. Il s'était acheté une automobile et avait embauché un
chauffeur.
Sérieuse et travailleuse, Julie Laroche était appréciée au château; elle en était
devenue la gouvernante et régnait sur le personnel : les deux femmes de chambre, Mme
Boutet qui dirigeait l'entretien du château et son mari qui en était le jardinier, le cuisiner et
le cocher. Au début elle avait eu toute une hiérarchie à respecter, mais rapidement elle sut
s'imposer avec tact à tout le personnel. M. Martouret avait logé Julie Laroche et sa famille
dans une dépendance du château. Marie-Louise Joséphine était devenue la camarade des
deux filles Durand. L'aînée qui avait son âge, s'appelait Marie, l'habitude se prit au château
d'appeler la fille de la gouvernante simplement Louise.
Après le certificat d'étude, les parents de Louise avaient envisagé de lui faire
fréquenter l'école supérieure jusqu'au brevet. Seules existaient deux écoles supérieures,
l'une à Saint-Étienne, l'autre à Montbrison. M. Durand trancha, sur l'instance de ses filles,
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Louise suivrait les cours de Mademoiselle. Mlle Grange était la préceptrice des filles
Durand. La vie au château, la compagnie des deux filles Durand éloigna Louise de Marie
Magan. Pondérée, studieuse, Louise Laroche fut une animatrice pour les études des filles
Durand. Cette vie calme, ponctuée par la messe du dimanche, les jeux dans le parc du
château, le jeu de volant, les grâces, la balançoire, les sorties de Louise avec son père
qu'elle adorait fut interrompue par un incident dramatique : Louise contracta la fièvre
typhoïde. Entourée de ses parents et de leurs soins attentifs, sa mère, froide, sévère mais
efficace, de la famille Durand déplaçant les meilleures sommités médicales de l'époque,
Louise eut raison de cette maladie infectieuse que l'on connaissait mal et qui était souvent
mortelle.
La maladie l'avait longtemps enfermée dans un espace éthéré, glacé, gris argenté.
Puis elle était entrée dans la zone calme de la maladie, la plus dangereuse. D’avant, pendant
le délire de la fièvre, elle ne se souvenait de rien. Son père lui avait dit : « Tu avais peur des
serpents qui essayaient de monter sur ton lit. — Diète complète, avait dit le médecin. Il lui
avait expliqué : — Les parois de votre intestin sont devenues minces, aussi minces qu’une
feuille de papier à cigarette. Le moindre élément solide peut les crever ». Oisive, elle
s'intéressait à des choses qui en temps ordinaire l'auraient laissée indifférente, le gris de
l'aube derrière les rideaux de sa chambre, la promenade que faisait un rayon de soleil autour
de la pièce. Sa mère qui lui montait, à moins que ce fût son père, une purée si claire qu'elle
aurait pu la boire. Immobile, sans force, elle n'avait même pas faim. Tout à l'heure, on la
porterait doucement sur une chaise longue près de la fenêtre. Elle verrait le gazon et les
arbres dans le parc. Les deux filles Durand ou le jeudi quelques copines de l'école primaire
viendraient la voir, gauches, compassées, on leur avait tant recommandé de ne pas la faire
rire, son intestin était si fragile.
Quarante, quarante jours de diète avait dit le docteur. Louise regardait ses mains
amaigries, blanches aux veines apparentes, ses bras sans muscles. Elle essayait de lire, de
reprendre ses livres de classe. Mlle Grange montait la voir. Le brevet approchait. À la
cuisine on avait ajouté de la cervelle d'agneau ou de chevreau à sa purée, quelques potages.
Maintenant elle avait faim, très faim. Elle voulait revivre. Elle eut la volonté de chasser
cette pensée de maladie. Alors ses joues lui semblèrent moins creuses, le bleu de ses yeux
lui parut plus clair; Elle se trouvait presque belle. Elle reprit de la dignité. Elle redevenait
Mlle de la Roche. Studieuse, elle dévorait ses livres de classe et obtint son Brevet d'études
Supérieures. Elle présenta sa candidature à la fonction de stagiaire au bureau de poste
d'Andrézieux, elle y fut nommée. La présence de son père avait certainement pesé d'un
certain poids, bien que celui-ci, discret, n'ait demandé aucune faveur pour sa fille.
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Julie quitta le service des Durand et la famille Laroche s'en alla loger dans une
coquette maison de la place du village. C'était une petite maison jaune à la porte d'entrée et
aux fenêtres entourées d'un large encadrement de ciment blanc, deux fenêtres en bas, deux
en haut, peintes en vert. La porte d'entrée était en noyer vernis avec d'épaisses moulures
encadrant des pointes de diamants. Son grand vitrage jaune était protégé par une grille en
fonte ouvragée que Louise avait peinte elle-même argent et or. Pimpante et coquette, c'est
ainsi que se présentait la maison des Laroche sur le côté bas de la petite place triangulaire
ombragée par ses platanes.
Si vous tiriez la clochette qui tintait gaiement, Mme Laroche ou sa fille qui s'était
précipitée la première, vous ouvrait la porte, vous étiez alors reçu par le frais sourire de
Louise, ou l'accueil plein de dignité de Mme Julie Laroche. Un étroit couloir dallé de
carreaux noir et blanc posés en diagonale, conduisait votre regard jusqu'à la porte vitrée du
jardin. A gauche, un escalier montait aux chambres, à droite une double porte vitrée à petits
carreaux, toujours ouverte, laissait voir la salle à manger au parquet de chêne
soigneusement ciré, donnant sur le jardin. Les Laroche avaient meublé cette salle à manger
d'un buffet en noyer à deux corps séparés par une galerie, les quatre portes de ce buffet
étaient sculptées de fins rinceaux renaissance. La table ronde disparaissait sous une grande
nappe lamée or; tout près, quelques chaises cannées, deux fauteuils. Le silence de la pièce
était seul troublé par le lent tic-tac d'une haute horloge au battant de cuivre et de laiton qui
se balançait, jetant des éclats lumineux en mesurant le temps. Le son argentin animait l'air
de la pièce à chaque quart, le son plus grave de l'heure répété une seconde fois semblait
dire: « Dépêchez-vous, vous allez être en retard ». Face à la porte vitrée, une cheminée de
marbre gris couvait une salamandre qui rougeoyait les jours d'hiver. Sur la cheminée,
devant une glace entourée d'un cadre Louis XVI, trônait une pendule empire d'or et d'onyx
blond. Aux murs, tapissés d'un papier peint vert céladon encadré de fines rayures blanches,
étaient accrochés deux chromos dans leurs cadres vert amande et or. On était surpris d'y
voir représenté, sur l'un La partie de cartes de Cézanne, sur l'autre Les nymphéas de Monet.
Qui les avaient choisis, Julie, Alexandre, ou Louise?
Les deux fenêtres donnant sur la place n'étaient pas encadrées de lourdes tentures
comme le voulait la mode de l'époque, seuls des rideaux faits au crochet préservaient
l'intimité de cette pièce que la maîtresse des lieux voulait lumineuse. Sur un haut porteplante, un phénix et un capillaire apportaient une note de fraîcheur. On ne mangeait dans
cette pièce qu'à de rares occasions, les repas se prenaient à la cuisine. On mangeait l'été
dans la courette à l'abri de rosiers grimpants. Une haie de roses mousseuses, ces roses
anciennes ainsi appelées car leurs tiges portaient pour toutes épines une mousse de fines
aiguilles incapables de percer l'épiderme du doigt le plus délicat, cachait le potager, le
domaine d'Alexandre. C'était un grand mot pour quatre rangs de haricots, deux de poireaux,
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un petit carré de pommes de terre nouvelles, quelques salades et des fraises soignées par
Louise. Sur le côté, une treille séparait du voisin, de l'autre quelques framboisiers, au fond
une haie de poiriers en espalier. Un majestueux cognassier apportait l'ombre et ses fruits
pour la confiture. En la voyant, vous compreniez tout ce qu'une maison peut vous
apprendre sur ses occupants. Alexandre avait offert à sa fille une mandoline, qui emplissait
la maison de ses sérénades.
Les filles Durand étaient parties à Paris continuer leurs études, les femmes savantes
étaient encore mal vues en province. Louise Laroche prit place derrière le guichet grillagé
du petit bureau de poste d'Andrézieux. Cette activité lui convenait, la receveuse était
avenante. Elle était heureuse de voir son père aller et venir, prenant le courrier, emportant
les lettres recommandées. Voir entrer et sortir les clients lui plaisait. Les habitués
l'appelaient maintenant Mlle Laroche. Marie Magan venait souvent bavarder avec elle.
Louise coulait des jours heureux entre ses parents, ses livres et son merle parleur qui
l'appelait Louiiise vingt fois par jour, sifflant éperdument le matin sur le seuil de la porte de
sa cage toujours ouverte.
En novembre 1907 le drame survint, Louise venait d'avoir dix-neuf ans, son père
revenait de sa distribution de courrier qu'il faisait l'après-midi à Saint-Just-sur-Loire. En
novembre les jours sont courts, la nuit était là. Une petite lampe à huile éclairait faiblement
la route devant sa bicyclette. Le cocher d'une voiture de maître tirée par deux chevaux serra
la droite du chemin pour arrondir la courbe qui lui permettait de prendre à gauche l'allée du
château Mermier, un autre industriel. Il renversa le père de Louise. La poitrine enfoncée,
plusieurs fractures, il devait mourir deux jours plus tard, il avait 52 ans. Louise après la
mort de son père fit une dépression. Son merle venait d'être mangé par Mistigri, le chat du
voisin, ce fut trop. Sa mère, avec toute la fierté des Déal, refusa la pension que lui offrait
l'administration, avec une phrase à la Mirabeau: « Je ne veux pas profiter de la mort de mon
mari ». Elle secoua sa fille qui reprit place derrière le guichet grillagé du bureau de la petite
poste.
Un jour, une tentative de cambriolage fit peur à la receveuse, qui demanda à
Louise de coucher près d'elle au bureau de poste. La mère de Louise donna son accord ne
croyant pas à un retour des cambrioleurs, ceux-ci revinrent. Ils firent, en menaçant de leurs
revolvers les deux femmes seules, terrorisées, main basse sur la recette. Le bureau de tabac
d'Andrézieux se trouvait vacant, l'État en offrit la gérance à la mère de Louise. La vie reprit
tristement pour les deux femmes. Marie Magan confia à Louise qu'elle venait de faire
connaissance d'un fringant jeune homme. « C’est un ancien dragon de l’Escadron Noir de
Lunéville. Il a vécu à la cour de l’empereur d’Allemagne ». Elle entraîna Louise aux
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courses de chevaux à Saint-Galmier et lui présenta Auguste Paret, Auguste ne plut pas à la
chaste Louise. « C’est un viveur, coureur de filles », jugea-t-elle. Elle mit en garde son
amie Marie qui s'en fichait, vivant pour l'instant présent.
16. Le télégraphe
L'État venait de nationaliser le télégraphe et le téléphone. Julie, voyant
l'importance que prenait ces deux moyens de communication, poussa sa fille à demander
son transfert. Louise, secouant la neurasthénie que lui avait laissé la mort de son père,
apprit en un temps record le Morse. Elle fut félicitée à son examen de passage pour son
habileté à traduire au son les points et les traits en langage clair. Louise nommée au
télégraphe à Saint-Étienne, sa mère rendit avec soulagement le bureau de tabac à la régie.
Elle n'avait jamais aimé cette vie sédentaire derrière un comptoir à vendre des timbres, des
cigarettes ou peser du tabac extrait de ces lourds pots en grès, laissant une odeur forte aux
doigts. Elle accepta enfin la pension que lui offrait toujours l'État.
Mme Boutet, qui avait succédé à Julie Laroche dans la fonction de gouvernante au
château Martouret, venait d'abandonner cet office. Elle attendait un second enfant et voulait
se consacrer à sa famille. Son mari venait d'obtenir un emploi de jardinier à la ville de
Saint-Étienne. Près du logement qu'ils avaient trouvé en haut de la rue des Chapes, un
second se trouvait libre. Elle en fit part à Mme Laroche qui, abandonnant la lampe à
pétrole, trouva enfin là le gaz, son réchaud et son éclairage.
A la préfecture de Saint-Étienne on emménageait une partie des combles,
soulevant la toiture côté cour intérieure, y ouvrant des jacobines pour faire pénétrer la
lumière et installer le télégraphe et le téléphone. Comme toujours on était en retard. C'est
parmi les gravats que Louise prit possession de son poste. Auguste Paret logeait et prenait
pension dans un modeste hôtel-restaurant rue des Gris. Louise Laroche devait en
descendant la rue des Chapes emprunter la rue des Gris pour se rendre au télégraphe. Un
jour Auguste la croisa et la salua, Louise lui rendit sèchement son salut.
Julie s'ennuyait ferme à ne rien faire. Le journal lu, le ménage expédié, elle
feuilletait quelques livres de sa fille et préparait le repas de midi. L'après-midi, si le temps
le permettait, elle allait un peu marcher dans les rues, toujours les mêmes, ou bien elle
montait bavarder un moment avec Mme Boutet qui pouponnait ses deux filles, Jeanne
l'aînée et Isabelle la dernière. Parfois c'est avec l'épicière du rez-de-chaussée qu'elle allait
causer un moment. Julie souffrait d'être seule et en même temps se délectait de son
indépendance après ces années serviles au château Martouret et, elle n'osait se l'avouer, de
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la liberté totale dont elle jouissait après la mort de son mari. Charvet, le tailleur du coin,
l'énervait à tourner autour d'elle. Il est vrai que sa femme brune et noire de peau était un
vrai hareng saur. Un amant, le mot ne lui faisait pas peur; elle n'avait pas encore 55 ans.
Elle hésitait à franchir le pas.
L'épicière du rez-de-chaussée qui vendait aussi des légumes, faisait le lait et les
fromages, était bousculée les matins. Son mari qui travaillait à la forge d'un serrurier
grommelait à midi si le repas n'était pas prêt. Julie s'offrit de l'aider, ne demandant aucune
rémunération. « Entre voisins il faut bien se rendre service ». L'épicière qui ne voulait pas
être en reste, lui remplissait chaque fois un filet de légumes, de fromages ou de fruits.
Auguste, depuis qu'il avait rencontré Louise, cherchait à la revoir. Il s'était rendu
compte qu'elle parcourait chaque jour les mêmes rues. Il s'arrangea pour la croiser et la
saluer poliment sans jamais lui adresser la parole, ce qui exaspérait Louise, elle changea
d'itinéraire. Auguste avait compris qu'elle travaillait à la poste et chercha à la croiser de
nouveau. Il se demandait pourquoi lui, si entreprenant, se trouvait si intimidé devant Mlle
Laroche.
Pour Louise ce n'était pas le premier garçon qui la regardait. Il y avait tous les
jeunes du télégraphe, manipulateurs, techniciens ou ingénieurs pour qui ces jeunes recrues
féminines étaient une nouveauté, mais dont Louise savait se débarrasser d'une pirouette.
Louise raconta à Erminie Boyer, une collègue du télégraphe, ce garçon qui la saluait dans la
rue et qui l'énervait. Cette collègue, la maitresse d'un médecin, la regarda de biais; Mlle
Laroche, la sage, la marquise de la Roche serait-elle amoureuse? Depuis la mort de son
père, Louise confiait tout à sa mère. Un jour elle s'ouvrit à elle : « Il y a l’ami de Marie
Magan qui m’ennuie », et comme Julie montrait des velléités d'aller dire à ce monsieur ce
qu'elle pensait de sa conduite, Louise la retint. « Il est très correct. Lorsqu’il me croise, il
me salue poliment. Il me connaît, Marie me l’a présenté, mais il ne me plaît pas. Je n’aime
pas son genre ». Elle garda pour elle, qu'elle trouvait qu'il la croisait vraiment souvent.
Julie, à qui la camaraderie de sa fille avec cette dévergondée de Marie Magan
n'avait jamais plu, fit son enquête. Ce fut facile, de la rue des Chapes à la place de l'Hôtel
de ville, tout le monde connaissait Auguste. « Il est garçon coiffeur au salon Justinard,
place de l’Hôtel de ville ». Là, on lui apprit que le dimanche, souvent, il remplaçait des
jockeys sur les champs de courses. Il avait été dragon à Lunéville dans l'Escadron Noir. Il
avait vécu à la cour de l'empereur d'Allemagne. « C’est un garçon d’avenir, il ne restera pas
longtemps garçon coiffeur ».
Auguste avait appris que Louise Laroche était manipulatrice au télégraphe. Elle
paraissait être une personne pondérée et non une écervelée comme Marie Magan, et de plus
une belle fille au teint de blonde, ce qui ne gâtait rien. Le qualificatif que lui donnaient ses
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collègues de marquise de la Roche lui allait bien. Pour retrouver Marie, Auguste devait
aller à Andrézieux. Le temps, l'habitude, atténuaient la fougue de leurs rencontres. Le jour
où, dans la chambre du petit hôtel de la place du village, Marie Magan l'avait laissé exténué
et qu'il ne s'était pas réveillé pour rejoindre Saint-Etienne en vélo et reprendre son travail à
neuf heures du matin au salon Justinard était du passé. Tout le village avait ri, quand la
patronne de l'hôtel, malgré ses coups de poing répétés sur la porte de la chambre, n'avait pu
le réveiller. Prise de panique, le croyant mort, elle avait fait appel aux pompiers. Ceux-ci
avaient dressé leur échelle pour passer par la fenêtre ouverte de la chambre et réveiller
Auguste. Julie et Louise n'étaient pas sans ignorer cette pantalonnade.
Auguste se sentait arrivé à un carrefour où il lui fallait prendre une décision. Deux
routes menaient dans deux directions opposées. L'une, vers une vie d'aventure, l'autre, celle
d'un sage garçon coiffeur, se mariant avec une fille sage qui lui donnerait de beaux enfants.
Il lui était encore trop tôt pour choisir, inconsciemment il s'assit au carrefour, attendant que
quelque chose ou quelqu'un vienne décider pour lui. C'était une tactique de joueur
superstitieux. Julie Laroche pensait que venait le temps de marier sa fille, qu'Auguste
pourrait faire un bon parti. Il était bien un peu coureur, il faut bien que les garçons jettent
leur gourme…
17. Le téléphone
La marquise de la Roche lisait des romans à l'eau de rose et rêvait d'un prince
charmant. Au téléphone, l'administration cherchait des jeunes femmes, leurs voix plus
claires se faisaient mieux comprendre que celles des hommes. Louise, pour fuir les garçons
qui au télégraphe l'importunaient un peu, posa sa candidature et y fut admise. Mme Fargère,
la surveillante, l'initia au mystère des fiches et des petits trous. Bientôt vint la rejoindre sa
camarade Erminie Boyer, la maîtresse du docteur Linossier. Le téléphone, tout comme le
télégraphe, avait été logé dans une autre partie du grenier de la préfecture, à travers les
poutres de la charpente. C'était un emplacement provisoire. On allait déplacer les
messageries postales et y installer un nouveau central. Ce provisoire allait durer quatorze
ans.
Julie ne savait comment aborder son plan qui amènerait sa fille à accepter Auguste
Paret pour époux. Ni comment faire penser à ce dernier qu'il pourrait bien se marier avec
Louise, mais elle ne doutait pas d'y arriver. Elle commença par touches légères à mélanger
Auguste, qui avait vécu à la cour d'Allemagne, à la vision du prince charmant dont rêvait
Louise. Elle avait obtenu la complicité d’Erminie Boyer qui avait pris Louise en amitié, se
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trouvant des goûts semblables, toutes deux romantique, aimant les belles choses, se prêtant
des livres, échangeant leurs robes ou leurs chaussures. Erminie sympathisa avec maman
Laroche, cette femme de courage et d'action qui savait la soutenir lors de ses moments
dépressifs devant une mère malade et vieillie et un amant qui ne divorcerait jamais.
Les voix fraiches des «demoiselles du téléphone» commençaient à émouvoir
certains usagers. Les soyeux Sauzéa et Colombet, les jeunes Guichard, Joufroy et Johann,
fils du père Guichard, fondateur des établissements du Casino, étaient de ceux-là, parmi
tant d'autres. Ils envoyèrent des fleurs à ces demoiselles inconnues du téléphone. Quelquesuns cherchèrent à les connaitre. Johann Guichard réussit à savoir que c'était une demoiselle
Laroche qui lui répondait lorsqu'il demandait Paris. Il lui envoya des chocolats, des pâtes de
fruits. Elle rapporta à sa mère les boites à demi entamées par ses collègues, cachant le petit
mot qui se trouvait à l'intérieur. Maman Julie dressa l'oreille, Johann Guichard était un parti
plus intéressant que Auguste Paret. On voyait souvent les frères Guichard traverser la ville
dans leur magnifique automobile, une Dedion-Bouton grand sport. Un troisième prétendant
s'ajoutait à la liste des soupirants de Louise. Mais celui-ci, Antoine Durafour, n'avait
aucune chance aux yeux de Julie, il était socialiste. Si elle avait pu deviner que celui-ci
deviendrait maire de Saint-Etienne et même ministre…
Toutes les jeunes femmes du téléphone se faisaient des confidences, riant de leurs
soupirants. Elles décoraient leur triste grenier avec les bouquets de fleurs. La très sage
Marie Louise Joséphine écoutait et pensait à la très amoureuse Joséphine de Beauharnais. À
Andrézieux, Marie Magan venait à de faire la connaissance d'un souffleur de verre. Louise
répondit plus calmement aux saluts d'Auguste Paret. Elle fut elle-même surprise de se
trouver un jour assise avec lui à une petite table ronde de la terrasse du Café des négociants.
Maman Julie et Erminie Boyer, n'avaient plus à intervenir. Auguste savait que la très sage
fille Laroche ne serait à lui que dans le mariage. Un jour, il prit son costume noir, ses
manchettes, son col blanc en celluloïd. Les gants blancs à la main, il se rendit rue des
Chapes demander à Mme Laroche la main de sa fille. Celle-ci le reçut fraichement, il n'était
plus l'élu de son coeur. « J’en parlerai à ma fille », se contenta de répondre Julie».
Sa surprise fut grande lorsqu'elle dit à sa fille : « Le coiffeur Auguste Paret a osé te
demander en mariage », elle s'attendait tellement à un rire de mépris! Mais Louise garda le
silence et Julie vit briller ses yeux. Vraiment on ne pouvait pas comprendre les filles. Elle
allait la bousculer, lui dire quelle était folle. Cet aventurier, ce joueur, il passait des nuits au
baccarat, ce coureur de filles, vraiment elle n'y pensait pas! Elle sut se retenir et préféra ne
rien dire, attendre une manifestation de Johann. C'était le premier garçon qui la demandait
en mariage, car elle n'avait pas transmis à Louise la demande d'Antoine Durafour. C'était
peut être simplement cette première demande qui avait fait briller ses yeux.
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Louise qui s'était tue, attendit avec impatience la prochaine rencontre avec Auguste
et lui dit avec candeur « oui ». Elle n'osait pas aborder avec sa mère ce délicat sujet de
préoccupation. Avec elle, Auguste était si doux, si gentil, si délicat, si réservé. Ses yeux
étaient si ensorceleurs. Il savait tout, sur toutes choses, connaissait les dernières
découvertes de la science. Il savait parler des livres, des écrivains, des poètes. Il disait tout,
clairement, sans emphases. Ensemble ils aimaient les belles choses. Auguste venait de
trouver en Louise la jeune femme qu'il cherchait depuis toujours, la seule qui lui faisait
oublier Mlle de Vimont.
Louise s'arma de courage, elle se sentait majeure, elle dit brutalement à sa mère :
« Je vais me marier avec Auguste Paret ». Julie sut réprimer la colère qu'elle sentait monter
en elle. Elle lui répondit aussi brutalement. « Tu couches avec lui? — Oui », lui répondit
Louise bien que ce fût faux. Mme Laroche, femme de devoir et aussi parce que Johann
Guichard ne s'était pas manifesté comme elle l'attendait, lui répondit sèchement : « Il faut
vous marier tout de suite ». Le mariage eut lieu sans grandes pompes, Louise en robe
blanche très simple, quelques parent et amis seulement, dans la petite église de la Nativité,
la plus pauvre de Saint-Etienne. Nous étions le 17 juillet 1911. Louise avait 23 ans,
Auguste allait en avoir 26.
Julie, devenue pour ses voisins la mère Laroche, garda toute sa vie une dent contre
ce gendre quelle n'avait pas désiré, oubliant qu'il avait au début été l'objet de ses pensées.
Charvet le tailleur tournait toujours autour d'elle. Elle n'avait que 56 ans, elle ne se sentait
par vieille. Charvet avait réussi à engrosser son hareng saur d'épouse. Julie était fort
présentable. Que se passa-t-il, personne jamais n'en sut rien. Losthe le marchand de vin de
Montbrison et son épouse qui avaient assisté au mariage, connaissaient un collègue à SaintEtienne, rue du treuil, M. Buferne, près des ponts de Carnot, ce viaduc de chemin de fer qui
traverse d'est en ouest toute la ville de Saint-Etienne. Au rez-de-chaussée se trouvaient ses
bureaux, au-dessus, ses appartements, au second étage, deux logements, l'un d'eux était
libre. Pendant que les jeunes mariés étaient partis en voyage de noces à Turin en Italie, Julie
prit possession des lieux en leur nom. Ils trouvèrent à leur retour un appartement en partie
aménagé.
Les Buferne avaient une fille, Berthe. Elle était née avec le siècle, le premier
janvier 1900, elle allait avoir onze ans. Si elle sentait que Mme Paret était chez elle, vite
elle grimpait la voir. Louise savait si bien lui expliquer ses devoirs, que tout de suite elle les
comprenait. Pour le jour de l'an qui était aussi le jour de l'anniversaire de Berthe, les
Buferne avaient invité le jeune ménage Paret et aussi Mme Laroche. On ne pouvait pas la
laisser seule.
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18. Le salon de la poste
Un salon de coiffure pour homme était à vendre au 17 de la rue de la Préfecture,
Auguste se présenta pour le visiter. Il n'était pas très grand, à l’arrière, le logement était
modeste. Ses économies aussi étaient modestes, il avait trop gaspillé d'argent au jeu. Avec
son épouse, ils comptaient et recomptaient leurs pièces blanches. Julie n'avait que sa
retraite, elle leur aligna bien quelques écus, mais le tout était insuffisant. Auguste se décida
à aller voir ses parents. Il prit sa bicyclette et partit pour Montbrison. Son père, bourru, lui
aligna immédiatement les écus manquants. « Rends les écus à la mère Laroche, on n’a pas
besoin de ses sous ». Auguste se rappelait son retour et les écus qui pesaient lourd dans sa
poche. Dans la côte de Tourettes, il se revoyait cherchant dans la poussière de la route
poudreuse ou dans l'herbe des bas-côtés, les précieux écus qui s'étaient éparpillés quand sa
poche avait craqué.
Ce ne fut pas maman Gabrielle qui cette fois refit la poche, mais la voisine de leur
logement qui était couturière. Elle s'appelait Louise, comme son épouse. Auguste fit le
serment de ne plus jouer aux jeux d'argents et chose surprenante, il tint longtemps parole.
Pendant quelques semaines, Louise et Auguste employèrent leurs dimanches et leurs
soirées à peindre, tapisser, vernir le salon de coiffure, pendant que M. Ribes, un de leurs
nouveaux clients peintre en lettres, peignait au-dessus de la vitrine en belles lettres
anglaises: Salon de la poste.
Auguste avait quitté avec soulagement l'appartement de la rue du Treuil, il n'avait
jamais pu s'habituer au bruit infernal du chemin de fer qui le matin le réveillait en sursaut et
le faisait se précipiter à la fenêtre, encore heureux qu'il n'y ait pas eu de trains la nuit. Cette
même année 1911, Benoîte, la grande soeur d'Auguste, venait d'avoir une seconde fille,
Léona. La première, Jeanne était née l'année précédente. Auguste et Louise allèrent à
Orange au baptême de Léona et en même temps Auguste leur présenta son épouse. Louise
fut séduite par la gentillesse de Benoîte et l'étendue des connaissances d'Alexandre son mari
qui leur présenta sa ville.
Par un dimanche de printemps, Auguste avait entraîné son épouse à un meeting
aérien qui avait lieu au champ de course de Villars. Ils avaient pris le nouveau tramway
électrique, Badouillère - la Terrasse et le chemin de fer pour un court instant. Ils étaient
descendus à la première station, tout près du champ de course. Parmi les vedettes
annoncées sur une affiche placardée à l'entrée, Auguste qui n'avait pas lu le journal, eut la
surprise de voir le nom du pilote automobile de Spa qu'il avait retrouvé à Lunéville. Celuici, tout heureux, entraîna Auguste et Louise parmi ses camarades. Il leur raconta comment
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Paret, au terrain de manoeuvre des dragons de Lunéville, l'avait aidé dans ses débuts
difficiles. À Auguste, il expliqua l'histoire des débuts de cette aventure aérienne. «Au début
nous avions placé le moteur et l'hélice derrière le pilote. A l'image des bateaux, l'hélice
poussait l'aéroplane. L'un de nous découvrit que l'hélice placée devant et tirant la machine,
était plus efficace. Cette découverte avait permis de réduire la voilure, rendant nos engins
moins sensibles au vent. L'armée venait de baptiser avion ses aéroplanes militaires. Ce nom
avait été donné par Clément Ader à ses machines volantes dont la dernière, Eole, avait en
185O, quitté le plancher des vaches, premier engin volant à moteur.
Quelques clients de chez Justinards avaient suivi Auguste au salon de la poste, son
ami Chaize et aussi Thiollier, ainsi que quelques employés du télégraphe. Le salon était
florissant quand Louise mit au monde une petite fille qui hélas ne vécut que quelques jours.
Le magasin voisin du salon de coiffure était tenu par deux personnes, Mme Brüner
et sa fille Frida, deux Alsaciennes, réfugiées de la guerre de 70. Vendeuses de tissus et de
draps, elles exerçaient la noble profession de drapier. Pour elles qui avaient refusé de
devenir Allemandes, la vie en France était dure. Le dialecte alsacien qu’elles employaient
entre elle, car Mme Brüner ignorait le français, et que les passants assimilaient à l'allemand,
les rendaient antipathiques. Vieillies et aigries par le malheur, les dames Brüner voyaient
des ennemis partout. Elles arrivaient à vivre car leur clientèle était composée d'Alsaciens,
comme elles, réfugiés de cette guerre désastreuse et assez nombreux dans la région
stéphanoise. En arrière de leur magasin, leur logement comportait une cour commune avec
le logement du Salon de la poste. Les avances de Louise furent mal reçues et celle-ci n'osa
bientôt plus sortir dans la cour.
De nouveau Louise fut enceinte et le 19 juillet 1913, un samedi, à une heure de
l'après-midi, dans la petite chambre au fond de l'arrière boutique du Salon de la Poste, Mlle
Saint-Jean, la sage femme réussit à extirper du ventre de Louise la grosse caboche d'un
garçon joufflu. C'est ainsi que je vis le jour, alors que mon père offrait le champagne dans
le salon de coiffure aux nombreux clients qui étaient restés à attendre l'événement.
19. Les rues de ce quartier
Tout en haut de la rue Des Chapes, là où elle rejoint la rue de l'Éternité qui
continue à grimper jusqu'au sommet du Crêt-de-Roc, se trouvait autrefois un treuil. Celui-ci
tirait les bennes pleines de charbon qui venaient de sortir du puits de mine dont le chevalet
s'élevait tout en bas, sur le côté sud de la place triangulaire de l'Attache-aux-boeufs. Cette
place baignait le bas de sa pente dans le Furan. Peu de personnes se souvenaient qu'avant
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l'intrusion du charbon, se trouvait sur ce coteau des vignes éclairées par le soleil couchant.
Seul en témoignait deux petites rues qui portaient encore le nom de rue Raisin et rue de la
Vigne.
Les deux équipes de trois mineurs qui, tout au début du XIXe siècle, avaient la
chance de vivre le jour sous le soleil et la nuit sous les étoiles, avaient la tâche de faire
tourner le treuil. Depuis la rue du même nom, ils faisaient monter vers eux les bennes
pleines de charbon pour les faire ensuite redescendre sur l'autre versant vers la plaine de
Bérard. Les bennes descendantes jouaient le rôle de contrepoids. Les mouvements du treuil
étaient contrôlés par des cliquets placés de chaque coté d'une grande roue dentée, pour
éviter tout retour en arrière ou tout emballement des bennes descendantes sur Bérard. Ces
cliquets portaient le nom de Chapes. La rue en avait gardé le nom.
A Bérard, le charbon était lavé, trié par les clapeuses, ces femmes, contrairement
aux marquises qui se poudraient de riz par coquetterie, se poudraient de charbon. Puis le
charbon était stocké en tas par qualité. Il était chargé ensuite dans de lourds tombereaux
pour être livré chez le client ou vers les vallées du Rhône et de la Loire, ainsi qu’aux
premières machines à vapeur installées par une nouvelle espèce humaine, les industriels.
Une goutte d'eau qui tombait là-haut tout près du treuil, hésitait et se demandait de quel
côté elle allait se décider à couler. A l'ouest, elle glisserait jusqu'au Furan et emportée par la
Loire, elle verrait tout ses châteaux et se ferait saler par l'Océan. A l'orient ce serait le
Giers. Elle serait roulée par le Rhône tumultueux pour s’évaporer dans la Mare Nostrum,
notre Méditerranée.
L'ingénieur des mines Beaunier, comme beaucoup de ses congénères, prévoyait
l'extension de l'industrie du charbon. Il avait dès 1821 pensé créer, comme le faisait les
Anglais, une voie ferrée descendant en pente douce jusqu'à la Loire, et répandre ainsi plus
facilement le charbon dans tout le bassin de ce fleuve. Après de nombreuses vicissitudes
aussi bien administratives que techniques, cette voie ferrée fut enfin ouverte le 1er octobre
1828. Elle partait du Pont-de-l'âne, un pont sur le ruisseau des Eaux jaunes, au bas de
Bérard, ce clair ruisseau à truites devenu boueux et jaunâtre depuis qu'il servait à laver le
charbon de sa terre et de son limon. Longue de 21 km, cette voie ferrée arrivait au bord de
la Loire près du pont d'Andrézieux, lieu où l'on extrayait du sable du lit du fleuve et où les
charretiers déchargeaient leur charbon qui allait descendre la voie d’eau sur des péniches
construites sommairement. Celles-ci seraient démontées et le bois vendu lorsque serait
négocié le dernier morceau de charbon. Ce fut le premier chemin de fer français.
Le convoi se composait de quatre wagonnets remplis de charbon et d'un cinquième
portant le conducteur et son casse-croûte. Avec son frein à manivelle, il contrôlait la vitesse
du convoi à la descente. A côté de lui, le nez dans son picotin, était attaché un cheval les
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yeux bandés pour ne pas être effrayé par la vitesse indépendante de ses jambes, croyait-on.
Il allait devoir au retour tirer les wagonnets vides à la remontée.
Dès 1826, un ingénieur d'Annonay, Marc Seguin, s'était intéressé à la réalisation de
son ami Beaunier. Il avait en accord avec lui fait venir d'Angleterre deux locomotives à
vapeur. Mais celles-ci s'essoufflaient rapidement, ne produisant pas assez de vapeur, elles
se montrèrent incapables de remonter les wagons même vides jusqu'au Pont-de-l'âne.
Beaunier imagina de créer un replat vers le village de Villars, à la sortie du petit tunnel
qu’il avait eu tant de mal à creuser avec ses faibles moyens. Mais ce fut inutile. Alors Marc
Seguin se décida à inventer la chaudière tubulaire. Ce fut Jean-Claude Verpilleux, un
industriel de la plaine d'Achille, qui construisit cette nouvelle locomotive, et le 7 novembre
1829, celle-ci ramena d'Andrézieux, à 9 km à l’heure, un convoi de quinze tonnes. Ce fut le
triomphe de la vapeur.
On imagine l'exaltation, la passion, l'enthousiasme de ces chercheurs et de ces
réalisateurs, nombreux inconnus, qui s'était attelés à cette tâche. Ils créèrent même les
premiers wagons de voyageurs. Pour cela ils se contentèrent de prendre des diligences et de
leur mettre des roues adaptées aux voies ferrées. Voilà pourquoi les voies ferrées ont une
largeur de 1,32m, la largeur entre les roues des diligences. Une autre voie ferrée fut lancée
en direction de Lyon. Ce projet ambitieux fut réalisé par étapes, Paris voulut son chemin de
fer, le charbon et le tourisme envahirent le monde.
En ces années 1900, le treuil de la rue des Chapes n'était plus. Le Furan recouvert,
le puits de mine de l'Attache-aux-boeufs, trop près du nouveau centre, avait disparu. Sur la
place triangulaire, les pouvoirs publics avaient construit une caserne de pompiers. Près du
Pont-de-l'âne avait été édifiée une gare flambant neuve. Construite en charpente métallique
à la mode nouvelle, les vides garnis de briques anglaises pressées de deux couleurs, rouge
et jaune de Naples. Elle était l'orgueil des Stéphanois. Monsieur le ministre lui avait donné
le nom de Châteaucreux, du nom du puits de mine tout proche.
20. Le calme avant la tempête
En ce dimanche de printemps de 1914, Auguste et sa famille avaient pris le chemin
du parc du Jeu-de-l'Arc. Situé sur le versant nord du Crêt-de-Roc, ce parc s'étendait
jusqu'au bas de la pente. Dans sa partie haute il était bordé par une rue que l'on avait
appelée Verpilleux en hommage à l’industriel, et caché derrière un mur de pierres qui
laissait dépasser ses frondaisons. Au bas de la pente, le parc avait été amputé d'une partie
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de son territoire par la construction de la voie ferrée qui, partant de la gare de
Châteaucreux, traversait par le pont de Carnot la moitié nord de la ville avant de continuer
son chemin vers la Haute-Loire et la ville du Puy-en-Velay. Auguste, présenté par ses amis
les cavaliers, avait dès son arrivée à Saint-Étienne adhéré au club du Jeu de l'Arc. Il était
très vite devenu un champion de tir à l'arc. Il aimait plus particulièrement le tir à longue
distance. Sur le champ de tir réservé à ce tir, derrière des grillages protecteurs pour les
maladroits, il devait pour cela pointer sa flèche très haut au-dessus de la cible, évaluer la
hausse nécessaire. La flèche après une courbe gracieuse venait se ficher au centre de la
cible aux applaudissements des spectateurs.
Une grande maison construite sous le Premier Empire s'allongeait près du fond du
parc. Des balançoires, un portique d'athlétisme, un espace de lancement de javelots, de
croquet, de Boule Lyonnaise et de jeux pour les enfants, offraient des distractions diverses.
Les jours d'hiver, une grande salle décorée de peintures murales représentant des soldats et
des cavaliers de l'empire, se prêtait aux jeux de cartes ou de jacquet. Un lancement de
fléchette, un billard y était installés. Quelques membres du club avaient organisé un
orchestre et parfois l'on dansait la valse ou les nouvelles danses, le Shimmy, le Boston.
Louise de tout temps avait chanté. Elle avait une voix remarquable et l'assistance insistait
pour l'entendre. De bonne grâce elle chantait les chansons du moment ou les valses de
Vienne pendant qu'au piano une personne de l'assistance l'accompagnait de quelques notes
improvisées. Le gérant du club et son épouse savaient préparer des repas agréables que l'on
mangeait aux beaux jours sous les ombrages. Parfois un train, si le vent était du nord,
empanachait de vapeurs ce parc qui devait être sous l'Empire un club militaire.
Ce jour-là, Auguste était venu au parc avec Louise son épouse et leur petit
Raymond, un gros bébé blond et rond qui allait sur ses neuf mois. Ils étaient accompagnés
de Julie Laroche devenue grand-mère et qui avait la charge du biberon. Elle-même avait
amené ses amis Charvet le tailleur et leur jeune fils Robert. Auguste avait fait des photos.
Bien que fréquents, les séjours au parc du Jeu de l'Arc n'étaient pas le seul but des
promenades dominicales des Paret. Louise qui aimait la marche entraînait son mari dans les
bois de la Fouillouse qui avaient autrefois été célèbres pour ses voleurs, ou vers les hauteurs
de Rochetaillée, du Bessat ou du Grand-Bois.
Un dimanche, Louise avait emmené son mari qui ne croyait ni à Dieu ni au diable,
faire ses dévotions à la vierge noire de Saint-Genest-Lerpt, une vierge noire trouvée dans
un buisson ardent, disait la légende. Louise était heureuse. Auguste l'aventureux se faisait-il
à cette vie de famille, mystère ! Cette vie paisible fut interrompue le 3 août 1914 par la
déclaration de guerre de l'Allemagne. Auguste devait rejoindre le 14e régiment de Dragons
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au centre mobilisateur de Grouchy, près de la gare où il avait si souvent pris le train pour
rejoindre ses parents à Montbrison, ou Marie Magan à Andrézieux.
21. Mobilisation
Au centre mobilisateur de Grouchy, Auguste avait retrouvé tous ses camarades
cavaliers. Comme beaucoup d'entre eux, il se sentait curieusement libre dans ce milieu
policé, plus de souci d'argent, plus de souci de famille, plus nécessaire de penser, d'autres le
faisaient pour vous. Libéré de sa petite vie de coiffeur, de sa petite vie de père de famille,
de couches, de biberons, de layettes, de coupes de cheveux à l'anglaise, en brosse, de
moustaches en croc, à l'américaine. Il aimait sa femme, mais comme on aime une amante
qui ne porte qu'une légère atteinte à sa liberté. Il aimait son fils, mais devant lui se
trouvaient l'aventure et ses tentations, cette aventure dont il avait toujours rêvé. Il n'était pas
optimiste comme ses camarades qui se voyaient traversant la Rhénanie au galop de leurs
chevaux et défilant dans les avenues de Berlin, leurs montures dansant au son clair des
trompettes. Il avait vu l'armée prussienne et deviné sa puissance. A Grouchy, Il avait croisé
le mari d'Emeline de Vimont et avait senti s'agiter en lui un ancien sentiment.
Leur unité formée avait été pourvue de chevaux prélevés dans les haras de la
plaine, peut-être dans celui d'Emeline. Ils avaient été embarqués à la gare de marchandise
de la plaine d'Achille, loin du public, dans des wagons, 40 hommes, huit chevaux en long
pour le camp de Satonay à l'est de Lyon. Le mari d'Emeline était resté à Grouchy, planqué
aux écritures. On avait donné aux partants quelques instants pour dire au revoir à leurs
familles. Louise l'avait vu dans sa tenue noir et argent. Elle avait devant lui tenu
courageusement. Ce ne fut qu'après son départ qu'elle s'écroula.
La Belgique envahie, Charleroi, la retraite, les Dragons faits pour l'attaque et la
victoire moisissaient inemployés au camp de Satonay. La première lettre d'Auguste avait
été pour dire à son épouse: Louise ma chérie, j'ai ici un camarade, c'est le vaguemestre,
dans le civil il est photographe. Sa femme vient d'avoir une petite fille. Elle est seule, elle a
besoin de toi, va la voir. Son nom est Lassablière, elle habite 22 rue Mulatière. La lettre
continuait remplie d'éléments rassurants sur son état avant de l'embrasser elle et Friquet,
son petit Raymond.
Bourré de pommes de terre et de fayots, déçu par cette aventure qui le fuyait,
inactif, Auguste avait laissé pousser sa barbe et engraissait. L'aventure était devenue pour
lui une drogue comme l'opium, il y avait goutté et ne pouvait plus s'en passer. Sa pensée
voyageait, il se demandait ce qu'il avait fait de sa vie, de sa première vie de Benoît, de ce
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métier de coiffeur appris malgré lui, sa fuite à 14 ans. S'il était devenu instituteur, où cela
l'aurait-il mené? Il se voyait en blouse grise devant une trentaine de gamins indisciplinés,
leur apprenant le féminin pluriel des noms, ou les verbes du 3e groupe, quel avenir idiot ! Il
se revoyait encore un peu enfant, chez les Frères à Tournon, émondant les tignasses des
élèves, suivant du fond de la classe les cours de certains professeurs; il aurait voulu tout
savoir, tout connaître. Il se revoyait tapant avec les gamins dans le ballon pendant les
récréations. Il songeait à la première femme qu'il avait connue à Grenoble, une belle fille
nommée Amédée, à Chambéry, Aix-les-Bains, l'Hôtel Royal. À sa timidité qu'il espérait
avoir soigneusement cachée au Kronprinz, ce prince fier, hautain, laissant parfois échapper
comme par inadvertance le plaisir qu'il avait de recevoir hors de tout protocole ce garçon si
doué. Auguste savait, lui, qu'il n'était pas un garçon doué, mais un garçon travailleur, un
maniaque de la perfection. Il se voyait à Vienne au Manège Espagnol reprenant les
exercices. Il aimait les chevaux, les chevaux l'aimaient. Il souriait en revoyant les
princesses qui oubliaient qu'il était leur coiffeur. Il pensait à Lunéville, au prestige de
l'Escadron Noir. Il avait caché à ses camarades sa profession de coiffeur.
S'il avait rencontré le prince de Galle au lieu du Kronprinz, il se serait trouvé plus à
l'aise, il n'aurait pas senti à son retour en France cette suspicion flotter autour de lui. La
déception qu'il avait eu au retour à sa petite vie de coiffeur après son régiment, sa tentative
de résignation. C'était la difficulté qui l'avait incité à conquérir Louise. Il s'était pris au jeu
et s'était mis à l'aimer. Il avait eu envie de repos et d'une vie de famille. Il adorait son petit
Raymond. Il s'était cru raisonnable en pensant qu'Emeline de Vimont n'était pas pour lui, le
roturier. Qu'il était trop jeune pour un tel sentiment. Il ne savait pas qu'elle savait qu'il était
coiffeur, qu'elle était prête à braver ses parents pour lui. Que ceux-ci n'étaient pas aussi
inflexibles qu'il le croyait, qu'ils aimaient leur fille et se serait pliés à toutes ses volontés
pour son bonheur. Qu’en découvrant que le fils Paret aimait les chevaux, ils l'auraient
finalement adopté.
Julie Laroche avait abandonné la rue des Chapes et était venue loger près de sa
fille. Femme de décisions, elle avait pris les choses en mains. Louise apprenant que son
mari était dans ce camp près de Lyon reprenait espoir. La victoire allemande terminerait
bientôt la guerre. En attendant Mme Laroche essayait de garder ouvert le salon de coiffure.
Les deux garçons coiffeurs avaient été mobilisés. Elle trouva un Argentin qui faisait son
tour du monde et se trouvait bloqué à Saint-Étienne par la guerre. Raymond se souvenait de
Raoul qui le faisait rêver de pampas, de gauchos. Il lui montrait des photos de troupeaux, de
son père se balançant dans son rocking-chair sur la terrasse de son ranch. Louise avait pu
rendre visite à son mari à Satonay. Elle l'avait trouvé déprimé, triste et morose. Elle l'avait
secoué : « Tu es affreux avec cette barbe, tu as grossi, si tu veux que je t’aime … », lui
avait-elle dit en l'embrassant. Auguste s'était ressaisi. Il sacrifia sa barbe, une culture
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physique judicieuse eu raison de ses suppléments adipeux au grand soulagement de son
cheval.
Soudainement, le 13 Septembre 1914, ce fut le miracle de la Marne. Le Général
Moltke, chef de l'armée allemande, se méfiant des troupes françaises encore nombreuses
dans le centre de la France, décida d'envelopper Paris par le sud. Il n'avait pas compté avec
l'improvisation française. Le général Joffre, voyant l'armée allemande modifier sa direction
et lui présenter son flan droit, décida d'attaquer. Le vieux général Galliéni rappelé de sa
retraite avait été nommé gouverneur militaire de Paris. Il réquisitionna tous les taxis de
cette ville et jeta dans la bataille tous les soldats disponibles. De Satonay, le 14e Dragons,
chargé dans des «huit-chevaux 40 hommes» y fut expédié en hâte. Réservant les munitions
à l'infanterie, il ne fut distribué à ces dragons que trois balles à chacun avant de les jeter
dans la mêlée. Les trois balles n'avaient duré que trois secondes. Hurlant comme des
démons, sabre au clair sous leur casque argenté, ils avaient comme les chevaliers du
Moyen-Âge repoussé l'envahisseur teuton dans les marais de Saint-Gond et dans le canal de
l'Ourc. Mais Joffre n'était pas ce diable de Bonaparte. Il laissa l'armée allemande s'enterrer.
Une longue guerre de positions devait commencer. Le 1er novembre 1914, un front continu
de tranchées s'allongeait de la Somme à la Trouée de Belfort. Dans les Vosges et dans le
sud de l'Alsace, l'armée française avait cependant enregistré quelques succès et s'était
rendue maître de plusieurs des crêtes.
De nouveau on ne savait que faire de ces cavaliers. Le 14e Dragons, inutile, fut
replié à Embronay dans l'Ain. Séparés de leur famille par le secret défense et le secteur
postal qui venait d'être inventé, commencèrent pour eux des journées de vacances. Auguste
se remit à l'équitation et chercha à se distraire en photographiant ses camarades. Son frère
Clément avait été mobilisé dans le train des équipages et pourvu d'une camionnette.
Claudius était dans les chasseurs à pied. Giraudon, le mari de Benoîte, avait été gardé dans
les chemins de fer. Raymond Poincaré le président de la République avait pris les choses
en main et supplanté Viviani le président du Conseil qui ne savait être qu'un faiseur de
discours. Joffre entreprit de réorganiser l'armée française qui avait peu évolué depuis 1870,
mise à part la réussite du canon de 75, imité par le 77 allemand, elle était encore habillée
comme sous Napoléon III. Dès après le désastre de Charleroi, il avait fait teindre les
pantalons rouge garance des fantassins en gris acier pour l'artillerie, les chasseurs à pieds et
la cavalerie.
Dans les usines, il avait appelé les femmes au travail. Elles étaient venues en foule,
tournant des obus, cousant des vêtements pour l'armée, montant des canons. A SaintÉtienne les vieux armuriers non mobilisables apprenaient à ces jeunes femmes à fabriquer
des Lebel et des mitrailleuses Saint-Étienne. Pour ne pas accrocher leurs vêtements aux
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machines outils, les femmes avaient jeté jupons et falbalas et adopté une tenue plus sobre,
des jupes étroites, si étroites, la mode s'en mêlant, que certaines ne pouvaient presque plus
marcher, attirant par leurs formes les regards des soldats en permission. Un couturier avait,
oh ! scandale! fendu ces jupes. Les femmes prenaient la place des hommes et elles le
savaient.
Aglaé, la nièce de Julie Laroche et la cousine germaine de Louise, s'ennuyait dans
son pays de Cours, niché dans l'angle nord-ouest du département du Rhône. Ce bourg était
devenu triste depuis que tous les hommes étaient partis. Or Aglaé aimait les hommes. A
l'imitation de sa cousine elle était devenue standardiste dans une usine de textile. Elle posa
sa candidature à un poste similaire à l'Automoto, une usine qui fabriquait des motos sur les
hauteurs sud de Saint-Étienne. Sa tante Julie Laroche lui prêta son appartement de la rue
des Chapes. Aglaé, dans les moments de loisir que lui laissait son travail, menait une vie
plutôt libre, faisant passer des moments agréables aux soldats permissionnaires. « C’est ma
façon d’aider l’armée française », disait-elle, ne leur demandant pas d'argent. Avisée,
voulant garder son indépendance, elle ne prit pas d'amant dans son usine. Raymond se
revoyait place du Peuple, lieu de rendez-vous des amoureux, du haut de ses trois ou quatre
ans, donnant la main à Aglaé, pendant que de l'autre côté un soldat lui enserrait les épaules.
Julie Laroche la menaçait de sa colère : «Si je vois un homme chez moi, je le passe par la
fenêtre». Elle en était capable. Auguste calma son épouse inquiète de la vie dissolue
d'Aglaé. Le 27 décembre 1915, il envoya à Aglaé une carte postale de bonne année toujours
dans les archives de la famille Paret, représentant un soldat rêvant à une jeune femme que
l'on voyait en médaillon. Il avait écrit: « Je vous souhaite un poilu comme celui-ci pour
l’année 1916 ».
L'armée commença à habiller ses soldats en bleu horizon et à les coiffer d'un
casque. L'armée allemande avait enlevé les dorures aux casques à pointe et peint ceux-ci en
vert de gris, les uniformes avaient pris la même couleur. En même temps que les armées
s'enterraient, elles cherchaient à devenir invisibles. Puis avaient été organisées les
permissions. Une nuit le petit Raymond, qui venait d'avoir un an et demi, avait été réveillé
par la venue d'un groupe d'hommes habillés en soldats, éclairés par une lampe à pétrole que
venait d'allumer sa mère. L'un d'eux, habillé de noir soutaché d'argent, l'avait serré très fort
contre lui. Un bouton argent lui était entré dans la poitrine, lui avait fait mal, mais il n'avait
pas pleuré. Sa mère lui avait dit que c'était ce «papa chéri» dont elle lui parlait si souvent,
ce père pour lui plus légendaire que Le chat botté. Complètement éveillé, il s'était amusé
avec les autres soldats, avait coiffé leurs casquettes, enlevé l'enveloppe bleue qui en
recouvrait le fond rouge. Mais il ne pouvait s'empêcher de regarder ce papa chéri, si élégant
dans cet uniforme noir. Sa mère semblait beaucoup l'aimer, mais il n'en était pas jaloux.
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Les cavaliers devaient encore quelque temps garder leur tenue noire. L'armée s'était
contentée de remplacer les casques argent à crinière par un casque semblable à celui des
fantassins mais de couleur terre de Sienne, d’enlever à leur tenue toute passementerie
argent. Débarrassés de leur sabre, on leur avait appris à charger à la baïonnette. On devait
dans l'hiver leur enlever leur monture et atteler celles-ci aux brancards de tout ce qui
pouvait rouler pour alimenter l’armée de terre.
22. La Guerre
Alors commença pendant quatre ans la plus grande tuerie d'êtres humains imaginée
par les hommes depuis qu'ils se disaient civilisés. (Dans l'avenir, ils devaient faire encore
mieux). Joffre reprenait son rêve, du haut des cols de Bussang, de la Schlucht, du
Bonhomme, de fondre sur Mulhouse, Guebwiller, Colmar, descendre la plaine d'Alsace et
prendre à revers l'armée allemande. Il regroupa derrière ces cols les troupes encore
inemployées du centre de la France. Le 14e Dragons y fut envoyé. Le 22 mars 1915,
l'attaque commença par les cols du Bonhomme et de la Schlucht pour la possession du
Linge, le promontoire dominant Colmar, et par le col de Bussang, pour la prise de
l'Hartmannswillerkopf. Cet éperon dominait Guebwiller et toute la plaine d'Alsace. Il était
connu des Français sous le nom de Vieil Armand. Le 14e Dragons participa à cette attaque.
Ce promontoire fut prit le 22 mars 1915, mais les Français ne purent descendre dans la
plaine. Les Allemands le reprirent le 25 avril. Les rêves de Joffre s'évanouissaient. Auguste
y avait vu périr nombre de ses camarades.
On avait placé les réservistes de plus en plus près du front. La classe XV avait été
appelée en avance. Auguste avait vu arriver au 14e Dragons un grand garçon mince, long
comme un vermicelle. Lui, Auguste, qui ne croyait à rien, l'avait pris en amitié lorsqu'il
avait découvert que ce bleu qui s'appelait Meiller était un prêtre. Tout frais émoulu du
séminaire, on l'avait ordonné en vitesse avant de l'abandonner à l'armée. Il n'était pas le
curé du régiment ni même son vicaire, mais Auguste l'avait découvert récitant la prière des
morts devant un cadavre ou absolvant un mourant. Meiller était natif de la Ricamarie, la
banlieue minière de Saint-Étienne. De nombreuses photos faites par Auguste, surtout
lorsqu'il se trouvait en deuxième ligne, montraient des tranchées, des abris, des camarades,
souvent les mêmes, Lassablière le vaguemestre, Brun le cuisinier, Chaize le sellier,
Denuzière le liquoriste.
La guerre s'éternisait. Raoul avait trouvé le moyen de retourner aux Amériques. Le
jeune Raymond se souvenait de Jean le bossu, ce garçon coiffeur solitaire, disgracié, qui
mangeait avec eux et l'avait pris en amitié lui faisant apprendre ses premières lettres et aussi
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à compter. Les dragons étaient toujours équipés de leurs lourdes bottes de cavalerie,
certains gardaient même par nostalgie leurs éperons dans la boue des tranchées. L'état
major commença à les munir des brodequins de monsieur Godillot et de bandes molletières.
Au 14e Dragons, il fut même formé une compagnie équipée de bicyclettes, Auguste en fit
partie. Mais dans les forêts et les vallées des Vosges, la bicyclette était un moyen de
transport bien moins pratique que le cheval. Les officiers et surtout les officiers supérieurs
montrèrent une certaine résistance à quitter leur bel uniforme.
23. Les Diables bleus
L'état major trancha par un coup d'éclat. Les hommes de troupe, les sous-officiers
et les officiers connus pour être favorables à ce changement furent versés dans les
Chasseurs alpins, mieux équipés pour grimper les sommets des Vosges. Les autres officiers
furent dispersés dans d'autres unités. Auguste, avec plusieurs de ses camarades dont
Lassablière et Brun, furent versés au 12e Chasseurs alpins d'Embrun, qui se trouvait
cantonné dans la région de Saint-Dié dans les Vosges. Il y retrouva Charvet le tailleur.
Rue de la Préfecture, Louise, pendue aux communiqués et aux journaux avait fait
une dépression, une crise de neurasthénie disait-on à l'époque. La grand-mère Laroche avait
tenu le coup et sauvé la situation. Elle avait fait appeler un voisin, le docteur Bonnet qui
avait soigné Louise avec les moyens connus du moment. Ceux-ci consistaient dans
l'enveloppement complet du corps avec un drap mouillé et froid, il fallait ensuite coucher
rapidement la malade dans un bon lit bien chaud. Le but recherché était de provoquer une
réaction des nerfs et la sortir de cette apathie dans laquelle elle se trouvait.
La tenue des chasseurs alpins plus légère, leur paquetage réduit, n'avaient pas
permis à Auguste de garder son appareil photographique trop encombrant. Julie sa bellemère lui avait écrit, le mettant au courant de l'état de son épouse. Les nouvelles qu'Auguste
transmettait à Louise se firent rassurante ne lui parlant que de faits divers parfois amusants
de seconde ligne. Les armées d'égales forces piétinaient, s'entretuant pour la possession
d'un carré de choux perdu le lendemain. Les Allemands appelaient les Chasseurs alpins: les
Diables bleus. Des années plus tard, Auguste se laissait rarement aller à évoquer quelque
souvenir. « La guerre ça ne se raconte pas », disait-il. Évoquant ces années 16-17, il parlait
des gerbes d'écumes que faisaient les obus en tombant dans les lacs de Gérardmer, de
Longemer ou de Retournemer, lorsqu'il se trouvait en seconde ligne dans les abris percés
dans les falaises de ces lacs. Jamais il ne parlait d'attaque ni de coups durs. Un jour de
dépression, il se laissa aller à évoquer le camarade qu'il serrait dans ses bras, mort le crâne
massacré.
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Il tournait en dérision la croix de guerre qu'il avait reçue. «Avec un copain, nous
nous cachions, accroupis dans un trou d'obus, il en tombait comme à Gravelotte. La superbe
forêt des Vosges n'était plus que quelques troncs d'arbres brisés. Des obus firent écrouler
sur nous la partie du terrain nous surplombant et nous fûmes enterrés dans une sorte de
petite grotte; je restai les jambes prises sous les éboulis. Nous devions rester dans
l’obscurité et dans ce trou trois jours, nous dirent les copains en nous déterrant. Pendant ces
trois jours, les Allemands avaient pris le terrain, et les Français dans une contre-attaque
l'avaient repris sans que nous ne soupçonnions rien, buvant l'eau boueuse du fond du trou.
Voila pourquoi j'ai eu la croix de guerre avec la citation: A résisté à l'ennemi, gardant à la
France une position avancée». Plus tard on y ajouta une palme, Auguste ne dit jamais
pourquoi.
En cette année 1917 l'armée française était nerveuse, fatiguée par trois ans de
guerre, ne voyant pas la fin de cette tuerie. Les désertions et les suicides se multipliaient.
Les gendarmes, placés en cordon derrière l'armée, avaient reçu l'ordre de tirer sur tout
fuyard. Les rebellions inquiétaient l'état major. Pétain le vainqueur de Verdun avait dû
prendre des mesures disciplinaires. Des soldats originaires de la région de Saint-Étienne
avaient été fusillés à Vingrés pour rébellion. La municipalité de Saint-Étienne, de gauche,
avait dans une cérémonie de protestation débaptisée la rue Saint-Jacques, une ancienne rue
de la ville, et l'avait appelée rue des martyrs de Vingrés.
24. L'ypérite
Au front, le gaz moutarde ou ypérite faisait des ravages. Auguste avait eu les
poumons brûlés. Après les premiers soins effectués dans un hôpital de campagne, il fut
évacué à Montbrison à l'école normale qui avait été transformée en hôpital militaire. Il avait
été envoyé près de ses parents plutôt que vers son épouse parce qu'ils étaient âgés et qu'ils
avaient deux autres enfants à la guerre. Le gouvernement essayait autant que possible
d'hospitaliser les blessés et les malades près de leur famille, ils se rétablissaient plus vite.
Mme Chartoire, la journaliste, allait voir Louise chaque fois qu'elle se rendait à SaintÉtienne porter ses papiers aux journaux. Elle la réconfortait et s'était prise d'amitié pour le
petit Raymond, elle lui apportait chaque fois un jouet ou une friandise. Elle savait qu'on
allait retaper plus ou moins bien Auguste et le renvoyer au Front. En ce printemps de 1917,
l'armé avait terriblement besoin d'hommes, la classe 17 avait été rappelée à 18 ans. Sans
avertir Auguste pour ne pas lui donner de faux espoirs, elle usa de son influence pour qu'il
fût présenté à la commission de réforme. Des radios, résultats de ces nouvelles recherches
dirigées par Mme Curie, avaient laissé voir le bas du poumon droit brûlé.
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Pendant que les Chasseurs alpins furent envoyés au secours de l'armée italienne en
déroute sur la Piave, les bombes tombaient sur Venise. Auguste, réformé le 28 Juin 1917,
fut dirigé sur le sanatorium de Hauteville dans l'Ain. Raymond se souvenait du long voyage
en train, dans un pays inconnu. Il gardait dans ses yeux le vert sombre des montagnes, les
grands sapins et le grand parc en pente où celui qu'on lui faisait appeler «papa chéri» venait
les rejoindre et l'embrassait. Il revoyait le long couloir vitré et la chambre ensoleillée que
son père partageait avec trois autres malades, les gâteries dont ils le gavaient, mais aussi les
retours tristes où dans le train sa mère pleurait. Auguste n'avait pas le bacille de Koch et
craignait d'être contaminé au milieu de ces tuberculeux. Il ne cessait de protester, mais il n'y
avait pas de place disponible dans les hôpitaux où l'on soignait les soldats aux poumons
brûlés par les gaz mais non tuberculeux.
En 1918, la mère d'Auguste fut emportée par la grippe espagnole, une épidémie qui
fit plus de morts que la guerre elle-même. Celle-ci terminée, les démobilisés cherchaient du
travail. Un jeune garçon entra dans le salon de coiffure et demanda à la personne qui se
trouvait là: « Avez-vous besoin d’un ouvrier coiffeur »? La personne, c'était la mère
d’Auguste qui, pour tenir le salon de coiffure ouvert, se débattait avec les garçons coiffeurs,
des laissés pour compte de cette guerre dévastatrice. Ce garçon arrivait bien, le matin même
elle avait mis à la porte deux garçons coiffeurs, deux voyous qui se battaient au couteau
dans le magasin. Elle s'était jetée bravement entre eux, les traitant de vauriens, leur avait
payé leur compte et les avait mis à la porte. Le nouveau venu s'appelait Chaumartin. Il
s'était engagé en 1915, il avait alors 17 ans.
Le plus gros flot des blessés tari, il avait été procédé à un reclassement et à la
fermeture de certains hôpitaux provisoires. L'état d'Auguste s'était amélioré, il fut envoyé à
l'hôpital de Montbrison. Pour le jeune Raymond, l'image de son père se faisait plus précise.
Auguste fut enfin déclaré convalescent et transféré au lycée Claude-Fauriel de SaintÉtienne encore maison de convalescence militaire. Raymond allait avoir sept ans quelques
mois plus tard. Il gardait nettement présent en mémoire la salle de classe aux pupitres
entassés près du tableau noir, de la douzaine de lits rangés le long des murs, des deux
bureaux joints au centre de la pièce sur lesquels on le faisait monter pour chanter La
Madelon ou Viens Poupoule, ce qu'il faisait crânement un rien canaille.
Un jour, au début de l'année 1920, Auguste fut à la maison, enfin rétabli et de
retour du sanatorium, plein d’envie de vivre après quatre ans de guerre et deux ans
d'hôpitaux. Il avait quitté sa tenue militaire. Habillé comme tout le monde, toujours élégant,
il avait ajusté au mieux ses vêtements civils trop grands pour lui, il pesait 36 kg. Ce fut la
période des biftecks de cheval qu'il mangeait saignants et que Raymond mangeait aussi,
pour faire comme papa. Louise son épouse rayonnait. Revenu à la vie civile, Auguste invita
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ses deux meilleurs camarades de guerre avec lesquels il avait passé ces années terribles,
Brun le pâtissier et Lassablière le photographe. Louise avait aussi invité les Fournet, les
nouveaux marchands drapiers avec lesquels nous partagions la cour. Ils avaient remplacé
les dames Brüner qui avaient regagné l'Alsace, cette province enfin retrouvée. Julie
Laroche avait concocté un fin repas et elle s'y connaissait. Sur la table ronde, Louise avait
dressé les couverts avec toute la porcelaine et l'argenterie qu'elle et sa mère Julie
possédaient. Le petit Raymond faisait le tour de la table tout émerveillé. La table était celle
du café de Montbrison, car après la mort de son épouse, Antoine, qui avec ses cinq petits
enfants faisait maintenant figure de patriarche, avait fermé le café. Auguste avait hérité de
la table où il avait fait ses devoirs, du tableau du sanglier dans la forêt enneigée et de la
lithographie de la mort de l'empereur.
Raymond devait garder la vie entière dans son souvenir la vision de son père et de
ses camarades se tenant en rond, les bras sur les épaules, tête contre tête, et lui chantant
pour eux La Madelon, la Madelon de la victoire, J'ai perdu la lumière, évocation de tous
les blessés de guerre composée par Fracson, le chansonnier qui avait perdu la vue dans la
tourmente. Ils chantèrent aussi les chansons de la nouvelle opérette à la mode, La cocarde
de Mimi Pinson, célébrant la victoire.
La première chose que fit mon père à son retour fut de faire procéder à l'installation
de l'éclairage électrique. C'était une audace et une nouveauté, bien que nous habitions dans
la rue principale près de la préfecture. Nous fûmes les premiers de la rue à nous éclairer
ainsi. La toute nouvelle compagnie Loire et Centre venait d'installer son premier local de
répartition dans une écurie à chevaux désaffectée dans la cour de l'immeuble voisin. Une
ligne fut tirée d'une cour à l'autre
25. Dolly
Auguste avait toujours besoin de repos. Il devait rester de longues heures allongé
sur une chaise longue, la poitrine au soleil, pour donner le temps au poumon droit de
cicatriser, ainsi que quelques petites ombres que la radio laissait voir au bas du poumon
gauche. Ses forces revenaient difficilement. M. Bénet était comme Auguste un ancien
cavalier. Il portait un bras en écharpe qui devait rester en partie estropié. Client du salon de
coiffure, il connaissait une personne qui louait un logement au deuxième étage de sa villa
située dans la banlieue nord de Saint-Étienne, sur les contreforts du Crêt de Saint-Priest.
C'était une grande maison avec sur le coté une tour carrée à l'italienne et un toit à quatre
pentes en tuiles romanes, les murs jaune de Naples, des fenêtres étroites et hautes,
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encadrées de blanc, les volets bleus. Dolly, c'était le nom anglais à la mode que Mme
Neureuthère avait donné à son castel italien.
Mme Neureuthère avait dit à Auguste : «Lorsque vous vous sentirez assez fort,
vous pourrez cultiver le jardin qui se trouve devant la maison, les fruits sont pour vous.
Vous pourrez aussi si vous le désirez accéder directement au verger situé après le parc Elle
leur avait fait visiter le parc et sa pièce d'eau rustique rectangulaire. Contre le mur du fond,
de faux rochers où glissait une faible cascade alimentait cette pièce d'eau. Un petit pont
japonais franchissait le ruisseau. Quelques pas parmi les fleurs conduisaient au verger.
Devant l'esplanade et en contrebas, s'allongeait en un long rectangle le jardin potager prêté
par Mme Neureuthère. Au centre régnait un cognassier. Avec son tronc tordu, verdi de
mousse, cet arbre fut responsable, sans le vouloir, que plus tard, Auguste fabriquât des
parfums le soir, dans la salle commune, sous la lampe à pétrole. En attendant, Auguste
aidait son fils à faire ses devoirs pendant que Louise se reposait de sa journée de travail en
lisant la Veillée des Chaumières. Et le jour vint où il s'attaqua à son jardin. Il avait donné à
son fils un petit coin de terre et l'initiait aux secrets des plantations.
Auguste, toujours attiré par les chevaux, descendait souvent jusque chez un
maréchal ferrant installé tout près. Il y retrouvait l'ambiance et l'univers équestres. Il lui
arrivait de monter et de pousser un petit trot. Il y emmenait son fils, le juchant parfois, à la
grande peur de celui-ci, sur le cheval. Un jour, le petit Raymond était tombé et s'était
écorché le nez. Il descendait cependant volontiers avec son père chez le maréchal ferrant,
car en remontant il tirait son père vers la prairie de l'aéroplane, Auguste se laissait faire.
C'était un vieux coucou de bois et de toile huilée, vétéran de la guerre. De petits carrés de
toile collés cachaient les trous faits par les mitrailleuses allemandes. Raymond connaissait
toutes les pièces de moteur, son empennage manœuvre. Pendant que son père assis dans
l'herbe, causait avec le pilote de souvenirs de guerre que l'on ne raconte pas aux civils,
Raymond dans la carlingue, le manche à balai entre les jambes, volait en imagination,
montait en chandelle, descendait en piqué, faisait un looping. Auguste avait offert un
baptême de l'air à son fils et à son épouse ; de là-haut, ils avaient vu les champs, les routes,
les maisons, les vaches et le tramway courant comme une souris.
La mère de Louise dirigeait toujours le salon de coiffure. Cela lui était devenu plus
facile avec le jeune Chaumartin, un garçon charmant, un peu solitaire et sans famille.
Auguste descendait assez souvent au salon, histoire de serrer la main aux clients et de
bavarder avec les anciens camarades de guerre. Il tachait moins souvent son mouchoir
quand il toussait. Tous les mois il devait se rendre à l'hôpital où l'on suivait les progrès de
sa guérison. Il retourna au club du Jeu de l'Arc, rien n'avait changé, la guerre avait coulé par
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dessus sans y laisser de trace, si ce n'est les arbres plus hauts. Les gardiens étaient revenus,
un peu plus marqués par l'âge. Il retrouva dans son placard son arc et ses flèches intactes,
mais il lui fut impossible de tendre son arc, ses forces n'étaient pas encore revenues. Il y
retourna avec sa famille et Julie. Ils y retrouvèrent quelques anciens camarades avec
lesquels ils parlaient du passé disparu. Les trains empanachaient toujours de fumée et de
vapeur les arbres dénudés.
26. Champs, le château
Auguste piaffait d'impatience ; allongé au soleil, un chapeau sur les yeux, il
essayait de lire. Heureusement, il aimait la lecture. Un jour de soleil, il envoya tout balader
et s'acheta une moto. Il entreprit des promenades de plus en plus longues. Louise était
contente de voir son époux reprendre goût à la vie. Un jour Auguste poussa jusqu'à
Chalain-d'Uzor. L'abbé Millet était revenu de la guerre plus vivant, plus près des paysans et
des ouvriers. Il avait retrouvé sa vieille bonne Clotilde qui s'offusquait parce que l'abbé
poussait maintenant des nom de Dieu !
Auguste en cachette s'approcha du château de Champs. Il apprit d'une soubrette que
M. de Vimont, le père, était mort, que sa fille Emeline avait pris le domaine en main,
qu'elle avait divorcé et repris son nom de jeune fille. La soubrette dit à sa patronne que M.
Paret était revenu et ce qui devait arriver arriva. Au début ils se rencontrèrent en cachette au
jardin d'hiver. Le jardin d'hiver était au fond du parc, près de l'étang, une construction en
fer forgé, dans le style Art Nouveau, peinte couleur vert d'eau. Derrière les verrières, des
rideaux ivoire protégeaient les plantes des rigueurs du soleil. Un peu à l'abandon dans ces
premières années d'après guerre, il avait abrité autrefois des orangers, des lorraines, (c'est le
nom donné ici aux lauriers roses) et autres plantes tropicales, des rigueurs de l'hiver. A
l'intérieur il restait des années heureuses un salon en fer forgé de même style que le
bâtiment, une grande table ovale, une desserte assortie et, incongru, un immense canapé
recouvert d'une housse violine. Auguste arrivait en moto qu'il laissait derrière le mur
d'enceinte. Emeline arrivait bientôt à cheval, montant en amazone. Elle n'aimait pas ces
rencontres clandestines, elle aurait aimé épouser son amant. Réservée, discrète, elle n'osait
le lui demander. Cependant ils n'en pouvaient plus de ce cacher.
Le haras des Vimont n'existait plus, mais dans les stalles, Emeline gardait quelques
belles montures. Elle participait toujours à certains concours hippiques. Auguste avait envie
d'un cheval. Il se présenta au château de Champs pour en acquérir un, Emeline le lui donna.
Ce fut le début des voyages officiels de la famille Paret au château. Raymond aimait aller à
Champs. Il se rappelait ces dimanches matin, la longue toilette qu'il devait subir avant de
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revêtir son petit costume de velours noir, sa collerette de dentelle, ses chaussettes blanches
et ses souliers vernis. Dans cette tenue peu faite pour courir la campagne, lui et sa famille
prenaient le tramway jusqu'à la gare de La Terrasse et le train jusqu’à Champdieu. Une
calèche les attendait avec son cocher pour les mener au château de Champs. Un jour, ils
avaient eu la surprise, le cocher s'était mué en chauffeur. Vêtu d'une longue cape gris-perle,
il était accoudé à une automobile brillant de tous ses cuivres et de sa carrosserie laquée du
même gris-perle que la cape du chauffeur. Le chauffeur avait dit: « C’est une Clément
Bayard, équipée d’un moteur Ballot à quatre temps ». Raymond se rappelait avoir été
fortement ému quand le chauffeur lui avait permis de tenir le volant en bois et de presser la
grosse corne en cuivre, dont le bruit sonore l'avait fait sursauter.
Ils arrivaient par le grand portail et l'allée du château d'époque Louis XVI qui se
dressait tout blanc devant eux. Mme de Vimont les attendait. Elle avait quitté sa tenue
d'amazone et s'était habillée en cavalière, une bombe noire, une veste d’homme courte,
bordeaux, un jodhpur, des bottes havane. Raymond aimait bien Mme de Vimont, elle était
si gentille avec lui, et Mme de Vimont aimait le jeune Raymond. Il était l'enfant qu'elle
n'aurait jamais.
Quand c’était l'heure, la messe était dite par le curé Millet dans la chapelle du
château, de style Jésuite, construite un peu à l'écart dans la verdure du parc. Les invités
étaient assis sur des sièges et des prie-Dieu recouverts de velours rouge. Derrière eux se
trouvait le personnel du château. A la sortie, Mme de Vimont et Auguste partaient à cheval
se perdre en direction des étangs du Roy. La gouvernante entrainait Raymond, sa mère et sa
grand-mère vers le potager, cherchant à les occuper. Elle connaissait tout de la liaison qui
unissait sa maitresse au père de l'enfant. Elle savait que Mme Laroche avait autrefois été
gouvernante dans un château, une certaine complicité s'était établie entre elles. Elle savait
aussi qu'elle appréciait davantage un carré de légumes bien venus que le paysage le plus
pittoresque. Une grande allée sous une treille bordait ce potager au couchant le long d'un
mur de pierre cachant une route qui conduisait à la Bâtie d'Urfé. Les carrés de légumes
étaient encadrés de bordures de buis bien taillés. Parfois un rosier éclairait de fleurs un
carré de blettes ou de salades. De l'autre côté du potager, le verger offrait la rondeur chaude
de ses pêches et de ses prunes, ou plus fraîche de ses pommes et de ses poires.
A midi ils se retrouvaient tous devant la longue table ornée de Limoges, de Sèvres
et de cristaux de Baccarat. Raymond préférait les après-midi où son père repartait
chevaucher avec Emeline à ceux où il voulait le faire monter à cheval. Il avait peur des
chevaux, leurs grandes dents l'effrayaient, leurs coups de têtes amicaux lui faisaient peur.
La consigne de ne pas passer derrière un cheval par crainte d'une ruade, ajoutait à sa
panique. De plus l'odeur de leur sueur mélangée à celle du crottin lui donnait des nausées.
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Un jour il était tombé d'un cheval et s'était cassé le nez. Son père ne comprenait pas, il
aurait tant voulu que son fils devienne bon cavalier. Louise était contente de voir son mari
reprendre goût à la vie.
Subitement, grand-mère Laroche avait refusé de se rendre chez Mme de Vimont.
Marie Magan, l'amie d'enfance de Louise avait, de sa langue acérée par quelques sousentendus animés par un restant de jalousie, fait comprendre à Mme Laroche les relations
qui existaient entre Auguste et Mme de Vimont. Raymond avait vu sa mère pleurer, il avait
entendu son père et sa mère se disputer, eux qui s'entendaient si bien. Les visites au château
de Champs cessèrent brusquement. Auguste était homme de devoir. Il avait une épouse et
un fils. Raymond n'avait pas onze ans et comprenait mal les sentiments qui agitaient sa
famille. Grand-mère Laroche ne parlait plus à son gendre. Auguste acheta un side-car qu'il
accoupla à la moto. Cela ne dura qu'un feu de paille, il remplaça la moto par un petite
automobile, une cinq chevaux Citroën Trèfle. La mère de Raymond cessa de pleurer. Cela
coïncida avec l'opération de la péritonite de Raymond qui l'immobilisa longtemps au lit.
Cette maladie resserra les liens de ses parents autour de lui. Quels furent les sentiments
qu'éprouva Emeline de Vimont, personne ne le sut. Par la suite tout était allé très vite. La
location d'un nouvel appartement, l'arrivée des deux Ivan, l'agrandissement du salon de
coiffure. Ce n'est que de nombreuses années plus tard, Raymond était devenu lui-même
père de famille, qu'il avait entendu son père demander à son épouse, alors qu'ils s'étaient
retirés dans leur villa d'Andrézieux, la permission d'aller à l'enterrement de Mme de
Vimont, ce qui lui fut généreusement accordé. Raymond avait depuis longtemps compris
les liens qui avaient uni son père à la baronne Emeline de Vimont.
28. Les années folles
Puis Auguste rêva de s'acheter une automobile. Quelques-uns de ses amis avaient
déjà fait cette acquisition, Pouliquen venait d'acheter une Dedion-Bouton, Arnaud une Ford
T., d'autres en parlaient. Déjà à l'automne précédent il avait été voir une Ballot d'occasion,
ainsi qu'une Brazier. Peugeot sortait une Quadrillette, Citroën faisait un malheur avec sa 5
H.P. Lorsque en 1923 on se décida pour la dernière, Dolly fut délaissée au profit de
l’exploration de la campagne environnante.
En 1925, l’annexion d’un logement permit de créer un vrai salon pour dames.
Auguste avait trouvé, non loin du salon de coiffure, un appartement qui parut merveilleux.
Au premier étage, une grande salle de séjour avec deux fenêtres donnant sur le carrefour
des Trois Coins. Pourquoi trois coins? Il y en avait cinq, cinq rues qui se rejoignaient en
étoiles.
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Le salon de coiffure pour homme était devenu un lieu où l'on se rencontrait ; les
journaux que l'on y trouvait permettaient de connaître et d'échanger des idées sur les faits
divers et les évènements politiques. Une des premières femmes journalistes, Mme Chartoire
était la seule femme de ces réunions. Quelques hommes politiques fréquentaient le salon :
Taurine, député; Robert, sénateur; Soulier, maire de la ville. Mais aussi le banquier de
Boissieux, les premier vendeurs de voitures; des aviateurs rescapés de la guerre: Emile
Raymond, Védrines, Fronval. Ils amenèrent quelques jeunes femmes qui furent connues
plus tard, telles que Cogan ou Adrienne Bolland, première aviatrice à traverser la Cordillère
des Andes sur sa drôle de machine.
L'électricité, l'eau chaude, un papier peint évoquant le cubisme, mon père coiffeur
pour dames, ma mère demoiselle des P.T.T, c'était le couple à la mode chanté par les
chansonniers : «Les coiffeurs pour dames, ce sont les rois du jour», «C'est une demoiselle
dans les P.T.T., Elle répond à tous les abonnés» (airs connus). Les jeunes femmes dans le
vent se mirent à fréquenter le salon.
Après avoir exploré avec leur voiture la campagne autour de Saint-Etienne, les
villages, les bois, les étangs, les ruisseaux, les vieilles pierres, les Paret eurent envie d'un
lopin de terre à eux. Louise arrêta son choix sur un champ abandonné que son père facteur
avait cultivé autrefois à Andrézieux. Il y plantait ce qui voulait bien pousser, car seule la
pluie pourvoyait aux arrosages. En 1929, en attendant la maison désirée, Auguste y installa
une cabane démontable à l'allure de chalet, dont il avait entrepris la construction dans son
garage, aidé par son ami, le gardien menuisier manchot surprenant d’habileté.
Le salon de coiffure en souffrit un peu. Mais Mme Dumas, la première coiffeuse,
tenait tout le personnel d'une main ferme. Elle savait prendre des rendez-vous et vanter les
talents de son patron, le maître coiffeur, qui rapportait chaque année de Paris les premiers
prix de coiffure. Tellement, qu'il fut bientôt hors concours et membre des grands jurys.
27. Le parfumeur
Auguste avait un odorat subtil mais il ne le savait pas, pas plus qu’un être humain
sait que sa vue est plus ou moins développée que celle de son voisin tant que ça ne devient
pas une infirmité. Auguste percevait plus que d’autres quantité d’odeurs. Bien sûr les
parfums puisqu’il était coiffeur, mais aussi les différentes odeurs des êtres humains. Il
aurait pu reconnaître ses clients qui entraient au salon de coiffure les yeux fermés. Pas
seulement certaines femmes outrageusement parfumées qu’on peut suivre à la trace, mais
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toute personne ignorant les parfums. Il ne pensait pas pour cela être différent de la plupart
de ses semblables.
Rue de la Préfecture, non loin du salon de coiffure, se trouvait la boutique d’un de
ses amis, un ancien cavalier avec qui il avait fait la guerre. M. Denuzières était fabriquant
de liqueurs. Ses verveines, ses menthes poivrées, ses eaux de vies parfumées avaient une
certaine notoriété. Il avait remarqué que son ami Paret avait un odorat assez particulier. Il
avait pris l’habitude, lorsqu’il fabriquait un nouveau produit, de le lui faire respirer.
Auguste lui avait même suggéré de nouvelles liqueurs et le commerce du liquoriste s’en
était bien trouvé. C’est M. Denuzières qui avait révélé à mon père ce don particulier et lui
avait donné l’idée d’essayer de composer des parfums. L’esprit curieux de mon père l’incita
à acheter des livres traitant du sujet. Il lut la vie de Jean-Marie Farina, l’inventeur de l’eau
de Cologne (que je lus d’ailleurs moi aussi).
Une année, à l’occasion d’un voyage dans le midi, mon père nous entraîna jusqu’à
Grasse. Il nous fit visiter des parfumeries. Je suivais vaguement les explications des
fabricants expliquant à mon père comment ils achetaient à l’abattoir des graisses animales
déjà en parties débarrassées de leurs impuretés et qu’ils purifiaient avant de les étaler sur
des claies et y disposer par dessus des pétales de fleurs. La graisse absorbe le parfum et on
extrait ensuite les parfums de ces graisses. Auguste se mit à la recherche d’une fabrique de
parfum plus modeste. Il en découvrit une dans une rue étroite de la haute ville. Le patron
était décédé trois mois auparavant. Mon père parla simplement à la veuve de sa curiosité
envers les parfums. La veuve lui expliqua que si elle continuait à traiter des fleurs en petite
quantité, c’était uniquement pour apprendre à son neveu les premiers éléments de cette
profession et pour que sa marque ne se perde pas. Elle paraissait heureuse de parler de son
métier. Elle nous fit entrer tous les trois et nous fit goûter l’eau de coing de sa fabrication :
«Entre les liqueurs et les parfums il n’y a qu’un pas», dit-elle. Elle s’appelait Molinard et la
parfumerie avait été crée en 1874 par son père. Auguste lui acheta du patchouli et quelques
essences de base pour ses premiers essais.
A Saint-Étienne, une pièce de l’arrière boutique du salon de coiffure avait été
transformée en laboratoire photographique, son occupation favorite. Auguste l’aménagea
en une petite fabrique de parfums. Il fit plusieurs voyages à Grasse chez Mme Molinard
pour perfectionner sa pratique.
Dans cette pièce de l’arrière boutique, il se mit à manipuler les parfums de base
qu’il avait achetés. Je le vis agiter lentement sous son nez de petites bandes de papier blanc
après les avoir trempées dans les mélanges de parfums qu’il venait de faire. «Sens», me
disait-il pour satisfaire ma curiosité. Mme Molinard fit plusieurs voyages à Saint-Étienne.
Elle lui apprit à diluer ses parfums pour faire des lotions qu’il offrait gracieusement à ses
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clientes du salon de coiffure. Un jour il se lança dans la fabrication d’une eau de Cologne
qu’il appela Chantegrillet, du nom d’un hameau niché sur la pente du Mont-Pilat regardant
la ville, grillet était le nom local du grillon.
Denuizières le mit en relation avec des verriers spécialisés dans la fabrication de
flacons à parfum à Villejuif, près de Paris. Ma mère, qui avait appris que Mme Molinard
avait rejoint mon père à Paris lors de sa visite à cette verrerie, s’interposa. Elle se savait
assez forte pour imposer sa loi. Mon père aimait avant tout ma mère et j’étais là. J’étais
suffisamment grand pour comprendre que ces relations étaient devenues un peu trop
intimes et que ma mère, sans bruit et sans esclandre, y avait mit le holà, Mme Molinard
disparut de notre horizon.
Auguste ne pouvait pas à la fois s’occuper de son salon de coiffure et de cette
fabrique de parfum naissante. Il chercha quelqu’un pour le seconder. Son ami Denuzières
lui trouva un associé, la fabrique de parfums Paret - Guinamand était née. Elle s’installa
dans un ancien hangar de la gare de marchandise désaffecté.
En 1940, après la débandade de nos armées, mon père vendit son salon de coiffure
et céda ses parts de la parfumerie. Son nom disparut de la fabrique de parfum qui devint
Thomas - Guinamand, Parfums et cosmétiques et s’installa dans des bâtiments neufs.
Raymond Paret, le 24 novembre 2000
Épilogue
C’est à cette date, en 1940, après une période de vie professionnelle à se battre pour une réelle
formation en coiffure, écrire des articles, et siéger sur des jurys, et de vie mondaine entre son
salon, Paris et les stations balnéaires à la mode, que mes grands-parents se retirèrent dans leur
propriété d’Andrézieux, où je les ai toujours connus et où ils m’ont en partie élevée. Mon grandpère n’avait pas 55 ans, il y cultiva son jardin – au sens propre - jusqu’à sa mort en 1962.
M.-C. Paret
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