Notes de lecture - Cahiers du Genre
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Cahiers du Genre, n° 51/2011 Notes de lecture Notes de lecture Les fondements culturels de la Nature Priscille Touraille – Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique (2008). Paris, Éd. de la MSH, 2008, 439 p. et Éric Brian et Marie Jaisson – Le sexisme de la première heure. Hasard et sociologie (2007). Paris, Raisons d’agir, 379 p. Au centre de ces travaux, on trouve une interrogation commune : l’intérêt pour le jeu du culturel sur le biologique. Cette interrogation se manifeste à travers deux perspectives simultanément abordées dans les deux ouvrages : d’une part, en montrant, par la déconstruction minutieuse d’un nombre impressionnant d’études passées, comment l’idéologie s’est greffée sur les raisonnements scientifiques comme « les virus aux programmes informatiques » (Touraille, p. 103), c’est-à-dire comment la science (qu’elle soit biologique ou sociale) a pu confirmer l’idée d’une intangibilité de la ‘Nature’ plus souvent par omission que par un véritable fourvoiement scientifique ; d’autre part, en contribuant directement à cette révision de la connaissance par la remise en questions de données écartées des discours savants car supposément ‘naturelles’. Le livre de Priscille Touraille est issu d’une thèse d’anthropologie, explicitement située au carrefour des sciences de la vie et des sciences sociales, qui aborde de front l’argument physiologicoatavique auquel sont si fréquemment confrontés celles et ceux qui enseignent le genre et la construction sociale des différences entre les sexes : « … n’empêche que les hommes restent plus grands et plus forts que les femmes – c’est bien que la Nature les veut dominants ! » Grâce à la recherche de Touraille, on comprend que la plus grande taille des hommes est – justement – une conséquence de plus de l’infériorisation symbolique et sociale des femmes. L’anthropologue montre en effet clairement que le dimorphisme sexuel de taille corporelle qui semble aussi ‘naturel’ qu’universel, c’est-à-dire totalement inaccessible au ‘social’, est en fait le résultat de l’inscription dans les chairs de plusieurs millénaires d’une domination entièrement culturelle. Tout l’objet de ce livre 218 est d’expliquer comment le genre s’est inscrit dans le génome humain, témoignant du fait qu’une « caractéristique parfaitement biologique puisse, en même temps, être indiscutablement sociale » (p. 21). La découverte est tellement énorme qu’on en arrive à se demander pourquoi elle n’a pas eu davantage de résonance, ne serait-ce que dans le domaine des études sur le genre ! Les premières pages du livre sont l’occasion d’une mise au point passionnante sur la notion de dimorphisme sexuel. Selon les critères choisis, la définition du sexe est, en effet, hautement variable et soumise, dans nos contrées occidentales, à un ethnocentrisme profond qui nous fait oublier – par exemple – que la plupart des hommes sur terre n’ont pas de barbe et ont une pilosité bien moins développée que celle de la majorité des femmes européennes, ou que toutes les civilisations ne sont pas convaincues que les hommes doivent être plus forts que les femmes. Touraille met aussi en évidence les idées reçues associées à la perception commune des notions d’évolution et de sélection, souvent considérées comme le résultat d’un phénomène ‘naturel’. Or (ce qui est évident pour les spécialistes de biologie évolutive) ce n’est pas le cas : les animaux domestiques, par exemple, ont connu une évolution qui n’a rien à voir avec leurs capacités de survie, mais avec le « caprice de Notes de lecture l’Homme » (Darwin). Les variations de taille (ou de tout autre caractère physique) des individus au sein d’une espèce donnée dépendent donc de l’articulation complexe de facteurs génétiques et environnementaux. Le caractère problématique de la définition de l’adaptation est lié au fait qu’elle confond l’idée que les individus au sein d’une espèce donnée s’adaptent pour leur survie et l’idée qu’ils s’adaptent pour un meilleur « succès reproductif » (« à savoir le nombre de descendants qu’engendre un individu, relativement à ses congénères » – p. 65). Reprenant Darwin, Touraille introduit la différence – subtile et toujours en débat parmi les théoriciens de l’évolution – entre « sélection naturelle » (le mécanisme par lequel des individus vont avoir une meilleure capacité de survie que leurs congénères ou par lequel ils vont davantage se reproduire) et « sélection sexuelle » (qui désigne les avantages de certains individus, au sein d’une espèce et d’un même sexe, uniquement en ce qui concerne la reproduction). L’idée est ainsi d’introduire la possibilité – relativement contre-intuitive – que les caractères concernés par la sélection sexuelle puissent aller jusqu’à mettre en péril la survie des individus qui en sont porteurs, au point que l’avantage reproductif puisse exister au détriment de la longévité ou de la bonne santé. On parle alors d’adaptations coûteuses. Cahiers du Genre, n° 51/2011 Touraille reprend ensuite l’étude célèbre du sociobiologiste Richard Alexander (1979), qui avait tenté – sans grand succès – de relier le dimorphisme sexuel de stature aux régimes matrimoniaux des sociétés humaines. Ce modèle explicatif a été, depuis, largement critiqué, au profit de celui qui fait de la plus haute stature chez les hommes le résultat du choix des femmes qui préfèrent les plus grands d’entre eux. Mais cette sélection des hommes grands par les femmes va de pair avec une sélection des femmes petites par les hommes. Touraille pose alors la question des raisons de cette préférence des hommes pour les plus petites d’entre elles, et du coût que cette sélection a pu représenter pour les femmes. Elle s’attaque ainsi à une autre face du problème en abordant la question des besoins énergétiques selon le sexe : on sait que dans les situations de stress alimentaire chronique (malnutrition durable), une petite taille donne un avantage sélectif. Or les paléoanthropologues ont, par ailleurs, montré il y a longtemps que la bipédie a conduit à une réduction du canal d’accouchement, qui a elle-même entraîné une augmentation de stature : les femmes grandes connaissent des accouchements moins difficiles que les femmes petites. La mortalité maternelle (cette « tragédie obstétrique » perpétuée sur des millénaires, qui constitue le « phénomène le moins pris en 219 compte par les sciences » – p. 253), est principalement due aux disproportions fœto-pelviennes, dont le risque augmente lorsque la parturiente est très jeune, lorsque les accouchements sont nombreux ou lorsque le père est plus grand que la mère. Tel est le dilemme adaptatif des femelles Homo Sapiens soumises à des « forces sélectives contradictoires » : le problème d’obtenir des calories durant la grossesse et l’allaitement favorise des femmes petites, mais le processus de l’accouchement favorise des femmes grandes. « Si le dimorphisme de stature est partout un dimorphisme où les femmes sont plus petites que les hommes, cela veut dire que partout se sont exercées des contraintes nutritionnelles capables de surpasser en ampleur les contraintes obstétriques que l’on vient de voir, […] entraînant une réduction de la stature. » (p. 275) Parce que cette limitation de ressources subie par les femmes est partout répandue, mais ne semble toucher qu’elles, elle ne peut être liée à un environnement particulier ou à des causes ‘écologiques’ : il s’agit donc bien d’un phénomène social et culturel. L’idée, toujours courante, selon laquelle les hommes auraient des besoins alimentaires plus importants que les femmes (3 000 kcal/jour pour les premiers, 2 200 pour les secondes, selon la FAO) est pourtant bien une idée reçue. Touraille revient ainsi sur la ques- 220 tion des inégalités alimentaires liées au genre et sur l’aveuglement absolu des ethnologues face à cette violence fondamentale que représente l’inégal accès aux protéines en fonction du sexe (cf. le titre de ce chapitre qui annonce, dans le style enjoué de l’auteure : « Les femmes ont faim ? qu’on leur donne des symboles ! », p. 327). Au terme d’un développement tout à fait passionnant autour de la chasse et du monopole des aliments protéinés par les hommes (qui ont, en revanche, un accès illimité aux glucides issus du travail de récolte, de cueillette et de préparation des femmes), l’auteure affirme que ces inégalités alimentaires relèvent d’« un système de pénurie institué […] dans un nombre incalculable de sociétés humaines » (p. 344). Elle y voit une conséquence de la volonté de contrôler la fécondité des femmes et, rejoignant NicoleClaude Mathieu, Touraille affirme : « L’affaiblissement d’individus affamés qui, physiologiquement parlant, auraient les plus grands besoins de nutriments, semble un des moyens les plus terriblement efficaces qui aient été trouvés pour asseoir une domination. Si l’on suit les théories selon lesquelles les besoins nutritionnels du cerveau chez l’être humain sont incompressibles […] [au risque de problèmes neuronaux] on peut se demander si la ‘conscience dominée des femmes’ […] n’est pas seulement un effet d’endoctrinement mais aussi d’affaiblissement Notes de lecture réel des capacités de réaction mentale » (p. 329). Or un ‘silence théorique’ plane sur la question car l’hypothèse qui donnerait les inégalités nutritionnelles comme force sélective possible quant à la stature des femmes n’est jamais formulée. Cet aveuglement pourrait également être lié au fait que l’étude du dimorphisme sexuel de taille corporelle dans l’espèce humaine disqualifie le paradigme de la « valeur adaptative de la culture », qui fait de la culture un auxiliaire de l’adaptation biologique, dans l’idée (fallacieuse) qu’aucun comportement culturel ne pourrait aller contre les intérêts reproductifs des individus. Or l’adaptation par sélection des femmes petites a été si coûteuse pour elles qu’on peut la qualifier de ‘meurtrière’ : « Si le lien entre la stature et la capacité obstétrique montre qu’une grande stature est encore plus avantageuse pour les femmes que pour les autres mammifères femelles dans la reproduction, le dimorphisme sexuel de stature ne devrait pas plus exister dans l’espèce humaine que chez les indris ou les gibbons. Dès lors, l’injonction biblique ‘tu enfanteras dans la douleur’ […] serait à envisager comme la justification post hoc des effets sur le biologique de rapports sociaux fondamentalement inégalitaires. » (p. 355) Les sociologues Éric Brian et Marie Jaisson sont, quant à eux, partis d’une autre évidence de Cahiers du Genre, n° 51/2011 l’ordre du biologique : la proportion plus importante de garçons à la naissance, présentée comme un phénomène à la fois constant et ‘naturel’ dans les sociétés humaines. La croyance selon laquelle le surcroît de garçons à la naissance est un signe de dynamisme et de normalité des sociétés s’est d’ailleurs si bien répandue, qu’elle fonde même de récentes études scientifiques proposant d’en faire un « indicateur de veille sanitaire ». Les auteurs montrent pourtant que le sex-ratio à la naissance est un phénomène historiquement variable – preuve qu’il ne s’agit pas d’une donnée strictement biologique et inaccessible au social – susceptible d’aller, au cours des deux derniers siècles en Europe ou en Asie, de 50 à 55 % de garçons parmi les nouveaunés. Dans un travail exigeant, épistémologiquement essentiel, combinant sociologie, histoire et mathématiques, Brian et Jaisson proposent ainsi une analyse de cette variabilité interprétée comme le résultat du « sexisme de la première heure », cette première heure étant le laps de temps « entre le moment où le sexe de l’enfant à naître est encore incertain et celui où il est supposé établi […]. Longtemps, ce fut au premier sens du mot : la première heure après l’accouchement. » (p. 188) Les auteurs mènent ici une double enquête, l’une est l’histoire de la perception de la régularité ou des variations de la 221 proportion des sexes à la naissance depuis le XVIII e siècle ; l’autre est une étude sociomorphologique du phénomène. La première partie de l’ouvrage est, ainsi, une étude au croisement de l’histoire des sciences (et de ses liens avec l’administration) et de l’histoire des phénomènes sociaux les plus ‘macro’. Brian et Jaisson consacrent, par exemple, un développement particulièrement intéressant aux procédures d’enregistrement de l’enfant – acte social s’il en est, qui se fait dans différents contextes (religieux ou laïc) au cours de la période considérée, et n’obéit donc pas à des règles universelles (enregistre-t-on les enfants naturels ? les enfants morts-nés ? etc.) Si l’enregistrement des naissances n’est pas systématique, le sexe de l’enfant enregistré est néanmoins toujours noté (p. 89-94). La proportion des sexes à la naissance a interrogé nombre de grands esprits aux XVIIIe et XIXe siècles : Condorcet, Laplace, Fourier, Comte, Quételet… Tous ont constaté le surcroît de garçons à la naissance, pour lequel plusieurs causes ont été avancées : hasard, causes sociales (les naissances hors mariage présenteraient une proportion différente de sexes) ou physiologiques (le défaut de force chez la mère entraînant supposément une surmortalité des garçons à la naissance). Avec Maurice Halbwachs, la sociologie durkheimienne s’intéresse à la question du sex- 222 ratio, à travers le lien établi (mais infirmé par les auteurs) entre le nombre de naissances masculines et l’écart d’âge existant entre les époux : plus l’écart est grand, plus il naîtrait de garçons. Ce travail effectué dans les années 1930 est d’ailleurs repris par les Nazis dans le cadre d’un programme de contrôle du sex-ratio, dans le but de produire plus de mâles au sein des familles « supposées idéologiquement et racialement pures ». Après cette archéologie du traitement de la question du sexratio à la naissance, les auteurs présentent leur propre analyse du phénomène, à partir d’un corpus de données démographiques d’une ampleur considérable, qui mettent en évidence les fluctuations profondes du sex-ratio entre l’Asie, l’Amérique latine et l’Europe, du XIXe siècle à aujourd’hui. De la France pendant les deux guerres mondiales, à la Chine de la période 1970-1999 (politique de l’enfant unique), en passant par le Mexique contemporain, le sexratio apparaît bien comme une donnée dynamique ayant une cohérence propre. Brian et Jaisson distinguent sex-ratio « secondaire » ou ex post (après la naissance) et sex-ratio « primaire » ou ex ante, valant au stade de la fécondation – ce dernier étant évidemment particulièrement difficile à vérifier, même si « dans le cas de l’espèce humaine, […] l’équilibre entre les deux sexes à la fécondation demeure l’hypothèse la plus Notes de lecture solide. » (p. 163) Pour les auteurs, trois facteurs sont susceptibles d’interférer sur le niveau de sex-ratio ex post : des « interventions humaines après une identification précoce du sexe de l’enfant à naître ou du nouveauné […] [liées] à des formes de traitements différenciés selon les sexes » qui se jouent souvent « aux limites de la conscience » (p. 271) ; la part des naissances relevant d’ambiguïtés sexuelles (environ 0,025 %) ; et la ‘zone d’ombre’ des procédures d’enregistrement à l’état civil. « C’est donc bien pendant une plage de temps qui s’étend des premières possibilités d’identification du sexe de l’enfant à naître jusqu’à son inscription à l’état civil que des différences de traitement opèrent aujourd’hui, et ont opéré jadis, quels qu’en aient été les contextes pratiques et technologiques » (p. 168-169) ; autrement dit, le sex-ratio ex post varie selon le niveau général d’intensité des discriminations sexistes et selon la diversité des sensibilités de l’entourage des naissances à ce niveau général de discrimination. Le cas du Japon est, à cet égard, tout à fait intéressant puisqu’il connaît un brutal décrochage du nombre de naissances féminines en 1906 et en 1966, qui sont les années dites du « cheval de feu » (condamnant les filles nées à ce moment du calendrier traditionnel, à un destin funeste). Le net déficit de filles pour ces deux années est dû Cahiers du Genre, n° 51/2011 à la fois à une réduction du nombre de naissances (avant ou après que les parents aient pris connaissance du sexe de l’enfant) et à des arrangements avec les médecins ou l’état civil (le déficit de déclarations de naissances étant largement rattrapé l’année suivante). Sans aller jusqu’à la grande visibilité du phénomène (analysé par ailleurs dans le livre) des missing girls que connaît notamment l’Inde, on constate qu’un sex-ratio ex post de 51,25 % (comme en France aujourd’hui) signifie concrètement une répartition des naissances entre 410 000 garçons et 390 000 filles, soit une différence de 20 000 cas, produite par un ensemble de causes. Brian et Jaisson se penchent ainsi plus précisément, dans le dernier chapitre, sur les modalités de cette discrimination, de l’infanticide actif (p. 192-195) aux différentes pratiques discriminatoires liées à la ‘socialisation périnatale’. C’est à travers ces pratiques que le sexisme de la première heure imprime son effet « sur le corps physique de la société jusqu’à l’entrée des nouveau-nés dans la vie sociale, c’est-à-dire dès avant la naissance. Ainsi peut-on conclure, sans craindre un paradoxe, que la naissance sociale précède l’accouchement » (p. 247). Ces deux recherches suscitent, chacune à leur manière, un incroyable effet de dessillement. Notons-le, parce qu’il s’agit d’une qualité rare : les deux livres 223 considérés ici sont extrêmement didactiques dans leur construction. Leur argumentaire est, dans les deux cas, parfaitement rigoureux : on avance pas à pas dans un raisonnement précis, foisonnant et, pour cela, relativement exigeant. Mentionnons, en outre, que les deux ouvrages présentent une bibliographie impressionnante et un index fort utile. Plus globalement, quoique fort différents dans leurs intérêts et dans leur style, les travaux de Touraille d’une part, et de Brian et Jaisson d’autre part, posent explicitement la question des conséquences biologiques des inégalités. Ainsi, trente ans après les premières élaborations théoriques autour de l’idée que « le genre précède le sexe », c’est-à-dire que l’idée de différence (donc de hiérarchie) est antérieure à la différence ellemême, la seconde procédant finalement de la première, les deux ouvrages considérés ici donnent une nouvelle résonance à cette proposition fondatrice des études de genre, chacun démontrant, concrètement, comment le genre s’est inscrit dans les chairs jusqu’à des niveaux insoupçonnés. Ces deux ouvrages sont aussi des appels à l’interdisciplinarité et à l’ouverture des sciences sociales aux problématiques issues des sciences du vivant (et vice versa), seul moyen de voir, dans la totalité de ses effets, la sociodicée de la domination masculine qui ancre sa légitimité dans le biologique, lorsque – ainsi que le démontrent Notes de lecture 224 brillamment ces travaux – le biologique lui-même a déjà enregistré les effets de la domination. Séverine Sofio Sociologue, CRESPPA-CSU Carole Pateman – Le contrat sexuel (2010). Paris, La Découverte/Institut Émilie du Châtelet « Textes à l’appui / genre et sexualité ». Trad. Charlotte Nordmann, 336 p. Paru en 1988, Le contrat sexuel fait partie de ces classiques de la pensée féministe traduits en français après quelques décennies de prudente réflexion. Une thèse puissante y est à l’œuvre, qui a valu sa célébrité à Carole Pateman : le contrat fondamental, avant, sous, le contrat social, porte sur l’accès aux corps des femmes pour les hommes. Évidemment, les femmes sont écartées par la plupart des théories du contrat social, du pacte originel qui institue la société civile et l’ordre politique ; mais de manière plus subtile, Pateman cherche à démontrer qu’elles ont été, qu’elles sont encore, dans une position d’interne extranéité par rapport à ce contrat et à l’agencement du monde qu’il compose. Tout comme le privé fait partie du domaine civil tout en en étant radicalement distingué, elles sont incluses dans l’ordre contractuel, en tant que femmes, et cela est précisément la modalité de leur exclusion du cercle des pairs. Alors que les théories classiques du contrat social les présentent comme inaptes à l’exercice du contrat, car dépourvues de la capacité à sublimer leurs passions (Rousseau), ou de celle de se soumettre aux exigences de l’universalité (Kant), elles y figurent pourtant, comme contractantes dans le cas particulier du contrat de mariage. Le contrat est le principe de la société civile, et les femmes y sont intégrées au moyen d’un contrat dérivé, subalterne, établissant non pas leur égalité statutaire mais leur subordination. Ce contrat est autant fondamental pour l’ordonnancement de l’ensemble qu’il est crucial en tant qu’il entretient l’illusion que la relation d’autorité naît d’un accord. Certes, le lecteur/la lectrice est gêné·e par l’aspect fréquemment brouillon de l’essai : la démonstration revient fréquemment en arrière, bégaie, aplatit dans une linéarité peu convaincante des auteurs aux finalités divergentes, et à l’influence inégale sur l’imaginaire politique contemporain, sur une fiction du contrat social qui projette « l’image de notre moi politique » (p. 304). Pateman s’efforce en effet d’interroger la théorie politique en tant qu’elle s’est répandue dans les grammaires politiques ordinaires ; on comprend sans mal l’exploration des textes de Locke, Hobbes, Pufendorf ou Rousseau. Il est tout autant légitime de traquer les scories de ce contrat sexuel opérant parce qu’invisible, jusque chez Rawls, dont la position originelle rassemble des individus qui ignorent Cahiers du Genre, n° 51/2011 les « faits particuliers » comme leur genre à venir, mais ont des « descendants ». On se demande, en revanche, au nom de quelle logique Freud se trouve adoubé architecte du politique ; le choix est d’autant plus troublant que sa théorie sert à administrer la preuve quant à l’interprétation du contrat social comme un accord de « frères » organisant entre eux l’accès aux corps des femmes. Son récit des origines de la parenté dans Totem et tabou, du parricide primordial suivi de l’institution de droits égaux entre les frères et de la prohibition de l’inceste, est censé offrir le maillon manquant dans la démonstration de Pateman entre le contrat social comme chiffre de la subordination féminine et la question de l’accès réglé au corps des femmes. Néanmoins cette construction protéiforme permet de mettre au jour une multiplicité d’implicites propres au « moi politique » des sociétés libérales contemporaines institué par le contrat. Formalisation de l’échange économique, et motif fondamental de l’ordre politique, le contrat constitue tout autant un « principe d’association sociale » (p. 21) ; il porte en lui l’affirmation que toutes les relations sociales libres prennent une forme contractuelle. L’imaginaire contractuel pose en outre une série d’équivalences normatives : l’identité de la liberté et du consentement, celle de la justice et de l’échange équitable ; 225 il introduit une commensurabilité sans limites entre les êtres humains, leurs propriétés, leurs réalisations. Enfin et surtout, il déploie une conception de l’individu comme contractant : l’être humain est pourvu de caractéristiques à l’aune de ce qui est érigé en sa plus pressante finalité : contracter. Il est ainsi à même de prendre « possession de lui-même, et sa liberté s’exerce ensuite à travers sa capacité à disposer de lui-même comme il le juge bon » (p. 116). L’individu est propriétaire de sa propre personne, de ses attributs et qualités, dont il peut choisir de se dépouiller en échange d’autres biens ou services. La démonstration de Carole Pateman débouche alors sur une critique de l’anthropologie libérale, de la figure du sujet auto-engendré et autosuffisant, critique partagée par maintes autres théoriciennes féministes, par exemple celles du care. Possesseur de sa personne et de ses attributs, l’individu ne doit rien aux autres ni à ses relations à eux ; c’est même « par l’action de [sa] volonté qu’[il] doi[t] faire advenir [ses] relations sociales » (p. 90). Pateman développe par ailleurs une critique détaillée du contrat de travail, qui est et n’est pas la même chose que le contrat sexuel. Elle déconstruit longuement la notion de « force de travail » comme fiction politique permettant la cession de soi. Forgée pour être contractée, elle 226 permet d’affirmer que ce n’est ni le travail, ni le corps, ni la personne qui est l’objet de l’échange, que rien de plus n’est cédé que des services. Avec elle, « les capacités peuvent ‘acquérir’ une relation d’extériorité à l’individu, et peuvent être traitées comme s’il s’agissait de propriétés » (p. 209). En d’autres termes, elle est le ressort de l’idée que le contrat institue une relation libre, et simultanément dissimule la réalité de ce qui est cédé : de l’obéissance. Si l’ombre de la relation maître-esclave plane sur tout le livre, la comparaison avec le contrat de travail ainsi analysé se révèle le mouvement le plus éclairant effectué par l’auteure. Le contrat de travail n’est évidemment pas l’équivalent du contrat de mariage, car c’est en tant que femmes qu’une partie des contractants se voient attribuer dans le second cas la charge de certains « services domestiques ». Pour exister, le contrat de travail requiert même qu’il y ait par ailleurs un contrat de mariage : « La construction du travailleur présuppose qu’il est un homme qui a une femme, une épouse, une ménagère, qui pourvoit à ses besoins. » (p. 188) Pourtant, c’est le même exercice de décomposition de l’être humain en propriétés aliénables qui institue l’obéissance en termes de l’échange, la même fiction d’une subordination consentie, qui sont au principe du contrat sexuel et du contrat de travail. Le cœur noir du contrat Notes de lecture sous toutes ses formes semble alors se trouver dans l’indétermination de l’échange, dans sa caractéristique d’être un accord au sein duquel il est laissé le droit à l’un des contractants de déterminer à chaque instant comment l’autre doit agir pour remplir sa part de l’échange. Pateman explore enfin les effets de l’imaginaire contractuel sur la conformation du champ féministe : « Le rêve féministe est sans cesse corrompu par son intrication avec le contrat. » (p. 260) On lui concédera que le contrat constitue bien désormais, avec le consentement, un imaginaire politique bizarrement concentré dans les sphères de la sexualité d’une part, des pratiques et du discours des femmes d’autre part, qu’il s’agisse des pratiques sexuelles minoritaires (comme le SM), de la prostitution, du voile, ou du mariage arrangé. La catégorie est dans chaque cas activée aussi bien par les féministes que par leurs adversaires ; la controverse porte sur la seule réalité de l’accord donné, sur la possibilité ou non de l’objectiver. Il vaudrait même la peine d’enquêter sur cette étrange condensation : n’est-elle pas le signe d’une réduction pour les femmes du statut de membre de la communauté politique à celui, péniblement acquis, de contractante, où le geste politique est in fine limité à l’expression d’un oui ou d’un non, tandis que les formes plus complexes et plus évidentes de l’imaginaire politique contem- Cahiers du Genre, n° 51/2011 porain sont ailleurs, dans la délibération, ou la participation ? Néanmoins, il ressort de l’essai de Pateman que toutes les catégories composant la constellation politique du contrat social, de la société civile à l’individu, seraient en quelque sorte à jamais contaminées par leur passé. Non pas qu’il s’agisse ici de prendre la défense de l’un ou de l’autre. Mais c’est l’impossibilité de la resignification postulée par Carole Pateman qui est frappante, l’anhistoricité des catégories une fois instituées. Dans cette veine, elle conclut que le langage du « genre », dans la mesure où il est celui « du public et de l’individu », dépend comme celui-ci du « refoulement du contrat sexuel » (p. 308). Sa réflexion s’achève alors dans un différencialisme sans épaisseur, qu’elle veut politique – il s’agit d’exiger l’égalité juridique et la reconnaissance en tant que femmes –, mais qui ne semble se justifier que par les corps incarnés mais niés de ce contrat sexuel originaire, dont il faudra pourtant bien un jour sortir de l’ornière. Estelle Ferrarese Politologue, Université de Strasbourg Richard Poulin — Sexualisation précoce et pornographie (2009). Paris, La Dispute « Le genre du monde », 273 p. Richard Poulin est un sociologue canadien, auteur de plusieurs ouvrages sur la prostitution, analysée dans le contexte de la mon- 227 dialisation des industries du sexe, dans une perspective clairement abolitionniste. La question abordée dans Sexualisation précoce et pornographie est traitée à partir du même cadre d’analyse. L’auteur y examine les différentes facettes du développement contemporain de la pornographie et ses effets sur les comportements sexuels et, au-delà, sur la culture et les imaginaires contemporains. Ce faisant, il s’attaque à un sujet controversé et prend, dès l’introduction, le parti de la dénonciation, s’opposant ainsi aux auteur·e·s qui prônent la limitation de la régulation étatique en la matière, au nom du libre consentement potentiel des acteurs et actrices, des consommateurs et consommatrices de matériel pornographique, au nom aussi des limites à mettre à la censure ou encore du rejet du puritanisme 1. Pour Richard Poulin, loin de se limiter à proposer une catégorie spécifique de biens de consommation, la pornographie influence profondément la culture et contribue à transformer les normes concernant la sexualité en promouvant un « nouvel ordre pornographique » (chap. 1) caractérisé par l’infantilisation des femmes et la sexualisation des enfants, notamment des fillettes. Celles-ci, aussi bien que les adolescentes, sont des cibles marketing de choix pour l’univers de la 1 Pour un exposé de ce point de vue par un philosophe, voir Ruwen Ogier (2003). Penser la pornographie. Paris, PUF. 228 mode, de la musique ou du cinéma ; certaines s’identifient à des chanteuses ou à des actrices dont elles imitent les tenues sexy, voire les poses, au risque d’incarner de modernes lolitas. En miroir, l’infantilisation des femmes renvoie au rajeunissement continu des jeunes femmes recrutées et mises en scène par les industries du sexe. Le « nouvel ordre pornographique » remet donc en cause l’ordre des âges et des générations, exposant les plus jeunes aux pratiques adultes et forgeant pour les adultes des critères de désirabilité à partir des corps adolescents. Ce que l’auteur qualifie de « pornographisation de la culture », c’est le recyclage d’archétypes pornographiques (chap. 2, p. 57) dans les romans, les films, les magazines, la publicité, les émissions radiophoniques, les clips musicaux ou les sites Internet. Les images et prescriptions sexuelles y sont omniprésentes, colonisant les imaginaires, informant la production normative et réalisant la socialisation sexuelle des jeunes et des moins jeunes. Richard Poulin s’attache à décrire de façon détaillée le développement de l’industrie de la pornographie à l’échelle planétaire et ses évolutions majeures. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les recettes de l’industrie pornographique dépassent celles des grandes compagnies en ligne comme Microsoft, Apple, eBay, Notes de lecture etc. (chap. 3, p. 88). Elle est devenue un média de masse, économiquement très important, dont les interconnexions avec les autres secteurs économiques, mafieux mais aussi plus traditionnels, sont nombreuses, ce qui lui assure en retour une forme de légitimité. L’essor de la production a été démultiplié par le biais d’Internet, les sites à caractère pornographique représentant, selon Jerry Ropelato 2, 12 % de l’ensemble des sites, 25 % des requêtes via les moteurs de recherche et 35 % des téléchargements. L’analyse du contenu de cette production conduit à des constats accablants, à commencer par le développement sans précédent de la pornographie infantile, mettant en scène des enfants victimes d’abus et d’exploitation sexuels. Des liens étroits unissent ce type de pornographie au tourisme sexuel et à la prostitution enfantine, les actes où sont impliqués des enfants pouvant alors être photographiés ou filmés, puis mis en ligne. On relève également une banalisation de la pornographie pseudo-infantile, impliquant des jeunes filles d’âge « à peine légal », c’est-à-dire censées être âgées de 18 ans mais dont l’apparence est infantilisée par des accessoires (sucettes, ours en peluche…), des coiffures et des poses suggérant l’extrême jeunesse. Les rapports sexuels ont souvent 2 Ropelato Jerry (2006). « Internet Pornography Statistics ». TopTenReviews ; cité par l’auteur, p. 89. Cahiers du Genre, n° 51/2011 lieu entre des adolescent·e·s et des hommes âgés, qui pourraient être leur père, accréditant la représentation selon laquelle l’attirance sexuelle pour les mineures est un phénomène presque ordinaire. Une autre tendance de fond est la production d’une pornographie de plus en plus violente : la mode est au trash (ordurier), au gang bang, à l’érotisation du viol, au gonzo, « c’est-à-dire à la pornographie d’humiliation et de démolition » (chap. 5, p. 159). Sexiste et raciste, la pornographie scénarise et érotise la domination masculine sur les femmes et les enfants, les rapports sociaux inégaux entre groupes dominants et groupes racialisés. Richard Poulin rejette l’idée selon laquelle l’influence exercée par la consommation régulière d’une telle pornographie serait nulle ou aurait un effet cathartique, empêchant, par exemple, les pédophiles de passer à l’acte. S’appuyant sur plusieurs études, il démontre un double effet chez les consommateurs réguliers : une vision sexualisée et stéréotypée des femmes doublée d’une certaine insécurité quant à leurs propres capacités en matière de sexualité. Du côté féminin, c’est l’image que les femmes ont de leur corps et leur estime de soi qui seraient affectées, entraînant une recrudescence d’opérations de chirurgie esthétique. Quant aux effets engendrés chez les jeunes consommateurs, il ressort des enquêtes mobilisées que la porno- 229 graphie leur sert de modèle et de lieu d’information sexuelle, même s’ils peuvent avoir conscience qu’elle déforme la réalité. Ils perçoivent les différents types de pénétration et postures comme devant être mis en œuvre. Les modèles corporels proposés sont souvent anxiogènes, notamment chez les très jeunes filles, qui s’interrogent sur le caractère normal ou pas du développement de leurs seins, sur l’apparence de leur vulve ou sur la nécessité de l’épilation des poils pubiens. La consommation de pornographie apparaît donc comme de nature à façonner les systèmes de représentations de la sexualité et les rapports sociaux de sexe. Quant à la production de pornographie, elle exerce ses effets sur les personnes ainsi mises en scène. La pornographie infantile est un crime en elle-même et une mise en scène de ce crime et elle entraîne des traumatismes graves et durables. De nombreux reportages mettent en vedette des porn stars dont la carrière est présentée comme aussi enviable que leur plastique. Cependant, les séquelles physiques et psychologiques de ces recrutements souvent précoces dans l’industrie du sexe sont nombreuses et mal anticipées par les hardeuses, fréquemment présentées comme attirées par l’argent facile. Les enquêtes révèlent néanmoins que l’agression dans l’enfance est un facteur important dans le recrutement de ces jeunes femmes. Une 230 telle donnée relativise l’importance de la question du consentement, souvent mis en avant pour justifier l’existence de la pornographie produite et consommée par des adultes consentants. Cet ouvrage de Richard Poulin pose des questions particulièrement dérangeantes et y apporte des réponses qui ne le sont pas moins. On peut être surpri·se·s par les formes de l’énonciation : en effet, dès le premier chapitre, l’auteur entrelace les faits et leur interprétation, pose des affirmations généralisantes, ce qui peut donner au lecteur une impression de parti pris, mais l’auteur l’assume dès l’introduction. De même on peut être pris de vertige devant l’avalanche des faits, statistiques, références de diverses nature et portée égrenées par l’auteur tout au long de l’ouvrage tandis que la part accordée à ses propres enquêtes est assez limitée. Mais c’est finalement un mérite de la démarche de Richard Poulin que d’être macrosociologique et de situer ses travaux d’enquête dans un contexte mondialisé au sein duquel ils prennent sens. Les faits qu’il rapporte, difficilement contestables, sont intégrés dans le cadre d’une réflexion globale sur le fait que la pornographie inscrit les corps dans l’espace marchand, légitimant une consommation sans entraves, « fût-ce au prix des plus grandes violences à l’égard de ceux et de celles qui n’ont que leur corps à Notes de lecture vendre », pour reprendre les termes de Sandrine Garcia 3. Yvonne Guichard-Claudic Sociologue, maître de conférences à l’Université de Bretagne occidentale Sébastien Roux – No money, no honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande (2011). Paris, La Découverte « Textes à l’appui / genre & sexualité ». « Lundi 2 décembre 2007, Patpong, 21h45. Les rabatteurs sifflent des clients… ». Les premières lignes de No money, no honey donnent le ton : c’est l’enquête ethnographique qui est au cœur de cette sociologie du « tourisme sexuel en Thaïlande ». On imagine les difficultés qu’il a fallu affronter pour s’engager dans un terrain de thèse aussi lointain et dans un sujet aussi controversé. Apprendre le thaï, enquêter dans la peau d’un sosie des touristes-clients, et décider que la prostitution peut être un objet sociologique comme les autres… rien de tout cela ne va de soi. C’est pourquoi Sébastien Roux consacre son introduction à expliquer les contours de son objet, sa posture et sa méthode. En rupture avec les représentations communes qui homogénéisent la réalité de la prostitution touristique dans une indignation globale, il s’agit de comprendre la diversité 3 Garcia Sandrine (2006). « Le libre échange sexuel comme utopie réactionnaire ». In Marquié Hélène, Burch Noël (eds). Émancipation sexuelle ou contrainte des corps ? Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du féminisme », p. 44. Cahiers du Genre, n° 51/2011 et « la banalité des offres prostitutionnelles », leur inscription visible (et non pas clandestine comme on tend souvent à le croire) dans l’ensemble des espaces touristiques thaïlandais, enfin les expériences subjectives, et socialement contrastées, dans lesquelles elles s’incarnent. La rupture critique passe par une remise en cause de l’explication exclusivement économique de l’échange prostitutionnel au moyen d’une analyse localisée (l’ethnographie d’un quartier plutôt que le discours sur l’argent international de la prostitution) et par l’adoption d’une démarche compréhensive prenant en compte les significations que les acteurs sociaux donnent à leurs actes. Elle se caractérise enfin par une réflexion sur la dimension morale d’une telle entreprise : la description de pratiques communément jugées avilissantes est-elle avilissante elle-même ? Roux explique que le caractère avilissant de scènes observées n’est pas un dommage collatéral de l’enquête mais un de ses objets qui pose la question des critères de l’avilissement : qu’est-ce qui est avilissant ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Aux yeux de qui ? La prise en compte de cette interrogation présentée en introduction est tenue dans la suite du livre, à l’exception de quelques extraits du journal de terrain. La difficulté de la description ethnographique réside dans le choix des qualificatifs pour décrire des personnes prises 231 dans des scènes pornographiques sans tomber dans un vocabulaire normatif (‘vulgaire’, ‘négligée’, ‘sans grâce’, etc.). Une (r)écriture du journal de terrain moins littéraire aurait peut-être permis de mieux éviter cet écueil en se soumettant à une description plus clinique des faits et gestes. C’est là l’unique critique formelle et ‘morale’ qu’on peut adresser à l’ouvrage. À présent, l’enquête. Entre 2005 et 2007, vingt-deux mois de présence à Bangkok, répartis sur trois périodes, ont été nécessaires à sa réalisation : les stratégies pour désexualiser l’échange et pour échapper à la fatalité de la distance sociale entre l’homme occidental et les enquêtées sont largement décrites. Leur exposé est un modèle en matière d’objectivation des contraintes qui pèsent sur la relation d’enquête, prenant en compte à la fois la distance sexuée, sociale et raciale, mais aussi ses enjeux sexuels. L’enquête a pu être menée par l’intermédiaire d’ONG, dans lesquelles Roux était professeur d’anglais bénévole, et grâce à une de ses élèves, caissière dans un restaurant, devenue informatrice privilégiée. Ce sont les lieux des établissements nocturnes qui ont été observés, et les différents acteurs et actrices qui y évoluent : principalement des femmes mais aussi des hommes prostituées, des clients et toutes les personnes qui participent aux activités afférentes au ‘tourisme sexuel’. Des 232 entretiens individuels, le plus souvent en collaboration avec Touk, l’informatrice, se sont déroulés auprès d’un certain nombre (non précisé) de personnes. La première partie, intitulée « Ethnographie de l’intime », met au jour les différents biens échangés dans le quartier de Patpong dédié au tourisme sexuel international, et plus largement à toutes formes de commerces à destination des touristes occidentaux, un quartier coupé des autres espaces d’activités prostitutionnelles de Bangkok pour les Thaïlandais (qui n’ont pas été enquêtés). Le regard ethnographique traverse les vitrines des lieux officiellement dédiés à la prostitution touristique (a-go-gobars, sex shows, beer bars et ‘salons de massage’) pour que soient objectivés les tarifs, la division sexuée du travail au sein des établissements, les modalités de paiement et les conditions d’emploi des prostituées, les hiérarchies entre les différents types d’activités prostitutionnelles, enfin les usages individuels et familiaux de l’argent récolté. Le regard de l’enquêteur n’a pas été ébloui par les néons des lieux clairement identifiés comme des lieux de prostitution, il s’est aussi glissé dans tous les « espaces récréatifs » facilitant les « rencontres entre touristes occidentaux et Thaïlandaises potentiellement intéressées par la rétribution de services sexués », c’est-à-dire l’ensemble des bars et restaurants Notes de lecture a priori non dédiés à la prostitution. En embrassant un quartier dans sa globalité, l’ethnographe a saisi les échanges entre Thaïlandais·e·s et touristes occidentaux en articulation avec l’activité professionnelle de la prostitution sans les y réduire : les « économies intimes » qu’il observe comprennent non seulement des échanges matériels mais aussi des échanges symboliques – la présence de sentiments amoureux et de soins réciproques audelà de la rencontre tarifée, le souci de la préservation de l’honneur, le décor festif à la fois aliénant et parfois libérateur y compris pour les prostitué·e·s. Du même coup, la prostitution est extirpée de la seule activité professionnelle et du stigmate. L’enquête sur la prostitution ‘masculine’ (principalement homosexuelle, mais aussi hétérosexuelle) contrecarre par ailleurs l’évidence du discours dénonciateur et le risque de (re)naturalisation des groupes de sexes que ce dernier implique. La deuxième partie, « Généalogie d’un interdit », inscrit l’analyse dans une perspective plus vaste : « la réalité des expériences » est confrontée à la construction historique et sociale du tourisme sexuel comme « problème ». Si la majeure partie de l’ouvrage est consacrée à la description de mécanismes locaux, le monde n’est pas occulté, non plus que ses morales historiquement et géopolitiquement situées. Mobilisations féministes thaïlan- Cahiers du Genre, n° 51/2011 daises et internationales, prise en charge des risques sanitaires liés à l’épidémie de sida, condamnation de la pédophilie, rapports de pouvoir coloniaux entre Occident et Asie du Sud-Est constituent des éléments distincts et successifs qui se sont cristallisés dans la construction d’une dénonciation globale du tourisme sexuel asiatique : les acteurs et leurs places respectives sont analysés selon une chronologie précise. Il s’agit de désenchanter l’entreprise morale de la dénonciation pour mettre au jour les rapports de pouvoir qui la traversent, et de révéler les contours et les effets d’un « gouvernement [thaïlandais] des sexualités ». Conformément à sa tonalité de départ, l’ouvrage se termine sur un « retour à Patpong » qui permet de mesurer les effets de la « rationalisation » de cet espace progressivement marqué par une régulation sanitaire, une homogénéisation des pratiques et une normalisation de la prostitution. La conclusion actualise l’enquête au vu des conflits politiques qui ont agité la Thaïlande au cours des dernières années. Elle reformule aussi la posture du sociologue à l’égard de son objet de recherche. Sachant la place très particulière et conflictuelle que la prostitution occupe dans l’ensemble des objets de la sociologie du genre, on finira làdessus en citant Roux qui, sur un ton légèrement (et inévitablement) défensif, exprime le défi difficile 233 et passionnant de sa recherche : « Il m’a semblé que le discours sociologique ne serait que de peu d’intérêt s’il ne parvenait pas à dépasser une critique morale des relations. Je ne les cautionne pas pour autant, ni ne souhaite participer de leur réhabilitation. Mais il me semble qu’il ne m’appartient pas de me prononcer sur la moralité respective des unions. Et, si les échanges que j’ai pu observer sont effectivement le produit d’un rapport de domination indéniable, les hommes et les femmes du quartier ne sont pas sans ressources et les relations ne peuvent se saisir qu’en fonction du contexte dans lequel elles s’insèrent. » (p. 254). Isabelle Clair Sociologue, CRESPPA-GTM Léo Thiers-Vidal – De « L’Ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination (2010). Paris, L’Harmattan « Savoir et formation. Série Genre et éducation », 372 p. Comme annoncé par Anne Verjus en 2008 dans le numéro 45 des Cahiers du genre (p. 239241), la thèse de Léo ThiersVidal a été publiée aux Éditions L’Harmattan, mais finalement dans la série « Genre et éducation » de la collection « Savoir et Formation ». Cet ouvrage est une reproduction fidèle de sa thèse, raccourcie mais non modifiée et ce, grâce au travail de Corinne Monnet et Nicole Mosconi. Seule 234 une préface de Christine Delphy, sa directrice de thèse (comme le suggère le titre de l’ouvrage) a été ajoutée. Elle y souligne l’originalité de cette thèse qui participe au développement d’une psychologie matérialiste : Léo Thiers-Vidal a réussi à « mettre au jour [...] un ‘impensé’ : l’agentivité politique des hommes » et à prolonger le travail des féministes matérialistes, en étudiant « un territoire qui n’a que commencé à être défriché dans les études féministes », à savoir « l’étude des hommes [...] en tant qu’individus genrés ». L’ouvrage est composé de trois parties qui chacune aurait pu être une thèse en elle-même, mais qu’il était très pertinent de réunir puisqu’elles résonnent entre elles. Elles sont liées et rendent compte du cheminement de son auteur sur le terrain peu exploré de la subjectivité et de la conscience masculines de domination des hommes, mélangeant de façon peu académique mais fortement heuristique deux régimes que lui-même identifie : le régime d’accomplissement et le régime de la description. En effet, l’auteur donne « une place spécifique à la dimension expérentielle conduisant à la production d’une thèse », mais aussi à son vécu tant personnel que militant, et à une réflexivité très critique, de façon cohérente avec l’usage qu’il fait de l’épistémologie du point de vue. Il rend compte des difficultés, angoisses, et tensions d’une analyse « incarnée » des fondements matériels et subjec- Notes de lecture tifs de la position vécue de domination des hommes. Cette thèse débute sur un travail ‘exploratoire’ théorique, qui permet d’identifier et d’exposer certains aspects constituant ensemble « l’effet théorique de la jouissance des dominants ». L’auteur met en perspective les analyses féministes matérialistes – de Colette Guillaumin, Paola Tabet, Christine Delphy et NicoleClaude Mathieu – avec celles de quatre hommes ‘engagés’, qui s’inscrivent dans un courant d’analyse a priori favorable aux thèses féministes radicales (John Stoltenberg, Daniel Welzer-Lang, Bob Connell et Pierre Bourdieu) : comment traitent-elles/ils des rapports de genre et de la question du pouvoir ? L’analyse comparative de leurs écrits met en évidence les ‘biais’ des écrits des hommes sur les rapports de genre ; leurs travaux se distancient d’une analyse en termes de classe, tendent à insister sur l’aliénation masculine, et traitent de manière spécifique de la question de la responsabilité des femmes dans l’oppression de genre, en particulier au travers de l’usage des notions d’adhésion ou de consentement féminin. Léo Thiers-Vidal met donc en évidence une limitation épistémique structurelle des hommes à penser les rapports de genre et conduit à l’« identification et [à la] problématisation de certains enjeux scientifiques et politiques au sein de l’analyse genrée contemporaine des rapports de Cahiers du Genre, n° 51/2011 genre », soulignant l’importance épistémologique du standpoint occupé par les scientifiques et donc de l’épistémologie féministe matérialiste. La seconde partie prend pour point de départ le questionnement émergeant de la phase précédente, à savoir la difficulté des dominants à travailler de façon critique leurs positions et leurs pratiques d’oppression. L’auteur cherche à comprendre comment les chercheuses féministes matérialistes perçoivent et analysent la subjectivité masculine en lien avec les rapports de genre, et met à l’épreuve théoriquement et empiriquement son hypothèse de travail : « Les hommes sont conscients de dominer les femmes »/« les hommes dominent consciemment les femmes ». À partir d’énoncés féministes matérialistes (Delphy, Mathieu, Guillaumin, Le Doeuff, Tabet et Wittig), il ‘teste’ son hypothèse, non pour la valider ou l’invalider, mais pour montrer en quoi celle-ci éclaire les rapports genrés et leur étude, à l’aide notamment de deux courants scientifiques : l’interactionnisme et la phénoménologie. L’auteur y présente les quatre catégories originales de « positionnement éthique » des hommes (éclairées par Anne Verjus dans son compte rendu de thèse) : « masculinisme explicite », « masculinisme implicite », « anti-masculinisme désincarné », « anti-masculinisme incarné ». Il met en évidence « l’existence d’une expertise poli- 235 tique masculine, fondée sur une subjectivité idéelle et transgressive /instrumentale, nourrie par un privilège épistémique et un apprentissage épistémique-politique, et révélant un attachement conscient à la domination ». Cette expertise s’appuie sur l’hétérosocialisation et l’hétérosexualisation, en d’autres termes, l’apprentissage d’une conscience pratique ou de « pratiques concrètes d’exploitation et de domination ». Enfin, Léo Thiers-Vidal présente dans la dernière partie de son ouvrage le fruit d’un travail empirique. Il a tenté d’explorer l’hypothèse d’une « conscience de domination » des hommes au travers d’un exercice original. Cette partie rend compte de l’analyse (quantitative et qualitative) d’entretiens menés avec huit hommes : quatre hommes engagés sur la question des rapports de genre à partir d’une perspective matérialiste, et quatre hommes non engagés, chacun d’entre eux participant à deux entretiens. Le premier entretien était non-directif et débutait par la question suivante : « Est-ce que tu peux me parler de moments dans ta vie – dans les interactions, les relations, les contacts avec les femmes ou les filles – où tu avais, où tu as le sentiment d’avoir de la chance d’être un homme ? » L’analyse de contenu de ces interviews le conduit à identifier trois thématiques dont il présente le contenu et les contours : la « chance positive » (pouvoir vivre 236 certaines choses qu’ils ne pourraient pas vivre s’ils étaient des femmes), la « chance négative » (ne pas avoir à vivre certaines choses grâce au fait d’être un homme), et la « non-chance » d’être un homme, qu’il met en rapport avec les deux groupes d’hommes engagés/non-engagés. Dans un second entretien, cette fois-ci semi-directif, le chercheur posait une seule question enrichie de douze mots-clefs, formant quatre registres de pratiques concrètes de domination. Léo Thiers-Vidal a invité les enquêtés à parler des hommes concrets qu’ils connaissent ou observent, et notamment des actes et des attitudes problématiques de la part de ces hommes vis-à-vis des femmes ou des filles. Puis ces hommes devaient réagir à partir de douze mots-clefs, constituant quatre registres de comportements masculins problématiques vis-à-vis des femmes ou des filles : « égoïste, égocentrique ou indifférent », « opportuniste, profiteur ou intéressé », « méprisant, dédaigneux ou déshumanisant », « violent, humiliant ou méchant ». Ceux-ci étaient annoncés ainsi : « En pensant à ces hommes concrets, pourrais-tu me parler de comportements vis-à-vis de femmes ou de filles que tu qualifierais de... ». La méthode utilisée par le chercheur, qu’il présente de manière critique comme minimaliste, et qui évoque les méthodes de la psychologie sociale, est toutefois particulièrement originale et heu- Notes de lecture ristique. Elle lui a permis d’identifier des nœuds de résistances des hommes (notamment au travers de données quantitatives : la loquacité et la productivité des hommes sur certains thèmes), mais aussi les contours de l’égoïsme, de l’opportunisme, du mépris, de la violence des hommes (qu’il présente selon quatre continuums bipôlaires) et l’impact de l’engagement des hommes quant à leur position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination. Marie Mathieu Doctorante en sociologie, CRESPPA-CSU/IRÉF-UQÀM Natacha Chetcuti – Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi (2010). Paris, Payot « Essais », 304 p. Alors que la visibilité gaie fut une des conséquences de la mobilisation contre le sida, les lesbiennes, de par une domination redoublée en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles, semblent encore subir cette invisibilité, sociale mais aussi dans le monde de la recherche. Pour cette première raison, l’enquête de Natacha Chetcuti fera date dans le champ de la sociologie du genre et des sexualités. Mais ce n’est pas la seule raison. Les multiples angles d’attaque de son ouvrage, que ce soient les perspectives historiques ou les approches biographiques, font de Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi un travail de référence. Cahiers du Genre, n° 51/2011 La socialisation première de ses enquêtées se faisant nécessairement dans la « matrice hétérosexuelle » (Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2005), en se reconnaissant comme lesbiennes, elles adoptent cette identité marginalisée et dévalorisée, au cours de parcours individuels pluriels. Le processus d’autonomination de soi, comme « manière de se dire », est un processus délicat, passant par une nécessaire « déshétéronormalisation », concept innovant et éclairant que développe Chetcuti. En faisant bon gré mal gré corps avec cette identité stigmatisée, en s’autodésignant comme lesbiennes, elles s’inscrivent dans une histoire des luttes et aussi des théories. Concernant cette histoire conceptuelle et militante, l’ouvrage constitue aussi un rappel sur les réflexions autour des questions de genre, de sexualité, sur le féminisme et le lesbianisme. Ainsi, le couple butch/fem et sa redéfinition perpétuelle témoigne de ces réflexions et de leurs investissements identitaires. Bien au-delà de la simple reproduction du modèle hétérosexuel, dans une perspective pré-queer, ce couple devient une parodie érotique et performative de la masculinité et de la féminité. La découverte du désir pour une femme va donc induire l’activation d’un processus de déshétéronormalisation, et donc d’extraction de la pensée straight. En 237 effet, l’enquête de Chetcuti révèle une nécessaire confrontation à la norme, jusque-là intériorisée. S’auto-définir comme lesbienne impose une remise en cause de la culture hétérosexuelle genrée. Pour accompagner ce processus identitaire dans un contexte social qui invisibilise cette identité, la rencontre avec une association de lesbiennes constitue une étape importante. Chetcuti souligne que ces espaces de socialisation, tout comme la presse lesbienne, les sites Internet, sont fondamentaux « pour les attitudes à tenir, les représentations de genre, les pratiques sexuelles, et importants pour une population en manque de reconnaissance de visibilité, à la recherche de modèles de référence positifs » (p. 41), même si ces dernières années, la figure lesbienne émerge médiatiquement (dans la presse avec la revue La dixième Muse, avec les séries lesbiennes et notamment The L Word). Ainsi, cette « spatialité lesbienne » (p. 47) constituée par les bars, les festivals, les associations, devient un « patrimoine de socialisation » pour élaborer une culture positive. Mais cette autonomination de soi en tant que lesbienne ne sera achevée que lors de la rencontre avec une autre lesbienne, qui se définit en tant que telle. Ainsi, si en début de parcours identitaire, l’homosexualité est vécue par les enquêtées elles-mêmes comme déviante, elle peut devenir une forme possible de libération de Notes de lecture 238 soi (p. 67), une échappatoire au système hétérosexuel sexe/genre, une rupture avec une féminité assignée. En définitive, cette autonomination, concrétisation de l’autonomisation par rapport à l’hétéronormativité, permet une (re-)subjectivation, une « résurrection de soi » (p. 91). L’androgynie, permettant la neutralisation de l’apparence, est alors perçue telle un rempart à une position trop hétérosexualisée, une stratégie de l’entre-deux, entre un trop féminin collaborant avec l’hétéronormativité et un trop masculin, viril et symbole de la domination masculine. L’enquête de Chetcuti, de par son (ses) sujet(s) d’étude, les lesbiennes, subalternes parmi les subalternes, montre à quel point la sexualité, dans ses discours, ses représentations, est à la fois un enjeu et un instrument des rapports sociaux dans leur multiplicité, car elle les incorpore au sens littéral et en même temps, peut venir les déstabiliser. En effet, l’auteure ne fait pas l’impasse sur les pratiques sexuelles de ses enquêtées et leurs charges symboliques et donc sociales. Leurs pratiques sont un marqueur de leur réflexivité et de leur remise en cause de l’hétéronormativité. Pour autant, demeurant des femmes socialisées dans un contexte hétérosexué, les liens entre affectivité, conjugalité et érotisme restent encore fondamentaux dans leurs pratiques sexuelles. En effet, le couple est une des modalités pour se dire lesbienne, et notamment pour le coming-out. Se dire en couple, même avec une autre femme, permet la satisfaction de la norme conjugale, notamment dans la sphère familiale. Cependant, la culture du secret reste prédominante dans le milieu professionnel. En reprenant Sedgwick 4, Chetcuti souligne que chaque nouvelle rencontre érige un nouveau placard. Enfin, en abordant les sexualités lesbiennes, le travail de Chetcuti révèle les nécessaires réflexivité et redéfinition de la sphère sexuelle. Ainsi, les lesbiennes ayant des relations précédemment hétérosexuelles se doivent de réaménager les scénarios sexuels et notamment de repenser la symbolique de la pénétration. En effet, pour certaines, elle est le signe d’une domination masculine, elles doivent donc se distancier par rapport à leurs expériences hétérosexuelles pour se la réapproprier comme pratique érotique (p. 178). Une contre-culture lesbienne liée à la sexualité est plus visible depuis une dizaine d’années, avec le développement de la pornographie et du commerce des sex toys. Elle s’est détachée de la critique de la domination 4 Sedgwick Eve Kosofsky (2008). Épistémologie du placard. Paris, Éd. Amsterdam. [Éd. originale (1990). Epistemology of the Closet. Berkeley, University of California Press]. Voir la note de lecture d’Ilana Löwy de cet ouvrage, dans le n° 50/2011 des Cahiers du genre, p. 219-221. Cahiers du Genre, n° 51/2011 masculine et a mis l’accent sur la pluralité des pratiques, déliant la pénétration des conditions de pouvoir entre les partenaires. La tendance à l’androgynie s’exprime aussi dans la sphère sexuelle, avec la mise en place d’un « concert androgyne normatif » (p. 216), où un « genre en mouvement » s’exprime dans les pratiques, avec une diversification des rôles et des positions, et donc une dissolution de la référence hétérosexuelle du genre. Cette dissolution s’exprime notamment dans la maîtrise du scénario sexuel. Ainsi, au contraire des femmes hétérosexuelles pour qui avoir cette maîtrise signifie critiquer et étendre le registre des pratiques jugé trop limité des partenaires masculins, et notamment en termes de découvertes corporelles, pour les lesbiennes interrogées, la maîtrise de ce scénario passe par procurer du plaisir à sa partenaire. Le modèle du don de soi, du faire plaisir à l’autre se maintient par conséquent chez les lesbiennes, mais sans l’idée de concession et de sentiment de dégoût telle qu’elle peut être exprimée par les femmes hétérosexuelles (p. 218). De manière plus précise, être une butch au lit signifie avoir une certaine maîtrise du scénario, et comme priorité première de donner du plaisir à l’autre. Pour les hétérosexuelles, maîtriser le scénario sexuel veut dire échapper au fait d’être prise pour un objet. Ainsi, la revendication des butchs à ce contrôle constitue une trans- 239 gression de genre liée à une conscience aiguë de la place des femmes au sein de la relation hétérosexuelle (p. 228). En conclusion, l’enquête de Natacha Chetcuti révèle qu’en s’autonomisant de la norme androcentrée et hétérosexuelle de la sexualité, les lesbiennes, dans leurs pratiques sexuelles et donc dans cette émancipation des corps, procèdent à un déplacement, un ébranlement, voire à une dissolution du genre. En définitive, en s’autonomisant de l’hétéronormativité, elles participent à une nécessaire dénaturalisation du genre et de la sexualité. Chetcuti souligne que l’hétérosexualisation est donc bien un processus où s’articulent genre et rapport à la norme au plan matériel, idéel et individuel. L’‘orientation sexuelle’ est un parcours de socialisation, dans la norme ou en marge. Le genre légitimé ne reste pertinent que s’il est cohérent avec la sexualité. Les lesbiennes rencontrées par l’auteure, de par leur distanciation, leur déshétérosexualisation, réaffirment cette distinction nécessaire entre genre et sexualités, et leur cohérence construite et artificielle. Patricia Legouge Doctorante en sociologie Cultures et sociétés en Europe, Université de Strasbourg 240 Josette Coenen-Huther – L’égalité professionnelle entre hommes et femmes : une gageure (2010). Paris, L’Harmattan « Logiques sociales », 208 p. Dans l’ouvrage que nous propose Josette Coenen-Huther, le titre est déjà tout un programme : L’égalité professionnelle entre hommes et femmes : une gageure. En effet, une gageure, selon le Trésor de la langue française, est, par métonymie, une « action étrange, opinion singulière que seul un défi peut expliquer ». La recherche de l’égalité professionnelle est-elle à ce point une « action étrange » ? C’est ce que tout l’ouvrage invite le lecteur et la lectrice à découvrir, par des éclairages pragmatiques à partir de trois terrains : les États-Unis d’Amérique, la France et la Suède. L’exposé du cadre théorique dans lequel l’auteure s’inscrit occupe une place relativement réduite, car il ne s’agit pas d’un ouvrage théorique. Si l’auteure précise dès l’introduction que « c’est à l’étude des dynamiques des rapports sociaux de sexe dans le monde du travail que cet ouvrage est consacré », elle ne pousse pas beaucoup plus loin les développements conceptuels. Cela ne constitue aucunement une faiblesse de l’ouvrage, dont le propos est avant tout du registre de la monstration, avec une réussite manifeste dans cette démarche. Celle-ci commence par la lecture des politiques publiques en faveur de l’égalité professionnelle Notes de lecture dans les pays étudiés : l’auteure rappelle les axes majeurs de ces politiques et décline trois grandes catégories de faiblesses qui en limitent l’opérationnalité. La première de ces faiblesses réside dans la difficulté qu’il peut y avoir à faire appliquer une loi : tout attractif qu’il soit, le principe « à travail de valeur égale, salaire égal » s’avère dans les faits incroyablement peu efficace pour parvenir à l’égalité salariale dans un contexte où la division sexuelle du travail amène de facto à une moindre valorisation sociale des postes principalement dévolus aux femmes. La seconde faiblesse tient dans un caractère largement décrit du gender mainstreaming : l’accent généralement mis sur l’incitation plutôt que sur la répression. Il s’ensuit que nombre de dispositifs sont tout simplement ignorés dans les faits. Enfin, se pose toute la question des effets des politiques publiques, qui peuvent produire des résultats à contre-sens de l’intention originelle : la résistance du milieu aux effets recherchés le conduit tout simplement à s’adapter à une orientation politique de façon à en rendre les effets insignifiants. Du côté des employeurs et du monde de l’entreprise, Josette Coenen-Huther dresse un bilan un peu plus nuancé. Certaines politiques internes peuvent véritablement œuvrer en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes… du moment que cela Cahiers du Genre, n° 51/2011 présente un bénéfice pour l’entreprise, notamment sur la plan de la rentabilité. Les rares expériences positives restent cependant limitées à quelques entreprises, principalement parmi les plus importantes en termes d’effectifs salariés. Pour le reste, il convient également de tenir compte du sexisme ordinaire des employeurs qui peut les amener à des pratiques ouvertement discriminatoires. Une loi incite à embaucher davantage de femmes parmi les pilotes ? Qu’à cela ne tienne. Il suffit d’inclure une nouvelle contrainte technique (une taille minimale plus grande) pour rejeter automatiquement la plupart des candidatures féminines. L’auteure ne se perd pas dans les exemples : ceux qu’elle choisit de partager sont suffisamment explicites pour illustrer son propos. À cette discrimination envers les femmes s’ajoute une seconde dimension que Josette CoenenHuther nomme la « surdiscrimination des mères », certaines femmes ayant l’idée saugrenue de s’engager dans la maternité, visiblement notoirement incompatible avec l’exercice d’une activité professionnelle. Il serait cependant injuste de laisser reposer toute la responsabilité de la discrimination sur le patronat, dans la mesure où les salariés hommes peuvent opposer une résistance marquée à l’égalité avec les collègues femmes. Le lecteur ou la lectrice peu informé·e sera peut-être surpris de la vio- 241 lence des formes que peut prendre cette résistance : le chapitre consacré à cette question parle très concrètement de violences physiques, de harcèlement, de violences sexuelles… jusqu’à uriner contre le mur des vestiaires des femmes... Ces comportements ne se limitent pas aux ateliers ou aux chantiers : les références bibliographiques renvoient aussi à d’autres secteurs (recherche dans la chimie, société juridique, etc.). Enfin, le tour d’horizon des obstacles à l’égalité professionnelle entre hommes et femmes ne serait pas complet s’il n’incluait pas la sphère privée : les conjoints des femmes engagées professionnellement s’avèrent dans l’ensemble « peu coopératifs ». N’opposant pas ou peu de résistance à un modèle traditionnel d’organisation domestique peu favorable aux femmes, les conjoints n’ont pas besoin de manifester leur hostilité à l’investissement professionnel de leur compagne : il leur suffit de laisser faire. Qu’il s’agisse des tâches domestiques ou des relations avec les enfants, les conjoints apparaissent, dans leur majorité, peu concernés, en dépit de l’existence de tel ou tel père « totalement engagé ». Face à l’ensemble des difficultés recensées, il importe de tenir également compte des stratégies de résistances développées par les femmes, qui, quels que soient les obstacles, ont au moins pour elles le droit au travail et à la prétention à l’égalité profes- 242 sionnelle. Du côté de la sphère domestique, la première réponse des femmes assurant seules le quotidien peut être de réduire la voilure, de prendre un peu de distance par rapport aux normes établies à la mesure de femmes se consacrant exclusivement à leur foyer : une exigence moindre sur la fréquence de l’époussetage ou le rangement des jouets peut venir alléger la charge quotidienne de travail sans remettre en cause le caractère hospitalier du foyer. Une autre réponse peut être de ne plus assumer seule l’intégralité de la charge, soit en achetant des services, soit en impliquant les conjoints, cette seconde voie semblant, à en croire l’auteure, relativement aléatoire. Enfin, ce sont les conditions d’emploi qui peuvent être modifiées : travail de nuit, temps partiel, travail à domicile… Autant d’aménagements possibles qui sont, cependant, loin d’être neutres en termes de conséquences pour les femmes qui s’y engagent : de la perte de revenus aux atteintes à la santé, les répercussions sont multiples. Le dernier chapitre est consacré aux femmes qui sont acculées à la rupture, soit avec le monde professionnel, soit avec leur conjoint. Triste façon d’achever l’ouvrage, mais qui rend compte de l’âpreté de la lutte et de la justesse du mot gageure, choisi pour qualifier l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Relativement bref et très agréable dans son traitement, l’ouvrage Notes de lecture de Josette Coenen-Huther se lit d’une traite. Il s’agit d’une très bonne introduction à la thématique, et l’envie est forte de plonger dans la bibliographie utilisée pour en tirer toutes les richesses dont l’auteure a si habilement su jouer pour construire son propos. Hervé Polesi Doctorant en sociologie Cultures et sociétés en Europe, Université de Strasbourg Beate Collet et Claudine Philippe (eds), avec la participation de Gabrielle Varro – MixitéS. Variations autour d’une notion transversale (2008). Paris, L’Harmattan « Logiques sociales », 286 p. Les femmes ont certes accédé à tous les métiers et fonctions (sauf en France, la présidence de la République), mais subissent les pressions du capitalisme financier sous forme d’emplois partiels, flexibles, précaires, pénibles, peu payés, délocalisés, voire à la limite de la prostitution. Leur arrivée dans les postes de pouvoir est la résultante de politiques de communication, et non le signe d’un accès concret et proportionnel à leurs compétences à ce niveau. Les sociologues, à la recherche de nouveaux concepts plus performants pour l’action, se sont saisi·e·s alors du concept de mixité. En introduction de cet ouvrage dédié à Claude Zaidman, Beate Collet et Claudine Philippe notent que lorsque que l’on passe du niveau descriptif au niveau analy- Cahiers du Genre, n° 51/2011 tique, la « co-présence des deux sexes, du mélange des catégories sociales et ethniques constitue une remise en cause des attributions héritées, tant sexuées, sociales que culturelles, qu’il s’agirait d’étudier empiriquement dans les processus sociaux » (p. 10). Dans leur conclusion, elles précisent que parler de mixité signifie ne pas invisibiliser socialement les différences. Les auteur·e·s de MixitéS ne se limitent pas aux recherches sur la réappropriation du concept de mixité dans le travail, mais observent d’autres lieux et institutions de la vie sociale qui se métissent (mixité, mot créé sur la base de mixtus, mot latin qui se traduirait par métissage, p. 241) : l’école, le mariage, la parentalité, l’origine, la culture, traçant les contours, comme le souligne Claude Dubar en postface, d’une possible sociologie des mixités. Les auteur·e·s souhaitent « construire une notion [la mixité] au-delà de ses divers emplois dans des champs séparés » (p. 12). Leurs apports se répartissent en trois parties : « Ruser avec la notion », « Proposer un autre regard », « Consolider la transversalité de la notion ». Dans la première partie, Claude Zaidman, dont ce texte est hélas le dernier 5 observe que le conte5 Rédigé au cours des derniers mois de sa vie, ce texte est précieux à double titre : il réalise le bilan des quinze dernières années de recherche de Claude Zaidman ainsi qu’un panorama de ses discussions et controverses 243 nu des politiques publiques sur la mixité scolaire révèle une certaine régression depuis vingt ans : la campagne sur la mixité des métiers s’adresse aux seules filles « pour les culpabiliser de ne pas dépasser leurs stéréotypes » (p. 24). Selon elle, la transgression des orientations traditionnelles ne profite dans tous les cas qu’aux garçons. Même si l’avancée en mixité « exacerbe la violence contre les femmes », elle place l’espoir dans cette mixité, qui « à partir de l’école gagne d’autres terrains ». Denis Laforgue analyse la construction de la non-mixité sociale à l’école, les meilleurs élèves étant concentrés dans des filières d’excellence non mixtes. Il conteste, d’une part, la posture morale – revendiquer un principe général de mixité, censé incarner l’intérêt général – qui se contente d’en appeler au sens civique des usagers, et, d’autre part, le souhait des professeurs qui veulent protéger leur institution et produire une élite scolaire. Il en appelle, pour favoriser l’élargissement des possibles, à la co-définition d’un monde commun entre l’institution et les familles. Laura Cardia-Vonèche, Viviane Gonik et Benoît Bastard décrivent le contexte changeant de la mixité au travail, désormais soumis aux exigences de lois qui encadrent, évaluent (à l’instar des avec ses collègues, et il est en quelque sorte un legs pour la suite de la réflexion sur la mixité. 244 réflexions sur la parité) la nécessité d’une mixité mathématique, situation de toute façon insuffisante pour obtenir l’égalité de traitement. Elles et il observent la persistance des ségrégations dans l’entreprise, entre autres par les accès différenciés aux processus de fabrication d’un produit. Malgré des avancées consécutives à la coprésence des deux sexes, certains métiers changent de sexe lorsque la part de technicité qu’ils nécessitent augmente, « le rapport homme-femme se trouve réaffirmé tout en étant constamment repensé et reconstruit […] en maintenant […] une vision différenciée des capacités des hommes et des femmes » (p. 67). Beate Collet et Emmanuelle Santelli étudient la mixité sociale et culturelle au prisme des modalités du choix conjugal des descendants d’immigrés maghrébins et s’interrogent sur les normes conjugales antagonistes qui parfois coexistent. Elles mettent en doute des « mixités culturelles » qui sont en fait des proximités sociales. Elles en concluent, dans une analyse de l’endogamie et de l’homogamie, que si ces attitudes restent spécifiques, ils « adoptent des modalités de choix du conjoint qui se distinguent de moins en moins de celles des Français [descendants] de parents français ». Claudine Philippe conclut à l’ambiguïté des mixités qui éclairent un discours convenu sur la progression des femmes vers des métiers traditionnellement exer- Notes de lecture cés par les hommes, et met « au jour les dispositifs officiels ou cachés qui en restreignent l’accès » (p. 95). Par exemple, en faisant appel à des légitimations ‘naturelles’ comme la force physique nécessaire dans les équipes de la police. Se centrant sur l’étude de la profession de conseillère conjugale et familiale, elle montre comment la pénibilité des conditions de travail et de la faible rémunération en a chassé les hommes. Elle considère qu’une plus grande mixité de cette profession pourrait compenser la position dominée des femmes. Dans la deuxième partie, Yvonne Guichard-Claudic propose l’hétérogamie des jeunes couples comme possible observatoire de la mixité. Elle note le caractère paradoxal et ambivalent de l’avancée vers davantage de mixité : une société mixte suppose une plus grande substituabilité des rôles et des places. Or, il y aurait un tribut à payer. Parmi les femmes cadres et professions intellectuelles dans un couple à deux revenus, 40 % d’entre elles occupent une position professionnelle supérieure à celle de leur conjoint ; leurs unions maritales sont hypogrames (ou hétérogames). Cette prévalence n’est pas forcément un atout dans les négociations conjugales pour un partage ou une réversibilité des rôles. Elle conclut sur la nécessité de retracer des histoires de vie pour analyser finement les évolutions dans le couple. Cahiers du Genre, n° 51/2011 La parentalité s’est mixisée par la désinstitutionnalisation de l’alliance : aux parents viennent s’ajouter marâtres et parâtres ou se substituer une mère à un père ou l’inverse. Gérard Neyrand observe que « dans la survie de l’enfant il y a du parental neutre engagé » (p. 142). Il décrit la remise en question des stéréotypes sexuels et sociaux à l’œuvre dans les attributions parentales qui permettent aux références parentales d’être mixtes. Il en appelle à « la dominance d’une logique de recomposition de l’ordre social qui préserve l’idéal d’égalité et de liberté de la démocratie, en intégrant la gestion sociale de la différence des sexes, et plus largement des autres différences ayant à voir avec la conjugalité ou la parentalité, à travers une approche nouvelle de la mixité » (p. 148). Marina Coll, après avoir décrit l’évolution de l’usage du mot ‘race’, recherche ses traces dans les discours de couples mixtes métro-antillais. Si la notion de race a été réfutée scientifiquement, elle considère qu’elle est encore socialement significative. Les conjointes métropolitaines raisonnent en termes de différences culturelles alors que leurs conjoints Antillais utilisent le concept de différence de races, et le définissent autour de l’opposition Noir/Blanc, la race « devient une possibilité de distinguer entre nous et les autres », une catégorisation sociale qui deviendrait « un facteur discriminant lorsqu’on 245 est en minorité, voire en situation de dominé » (p. 166). L’approche de la tsiganéité par Lamia Missaoui est très percutante, paradygme selon elle du processus de métissage à l’œuvre dans nos villes, qui « déplace les frontières de l’altérité » et autorise la multi-appartenance. Elle parle de « contrebandiers de l’altérité » pour ceux et celles qui décident d’être à la fois dedans et dehors, étrangers de l’intérieur, qui brouillent et transforment les repères sociétaux, et « n’adhèrent pas aux postures favorables à l’intégration ». Elle conclut son propos sur une mixité pratique qui débouche sur un métissage des pratiques. Jean-Paul Payet déplore que le champ sociologique refuse de réfléchir à l’altérité lorsque cela excède le champ des classes sociales. Il pose la question de la différence culturelle et interroge à cette aune le concept de mixité, notion qui, selon lui, est déconflictualisée, et présuppose une pureté qui va être mixée. De surcroît, la mixité est invoquée pour mixiser les quartiers pauvres : « Quelle politique entendrait introduire une mixité sociale réelle dans les ‘beaux quartiers’ ? » (p. 196). Dans les quartiers ségrégués, c’est un discours qui disqualifie les populations. Il conclut que « la mixité serait au fond un discours républicain à usage des pauvres, un républicanisme pour les pauvres […] ‘alchimie morale’ [qui sert] à légitimer la place du Notes de lecture 246 majoritaire et à insécuriser le minoritaire » (p. 197-8). Enfin, il pose deux questions importantes : s’agit-il de mixer des individus ou des groupes ? S’agit-il de pluraliser ou d’indifférencier ? Dans la troisième partie, Gabrielle Varro propose de remplacer les notions qui expriment l’origine par la mixité, dans une forme de refus de dire sa provenance, un acte de résistance. Or, selon elle, on serait confronté à l’inverse : une re-ethnicisation de l’étranger par lui-même. La mixité est, pour elle, « une visée, un processus, une qualité (ou une valeur) qui n’existe que dans le rapport entre sujet ». Ce terme de mixité n’est pas stabilisé, il prend des sens différents en fonction des champs dans lesquels il est convoqué comme opérateur de la pensée. Les articles, qui s’appuient sur de nombreuses recherches empiriques et une bibliographie commune, sont fort bien écrits, et les propos passionnants des auteur·e·s sont soutenus par la synthèse qui en est effectuée en fin d’ouvrage. Hélène Yvonne Meynaud Sociologue, chercheure associée au CRESPPA-GTM Eleni Varikas – Les rebuts du monde. Figures du paria (2007). Paris, Stock, 210 p. Eleni Varikas entreprend, avec ce livre, de conceptualiser ce qui lie les différents groupes opprimés, ostracisés, construits comme ‘autres’ et inférieurs pas les dominants. Et en particulier, les groupes rejetés hors des droits universels proclamés par les Lumières et fondant depuis lors les démocraties occidentales. C’est l’étude approfondie, multidimensionnelle, et transdisciplinaire du (des) paria(s) comme notion, métaphore, figure littéraire, concept sociologique et politique, processus historique, réalité vécue et analysée… qui rend possible la mise au jour d’une logique politique commune des oppressions par-delà la spécificité historique et sociale de chaque processus. L’apparition du terme paria est lié au colonialisme. Il remonte aux conquistadores portugais au XVI e siècle, puis entre dans le vocabulaire anglais au début du XVII e avec l’installation de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Le terme est issu du mot indien parayer qui nomme en fait la caste des joueurs de tambour fournissant les domestiques aux colons et non pas les intouchables, ou les hors caste, à propos desquels il va être employé par les colonisateurs. « Du XVIe au XVIIIe siècle, le mot ‘paria’, et la réalité qu’il désigne – tout autant qu’il reconstitue – circulent dans les cercles cultivés portugais, anglais, français, allemands, hollandais, scandinaves au gré des déplacements de militaires, fonctionnaires impériaux, religieux, missionnaires et savants », avec le sens de caste ou race impure, vile, ignoble (p. 20). Cahiers du Genre, n° 51/2011 Si l’Angleterre, la France (et d’autre pays européens) « partagent une vision réductrice de la société et des cultures indiennes » limitée à l’hindouisme abordé du point de vue des brahmanes, la perception de la hiérarchie de castes, et le sens et les usages de la notion de paria se sont différenciés en relation avec l’histoire des empires. L’Angleterre, qui règne à peu près exclusivement sur l’Inde à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, développe une conception du système de castes anhistorique, rigide, immobile et d’une altérité radicale, justifiant une administration coloniale despotique et militariste qui réorganise la hiérarchie sociale en ce sens et met hors la loi des sous-castes ‘parias’. En France, le discours des Lumières adopte « la perspective (imaginée) de l’intouchable » pour développer, au nom d’une exigence de justice, une critique de la hiérarchie de castes et la transférer aux hiérarchies des sociétés occidentales d’Ancien Régime, puis modernes. Ici s’élabore « le processus de métaphorisation qui fera du paria une figure de la modernité occidentale ». « C’est, en effet, au moment où le concept d’humanité fait son entrée triomphante comme horizon de l’universalité des droits que la figure du paria s’introduit dans le langage politique de la Révolution pour énoncer la perplexité ou l’indignation face à la difficulté d’y inclure à part entière 247 certains individus ou groupes. » (p. 34) Sont ainsi dénoncés l’exclusion des juifs (Zalkind Hourwitz, 1789), des femmes (Mary Wollstonecraft, 1791), des domestiques (Anacharsis Cloots, 1792). Dans la littérature, le théâtre, l’opéra, la presse, se développe un imaginaire du paria protéiforme, « propre à revêtir les formes de subjectivité les plus diverses, à nommer les rapports d’oppression, d’inégalité et d’exclusion les plus différents » (p. 35). L’auteure explore alors un vaste corpus de textes tant littéraires que philosophiques et politiques dans lesquels se déploient les figures du paria qualifiant de multiples situations sociohistoriques hétérogènes. C’est la polysémie, la plasticité des figures du paria décrivant les intouchables, les esclaves, les femmes, les noir(e)s, les juifs qui intéressent l’auteure par leur potentiel heuristique et politique. L’usage du terme paria s’étend et s’éloigne du sens premier de caste d’intouchables, néanmoins ce sens demeure comme référence métaphorique – et non comme définition idéaltypique par rapport à laquelle il s’agirait de situer toutes les autres configurations. La figure du paria permet de penser métaphoriquement, de « voir le semblable malgré la différence ». « Elle fournit… le moyen de ‘redécrire’ à coup de parallèles une réalité sociale supposée aux antipodes du système de castes, en inventant un ordre 248 logique qui fait émerger les ressemblances entre ce système et les sociétés ‘égalitaires’ » (p. 89). Les métaphores permettent de penser ce qu’on ne peut exprimer sous forme de concepts, ou de dire plus que le concept. Ainsi, « c’est quand le concept de classe ouvrière ne parvient pas à penser toute la réalité de la classe – disons celle des travailleurs immigrés ou colonisés – que la figure du paria surgit » chez Simone Weil, dont Eleni Varikas cite un long passage de La condition ouvrière, écrit à l’époque du Front populaire. Cette figure fait apparaître ceux que le concept, prétendument universel, mais aveugle au fait colonial, invisibilise. Quelle est la logique politique et sociale des processus de stigmatisation et de différenciation hiérarchique des groupes paria modernes ? Elle se caractérise par la contradiction entre les droits universels qui fondent la loi générale à laquelle tous sont soumis et des lois spécifiques, limitant par exemple l’accès à l’éducation, aux professions ; elle implique des interdits, des rituels, et des « barrières invisibles » (préjugés religieux, racistes…) qui construisent certains groupes comme différents et inférieurs. Le statut « dedans – dehors » (notion reprise par l’auteure de Max Weber) est ainsi constitutif du paria moderne et particulièrement du paria émancipé. Le processus de stigmatisation définit le paria comme membre Notes de lecture d’un groupe homogène. Il est juif, tsigane, femme, musulman… Son appartenance à la commune humanité et sa singularité d’être humain concret sont niés. En même temps, le caractère social et politique du marquage est invisibilisé par la naturalisation des catégories paria et des oppositions binaires hiérarchiques : hommes/femmes, blancs/noirs, aryens/juifs, etc. On appartient par naissance à un groupe naturellement et culturellement différent. Le positivisme et le scientisme, devenus hégémoniques au XIXe siècle, fournissent une légitimation déterministe à ces différences. La discrimination reste implicite. En témoigne « l’extrême difficulté… des traditions critiques de la modernité à comprendre et à dénoncer la dynamique propre au sexisme, au racisme et à la xénophobie… » (p. 137). « Sortir de l’implicite passe alors [pour le groupe paria] par la demande d’une ‘mention particulière’ qui vise à confirmer la validité des droits universels à son égard, mais qui, paradoxalement, ne rend l’exclusion du paria visible que par l’irruption du particulier dans la généralité de la loi. » (ibid.) Ce paradoxe est inscrit dans l’émancipation de groupes infériorisés. Elle confère « l’égalité sous forme de privilège », ce qui peut être perçu comme inacceptable. Selon Hannah Arendt, ce paradoxe a eu des « effets durables sur le développement de l’antisémitisme moderne » (p. 123). Cahiers du Genre, n° 51/2011 L’action positive, la parité, les quotas seraient les derniers avatars de « l’égalité sous forme de privilège ». Et cependant, nommer le paria, revendiquer la reconnaissance de son oppression est une stratégie nécessaire pour lutter contre son invisibilisation par les dominants. Une autre invisibilité est produite par la disjonction qu’opèrent les sciences sociales entre l’étude de la démocratie moderne et celle de l’esclavage et de la colonisation qui lui sont consubstantiels. Ainsi Tocqueville « fournit un des premiers exemples de cette disjonction quand il traite l’esclavage et le sort réservé aux Indiens d’Amérique comme des sujets à part ou annexes qui n’interviennent pas dans son analyse de la démocratie et du rapport liberté/égalité qui la soustend » (p. 141). Après l’émancipation, lorsque les barrières matérielles du ghetto sont remplacées par le mur invisible « entre le Juif et ceux au milieu desquels il vit » (Bernard Lazare, cité p. 145), ou que « les bornes de la plantation sont remplacées par la color line », instituant l’apartheid américain, le paria se voit à travers le regard de l’autre comme appartenant au groupe infériorisé en même temps qu’il aspire à participer du monde de l’autre, du monde commun. W.E.B. Du Bois développe dans Les âmes du peuple noir la notion de double conscience. « La double conscience reformule et explore 249 […] des dilemmes auxquels sont exposés les parias qui, privés de moyens de participer à part entière à une humanité universelle définie à leurs dépens, sont individuellement appelés à ‘choisir’ entre l’exclusion et l’assimilation » (p. 146). Eleni Varikas explore longuement la problématique de la double conscience à travers de multiples exemples du « jeu complexe des identités » et des positionnements, de l’invention continue de soi et des négociations avec les assignations et les traditions. À travers aussi des textes de Hannah Arendt à Friedrich Nietzsche, de Mme de Staël à Virginia Woolf ou à Ralph Ellison. Pour finir, se tenir entre deux mondes, n’adhérer ni à l’un ni à l’autre permet de penser et de dire la violence de la relation entre eux. Et aussi d’imaginer d’autres possibles. Les révoltes paria, les revendications d’une dignité et d’un honneur paria se traduisent souvent par une inversion des valeurs par laquelle ce qui fait l’objet du rejet et du mépris devient la marque d’une élection. Peuvent se développer une « religiosité du salut », la croyance en une instance divine « qui donne un sens à la situation des parias par la promesse d’une rétribution juste ‘dans l’avenir ou l’au-delà’ (Weber) » (p. 163), ou bien un messianisme séculier. Le peuple élu, le prolétariat, les femmes sont investis de la mission de sauver 250 l’humanité. Le thème de « la femme sauveur » se développe dans la deuxième moitié du XIXe siècle chez les saint-simoniennes, et dans le romantisme, notamment. Victimes du monde, tenus à l’écart de la société et du pouvoir, les parias affirment porter « la responsabilité éthique de la rédemption du monde » (p. 171). « La mise à l’écart du paria ouvre une perspective critique qui, en raison même de sa distance peut englober dans son regard lucide l’ensemble des rapports sociaux injustes. » Lorsque le paria met en œuvre une « capacité à transformer la distance critique en un regard télescopique sur le monde, projeté au-delà de sa propre libération », une « ‘passion pour la justice’ qui empêche de prendre sa propre cause pour la cause prioritaire ou universelle » (p. 174), alors il devient un « paria rebelle », selon le concept d’Arendt. Au rang des parias rebelles, Eleni Varikas cite Phillis Wheatley, esclave et poétesse, Olaudah Equiano, ancien esclave Notes de lecture et militant du mouvement abolitionniste britannique, tous deux ayant vécu au XVIIIe siècle, et Missak Manouchian, rescapé du génocide arménien et dirigeant du réseau de résistance FTP-MOI. Et ceux qui constituent la « tradition rebelle », qui ont développé la critique, l’utopie humaniste, « une conception véritablement universelle de l’humanité » fondée « sur le respect de la diversité et de la pluralité constitutives du genre humain » (p. 181) apparaissent au fil des pages de ce livre et des textes littéraires ou théoriques des auteurs tels que W.E.B. Du Bois, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Virginia Woolf, Viola Klein, Zygmunt Bauman, ou encore Phillis Wheatley et Zahia Rahmani, figures émouvantes et fortes de parias rebelles, qui respectivement ouvrent et ferment l’ouvrage. Danielle Chabaud-Rychter Sociologue CRESPPA-GTM