Le Soudan, la Cour Pénale Internationale et les

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Le Soudan, la Cour Pénale Internationale et les
Le Soudan, la Cour Pénale Internationale et les humanitaires:
des relations risquées
I – La CPI et la question soudanaise : les enjeux d’un bras de fer
a - 2003 – 2008 : une histoire longue et sans effet
b – La possibilité d’inculpation d’Omar Al-Beshir : un cas d’école pour la CPI
c - Le cas Omar Al-Beshir et le Darfour, ou comment la CPI met en jeu sa crédibilité
d – Et maintenant ? La suite de la procédure devant la CPI
II –Le rapport, les réactions, et les voies d’opposition utilisés par le Président
soudanais
a – En interne : le soutien populaire
b – La recherche de soutiens extérieurs
c – La voie légale : l’utilisation de l’article 16 pour suspendre la procédure de la CPI
d – Le démantèlement du rapport en soi: un document polémique et maladroit
III – ONG, politiques, opinion publique: les difficultés de se positionner par rapport à la
CPI
a – Réaction des pays à la demande d’inculpation : pas de bloc uni de soutien ou
d’opposition à la CPI
b – Arguments généraux en faveur de la CPI : urgence au Darfour, pas d’impunité !
c – De la coopération des ONG avec la CPI : plusieurs arguments contradictoires
d – Les conséquences probables d’une inculpation sur le travail des humanitaires
Conclusion : le dilemme justice/sécurité
1
La CPI est entrée dans une logique de refus de toute impunité en se « rappelant par
deux fois au bon souvenir de ses bourreaux »1 en moins de 15 jours : la première le 14 juillet
par la demande d’inculpation du Procureur Luis Moreno Ocampo contre le Président
Soudanais Omar Al-Beshir ; la seconde le 21 juillet par l’arrestation de Radovan Karadzic,
ancien chef politique des Serbes de Bosnie. Premier constat : la CPI ne s’en prend pas
qu’aux dirigeants africains. Deuxième constat : le cas soudanais soulève une tempête de
réactions et d’interrogations dans les milieux politiques, juridiques, universitaires et
humanitaires.
D’un côté, la création de la CPI a introduit un changement majeur dans les relations
internationales, aboutissement véritable du concept de justice pénale internationale. Depuis
1998, il n’y a plus d’abri définitif pour les auteurs de crimes de guerre, crimes contre
l’humanité ou crimes de génocide, et chacun peut s’en réjouir. De l’autre côté, le pari d’une
inculpation du Président soudanais est risqué en termes de conséquences sécuritaires sur
les travailleurs humanitaires et la société civile. Si les juges de la CPI confirment le mandat
d’arrêt demandé par le Procureur contre Omar Hassan Al-Beshir, des représailles peuvent
faire craindre une dégradation accélérée des conditions de vie au Darfour, une impossibilité
d’acheminer l’aide humanitaire, ainsi qu’un écroulement définitif du déjà précaire2 APD
(Accord de Paix sur le Darfour)3 entraînant dans sa chute celui du déjà malmené APG
(Accord de Paix Global4)5. D’autre part, cette possibilité implique désormais la nécessité pour
les ONG de définir leur relation vis-à-vis de la CPI, entre indépendance d’action, non
politisation, mais aussi croyance dans la lutte contre l’impunité, surtout pour des acteurs
travaillant au Darfour, région en souffrance depuis de nombreuses années.
Ainsi, la CPI face au cas soudanais pose la problématique des liens justice
internationale/sécurité, et CPI/humanitaire : quelles conséquences ? Quels scénarii ? Quels
positionnements ? L’auteur propose une réflexion sur ces problématiques au regard de son
expérience de terrain au Soudan, tout en s’appuyant sur des revues bibliographiques et les
travaux du groupe URD.
I – La CPI et la question soudanaise : les enjeux d’un bras de fer
a - 2003 – 2008 : une histoire longue et sans effet
Le 14 juillet 2008, le Procureur Général de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, a annoncé qu’il
requérait devant les magistrats de la CPI un mandat d’arrêt contre le Président Soudanais
Omar Al-Beshir, pour trois chefs d’accusation : crimes de guerre, crimes contre l’humanité et
crime de génocide6. Dix années plus tôt, en juillet 1998, était créée la CPI avec la signature
du Traité de Rome. Entrée en vigueur en juillet 2002 après la ratification par le soixantième
Etat, elle a été concrètement mise en place à la Haye en juin 2003 avec la nomination des
juges, du procureur et du greffier. Ocampo en est le Procureur Général depuis sa création7.
1
Mamou, Sopo et Soskin, rubrique « Débats », le Monde édition du 10 août 2008.
Seul le SLA (Sudan’s Liberation Movement) branche Mini Minawi est signataire de cet accord.
3
Plus connu sous le nom de DPA (Darfur Peace Agreement).
4
Plus connu sous le nom de CPA (Comprehensive Peace Agreement).
5
Plusieurs points d’achoppements subsistent entre les autorités du Nord et du Sud Soudan, dont le tracé de la
frontière, le statut de la zone d’Abyei, le partage des richesses et du pouvoir, le recensement et les élections.
6
Il s’agit par ailleurs des trois types de crimes définis par le Statut de Rome et sur lesquels la CPI à compétence.
Le « crime nucléaire » n’a pas été retenu finalement dans la typologie de la CPI. Le Président soudanais est donc
accusé de l’ensemble des catégories de crimes existants dans la justice internationale.
7
Sur l’histoire de la création des juridictions pénales internationales, voir Aptel C., Justice pénale internationale :
entre raison d’Etat et Etat de droit, Revue internationale et stratégique, 2007/3, N°67, p.71-80.
Voir également Ferlet P. et Sartre P., La Cour Pénale Internationale à la lumière des positions américaine et
française, Etudes, février 2007, N°4062, p.165-174.
Pour aller plus loin sur les principes régissant la CPI et ses limites, voir Della Morte G., les Frontières de la
compétence de la Cour Pénale Internationale : observations critiques, International Review of Penal Law, volume
73, p. 23-57.
Voir également Bourdon W., un Ordre juridique international au-delà des Etats : ombres et lumières, Revue
Internationale et Stratégique 2003/1, CAIRN, Dalloz, N°49, p.189-196.
2
2
L’histoire du Soudan et de la CPI commence le 26 mai 2004, soit plus d’une année après
l’éclatement des premières violences à large échelle au Darfour, lorsque le Conseil de
Sécurité des Nations Unies manifeste sa grave préoccupation sur la détérioration de la
situation humanitaire et les nombreuses violations des droits de l’homme dans cette région.
La résolution 1566 était alors adoptée le 30 juillet 2004, mentionnant la menace pour la paix
et la sécurité internationale que constitue la situation au Darfour, tout en demandant au
gouvernement le désarmement des janjawids et en le menaçant de l’utilisation de l’article 41
(sanctions qui n’incluent pas l’usage de la force armée). Face à la non réaction soudanaise,
les Nations Unies adoptèrent ensuite la résolution 1564 du 18 septembre 2004 pour la mise
en place d’une commission d’enquête de Haut Niveau8 sur le Darfour. Antonio Cassese,
ancien Président du TPI pour l’ex-Yougoslavie et fervent défenseur de la CPI, est alors placé
à sa tête. Le 25 janvier 2005, il présente au Secrétariat Général un rapport de 176 pages
établissant la responsabilité des forces gouvernementales et des milices dans les
exécutions, actes de tortures et viols perpétrés au Darfour, mais ne retient pas le fait de
génocide9 collectif10. Le rapport conclut que «des crimes contre l’humanité, des crimes de
guerre et des violations des lois de la guerre ont probablement été perpétrés de façon
systématique et sur une large échelle ».
Le transfert du cas à la CPI est alors demandé, malgré l’opposition des Etats-Unis qui
militent pour la création d’une nouvelle cour dans les locaux du tribunal pénal pour le
Rwanda, situé à Arusha en Tanzanie, et qui serait administrée conjointement par l’Union
Africaine et les Nations Unies. Cette proposition fait alors partie des trois alternatives
étudiées par la commission, avec la création d’un tribunal ad hoc (processus onéreux et lent
à mettre en place) et l’extension du mandat d’un tribunal existant, avant de conclure que
seule la CPI constitue la « voie crédible ». La proposition américaine y est interprétée
davantage comme une opposition de principe à la CPI par un Etat non signataire du traité de
Rome, que comme une alternative réelle11.
Le Soudan, non signataire également12, rejette en conséquence toute autorité de la CPI ainsi
que toute coopération avec elle. La saisine de la CPI ne peut dès lors se faire que selon la
troisième voie, c’est-à-dire sur demande du Conseil de Sécurité de l’ONU en vertu du
Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, pouvant ainsi mettre en cause les
ressortissants d’un Etat n’ayant pas ratifié le Traité de Rome ou traiter d’un crime commis
sur son territoire13. La résolution 1593, adoptée le 31 mars 2005 par le Conseil de Sécurité,
défère définitivement la situation du Darfour à la CPI et impose la compétence de la Cour,
malgré le refus du gouvernement soudanais. Lors du vote de la résolution au Conseil de
Sécurité, les américains finiront par s’abstenir pour ne pas bloquer le processus. La
demande de transfert s’est essentiellement faite sous la pression de la France. Le veto
américain a été évité grâce aux efforts de la Grande-Bretagne pour ajouter deux dispositions
dans le texte: le paragraphe 6 qui stipule que les Etats non signataires de la CPI ont une
compétence juridique exclusive sur leurs citoyens accusés de crimes commis ou liés à leur
présence au Soudan et travaillant sous l’égide des Nations Unies, de l’Union Africaine et de
Pour une chronologie sur la CPI et les crimes de guerre, génocides et crimes contre l’humanité, voir Levi R. et
Hagan J., pages 22 et 23 de l’article Penser les crimes de guerre, Actes de la Recherche en Sciences Sociales
2008/3, N°173, p. 6-27.
8
High Level UN Commission of Inquiry.
9
Pas d’intention « de détruire, en totalité ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant
que tel ». Article U.S. proposes new Regional Court to Hear Charges Involving Darfur, Other Urges ICC, dans
The American Journal of International Law, vol. 99, n°2, avril 2005, p. 501-502.
10
Il serait l’apanage des volontés d’individus isolés, mais non l’expression d’un plan gouvernemental.
11
La position américaine trouve son motif dans le refus que des citoyens américains puissent être poursuivis
devant la Cour Pénale Internationale pour des faits de guerre commis à l’étranger.
12
Aucun pays arabo-musulman n’a ratifié le statut de Rome, à l’exception de la Jordanie et de l’Afghanistan,
contre 30 pays africains signataires sur 106.
13
Les deux premières voies de saisine de la CPI sont : initiative des Etats ayant ratifié le Traité de Rome si le
crime a été commis sur leur territoire ou par l’un de leur ressortissants ; initiative du Procureur à condition
également que le crime ait été commis sur le territoire d’un Etat-Partie ou par l’un de ses ressortissants.
3
toutes autres opérations de maintien de la paix ou humanitaires autorisées14 ; le paragraphe
7 qui stipule que les frais liés au transfert du cas à la CPI seront payés par les parties
prenantes à la CPI et non par les Nations Unies. Ainsi, sur 15 votes au final, 11 ont été en
faveur du transfert, 0 contre et 4 pays se sont abstenus (Algérie, Brésil, Chine, USA).
En avril 2005, une liste secrète contenant les noms de 51 responsables soudanais, dont
Ahmed Haroun, actuel ministre des affaires humanitaires, co-président du comité d’enquête
sur les violations des droits de l’homme au Soudan et ancien ministre délégué de l’intérieur
responsable du bureau de sécurité du Darfour, et Ali Kosheib, chef des milices janjawids, est
transmise à la CPI par le secrétaire général de l’ONU. Une enquête est ouverte par Luis
Moreno-Ocampo, Procureur de la CPI, le 6 juin 2005. Elle aboutit le 14 juillet 2008, soit plus
de trois années après, à la requête d’inculpation du Président Soudanais. Les magistrats de
la CPI disposent désormais d’un délai qui est « normalement de deux à trois mois »15 - mais
pourrait être plus long en raison de la complexité du cas - pour retenir les chefs lieux
d’accusation et inculper le Maréchal Omar El Bechir. Arguant dans le même sens, Alex de
Waal, spécialiste de la question du Darfour,16 indique dans un récent article daté du 18
septembre 2008 sur le blog du SSRC (Social Sciences Research Council), que la décision
des juges pourrait ne pas être prise avant décembre. Tout semble indiquer que chacun
cherche à temporiser devant l’embarras de prendre une décision d’importance. Signe
d’impartialité ou sous la pression extérieure, le Procureur a également manifesté le 17 juillet
son intention de poursuivre deux chefs rebelles du Mouvement pour l’Egalité et la Justice17, à
la suite de l’attaque contre un camp de l’Union Africaine à Haskanita en septembre 2007 qui
s’était soldée par la mort de dix soldats de la force africaine.
Ainsi, plus de cinq années après l’éclatement de la crise du Darfour, toutes les déclarations
et résolutions des Nations Unies sont restées lettres mortes. Non seulement la situation ne
s’est pas améliorée ces deux dernières années dans le Darfour18, mais encore le Soudan n’a
coopéré sur aucun point avec la CPI, malgré ses obligations : Ahmed Haroun et Ali Kosheib
n’ont pas été livrés et le premier occupe encore des fonctions de ministre ; la Cour spéciale
soudanaise créée pour juger les crimes commis au Darfour est un simulacre de tribunal ; les
janjawids ne sont pas désarmés ; les violences continuent … .
b – La possibilité d’inculpation du Président Beshir : un cas d’école pour la CPI
Le cas du Soudan face à la CPI nous pose dans une situation unique, première fois qu’un
pays africain est placé devant une cour internationale sans qu’il ne l’ait lui-même saisie.
Auparavant, dans les cas de l’Ouganda, de la République Démocratique du Congo et de la
République Centrafricaine, la CPI avait été saisie directement, respectivement par les
présidents Museveni, Kabila et Bozizé19. D’autre part, il s’agit également du premier cas de
poursuites contre les ressortissants d’un pays non signataire de la CPI, saisie selon la
troisième voie20, et qui nous place donc dans un rapport CPI/ pays à effet contraignant pour
le pays incriminé. En revanche, comme le rappelle François Soudan21, Omar Al-Beshir n’est
pas le premier chef d’état en exercice mis en cause par la justice internationale. Avant lui ont
été inculpés Slobodan Milosevic (mai 1999) et Charles Taylor (mars 2003). S’attaquer à un
Président en exercice constitue un symbole fort, le chef de l’exécutif en fonction n’étant pas
14
La poursuite juridique pour des actes commis au Soudan ne peut se faire que devant une juridiction locale de
l’Etat de nationalité, sauf autorisation de l’état concerné.
15
“Normally it take two or three months, but it is a complex case”, selon la requête en anglais du Procureur
Ocampo en vue de l’inculpation d’Omar Hassan Ahmad Al-Beshir, page 2, 14 juillet 2008.
16
ème
Lire Darfur: a short history of a long war par Julie Flint et Alex de Waal, Zed Books, 2
édition 2008.
17
Plus connu sous le nom de JEM (Justice and Equality Movement).
18
Le pic de violences correspondant aux vagues les plus meurtrières se situe en 2003-2004.
19
Pour plus de détails, voir Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet, Témoignage judiciaire ou humanitaire,
historique des interactions entre MSF et les procédures d’enquêtes et de poursuites judiciaires,
CRASH/Fondation Médecins Sans Frontières, avril 2007, p. 38-40.
20
Cf. partie I-a.
21
Dossier Justice internationale jusqu’où ira la CPI ?, Jeune Afrique, semaine du 19 juillet 2008.
4
à l’abri de poursuites. Le Président soudanais ne peut donc prétendre à l’immunité devant la
CPI : l’article 27 intitulé "Défaut de pertinence de la qualité officielle" prévoit une
responsabilité pénale possible pour tous, y compris les titulaires de charges officielles, ce qui
concerne donc le cas d’un chef d’Etat en exercice. Tout au plus l’immunité a été parfois
reconnue face à des juridictions nationales étrangères, comme dans le cas Yerodia. Le 14
février 2002, la CIJ a interdit à la justice belge de lancer un mandat d’arrêt international
contre Abdoulaye Yerodia, accusé de crimes contre l’humanité, pour des faits commis
lorsqu’il était chef de la diplomatie congolaise. La compétence spécifique de la CPI renforce
donc l’importance d’une procédure qui lui est propre. Toutes ces raisons font du cas
soudanais un précédent et un acte important dans l’histoire récente de la CPI au sein du
droit international
c - Le cas Omar Al-Beshir et le Darfour, ou comment la CPI met en jeu sa crédibilité
La CPI ne testera jamais autant sa crédibilité que par le cas Omar Al-Beshir, avec pour
risque de perdre toute efficacité et reconnaissance à long terme si les accusations avancées
par le Procureur ne sont pas retenues ou si la procédure est suspendue pour un an ou plus.
Elle joue quitte ou double. Vu de l’extérieur, un combat est en jeu entre d’un côté le
champion de la justice, le Procureur Ocampo, et de l’autre celui qui est présenté comme
l’incarnation du pouvoir génocidaire au Soudan, le Président Omar Al-Beshir. La victoire de
l’un signifierait la mort de l’autre. Une suspension de la procédure mettrait en exergue le côté
mou et indécis d’une CPI sans éclat ni valeur. Une inculpation du Président symboliserait le
couronnement de la lutte contre l’impunité. Une non inculpation ouvrirait la voie à d’autres
criminels de guerre non préoccupés d’être importunés un jour ou l’autre par la justice
internationale. Reprenant cette image du duel, Alex de Waal fait la distinction suivante :
lorsqu’un criminel est sur le banc des accusés, il est à un procès ; lorsqu’un chef d’Etat est
passible de poursuites pour crimes contre l’humanité, lui-même et le Procureur sont en
situation de jugement.
D’autre part, la CPI comme les Nations Unies ne pourraient que se discréditer si le même
Conseil de Sécurité qui a décidé le transfert du cas du Soudan à la CPI en mars 2005 par la
résolution 1593 décidait, en vertu de l’article 1622, de suspendre finalement toute poursuite
contre Omar Al-Beshir en raison d’une menace d’aggravation de la situation sécuritaire dans
le Darfour et l’ensemble du pays. Cependant, il ne s’agirait sans doute pas là de la première
contradiction de l’ONU.
Enfin, comme le souligne Gideon Rachman23, la CPI souffre déjà, dix ans après sa création,
de nombreuses critiques (politisation24, contre productivité, incompétence à arrêter les
conflits, faible reconnaissance internationale en raison des nombreux pays non signataires).
Elle a ici une occasion en or de prouver son efficacité. Aucun procès tenu à la Haye n’a pour
l’instant abouti25. Ocampo se voit souvent reprocher son manque d’audace concernant le
Darfour et la RDC. Ainsi que le déclarait Antonio Cassese, professeur de droit international
et ancien Président du TPI pour l’ex-Yougoslavie : « J’ai connu des procureurs plus incisifs
et plus actifs », « Luis Moreno-Ocampo est un diplomate fin et habile, mais, à ce poste, il faut
un vrai bulldog ».
22
Cf. partie II – b : la voie légale.
Cf. note 21.
24
Selon Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS/CERI, « la CPI fait beaucoup de politique et peu de
droit », Le Monde, 15 juillet 2008.
25
Notamment du fait que les cas yougoslaves et rwandais ont été jugés par des tribunaux spéciaux.
23
5
d – Et maintenant ? La suite de la procédure devant la CPI
Suite à la demande d’inculpation du Président soudanais déposée par le Procureur Ocampo,
trois membres de la chambre préliminaire de la CPI sont désormais chargés d’émettre ou
non un mandat d’arrêt international contre Omar Al-Beshir. Il s’agit de trois femmes : Akua
Kuenyehia, ghanéenne, Ekaterina Trendafilova, lettonne, et Sylvia Steiner, brésilienne. Elles
disposent d’un délai d’au moins deux mois pour apprécier «les motifs raisonnables de
croire» en la responsabilité du Président soudanais pour crimes de guerre, crime de
génocide et crimes contre l’humanité. Comme l’a prévenu le Procureur lui-même, ce délai
pourrait être plus long en raison de la complexité du cas. Selon le Statut de Rome, trois
conditions doivent alors être réunies : les crimes ont été commis dans un lieu et pendant une
période qui relève de la CPI, les faits sont suffisamment graves pour relever de la
compétence de la Cour, le système judiciaire soudanais a fait preuve d’un manque de
volonté ou d’une incapacité à mener des poursuites.
Ce dernier point devrait être aisément acquis, les autorités soudanaises n’ayant pas livré à la
CPI les deux responsables ayant déjà fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Ali Kushayb, chef d’une
milice janjawid, a été arrêté par les autorités soudanaises à la suite de l’émission du mandat
international, mais il a été relâché peu après pour « manque de preuves » et est désormais
totalement libre. Ahmed Haroun est l’actuel ministre d’Etat pour les affaires humanitaires. Le
Soudan n’a pas voulu utiliser réellement les dispositions détaillées qui prévoient qu’un « Etat
peut faire prévaloir ses prérogatives à juger une affaire soumise à la CPI et ce à tous les
stades de la procédure, suspendant ainsi l’action du Procureur26. Cet Etat doit alors prouver
qu’il s’est saisi de l’affaire et qu’il est compétent pour juger en vertu de son ordre juridique
interne, et qu’il est en mesure de le faire ». La CPI peut alors agir en complémentarité des
juridictions nationales soudanaises, après échec ou manque de volonté de celles-ci à se
saisir du cas. Dans les cinq dernières années, la Cour Spéciale du Darfour pourtant mise en
place par les autorités soudanaises ne s’est saisie que de quelques cas sans relation avec
les crimes les plus graves commis dans cette province en guerre. D’autre part, elle a
démontré à plusieurs reprises son manque d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif.
Au final, les trois magistrates pourront choisir de délivrer un mandat d’arrêt ou une citation à
comparaître. L’acte sera transmis à Interpol qui pourra émettre une « notice rouge »
ordonnant une arrestation immédiate. L’idée d’une reddition volontaire du Président
soudanais est en tout cas directement à écarter. Les chances sont donc faibles que celui-ci
soit un jour réellement transféré devant la CPI, sauf en cas de changement de régime
politique par la force. De plus, le Soudan ne reconnaît pas la CPI. Celle-ci ne dispose pas de
forces de police et ne peut compter que sur la coopération des Etats signataires du Traité de
Rome.
Pour Alex de Waal, il ne fait pas de doute que la procédure sera poursuivie car les juges
seront contraints de reconnaître au moins les accusations de crimes de guerre et de crimes
contre l’humanité adressées contre Omar Al-Beshir. Les juges ne se prononcent que sur la
voie légale, sur les faits incriminés, sans considération des intérêts extérieurs et des
conséquences. Même la remise à la CPI d’Ahmed Haroun et Ali Kushayb ne saurait
interférer sur la procédure. La seule solution pour la suspendre serait une décision des trois
juges indiquant qu’il n’y a pas d’affaire, de cas à juger…
26
La Cour Pénale Internationale : ses ambitions, ses faiblesses, nos espérances, SER-SA Etudes, CAIRN, article
de Sylvie Koller, 2002, tome 398, page 33 à 42.
6
II – Le rapport, les réactions et les voies d’opposition utilisés par le Président
soudanais
Contrairement aux scénarios pessimistes envisagés par les ONG, les OI et les
chancelleries présentes au Soudan, la réaction soudanaise à la requête d’inculpation a été
modérée. Un lot commun de manifestations organisées et contrôlées par les pouvoirs
publics sous le slogan « Down down O Campo » et ponctuées « d’Allah Akbar 27», ainsi
qu’une campagne de presse hostile ont été les seules conséquences de la demande
d’inculpation, accompagnées d’un fort sentiment d’incompréhension28. De même, cet acte a
eu peu d’incidence sur la sécurité immédiate des expatriés dans le Darfour. Les Nations
Unies y avaient relevé le niveau de sécurité, passant de phase 3 en phase 4 en un temps
record après l’accord rapide du siège de New York. Dans les Ambassades, le recensement
des nationaux a été vérifié en concertation étroite avec les ONG29, parfois avec le renfort de
missions consulaires (cas de la France). Des réunions de concertation entre pays européens
se sont tenues, des plans d’évacuation ont été rediscutés.
La réaction officielle soudanaise, ainsi que celle des populations locales, a donc déjoué les
pronostics établis au nom du principe de précaution. La stratégie du gouvernement a été
d’éviter tout débordement de violence, afin d’éviter d’ajouter tout crédit à la requête du
Procureur. En clou du spectacle, le Président soudanais a même invité les diplomates
présents au Soudan à se rendre avec lui au Darfour à El Fasher le 23 juillet 2008. Il y a
annoncé la mise en place des juridictions spéciales préconisées par l’UA et la Ligue Arabe,
tout en ajoutant que « pas un cheveu d’un citoyen soudanais ne sera livré à la CPI ». Il
s’agissait de sa première visite à El Fasher depuis son arrivée au pouvoir en 1989… .
Dès lors, le gouvernement s’est tourné vers la voie pacifiste pour un soutien apparent sans
faille au président soudanais. Ce dernier utilise quatre voies différentes pour contrer la CPI:
le soutien populaire, les appuis extérieurs officiels, l’utilisation de la voie légale (article 16) et
le démantèlement du rapport.
a – En interne : la recherche du soutien populaire
Omar Al-Beshir bénéficie d’un large soutien populaire. Une grande partie de la population ne
comprend pas la demande d’inculpation déposée par le Procureur. Rangée aux côtés du
Président, elle serait prête à le défendre. A cela plusieurs explications :
La population « pro Beshir » est davantage celle « arabe » de Khartoum30 qui a
bénéficié de la croissance économique ultra rapide de la capitale ces dernières
années31 : réseau routier développé, accès élargi à l’eau et à l’électricité (pour ceux
qui en ont les moyens), accès aux services de santé et au système éducatif. Les
cercles proches d’Omar Al-Beshir concentrent entre leurs mains les capitaux et les
emplois.
Omar Al-Beshir est en un sens rassurant pour une grande partie de la population : il
ne représente pas l’aile dure de l’islamisme politique, il n’est pas le plus rigoriste du
Congrès National. Il est le choix du « moins pire » face à la branche radicale du CN.
Les débats sur une éventuelle succession nourrissent des interrogations et des
peurs.
Pour beaucoup, le Darfour n’est qu’un terrain de crise éloigné, inconnu, où l’armée
régulière lutte contre des rebelles qui menacent le pays.
27
« Dieu est Grand ».
Cf. II – b en interne : le soutien populaire.
29
Leurs travailleurs étrangers constituent la majorité absolue des expatriés présents au Soudan.
30
Ne sont donc pas inclus ici les habitants des camps de déplacés situés autour de la capitale, majoritairement
issus du Sud, ainsi que les populations originaires des ethnies rebelles du Darfour, très peu favorables au
président soudanais
31
En l’absence des chiffres du dernier recensement, la population de Khartoum est estimée à 4,5 millions de
personnes.
28
7
La population souffre d’un déficit d’images et d’informations. La liberté de la presse
n’existe pas et l’opinion publique est martelée par le message de soutien au
président. En juillet 2008, les principaux rédacteurs en chef des journaux soudanais
ont été mis en garde par le département de la sécurité intérieure: soit ils soutenaient
le Président, soit le journal était fermé et ses responsables emprisonnés.
L’opposition politique est faible et muselée.
Avec la signature de l’APG en 2005, le pays a mis un terme précaire à plus de trente
années de guerre civile. Dans les régions pacifiées, peu de gens souhaitent ouvrir
une nouvelle page douloureuse de l’histoire.
b – La recherche de soutiens extérieurs
Le gouvernement tente de créer un bloc de soutien sur deux plans pour éviter tout isolement
sur la scène internationale. Le premier consiste à obtenir l’appui des institutions régionales
en utilisant le jeu de la sensibilité arabe et africaine: le soutien de l’Organisation de la
Conférence Islamique est acquis, celui de la Ligue Arabe s’est constitué plus difficilement,
l’Union Africaine a affiché sans tarder une position favorable au gouvernement soudanais.
Jean Ping, nouveau Président de la Commission de l’Union Africaine, déclarait ainsi que « la
justice internationale est à géométrie variable. Elle ne s’attaque qu’aux dirigeants des pays
faibles. Si nous sommes contre l’impunité, nous constatons deux poids deux mesures dans
la mise en oeuvre du principe de compétence universelle ». Le mythe d’une CPI qui ne
trouverait sa voie qu’en s’attaquant aux leaders africains ne peut que servir Khartoum. Le
danger sécuritaire est dès lors brandi par M. Ping: « On ne peut pas, au moment où nous
tentons d’éteindre le feu, s’amuser à l’attiser, mettant en danger la vie des agents de l’ONU
et de l’UA sur le terrain ainsi que celle de leurs proches ».
Le deuxième plan vise à s’attacher les faveurs des pays amis. Là aussi l’unité arabe est de
mise, comme l’a montré le soutien sans réserve des régimes algériens et mauritaniens. Ali
Othman Taha, Vice Président du Soudan, compte aujourd’hui sur cette sensibilité pour
constituer une délégation de pays partenaires devant les Nations Unies afin de prôner
l’utilisation de l’article 16 de la CPI (suspension de la procédure, cf. infra).
Nombre de pays sont alors plongés dans l’embarras de la position à tenir. La Chine,
fournisseur d’armes et de produits manufacturés, premier acheteur du pétrole soudanais, a
été discrète à quelques heures de l’ouverture des Jeux Olympiques qui doivent consacrer la
puissance économique du pays. La Russie a d’autres préoccupations en Ossétie. Pour ne
pas apporter un soutien direct au Président soudanais, l’angle choisi par certains pays
traditionnellement partenaires, ainsi que par d’autres dirigeants réellement inquiets des
conséquences d’une inculpation éventuelle, a été de brandir comme premier argument la
menace pour l’APG que constituerait la poursuite d’Omar Al-Beshir devant la justice
internationale.
c – La voie légale : l’utilisation de l’article 16 pour suspendre la procédure de la CPI
Le Soudan va tenter de jouer de son influence auprès de ses partenaires au Conseil de
Sécurité des Nations Unies, afin de faire voter la saisine de l’article 16 du statut de la CPI qui
permet de suspendre la procédure judiciaire pour un an, voire plus si le Conseil estime que
celle-ci présente un danger pour la sécurité et la paix internationale32. Le Soudan pourrait
même faire de l’article 16 une monnaie d’échange : garantie d’utilisation de l’article 16 contre
garantie de protection des humanitaires et déploiement facilité de la MINUAD. Pour que
l’article 16 fonctionne, un membre du Conseil de Sécurité doit introduire une résolution en ce
sens, qui doit ensuite être approuvée par 9 des 15 membres du même conseil sans
32
« Article 16 sursis à enquêter ou à poursuivre: aucune enquête ni aucune poursuite ne peuvent être engagées
ni menées en vertu du présent statut pendant les douze mois qui suivent la date à laquelle le Conseil de Sécurité
a fait une demande en ce sens à la Cour dans une résolution adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des
Nations Unies ; la demande peut être renouvelée par le Conseil dans les mêmes conditions. » , www.icc-cpi.int.
8
utilisation du veto par un des 5 pays détenteurs de ce pouvoir de blocage. Le Soudan a déjà
un fort soutien du bloc africain et asiatique, soit, selon Alex de Waal33, 7 votes assurés dont
la Chine, la Russie et l’Afrique du Sud34. Le défi pour le régime soudanais est donc de
s’assurer encore deux voix tout en évitant un veto américain, français ou anglais.
La position américaine est peu favorable aux visées soudanaises. Malgré une opposition de
principe à la CPI en soi, la lutte contre l’impunité et l’emploi du terme génocide par le
Procureur ne peuvent que rapprocher la vision américaine de celle de l’institution judiciaire.
D’autre part, en période électorale, le Président est davantage préoccupé par les affaires de
politique interne que par des manœuvres tactiques avec le gouvernement soudanais. Dès
lors, Alex de Waal fait le pari que « sans avancées tangibles, majeures et irréversibles en
faveur des positions américaines », un veto américain contre l’article 16 est quasi certain,
ouvrant la voie à la poursuite judiciaire contre le président soudanais.
Les discussions avec les anglais et les français semblent avoir commencé. D’une part, la
France s’est alignée sur l’initiative qatarie pour la paix au Darfour, qui reçoit l’agrément du
Soudan. D’autre part, la déclaration française du 19 septembre 2008, non contredite par la
Grande-Bretagne, où l’on apprend que ce pays ne serait pas hostile à une suspension de la
procédure devant la CPI si le Soudan faisait un « geste »35, sème le doute. Si la France
semble sur le moment prête à accepter des conditionnalités moindres que les USA pour
saisir l’article 16 et ne pas poser son veto, le régime soudanais est pourtant loin d’envoyer
des signes positifs. De nouvelles offensives militaires ont été lancées dans le Darfour le 14
septembre, des incidents sérieux ont éclaté dans le camp de Kalma. De plus, le manque de
confiance mutuel entre Paris, Londres et Khartoum constitue la base de leurs relations
diplomatiques, entre d’un côté les promesses non tenues et de l’autre la crainte d’un agenda
caché permanent. Enfin, il est très critiquable que Paris, qui est à l’origine du transfert du cas
soudanais à la CPI par le Conseil de Sécurité, fasse marche arrière et tende une perche à
un pays qui n’a jamais su saisir les occasions qui lui ont été présentées. Dans une lettre
adressée au Président français, cinq ONG, dont la FIDH et Amnesty International, ont à juste
titre immédiatement mis en garde contre tout compromis avec le régime de Khartoum,
estimant qu'il "porterait un coup majeur à la crédibilité et aux capacités dissuasives de la
justice pénale internationale".
Ainsi, le mécanisme susceptible de stopper la procédure en cours est donc peu prêt d’être
enclenché. Le cas échéant, une suspension de la procédure par l’article 16 montrerait
définitivement le déplacement du cas soudanais du terrain judiciaire au terrain politique.
d – Le démantèlement du rapport en soi: un document polémique et maladroit
La quatrième voie utilisée par Omar Al-Beshir pour contrer la CPI est de démonter le rapport
dressé par le Procureur point par point. Afin de rendre compte des faiblesses et des
maladresses de ce document, il convient d’abord de revenir en détail sur la requête telle
qu’adressée par le Procureur.
- Les faits d’accusation
Selon la « requête du Procureur aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt en vertu de
l’article 58 contre Omar Hassan Ahmad Al Beshir »36, le Président soudanais est pénalement
responsable depuis juillet 2002 :
33
Article ICC, Making sense of Darfur, Khartoum should not count on article 16 deferral of the ICC, bog du SSRC
(Social Sciences Research Council), 18 septembre 2008.
34
L’Afrique du Sud s’impose sur le continent africain en champion du règlement des crises par la médiation,
notamment au Zimbabwe et au Kenya, par l’intermédiaire de son ancien Président, Thabo Mbeki qui se prononce
contre tout interventionnisme occidental et onusien. Pour lui, les maux des africains doivent être réglés par les
africains eux-mêmes.
35
La notion de « geste » n’est pas davantage précisée. Elle réfère sans doute à la livraison des deux
personnalités soudanaises recherchées par la CPI, à la cessation des hostilités, à la recherche d’un accord de
paix et au déploiement sans entrave de la MINUAD.
36
Appellation officielle telle qu’elle apparaît sur la requête officielle en français sur le site internet de la CPI , 11
pages.
9
du crime de génocide au titre de l’article 6 du Statut de Rome, à ses
paragraphes a) pour avoir tué des membres des ethnies four, masalit et
zaghawa, b) pour avoir porté gravement atteinte à l’intégrité physique
ou mentale de membres de ces groupes, c) pour avoir soumis
intentionnellement des groupes à des conditions d’existence devant
entraîner leur destruction physique totale ou partielle ; de crimes
contre l’humanité au titre du paragraphe 1er de l’article 7 du Statut par
la commission dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique
lancée contre la population civile du Darfour et en connaissance de
cette attaque, des actes de : a) meurtre, b) extermination, d) transfert
forcé de population, f) torture, g) viols ; et de crimes de guerre au titre
de l’article 8-2 du Statut à ses alinéas i) pour avoir intentionnellement
dirigé des attaques contre la population civile en tant que telle et v) pour
avoir pillé une ville ou une localité.
Le Président soudanais est donc accusé des trois types de crimes sur lesquels la CPI a
compétence, faisant du cas soudanais un cas entier.
- Le faisceau de critiques; une réalité qui n’est pas celle du terrain
Pour beaucoup d’acteurs humanitaires et d’analystes, la description qu’Ocampo fait du
Darfour dans la suite de sa requête37 n’est pas celle que beaucoup connaissent. Il décrit une
scène de crime unique et étendue dans laquelle « la totalité de l’appareil d’Etat soudanais »
est impliquée pour « détruire physiquement et mentalement des communautés entières ». Il
dénonce une conspiration criminelle du gouvernement pour détruire le tissu social du Darfour
avec, pour première étape, les massacres de 2003 et de 2004, et pour 2ème étape, la
destruction des camps de déplacés et des groupes ethniques qui y vivent. Julie Flint et Alex
de Waal38, qui sont les premiers à avoir alerté l’opinion internationale sur ce qui se passait au
Darfour en 2002, affirment n’avoir pas vu la preuve du plan en deux parties décrit par
Ocampo. La première phase est celle réelle du pic de violences, lorsque l’opinion publique
était focalisée sur l’APG et non sur le Darfour, mais l’articulation logique vers la deuxième
étape ne semble pas faire l’objet d’un plan préconçu. Pour les deux auteurs, si les violations
des droits de l’homme, les « obstacles à l’aide humanitaire », la « violence dans et autour
des camps », les « abus impunis des militaires et des soldats sur les civils », sont
évidemment légions dans cette région en guerre, cela ne semble pas correspondre à une
campagne systématique et planifiée de destruction de communautés entières. Le
gouvernement a abandonné ses velléités de « transformer le pays racialement et
religieusement » ; il cherche davantage à se maintenir au pouvoir dans un équilibre déjà
précaire.
D’autre part, il conviendrait également d’insister sur la réalité du travail humanitaire en cours
aujourd’hui au Soudan. Le pays est le premier théâtre d’intervention humanitaire au monde,
lieu où la concentration de représentations des ONG est la plus forte. Le rapport fait peu cas
de la gestion des camps de déplacés du Darfour par les ONG et les autorités locales en
mentionnant la « soumission intentionnelle d’une grande partie de ces groupes à des
conditions d’existence devant entraîner leur destruction physique ». Certes, les conditions de
travail y sont difficiles, les blocages administratifs nombreux, l’aide difficile à acheminer, les
zones de non accès en expansion, mais beaucoup d’humanitaires arrivent tant bien que mal
à mener leur mission. Dans les camps, les taux de malnutrition, de quantité d’eau disponible
par personne et par jour, de mortalité infantile, y sont souvent moins élevés ou identiques
que dans le Sud Soudan désormais pacifié39. Des visas et des permis de travail sont parfois
37
Statement by Mr Luis Moreno Ocampo Prosecutor of the ICC, statement to the UNSC pursuant to UNSCR
1593 (2005) – 5 June 2008. document officiel de la CPI disponible sur le site internet.
38
Julie Flint et Alex de Waal, article Justice of course in Darfur, Washington Post daté du 28 juin 2008.
39
Quelques milices sévissent encore dans cette région, et le banditisme y est monnaie courante.
10
refusés mais aucunement de manière systématique40. Le Soudan, pays en voie de
développement, est un Etat où la bureaucratie est forte, mal organisée, et l’équipement
souvent archaïque, pour assurer correctement la gestion sur son territoire – en conformité
avec ses prérogatives41 - des quelques milliers de travailleurs humanitaires présents au
Darfour. Le moratoire renouvelé chaque année entre l’Office de Coordination des Affaires
Humanitaires des Nations Unies et le gouvernement soudanais vise à garantir la facilitation
des conditions de travail des acteurs humanitaires. Ainsi, il n’est pas acceptable d’affirmer
qu’un « système très élaboré d’entraves à la délivrance de l’aide humanitaire »42 est en
place. Après entretien informel avec des ONG présentes au Darfour et au Sud Soudan43,
celles-ci indiquaient qu’il est souvent plus aisé de travailler au Darfour car les lenteurs
administratives sont moindres, les relations avec les autorités locales moins difficiles, et les
activités plus rapidement mises en place. Il ne s’agit pas ici de dresser un tableau
dithyrambique des conditions de travail pour les milliers d’humanitaire au Darfour et de
masquer les nombreuses difficultés rencontrées, mais de montrer qu’il est possible
d’intervenir dans ce contexte de crise.
- Les parallèles maladroits contenus dans le rapport
Pour beaucoup d’analystes et d’hommes de terrain, les parallèles avec l’Holocauste et le
nazisme contenus dans le rapport sont plus que critiquables. Omar Al-Beshir n’est
évidemment pas un enfant de chœur. La majorité des faits qui lui sont reprochés sont
recevables, sa responsabilité est évidente dans la crise du Darfour. Cependant, les
accusations énoncées par Ocampo, dans leur démesure et leur exagération, revendiquant le
génocide et la volonté de « destruction physique et mentale de communautés entières »,
ainsi que le parallèle au nazisme (« Al-Bashir does not need gas chambers, bullets or
machetes, this is genocide by attrition », «Denial of crimes, cover up and attempts to shift
responsibility have been another characteristic of the criminal plan in Darfour. We have seen
it before. The Nazi regime invoked its national sovereignty to attack its own population, and
then cross borders to attack people in other countries »)44, ne peuvent que décrédibiliser
l’accusation et nourrir le feu d’opposition à la CPI. Il eut mieux valu parler de crimes de
guerre et de crime contre l’humanité en utilisant le vocabulaire juridique de la raison, non
celui de l’émotion.
- De l’art de qualifier les faits : polémique autour du génocide
Le rapport fait rejaillir le débat sur l’emploi du terme de génocide pour qualifier la crise du
Darfour. Ce terme a d’abord été utilisé par le Directeur du Mémorial de l’Holocauste à
Washington. Il est ensuite repris par le black caucus du Congrès45, déjà mobilisé en faveur
du Soudan. Puis il est employé par les chrétiens évangéliques, les néo conservateurs et
certains lobbies juifs. Dans ces cercles, Omar Al-Beshir est qualifié d’Hitler africain, de diable
noir. Au printemps 2004, l’administration Bush se convertit à la thèse du génocide. Pourtant,
en février 2005, une commission d’enquête des Nations Unies contredit cette version en
accusant le Président soudanais de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, sans
retenir le crime de génocide. Trois années plus tard, Moreno-Ocampo fonde sa requête aux
fins de délivrance d’un mandat d’arrêt sur ces trois types de crimes.
Le danger est fort autour de l’utilisation de ce qualificatif. Le premier risque est celui de la
banalisation du terme. Le second sera d’arriver à prouver et à démontrer l’existence d’un
plan concerté d’extermination systématique des ethnies fours, massalits, et zaghawas. La
40
Le délai d’obtention d’un permis de déplacement et d’un visa de travail est d’une semaine à 15 jours. Pour un
attaché humanitaire d’une Ambassade, le permis de déplacement s’obtient en une semaine suivant une marche à
suivre clairement définie. Après deux années passées au Soudan, l’auteur n’a pas été témoin de visas refusés
pour des diplomates, ni pour des travailleurs humanitaires d’ONG, même si les délais d’obtention sont variables.
41
L’Etat a pour mission la gestion des étrangers sur son territoire.
42
Page 9 de la requête, cf. note 38.
43
Il était question ici d’un comparatif entre des projets situés à El Facher, Geneina, Malakal et Wau.
44
Cf. note 38.
45
Organisation d’intérêt regroupant les membres afro-américains du Congrès des Etats-Unis.
11
responsabilité directe de ce type de crime attribué au président soudanais, face à une
situation aussi complexe, rend la tâche difficile, d’autant plus qu’elle ne vise plus seulement
la période 2003-2005, mais aussi la période 2005-2008. Or, sur cette période, nombreux
sont ceux qui affirment que le contenu du conflit a changé (Julie Flint, Fabrice Weissman,
Pieter Tesch…) et qu’il s’agit davantage d’une situation d’urgence complexe qu’un génocide
en cours. Les auteurs d’atrocités ne sont pas que du côté gouvernemental.
Ainsi, pour le gouvernement soudanais, le rapport est l’illustration suprême de la théorie du
complot, de l’agenda caché des pays occidentaux, et du système « deux poids deux
mesures » alors que la CPI n’a rien fait à propos de ce que le régime de Khartoum qualifie
de génocides en Irak, en Afghanistan et en Palestine.
III – ONG, politiques, opinion publique: les difficultés de se positionner par rapport à la
CPI
a – Réaction des pays à la demande d’inculpation: pas de bloc uni de soutien ou
d’opposition à la CPI
- La tendance pro CPI
La décision de la CPI a reçu un soutien très mesuré des pays européens, son plus grand
défenseur ayant été le Ministre français des Affaires Etrangères, Bernard Kouchner, alors
que son pays détenait la Présidence de l’Union Européenne. Les Etats-Unis ont été plongés
dans l’embarras en cette période électorale. L’Union Européenne comme l’ONU se sont
inquiétées du fait que la procédure de la CPI puisse anéantir les maigres chances de
réussite des négociations engagées pour rétablir la paix. Les réactions les plus virulentes en
faveur de la CPI se sont donc retrouvées dans la presse et dans les collectifs et
associations favorables à la thèse du génocide. Ainsi, le Washington Post appelait, en
complément, à un embargo sur le pétrole soudanais tout en brouillant les communications
internes du régime et en interdisant le survol du territoire à tout aéronef militaire. Dans la
lignée du collectif Urgence Darfour, certains parlaient de favoriser un coup d’Etat en armant
les troupes du rebelle Khalil Ibrahim, pourtant également auteurs de nombres des pires
crimes de guerre46.
- La tendance du refus
La Ligue Arabe, interpellée par Omar Al-Beshir, a affiché un soutien faible et sans
enthousiasme au régime soudanais. La réaction terne de l’Egypte en est l’illustration,
fissurant encore plus le mythe d’une solidarité arabe. Pourtant, aucun pays arabo-musulman
n’a ratifié le statut de Rome, à l’exception de la Jordanie et de l’Afghanistan. On aurait donc
pu s’attendre à un soutien arabe direct et sans faille contre la CPI. La position de Jean Ping,
Président de la Commission de l’Union Africaine, a été plus claire puisque dès le début il a
mis plusieurs fois en garde contre les risques liés à une inculpation. Le Conseil de Paix et de
Sécurité de l’Union Africaine s’est réuni le 21 juillet à Addis-Abeba. Il a demandé à l’ONU de
suspendre la décision du Procureur de la CPI dans le but de préserver les chances d’un
règlement politique de la crise du Darfour, tout en préconisant une adaptation des solutions
aux conflits qui secouent l’Afrique. Un groupe indépendant de haut niveau devait être créé
dans les trente jours et émettre des recommandations. Le Panel des Sages de l’UA avait
même, quelques jours auparavant, affirmé que les réquisitions du procureur de la CPI
constituent « un précédent dangereux créant au Soudan les conditions d’un changement
brutal de l’ordre constitutionnel ». Toutefois, l’UA a également insisté sur la poursuite de la
lutte contre l’impunité, et a appelé le Soudan à traduire immédiatement en justice les auteurs
des violations de droits de l’homme au Darfour.
46
Il lui est également reproché le recrutement d’enfants soldats au sein de ses troupes, comme l’a démontré
l’attaque non réussie du MJE contre Khartoum au printemps 2008 et le nombre d’enfants capturés.
12
b – Arguments généraux en faveur de la CPI : urgence au Darfour, pas d’impunité !
- De la nécessité d’agir : Darfour, une situation qui empire
Au Darfour, la situation est loin de s’être améliorée ces trois dernières années. Les pics de
violence actuels ne sont pas équivalents à ceux des débuts du conflit en 2002-2003, mais
l’insécurité et la politisation dans les camps de Nyala, El Facher et Geneina est de plus en
plus forte, les poches de non accès de l’aide humanitaire s’élargissent sans cesse, le
nombre de braquages et de vols de voiture est en constante augmentation, l’insécurité sur
les routes est aggravée, les combats se poursuivent entre rebelles et forces
gouvernementales, de nouvelles milices se font et se défont, rendant toujours plus complexe
une compréhension exacte de la crise et de ses protagonistes. Les nombreuses
déclarations, alertes, dénonciations et mises en garde de l’ONU sont restées sans effet, ainsi
que les discussions de paix, dont celle de Syrte en 2007, malgré la multiplication des
initiatives. Le bilan selon l’ONU serait actuellement de 270 000 à 300 000 morts, contre 10
000 selon le gouvernement. Le nombre de personnes déplacées serait de 2,2 millions. De
l’avis des humanitaires, les conditions de travail sont de plus en plus difficiles en raison de la
détérioration sécuritaire dans les camps. Le 9 septembre, le rapporteur spécial de l’ONU
pour le Soudan, l’afghane Sima Samar, jugeait « sinistre » la situation des droits de l’homme
au Soudan lors de la présentation de son rapport au Conseil des Droits de l’Homme à
Genève. Selon Mme Samar, la culture de l’impunité domine, l’Etat échouant à rechercher,
punir et juger les responsables des violations des droits de l’homme.
Ainsi, après plus de 5 années de conflits, il est tentant de voir dans la décision de la CPI la
seule solution pour faire face à cette impasse, témoin de l’impuissance des négociateurs
politiques. Cette vision d’une situation désespérée est proche de la position américaine qui,
rien n’ayant évolué sur le terrain ces dernières années, serait favorable à une intervention
forte. L’urgence est bien installée au Darfour. Se pose dès lors la question de la manière
d’agir.... .
De la responsabilité individuelle évidente du Président soudanais, chef du système
étatique depuis 19 ans
Omar Al-Beshir n’est pas un enfant de chœur. Comme souvent dans les régimes
dictatoriaux, il est un homme de l’armée. Fils de paysan, ancien parachutiste, il fit ses
premières armes dans la guerre contre Israël en 1973. Le 30 juin 1989, il s’empara du
pouvoir dans un coup d’état sanglant. La loi martiale est alors instaurée, la constitution
abolie, les partis politiques suspendus Deux années plus tard, 28 officiers soupçonnés de
fomenter un coup d’Etat sont exécutés sommairement. Le Président soudanais intensifie la
guerre contre le Sud en 1992, puis tente de mater la rébellion au Darfour début 2003. Son
parcours montre que l’homme est avant tout un guerrier cramponné au pouvoir.
En tant que commandant en Chef des Forces Armées, il est donc l’ordonnateur direct des
actions militaires lancées par les forces nationales soudanaises au Darfour pour mater la
rébellion. A ce titre, sa responsabilité présumée dans les crimes de guerre ne peut être niée.
Depuis 19 années passées aux rênes du pouvoir, il maîtrise les moindres arcanes des
institutions et des hommes, du Congrès National comme de l’opposition. Tacticien de guerre,
il est responsable des modes opératoires utilisés par l’armée pour intervenir au Darfour
contre les tribus noires arabes: recrutement de janjawids pour l’attaque et la mise à sac des
villages, bombardements par l’armée, colonnes de soldats en renfort, pillages et
récupération des richesses47. Le nombre d’ONG intervenant aujourd’hui sur des programmes
d’urgence est à la mesure des violences, des souffrances et de la destruction engendrée par
la guerre dans cette province.
Cependant, Omar Al-Beshir n’est pas le seul responsable, et la requête du Procureur montre
ici une nouvelle fois ses limites. Tout l’appareil d’Etat est impliqué dans cette crise, du
Ministère de l’Armée et de la Défense au service des renseignements intérieurs, du
-
47
Voir Matthew Happold, l’introduction de l’article Darfur, the Security Council and the International Criminal Court,
Université de Hull, 11 pages.
13
Parlement à la Présidence, des gouvernorats du Darfour aux différents cabinets ministériels.
A ce titre, l’inculpation du Président seul n’est pas satisfaisante. Si le principe de la
responsabilité individuelle est au cœur du DIH, qui ne reconnaît pas de responsabilité
étatique48, d’autres membres du gouvernement ainsi que nombre de rebelles devraient alors
être poursuivis pour leur responsabilité directe dans les atrocités commises au Darfour.
c – De la coopération des ONG avec la CPI : plusieurs arguments contradictoires
- Pour une coopération de principe avec la CPI
Il n’y a pas de contradiction de départ pour une coopération entre les ONG et la CPI.
Argument rappelé à plusieurs reprises, un continuum logique prévaut entre le mandat des
ONG en situation de conflit, qui est de sauver des vies, et la lutte contre l’impunité poursuivie
par la CPI, dont le but est de mettre un terme aux conflits. Ce postulat de base semble
communément accepté et la CPI a bénéficié d’un soutien de principe de la part de
nombreuses ONG. La CPI serait-elle alors une continuation de l’action des ONG par d’autres
moyens ? Certainement pas. Le juridique ne saurait se confondre avec l’humanitaire. Ce
dernier ne juge pas, il est du domaine de l’action, de l’assistance et de la reconstruction.
Les ONG ont alors beaucoup à apporter à la CPI. Seules véritables structures d’intervention
sur le terrain, elles bénéficient d’un accès privilégié à l’information et sont le témoin direct
des crises. Elles sont en contact permanent avec les victimes. Cette information a donc une
haute valeur ajoutée par ce qu’elle contient de vérité (valeur informative relayée sans
intermédiaire) et de spécificité (les ONG sont souvent les seules à intervenir dans certaines
zones rurales ou urbaines). L’exemple du Darfour vérifie pleinement cette assertion. Les
ONG sont les premiers témoins externes des déplacements massifs de population suite à
des attaques et violences subies ou des franchissements de frontières49. La contrainte
sécuritaire étant très élevée chez les Nations Unies, les ONG sont souvent les seules à
intervenir en zone rurale et à y rester en cas de tension50. Leurs témoignages fournissent
une base importante des rapports d’incidence réalisés par les Nations Unies, dont les
SITREP. Cet échange ne peut fonctionner que sous réserve d’une forte confidentialité et sur
la base du volontarisme, sans oublier que cette information a initialement une valeur
humanitaire et non policière.
- Contre une coopération: la CPI n’a pas besoin des ONG, sauf exception
Cette expression est inspirée d’un article de Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet51.
Ce qui caractérise les ONG est avant tout l’indépendance et la neutralité, conditions
indispensables pour mener à bien leur mission sur le terrain. Cette neutralité vise à les
48
Une des limites souvent reprochée à l’institution est justement l’individualisation de la faute (Sylvie Koller), la
CPI n’inculpant et ne condamnant que des individus, et ne jugeant pas les Etats pratiquant le terrorisme d’état,
les persécutions raciales ou religieuses, et les génocides. La CPI ne juge pas de l’horreur d’un système. La
requête du Procureur pose la question de cette limite lorsqu’il est précisé que « l’accusation ne prétend pas que
M. AL BASHIR ait commis physiquement ou directement l’un ou l’autre de ces crimes », mais « par l’intermédiaire
de membres de l’appareil d’Etat, de l’armée et de la milice/Janjaouid » en référence à l’article 25-3-a du Statut
(perpétration indirecte ou par l’intermédiaire d’une autre personne).
49
A Umm Dukhun, ville du Darfour située à la frontière du Tchad, l’ONG Triangle, qui est la seule à intervenir dans
cette région, s’est retrouvée mi-2007 seule à gérer dans l’urgence l’arrivée de centaines de personnes fuyant des
violences, multipliant sensiblement la population de la zone. Elle a été le premier témoin de ce déplacement forcé
de population et en a alerté les Nations Unies. La procédure a ensuite été longue avant de déboucher sur la visite
d’une mission spéciale.
50
Lors d’un entretien à Khartoum entre les ONG françaises, le CICR, des agences des Nations Unies et M.
Kouchner, Ministre français des Affaires Etrangères, en juin 2007, ACF indiquait notamment ses difficultés à
intervenir en région rurale en l’absence de vols du PAM, suspendus pour raisons d’insécurité, alors que selon
l’ONG les conditions de sécurité étaient redevenues satisfaisantes depuis parfois plusieurs jours, ACF étant
obligée d’en informer elle-même les services de veille des Nations Unies pour qu’ils autorisent à nouveau les
liaisons aériennes.
51
« La justice peut se faire sans les humanitaires », Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet, Témoignage
judiciaire ou humanitaire, historique des interactions entre MSF et les procédures d’enquêtes et de poursuites
judiciaires ; CRASH/Fondation Médecins Sans Frontières, avril 2007.
14
démarquer de l’agenda politique des bailleurs publics ou privés. L’ONG ne cherche pas à
appartenir à un camp, sauf à celui des victimes. Toute prise de position officielle est
susceptible d’entraîner un changement au sein des représentations par les populations
locales et les autorités publiques dans des contextes de crise, où la suspicion contre les
occidentaux pourrait être forte, comme au Darfour. Plusieurs chefs de mission, dont celui de
CARE, ont été renvoyés de cette province pour des prises de positions que les autorités
soudanaises n’ont pas appréciées.
Les ONG risqueraient également de s’exposer davantage à des risques de blocages
administratifs, diminuant l’efficacité de l’aide apportée aux bénéficiaires. Pour une ONG
intervenant au Darfour, soutenir officiellement la CPI dans l’examen de la demande
d’inculpation d’Omar Al-Beshir reviendrait à risquer la fermeture et à se heurter à de graves
problèmes sécuritaires. Au sein de régimes autoritaires susceptibles, les ONG cherchent à
adopter profil bas et à avoir le moins de visibilité possible, d’autant plus que ce sont
officiellement ces autorités locales qui sont en charge de leur sécurité … .
D’autre part, les ONG n’ont pas toujours d’informations présentant un intérêt spécifique pour
la CPI. Françoise Bouchet-Saulnier et Fabien Dubuet expliquent ainsi que la coopération de
MSF avec la CPI est régie par le « principe de subsidiarité », selon lequel cette ONG apporte
sa contribution aux procédures uniquement dans les cas où elle serait la seule à disposer
d’éléments de preuves essentiels pour établir la culpabilité ou l’innocence d’un accusé. Dans
tous les autres cas, MSF refuserait sa coopération en « invoquant la préservation de sa
mission principale de secours aux victimes de conflits et de violences armées ». En effet,
précisent les auteurs, la mission de secours humanitaire est protégée par le droit
international.
Les ONG peuvent également invoquer la confidentialité de leurs documents et de leurs
sources en s’appuyant sur la liberté d’information.52 Ce point a d’autant plus d’importance
dans le cadre du secret médical ou de listes de témoins et de victimes qui pourraient faire
l’objet de représailles si leurs noms étaient rendus publics L’illustration citée par les deux
même auteurs est la diffusion d’un rapport de la section hollandaise du MSF sur les viols
commis au Darfour lors de la journée internationale de la femme le 8 mars 2005. Elle a
entraîné l’inculpation et l’arrestation du chef de mission et du responsable de terrain de
l’ONG Là aussi, MSF s’est prévenu de toutes obligations de témoignage pour ses
documents internes et publics, l’usage judiciaire en étant limité à l’usage du Procureur pour
orienter ses requêtes ou se diriger vers d’autres sources d’information.
Concernant la protection des volontaires travaillant pour les ONG, le principe commun est la
confidentialité obligatoire (CICR53, ONU) ou choisie (MSF), permettant là aussi à l’individu de
se mettre à l’abri de représailles pour lui et les autres volontaires, et d’éviter trop de publicité
autour de l’ONG.
Ainsi, une coopération des ONG avec la CPI présente des risques sur trois échelles: les
activités, les équipes, les populations. On comprend dès lors que peu d’ONG souhaitent
coopérer avec la CPI, à moins d’un fort encadrement ou d’une situation exceptionnelle. Pour
les ONG présentes au Darfour et n’ayant pas entamé cette réflexion, un travail de
positionnement sera alors à mettre en place rapidement en cas d’inculpation par les juges du
Président soudanais devant la CPI.
52
Françoise Bouchet-Saulnier, article sur les relations entre les ONG et la CPI, dans les Actes de Conférence
ème
des 5
universités d’automne de l’humanitaire les 27, 28 et 29 septembre 2007, sur le thème Sécurité et
protection : mission impossible ? , groupe URD, page 55-57.
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Cette organisation est la seule à bénéficier d’une immunité totale de témoignage. Les autres ne peuvent
l’invoquer qu’au cas par cas.
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d – Les conséquences probables d’une inculpation sur le travail des humanitaires
En cas d’inculpation du Président soudanais, plusieurs scénarios négatifs peuvent être
envisagés, entraînant une détérioration de la situation au Darfour et, in fine, des
conséquences négatives sur le travail des acteurs humanitaires. Le processus de paix au
Darfour pourrait subir un blocage définitif face au refus ferme du gouvernement d’ouvrir des
négociations avec les rebelles darfouris, malgré les pressions internationales, avec pour
résultat le lancement de nouvelles offensives militaires, et une détérioration de la situation
sécuritaire pour les populations locales et les humanitaires.
Réjouis et sur-motivés par la confirmation de la demande d’inculpation, les rebelles du MEJ
et de l’ALS pourraient saisir une nouvelle fois leur chance en lançant un raid contre
Khartoum, après l’échec de celui de mai 2008, tout en lançant de vastes opérations militaires
au Darfour. Un front de rebelles pourrait se créer en associant tous les mécontents du
régime, y compris au Sud, au Nord et à l’Est, avec l’éclatement de crises aujourd’hui larvées
dans le Kordofan (création récente des groupes d’opposition Kordofan Alliance for
Development et mouvement Shamal) et au Nord (nubien déplacés par les barrages et exclus
du développement). Les difficultés dans l’Est pourraient être relancées malgré la signature
récente de l’APE (‘Accord de Paix avec l’Est)54. Dans la continuité, l’APG pourrait subir de
fortes turbulences voire menacer de s’effondrer en raison de la nouvelle instabilité dans les
relations Nord/ Sud, focalisée sur les points non réglés (tracé de la frontière, question
d’Abyei, référendum, partage des ressources pétrolières), les autorités du SPLM/A refusant
désormais toute légitimité à un Président du Gouvernement d’Union Nationale inculpé
devant la CPI.
Un des prix directs à payer par les humanitaires serait celui de l’aggravation des blocages
administratifs55 en cette période où tout occidental est considéré comme un agent de son
gouvernement: difficultés dans l’octroi des visas, blocages des permis de déplacement, de
résidence et de travail, difficulté dans les recrutements ou procédures plus restrictives,
difficulté à importer du matériel, renvois de chefs de mission ou demandes de fermetures de
mission. En période de tensions internationales, le gouvernement soudanais a déjà utilisé à
maintes reprises cette arme, facile à manier et aux conséquences directes pour les milliers
de travailleurs humanitaires expatriés dans le pays. Le gouvernement pourrait également
décider de suspendre ou de ne pas renouveler le moratoire négocié par OCHA pour faciliter
la vie des travailleurs humanitaires.
Sur l’ensemble de ces scénarios, les conditions sécuritaires dégradées pourraient donc avoir
un coût humain élevé, tout en ne permettant plus aux humanitaires de mener à bien leur
mission. L’action primordiale de protection56 des populations face aux phénomènes de
violences et de violations de droits serait difficile à mettre en œuvre.
Conclusion : le dilemme justice/sécurité
La CPI serait-elle ainsi la seule solution durable à la crise du Darfour ? Rien n’est moins sûr
comme l’ont montré les scénarios possibles en cas d’inculpation du Président soudanais. Le
pari est risqué avec d’un côté de la balance la lutte à tout prix de la justice internationale
contre l’impunité, et de l’autre la stabilité et la sécurité de la société civile et des acteurs
humanitaires. Derrière la question juridique d’un droit international intangible (concept de non
impunité), la question de la pertinence de la décision de justice au regard du contexte et des
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Sans aller jusqu’au risque de « somalisation » du Soudan avancé par plusieurs politiques et analystes.
Ces « bureaucratic impediments » font l’objet d’une négociation entre OCHA et le gouvernement soudanais
pour que celui-ci s’engage à faciliter le travail des humanitaires, à travers la signature d’un moratorium.
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Pour plus d’information sur le concept de protection, sa définition, et les pré requis d’une action de protection,
voir notamment la présentation de cadrage « la protection dans un contexte de multiplication des acteurs, point
ème
de vue du CICR »,, Pierre Gentile (CICR), page 10 à 17, Actes de Conférence des 5
universités d’automne de
l’humanitaire les 27, 28 et 29 septembre 2007, sur le thème Sécurité et protection : mission impossible ? , groupe
URD.
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conséquences possible sur le plan politique et sécuritaire se pose. Le dilemme
justice/sécurité conduit ainsi à deux interrogations principales :
- peut-on mettre en danger la vie des travailleurs humanitaires, risquer d’aggraver les conflits
politiques, par une décision de justice déconnectée du contexte, ou doit-on continuer à
espérer dans la négociation?
- le principe juridique de lutte contre l’impunité est-il plus important que le concept de
sécurité des populations et travailleurs humanitaires ?
La logique voudrait que le droit international ne puisse se positionner en fonction du contexte
face à des crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de crimes de génocide. Tout au
plus le contexte permet-il de fournir des explications. Et pourtant, il serait souhaitable que la
CPI adopte une démarche appropriée. Comme le conclut Gideon Rachamn dans Jeune
Afrique, « à choisir entre la paix et la justice, le droit des morts et celui des vivants, la priorité
devrait aller à la paix et aux vivants ». Il ne s’agit plus là de faire de la politique. Il ne s’agit
pas non plus de protéger les criminels. Ainsi, l’inculpation d’Omar Al- Beshir serait un pari
risqué. Comme le soulignait une activiste de la société civile soudanais, citée par Alex de
Waal, « Le gouvernement mérite tout ce qui lui est reproché. Mais c’est le peuple soudanais
qui va en payer le prix ».
Une solution devra pourtant bien être trouvée pour mettre un terme à un conflit qui dure
depuis plus de 6 ans, et dont les indicateurs sur ces trois dernières années ne montrent pas
d’amélioration tangible.
Ainsi, entre le politique, le juridique et l’humanitaire, il est difficile de se situer. Il reste que les
ONG doivent avoir le choix de décider de leur coopération avec la CPI pour protéger leur
mission, leurs travailleurs et les populations bénéficiaires.
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