Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?

Transcription

Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Université de Lyon
Université lumière Lyon 2
Institut d'Études Politiques de Lyon
Quelle place pour les homosexuels dans la
société turque?
WALLER Matthias
Mémoire de Séminaire
Enjeux économiques et sociaux dans les pays du Sud
Mémoire soutenu le 20 Juin 2011
Sous la direction de : BENNAFLA Karine
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de
transgression . .
A. Aux racines de l’homosexualité en Turquie : l’homoérotisme ottoman . .
1.Le point de vue islamique sur les rapports sexuels entre personnes de meme
sexe : entre condamnation et absence d’unite quant aux mesures a adopter . .
2.Un homoerotisme ottoman quasi-institutionnel . .
3.Homoerotisme et civilisation islamique : une transgression des dogmes . .
4.L’homoerotisme ottoman : des pratiques non porteuses d’une identite specifique
..
5.Une production artistique fortement homoerotisee . .
6.La modernisation ottomane ou la fin de l’homoerotisme . .
B. Le nouvel homme et la nouvelle femme de la République : une redéfinition des genres
..
1.Une redefinition radicale des rapports entre les sexes : la fin de l’homosocialite
..
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3.La femme turque ideale : une mere morale et eduquee . .
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4.La perception sociale de l’homosexualite sous la republique : une maladie et une
insoumission a l’ordre republicain . .
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2.L’homme turc republicain ideal : la force comme base de la masculinite . .
5.Pression sociale et violence physique ou comment est puni le non respect des
normes de genre en turquie contemporaine . .
Conclusion . .
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire
dans des espaces « entre-soi » . .
A. Les homosexuels face à leur famille . .
1.Un homosexuel : la « honte » de la famille ? . .
2.Le mariage « arrange » comme strategie rationnelle . .
3.Comment le poids de l’honneur rend improbable le coming-out des homosexuels
turcs . .
B. Analyse des espaces semi-publics homosexuels . .
1.Les espaces semi-publics homosexuels: des lieux de sociabilite et de
divertissement occupant une position centrale dans la ville . .
2.Des espaces semi-publics a risque : entre violence et risques sanitaires . .
C. Les homosexuels et Internet . .
1.Les sites de rencontre homosexuels : un outil a l’utilisation generalisee a
l’ensemble de la turquie . .
2.Les homosexuels turcs et le reseau facebook : une utilisation comme site de
rencontre . .
3.La consommation de porno comme marqueur identitaire des gays turcs . .
D. L’émergence d’identités homosexuelles en Turquie contemporaine . .
1.Les homosexuels turcs entre sexualite de dominance a l’ottomane et identite gay
a l’occidentale . .
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2.L’emergence d’identites homosexuelles plurielles en turquie contemporaine :
tensions dans la « communaute » ? . .
E. Une vie associative LGBT riche mais menacée . .
1.La multiplication des associations lgbt dans les grandes villes turques et les
activites de ces dernieres . .
2.Les associations lgbt dans le milieu universitaire turc : quelle visibilite et quels
resultats ? . .
3.Entre proces et isolement : la dure vie des associations lgbt turques . .
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile
combat pour la reconnaissance . .
A. Le droit et la justice face à l’homosexualité . .
1.Le droit turc et l’homosexualite : un vide juridique apparent et une absence de
protection contre les discriminations . .
2.Le cas des refugies homosexuels en turquie : un statut difficile a porter . .
3.Une police et une justice defaillantes dans la protection des homosexuels . .
4.Quelle perspective d’evolution legislative ? . .
B. La classe politique face à l’homosexualité . .
1.L’akp face a l’homosexualite : un conservatisme exacerbe . .
2.Des prises de position marginales en faveur des homosexuels dans l’arene
politique turque . .
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1.Le service militaire : une epreuve a haut risque pour les homosexuels . .
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2.La dispense : une procedure humiliante et qui s’avere prejudiciable pour le futur
de ses titulaires . .
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C. Les homosexuels et l’armée . .
3.Pressions europennes et role de la societe civile : vers une amelioration de la
situation ? . .
D. Le traitement de l’homosexualité dans les médias et le champ culturel turcs . .
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1.Le paradoxe turc : des artistes homo- ou transsexuels tres apprecies de la
population . .
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2.Les medias et le cinema turcs face a l’homosexualite : une visbilite en trompe
l’œil ? . .
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3.Le traitement de l’homosexalite par les romanciers turcs ou comment briser le
tabou . .
Conclusion . .
Conclusion . .
Annexe . .
Annexe N°1 : Carte de la Turquie . .
Annexe N°2 : Glossaire des termes utilisés . .
Annexe N°3 : Questionnaire destiné aux Turcs hétérosexuels . .
Annexe N°4: Questionnaire destiné aux Turcs homosexuels . .
Bibliographie . .
Ouvrages généraux . .
Ouvrages spécialisés . .
Articles scientifiques et travaux universitaires . .
Rapports . .
Articles de presse et reportages photographiques . .
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Brochures . .
Romans . .
Ressources numériques . .
Ressources vidéo . .
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Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Remerciements
Je tiens à remercier les personnes ayant contribué et/ou m’ayant soutenu dans la rédaction de ce
mémoire.
Je remercie en premier lieu ma directrice de recherche, Madame Karine Bennafla pour son
soutien et ses conseils.
Je remercie ensuite mes professeurs de l’IEP de Lyon, Monsieur Christian Velud et Madame
Sylvia Chiffoleau pour leur soutien et leurs conseils.
Je remercie également mes professeurs de l’université Galatasaray à Istanbul, Madame Esra
Atuk, Madame Aude Signoles, Madame Magali Boumaza, Monsieur Birol Caymaz, Monsieur
Etienne Forestier-Peyrat, Madame Buket Türkmen et son assistante Gözde Aytemur pour leur
soutien et leurs conseils.
Je remercie chaleureusement Monsieur Murat Köylü d’Amnesty-International Turquie,
Monsieur Deniz U#ur de l’association Siyah Pembe Üçgen à Izmir et Monsieur Burak Cansever
de l’association Mor El Eski#ehir qui ont pris de son temps pour répondre à mes questions.
Je remercie précieusement Yashomati Gaiffe, Do#u Durgun, Dilek Erinç Özcan, Nayat
Karakö#eo#lu et Kübra Ekler, étudiants qui ont traité dans leurs mémoires de fin d’études un sujet
lié au mien et qui ont partagé leurs travaux et leurs méthodes de recherche avec moi.
A présent je remercie mes amis qui m’ont aidé au cours de ma recherche documentaire et de
mon enquête sociologique : Quentin Coustillet-Kaszowski, Elçin Y#ld#r#m, Dilara Sar#, Merve
Kara, Melike Tükel, Marie-Ingrid Appasamy, Cansu Deniz Bayrak, Semra Say#n, Pelin Koç, Nina
Brnada, Amélie Belfort, Dila Algan, Hilal Sar#, Demet Y#ld#z, Aylin Keskin, P#nar Elman ainsi
que toutes les personnes ayant pris du temps pour répondre à mes questions.
Avertissement
Le sigle (*) suivant le nom d’une personne indique que ce dernier a été modifié.
Les traductions de l’allemand et de l’anglais ont été effectuées par moi-même.
Les traductions du turc ont été effectuées grâce à l’aide de Mesdemoiselles Dila Algan et
Semra Say#n.
Table des matières
6
Introduction
Introduction
Contrairement à l’écrasante majorité des pays où la majorité de la population
est musulmane, la République laïque de Turquie ne sanctionne pas pénalement
l’homosexualité. Déjà sous l’Empire ottoman, les relations sexuelles entre sujets ottomans
1
de même sexe étaient dépénalisées depuis 1852. Pour les Européens résidant alors dans
l’Empire, la justice était rendue par les consulats en vertu de la loi de leur pays d’origine et
ce dans le cadre des « capitulations ». L’adoption du Code civil suisse et du Code pénal
italien par Mustafa Kemal Atatürk en 1926 en lieu et place de la charia ne modifie pas
la situation légale de l’homosexualité alors en vigueur : la majorité sexuelle est fixée à
18 ans, tant pour les homosexuels que pour les hétérosexuels, aucune distinction n’étant
établie entre rapports vaginaux et anaux. Ainsi, ni les rapports sexuels entre hommes ni les
rapports sexuels entre femmes ne sont pénalisés. De plus, avec la disparition de l’Empire
et des capitulations, la loi est la même pour tous, qu’il s’agisse des citoyens turcs ou des
ressortissants étrangers.
Et pourtant, en 2010, la question de l’homosexualité demeure un tabou dans une
société turque conservatrice sur les questions relatives aux mœurs et où l’islamoconservatisme a le vent en poupe. Pourquoi parler de tabou ? D’après le Dictionnaire
d’économie et de sciences sociales dirigé par Claude-Danièle Echaudemaison, le tabou
renvoie à la notion d’interdit, qui se définit lui-même comme « Acte, pratique, comportement
prohibés par une société ou un groupe social. […] Les interdits sont essentiellement
de caractère religieux dans les sociétés traditionnelles. Ils apparaissent souvent moins
catégoriques dans les sociétés contemporaines. Par ailleurs, l’interdit ne signifie pas son
respect : il est transgressé tout comme l’est la loi. »
2
Or, l’homosexualité fait effectivement l’objet d’une réprobation par la société turque
alors même que la Turquie connaît une dynamique de modernisation depuis le XIXème
siècle et apparait comme un pays musulman sécularisé désirant rejoindre l’Union
Européenne, communauté d’Etats où les homosexuels bénéficient de législations parmi les
plus avancées au monde à leur égard. En fait, l’instauration du régime républicain laïc en
1923 s’est accompagnée d’une profonde redéfinition de ce que doit être un homme et de
ce que doit être une femme. Or la définition du nouvel homme et de la nouvelle femme de
la République s’avère incompatible avec une préférence pour le même sexe. Considérés
comme « malades », les homosexuels font ainsi l’objet d’une forte hostilité à leur égard.
En a-t-il pour autant été toujours ainsi au cours de l’histoire turque ? Et en sera-til toujours ainsi à l’avenir ? Autrement-dit, les homosexuels peuvent-ils trouver une place
dans une société turque encore largement patriarcale où ils bousculent et transgressent les
définitions de la masculinité et de la féminité imposées par le régime républicain laïc?
1
GRAUPNER Helmut, Die Behandlung der Homosexualität in den Mitgliedsstaaten des Europarats (Strafrechtsvergleich),
Rechtskomitee Lambda, Vienne, 2003
2
ECHAUDEMAISON Claude-Danièle (sous la direction de), Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Nathan, Paris,
2001
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Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Avant de répondre à cette question, il importe de faire un point méthodologique en
ce qui concerne le vocabulaire employé. Qu’entend donc par « homosexuel » ? Seront
considérés ici comme homosexuels les personnes, hommes ou femmes, éprouvant des
sentiments et entretenant des rapports sexuels avec des personnes du même sexe qu’eux.
Cette préférence est soit exclusive dans le cas des gays et des lesbiennes soit relative dans
le cas des bisexuels, éprouvant également des sentiments et entretenant des rapports
sexuels avec des personnes du sexe opposé. Mais ces hommes et ces femmes ne se
revendiquent pas tous comme homo- ou bisexuels. Aussi, il sera porté attention aux
personnes ayant cette préférence mais se déclarant « hétérosexuels ».
La question de la définition de l’homosexualité peut également se lire au prisme de
la théorie « queer » formulée par la philosophe américaine Judith Butler en 1990. Selon
cette théorie, le sujet homosexuel n’existe pas avant la loi, en entendant par loi la norme
en général. La loi interpelle les êtres humains en tant qu’hommes ou en tant que femmes
puis ces derniers ont la possibilité de se construire en tant que tels. En effet, la loi a besoin
de sujets pour fonctionner. Il convient cependant de différencier le genre de la biologie.
C’est avec la société que l’on adopte un genre. Il n’y a pas de corps sexué qui précède
la loi. On ne devient un sujet que par la loi. Or, la loi fonctionne avec des répétitions. La
masculinité et la féminité n’ont rien à voir avec les organes sexuels : ce sont des réifications,
des performances. Pour le dire autrement, on ne naît pas homme ou femme, on le devient.
Les identités sexuelles ne sont que des performances, des répétitions dans le temps. La
répétition est nécessaire à l’existence de la loi. Mais des changements voire même des
ruptures peuvent se produire dans la répétition. A terme, les individus-sujets peuvent abolir
la loi, la renverser et la remplacer par une autre.
Ce mémoire n’a pas pour objet de traiter spécifiquement du cas des travestis et des
transsexuels, même s’il y sera fait allusion dans la mesure où ces derniers connaissent
des problèmes d’intégration analogues dans la société turque, faisant l’objet d’un rejet au
moins aussi fort que les homosexuels. En effet, de nombreux travestis turcs sont euxmêmes homosexuels tandis qu’une part importante des transsexuels turcs est composée
d’anciens homosexuels. Dans ce cas, il sera fait usage du sigle anglophone LGBT (Lesbian,
Gay, Bisexuel, Transgender) voire LGBTT afin d’inclure les travestis. En effet, ces différents
groupes tendent de plus en plus à coopérer dans la lutte contre le rejet dont elles font l’objet
et ce afin de gagner le respect de la part du reste de la population turque.
Avant de commencer, il importe de préciser la méthodologie employée pour la
rédaction de ce mémoire. En premier lieu, l’idée de rédiger un mémoire relatif à la place
des homosexuels dans la société turque a germé dans mon esprit durant mon année de
mobilité à l’université Galatasaray à Istanbul, c'est-à-dire entre septembre 2009 et juin 2010.
A partir du mois de mai 2010, j’ai commencé à chatter sur le site de rencontre homosexuel
turc Gabile afin de parler avec des homosexuels. J’ai mené plusieurs conversations sur ce
site avec quelques uns d’entre eux et ai réussi à en rencontrer un en personne, un gay
kurde de 25 ans avec qui j’ai mené plusieurs discussions sur la question de l’homosexualité
en Turquie. Je me suis également rendu dans un bar gay plusieurs fois ainsi que dans
deux boîtes de nuit gay afin de comprendre le fonctionnement et les codes du milieu gay
stambouliote.
Manifestant un vif intérêt pour la place des minorités et autres groupes marginaux dans
les sociétés en général, j’ai choisi de m’intéresser à une minorité sexuelle a priori peu
étudiée dans le milieu universitaire d’un pays dans lequel l’homosexualité constitue encore
et toujours un tabou. Or, lors de ma recherche bibliographique ultérieure, j’ai trouvé plusieurs
articles scientifiques émanant d’universitaires turcs relatifs à la question de l’homosexualité
8
Introduction
dans leur pays. A l’intérieur même de l’université Galatasaray, plusieurs étudiants de master
ont récemment effectué leur mémoire de fin d’études sur le sujet, un dans le département
de Sciences Politiques en 2010 et pas moins de quatre dans le département de Sociologie
depuis 2006. Ainsi, un certain intérêt pour la question homosexuelle semble émerger dans
le milieu universitaire turc, les prémices de cet intérêt remontant aux années 1990.
En ce qui concerne la recherche documentaire, j’ai dans un premier temps procédé
à la recherche des mémoires et thèses rédigées en France sur les questions liées
à l’homosexualité dans les pays musulmans dès le mois d’octobre 2010. J’ai trouvé
un mémoire soutenu par Thomas Chambon à l’IEP de Lyon en 2006 portant sur
la discrimination des homosexuels en Egypte. J’ai trouvé ce mémoire au Centre de
Documentation de l’IEP et il m’a permis de me donner un aperçu de comment traiter la
question de l’homosexualité dans un pays majoritairement musulman.
Dans un second temps, j’ai procédé à une recherche par Internet. J’y ai trouvé un
certain nombre d’articles de presse variés ainsi que des références d’ouvrages généraux
traitant de globalement de l’homosexualité ou plus particulièrement de l’homosexualité dans
le monde musulman. J’ai également trouvé des rapports d’ONG de droits de l’Homme et
d’organisations internationales et quelques articles scientifiques en rapport avec le sujet.
En consultant les médias gays et la presse turque de France, j’ai également trouvé des
éléments intéressants. Hormis les articles de presse, scientifiques et autres rapports, j’ai
également trouvé des ressources photographiques et surtout plusieurs reportages télévisés
et films en lien avec le sujet.
Puis, en relisant les notes de cours prises à l’université Galatasaray d’Istanbul, j’ai
également trouvé des éléments intéressants. Il s’agit d’éléments d’histoire ottomane et
de sociologie turque contemporaine. A partir de là, j’ai eu connaissance de plusieurs
associations LGBT turques, dont j’ai visité les sites Internet. Certains d’entre eux disposent
d’une version anglaise, d’autres pas. Grâce aux liens inscrits sur ces sites, j’ai également
trouvé plusieurs sites Internet destinés aux touristes homosexuels étrangers visitant
la Turquie ainsi que les sites d’associations d’étudiants homosexuels dans plusieurs
universités du pays.
J’ai également eu la chance de posséder dans ma bibliothèque personnelle plusieurs
ouvrages traitant partiellement du rapport de l’Islam à l’homosexualité et plusieurs romans
turcs ou dont l’histoire se déroule en Turquie contenant des allusions à l’homosexualité
à l’époque ottomane ainsi qu’en Turquie contemporaine. J’ai également pu bénéficier de
l’aide de Mademoiselle Yashomati Gaiffe, étudiante en sociologie ayant rédigé un mémoire
portant sur la masculinité en Turquie durant l’année 2009-2010 contentant des informations
sur la perception des homosexuels par des Turcs hétérosexuels. Sur les conseils de
Madame Karine Bennafla, ma directrice de recherche, j’ai également consulté le numéro
49 de l’année 2009 de la revue des sciences sociales Autrepart portant sur la fabrique
des identités sexuelles et offrant une approche théorique à l’homosexualité et en quoi la
conception occidentalo-centrée du phénomène ne correspond pas nécessairement à la
réalité d’autres aires culturelles, ceci étant valable dans une certaine mesure pour la Turquie.
C’est également grâce à Madame Bennafla que j’ai découvert plusieurs articles scientifiques
en rapport avec la question de l’homosexualité en Turquie et émanant d’universitaires turcs.
Enfin, c’est en prenant contact avec des professeurs de l’université Galatasaray que
j’ai eu connaissance de l’existence des mémoires de fin d’études des étudiants de master
portant sur l’homosexualité en Turquie. J’ai d’abord contacté Doğu Durgun, du département
de Sciences Politiques, qui a partagé avec moi sa bibliographie puis à ma demande un
article scientifique mentionné dans cette bibliographie ainsi que son mémoire en entier.
9
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Puis, j’ai contacté Dilek Erinç Özcan, Nayat Karaköşeoğlu et Kübra Ekler, diplômées du
département de Sociologie qui ont également accepté de me faire partager leurs mémoires
respectifs en entier.
Parallèlement à ma recherche documentaire, j’ai entamé une enquête sociologique,
qui a duré de décembre 2010 à juin 2011. Il s’agit en réalité d’une double enquête : d’une
part, j’ai élaboré un questionnaire destiné aux homosexuels turcs afin de connaître leur vie
et les problèmes qu’ils rencontrent, d’autre part, j’ai élaboré un autre questionnaire destiné
aux Turcs hétérosexuels afin de connaître leur perception de l’homosexualité.
Je me suis également rendu deux fois à Istanbul durant l’année 2010-2011 et ce avec
l’intention d’y effectuer un travail de terrain. En effet, la plus grande ville de Turquie abrite
un certain nombre de bars, boîtes de nuit, restaurants et hammams fréquentés par des
gays, tous concentrés dans l’arrondissement de Beyoğlu. Je me suis rendu à Istanbul à la
fin du mois de décembre puis au début du mois de mars afin de tenter d’effectuer ce travail.
L’objectif était de faire de l’observation participante mais aussi et surtout de m’entretenir
individuellement avec des homosexuels fréquentant ces lieux ainsi qu’avec les serveurs
et les tenanciers et dans le cas des hammams, avec les masseurs. Istanbul abritant les
locaux de l’association LGBT Lambda Istanbul et de la section turque de l’ONG de droits
de l’Homme Amnesty International, je comptais également m’y rendre afin de m’entretenir
avec des militants de ces organisations.
J’avais en outre l’intention de demander leur avis sur l’homosexualité à des Turcs
a priori non homosexuels dans la rue, hommes comme femmes et de tous les âges
et toutes les catégories sociales, tant dans l’arrondissement de Beyoğlu que dans
d’autres arrondissements de la ville, qui en compte pas moins de 39. Afin d’expliciter
le rapport de l’Islam à l’homosexualité, j’envisageais aussi d’interroger un ou plusieurs
imams voire de me rendre à la section locale de la Direction des Affaires Religieuses
(Diyanet). Et dans une perspective comparative, j’envisageais également de rencontrer
des prêtres arméniens et grecs-orthodoxes ainsi que des rabbins vivant à Istanbul afin de
recueillir leur avis sur la question. En ce qui concerne le rapport entre classe politique et
homosexualité, j’envisageais encore de rencontrer des représentants d’instances officielles
comme par exemple de la mairie de Beyoğlu ou bien du « Grand Istanbul ». J’envisageais
également de rencontrer des militants ou bien des responsables de différents partis
politiques turcs. L’homosexualité étant couramment considérée comme une maladie en
Turquie, j’envisageais enfin de rencontrer un ou plusieurs médecins, soit généralistes, soit
psychologues, soit psychiatres ou bien à du personnel hospitalier ou encore des étudiants
en médecine.
Ma méthode de recherche documentaire tout comme mon enquête sociologique et mon
travail de terrain ont néanmoins des limites.
Concernant la recherche documentaire, j’ai exclu les sources en langue turque en
raison d’une maîtrise insuffisante de la langue, dont je ne suis qu’à la troisième année
d’apprentissage. Sur le fond, la plupart des documents trouvés traitent exclusivement
de l’homosexualité masculine. Aussi, rares sont les documents faisant référence aux
lesbiennes turques. De plus, en raison de mon choix de rendre ce mémoire à la session du
mois de juin 2011, je n’ai pas eu la possibilité d’exploiter le contenu de tous les documents
recueillis au cours de la recherche.
En ce qui concerne l’enquête sociologique, j’ai choisi de l’effectuer par email, en la
transmettant à mes amis turcs et en leur demandant de diffuser le questionnaire à leurs amis.
Or, ce mode de transmission s’est avéré problématique, dans la mesure où la quasi-totalité
10
Introduction
des répondants sont des étudiants ou des jeunes diplômés des universités Galatasaray et
Maramara d’Istanbul. De ce fait, je n’ai pas pu bénéficier des apports de personnes d’autres
milieux sociaux et ce alors que selon les chiffres de l’OCDE, seule 15% d’une classe d’âge
va à l’université en Turquie. Lors de la clôture de mon enquête en juin 2011, 14 jeunes
hommes et 18 jeunes filles, d’une moyenne d’âge de 23 ans avaient participé à l’enquête.
Cet échantillon s’est néanmoins révélé intéressant, dans la mesure où les participants
étaient originaires tant d’Istanbul que de villes du reste de la Turquie telles que Bursa, Adana
ou Izmir. Afin de saisir la personnalité de mes répondants, j’ai inclus des questions telles
que l’appartenance ethnique, le degré de pratique religieuse et l’opinion politique. Du point
de vue ethnique, 28 de mes répondants soit 88% de l’échantillon sont turcs, 2 kurdes, 1
turco-kurde et 1 arabe originaire de la région d’Antakya. Du point de vue de la pratique
religieuse, 22% des sondés se sont déclarés athées, le restant s’étant déclaré musulman
à des degrés divers : 28% se sont définis comme religieux et 50% comme non religieux.
Quant à la proximité partisane, 56% des sondés se sont déclarés proche du CHP, parti de
gauche laïque ayant recueilli plus de 25% des suffrages aux élections législatives du 12
juin 2011, 31% ont déclaré ne se sentir proche d’aucun parti politique. 2 sondés n’ont pas
mentionné leur positionnement politique, un autre s’est déclaré proche du parti d’extrêmegauche ÖDP et un autre du parti islamo-conservateur au pouvoir AKP.
Concernant à présent le questionnaire homosexuel, j’ai rassemblé en tout et pour tout
les réponses de trois jeunes hommes gays et d’une jeune femme lesbienne tous âgés d’une
vingtaine d’années. En ce qui concerne l’origine des sondés, deux des trois gays interrogés
sont originaires d’Istanbul, le troisième provenant d’Izmir. La jeune femme lesbienne est
quant à elle originaire d’Erzincan, dans l’Est du pays. Tous se déclarent ethniquement
turcs. Deux des gays se sont en outre déclarés athées, le troisième se définissant comme
agnostique. La jeune femme lesbienne s’est quant à elle définie comme musulmane mais
non religieuse. En ce qui concerne enfin le positionnement politique, trois sondés sur quatre
se sont déclarés proches du CHP, le sondé restant ne se sentant proche d’aucun parti.
Etant donné le très faible nombre de réponses, ces dernières ont une représentativité
assez limitée de la « communauté » homosexuelle de Turquie. Pour ce questionnaire-ci,
comme pour le questionnaire destiné aux hétérosexuels, je me suis en effet heurté à une
proportion de non réponse très élevée. Afin d’élargir mes perspectives, j’ai alors élaboré
un questionnaire destiné aux homosexuels étrangers ayant vécu en Turquie, dans la mesure
où je connaissais directement ou indirectement des personnes dans ce cas. Pourtant, je
n’ai pas reçu la moindre réponse à ce questionnaire-ci.
Le travail de terrain quant à lui s’est globalement révélé infructueux et ses résultats
se situent très en deçà des objectifs fixés initialement. En premier lieu, je faisais face à
une contrainte de temps, deux séjours de cinq jours étant insuffisants pour m’immerger
suffisamment dans la « communauté » homosexuelle d’Istanbul et par conséquent nouer
des liens avec des personnes de cette communauté. En second lieu, ma maîtrise du Turc
oral étant très insuffisante, la communication avec les personnes rencontrées s’est souvent
avérée difficile. Concernant les interviews de Turcs hétérosexuels, j’ai effectué une seul
interview, en Anglais, de la responsable des relations clients de l’Hôpital allemand (Alman
Hastanesi) situé dans l’arrondissement de Beyoğlu. L’interview s’est bien déroulée mais
mon interlocutrice m’a mis en garde concernant le fait que le sujet demeure vraiment tabou
dans la société turque, y compris dans une grande ville moderne comme Istanbul. Par
ailleurs, une amie turque m’a attiré l’attention sur le fait que les Stambouliotes « détestent »
les sondeurs de rue. Aussi ai-je renoncé à effectuer d’autres interviews avec d’autres Turcs
hétérosexuels. Concernant les Turcs homosexuels, je me suis rendu plusieurs fois dans
un bar, deux hammams et trois boîtes de nuit majoritairement fréquentés par des gays
11
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
et/ou des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes. Indépendamment
des problèmes de langue, les personnes fréquentant ces endroits se sont révélées peu
promptes à m’adresser la parole.
En outre, j’ai pu me rendre au local de Lambda Istanbul. J’ai pu y obtenir quelques
documents écrits en Anglais concernant leurs activités. Néanmoins, les personnes qui m’ont
accueilli ont refusé de s’entretenir plus longuement avec moi en affirmant qu’elles n’en
avaient pas le temps. A mon retour en France, je leur ai envoyé un questionnaire par email
à la place, auquel je n’ai pas reçu de réponse. Par la suite, j’ai tenté d’approcher un membre
de cette organisation par le biais d’un professeur de l’université Galatasaray. Là encore,
je n’ai pas reçu de réponse. Durant mon séjour à Istanbul, je n’ai pas pu me rendre au
local d’Amnesty International. J’ai donc par la suite envoyé un email à Monsieur Murat
Köylü qui aurait en principe dû me recevoir et qui a quant à lui apporté une réponse à la
quasi-totalité de mes questions. Au début du printemps, j’ai tenté de prendre contact avec
d’autres associations turques défendant les droits des homosexuels en leur envoyant le
même questionnaire que celui envoyé à Amnesty-International. J’ai alors essuyé un refus
de réponse de la part de KAOS-GL et de Pembe Hayat, deux organisations LGBT basées
à Ankara. Je n’ai pas également réussi à entrer en contact avec l’association kurde gaie
Hevjin basée à Diyarbakır. Néanmoins, j’ai reçu une réponse à mon questionnaire de la part
de Monsieur Deniz Uğur de l’association LGBT Siyah Pembe Üçgen basée à Izmir et de la
part de Monsieur Burak Cansever de l’association LGBT Mor El Eskişehir, basée comme
son nom l’indique à Eskişehir.
Etant donné les limites de ma méthode de travail, ce mémoire se veut synthétique
en apportant un éclairage non exhaustif sur la place des homosexuels dans la société
turque actuelle et leurs perspectives d’avenir dans cette dernière. Dans une première
partie à caractère historique, nous verrons en quoi l’homosexualité est une sexualité de
transgression en Turquie et ce depuis l’Empire ottoman. Nous nous intéresserons en
particulier au contraste entre les dogmes islamiques prohibant l’homosexualité et la réalité
sociale de l’Empire puis à la rupture que constitue le passage à la République en 1923.
Dans une seconde partie, nous nous pencherons sur la vie des homosexuels turcs et
à la construction de leur identité. Face à une hostilité de la société en général et de la
sphère familiale en particulier, les homosexuels turcs construisent leur identité grâce à des
espaces où ils peuvent rencontrer leurs semblables, qu’il s’agisse de l’espace virtuel que
constitue Internet que d’espaces physiques réels tels que les bars, les boîtes de nuit ou
les hammams. Ainsi émergent des identités homosexuelles en Turquie contemporaine et
conjointement à cette émergence apparaissent des associations aspirant à défendre les
droits des homosexuels dans le « grand » espace public turc dont ces derniers sont exclus.
Ce qui nous amènera dans une troisième partie à analyser l’entrée des homosexuels dans
le grand espace public turc. Aidés par des associations, les homosexuels tentent de s’y
affirmer et de s’y faire reconnaître. Nous étudierons particulièrement les interactions entre
d’une part les homosexuels et d’autre part les sphères publiques que constituent le droit et
la justice, l’arène politique et l’armée avant d’étudier la façon dont les médias et le champ
culturel traitent de la question de l’homosexualité.
Ces précisions méthodologiques effectuées, nous pouvons désormais entrer dans le
vif du sujet et commencer par un voyage dans le temps en partant explorer des recoins peu
connus de l’histoire ottomane avant de prendre pied dans la société turque contemporaine.
12
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours :
l’homosexualité comme sexualité de
transgression
A. Aux racines de l’homosexualité en Turquie :
l’homoérotisme ottoman
En tant que société islamique, la société ottomane est avant tout une société où règne
la ségrégation des sexes dans l’espace public. Or, la sociabilité dépend de cette
ségrégation : les hommes se rencontrent entre eux au hammam, à la mosquée ou au café
réservé aux hommes, le kiraathane. Les hommes se retrouvent également entre eux pour
fumer le narghilé. L’homme ottoman ne connaît d’autre femme que sa mère et ses sœurs
lorsqu’il est enfant puis son épouse et ses filles lorsqu’il est adulte.
Symétriquement, la socialisation des femmes ottomanes a lieu dans des lieux où
elles rencontrent d’autres femmes. Les lieux de rencontre privilégiés des femmes sont la
mosquée, le hammam et le marché (le pazar). Selon le Tunisien Abdelwahab Bouhdiba, la
femme, de sa naissance à sa mort ne voit que les seuls mâles qu’elle est habilitée à voir
canoniquement, à savoir ascendants, descendants, frères et mari.
3
Dans une configuration dans laquelle « la rencontre des sexes est limitée au strict
minimum indispensable à la vie et à la survie », nous pouvons employer le terme
d’homosocialité utilisé par l’historien français Frédéric Lagrange pour désigner ces modes
4
de sociabilité. En tant que société islamique où l’Islam est la religion dominante et où le
Sultan se proclame également Calife, c'est-à-dire commandeur des croyants, il importe pour
mieux comprendre les enjeux des rapports entre personnes de même sexe sous l’Empire
ottoman d’étudier le point de vue de la religion musulmane sur la question.
1.Le point de vue islamique sur les rapports sexuels entre personnes
de meme sexe : entre condamnation et absence d’unite quant aux
mesures a adopter
Premièrement, il importe de préciser que la condamnation islamique de l’homosexualité
vise avant tout l’homosexualité masculine, autrement-dit la sodomie. Les rapports sexuels
3
4
BOUHDIBA Abdelwahab, La sexualité en Islam, PUF, Collection Quadrige Essais Débats, Paris, 2003
ENDEWELD Marc, « Le monde arabo-musulman a effacé sa culture homo-érotique », Interview de Frédéric Lagrange, Têtu,
N°157, 2010
13
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
entre femmes ne sont en effet nullement condamnés par l’Islam, ni le Coran ni aucun hadith
n’y faisant référence. Aussi, rares sont les pays sanctionnant le lesbianisme.
Selon Olivier Roy, les dogmes islamiques s’opposent à l’homosexualité et ce dans le
cadre d’une orthopraxie. Pour Olivier Roy, on constate une « intransigeance sur la question
de l’homosexualité non pas forcément comme pratique incidente mais comme définition
5
d’une catégorie légitime ». L’homosexualité est donc moins rejetée au nom de la survie
de l’espèce humaine qu’au nom de la légitimité de cette pratique. Ceci étant dit, l’aspect
incident de l’homosexualité n’est pas totalement absent de la condamnation.
En outre, le sexe entre hommes est condamné parce qu’il n’entraîne pas
la reproduction. Or, la reproduction est traditionnellement considérée sous l’angle
économique : pas d’enfants signifie pas de travailleurs, donc pertes de revenus fiscaux et
par conséquent danger pour l’équilibre social, le tout dans un contexte de forte mortalité
infantile mettant en danger la viabilité de la société. Une telle vision de l’ordre social n’est
pas propre à l’Islam mais existait déjà dans les sociétés patriarcales moyen-orientales préislamiques.
Notons par ailleurs que l’Islam n’a jamais diabolisé la pratique de la sexualité en tant que
telle et a au contraire toujours reconnu la légitimité du plaisir. En fait, l’organisation sociale
islamique reposant sur la ségrégation des sexes, l’Islam essaie de réguler la sexualité afin
d’intégrer tout le monde en assignant à chacun une place bien précise selon son sexe.
Légitime, le plaisir sexuel a vocation à s’exercer exclusivement dans le cadre du
mariage et ce en respectant l’harmonie antithétique des sexes. L’Islam s’oppose à toutes
les autres formes de réalisation du désir sexuel, allant à l’encontre de cette harmonie. Les
rapports sexuels entre personnes de même sexe violent l’ordre du monde voulu par Allah
et constituent une source de fitna, autrement-dit d’anarchie.
Les théologiens musulmans reconnaissent donc que ce type de désir existe, même si
ce dernier va à l’encontre de l’ordre moral. Ainsi, en supplément d’une rigoureuse séparation
des sexes, l’Islam promeut une séparation entre les jeunes hommes et les hommes adultes,
les premiers se voyant reconnaître un pouvoir d’attraction sur les seconds, comparable à
la séduction qu’exerceraient les femmes sur les hommes. En outre, rien que le regard porté
sur un jeune homme, le fait de le toucher ou désirer avoir un rapport sexuel avec lui conduit
le croyant musulman en Enfer.
Il est également intéressant de remarquer que l’Islam prohibe les rapports sexuels
entre hommes, au sens que ces derniers constitueraient une maladie. Selon l’islamologue
allemand Arno Schmitt, la perception islamique de l’homosexualité comme maladie est la
suivante : un homme qui commence à se faire pénétrer risque de prendre du plaisir et par
6
conséquent de devenir dépendant de ce plaisir contraire à l’ordre divin. Or, si un homme
devient dépendant du plaisir anal, il risque de se trouver dans l’incapacité de contrôler ses
désirs sexuels, d’être atteint d’insatiabilité, autrement-dit de présenter les symptômes du
shahwat al nisa, considérée comme propre aux femmes. Il s’agit là d’une transgression de
genre, inacceptable dans une société islamique basée sur la ségrégation des sexes et leur
complémentarité voulue par Allah. La condamnation des rapports sexuels entre hommes
par la loi islamique a donc pour but d’éviter le désordre, la fitna. C’est pourquoi, comme le
souligne l’historien égyptien du XIVème siècle Al Nuwayri dans son œuvre intitulée Nihaya,
5
6
1992
14
ROY Olivier, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture, Seuil, Paris, 2008
SCHMITT Arno, SOFER Jehoda, Sexuality and Eroticism Among Males in Moslem Societies, Haworth Press, Binghamton,
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
le Prophète disait que ce qu’il redoutait le plus pour sa communauté, c’était les pratiques
du peuple de Loth. De surcroît, selon Vincenzo Patanè, les actes homosexuels étaient
couramment pratiqués dans les sociétés de la péninsule arabique du VIIème siècle.
7
Cette conception est à mettre en perspective avec l’opinion du kadı hanafite Abu Yusuf
qui officiait à l’époque du calife Harun al Rachid et qui allait quant à lui jusqu’à percevoir
l’anus comme un orifice désiré par nature autant que le vagin. Nous pouvons donc dire que la
condamnation des rapports sexuels entre hommes par l’Islam correspond dans une certaine
mesure à la répression de pulsions sexuelles pourtant conçues comme naturelles et
ce d’autant que le Prophète aurait déclaré que « Celui qui aime passionnément et reste
chaste est un martyr » et rejoint directement le Paradis après sa mort. D’ailleurs, le Coran luimême dans sa description du Paradis promet aux hommes musulmans outre les fameuses
houris, des « éphèbes immortels », que la sourate 52 décrit comme « semblables à des
perles cachées ».
En lui-même, le Coran n’aborde la question des rapports sexuels entre hommes que
par le prisme du « peuple de Loth », dont l’histoire est rapportée dans treize sourates
différentes et qui reprennent quasiment mot pour mot l’histoire de Sodome et Gomorrhe
narrée dans l’Ancien Testament judéo-chrétien. Bien que les pratiques du peuple de Loth,
entre autres le fait d’entretenir des rapports sexuels avec des hommes et non avec des
femmes, dénommé fahisha en arabe et traduit par « turpitude » ou « action infâme »
en français, soient moralement condamnées en tant qu’insoumission à Allah, il n’est fait
mention d’aucune peine à appliquer au cas où des hommes musulmans commettraient
de telles pratiques. Ceux qui imiteraient les gens de Loth se voient en outre qualifiés de
« mauvais », « pervers » et « impies ». L’étude de la quatrième sourate s’avère cependant
intéressante, dans la mesure où elle appelle les musulmans à « sévir » contre ceux qui se
livrent à la « turpitude » tout en indiquant, qu’en vertu de la clémence et de la miséricorde
d’Allah, celui qui se reprend puis cesse ces pratiques doit être épargné.
8
Il en va cependant tout autrement dans les hadith, c'est-à-dire les paroles et actes
attribués au Prophète Mahomet. Ainsi, le hadith N°4447 de Abu Dawud rapporté par
Abdullah Ibn Abbas proclame : « Le Prophète (La Paix Soit Sur Lui) a dit : Si vous trouvez
quiconque faisant ce que le peuple de Loth faisait, tuez celui qui le fait et celui à qui il est fait »
9
. Inscrit dans le livre 38 du recueil d’Abu Dawud consacré aux châtiments prescrits (Kitap
Al Hudut), ce hadith indique clairement que le liwat, c'est-à-dire la sodomie est passible
de mort. Néanmoins, la manière d’appliquer cette peine reste à l’appréciation du juge.
D’ailleurs, la destruction de Sodome et Gomorrhe, narrée tant dans l’Ancien Testament que
dans le Coran est interprétée comme une punition divine contre la sodomie que pratiquaient
ses habitants. Le même hadith est également repris dans les compilations d’Ibn Maja, Al
Tirmidhi et Ibn Hanbal. Pourtant, le chercheur marocain Mohammed Mezziane affirme dans
son article intitulé « Sodomie et masculinité chez les juristes musulmans du IXème au XIème
7
PATANE Vincenzo, « L’homosexualité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord », IN : ALDRICH Robert (sous la direction de),
Une histoire de l’homosexualité, Seuil, Paris, 2006
8
9
HAMEL Christelle, « Islam », IN : TIN Louis-Georges (sous la direction de), Dictionnaire de l’homophobie, PUF, Paris, 2003
Université de Sud-Californie, Center for Muslim-Jewish Engagement : http://www.usc.edu/schools/college/crcc/engagement/
resources/texts/muslim/hadith/abudawud/038.sat.html , page consultée le 2 février 2011
15
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
siècle» que des réserves quant à la chaîne de transmission de ce hadith ont été émises au
sein du milieu des juristes musulmans lui-même.
10
De plus, les interprétations des différentes écoles jurisprudentielles divergent quant à
la question de savoir si la sodomie rentre dans la catégorie de zina, ce qui l’assimile le cas
échéant à d’autres types de rapports sexuels illicites tels que l’adultère. Or, cette question
est cruciale, car elle permet de déterminer la peine à appliquer à l’encontre des hommes
coupables de sodomie. Un autre hadith mentionné par Jehoda Sofer assimile clairement le
liwat à zina, au sens où il prévoit exactement les mêmes peines pour les hommes coupables
de sodomie que pour les hommes et les femmes coupables d’adultère à savoir la lapidation
si le coupable est marié ou bien cent coups de fouet suivis d’une année de bannissement
dans le cas où le coupable est célibataire.
11
En outre, le Coran, dans la sourate La Lumière assimile zina au paganisme, ce
qui exclut ceux qui en sont les auteurs de la communauté musulmane. En ce sens, les
hommes commettant la sodomie peuvent être assimilés aux apostats et par conséquent
subir le même châtiment que ces derniers. Néanmoins, la non-soumission à l’ordre d’Allah,
dénommée fisq fait l’objet d’un débat entre les juristes musulmans, certains ayant approuvé
la sanction de cette insoumission dans le cadre de l’apostasie, d’autres pas. En effet, dans
le Coran, la notion d’insoumission renvoie tant aux non-musulmans qu’aux musulmans ne
suivant pas les règles.
Appliquer la peine de mort aux hommes coupables de sodomie n’est donc pas évidente.
Elle est clairement réfutée par le fondateur de l’école jurisprudentielle hanafite Abu
Hanifa à la fin du VIIIème siècle. Et c’est de cette école jurisprudentielle là que se réclame
la dynastie impériale ottomane. Explicitant le point de vue de Abu Hanifa, Mohammed
Mezziane affirme que « Si Allah avait voulu la mise à mort du luti [celui qui commet la
12
sodomie], il l’aurait précisé»
et ce dans le cadre des peines fixes (hadd), relevant du
cadre juridique sacré prévu par Allah. Aussi, la sanction concernant le liwat doit être laissée
à l’appréciation du juge. Il s’agit là d’une peine discrétionnaire (tazir) relevant quant à elle
du cadre juridique mis en place par les hommes. Selon Muhammad Al Hussein Al Saibani,
un autre juriste hanafite, le juge doit prononcer soit une peine d’emprisonnement soit la
flagellation. Le rejet de la peine de mort se base en outre sur un hadith proclamant que le
sang du musulman ne peut être versé qu’en cas d’adultère, d’apostasie ou d’homicide.
En fait, l’école hanafite n’assimile pas liwat à zina, dans la mesure où les peines
fixes sanctionnant la fornication hétérosexuelle visent à éviter des problèmes tels que la
confusion en matière de filiation ou la perte de virginité des femmes, des problèmes graves
qui ne se posent pas dans le cas de liwat. De plus, le luti n’est pas considéré comme
apostat, mais comme fasiq, c'est-à-dire « insoumis », autrement dit comme un musulman
qui désobéit à Allah.
L’approche de Mohammed Mezziane est intéressante, dans la mesure où elle se
focalise sur la notion d’ordre public. Selon lui, la condamnation de l’homosexualité par
l’Islam obéit avant tout à une logique de maintien de l’ordre public. En ce sens, les
châtiments sont liés au degré de nuisance de la transgression. La procédure pénale implique
effectivement la présence de quatre témoins, capables de fournir des détails anatomiques,
10
11
12
16
MEZZIANE Mohammed, « Sodomie et masculinité chez les juristes musulmans du IXe au XIe siècle », Arabica, N°55, 2008
SCHMITT Arno, op.cit.
MEZZIANE Mohammed, op.cit.
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
ce qui suppose que les faits aient eu un caractère public. Dans les faits, donc, la mise en
œuvre des sanctions contre des hommes accusés de sodomie est assez rare.
Condamnés par la religion islamique, les rapports sexuels entre hommes ne sont donc
pas passibles de la peine de mort sous l’Empire ottoman en raison de l’appartenance de
la dynastie à l’école jurisprudentielle hanafite. La punition réservée aux hommes ottomans
coupables de liwat est laissée à l’appréciation du kadı. Néanmoins, l’interdit religieux est
transgressé dans les faits, y compris dans les plus hautes sphères du pouvoir comme nous
allons le voir maintenant.
2.Un homoerotisme ottoman quasi-institutionnel
Alors que l’Islam prohibe les rapports sexuels entre hommes, une chronique ottomane
anonyme de l’époque du sultan Beyazıt Yıldırım, c'est-à-dire entre 1389 et 1402 rapporte
pourtant une réalité différente : la présence des içoğlan dans le Palais impérial situé à
l’époque à Edirne. En Turc, « oğlan » signifie « garçon, garçonnet, adolescent ». Avec le
préfixe « iç » qui signifie « intérieur », nous pouvons traduire le mot « içoğlan » par « garçon
de l’intérieur », sous entendu, de l’intérieur du Palais. Concrètement, les içoğlan peuvent
être considérés comme l’équivalent ottoman des jeunes pages qui servaient dans les cours
occidentales. Or, selon la chronique anonyme, il semblerait que le vizir de l’époque, Ali
Pacha, fils de Kara Halil, de la famille Çandarlı ait un goût prononcé pour les beaux jeunes
hommes, qu’il fait içoğlan et « après en avoir abusé un certain temps » leur octroie des
postes dans l’administration. Les amants du vizir connaissent donc une ascension sociale
inédite, contrastant avec la condition antérieure des içoğlan, considérés comme « plus bas
que les chiens ». Des relations affectives et sexuelles entre hommes ont donc lieu dans les
plus hautes sphères du pouvoir ottoman, même si ces pratiques suscitent la réprobation
du chroniqueur qui déplore « l’accroissement du péché » sous le ministère d’Ali Pacha.
L’ascension sociale des içoğlan s’inscrit alors dans le contexte de bureaucratisation et de
centralisation croissante de l’Empire. Mais ces nominations ne sont pas sans susciter de
jalousies de la part des gazi, ces guerriers de la foi à qui étaient autrefois dévolus les postes
administratifs.
Le 29 mai 1453, Constantinople la byzantine tombe entre les mains des Ottomans
dirigés par Fatih Sultan Mehmet, appelé en français Mehmet II le Conquérant. Or, il est
intéressant de remarquer que le sultan pour motiver ses soldats leur promet non seulement
les femmes de la ville mais aussi « beaucoup de garçons, très beaux et de nobles familles ».
De fait, les plus beaux jeunes hommes de la noblesse byzantine deviennent les içoğlan
de Fatih Sultan Mehmet, tout en sachant que les pères refusant de livrer leurs fils sont
exécutés.
13
Ayant vocation à remplir des fonctions administratives ou militaires, les içoğlan
bénéficient d’une instruction au sein de l’Ecole du Palais. Selon l’historien français Didier
Godard, le Palais impérial de Topkapı à Istanbul, résidence des sultans de la fin du XVème
au début du XIXème siècle compte 350 à 450 içoğlan surveillés par environ 80 eunuques.
Non seulement les sultans y choisissent leurs favoris, mais il est également fait état de
relations amoureuses fréquentes entre les jeunes hommes par les commentateurs de
l’époque. Ainsi, l’orientaliste européen Albertus Bobovius qui visite la Cour au XVIIème
siècle remarque que les eunuques tentent de contrôler ces relations parmi les nouveaux
venus mais ne font rien contre les içoğlan qui ont les meilleures notes et qui sont promis
13
GODARD Didier, Dictionnaire des chefs d’Etat homosexuels ou bisexuels, H&O éditions, Béziers, 2004
17
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
aux plus hauts emplois. Selon ses dires, ces içoğlan là « font l’amour presque en toute
liberté ».
14
Cette pratique est en particulier répandue dans le corps des janissaires, c'est-à-dire
l’armée ottomane. Les nouvelles recrues à peine adolescents (dans Istanbul, souvenirs
d’une ville, le romancier turc contemporain Orhan Pamuk parle même de « jeunes gens
imberbes ») entretiennent en effet des relations affectives et sexuelles avec des janissaires
plus âgés et plus forts, qui se placent comme leurs protecteurs. Ces jeunes portent même
un voile afin de ne pas être importunés par d’autres janissaires, le port de ce voile signifiant
en quelque sorte « Je suis pris ». Mais la relation entre les deux amants cesse lorsque le
plus jeune parvient à l’âge adulte. Si les relations affectives et sexuelles entre un adolescent
et un homme plus âgé sont acceptées, l’amour entre deux hommes adultes est quant à lui
conçu comme illégitime.
Il est intéressant de remarquer que ces jeunes hommes sont sont souvent des Serbes
ou des Monténégrins amenés à Istanbul dans le cadre de devşirme, mot ottoman que l’on
peut traduire par « cueillette », consistant à enlever à leurs familles des adolescents dans les
montagnes des Balkans. Ces jeunes Slaves ont en effet la réputation d’être à la fois beaux et
grands de taille. Hormis le devşirme, l’Ecole du Palais est alimentée par les achats de jeunes
hommes sur les marchés aux esclaves ainsi que par les jeunes hommes faits prisonniers sur
le champ de bataille. En effet, d’après la coutume dite du pençik, un mot d’origine persane
signifiant « cinq », un cinquième des prisonniers de guerre capturés reviennent de droit au
sultan.
Quoi qu’il en soit, les içoğlan ont le statut de kul, c'est-à-dire d’esclaves du sultan.
Serviteurs au Palais et liés par un serment de fidélité, ils doivent faire tout ce qu’on leur
demande, en bref faire preuve d’une loyauté aveugle envers le sultan. Les içoğlan disposent
d’une formidable opportunité d’ascension sociale mais tous n’en bénéficient pas.
Certains sultans offrent des places de choix à leurs amants, mais pas systématiquement. Au
cours de l’histoire ottomane, les amants de quelques sultans deviennent leurs secrétaires
particuliers ou sont nommés gouverneur de province ou bien grand-amiral de la flotte
impériale. Dans tous les cas, seule une minorité des içoğlan connaît des destinées aussi
prestigieuses. Orhan Pamuk souligne en outre dans son roman Mon Nom est Rouge qu’il
existe une possibilité d’entretenir des rapports sexuels tarifés avec ces jeunes hommes, le
prix d’une « heure paradisiaque avec une escorte de premier plan » se chiffrant à un écu
d’or 22 carats à la fin du XVIème siècle.
15
En référence à l’existence de ces pratiques quasi-institutionnelles, un homme adulte
ayant des rapports sexuels avec un jeune homme est alors qualifié de « oğlancı » et le fait
d’entretenir de tels rapports « oğlancılık ». En Français, « oğlancılık » se traduit donc tout
à la fois par « pédérastie », car elle renvoie à la notion de rapports tout à la fois affectifs
et sexuels entre un homme adulte et un jeune homme, similaire à la pédérastie pratiquée
du temps de la Grèce antique, mais également par « sodomie ». D’ailleurs, le terme turc
actuellement usité pour désigner la sodomie demeure « oğlancılık ».
3.Homoerotisme et civilisation islamique : une transgression des
dogmes
14
15
18
GODARD Didier, Ibid
PAMUK Orhan, Mon Nom est Rouge, Gallimard, Collection Folio, Paris, 2001
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
En dehors du Palais, il est également fait état de l’existence de relations affectives et
sexuelles entre hommes au sein des confréries soufies. L’exemple le plus célèbre est celui
de Djalal al Din al Rumi, plus connu sous le nom de Mevlana (« notre maître »), qui fonde à
Konya au XIIIe siècle la confrérie des derviches tourneurs, les mevlevi, pratiquant un islam
mystique basé sur la danse. Or, Mevlana était réputé amateur de garçons. D’après l’analyse
de Daniel Weishut, les écrits mystiques fortement homo-érotiques de Mevlana, entre autres
le Divan, dédié à un derviche itinérant nommé Chams al Din de Tabriz, montrent que l’amour
d’Allah et l’amour des garçons semblent chez les soufis emprunter des voies communes.
16
Plus encore, selon Vincenzo Patanè, l’être aimé, le jeune homme est considéré par
17
les soufis comme shahit, c'est-à-dire comme « témoin » de la beauté divine.
C’est en
substance ce qu’affirme au milieu du XIVème siècle le Cheikh Awhad ud Din de Kirman, à
la tête d’un ordre de derviches mendiants, dans un ouvrage dans lequel il explique avoir vu
la beauté de Dieu dans le visage des jolis garçons, jolis garçons avec lesquels il est tout à
fait licite d’avoir des relations sexuelles.
Comparables dans une certaine mesure aux moines chrétiens, les derviches vivent
entre hommes dans des tekke (couvents), naturellement interdits aux femmes. Dans Mon
nom est Rouge, Orhan Pamuk raconte comment les rapports sexuels qui s’y déroulent font
l’objet d’une condamnation de la part des musulmans orthodoxes : ainsi, en 1591, Nusret Ali
Hodja, prédicateur à la mosquée Beyazıt à Istanbul condamne les pratiques des derviches
et en appelle même à la démolition de leurs couvents. Que leur reproche exactement le
prédicateur ? « Ces individus […] dansent jusqu’au petit matin au son de la musique, se
transpercent avec des aiguilles sur tout le corps, et après s’être ainsi livrés à toutes les
dérives, finissent par forniquer entre eux et avec des petits garçons ».
18
Nous constatons que donc l’Islam soufi a un tout autre rapport au corps et à la
sexualité que l’Islam sunnite orthodoxe, les tekke des derviches ayant la réputation d’être
des lieux de pratiques sexuelles entre hommes, pratiques condamnées par l’Islam sunnite
orthodoxe. Abdelwahab Bouhdiba analyse ces pratiques sexuelles sous l’angle des rites
d’initiation mystique. Selon lui, « la promiscuité est de règle et de l’effusion extatique à
l’effusion amoureuse, le chemin n’est pas toujours très long ».
De plus, Bouhdiba met en parallèle l’existence des pratiques homosexuelles au sein
des tarikat à celles existant, selon lui, dans les medrese, c'est-à-dire les écoles coraniques,
constituant pourtant des lieux d’apprentissage de l’Islam orthodoxe. Ainsi, les rapports
19
sexuels au sein des communautés estudiantines masculines n’étaient pas rares.
Les
professeurs, qui apprenaient le Coran aux jeunes garçons n’hésitaient pas à leur infliger des
châtiments corporels ainsi qu’à les sodomiser. Or, une telle pratique, bien que connue des
familles est perçue comme faisant partie de l’apprentissage, le sperme d’un savant étant
d’après une croyance populaire censé contenir une parcelle d’intelligence et de bénédiction
divines, d’où l’acceptation sociale de cette pratique.
Dans le cadre de cette section consacrée à la civilisation islamique, abordons à présent
un lieu central tant de cette civilisation que de l’homoérotisme qui y règne : le hammam. Soit
16
17
WEISHUT Daniel, « Proche-Orient », IN : TIN Louis-Georges (sous la direction de), Dictionnaire de l’homophobie, PUF, Paris, 2003
PATANE Vincenzo, op.cit.
18
19
PAMUK Orhan, Mon Nom est Rouge, op.cit.
BOUHDIBA Abdelwahab, op. cit.
19
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
divisé en deux parties, l’une réservée aux hommes, l’autre réservée aux femmes, soit ouvert
exclusivement aux uns et aux autres à des heures différentes de la journée, le hammam
est analysé par Bouhdiba comme un lieu « fortement érotisé » en raison de la promiscuité
qui y règne. Mais avant d’être un lieu de plaisirs, la raison d’être du hammam est avant tout
religieuse en raison de l’obligation islamique de prendre soin de son corps. Pour Bouhdiba,
le culte de la beauté physique est ainsi consubstantiel à la civilisation islamique. Or, de
l’hygiène à l’érotisme, le chemin n’est jamais très long, tant parmi les hommes que parmi
les femmes, en particulier durant les « massages ». En fait, tout un pan de la vie sexuelle,
tant des hommes que des femmes s’organise autour du hammam.
4.L’homoerotisme ottoman : des pratiques non porteuses d’une
identite specifique
L’existence de telles pratiques dans une société musulmane traditionnelle est-elle si
surprenante que cela ? Pour Frédéric Lagrange, la réponse est non, car selon lui, « il faut
faire la distinction entre Islam-religion et Islam-civilisation […]. Le second est bien entendu
informé par le premier, mais ses enjeux sont parfois différents, ses normes et ses interdits
20
sont subtilement décalés avec ceux du discours sacré ».
En réalité, la société ottomane
ferme les yeux sur ces pratiques réprouvées par la morale islamique tant que ces dernières
ne sont pas rendues publiques.
Néanmoins, l’utilisation du mot « homosexualité » pour désigner ces rapports affectifs
et sexuels ne va pas de soi. Le mot « homosexualité » apparait en effet pour la
première fois sous la plume de l’écrivain hongrois Karl-Maria Kertbeny qui l’oppose à
l’hétérosexualité en 1869 et est popularisé par le neuropsychiatre autrichien Richard von
21
Krafft-Ebing dans son ouvrage intitulé Psychopathia Sexualis en 1886. De plus, l’identité
homosexuelle est d’abord née dans les pays occidentaux. C’est que la production des
identités sexuelles dépend de spécificités propres à chaque pays. Ainsi, l’homosexualité ne
peut pas s’appliquer comme concept universel et absolu pour chaque période et chaque
pays.
22
Les pratiques sexuelles entre hommes et entre femmes sous l’Empire ottoman tout
comme dans le reste du monde musulman de l’époque ne sont pas porteuses d’une identité
pour les hommes qui les pratiquaient. Comme nous l’indique Frédéric Lagrange à ce sujet,
« L’efféminé, le sodomite, l’esthète amateur de beauté adolescente […] n’ont ni communauté
de désignation ni de destin. » Aussi, l’usage du terme « homoérotisme » pour décrire ces
relations sous la période ottomane semble plus pertinent.
En fait, ces pratiques et le fait que ces dernières ont en principe vocation à rester
cachées a entraîné le développement d’un mode de communication particulier entre ceux
et celles qui les pratiquent. La communication entre hommes et entre femmes désirant
entretenir des relations sexuelles, par exemple au hammam est une communication non
20
ENDEWELD Marc, op. cit.
21
22
20
CORRAZE Jacques, L’homosexualité, PUF, Collection « Que sais-je », Paris, 2006, 8
ème
édition mise à jour
BROQUA Christophe, EBOKO Fred, « La fabrique des identités sexuelles », Autrepart, N°49, 2009
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
verbale et avant tout basée sur le langage corporel. Ici, tout se joue dans les mouvements
du corps et les jeux de regards.
23
En fait, il semblerait que ces pratiques étaient tolérées sous l’Empire ottoman en tant
qu’étape dans le développement masculin : dans un contexte où les relations sexuelles
homme-femme en dehors du mariage sont impossibles en raison de la volonté de préserver
la virginité de la femme, le fait qu’un homme ait sa première expérience sexuelle avec un
autre homme plus jeune que lui est relativement acceptable. Son partenaire plus jeune est
considéré en tant que « femme de remplacement » et pas comme un vrai homme. Il est
par conséquent tout à fait acceptable de le pénétrer, tout en sachant qu’à l’âge adulte, ce
dernier avait dans la plupart des cas vocation à se marier et à fonder une famille. Pourquoi ?
Parce que les critères d’appréciation de la beauté des garçons correspondent peu ou prou
aux critères d’appréciation de la beauté des femmes, comprenant entre autres l’absence de
pilosité. Or, à partir de 16 ans, lorsque le jeune homme devient poilu, il perd peu à peu ses
« admirateurs » qui le sodomisent et devient à son tour actif, tant avec sa femme qu’avec
des garçons plus jeunes que lui et personne ne lui rapporte son comportement sexuel pré24
adulte.
Dans cette configuration, la pénétration d’homme à homme peut se concevoir
comme une sorte de rite initiatique, un rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte,
un rite d’agrégation à la communauté virile dont la finalité est de favoriser et entraîner les
futurs rapports sexuels avec les femmes.
Afin d’appréhender les relations affectives et sexuelles entre hommes sous l’Empire
ottoman, la distinction entre le partenaire actif et le partenaire passif s’avère en
effet cruciale, d’autant que cette distinction irrigue encore dans une certaine mesure la
perception de l’homosexualité des Turcs d’aujourd’hui. C’est que les relations sexuelles
entre hommes sont calquées sur les rapports sexuels homme-femme : le partenaire actif,
appelé kulampara, remplit le rôle de l’homme, il pénètre, il domine, tandis que le partenaire
passif, désigné sous le nom de ibne, se fait pénétrer, se fait dominer comme une femme.
Dans cette configuration dénommée « sexualité de dominance » par le sociologue
allemand Arno Schmitt, le partenaire actif ne fait pas l’objet d’une réprobation sociale dans
la mesure où il conserve son rôle d’homme. Un homme qui pénètre un autre homme montre
son pouvoir. La pénétration d’un homme par un autre homme augmente même le statut
social de celui qui pénètre : il montrerait ainsi sa force phallique, sa virilité, sa masculinité.
Par exemple, les brigands de grand chemin détroussant les voyageurs n’hésitent pas à
sodomiser ces derniers. Dans les cafés et tavernes fréquentées par les hommes en ville, les
langues finissent souvent par se délier sous l’effet du café et/ou de l’alcool et les hommes
racontent alors ce qu’ils ont fait avec de jeunes garçons afin d’afficher leur virilité. Quant aux
sultans, nombre d’entre eux ont des amants, ce qui ne les empêche pas d’avoir également
des relations sexuelles avec les femmes du Palais afin d’assurer la perpétuation de la
dynastie impériale. Ici, la transmission orale ou anale du sperme peut s’analyser comme
une diffusion symbolique du pouvoir duquel est doté le partenaire actif. De plus, un
parallélisme peut être établi entre les rapports sultan/içoğlan et les rapports maître/esclave
25
rappelant quant à lui les rapports sexuels entre hommes dans l’Antiquité romaine.
Dans
son analyse de cette sexualité de dominance, Stephen Murray va quant à lui encore plus
23
24
PATANE Vincenzo, op.cit.
MURRAY Stephen O., ROSCOE Will, Islamic Homosexualities: Culture, History and Literature, New York University Press,
New York and London, 1997
25
CORRAZE Jacques, op.cit.
21
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
loin, analysant la pénétration de jeunes hommes d’origine chrétienne par le Sultan comme
un moyen de glorifier la supériorité de l’Islam et comme soumission à la volonté d’Allah des
non-musulmans.
26
Dans tous les cas, être un homme à l’époque ottomane signifie avant tout dominer et
donc pénétrer. En somme, peu importe qu’un homme pénètre un homme ou une femme.
L’important, pour un homme, c’est de pénétrer, d’être le dominateur. Selon Vincenzo Patanè,
cette focalisation sur la pénétration dans les civilisations musulmanes doit se comprendre
dans la mesure où avec la pénétration vient l’éjaculation et la virilité d’un homme se mesure
à la vitesse à laquelle se produit cette dernière.
Au contraire, le partenaire passif fait l’objet du mépris le plus total, dans la mesure où
il remplit le rôle de la femme dans la relation sexuelle et se laisse par conséquent aller à
un plaisir réservé aux femmes. Or, dans une société islamique, hommes et femmes ont
une place et des rôles strictement déterminés et il est inacceptable pour un homme de se
prendre pour une femme ou vice-versa. Ainsi que l’indique Frédéric Lagrange, « le désir de
27
pénétration passive est toujours considéré comme infamant ou pathologique ».
De plus,
de manière générale, dans les sociétés musulmanes, tous les êtres qui ne sont pas des
hommes masculins se trouvent en position de subordination, donc de domination par rapport
à ces derniers, ce qui explique le mépris des hommes se faisant pénétrer. En adoptant le
rôle sexuel passif, un homme adulte perd sa virilité et par conséquent son statut d’homme.
Etre passif transgresse la norme sociale de masculinité.
Aussi, est-il important de noter que pour masquer l’homosexualité passive, le
travestissement est utilisé à l’époque ottomane, les travestis faisant l’objet d’une
acceptation sociale en particulier au sein du Palais. En effet, un homme portant des
vêtements de femme n’est plus considéré comme un homme mais comme une femme.
Aussi est-il tout à fait légitime d’avoir des relations sexuelles avec cet homme déguisé en
femme, alors même qu’il conserve ses organes sexuels masculins. D’ailleurs, cette tradition
du travestissement est ancienne pour les Turcs, de telles unions entre hommes masculins
et hommes travestis en femmes existant déjà du temps où les tribus turques vivaient en
Asie centrale et en Sibérie. C’est dans ce cadre que de jeunes hommes, au lieu de se
marier et fonder une famille choisissent à l’âge adulte de devenir des köçek ou bien des
zenner, c'est-à-dire des chanteurs et des danseurs travestis, ce qui se traduit concrètement
par le port de vêtements de femmes et l’épilation, ce qui nous amène maintenant à aborder
l’homoérotisme ottoman du point de vue artistique.
5.Une production artistique fortement homoerotisee
Dans le domaine des arts, des miniatures ottomanes représentant des scènes de sodomie
existent, en particulier entre le XVIème et le XIXème siècle. Par ailleurs, comme l’indique
Orhan Pamuk dans Mon Nom est Rouge, les relations sexuelles entre maîtres et apprentis
étaient largement répandues dans les corps de métiers artistiques tels que les miniaturistes,
les peintres, les calligraphes, les relieurs et les enlumineurs. L’amour des garçons y est en
effet considéré comme tout aussi normal que l’amour des femmes.
La littérature ottomane, en particulier la poésie, n’est pas non plus avare d’allusions
homoérotiques, influencée en cela par la littérature arabe et persane du Moyen-âge laquelle
26
27
22
MURRAY Stephen O., op.cit.
LAGRANGE Frédéric, Islam d’interdits, Islam de jouissance, Téraèdre, Collection « L’Islam en débats », Paris, 2008
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
vantait déjà la beauté des garçons. Ainsi, du XVIe au XVIIIe siècle existe un genre
littéraire très particulier, le şehrengiz, défini par Orhan Pamuk comme œuvre de la littérature
28
classique du Palais vantant les beautés d’une ville et de ses jeunes hommes.
Orhan
Pamuk mentionne à titre d’exemple le poète du XVIe siècle Elviya (ou bien Ulvi) Çelebi qui
dans son şehrengiz loue la beauté des jeunes artisans d’Istanbul. Par ailleurs, « les vers
dédiés aux beaux éphèbes ne se [cachent] pas pudiquement derrière les monuments et
les particularités de la ville », ce qui montre l’audace d’auteurs louant sans complexe la
beauté masculine et la tolérance dont ces auteurs bénéficient au sein du Palais. En réalité,
le poète pionnier en matière de şehrengiz n’est autre que Mesihi de Pristina, secrétaire du
vizir Ali Pacha à l’époque du sultan Beyazit II. Mort en 1512, Mesihi de Pristina est selon
le romancier français Mathias Enard le « maître du renouveau de la poésie ottomane, dont
les vers inspireront des centaines d’imitateurs » et a bénéficié de la protection du vizir afin
de développer ce genre littéraire audacieux.
29
C’est ainsi que la production littéraire ottomane construit et légitime le désir
homoérotique de l’homme adulte pour la beauté adolescente au point qu’un tel désir
s’impose comme « normal » selon Frédéric Lagrange. La littérature tant savante que
populaire célèbre ainsi des actes sexuels transgressant les tabous religieux. Mais le désir
30
masculin pour la masculinité apparait quant à lui comme maladif.
Illustrant la normalité
du désir homoérotique, le Palais impérial est le lieu où l’on trouve les fameux köçek et les
zenner, ces hommes épilés chantant et dansant pour le Sultan vêtus de tenues féminines.
En dehors du Palais, d’autres jeunes hommes efféminés dansent, chantent et servent
du vin aux clients des tavernes d’Istanbul. Charmant et séduisant les clients, ces jeunes
hommes finissent parfois par avoir des relations sexuelles avec eux. Ainsi donc, du fait de
la banalisation du désir homoérotique par la production littéraire, les loisirs réservés aux
hommes à l’époque ottomane contiennent eux aussi une dose importante d’homoérotisme.
L’existence de ces pratiques visibles et tolérées jusqu’à un certain point s’avère être
en outre une source d’inspiration pour les orientalistes européens dès le XVIIIème et
tout au cours du XIXème siècle. Dans son apologue Candide datant de 1759, Voltaire met
en scène un personnage secondaire, un baron allemand qui entretient une relation avec un
içoğlan dans un hammam d’Istanbul. Leur histoire finit d’ailleurs plutôt mal, car le baron se
fait surprendre tout nu avec cet içoğlan par d’autres hommes, puis amené chez le kadı (juge
islamique) qui le condamne finalement aux galères.
31
En fait, provenant de sociétés où l’homoérotisme est inexistant, l’Orient apparaît pour
les écrivains européens comme un lieu où tous types de sexualités étaient possibles,
en particulier les rapports sexuels entre hommes, punissables de la peine de mort dans
l’Europe du XVIIIème siècle. Certains sont choqués tandis que d’autres au contraire
apprécient voyager en Orient afin de réaliser des désirs impossibles dans leurs propres
pays. Des ouvrages écrits par ces orientalistes sont d’ailleurs ouvertement racistes, leurs
auteurs tentant de trouver une justification « naturelle » à l’existence de ces pratiques, ce
qui leur permet de mieux dénigrer les peuples du Moyen-Orient, qu’il s’agisse des Turcs,
des Arabes ou des Iraniens. Ainsi, en 1888, l’Anglais Richard Burton, traducteur des Mille
28
29
30
31
PAMUK Orhan, Istanbul, souvenirs d’une ville, Gallimard, Paris, 2007
ENARD Mathias, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes Sud, Arles, 2010
LAGRANGE Frédéric, op.cit.
VOLTAIRE, Candide ou l’optimisme, Larousse, Collection Petits Classiques, Paris, 2004.
23
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
et Une Nuits émet la théorie dite de la « zone sotadique » selon laquelle l’homosexualité
serait fort répandue en Méditerranée orientale en raison du climat « tropical » qui y règne.
Adhérant à la théorie en vogue à l’époque en Occident concevant l’homosexualité comme
liée à une anomalie de la constitution nerveuse, Burton va jusqu’à qualifier les Turcs de
« race de pédérastes-nés ». Par ailleurs, tout au long du XIXème siècle, l’homosexualité
est qualifiée par les Européens de « vice turc ».
6.La modernisation ottomane ou la fin de l’homoerotisme
La modernisation ottomane aboutissant au passage à la République en 1923 va cependant
radicalement modifier la donne en matière de rapports entre les sexes et par conséquent
heurter les pratiques et perceptions mentales qui ont cours jusqu’alors. Selon Frédéric
Lagrange, cette modification des normes est imputable aux contacts permanents de
l’Empire avec le monde occidental.
Progressivement, en raison de la colère ressentie face à une littérature orientaliste qui
dénigre les Turcs en les présentant comme des pervers, les élites ottomanes se voient
dans le miroir occidental colonialiste comme le lieu de la perversion et dans le but de
gagner le respect du monde occidental tentent d’effacer la culture homoérotique qui prévaut
jusqu’alors.
Et effectivement, dès le XVIIIème siècle et l’occidentalisation par le haut de l’Empire,
la culture homoérotique ottomane perd progressivement de ses fastes d’antan. C’est à
cette époque que le şehrengiz disparait et avec lui toute la littérature louant la beauté
des jeunes hommes qui s’éteint. Au XIXème siècle, alors que l’Empire ottoman voit de
plus en plus dans l’Europe et la morale puritaine qui y règne alors le modèle à suivre, les
artistes ottomans s’autocensurent. Ainsi, au début de sa carrière, le miniaturiste Nevizade
Atay représentait des scènes de pénétration explicite, avant de préférer des scènes plus
discrètes, se contentant d’échansons aux poses lascives et de corps masculins enlacés.
32
De fait, aux XVIIIème et XIXème siècles, l’Empire ottoman entame un travail qualifié
d’hétéronormalisation par Frédéric Lagrange, un travail de reconfiguration du désir
pleinement accompli par le passage à la République en 1923 visant à entrer de plain pied
dans la modernité à l’occidentale de l’époque.
B. Le nouvel homme et la nouvelle femme de la
République : une redéfinition des genres
Lieux de pratiques sexuelles entre hommes à l’époque ottomane, les confréries et les écoles
coraniques sont fermées par le régime turc républicain qui les accuse de véhiculer un Islam
corrompu, plein de superstitions et irrationnel mais aussi et surtout en raison du soutien
des confréries au soulèvement kurde anti-républicain de 1925. Certaines maintiennent
leurs activités de manière clandestine, puis profitent de la mansuétude du Premier Ministre
Adnan Menderes durant la décennie 1950 pour regagner en visibilité, mais dans un tout
autre contexte que l’Empire ottoman. En fait, dans la Turquie à l’heure républicaine, l’Islam
passe sous le contrôle de l’Etat turc, qui crée dans le sillage de l’abolition du califat en
32
24
PATANE Vincenzo, op.cit.
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
1924 la Direction des Affaires Religieuses (Diyanet Işleri Başkanlığı), sous contrôle du
Président de la République et chargé de promouvoir un Islam compatible avec le projet de
modernisation du pays. En dépit de cette intention de créer un Islam moderne et rationnel,
l’opinion de la Diyanet à l’égard de l’homosexualité est négative, ne voyant en elle qu’un
péché contre l’Islam. Ainsi que le remarque Frédéric Lagrange, le XXème siècle est celui
d’une « démonisation croissante des pratiques homosexuelles » dans les pays musulmans.
33
Toujours condamnés par l’éthique religieuse, les rapports affectifs et sexuels entre
hommes et entre femmes existent pourtant bel et bien en Turquie républicaine et ce alors
que s’opère une profonde redéfinition des genres. Mais alors que la culture ottomane
intégrait ces rapports et les codifiait, la République ne leur accorde aucune place et ce dans
une logique de rupture avec le passé.
1.Une redefinition radicale des rapports entre les sexes : la fin de
l’homosocialite
Pour tout Occidental se rendant en Turquie aujourd’hui, une chose est particulièrement
frappante au premier abord dans l’espace public : la spontanéité des rapports entre
hommes et des rapports entre femmes. Ainsi, les hommes se font souvent la bise, se
prennent par l’épaule ou par le bras. Ces rapports pour le moins physiques ne dénotent pas
l’homosexualité de ceux qui les pratiquent mais simplement de l’amitié et de la camaraderie.
Symétriquement, les femmes se tiennent également par le bras voire même par la main
dans la rue sans que cela ne soit perçu comme un signe d’homosexualité. D’ailleurs, il
est intéressant de remarquer que jusqu’à très récemment, de tels rapports comme se
tenir par le bras étaient tout simplement inexistants entre personnes de sexe opposé dans
l’espace public turc. En réalité, les homosexuels transgressent les normes respectives de
la masculinité et de la féminité en vigueur en Turquie, ce qui peut contribuer à expliquer le
rejet dont ils font l’objet.
Bien que les rapports homme-femme sont loin d’être égalitaires, la sociabilité ne
s’effectue plus dans le cadre de la ségrégation des sexes qui prévalait jusqu’à la fin
de l’Empire ottoman. Bouleversement de taille, l’espace public républicain laïque devient
mixte. Les garçons et les filles vont ensemble à l’école. La connaissance du sexe opposé
s’améliore. En réalité, la mixité est perçue par les républicains comme la condition sine qua
non de la « réorientation » du désir, marquant ainsi la volonté de rompre avec plusieurs
siècles d’homosocialité et d’homoérotisme.
Avec la relative sécularisation de la société, la mosquée n’occupe plus le rôle central
qu’elle occupait auparavant et ce tant pour les hommes que pour les femmes. Avec la
généralisation de l’eau courante et l’introduction progressive de salles de bains modernes
dans la plupart des maisons et des appartements, le hammam perd de son importance.
Lieux emblématiques de l’homosocialité à l’ottomane, les kiraathane existent toujours mais
sont délaissés par les jeunes hommes au profit des bars et des cafés modernes et mixtes
où ils peuvent se distraire en compagnie des jeunes filles. Mais, comme le constate Frédéric
Lagrange, les sujets qu’hommes et femmes évoquaient entre eux dans l’espace homosocial
deviennent indicibles dans le cadre de l’hétérosocialité. C’est alors que parler de sexe
devient un véritable taboudans la société turque. Tout ceci influe sur la masculinité, la
féminité et par conséquent sur la perception sociale de l’homosexualité.
33
LAGRANGE Frédéric, op.cit.
25
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
En fait, la création de la République s’est très concrètement traduite par l’imposition par
le haut de nouveaux modèles de genre, d’un nouvel homme et d’une nouvelle femme de la
République, modèles se voulant résolument modernes et en rupture avec le passé ottoman
jugé décadent. Or, tout homme et toute femme doivent se conformer à ces modèles et ce
afin de préserver leur honneur, notion constituant l’un des piliers des relations sociales en
Turquie moderne. C’est que le corps tant de l’homme que de la femme est perçu comme
dépositaire de l’honneur du groupe, ainsi que l’analyse Frédéric Lagrange.
34
2.L’homme turc republicain ideal : la force comme base de la
masculinite
En quoi consiste donc la masculinité turque républicaine ? L’homme turc républicain se
construit résolument en opposition à son père, l’homme ottoman. Eduqués dans des écoles
à l’occidentale, ayant souvent fait un voyage en France et lu des auteurs occidentaux, les
fondateurs de la République ont une certaine idée de ce que doit être la société turque
moderne. Paradoxalement, l’Occident apparait à la fois comme un modèle mais aussi une
source de dégénération pour ces hommes là. Leur conception de la femme demeure ainsi
fortement traditionnelle, avec pour priorité absolue de préserver l’honneur de la femme,
c'est-à-dire sa virginité.
Ceci étant dit, les hommes turcs ne sont pas dispensés de préserver leur honneur
à eux. Ainsi, être un homme en Turquie signifie être fort. Masculinité rime avec force
mais aussi avec domination. Un homme doit se montrer homme, doit se prouver face aux
autres hommes. Avant de dominer les femmes, les hommes dominent d’autres hommes,
plus faibles qu’eux. Aujourd’hui, pour s’affirmer en tant qu’homme par rapport aux autres
hommes, l’usage de la violence tend à devenir marginal. La pratique du sport en club, par
exemple le football offre un nouveau champ de confrontation entre des jeunes garçons
aspirant à devenir des hommes. Un homme ne doit aucunement afficher d’émotion, de pitié,
sentiments attribués aux femmes. Et tout le processus de construction de masculinité
de l’homme repose sur l’obligation faite aux hommes de ne pas agir comme une femme
est supposée agir.
La preuve de la force et par conséquent de la masculinité commence très tôt chez
les garçons turcs. Lors de la circoncision, qui intervient entre 6 et 9 ans, le petit garçon
est exposé en public et ne doit pas pleurer afin de montrer sa résistance à la souffrance.
Dans les régions rurales, le garçon doit ensuite monter à cheval, suivi par une petite fille de
son âge habillée en mariée, ce qui symbolise de quoi doit être fait l’avenir de tout garçon
turc : se marier, fonder une famille, autrement-dit être un reproducteur. Ainsi, la circoncision
revêt deux significations : il s’agit d’une part d’une marque d’inclusion, d’un rite initiatique
marquant l’appartenance au monde des hommes et préparant à l’ère des responsabilités
intervenant à l’âge adulte. D’autre part, la circoncision peut s’analyser comme la voie ouverte
au mariage, une répétition de la cérémonie du mariage. D’ailleurs, selon Abdelwahab
Bouhdiba, la circoncision est une fête que seul le mariage dépasse en ampleur.
En Turquie, la masculinité est également liée à ce que Bouhdiba appelle « la conduite
de hammam ». En effet, jusqu’au début de la puberté, les petits garçons se rendent avec
leur mère au hammam. La section féminine du hammam est un vrai paradis pour les
garçons, adorés et choyés par toutes les femmes. Puis, en raison des gestes et des propos
34
26
LAGRANGE Frédéric, op.cit.
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
tenus lorsqu’il prend conscience de l’anatomie féminine, le garçon doit rejoindre la section
masculine du hammam. Entouré d’hommes plus âgés que lui qui se moquent de lui en le
considérant comme efféminé, il doit apprendre à s’affirmer et à se faire respecter. Prenant
congé du monde féminin, il confirme son appartenance au monde des mâles en allant au
hammam avec les autres hommes. Désormais, le garçon est tenu de se comporter comme
un homme en ne côtoyant plus que des hommes. Ceci étant dit, avec l’arrivée de l’eau
courante et de la salle de bains dans les maisons, ce rôle dévolu au hammam dans la
construction de l’identité masculine perd de son importance, en particulier parmi les Turcs
vivant en ville et les Turcs des classes supérieures.
Après la circoncision et l’entrée dans la section masculine du hammam intervient le
service militaire, que les hommes turcs doivent effectuer entre 18 et 41 ans et que nous
aborderons plus en détail dans une section ultérieure, rituel servant à prouver une fois de
plus la masculinité, c'est-à-dire la force et la résistance à la souffrance. L’épreuve du service
militaire obligatoire sert à confirmer le proverbe turc proclamant que « Chaque garçon naît
soldat ». L’homme turc républicain aime sa patrie et doit se préparer à la défendre en cas
de guerre. Un homme qui n’est pas prêt à risquer la mort pour son pays n’est pas considéré
comme un vrai homme. Ce n’est seulement qu’une fois le service militaire effectué qu’un
homme turc est enfin socialement accepté comme un homme, un vrai.
Vient enfin l’étape ultime de consécration de la masculinité : le mariage, suivi dans les
campagnes de l’exhibition du drap nuptial après la première nuit de noces, cette nuit de
noces durant laquelle il prouve sa virilité en déflorant son épouse. Reste alors à sa femme
de lui donner au moins un fils, un fils voué à suivre le même chemin que son père.
Ainsi, nous le voyons, la conception de la masculinité en Turquie est fortement
empreinte des valeurs traditionnelles et ce en dépit de la volonté d’occidentalisation qui
animait les fondateurs de la République. Et il n’est pas acceptable pour un homme
turc de renoncer aux attributs qui fondent sa masculinité. Cette vision inflexible de la
masculinité ne laisse aucune place aux autres formes de relations affectives et sexuelles
que l’hétérosexualité. Par conséquent, nous pouvons dire que le passage de l’Empire
ottoman à la République ne rime pas avec émancipation pour les homosexuels. La
République offre un idéal hétérosexuel de masculinité. Etre un homme implique un désir
exclusif pour la femme.
Pourtant, depuis quelques années, une « crise du masculin » est perceptible en
Turquie. L’homme républicain idéal des années 1920 s’effrite. La Turquie connaît une crise
de la famille. Ainsi, en suivant les formules toutes faites du bonheur, c'est-à-dire en se
mariant, les hommes ne deviennent pas forcément heureux, comme l’illustre le film Kader
(Destin) réalisé par Zeki Demirkubuz en 2006 et ce d’autant plus alors que les mariages
« arrangés » par la famille demeure la norme. Peu à peu, la masculinité républicaine se voit
questionnée et remise en cause par une partie des hommes turcs. Or, une redéfinition de la
masculinité pourrait améliorer la perception sociale de l’homosexualité, en particulier si elle
une telle redéfinition rimait avec une plus grande marge de liberté accordée aux individus.
3.La femme turque ideale : une mere morale et eduquee
A l’instar des hommes gays, les femmes turques lesbiennes ne se conforment pas à la
définition de ce que doit être une femme et font de ce fait l’objet d’un rejet tout aussi vif de
la part de la société turque. Là encore, le passage de l’Empire à la République a joué un
rôle crucial dans la redéfinition du genre féminin.
27
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Porte-drapeau de la laïcité, la nouvelle femme turque se doit d’être dévoilée et habillée
de vêtements occidentaux. Les intellectuels masculins des débuts de la République mettent
en outre l’accent sur l’éducation de la femme. Conçue avant tout comme une mère, la
femme doit être éduquée afin de contribuer au changement social en éduquant à son tour
ses enfants. Ainsi, l’instruction scolaire devient obligatoire tant pour les garçons que pour les
filles à partir de 1925. Mais du fait de la conception de la femme en tant que mère, la place
de cette dernière demeure le foyer. Partiellement libérée du poids de la tradition qui signifiait
pour elle réclusion à la maison et port du voile pour en sortir, la nouvelle femme turque n’en
est pas pour autant émancipée. La femme turque est « sauvée mais pas émancipée » pour
reprendre l’expression de Deniz Kandiyoti. Les hommes turcs républicains sauvent donc
les femmes des traditions et de l’obscurantisme non pour en faire leurs égales mais pour
en faire les pions du projet social kémaliste.
Par ailleurs, modernisation ne doit en aucun cas rimer avec dégénération. La femme
doit être « modern ama edepli », ce qui veut dire moderne mais morale. Pour Frédéric
Lagrange, cet idéal de modernité correspond aux rapports sociaux de sexe prévalant avant
35
la « révolution sexuelle » que connaît l’Europe dans les années 1960-1970.
Or, la
moralité est un pilier de la féminité en Turquie moderne, qui ne connaît pas de telle
« révolution sexuelle ».
La femme ne doit pas trop sortir, fréquenter les hommes, se maquiller, flirter. Habillée
à l’occidentale certes, la femme turque se doit d’être simple, modeste et doit apprendre
à préserver son honneur, ce qui veut avant tout dire préserver sa virginité. Aussi, alors
même que l’espace public turc devient mixte et que les filles côtoient les garçons à l’école,
les relations sexuelles pré-maritales demeurent totalement interdites. Elevée dans le culte
de la virginité, la femme turque prouve ensuite son honnêteté le soir de son mariage en
se faisant déflorer quasi-publiquement par son époux. A partir de ce moment, la femme
est transformée en « matrice fabricatrice d’enfants » selon Bouhdiba, lequel compare ce
moment de la vie d’une femme à la circoncision pour un homme.
Néanmoins, depuis les années 1980, une critique émanant de féministes turques
remet en cause le profil de la femme républicaine idéale voulu par Atatürk dans les années
1920. Opposées à l’instrumentalisation à des fins idéologiques du corps de la femme, ces
féministes tentent de redéfinir la féminité dans le sens d’une plus grande émancipation.
En effet, comme l’indique la sociologue turque Deniz Kandiyoti, le passage de l’Empire à
la République n’a pas rimé avec émancipation pour les femmes. Désormais, les femmes
turques aspirent à se définir par elles-mêmes et non pas à obéir à un profil-citoyen dicté
par des hommes.
Mais cette remise en cause et cette tentative de remise en question ne concerne pas
toutes les femmes turques, loin s’en faut. De fait, en Turquie contemporaine, les femmes
font l’objet d’attentes sociales au moins aussi fortes à leur égard que les hommes. Quelle
que soit sa classe sociale et quel que soit son niveau d’éducation, le destin d’une femme
turque est de se marier et d’assurer une descendance à son époux, en particulier une
descendance masculine. L’amour entre deux femmes est donc un amour hors norme, un
amour incompris par le reste de la société, incompréhension qui comme dans le cas des
homosexuels masculins se traduit concrètement par le rejet et la violence à leur égard.
35
28
LAGRANGE Frédéric, op.cit.
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
4.La perception sociale de l’homosexualite sous la republique : une
maladie et une insoumission a l’ordre republicain
L’homosexualité est considérée par les républicains comme une maladie, une pathologie
médicale, une déviance nuisant à la reproduction de la société et à la moralité. Etre
homosexuel sous la République revient à refuser d’obéir à l’Etat. Sous la République,
hommes et femmes se doivent de vivre leur sexualité de manière saine et ce conformément
à la science. Dans des brochures relatives à la sexualité distribuées sous les premières
années de la République, il était même affirmé que l’homosexualité, qualifiée pour l’occasion
de « vice arabe », était pratiquée très fréquemment sous l’Empire ottoman et qu’elle
constituait l’une des causes du déclin de l’Empire. Orhan Pamuk nous signale par ailleurs
que les şehrengiz qui sont parvenus jusqu’à nous ont fait l’objet de coupes et de censures
déguisées au moment du passage à la République, montrant ainsi la volonté républicaine
de rompre avec l’homoérotisme de la littérature ottomane.
36
A travers ce discours régulateur, le régime républicain a diffusé des codes de
comportement sociaux faisant du corps de l’homme et de la femme turque les symboles
de ce nouveau régime. La définition sociale du nouvel homme et de la nouvelle femme
de la République découlent de l’idéologie kémaliste glorifiant tout à la fois mixité et
chasteté, promouvant le désir hétérosexuel et la cellule familiale mononucléaire. Ainsi, être
homosexuel revêt une connotation politique en Turquie, car l’homosexualité symbolise le
refus de se conformer à l’idéal masculin ou féminin républicain. Pour les républicains, une
reconnaissance des pratiques homosexuelles ne constituerait en aucun cas un progrès mais
au contraire un retour en arrière.
De plus, les conceptions de la masculinité et de la féminité turques républicaines
kémalistes continuent d’être véhiculées par l’école, se reflétant entre autres dans les
manuels scolaires. De 2007 à 2009, TIHV, la Fondation de l’histoire et des droits de
l’Homme a mené une étude, étudiant dans le détail pas moins de 139 manuels scolaires
destinés à l’école primaire et au collège. Il ressort de l’étude que les manuels scolaires
turcs adoptent une posture particulièrement machiste et glorifient l’identité hétérosexuelle.
Le mot « Turc » au sens d’homme turc rime avec « soldat », autrement-dit c’est un
combattant, qui se doit d’être fort, brave et masculin, contrairement aux femmes qui seraient
faibles, dépensières et irrationnelles. Par ailleurs, depuis l’arrivée au pouvoir des islamoconservateurs de l’AKP en 2001, la morale scolaire diffusée par l’école tend à se réduire
à la religiosité. Des jugements normatifs sont portés à l’égard des personnes atteintes du
SIDA, qui sont « des individus aux mœurs légères et des homosexuels ».
37
Or, tant que l’école turque républicaine continuera de véhiculer une vision machiste
des rapports homme-femme et sans connaissance de leur corps digne de ce nom, les
Turcs pourront difficilement accepter l’homosexualité. L’homophobie repose avant tout sur
l’ignorance du fait homosexuel, sur des préjugés largement partagés dans la culture turque
et entretenus par les institutions assurant la socialisation des individus. Le cadre cognitif
turc n’est donc pas favorable à une acceptation de l’homosexualité, du moins à l’heure
actuelle. C’est pourquoi l’éducation est le champ dans lequel il est possible de faire évoluer
les mentalités et de diffuser à terme une perception plus positive de l’homosexualité.
36
PAMUK Orhan, Istanbul, souvenirs d’une ville, op.cit.
37
ÇAKIR Bawer, “School books are Turkish, Muslim, Male, Heterosexual and Racist”, Bianet.org, 16 mars 2009:
bianet.org/english/minorities/113151-school-books-are-turkish-muslim-male-heterosexual-and-racist
http://
, page consultée le 30 mars
2011
29
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Au cours de mon enquête sociologique, j’ai en outre interrogé tant les hétérosexuels que
les homosexuels ainsi que les responsables associatifs sur la question suivante : « Pensezvous que les manuels scolaires turcs encouragent l’homophobie ? ». Une telle idée a
été approuvée par les trois responsables associatifs et par trois des quatre homosexuels
interrogés. Au contraire, 62% des hétérosexuels interrogés récusent cette idée, contre 34%
qui l’approuvent. Et quand bien même ils l’approuvent, ils se montrent mesurés. Ainsi,
Hayrettin, un jeune homme de 25 ans, approuve cette idée tout en précisant qu’il n’y a
généralement pas de place pour la sexualité dans les manuels scolaires.
Cependant, les jeunes étudiants interrogés font preuve d’esprit critique par rapport à
l’enseignement qu’ils ont pu recevoir à l’école. Mon enquête destinée aux hétérosexuels
contenait en effet une question concernant le degré de corrélation entre SIDA et
homosexualité. Alors que selon les manuels scolaires, le SIDA serait une maladie touchant
entre autres les homosexuels, seul un sondé sur 32 a déclaré penser que la majorité des
homosexuels est porteuse du SIDA. Au contraire, deux tiers des sondés pensent que les
homosexuels ne sont pas plus porteurs du virus du SIDA que les hétérosexuels.
Hors du champ scolaire, de manière générale, traiter un homme turc d’homosexuel
est la pire insulte que l’on puisse lui faire. Homosexuel rime avec faible, féminin. Les gays
se voient dénier toute masculinité. Par exemple, pour Murat, un jeune homme de 22 ans
interrogé par questionnaire, les hommes homosexuels sont « des hommes qui se sentent
intérieurement comme des femmes. Il y a un conflit à l’intérieur de leur corps. »
Dans les mentalités turques, l’homosexualité est souvent associée à la sodomie, au
travestissement, à la prostitution et à la drogue. Une telle vision réductrice ne permet ainsi
pas à beaucoup de Turcs de concevoir l’homosexualité dans sa dimension affective. Hormis
parmi certaines personnes au niveau d’éducation élevée, rares sont les Turcs considérant
l’homosexualité comme une forme d’amour différente de l’hétérosexualité. D’après mon
enquête, 53% des jeunes hétérosexuels interrogés considèrent l’homosexualité comme
telle. Au contraire, 16% y voient une maladie, 9% une perversion et une seule fille un
péché. De fait, beaucoup des sondés ne se sont pas prononcés sur la qualification de
l’homosexualité. Pour Gülçin, jeune fille de 21 ans, « s’il y a ceux qui voient cela comme
une maladie contagieuse, c’est parce qu’ils ne connaissent pas l’homosexualité ». Notons
également que certains sondés ont une opinion traduisant une approche médicale de
l’homosexualité. Ainsi, Sena, jeune étudiante de 24 ans considérant l’homosexualité à la
fois comme une maladie et comme une perversion s’explique : « Si les hormones [d’une
personne] ne fonctionnent pas de manière équilibrée, c’est une maladie, mais si son choix
se porte vers l’homosexualité alors même que ses hormones fonctionnent normalement,
c’est une perversion. » Dilara, jeune fille de 23 ans considère quant à elle l’homosexualité
comme une « différence hormonale » tandis que pour Burak, jeune homme de 19 ans,
l’homosexualité peut être une « anomalie biologique qui est relative aux hormones ».
Peut-on lier perception positive de l’homosexualité et connaissance personnelle d’un
homosexuel ? 78% des sondés ont déclaré connaître personnellement des homosexuels,
les sondés restant déclarant ne pas en connaître ou tout au moins ne pas être sûrs d’en
connaître. Ici, une nette différence se constate au niveau du genre. 71% des garçons
interrogés ont déclaré en connaître contre 83% des filles. Parmi les filles, Gülmelek, 24 ans
déclare en connaître et affirme : « Je peux être amie avec un homosexuel, pour moi ce
n’est pas un inconvénient ». De cet écart entre filles et garçons nous pouvons conclure que
même dans un milieu au niveau d’éducation élevée, parler d’homosexualité entre garçons
demeure encore fortement tabou en Turquie. D’ailleurs, quand bien même plus des trois
quarts des sondés connaît personnellement des homosexuels, seul un quart déclare avoir
30
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
une vision positive de l’homosexualité, 69% des sondés se sont déclarés indifférents, c'està-dire n’ayant ni vision positive ni vision négative du fait homosexuel.
De fait, l’homosexualité est surtout perçue comme un monde à part, une réalité que
beaucoup de Turcs ne veulent pas voir et qu’ils ont appris à ignorer et parfois à mépriser
en raison de l’éducation reçue au sein de la sphère familiale et, comme nous l’avons vu, à
l’école. Pour Harun, un gay de 24 ans, « L'homosexualité est totalement interdite ou bien
perçue de manière hostile dans les petits villageset dans les grandes villes l'homosexualité
est considérée comme une manière de vie exagérée. On peut dire que l'homosexualité en
Turquie est un monde qui n'est pas connu correctement. C’est pourquoi, c’est difficile de
disparaitre ce tabou. »
Parmi les quatre homosexuels que j’ai interrogés par questionnaire, tous ont précisé
que leurs amis étaient au courant et aucun d’entre eux n’a subi de réaction négative. Pour
Aydın, jeune homme gay de 27 ans, « Tous ont continué à se comporter de la même
manière avec moi ». Pour Harun, « Ils ont réagi de manière positive et en me soutenant,
certainement pas en se sentant gênés ». Billur, jeune femme lesbienne de 28 ans dit quant
à elle ne regretter aucunement son coming out auprès de ses amis, car elle dit avoir choisi
de s’ouvrir à des gens tenant à elle. Certains étaient à l’aise sur le sujet, d’autres parce
qu’ils l’aimaient se sont habitués aux homosexuels. Néanmoins beaucoup pensent que ça
ne durera pas « tout au long de [sa] vie », témoignant ainsi d’une acceptation toute relative
de l’homosexualité dans le cercle d’amis.
Dans un contexte social qui leur est globalement hostile, les homosexuels font l’objet
de nombreuses insultes et moqueries, témoignant du rejet qu’ils subissent. En août 2010,
Marine Casalis a réalisé pour le magazine gay français Têtu un reportage sur le cas des
réfugiés homosexuels iraniens résidant en Turquie et a rencontré l’un d’entre eux à Kayseri,
ville conservatrice située en Anatolie centrale. Maysam, gay, qu’elle décrit comme ayant
de longs cheveux noirs noués en queue de cheval et portant des piercings, énumère les
invectives auxquelles il est confronté dans la rue : « Bayan gibi » (comme une femme), «
Saçlara bak ! » (Regarde les cheveux !), « Küpeye bak ! » (Regarde le piercing !) ou encore
« top », cette dernière insulte étant l’une des plus courantes à l’égard des homosexuels
masculins en Turquie. Signifiant « ballon » et par extension « couille », elle désigne à présent
les gays dans le langage courant.
38
Comment analyser ces insultes qui visent exclusivement les homosexuels masculins?
Pour Gülçin, « Ce qui attire [l’] attention c’est que le lesbianisme n’est pas renié, il est même
vu comme un moyen d’incitation sexuelle par les hommes mais l’homosexualité masculine
est considérée comme effrayante et honteuse. Alors qu’il n’y pas d’expression honteuse ou
humiliante pour désigner les lesbiennes, un homme peut être humilié en se faisant traiter
de ibne (pédé) quand il taquine un de ses amis. »
En fait, comme toute identité, l’identité masculine turque se construit à partir de
l’altérité, c'est-à-dire contre un Autre, en excluant l’Autre. L’homosexuel est par conséquent
marginalisé parmi les hommes turcs, au même titre que ceux qui ne savent pas ou ne veulent
pas se battre, ne résistent pas à la douleur, ne se montrent pas suffisamment masculins dans
leur comportement, en bref, ceux qui se montrent trop sensibles, trop efféminés, comme des
femmes. Or, un tel homme n’est pas admis en tant qu’homme et ne mérite par conséquent
aucun respect de la part des autres hommes, des « vrais ». En reprenant la théorie « queer »
de Judith Butler, nous pouvons dire que les homosexuels turcs forment le « constitutive
38
CASALIS Marine, « Turquie: pour les réfugiés iraniens, c’est pas l’Amérique », Têtu, N°160, 2010
31
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
outside » de l’hétérosexualité masculine, leur exclusion contribuant à reproduire la norme
hétérosexuelle masculine.
Face à cela, les homosexuels disposent de deux options : la première, de loin la
plus suivie, consiste à faire de son mieux pour cadrer dans la définition républicaine de
la masculinité. Par exemple, à Kayseri, Maysam raconte qu’il tente de cacher son identité
gay en renonçant à une certaine façon de se comporter : « En arrivant [d’Iran] je me rasais
les bras, je m’épilais les sourcils. Mais la situation ici m’a changé. Même ma manière de
parler a changé. » Si cette option est suivie par la majorité des homosexuels turcs, il en
existe cependant une seconde, encore marginale mais qui tend à se développer de plus
en plus et qui consiste au contraire à contester cette loi de la masculinité et à la redéfinir à
d’une manière propre. Or, la perspective de modification à terme de la norme fait peur aux
hommes qui sont au cœur de cette dernière, alimentant ainsi concrètement une homophobie
très virulente.
Ce dilemme est cependant refusé par certains homosexuels qui, ne voulant ni tenter
de se conformer à la définition républicaine de la masculinité ni revendiquer haut et fort
une identité gaie, choisissent le changement de sexe. Ces homosexuels espèrent que
leur attirance sentimentale et physique pour les hommes sera mieux acceptée du reste
de la société lorsqu’ils seront des femmes. L’opération de changement de sexe étant très
onéreuse, la majorité de ces derniers porte des vêtements de femmes tout en conservant
une carte d’identité bleue, c'est-à-dire demeurant de sexe masculin aux yeux de l’état-civil.
Or, ces travestis subissent un rejet tout aussi virulent de la part du reste de la société que
les homosexuels se reconnaissant comme hommes. Et quand bien même ils réussiraient
à se faire opérer et à obtenir la fameuse carte d’identité rose réservée aux femmes, les
transsexuels demeurent des marginaux. Croyant que le transsexualisme était la meilleure
façon de vivre leur homosexualité, ce qui ne s’avère pas être le cas, certains avouent même
regretter leur opération. Au printemps 2007, dans le cadre de la réalisation d’un reportage
photo sur l’homosexualité en Turquie, Romain Etienne a ainsi rencontré une transsexuelle
kurde, Ebru, qui lui a confié regretter son opération effectuée au début des années 1990.
Et si Ebru a la chance de vivre grâce aux subsides de son entourage, la majorité des
transsexuels doit se prostituer pour survivre.
39
5.Pression sociale et violence physique ou comment est puni le non
respect des normes de genre en turquie contemporaine
Ne correspondant pas aux attentes sociales quant à ce que doit être un homme ou
une femme, l’homosexualité est donc encore largement taboue dans le discours public
turc et a vocation à se vivre surtout de manière privée en Turquie. Les hommes ou les
femmes qui éprouvent des sentiments et/ ou qui ont des relations sexuelles avec d’autres
hommes ou d’autres femmes le font mais n’en parlent pas. Aussi pouvons nous dire
que la formule espagnole « Tout est fait, rien n’est dit » s’applique parfaitement au cas
de l’homosexualité en Turquie. En réalité, comme l’indique Stephen Murray dans son
ouvrage Islamic homosexualities, chacun évite de reconnaître publiquement qu’il a dévié
des standards normatifs. Car c’est la transgression publique qui est condamnée. En public,
les normes sociétales et la morale dérivée de l’Islam sont tacitement acceptées comme
39
ETIENNE Romain, projet collectif “Etre homo”, 2007, 12 photos :
etienne-123886.html , page consultée le 30 mars 2011
32
http://boite-a-pixels.2037.org/s-romain-
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
intangibles et respectées par la population, ce qui ne signifie pas forcément que tout le
monde s’y conforme.
40
Ainsi, lorsque les homosexuels osent affirmer leur différence dans l’espace public, que
ce soit par leur comportement ou leur habillement, ils s’exposent au fameux mahalle baskısı,
la pression du quartier, en d’autres termes ces regards qui les oppriment, qui les font se
sentir mal, mal au point de ne plus regarder les gens dans les yeux, autrement-dit ressentir
de la honte. La honte, cette conscience de soi sous le regard d’Autrui qui vous stigmatise
par ses yeux. En Turquie, les yeux jouent un rôle de violence symbolique très puissant.
Le regard de désapprobation porte même un nom particulier en turc : le haddini bildirmek,
que l’on peut traduire en français par « stigmatisation par les regards ».
Parmi les quatre homosexuels ayant répondu à mon questionnaire sociologique, deux
ont déclaré ressentir des regards hostiles de la part des passants dans la rue. Vivant à
Izmir, Harun, un gay de 24 ans tempère toutefois en précisant ressentir une telle pression
« quelquefois mais généralement pas ». Pourtant, selon un rapport de l’ONG Human
Rights Watch paru en 2008, la majorité des homosexuels turcs vit dans la peur, subissant
quotidiennement le harcèlement et la violence, allant du passage à tabac jusqu’à la tentative
de meurtre ainsi que d’autres formes d’abus.
41
De fait, la situation des personnes LGBT est préoccupante en Turquie, dans un contexte
d’augmentation de la violence à leur égard, qu’il s’agisse de la violence symbolique, de la
violence psychique ou de violence physique, une augmentation liée à leur visibilité accrue,
en particulier à Istanbul et dans d’autres grandes villes du pays. Les agressions pouvant
parfois aller jusqu’au meurtre ne sont hélas pas rares. D’après une enquête effectuée auprès
de près de 400 gays et lesbiennes vivant à Istanbul en 2005, l’organisation LGBT Lambda
Istanbul a conclu que 74% des sondés avaient déjà subi la violence, dont 10% à un degré
élevé nécessitant une hospitalisation.
Parmi les quatre homosexuels interrogés par le biais de mon enquête sociologique,
l’un d’entre eux, Aydın, 27 ans, vivant à Istanbul dit s’être déjà fait agresser en raison
de son homosexualité en pleine rue et craint que cela ne recommence. Il existe en outre
une pression sociale intense exercée par les autres citoyens et ce avec la complicité
de la police, dont les fonctionnaires ont un niveau d’éducation très faible. Pour sa part,
la sociologue Deniz Kandiyoti constate que l’augmentation de la violence à l’égard des
homosexuels intervient en parallèle d’une hausse du nationalisme turc, en particulier à
cause des tensions liées au conflit kurde. Ainsi, la violence homophobe régnant dans la
société est à mettre en perspective avec la violence nationaliste d’Etat régnant à l’encontre
des Kurdes.
En outre, l’homophobie est beaucoup plus ancrée chez les hommes que chez les
femmes. Les auteurs de violence contre les homosexuels sont avant tout des hommes.
Pourquoi ? Une part importante des hommes turcs hétérosexuels partage l’idée qu’elle
risque d’être victime d’une agression sexuelle par un homosexuel. Ici, une différence de
genre est frappante. D’après les résultats de mon enquête, alors qu’aucune des filles
interrogées n’a déclaré craindre une telle agression, 29% des jeunes hommes ont déclaré
craindre qu’une telle chose se produise, 50% ne la craignant pas et 21% ne se prononçant
pas sur la question. Aussi, certains hommes n’hésitent pas à recourir à la violence lorsqu’ils
40
MURRAY Stephen, op.cit.
41
« We need a law for liberation », Gender, Sexuality and Human Rights in Changing Turkey, Human Rights Watch, 2008
33
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
se sentent « menacés » par un homosexuel. Burak déclare ainsi être prêt à utiliser la
violence contre un homosexuel « pour [se] défendre en cas d’une violation de [sa] liberté ».
Pourtant, à la question « Les homosexuels vous gênent-ils ? », 81% des sondés ont
répondu que non. Remarquons ici que ce chiffre illustre une coupure certaine entre le
milieu des étudiants et des diplômés et le reste de la société. En effet, selon une enquête
réalisée en 2006 par l’université Boğaziçi d’Istanbul parmi un échantillon représentatif de
la population turque, 76% des Turcs s’estimaient alors dérangés par les homosexuels. Or,
ici, seuls 6%, exclusivement des garçons, ont répondu que oui. Aucune fille quant à elle
ne s’est déclarée gênée par les homosexuels. De fait, parmi les garçons, si 79% d’entre
eux affirment ne pas être gênés par les homosexuels, 14% estiment le contraire. Ainsi, la
moitié de ceux qui craignent d’être victimes d’une agression sexuelle par un homosexuel
ne se disent pas gênés par les homosexuels, ce qui peut paraitre surprenant. Par exemple,
Burak, qui affirme ne pas être gêné par les homosexuels ajoute « Aussi longtemps que je
ne suis pas un point d’intérêt pour eux ».
Comme nous l’avons vu, les hommes turcs subissent tous une forte pression sociale
quant aux attentes liées à leur genre. Il s’agit pour eux de se prouver continuellement en
tant qu’homme afin de conserver leur honneur social, leur namus. Eduqué ou ignorant,
riche ou pauvre, un homme turc demeure avant tout un homme et n’hésitera pas à montrer
son rejet de l’homosexualité, même s’il n’est pas lui-même homophobe et ce afin de ne
pas perdre la face aux yeux du reste de la société. De manière générale, il convient de
garder à l’esprit qu’en dépit de la libéralisation politique à l’œuvre depuis les années 1980
et qui s’est accélérée au cours des années 1990 et 2000, la population turque demeure très
attachée aux définitions de genre fixées par Atatürk, définitions continuellement diffusées
par les institutions étatiques du pays depuis les débuts de la République. Aussi, quiconque
ne répond pas aux attentes sociales liées au genre s’expose à un rejet potentiellement
violent du reste de la population.
Dans ces conditions, nous pouvons nous demander dans quelle mesure homoet hétérosexuels peuvent vivre ensemble en Turquie. J’ai donc posé deux questions
symétriques aux jeunes étudiants hétérosexuels et aux quatre homosexuels ayant répondu
à mon enquête. Aux premiers j’ai demandé « Pensez-vous qu’au nom du bien et de la
sécurité publique les homosexuels devraient être regroupés dans un même quartier ? »,
aux seconds j’ai demandé « La société devenant plus islamiste et homophobe, êtes vous
tentés par un repli communautaire ? ».
Pour leur part, les jeunes étudiants ont largement rejeté l’idée d’un regroupement
des homosexuels. Seuls deux garçons sur 14 l’ont approuvé, contre aucune des 18 filles,
lesquelles ont au contraire donné des arguments en faveur du vivre ensemble entre
homo- et hétérosexuels. Pour Gülçin, 21 ans, « Il faut qu’ils vivent facilement avec les
hétérosexuels ». Tout comme Merve, 23 ans, déclare « Ils doivent tous s’intégrer parmi
nous ». Gülmelek, 24 ans, rajoute « Les villes doivent bénéficier d’une structure homogène.
Elles doivent offrir un espace où tout le monde peut vivre ensemble librement. » Afin d’aller
plus loin, j’ai demandé aux jeunes étudiants hétérosexuels quelle serait leur réaction s’ils
apprenaient que leur voisin était homosexuel. Et les réponses que j’ai recueillies à cette
question se sont avérées assez variées. Tandis que certains affirment que cela ne les
dérangerait pas et ne changerait rien à leur relation avec leur voisin, d’autres se montreraient
gênés voire méfiants. Par exemple, Yusuf, un jeune homme de 19 ans déclare « Je ferais
attention à partir de ce moment ». D’autres encore affirment qu’ils ne s’y intéresseraient
pas, traduisant une fois de plus l’indifférence d’une partie des Turcs au fait homosexuel.
34
Titre 1. De l’Empire ottoman à nos jours : l’homosexualité comme sexualité de transgression
Par ailleurs, en dehors du milieu étudiant, les Turcs ne se montrent guère enclins à
accepter de vivre à côté de voisins homosexuels. En effet, d’après une étude du professeur
Yılmaz Esmer de l’université stambouliote de Bahçeşehir réalisée en 2009, 87% des Turcs
refuseraient de vivre à côté de voisins homosexuels. Et quand ces derniers sont mis devant
le fait accompli, les réactions peuvent s’avérer extrêmement négatives. Rencontré en 2010
par Marine Casalis à Nevşehir, une petite ville d’Anatolie centrale accueillant des réfugiés
iraniens LGBT, Sassan, gay, montre la porte de sa maison donnant sur la rue : « Regardez :
42
les enfants du quartier ont lancé de la merde sur notre porte ! »
D’autres témoignages
de réfugiés homosexuels iraniens font quant à eux état de vitres brisées, là encore par des
enfants, à tel point que les occupants des maisons en question renoncent désormais à les
réparer.
Dans ces conditions, la plupart des homosexuels préfèrent rester discrets quant à
leurs préférences auprès de leur voisinage. Ceci étant, en Turquie, le fait que deux
jeunes hommes ou deux jeunes femmes partagent le même appartement n’est pas du tout
mal vu. Les voisins les considèrent comme des amis vivant ensemble pour des raisons
économiques. A contrario, les colocations mixtes sont mal vues, en particulier dans les
milieux conservateurs. Deux gays ou deux lesbiennes emménageant ensemble dans le
même appartement n’ont donc a priori pas de problèmes de voisinage s’ils ne montrent pas
leur identité sexuelle à leurs voisins.
Du côté des homosexuels, deux des trois gays interrogés par questionnaire refusent
l’idée d’une vie en communauté pour se protéger de l’hostilité de la société, le troisième ne
se prononçant pas. Billur, la jeune femme lesbienne de 28 ans déclare quant à elle : « Se
replier dans le sens de s’isoler, je n’aime pas. Il ne me paraît pas juste de poursuivre sa
vie en s’isolant pour vivre tranquillement envers et contre tout. Il me paraît plus signifiant de
vivre dans la société en se mélangeant. Je ne préfère pas spécialement être amie avec ceux
qui sont comme moi, mais parfois je me sens seule et même celui qui est le plus proche de
moi me paraît étranger, je recherche des semblables que je ne connais pas du tout, je me
sens bien auprès d’eux.” Ainsi, les homosexuels turcs ne désirent pas s’isoler du reste de
la société mais disposer de lieux où ils peuvent se rencontrer.
Conclusion
L’expression publique d’une identité sexuelle différente de l’hétérosexualité demeure donc
très difficile en Turquie, ce qui est susceptible d’amener à un enfermement sur soi des
homosexuels, ainsi que des travestis et des transsexuels pour préserver leur identité.
En dépit du conservatisme social ambiant et de la perception réductrice dont ils font
l’objet, les homosexuels disposent pourtant de lieux de sociabilité et de rencontre et des
associations militant en faveur des droits des personnes LGBT ont vu le jour depuis la fin des
années 1980. A l’heure actuelle, il est même possible selon certains auteurs de parler de
« communauté LGBT » à Istanbul et dans une moindre mesure à Ankara, Izmir et Antalya.
Istanbul compte à elle seule une vingtaine de bars, boîtes de nuit et hammams fréquentés
par les homosexuels.
Peu à peu, les homosexuels, tout comme les travestis et les transsexuels brisent le
cercle Stigmatisation par les regards des autres-Honte-Repli sur soi et revendiquent leur
42
CASALIS Marine, op.cit.
35
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
identité disqualifiée aux yeux du reste de la société, aspirent à afficher publiquement cette
identité et à combattre pour la reconnaissance de cette dernière.
36
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
Titre 2. La vie des homosexuels turcs :
entre rejet par la famille et construction
identitaire dans des espaces « entresoi »
Le préalable à l’affichage public de l’identité homosexuelle est la construction de cette
identité elle-même. Celle-ci intervient dans ce que Nancy Fraser appelle les parallel
discursive arenas, des « contre-espaces publics », des espaces « entre-soi » parallèles au
« grand » espace public dont les homosexuels sont exclus. En effet, Nancy Fraser inclut les
homosexuels dans la catégorie dénommée subaltern counterpublics, ce terme traduisant
bel et bien l’idée de marginalisation, de relégation visant ces derniers.
43
Victimes du rejet par leurs familles en raison de la forte pression sociale existante,
les homosexuels turcs ont à leur disposition des lieux de rencontre où ils se construisent
une identité propre en tant que sujets. Espaces virtuels comme les sites de rencontre
ou espaces réels comme les bars, les boîtes de nuit, les hammams, sans oublier les
associations promouvant les droits des personnes LGBT, ces lieux sont le point de départ
de la revendication identitaire des homosexuels turcs dans le « grand » espace public où
ils affichent leurs « couleurs ». Dans un premier temps, les homosexuels se réunissent
seulement entre eux pour ne pas être influencés par l’hétérosexisme ambiant, travaillent
sur eux-mêmes avant de s’ouvrir au reste de la société.
A. Les homosexuels face à leur famille
1.Un homosexuel : la « honte » de la famille ?
Dans la sphère familiale, l’homosexualité est parfois violemment réprimée. Cette répression
s’inscrit dans un contexte plus global : en premier lieu, le sexe et les relations amoureuses
constituent un tabou dans les familles turques. Les parents n’abordent jamais ces questions
avec leurs enfants. Avec pour conséquente une rigidité extrême en ce qui concerne les
relations affectives et sexuelles en dehors du cadre du mariage. En second lieu, la société
turque demeure une société fortement centrée autour de la famille et non de l’individu. En
ce sens, il est difficile pour un membre d’une famille de prendre une orientation contraire à
ce que le reste de sa famille attend de lui, à savoir se marier et avoir des enfants.
43
FRASER Nancy, „Rethinking the public sphere: a contribution to the critique of actually existing democracy“, IN: CALHOUN Craig,
Habermas and Public Sphere, MIT Press, 1992
37
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Il arrive ainsi que des homosexuels soient conditionnés par leur éducation conservatrice
au point de tenter de mettre eux-mêmes fin à leurs jours. Le magazine allemand Der Spiegel
a ainsi rencontré Adnan*, originaire d’un village anatolien et qui a confié s’être ouvert les
veines juste après sa « première fois » à 16 ans.
44
En fait, un(e) homosexuel(le) dans une famille turque signifie avant tout la honte,
la perte de l’honneur et de la réputation familiales dans la mesure où l’honneur d’une
famille s’apprécie quand le fils/ou la fille se marie et fait à son tour des enfants. Et
comme l’homosexualité ne mène pas à la reproduction, l’homosexualité est largement
perçue comme une maladie, une pathologie. C’est pourquoi les homosexuels turcs dans
leur grande majorité choisissent de mentir à leur famille. Parmi les quatre homosexuels
interrogés au cours de mon enquête, trois sur quatre n’en ont pas informé leur famille. Billur,
lesbienne de 28 ans originaire d’Erzincan déclare que sa famille ne l’accepterait pas. Harun,
gay de 24 ans originaire d’Izmir parle des membres de sa famille en ces termes : « Ils l’ont
appris mais ils pensent que c’est passé. S’ils l’apprenaient ils seraient violents. » En 2007, le
journaliste français Romain Etienne a quant à lui rencontré un couple d’étudiants gays dont
les familles respectives ne connaissent pas la situation. Et pour cause : encore dépendants
financièrement de leurs parents, ils craignent trop de se voir couper les vivres si jamais ils
abordent la question.
45
Mon enquête sociologique destinée aux étudiants hétérosexuels comprenait en outre
trois questions relatives à l’homosexualité dans la sphère familiale. Comment réagiriezvous si votre fils/ votre fille était homosexuel(le) ? Comment réagiriez-vous si votre frère/
votre sœur était homosexuel(le) ? Comment réagiriez-vous si un membre plus éloigné de
votre famille, tel qu’un cousin, était homosexuel ? Ces trois questions ont donné lieu à des
réponses fort variées de la part des sondés. Certaines vont peu ou prou dans le sens de
l’acceptation, tandis que d’autres montrent que même avec un niveau d’éducation élevée,
beaucoup de Turcs auraient du mal à se faire à de telles situations.
En ce qui concerne l’éventuelle homosexualité de leurs futurs enfants, les réactions
vont du déni absolu à l’acceptation sans réserve, tant chez les filles que chez les garçons.
Yusuf, un jeune homme de 22 ans répond par exemple « Je ne veux pas penser une
telle possibilité ». Tout comme Merve, jeune fille de 24 ans répond « Pour l’instant je ne
sais pas, mais je ne désire pas que mes enfants soient homosexuels ». Plusieurs autres
déclarent que cette éventualité les rendrait tristes et/ou auraient recours à des méthodes
de « traitement ». D’autres affirment quant à eux qu’ils seraient tristes, non pas à cause de
l’homosexualité de leur fils/fille, mais à cause des difficultés que ce dernier/cette dernière
vivra dans la société turque. D’autres encore seraient surpris et/ou aimeraient en savoir plus
sur les raisons de ce choix. Ici, l’homosexualité est perçue sous un angle médical. Pelin,
une jeune fille de 24 ans aimerait ainsi connaître « l’explication freudienne » de l’éventuelle
homosexualité d’un de ses enfants. Une autre jeune fille, également prénommée Merve et
âgée de 23 ans déclare pour sa part : « Je l’emmènerais chez le psychologue et je voudrais
qu’il exprime tranquillement ses sentiments. » Plusieurs autres enfin déclarent être prêts à
accepter l’éventuelle homosexualité de leurs enfants ainsi qu’à les soutenir et à les protéger.
Zehra, jeune fille de 21 ans déclare par exemple « Ce sont mes enfants et je n’arrêterais
pas d’aimer mes enfants, je n’aurais jamais honte d’eux ». Deux jeunes hommes, Murat,
23 ans et Özgün, 26 ans affirment quant à eux qu’une telle éventualité ne changerait rien à
leurs attitudes et leurs réactions vis-à-vis de leurs enfants.
44
45
38
POPP Maximilian, « Pornos für den General », Der Spiegel, N°44, 2010
ETIENNE Romain, op.cit.
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
Pour ce qui est de l’homosexualité éventuelle de leurs frères ou de leurs sœurs, les
jeunes étudiants donnent souvent la même réponse que pour leurs futurs enfants, allant du
déni à l’acceptation en passant comme nous venons de le voir par la tristesse ou encore
la curiosité. Quant à l’homosexualité éventuelle d’un membre plus éloigné de leur famille
tel qu’un cousin, beaucoup d’étudiants expriment leur indifférence, affirmant que ça ne les
intéresserait pas, que ça ne les concernerait pas. Il est ici intéressant de remarquer que la
plupart de ces étudiants indifférents sont les mêmes qui affirment qu’ils seraient tristes si
leurs enfants ou leurs frères et sœurs étaient homosexuels. De ce fait, les réactions allant
dans le sens du déni ou de la non-acceptation sont bien moins fréquentes que pour les
deux questions précédentes.
En dépit de réactions plutôt positives rencontrées chez certains étudiants, il n’en
demeure pas moins que la sphère familiale en Turquie reste peu prompte à accepter
l’homosexualité en raison des fortes pressions que l’on y trouve. Deniz Uğur de l’association
Siyah Pembe Üçgen d’Izmir dit même qu’en raison de l’ignorance des parents sur le sujet
de l’homosexualité, « les mères, lorsqu’elles apprennent que leur fils est gay ou leur fille
lesbienne, pensent que leurs enfants sont en train de mourir ou bien leur souhaitent de
mourir. »
Pourtant, d’après les travaux d’Arslan Yüzgün portant sur les rapports de jeunes
homosexuels à leur famille réalisés en 1986, plus le niveau d’études des parents est élevé,
moins les réactions sont négatives, ce que semble corroborer mon enquête sociologique. A
l’époque, 39% des familles étaient au courant et parmi elles, seules 8% avaient totalement
rompu les liens avec leur fils homosexuels. Au contraire, 92% avaient continué d’entretenir
des relations avec ces derniers. Dans ce cas, après une période de tension, les familles
s’accoutumaient voire acceptaient l’homosexualité de leurs fils.
2.Le mariage « arrange » comme strategie rationnelle
Dans ces conditions, nombreux sont ceux qui sont prêts à se marier afin de ne pas
faire naître ou bien de dissiper les soupçons de l’entourage familial. Interrogé à Istanbul,
Ramazan, un Kurde de 26 ans confirme: « Oui, je vais me marier. Je n’ai pas le choix.
Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Ici c’est la Turquie. De toute façon, il y a tout plein
de gays qui épousent des femmes. » Une stratégie qui ne fait cependant pas l’unanimité
parmi les gays et les lesbiennes. Parmi les quatre homosexuels interrogés dans le cadre de
mon enquête sociologique, les trois dont la famille n’est pas au courant de leur orientation
sexuelle déclarent ainsi refuser de se marier afin de ne pas éveiller les soupçons de leur
entourage.
Ainsi donc, dans la Turquie du début de la décennie 2010, le poids des traditions est
encore très prégnant, même si certains tentent de s’en émanciper avec plus ou moins de
succès. C’est pourquoi une partie des gays et des lesbiennes de Turquie continue d’adopter
une attitude de résignation et de fatalisme face aux pressions de leur famille. Par la suite, les
mariages forcés d’homosexuels débouchent sur de très grandes frustrations, amenant
souvent les gays ou lesbiennes mariées à entretenir des relations extraconjugales. Ces
unions non désirées finissent parfois par des divorces et dans certains cas par le suicide du
gay ou de la lesbienne en question. Pour sa part, Jacques Corraze analyse ces mariages
d’homosexuels comme une tentative d’intégration sociale et pour ceux qui ne s’assument
pas en tant que tels, une sorte d’antidote à l’homosexualité dont ils éprouvent les conflits.
46
46
CORRAZE Jacques, op.cit.
39
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Pour les homosexuels turcs, un des moyens d’échapper à un mariage arrangé n’est
autre que l’émigration dans un pays occidental où ils pourront vivre librement leur sexualité,
loin de la pression familiale. Interrogés sur cette éventualité, deux des quatre homosexuels
interrogés ne se disent pas tentés par l’émigration dans un pays plus gay friendly. Seul l’un
des quatre, un gay, se dit tenté par cette possibilité tandis que la jeune femme lesbienne
ne s’est pas prononcée sur la question. Sinon, certains homosexuels turcs choisissent de
rompre toute relation avec leur famille en raison de leur orientation sexuelle.
Interrogés sur la question des mariages forcés d’homosexuels, les jeunes étudiants
hétérosexuels sont 75% à éprouver de la compassion pour les homosexuels subissant cette
situation. Pour Gülmelek, jeune fille de 24 ans, « C’est une situation très difficile. J’espère
que ces pressions cesseront un jour. » Ici encore, la question du genre est cruciale. En effet,
les filles sont plus nombreuses en proportion à éprouver de l’empathie pour ces situations
que les garçons. 83% des filles déclarent ressentir une telle empathie, contre 64% des
garçons. Et, alors qu’aucune fille n’a déclaré ne pas en ressentir, 21% des garçons n’ont
pas hésité à déclarer qu’ils n’éprouvaient pas de compassion pour de telles situations.
3.Comment le poids de l’honneur rend improbable le coming-out des
homosexuels turcs
Dans ces conditions, rares sont ceux qui font leur coming-out. En effet, les homosexuels se
demandent avant tout comment cette déclaration affectera leurs parents et surtout l’honneur
de leur famille. Ainsi, comment annoncer à leurs parents qu’ils n’auront pas de petits
enfants ?
Le plus souvent, c’est à leur mère qu’ils choisissent d’en parler en premier, jamais à
leur père. A 19 ans, dans son village rural d’Anatolie, Adnan* a choisi d’en parler à sa
mère, non sans avoir hésité auparavant. « N’en parle surtout pas à ton père » lui a-t-elle
47
répondu.
D’une manière générale, les mères semblent plus compréhensives à l’égard
de l’homosexualité d’un de leurs enfants que les pères. Ainsi, Aydın, vivant à Istanbul et
âgé de 27 ans, le seul homosexuel sur les quatre interrogés qui a osé faire son comingout auprès de sa mère décrit la réaction de cette dernière : « Ma mère m’a dit tu es mon
chéri, tu es mon fils, tu es mon sang, je t’accepte comme tu es. » Notons en outre que,
comme dans toutes les sociétés où la mère jouit d’une grande place dans la famille, les
homosexuels turcs désirant faire leur coming-out craignent avant tout le rejet de leur mère,
mère à laquelle ils vouent un attachement tout particulier.
Hormis une bonne réaction de la part de la famille, ce qui est extrêmement rare, ceux
qui se risqueraient à un coming-out s’exposent à des pressions familiales extrêmement
importantes, comme par exemple des consultations imposées chez le psychologue, la
maltraitance, la séquestration et risquent surtout d’être la cible de « crimes d’honneur »,
la logique de ces crimes obéissant à la volonté de laver l’honneur de la famille souillé
par l’homosexualité d’un de ses membres. Néanmoins, depuis l’adoption d’une législation
punissant plus sévèrement les auteurs de tels crimes, une hausse spectaculaire des
suicides est enregistrée. Si ces crimes ou suicides d’honneur concernent pour l’écrasante
majorité d’entre eux des jeunes filles, les gays n’en sont hélas pas épargnés, comme l’a
montré l’assassinat par son père d’Ahmet Yıldız, 26 ans, étudiant préparant le concours
de professeur de sciences physiques et issu d’une famille kurde profondément religieuse
de Şanlı Urfa, à la sortie de son appartement dans l’arrondissement d’Üsküdar à Istanbul
47
40
POPP Maximilian, op. cit.
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
en 2008. Assassiné le 16 juillet 2008, sa tombe n’a été découverte par son compagnon
Can Ibrahim, un Turc allemand de Cologne âgé de 45 ans que deux mois plus tard, dans
le cimetière du quartier misérable de Sultançiftli. Si ce dernier s’estime heureux d’avoir pu
localiser la tombe de son défunt compagnon, cette situation en dit long sur la mentalité
48
de la famille de la victime, qui à l’évidence avait honte de l’homosexualité d’Ahmet.
Si l’assassinat d’Ahmet Yıldız constitue le premier crime d’honneur public contre un gay
en Turquie, les crimes d’honneur anti-gays en Turquie ne sont pas une nouveauté mais
se déroulaient jusque là dans la sphère privée. Depuis lors, Ahmet Yıldız est devenu un
symbole dans le milieu gay turc, sa photo figurant par exemple en bonne place dans les
locaux de l’association Lambda Istanbul.
Une fois de plus, j’ai recueilli l’avis des étudiants hétérosexuels sur la question de
ces crimes d’honneur commis contre des gays ou des lesbiennes. Globalement, 84% des
sondés condamnent de tels crimes et aucun n’a déclaré les approuver. Ici encore, une
différence frappante en ce qui concerne le sexe est remarquable. Tandis que les filles
condamnent de tels crimes à l’unanimité, il en n’est de même que pour 64% des garçons.
29% des garçons ont déclaré « comprendre mais ne pas approuver » ces crimes et 14%
y être indifférents.
Remarquons pour conclure que les interactions entre le voisinage et la famille
peuvent s’avérer extrêmement préjudiciable pour les homosexuels turcs. Dans un contexte
social caractérisé par une forte pression du quartier, les homosexuels turcs font tout
particulièrement attention à leur comportement en sortant de chez eux. En effet, lorsque
l’identité sexuelle d’un jeune homosexuel se voit accidentellement découverte par des gens
du voisinage, par exemple lorsque ces derniers aperçoivent ledit homosexuel à proximité
d’un lieu de rencontre, il n’est pas rare que les voisins écrivent une lettre aux parents du
jeune en question en les avertissant « Votre fils est homosexuel ». La réception d’une telle
lettre touchant en plein cœur l’honneur de la famille amène à des explications entre les
parents et le jeune, explications risquant de tourner au meurtre en vue de laver l’affront fait
à l’honneur de la famille.
En tout état de cause, la plupart des homosexuels choisit de ne pas parler de leurs
préférences à leur famille et mènent une double vie : hétérosexuels dans l’espace public et
aux yeux de leur famille, parfois même mariés, ils vivent leur sexualité la nuit et les weekends
dans des lieux semi-publics comme les bars, les hammams et les boîtes de nuit où ils ont
la possibilité de rencontrer d’autres homosexuels. Ajoutés aux sites Internet destinés aux
homosexuels, ces endroits constituent pour eux le seul espace de liberté dans un univers
social globalement hostile.
B. Analyse des espaces semi-publics homosexuels
Dans cette section, il sera question des espaces semi-publics accueillant un « contrepublic » homosexuel, à savoir les bars, les restaurants, les boîtes de nuit et les hammams
fréquentés par les homosexuels. Ces espaces existent dans différentes villes du pays, non
seulement à Istanbul mais également à Ankara, la capitale du pays, Antalya, Bodrum, Bursa
et Izmir.
48
RTL, Schwule Türken in Lebensgefahr, Schande für die Familie, 2009:
http://www.youtube.com/watch?
v=gqK70DQXt2c&feature=related , page consultée le 25 novembre 2010
41
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
1.Les espaces semi-publics homosexuels: des lieux de sociabilite et
de divertissement occupant une position centrale dans la ville
Dans la section présente, nous étudierons surtout les espaces semi-publics homosexuels
situés à Istanbul, la plus grande ville du pays. Istanbul compte une vingtaine de tels
lieux, tous concentrés dans l’arrondissement central de Beyoğlu, renommé pour l’occasion
Gayoğlu par Hatice Ayten dans son documentaire Out of Istanbul sorti en 2009 et qui
49
voudrait dire en Turc « le fils du gay ».
Cette affirmation est cependant largement
exagérée dans la mesure où Beyoğlu n’est certainement pas peuplé uniquement par des
homosexuels, des travestis ou des transsexuels. Il est également l’un des arrondissements
d’installation privilégiée des migrants internes kurdes pauvres et illettrés, migrants à forte
fécondité qui n’ont rien de gay friendly et face auxquels les homosexuels ne feront jamais le
poids. En fait, Beyoğlu deviendra plutôt le miroir des tensions traversant la société turque,
entre traditionnalistes d’une part et modernistes de l’autre mais certainement pas un quartier
gay comme l’affirme Hatice Ayten.
Notons aussi que l’arrondissement de Beyoğlu et en particulier le quartier de Taksim
dans lequel la plupart de ces espaces semi-publics homosexuels se trouvent sont
fréquentés non seulement par les homosexuels turcs mais également par de nombreux
touristes homosexuels occidentaux à la recherche de sensations, marchant ainsi dans
les pas des orientalistes européens en recherche des mêmes sensations d’exotisme et
d’érotisme il y a désormais plus d’un siècle.
Plusieurs bars accueillant une clientèle homosexuelle se trouvent ainsi dans
l’arrondissement central de Beyoğlu à Istanbul. Le plus connu est le Sugar Club Café,
qui a ouvert ses portes en 2000 dans une ruelle perpendiculaire à l’avenue Istiklal, rue
commerçante toujours très animée et ce à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. A
l’angle de l’avenue, un panneau aux couleurs de l’arc en ciel annonce la présence de ce bar.
Depuis l’avenue, un large drapeau arc en ciel flottant au dessus du bar est même visible. La
clientèle y est très diversifiée. Beaucoup de touristes gays y viennent. On y entend autant
parler Anglais que Turc. Même les Tziganes vendeurs de roses osent s’y aventurer en
espérant que contre quelques liras, les clients en offriront une à leurs amants.
Toujours à Beyoğlu, plusieurs boîtes de nuit sont majoritairement fréquentées par des
homosexuels tels que le X-Large et le Tek Yön. A l’extérieur, rien ne laisse présager qu’il
s’agit de boîtes de nuit majoritairement fréquentées par une clientèle homosexuelle. Ici,
point de drapeau annonçant la « couleur ». Comme dans toute autre boîte de nuit, des
videurs se tiennent à l’entrée.
Ces bars et ces boîtes de nuit sont avant tout des lieux de distraction, d’amusement
et de détente où les homosexuels ne sont qu’entre eux et peuvent par conséquent faire
ce qu’ils ne feraient pas dans le reste de l’espace public. Ici, les couples s’embrassent
et ce dans une totale indifférence de la part des autres clients. On y vient entre amis,
hétérosexuels compris ou en couple et pourquoi pas pour y faire des rencontres. Ainsi, parmi
les quatre homosexuels interrogés par questionnaire, trois d’entre eux déclarent rencontrer
leurs semblables dans des bars et deux d’entre eux dans des boîtes de nuit.
De tels espaces constituent un véritable ballon d’oxygène pour ces exclus de la société
et c’est dans ces espaces que les homosexuels ont la possibilité de construire une
49
42
AYTEN Hatice, Out of Istanbul, documentaire ZDF, 2009
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
identité positive d’eux-mêmes. Ainsi, en 2007, le journaliste Romain Etienne a rencontré
à Istanbul un gay dénommé Engin, pour qui le fait d’avoir travaillé dans un bar gay de la
ville a beaucoup aidé à le faire assumer son homosexualité, dont il n’a désormais plus peur
de parler, sauf avec sa famille.
50
En tout état de cause, seul une partie et non la totalité des gays et des lesbiennes
turques se rend dans ces espaces. Parmi les quatre homosexuels interrogés par
questionnaire, l’un d’entre eux a déclaré ne pas rencontrer ses semblables dans les bars,
deux d’entre eux dans les boîtes de nuit tandis qu’aucun n’a déclaré en rencontrer dans
les hammams. Deniz Uğur, responsable associatif de Siyah Pembe Üçgen qui vit à Izmir
déclare pour sa part : « Pour moi, ce n’est pas une bonne chose d’aller dans un bar gay,
parce que ça me fait me sentir extraordinaire, mais je ne le suis pas. »
A Istanbul, hormis Internet, outil auquel nous consacrerons ultérieurement un
développement spécifique, les gays ont ainsi plusieurs options à leur disposition pour se
rencontrer. Outre les bars et les boîtes de nuit, les gays et les lesbiennes peuvent aussi
choisir de se rendre au hammam. Beyoğlu compte en effet un sauna gay tout en sachant
qu’il est également possible de rencontrer des gays dans les sections masculines de
hammams traditionnels a priori non réservés aux homosexuels ainsi que des lesbiennes
dans les sections féminines de ces mêmes hammams.
Ouvert 24 heures sur 24, le sauna X* est situé lui aussi dans une rue perpendiculaire
à l’avenue Istiklal. Un gay américain que j’ai rencontré lors de mon année à Istanbul en
2009-2010 m’a confié que l’on pouvait avoir des relations sexuelles avec les « masseurs »
de ce sauna, principalement des jeunes hommes kurdes, et ce moyennant 150 liras,
soit environ 75 euros. Et effectivement, le sauna est très fréquenté par des touristes
gays cherchant une aventure avec quelqu’un de « local », correspondant à leurs clichés
orientalistes et qui sont prêts à payer pour, ce qui explique le prix très élevé de la prestation,
prestation que peu de gays turcs peuvent s’offrir. En fait, ce sauna n’est pas tant un
lieu de rencontre entre gays mais plutôt un lieu où de riches gays viennent prendre un
plaisir éphémère avec des jeunes hommes fraîchement débarqués à Istanbul de villes
de l’Est du pays telles que Ağrı, Diyarbakır, Malatya ou encore Şırnak où ils n’avaient
vraisemblablement pas de perspectives d’avenir. Les clients fréquentant le sauna sont en
outre fortement incités à « consommer ». Les gays qui y viennent n’ont en effet pas le droit
d’avoir des relations sexuelles entre eux sous peine d’exclusion mais seulement avec les
masseurs. Interrogés sur le prix élevé de la prestation, les masseurs rétorquent « C’est notre
métier, on fait ça pour se nourrir, pour nourrir nos mères. »
Les gays d’Istanbul peuvent également se rencontrer dans les sections masculines
des hammams traditionnels, bien que la ville en compte de moins en moins, perpétuant
ainsi la tradition homoérotique ottomane. Il semble en effet que les rapports sexuels entre
hommes soient « tolérés » dans certains d’entre eux. A Karaköy, un hammam exclusivement
masculin est ainsi le théâtre de tels rapports au vu et au su des autres clients dans les deux
salles de repos que compte le hammam. Bien que les clients ne soient a priori pas gays,
une solidarité s’y observe entre les hommes ayant des relations sexuelles et les autres,
qui guettent l’arrivée éventuelle des masseurs dans la salle, lesquels s’ils surprennent
des hommes en train d’avoir un rapport sexuel risquent d’exclure les protagonistes en
question du hammam. Comme à l’époque ottomane, la communication entre ces hommes
est essentiellement d’ordre corporel. Très peu de mots sont échangés, tout se joue dans
les expressions corporelles et les regards que l’on se jette les uns aux autres.
50
ETIENNE Romain, op.cit.
43
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Notons pour conclure que tous ces lieux de rencontre et de sociabilité fréquentés par
les homosexuels occupent une position centrale dans l’espace urbain stambouliote,
ce qui peut paraitre paradoxal dans la mesure où l’homosexualité n’est pas acceptée
socialement en Turquie. Dans mon questionnaire sociologique destiné aux hétérosexuels,
j’ai en outre inclu la question suivante : « Pensez-vous que la municipalité d’Istanbul
devrait fermer les lieux de rencontre homosexuels ? » A l’exception de deux garçons,
l’un approuvant une telle idée et l’autre ne se prononçant pas, la totalité des sondés
s’est déclarée hostile à une telle fermeture. Un résultat qui semble corroborer l’idée d’une
indifférence à l’égard de l’homosexualité, tout du moins à Istanbul et parmi les personnes au
niveau d’éducation élevée. Les homosexuels, sans bénéficier d’une acceptation et encore
moins d’une reconnaissance se voient donc tolérer un espace semi-public de liberté au
cœur de la ville.
De tels lieux de rencontre et de sociabilité existent également dans d’autres grandes
villes de Turquie, par exemple à Ankara, Bursa, Izmir et Antalya. Et une fois de plus, ces
espaces semi-publics sont situés au centre de la ville. Un tourisme gay tend même à se
développer dans certaines stations balnéaires des côtes égéennes et méditerranéennes où
il existe comme dans le cas de Bodrum des plages essentiellement fréquentées par des
gays. Et tout comme à Istanbul, il existe des hôtels gay friendly dans ces mêmes stations
balnéaires.
Dans le reste du pays, les homosexuels ne disposent pas d’espaces semi-publics
« entre soi » mais se mélangent parfois avec le reste de la population dans des espaces
qui les tolèrent. Ainsi, pour le responsable associatif gay Burak Cansever qui vit à Eskişehir,
une grande ville de l’Ouest de la Turquie, « nous nous amusons généralement dans des
bars gay friendly ». Par ailleurs, même dans les villes comme Istanbul, les homosexuels se
rencontrent dans des espaces publics où ils côtoient des hétérosexuels tels que les centres
commerciaux, certains restaurants, cinémas, salles de sport ou hôtels.
Mais de tels espaces tolérants envers les homosexuels sont loin d’exister partout.
Beaucoup d’homosexuels vivant en zone rurale, dans des petites villes ou dans des grandes
villes conservatrices telles que Konya ou Kayseri ne disposent pas d’espaces de rencontre
et de dialogue. Les espaces semi-publics homosexuels en Turquie ne sont donc fréquentés
que par une minorité de la population homosexuelle.
2.Des espaces semi-publics a risque : entre violence et risques
sanitaires
Situés au cœur de la ville, les espaces semi-publics homosexuels sont des espaces
à risque, des espaces où règne la violence et des espaces d’exposition aux infections
sexuellement transmissibles.
Ainsi, la « drague en plein air » n’est pas absente d’Istanbul. Essentiellement pratiquée
de nuit dans le Parc de Taksim, cette activité est très dangereuse et déconseillée, non
seulement à cause des gens que l’on est susceptible d’y rencontrer mais également à cause
des rondes de la police. Sur plusieurs sites Internet, de nombreux gays témoignent s’y
être faits agressés et rackettés. De toute évidence, ce parc est fréquenté par des gangs
ciblant spécifiquement les hommes gays en raison de la richesse réelle ou supposée de
ces derniers.
44
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
A quelques dizaines de mètres de là s’étire le boulevard de Tarlabaşı, perpendiculaire
à l’avenue Istiklal, boulevard réputé mal famé en raison des sex-shops qui y ont
pignon sur rue. D’après le reportage réalisé par la chaîne de télévision allemande
NTV, les travestis homosexuels prostitués y sont légion et proposent leurs services
ouvertement. Ici cependant, la clientèle est quasi-exclusivement turque, avec un impact
assez impressionnant sur les tarifs, une passe ne rapportant tout au plus que quelques
51
dizaine d’euros.
D’autant que la demande de sexe avec ces travestis homosexuels
est très forte. Leur atout ? Comparativement aux transsexuels, ces prostitués disposent
encore de leurs organes sexuels masculins. D’ailleurs, comme le souligne Hatice Ayten,
90% d’entre eux ne se considèrent pas comme des femmes. Et si les clients qui ont des
relations sexuelles avec ces travestis ne se reconnaissent pas en tant qu’homosexuels, leur
préférence en dit long sur leur état d’esprit. N’assumant pas leur attirance pour les hommes,
les clients préfèrent coucher avec un homosexuel déguisé en femme plutôt qu’avec un gay
s’assumant pleinement. Il est également important de remarquer que bien souvent, ces
clients sont mariés et pères de famille. Par ailleurs, les agresseurs ou meurtriers de ces
travestis sont bien souvent les clients de ces derniers. Ce milieu est donc particulièrement
dangereux. Mais les travestis homosexuels n’ont guère le choix pour survivre, aucun patron
n’acceptant d’embaucher un homme portant des vêtements de femme. Perçus comme
débauchés et pervers par le reste de la société, les homosexuels travestis ne se prostituent
pourtant pas pour le plaisir mais pour l’argent. En fait, leur condition illustre de manière
extrême la vie que peuvent mener certains homosexuels turcs, à savoir une vie marginale
et misérable.
Dans tous les cas, il est nécessaire de préciser que les Turcs n’ayant que peu ou
pas d’éducation sexuelle, l’usage du préservatif lors des rapports sexuels entres hommes
est loin d’être systématique. Selon les deux responsables associatifs LGBT interrogés,
non l’usage du préservatif n’est pas répandu parmi les gays turcs. Lors d’un chat que j’ai
effectué sur le site de rencontre Gabile avec un bisexuel d’une trentaine d’années vivant
à Bahçelievler, c'est-à-dire dans la banlieue Ouest d’Istanbul, ce dernier s’est exprimé de
la sorte sur la question : « J’utilise le préservatif avec ceux qui le demandent, sinon je
ne l’utilise pas ». De même, parmi les trois gays ayant répondu à mon questionnaire, l’un
d’entre eux déclare utiliser « parfois » le préservatif lors de ses rapports sexuels, les deux
autres affirmant se protéger systématiquement. Et quand bien même les gays turcs y ont
recours, force est de constater que beaucoup d’entre eux ne savent même pas s’en servir
correctement : usage de préservatifs périmés, arrachage de l’emballage avec les dents,
non-vidage de l’air risquant de provoquer la rupture du préservatif lors de l’acte, nombreux
sont les gays et bisexuels turcs à avoir des rapports sexuels non ou mal protégés.
Sans prévention, le SIDA et autres maladies sexuellement transmissibles risquent
de faire des ravages en Turquie, tant parmi les homosexuels que parmi les hétérosexuels
et ce par le biais des personnes bisexuelles et des mariages arrangés. Interrogés à ce
sujet, les trois gays interrogés par questionnaire ont déclaré craindre d’être contaminés
par le VIH, alors même que deux d’entre eux affirment se protéger systématiquement.
Seule la jeune femme lesbienne interrogée a au contraire déclaré ne pas craindre une
telle contamination. Pour Murat Köylü d’Amnesty International, le SIDA n’est pas encore
largement répandu parmi les gays turcs, même si selon lui, les statistiques disponibles à
ce sujet ne correspondent pas à la réalité. Pour des raisons de santé publique, il importe
alors au gouvernement turc d’instaurer un programme d’éducation sexuelle obligatoire.
51
NTV, Homosexualität in der Türkei : ein Leben mit tödlichen Gefahren, 2010:
http://www.n-tv.de/mediathek/sendungen/
auslandsreport/Ein-Leben-mit-toedlichen-Gefahren-article872915.html , page consultée le 25 novembre 2010
45
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
D’après mon enquête sociologique tant auprès des hétéro- que des homosexuels, il
ressort que seule une minorité de Turcs a accès à une telle éducation. Parmi les quatre
homosexuels interrogés, seul un gay affirme avoir eu accès à l’éducation sexuelle lors de
son cursus scolaire, tandis que parmi les hétérosexuels, 22% affirment avoir reçu un tel
enseignement. En réalité, selon Murat Köylü, il existe une éducation sexuelle à l’école en
Turquie, mais pas pratiquée systématiquement ni adéquatement et seulement de manière
superficielle. Seulement, généraliser les cours d’éducation sexuelle dans les établissements
scolaires turcs parait improbable à l’heure actuelle et ce dans le contexte de la politique
ouvertement nataliste du gouvernement AKP, appelant les femmes turques à faire au moins
3 enfants. De plus, comme l’indique Deniz Uğur de l’association Siyah Pembe Üçgen d’Izmir,
« les professeurs de biologie ont honte d’aborder le thème de la reproduction ». Dans ces
conditions, parler de l’usage du préservatif est un véritable tabou.
C. Les homosexuels et Internet
A l’instar des homosexuels du monde entier, la génération de gays et lesbiennes de Turquie
nés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990 utilise les sites de rencontre
pour rencontrer ses semblables. Internet constitue là encore un espace de liberté dans une
société qui leur est indifférente sinon hostile, bien qu’il s’agisse cette fois-ci d’un espace
virtuel, espace qui influence également la construction identitaire de ses utilisateurs.
Inexistants il y a vingt ans, ces outils permettent de configurer de manière novatrice l’identité
des homosexuels turcs.
1.Les sites de rencontre homosexuels : un outil a l’utilisation
generalisee a l’ensemble de la turquie
Depuis le milieu de la décennie 2000, les sites de rencontre destinés aux homosexuels
connaissent un franc succès en Turquie et s’avèrent être un outil de reconfiguration du
lien social entre les homosexuels avec à la clé des conséquences sur le plan identitaire
personnel. En outre, les quatre homosexuels interrogés par questionnaire ont tous déclaré
utiliser l’outil Internet afin de rencontrer leurs semblables, ce qui fait d’Internet le premier
mode de socialisation des gays et des lesbiennes turques, devant les bars et les boîtes
de nuit. Réservés aux plus de 18 ans, les principaux sites de rencontre utilisés par les
homosexuels turcs sont Gabile, Hadigayri et Gayromeo. L’utilisation de l’outil Google trends
peut nous permettre de localiser à quel endroit ces sites sont le plus souvent recherchés
par Google et par conséquent nous donner une estimation de la répartition géographique
des utilisateurs.
Gabile, premier site de rencontre LGBTT revendique plus de 315 000 membres sur
l’ensemble de la Turquie. La section chat de Gabile contient en outre des sous-groupes
par ville d’origine : Istanbul, Ankara, Izmir, Bursa, Antalya, Izmit, Diyarbakır, Adana, Konya,
Mersin, Balıkesir, Sakarya, Eskişehir, Kayseri et Şanlı Urfa.
52
La première région du pays dans laquelle Google a enregistré le plus de requêtes
portant la mention « Gabile » entre mai 2010 et avril 2011 est celle de Zonguldak, ville côtière
52
46
www.gabile.com/ page consultée le 27 avril 2011.
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
de la mer Noire. En deuxième position, Diyarbakır, la « capitale » kurde de Turquie, suivie de
plusieurs régions de l’Ouest du pays : Manisa, Sakarya, Aydın, Muğla, Tekirdağ, Balıkesir.
Notons enfin en neuvième position la région de Mersin, sur la côte méditerranéenne
orientale, puis celle d’Erzurum à l’extrême Est de la Turquie. En entrant les termes « Gabile
sohbet » (sohbet signifie conversation), menant directement sur le chat du site, les mêmes
régions reviennent mais en ordre différent. Ici, Diyarbakır occupe la première place et
Erzurum la seconde. Sakarya arrive en troisième, suivie de près par Gaziantep, Balıkesir,
Muğla, Eskişehir, Kocaeli, Kayseri et finalement Antalya.
Surprise, Istanbul, qui a pourtant la réputation d’héberger la plus grande communauté
LGBT turque n’apparait pas. Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’outil de recherche
Internet y est concurrencé par les bars, boîtes de nuit et hammams fréquentés par les
homosexuels. A contrario, dans des villes conservatrices et traditionnelles telles que
Diyarbakır et Erzurum de tels lieux n’existent pas, ce qui peut nous expliquer la forte
fréquentation de ce site par les gays et lesbiennes de ces régions.
Concurrent de Gabile, le site de rencontre LGBT Hadigayri ne mentionne pas quant
53
à lui le nombre de ses membres ni leur localisation en Turquie.
C’est dans la région
d’Eskişehir que ce site a été le plus recherché par les utilisateurs de Google entre mai 2010
et avril 2011, suivie par d’autres régions de l’Ouest de la Turquie que sont Bursa, Kocaeli
et Izmir. En cinquième position arrive la région d’Adana, suivie d’Istanbul, Kayseri, Ankara
et pour finir Samsun sur la côte de la mer Noire.
Mentionnons à présent Gayromeo, site international de rencontre réservé aux seuls
hommes gays compte quant à lui plus de 17 000 inscrits turcs. Le moteur de recherche du
site nous permet de localiser les inscrits en fonction de leur lieu de résidence, ce qui donne
la répartition suivante : près de 10 000 à Istanbul, plus de 1600 à Izmir et 1500 à Ankara,
près de 800 à Antalya, plus de 400 à Bursa, près de 300 à Adana, plus de 200 à Muğla,
près de 200 à Izmit et Mersin ainsi qu’ une centaine à Eskişehir et Alanya.
54
D’après l’outil Google trends, la première région de Turquie dans laquelle le mot
« Gayromeo » a été le plus souvent tapé dans le moteur de recherche entre mai 2010 et
avril 2011 est celle de Muğla, sur la côte égéenne, suivie de Karaman en Anatolie centrale,
Antalya, Istanbul, Izmir, Bursa, Kocaeli, Ankara, Adana et Kayseri.
Ces tendances nous montrent en premier lieu que les homosexuels turcs ne sont pas
présents qu’à Istanbul. Il semble que les gays et lesbiennes d’Istanbul utilisent relativement
moins l’outil Internet que leurs alter ego vivant dans le reste de la Turquie. La même
remarque peut être effectuée en ce qui concerne les gays d’Ankara. Pour les homosexuels
résidant dans des villes conservatrices ou à la campagne, Internet permet donc d’entrer en
contact avec d’autres homosexuels ou bien tout simplement de s’évader dans un univers
virtuel qui contraste avec leur environnement réel.
Deuxième constat, au niveau géographique : plusieurs villes moyennes de la région
de Marmara reviennent à chaque fois dans le palmarès. Il s’agit de Bursa, Izmit, Kocaeli et
Balıkesir. Des villes qui n’ont a priori rien de gay friendly. Par ailleurs, il est intéressant de
remarquer que les villes de Muğla, Izmir et Antalya, destinations touristiques internationales,
figurent également dans les tendances de recherche de sites de rencontre via Google. Doiton y voir la marque du tourisme sexuel gay qui commence à s’y développer? Ou bien est53
54
www.hadigayri.com/ page consultée le 27 avril 2011.
www.gayromeo.com/ page consultée le 27 avril 2011.
47
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
ce un signe que l’homosexualité en Turquie est mieux acceptée dans des villes touristiques,
habituées à accueillir des étrangers et par conséquent tolérantes à l’égard de la différence ?
Dans le but d’approcher le milieu gay stambouliote, j’ai pu mener une dizaine de
conversations en ligne sur Gabile au cours des mois de mai et juin 2010, lors de mon
séjour à Istanbul. De telles conversations sont fortement enrichissantes, dans la mesure
où elles permettent de se familiariser avec les codes de la sous-culture gay turque.
Ainsi, une conversation-type sur le chat de Gabile se déroule grosso-modo comme ceci : en
premier lieu, les protagonistes révèlent le quartier d’Istanbul dans lequel ils habitent, ce qui
se comprend étant donné les dimensions tentaculaires du « Grand Istanbul ». En second
lieu, les protagonistes font part du type de partenaire recherché : actif, passif ou AP, c'està-dire à la fois actif et passif. L’existence de cette dernière catégorie, encore minoritaire
mais qui prend progressivement de l’ampleur, montre que la distinction actif/passif issue
de l’héritage ottoman perd peu à peu de son sens au début dans la Turquie du début du
XXIème siècle, tout du moins à Istanbul. En troisième lieu, les protagonistes entreprennent
une brève description physique d’eux-mêmes : taille, poids, couleur des yeux, des cheveux
et éventuellement mais pas systématiquement taille de leur pénis, désigné par les termes
de penis, yarrak ou bien alet, ce dernier signifiant littéralement « outil ». Arrivés à ce stade,
l’un des deux protagonistes pose à l’autre la question cruciale pour la poursuite ou non de
la conversation : « Yer var mı ? », ce qui veut dire littéralement, « Y a-t-il de la place ? »
et qu’il faut comprendre comme «Je peux venir chez toi ? ». Cette question est révélatrice,
dans la mesure où de nombreux jeunes gays avec qui j’ai discuté vivaient soit en colocation
avec d’autres jeunes hommes ou bien chez leurs parents, dans les deux cas ignorant tout
de leur orientation sexuelle. Puis, si le courant entre les deux protagonistes passe bien,
ces derniers échangent leurs numéros de téléphone en vue d’une rencontre réelle et/ ou
s’en vont chatter sur MSN. Comme mentionné dans le paragraphe précédent, les gays et
bisexuels turcs n’accordent qu’une importance secondaire à la protection lors des rapports
sexuels. Aussi, aucun des gays et bisexuels avec qui j’ai parlé ne m’a posé de question
quant à l’usage ou au non-usage du préservatif. Dans tous les cas, cette question a émané
de mon propre chef et cette préoccupation a paru bien étrangère à la culture homosexuelle
locale.
Remarquons en conclusion que si les sites de rencontre sont très utilisés par les
homosexuels turcs, ces derniers font preuve d’une très grande vigilance quant à cette
utilisation. Ainsi, d’après une enquête de Lambda Istanbul parue en 2005, 60% des
utilisateurs de tels sites suppriment systématiquement l’historique de leur ordinateur une fois
la visite de ces sites achevée. Par ailleurs, beaucoup d’utilisateurs choisissent un prénom
différent du leur pour chatter et n’affichent pas de photos d’eux-mêmes. De telles attitudes
révèlent la profonde insécurité ressentie par les homosexuels turcs et ce même lorsqu’ils
fréquentent des espaces « entre-soi » virtuels, par peur des réactions de leur famille ou
de leurs amis si jamais ils venaient à découvrir qu’ils fréquentent ce genre de sites Web,
une telle découverte équivalant dans ce cas à un coming-out non désiré. Par ailleurs, l’outil
Internet ne met pas forcément en relation des personnes ayant de bonnes intentions. Ainsi,
les sites de rencontre homosexuels sont souvent fréquentés par des cambrioleurs, ayant
une fois de plus l’idée que les gays sont des gens riches et avec l’intention de dépouiller
ces derniers après leur avoir fait miroiter une relation sexuelle.
2.Les homosexuels turcs et le reseau facebook : une utilisation
comme site de rencontre
48
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
Une part non négligeable des homosexuels turcs utilise également désormais le réseau
social Facebook en guise de site de rencontre. Plusieurs groupes et pages réunissent des
milliers d’homosexuels turcs et ce dans la plupart des villes de Turquie. Les membres de
ces groupes postent des messages sur le mur en se décrivant eux-mêmes et en décrivant
le genre d’hommes qu’ils cherchent (actif, passif, tranche d’âge). La lecture des messages
s’avère instructive, beaucoup demandant que leur partenaire soit gizli (secret, discret),
confirmant ainsi que les homosexuels turcs cherchent à vivre leur sexualité de manière
cachée. Ici encore, la non utilisation de photos et l’usage d’un faux prénom sont de mise.
Par ailleurs, de nombreux homosexuels actifs sont à la recherche d’un partenaire
efféminé et/ou épilé, les adjectifs turcs s’y rapportant étant respectivement kadınsı et
kılsız, voire carrément d’un travesti, parfois désigné sous l’abréviation « CD », qui signifie
cross-dresser et qui peut s’interpréter comme une perpétuation des rapports sexuels entre
hommes à l’époque ottomane où le partenaire passif était considéré comme une « femme
de remplacement ». Ceci étant dit, comme dans le cas de mes discussions sur Gabile, il
apparait que de plus en plus d’utilisateurs se définissent comme « AP » et non pas comme
strictement actifs ou passifs. De ce fait, il n’est pas pertinent de parler d’homosexualité
en Turquie au singulier, tant les façons de vivre cette dernière sont variables, la façon
« ottomane » coexistant avec des façons modernes et venues d’Occident.
En outre, à l’instar des discussions que j’ai eues sur Gabile, la question de la « place »
s’avère une fois de plus cruciale. Ceux qui vivent seuls le mentionnent clairement et a
contrario, ceux qui ne peuvent pas recevoir de visite mentionnent tout aussi clairement
qu’ils cherchent un partenaire « ayant de la place » (yeri olan). Notons également que
le réseau Facebook est utilisé par des prostitués homosexuels, travestis ou pas, certains
se présentant comme des « masseurs ». L’offre de sexe tarifé y est importante, certains
utilisateurs affichant ouvertement leurs tarifs, parfois plusieurs centaines de liras, tarifs
révélant l’idée que se font ces prostitués de leurs éventuels clients, une nouvelle fois des
personnes aisées voire très aisées.
Comme dans le cas des sites Internet spécialisés dans les rencontres gay, il est là
encore particulièrement intéressant de remarquer qu’un certain nombre de ces groupes
et de ces pages rassemblent des homosexuels vivant dans des villes de tendance
conservatrice et où aucun bar ou boîte de nuit gay ne se trouve telles que Gaziantep, Mardin
ou encore Urfa. Le réseau social Facebook joue donc lui aussi le rôle d’entremetteur entre
gays vivant dans un milieu social qui leur est largement hostile et permet à ces derniers
de s’évader dans un univers virtuel où ils peuvent être pleinement eux-mêmes. Comme me
le mentionne une doctorante turque rencontrée lors de mon travail de recherche à Lyon à
propos de l’homosexualité à Gaziantep, « On ne peut pas y vivre ce genre de vie, c’est une
ville très traditionnelle ». Lui révélant l’existence d’un groupe Facebook rassemblant des
gays de Gaziantep, elle me répond alors qu’« Ils doivent avoir la vie dure».
3.La consommation de porno comme marqueur identitaire des gays
turcs
Etudions à présent une autre tendance, la consommation de sites pornographiques gays.
Ces derniers peuvent être en effet analysés comme part de la culture gay, apportant
potentiellement à ceux qui les consultent l’éducation sexuelle qu’ils n’ont pas reçue. En effet,
basés dans des pays occidentaux, ces sites mettent souvent (mais pas systématiquement)
en scène des acteurs se protégeant lors de leurs rapports sexuels, ce qui peut aider à une
49
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
prise de conscience de la part des gays fréquentant ces sites Internet. En tout état de cause,
les gays turcs consultent plus ou moins fréquemment des sites pornographiques gays, ce
qui leur permet de prendre leurs distances face à un environnement extérieur hétérosexiste.
Interrogés à ce sujet, deux des trois gays ayant répondu à mon questionnaire sociologique
ont déclaré se rendre « parfois » sur des sites pornographiques gays, le troisième affirmant
quant à lui s’y rendre « souvent ». Dans ce cas, une différence de genre entre gays et
lesbiennes est perceptible, dans la mesure où la jeune femme lesbienne a quant à elle
déclaré ne jamais se rendre sur des sites homosexuels à caractère pornographique.
En entrant l’expression anglophone « gay porn » dans la requête de Google trends,
il apparait que la région la plus avide de porno gay entre mai 2010 et avril 2011 est celle
de Sakarya, dans la région de la mer de Marmara, suivie de près par Manisa et Balıkesir.
La région de Karaman arrive en quatrième position, suivie de celle d’Aydın, puis Muğla,
Kocaeli, Istanbul, Mersin et Izmir.
En modifiant légèrement la requête et en remplaçant « porn » par « sex », les régions
de Sakarya et Manisa arrivent encore en tête de classement, suivies par d’autres régions
de l’Ouest telles qu’Aydın, Denizli et Balıkesir. La région de Trabzon sur la côte de la mer
Noire se positionne sixième, suivie par Erzurum, Diyarbakır, Antalya et Mersin.
Troisième possibilité, en cherchant les termes « gay video », la région de Sakarya arrive
toujours en première position du classement, suivie cette fois-ci par les régions d’Anatolie
centrale de Konya et Kayseri. La région côtière de la mer Noire de Samsun arrive en
quatrième position, suivie par Adana, Erzurum, Diyarbakır, Antalya, Izmir et Kocaeli.
Ici encore, ces différents classements nous montrent une surreprésentation des régions
de la mer de Marmara et de la mer Egée et une sous représentation des régions d’Istanbul et
Ankara, pourtant les plus peuplées du pays. De plus, à l’instar des classements relatifs à la
recherche des sites de rencontre entre homosexuels, les régions conservatrices d’Anatolie
centrale, orientale ou de la mer Noire y apparaissent également en bonne place.
Comme dans le cas des sites de rencontre, la majorité des utilisateurs de
sites pornographiques veillent ici encore à effacer soigneusement l’historique de leur
ordinateur une fois la consultation effectuée afin d’éviter que leurs proches ne découvrent
malencontreusement leur homosexualité par ce biais.
D. L’émergence d’identités homosexuelles en Turquie
contemporaine
Risquant des violences dans la sphère familiale s’ils révèlent leurs préférences à leurs
proches, les homosexuels survivent dans une société qui leur est hostile et ce grâce
aux lieux de rencontre physiques et/ou virtuels dans lesquels, en entrant en contact avec
leurs semblables, ils se construisent une identité particulière. Baignant dans une culture
hétérosexuelle ambiante, les homosexuels se construisent en premier lieu par rapport aux
normes hétérosexuelles, reprennent certaines d’entre elles puis les retravaillent et se les
réapproprient de manière spécifique.
50
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
1.Les homosexuels turcs entre sexualite de dominance a l’ottomane
et identite gay a l’occidentale
Revenons sur la distinction entre partenaire actif et partenaire passif, cruciale dans la
perception des rapports sexuels entre hommes sous l’Empire ottoman. Cette distinction,
qui notons le n’est pas typiquement turque mais est également valable dans les autres
55
pays du bassin méditerranéen ainsi qu’en Amérique latine
prévaut encore aujourd’hui
dans une bonne partie de la Turquie, la Turquie traditionnelle, la Turquie des campagnes
ainsi que dans les kiraathane des grandes villes comme Istanbul fréquentées par des
hommes originaires des régions rurales et perpétuant à la ville leur mode de vie traditionnel.
Dans les deux cas, il s’y trouve encore des hommes se vantant ouvertement auprès
de leurs camarades d’en avoir sodomisés d’autres, surtout quand ces derniers étaient
a priori plus forts qu’eux. Là encore, la sodomie apparait comme une démonstration de
force et de masculinité et non comme porteuse de l’identité gay, quand bien même cette
démonstration dévie de la norme fixée par le régime républicain, ce qui nous montre par là
même que les valeurs républicaines ne se sont pas diffusées dans les campagnes turques.
L’homosexualité y est considérée comme une maladie mentale, un style de vie dépravé
importé d’Occident.
Néanmoins, il en va tout autrement dans la Turquie des villes, en particulier Istanbul,
une Turquie ouverte à la mondialisation où se diffusent des idées venues d’ailleurs. Avec
le tourisme, en particulier le tourisme gay et le décloisonnement induit par Internet, qui
a pour effet de mettre en lien les homosexuels du monde entier les uns avec les autres,
56
le concept d’homosexuel en tant qu’identité a gagné la Turquie.
Et cette conception
occidentale de l’homosexualité comme porteuse d’une identité propre fait son chemin parmi
certains homosexuels turcs à partir des années 1980. Les homosexuels masculins turcs
issus des classes moyennes et vivant en ville tendent de plus en plus à se reconnaître
comme gays. D’ailleurs, c’est à partir de 1999 que le mot « gay » est rentré dans la
langue turque, utilisé soit sous la forme anglaise soit sous la forme turquisée (gey) par les
homosexuels masculins pour s’auto-désigner. C’est ce dans ces conditions que le chercheur
français Philippe-Schmerka Blacher parle de « mondialisation de l’identité gay ». Ainsi,
beaucoup de Turcs s’identifiant comme homosexuels ont réalisé qu’ils n’étaient pas seuls
au monde, Internet les aidant à trouver des modèles dans d’autres sociétés plus tolérantes
vis-à-vis de l’homosexualité.
Parallèlement, comme nous l’avons vu dans le développement consacré à l’usage
d’Internet, la distinction stricte entre actif et passif qui prévalait sous l’Empire ottoman
perd de son sens parmi ces homosexuels là. Etre gay signifie en effet être porteur d’une
subculture où les relations s’établissent entre égaux dans le cadre d’une exclusivité sexuelle
partagée, excluant toute référence à un rôle sexuel spécifique. Alors que la distinction actif/
passif reflète la transposition du rapport homme/femme à l’intérieur du couple homosexuel,
l’identité gay, de par son aspect égalitaire est au contraire une forme d’homosexualité
libérée des contraintes sociales et des rôles imposés.
57
Cette évolution est récente, car comme le souligne l’activiste LGBT Demet Demir, les
gays et lesbiennes qui acceptaient de se définir comme tels il y a vingt ans n’existaient pas.
55
CORRAZE Jacques, op.cit.
56
57
AYTEN Hatice, op. cit.
CORRAZE Jacques, op.cit.
51
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
De plus, d’après Hasbiye Günaçti, infirmière militant à Lambda Istanbul, il est plus facile pour
un homme gay de se reconnaître comme homosexuel qu’une femme lesbienne. Selon elle,
de nombreuses lesbiennes pensent que l’homosexualité est quelque chose de masculin.
58
Et ce mouvement ne concerne pas tous les hommes ayant des rapports sexuels avec
d’autres hommes en Turquie, loin s’en faut. Le chercheur turc Hüseyin Tapınç distingue pour
sa part quatre types d’homosexualité masculine en Turquie contemporaine : en premier lieu,
l’homme hétérosexuel se masturbant mutuellement avec d’autres hommes mais refusant
toute sexualité orale ou anale ; en second lieu, l’homme hétérosexuel ayant des relations
avec des homosexuels passifs dans lesquels il conserve toujours le rôle actif ; en troisième
lieu, l’homme homosexuel masculin ayant des rapports avec un homosexuel plutôt féminin,
les deux partenaires tendant ici à adopter plus ou moins une identité gaie ; en dernier lieu,
l’homme assumant une identité gaie et pour qui les distinctions entre actif et passif n’ont
plus de réelle pertinence.
59
Les homosexuels exclusivement actifs, souvent bisexuels, ne se considèrent en aucun
cas comme gays mais se déclarent hétérosexuels, revendiquant avec fierté leur masculinité.
Dans ce cas, tenir un rôle sexuel n’entraîne pas de conséquence sur l’identité sexuelle.
D’ailleurs, tant qu’un homme se marie et fonde une famille, il peut sans aucun problème
entretenir des relations sexuelles avec d’autres hommes tant qu’il n’en fait pas publiquement
état. Entre camarades, on plaisante sur le sexe entre hommes mais on n’en parle pas
sérieusement. De plus, à l’instar de ce qui prévalait lors de la période ottomane, les
relations hétérosexuelles hors mariage font l’objet d’un contrôle extrêmement strict voire
d’une prohibition totale dans les familles. Aussi, un certain nombre d’hommes turcs ont leur
première expérience sexuelle avec un autre homme, car à moins d’avoir les moyens de
payer pour une relation avec une prostituée, il est extrêmement difficile pour eux d’avoir une
expérience sexuelle prénuptiale avec une femme.
En ce qui concerne les homosexuels passifs, leur perception par le reste de la société
demeure extrêmement négative. Le passif reste celui qui fait la femme, il est le pénétré,
le dominé. Ceci équivaut quasiment à une castration aux yeux de la société. Assumer un
rôle de femme entraîne en effet une dévalorisation quand celui-ci est porté par un homme.
De plus, lorsqu’il est connu qu’un homme s’est fait pénétrer par d’autres, il risque d’attirer
à lui beaucoup d’autres hommes cherchant à assouvir leurs besoins sexuels, autrement-dit
de devenir la « putain » des autres hommes de son quartier. Réputé s’être fait sodomiser
signifie ici pour un homme la perte de son honneur et la destruction de toutes ses relations
sociales. Constamment en proie à la honte et à la culpabilité du fait de la pression sociale
de son voisinage, l’homosexuel passif est selon Vincenzo Patanè « comme un fantôme
60
à la dérive sur les marges de la société ».
D’ailleurs, le terme traditionnel désignant
l’homosexuel passif, à savoir ibne, est même devenu une insulte en langage turc courant,
insulte utilisée en particulier pour avilir son adversaire lors d’une dispute entre hommes. Par
conséquent, lorsqu’il est connu qu’un homosexuel adopte le rôle passif lors de ses relations
sexuelles, ce dernier ne peut espérer vivre dignement dans la société turque actuelle.
En tout état de cause, en raison de l’homophobie ambiante diffusée tant par l’école
que par l’éducation au sein de la famille, il convient de ne pas perdre de vue que les
homosexuels turcs ont beaucoup du mal à assumer leur orientation sexuelle. Plusieurs
58
59
60
52
AYTEN Hatice, op.cit.
WEISHUT Daniel, op.cit.
PATANE Vincenzo, op.cit.
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
années peuvent ainsi s’écouler entre la conscience du désir homosexuel et l’identification en
tant que tel. Pourtant, une fois une telle prise de conscience effectuée chez certains hommes
et certaines femmes éprouvant respectivement des sentiments pour d’autres hommes et
d’autres femmes, nous assistons à l’émergence d’identités homosexuelles plurielles en
Turquie contemporaine.
2.L’emergence d’identites homosexuelles plurielles en turquie
contemporaine : tensions dans la « communaute » ?
Au-delà de la distinction portant sur le rôle sexuel, il est pertinent de parler d’émergence
d’identités homosexuelles au pluriel et non au singulier tant être homosexuel en Turquie en
2011 peut renvoyer à des trajectoires individuelles, à des parcours, à des styles de vie très
différents les uns des autres.
A cet égard, nous pouvons dire que la « communauté » homosexuelle de Turquie est
traversée par des clivages, des tensions, tensions révélatrices d’une logique de domination.
Ainsi, des homosexuels dominent et stigmatisent d’autres homosexuels et ce dans la
matrice patriarcale de la société turque, un processus qualifié de stigmatisation interne par
Nayat Karaköşeoğlu.
61
Prenons ici trois exemples : l’ethnicité, la classe sociale et le genre.
Des tensions sont en effet perceptibles entre homosexuels turcs et homosexuels
kurdes. Confrontée à la question identitaire kurde depuis ses débuts, la République turque
compte en effet 15 millions de Kurdes, soit 20% de sa population. Depuis 1983, une
guérilla d’ampleur plus ou moins forte selon les années sévit dans l’Est du pays. Or,
homosexuels turcs et homosexuels kurdes se heurtent à une incompréhension mutuelle.
Souvent attachés à l’unité nationale, les premiers comprennent mal les revendications
identitaires des seconds qu’ils assimilent à du séparatisme. Les seconds luttent quant à eux
pour la reconnaissance de droits culturels qu’ils considèrent comme normaux et s’estiment
discriminés par les premiers, constituant de fait une « minorité dans la minorité ». De fait,
de nombreux homosexuels kurdes se sentent proches du Barış ve Demokrasi Partisi, Parti
de la Paix et de la Démocratie, l’actuel parti portant les couleurs de la cause kurde sur la
scène politique turque et issu de toute une lignée de partis interdits successivement depuis
les années 1990 pour cause de soutien réel ou supposé à la mouvance séparatiste du PKK
recourant au terrorisme. Illustrant ces tensions, Ramazan, gay kurde vivant à Istanbul et
proche du BDP me raconte : « Lorsque je rencontre des gays turcs et que je leur dis que
je suis kurde, ils me disent « Ne t’approche pas de moi, ne me touche pas », ils ne nous
aiment pas ». En fait, nous assistons à l’émergence d’une identité kurde gaie spécifique, liée
à un sentiment d’exclusion par les gays turcs, exclusion se caractérisant par des insultes,
en particulier de « terroriste ». Ceci étant, il est important de préciser que ces homosexuels
kurdes sont également marginalisés au sein de la communauté kurde, d’où leur statut de
« double minorité » selon Nayat Karaköşeoğlu. En effet, la connaissance d’un homosexuel
kurde dans un quartier d’une ville de l’Ouest de la Turquie risque d’entraîner des réflexions
du type « Ces pédés de Kurdes » de la part des voisins turcs, réflexions dont se passeraient
bien les autres Kurdes du quartier. Et ce qui est valable pour les homosexuels kurdes l’est
également pour les homosexuels appartenant aux autres minorités ethniques de la Turquie
telles que les Arméniens ou encore les Grecs.
61
KARAKÖŞEOĞLU Nayat, Une analyse sur la stigmatisation des personnes handicapées, des homosexuels et des
Arméniens, Mémoire de Master de Sociologie, sous la direction de Ali Ergur, Université Galatasaray, Istanbul, 2008
53
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Sur un autre plan, des distinctions selon l’appartenance sociale s’effectuent entre
homosexuels en Turquie. Abordée par Doğu Durgun dans son mémoire de master de
Sciences Politiques à l’université Galatasaray en 2010, cette question s’inscrit concrètement
en rapport avec la fréquentation des lieux de rencontres entre homosexuels. Dans le
cas d’Istanbul, il apparaît que certaines boîtes de nuit gay sont fréquentées par les gays
issus de la classe supérieure stambouliote, tandis que d’autres sont fréquentées par les
62
homosexuels des classes populaires originaires des banlieues de la ville.
Comme dans
le cas de la distinction entre gays turcs et gays kurdes, il s’agit là de deux mondes séparés
et qui s’entrechoquent en raison d’une incompréhension mutuelle en raison de la différence
culturelle existant entre ces derniers.
Un clivage est également perceptible au niveau du genre. Certaines lesbiennes
estiment ainsi subir la domination des hommes gays, par exemple au sein des
associations de défense de droits des homosexuels. Il est donc possible de dire dans
une certaine mesure que les hommes gays reproduisent le schéma patriarcal dont ils
sont imprégnés en raison de leur éducation, les mères turques choyant systématiquement
leurs fils au détriment de leurs filles et de l’enseignement machiste reçu à l’école turque
républicaine.
Outre ces clivages liés à l’ethnicité, à l’appartenance sociale et au genre, nous pouvons
remarquer l’existence d’un sous-groupe très particulier de la catégorie des gays turcs : les
ours. Qualifiée de « divergence contradictoire au sein de la communauté homosexuelle »
par Dilek Erinç Özcan, les ours, appelés ayılar en turc mènent une vie communautaire
fermée à Istanbul, disposant de leurs propres lieux de sociabilité et ne se mélangeant
pas aux autres homosexuels. Reprochant aux autres gays d’être trop efféminés, les ours
exagèrent au contraire la performance masculine, en affichant en particulier une pilosité
décomplexée. Etre un ours signifie avant tout être un gay masculin et viril. Redéfinissant
à leur manière la masculinité et le fait d’être gay, les ours troublent tout à la fois les
hommes hétérosexuels et les autres gays. Volontairement isolés, les ours ne désirent pas
se mélanger aux autres gays et réciproquement.
63
En tout état de cause, dans le sillage de l’émergence d’identités homosexuelles
plurielles en Turquie contemporaine couplée à une certaine libéralisation du pays sur le plan
politique, de nombreuses associations défendant publiquement la cause des homosexuels
voient le jour.
E. Une vie associative LGBT riche mais menacée
Les associations défendant les droits des homosexuels appartiennent également à la
catégorie des espaces « entre-soi » dans la mesure où elles constituent des lieux
d’échange et de discussion mais aussi un tremplin vers les revendications dans l’espace
public turc. Lieux de consolidation des identités homosexuelles, ces associations aident
les homosexuels turcs porteurs de ces identités à se confronter à la réalité sociale.
62
DURGUN Doğu, Le sujet de l’espace, l’espace du sujet, Mémoire de Master de Sciences Politiques, sous la direction de
Birol CAYMAZ, Université Galatasaray, Istanbul, 2010
63
ÖZCAN Dilek Erinç, La communauté d’ours : une divergence contradictoire au sein de la communauté homosexuelle,
Mémoire de Master de Sociologie, sous la direction de Verda Irtiş, Université Galatasaray, Istanbul, 2010
54
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
Ces associations peuvent être en outre rapprochées de ce qu’Ayşe Kadıoğlu appelle
les organisations civiles, c'est-à-dire des organisations servant à porter la voix des
acteurs non représentés dans l’espace public. Défiant la définition de l’espace public, de
la politique et de la citoyenneté, leur but est d’entrer dans le débat public. Par ailleurs,
Ayşe Kadıoğlu insiste sur le fait que ces organisations doivent avoir des liens avec
d’autres acteurs que ceux qu’elles encadrent, dans le cas présent les homosexuels, ce
qui signifie concrètement que ces organisations doivent communiquer avec les autres,
par opposition aux organisations communautaires, lesquelles se distinguent par cette
absence d’ouverture et de communication aux autres.
Dans l’approche de la vie associative homosexuelle, il convient d’élargir notre réflexion
aux travestis et aux transsexuels en général. En effet, gays, lesbiennes, bisexuels, travestis
et transsexuels tendent à coopérer de plus en plus étroitement dans la conquête de leurs
droits et dans la lutte pour se faire accepter par le reste de la société. Ceci n’a pas
toujours été le cas. Par exemple, durant les années 1990, des tensions entre homosexuels
et transsexuels étaient perceptibles, les premiers considérant les seconds comme des
dégénérés, affirmant mener une vie normale, ne pas se distinguer dans l’espace public ni
se prostituer. Notons cependant que de nombreux transsexuels de cette époque étaient
en réalité d’anciens homosexuels, qui en raison de la pression sociale et des mœurs
espéraient mieux vivre leur sexualité en changeant de sexe, ce qui ne s’est pas avéré être
le cas. Aujourd’hui les choses ont changé et les homosexuels apportent du soutien aux
transsexuels dans la mesure où ils sont confrontés à des problématiques similaires.
1.La multiplication des associations lgbt dans les grandes villes
turques et les activites de ces dernieres
La naissance d’une vie associative LGBT en Turquie s’inscrit dans le contexte de la
décennie 1980 qui voit l’émergence de toute une série de mouvements identitaires après
le retour du pays à la démocratie en 1983. Ainsi, aux côtés des mouvements féministes,
islamistes et kurdes émerge un mouvement LGBT. En 1987, une quinzaine d’homosexuels
organisent une grève de la faim sur la place Taksim à Istanbul pour protester contre
le harcèlement policier à leur égard. En 1988, le Code civil est amendé et légalise les
changements de sexe, ouvrant la voie à quelques milliers de changements de sexe durant
les années 1990 pour des homosexuels espérant ainsi gagner en reconnaissance sociale.
Durant la décennie 1990, le principal cheval de bataille des personnes LGBT turques
consiste à pouvoir organiser des conférences à leur sujet, ce qui est alors interdit, les
gouvernements successifs imposant une censure sur ce sujet. En outre, la Commission des
Droits de l’Homme du gouvernement turc refuse toute coopération avec les associations
LGBT. C’est alors que naissent les deux associations LGBT turques les plus significatives
sont Lambda Istanbul et KAOS-GL.
Lambda Istanbul est l’héritière de l’organisation Gökkuşağı (Arc en Ciel), rebaptisée
Lambda Istanbul en juillet 1993 suite à l’interdiction par le gouverneur d’Istanbul de la
célébration du Christopher Street Day au mois de juin de la même année, une fête
particulièrement symbolique pour la communauté homosexuelle. Depuis sa création,
Lambda Istanbul est particulièrement active dans la lutte contre l’homophobie, la
dénonciation des violations des droits de l’Homme dont sont victimes les homosexuels et se
mobilise afin d’améliorer les conditions d’existence de ces derniers. Le but de l’organisation
est en fait de lutter contre toutes les formes de discrimination dans la société turque en
55
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
se focalisant en premier sur l’hétérosexisme ambiant. Notons que Lambda Istanbul n’est
officiellement reconnue comme association que depuis l’été 2006, soit 13 ans après le début
de ses activités.
Dès 1996, alors même qu’elle n’est pas reconnue par les autorités, l’association gagne
en visibilité dans le cadre de la conférence Habitat II de l’ONU qui se tient à Istanbul
et pour laquelle elle tient son propre stand. Lambda Istanbul se sert de la conférence
pour dénoncer publiquement le harcèlement policier à l’égard des travestis et transsexuels
de l’arrondissement de Beyoğlu à Istanbul. Dans la foulée, l’association LGBT publie
en collaboration avec une ONG de lutte contre le sida un opuscule intitulé « Tout ce
que vous ne voulez pas savoir sur le sida », travail bénéficiant du soutien financier de
l’Organisation Mondiale de la Santé. En 1997, des membres de Lambda Istanbul sont invités
à la Conférence nationale sur le SIDA. Pour la première fois, une association LGBT est
représentée au niveau gouvernemental. A partir de 2001, des expositions de films et des
réunions hebdomadaires sont organisées par l’organisation. En 2002, l’association se dote
d’un centre culturel comprenant une bibliothèque et organise une conférence intitulée « Que
veulent les homosexuels ? » suivie d’une conférence de presse à cette occasion.
Pour Lambda Istanbul, l’année 2003 constitue une année charnière. En effet, c’est
cette année qu’est organisée à la fin du mois de juin la première Gay Pride de Turquie
sur l’Avenue Istiklal à Istanbul, à laquelle une cinquantaine de personnes LGBT participent
sous haute protection policière. Elle a depuis lieu tous les ans sans interruption à la même
période de l’année. Depuis 2007, le défilé s’internationalise avec l’invitation de participants
venant de pays étrangers. Et cette année là, les participants sont désormais 1500, un chiffre
considéré comme un « succès » par l’organisation comparé au premier défilé de 2003.
A partir de 2003 également, Lambda Istanbul développe une coopération avec
le milieu universitaire : ainsi, l’association LGBT participe à un symposium intitulé
« Discrimination et violence contre les homosexuels » en collaboration avec l’organisation
universitaire LGBT turque LEGATO au sein de l’université Bilgi d’Istanbul. En 2004, un
second symposium portant sur « Comprendre les identités et les orientations sexuelles »
se déroule durant deux jours une fois de plus à l’université Bilgi. L’association porte
alors un intérêt particulier pour les discriminations que subissent les homosexuels dans
l’éducation. En 2005, Lambda Istanbul est à l’origine d’un travail de recherche scientifique
concernant l’homosexualité à Istanbul par le biais d’une enquête à laquelle près de 400
gays et lesbiennes ont répondu et dont le résultat est publié dans l’ouvrage Ne yanlış,
ne yalnızız. C’est aussi en 2005 que Lambda Istanbul crée le « Prix de la Tomate
Génétiquement Modifiée » en réaction aux propos d’Erman Toroğlu, un scientifique qui
déclare à la télévision turque que les hommes mangeant du poulet transgénique deviennent
homosexuels. Depuis, chaque année, l’organisation élit la personne ayant effectué la
déclaration homophobe la plus spectaculaire et lui remet symboliquement le prix, espérant
ainsi jeter l’opprobre sur les personnalités tenant des propos homophobes.
Créée en 1994 à Ankara, l’association KAOS-GL lutte contre les discriminations dont
sont victimes les homosexuels. Elle publie un magazine trimestriel éponyme et tente de
lancer en 2001 la revue mensuelle Parmak. L’association dispose d’un centre culturel
hébergeant une bibliothèque concernant l’histoire des personnes LGBT, accueillant des
meetings et projetant des films. En juin 2005, KAOS-GL formule une requête auprès
du Ministère turc de l’Intérieur et obtient la reconnaissance en tant qu’ONG officielle de
solidarité et de recherche culturelle en octobre de la même année. En mai 2006, KAOSGL organise un meeting de 4 jours contre l’homophobie. En 2007, KAOS-GL participe à
56
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
l’opération « Campus meetings against homophobia » sur les trois plus grands campus de
la capitale.
En mai 2008 se tient la première Gay Pride à Ankara devant le monument des
droits de l’Homme de la rue Yuksel. Elle rassemble une centaine de gays, lesbiennes,
bisexuels et transsexuels. A l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie,
KAOS-GL organise une marche en direction du Parlement turc en collaboration avec
er
l’association parapluie LGBT Pembe Hayat (Vie rose). L’année suivante, du 1 au 17 mai
2009, KAOS-GL organise toute une série de rassemblements à l’occasion de sa quatrième
édition annelle du meeting contre l’homophobie. En parallèle, d’autres évènements se
tiennent à Istanbul, Izmir, Eskişehir, Diyarbakır et Van. La marche contre l’homophobie et la
transphobie qui clôture ces évènements rassemble 300 personnes à Ankara et s’achève par
un communiqué de presse appelant à la reconnaissance des droits des personnes LGBT.
De fait, Lambda Istanbul et KAOS-GL tentent de lier activisme de rue afin de se
rendre plus visibles et activités de lobbying auprès des autorités turques. Ainsi, les deux
organisations demandent la modification de certains articles du Code Pénal révisé en 2005
et tentent de relayer leur demande auprès de la Commission de la Justice du Parlement
turc. A la fin de l’année 2006, les associations créent le Comité de Surveillance des Droits
des LGBT afin de rapporter les violations des droits de l’Homme subies par les personnes
LGBT. Le comité publie son premier rapport annuel fin 2007 appelant à des changements
législatifs en faveur de la sécurisation des droits des personnes LGBT et l’envoie aux 550
membres du Parlement turc, espérant ainsi sensibiliser ces derniers à la cause LGBT.
En dehors de KAOS-GL et de Lambda Istanbul, une nouvelle génération d’associations
moins médiatisées et par conséquent moins connues promouvant les droits des personnes
LGBTT ont vu le jour dans la deuxième partie de la décennie 2000, entre autres Mor El
Eskişehir (Main violette Eskişehir) à Eskişehir le 30 mars 2007, Siyah Pembe Üçgen
64
(Triangle rose et noir) à Izmir le 26 février 2009 , cette dernière naissant de la fusion
de KAOS-GL Izmir Initiative et Izmir Travesti ve Transsexual Initiative, Antalya Gökkuşağı
(Arc en ciel Antalya) à Antalya et Piramid LGBT Diyarbakir Initiative à Diyarbakir, ville de
800 000 habitants située au cœur de la zone de peuplement kurde à l’Est de la Turquie.
Cette dernière association voit le jour en 2008. Première association des Kurdes LGBT de
Turquie, elle participe entre autres chaque année aux festivités de Nevruz, le nouvel An
kurde qui coïncide avec le début du printemps. Et à partir du mois d’août 2010, l’association
kurde gaie renommée Hevjin, ce qui signifie « ensemble » en kurde, lance le magazine du
même nom qui devient le second magazine gay de Turquie aux côtés de KAOS-GL.
Ainsi donc, les homosexuels turcs résidant dans toutes ces villes disposent de lieux
d’échange, permettant de briser leur solitude, de s’exprimer, d’avoir accès à l’information
et de se soutenir mutuellement face aux abus et discriminations dont ils sont les victimes
au quotidien. Beaucoup expriment d’ailleurs leurs souffrances dues à la double vie qu’ils
mènent et de la double identité qu’ils doivent performer en permanence. En outre, Lambda
Istanbul dispose depuis juillet 2004 d’une ligne téléphonique d’aide aux personnes LGBT et
reçoit quotidiennement des appels de toute la Turquie sur des questions aussi diverses que
le sexe, le service militaire ou encore les dispositions légales les concernant. En fait, comme
l’analyse Nayat Karaköşeoğlu, ces associations aident les personnes LGBT à s’exprimer
dans l’espace public, marchant comme un moyen pour pouvoir réduire la dose de honte
que ces individus éprouvent à cause du stigmate qui leur est collé par le reste de la société.
64
http://siyahpembe.org/etkinlikler/parti-siyah-pembe-ucgen-2-yasinda/ , page consultée le 26 février 2011.
57
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Notons cependant que l’activisme LGBT émane d’une minorité de personnes LGBT.
Interrogés sur la question, seul un des quatre homosexuels ayant participé à mon enquête
a déclaré faire partie de Lambda Istanbul, ce dernier étant également le correspondant
de presse de la revue KAOS-GL. De même, les défilés organisés par Lambda Istanbul et
KAOS-GL sont loin de drainer la totalité des homosexuels dans la rue. Même si le nombre de
personnes y participant progresse petit à petit, ils ne rassemblent tout au plus que quelques
milliers d’individus dans les rues d’Istanbul et quelques centaines dans celles d’Ankara.
Parmi les quatre homosexuels interrogés lors de mon enquête, deux ont déclaré avoir déjà
participé à la Gay Pride d’Istanbul. Un autre a fait part de son intention d’y participer peutêtre tandis que le dernier a déclaré ne pas savoir s’il y participera un jour.
Par ailleurs, il est nécessaire de mentionner que des personnes hétérosexuelles
soutenant la cause des personnes LGBT participent également à de tels évènements.
Murat Köylü d’Amnesty-International me dit ainsi avoir participé plusieurs fois à la Gay Pride
annuelle d’Istanbul et s’exprime en ces termes : « Je suis un hétérosexuel mais je suis pour
les droits des personnes LGBT. Je me bats pour ça chaque jour, partout, tout le temps. Et
il y a beaucoup de gens comme moi en Turquie, en solidarité avec les amis LGBT. »
L’activisme LGBT est cependant mal vu par une partie importante de la population
turque, percevant les militants de la cause homosexuelle comme « extrémistes ». Ainsi,
Tayfun, un diplômé d’université âgé de 30 ans ayant répondu à mon enquête sociologique
déclare : « Les homosexuels qui se montrent en Turquie, notamment les hommes sont très
extrémistes. Et cela pose le problème de la mauvaise comparaison entre ces homosexuels
extrémistes et les autres homosexuels ».
2.Les associations lgbt dans le milieu universitaire turc : quelle
visibilite et quels resultats ?
Dans le milieu universitaire, c’est en 1996 qu’est fondée la première association LGBT.
Il s’agit de LEGATO, Organisation interuniversitaire gay et lesbienne (Üniversitelerarası
Lezbiyen ve Gay Topluluğu) qui voit le jour à l’Université technique du Moyen-Orient
à Ankara (Ortadoğu Teknik Üniversitesi). Les objectifs de LEGATO sont les suivants :
rassembler les étudiants homosexuels, les soutenir dans la vie de tous les jours sur le
campus, informer les autres étudiants sur les homosexuels et lutter contre l’homophobie.
Par la suite, des branches sont créées dans d’autres universités du pays. En 1997, une
branche se crée au sein de l’université Hacettepe, toujours à Ankara. LEGATO tient alors
des stands à l’occasion de divers festivals, organise des meetings, diffuse des films et
placarde des affiches sur les campus. Si LEGATO parvient à accroître la visibilité des
homosexuels dans les milieux universitaires, ses membres souffrant de discrimination à
l’intérieur de ces universités, se voyant parfois même refuser la délivrance de diplômes. Mis
en sommeil pendant deux années, LEGATO trouve un second souffle à partir de 1999 grâce
à la coopération avec le groupe Gay Ankara. L’association gagne Istanbul en s’installant
sur le campus de l’université Boğaziçi en l’an 2000. Le groupe de Boğaziçi organise alors
des meetings sur le campus et s’investit dans de nombreuses activités culturelles. En 2000,
l’association peut également se targuer de compter des membres dans 23 universités du
pays. Le 20 décembre 2000, les différents groupes du pays créent Legato ortakliste afin
de maintenir le contact entre eux. En 2006, LEGATO compte désormais des membres dans
84 universités turques. A l’heure actuelle, l’association compte environ 2000 membres, tant
parmi les étudiants que parmi les diplômés et les universitaires. De ce fait, il s’agit d’un des
groupes homosexuels turcs les plus actifs.
58
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
Pourtant, une mutation s’opère au sein du milieu étudiant à partir du milieu des années
2000 et une nouvelle génération d’associations LGBT en milieu étudiant voit le jour. A
Istanbul, des étudiants homosexuels fondent le club étudiant Bilgi Gökkuşağı au sein
de l’université Bilgi, club reconnu officiellement par l’administration de l’université en mars
2007. En avril 2011, le groupe Facebook du même nom compte en outre 57 membres. Par
la suite, l’université Sabancı, également située à Istanbul, voit la naissance de Cins Külüp.
Son groupe Facebook regroupe pas moins de 89 membres en avril 2011 et la page associée
recense 105 fans. Le 15 mai 2009 se tient la première réunion d’Istanbul Üniversitesi
65
EBTT Radar, créée par des étudiants de l’université d’Istanbul . Deux ans plus tard, le
groupe IÜ Radar sur Facebook regroupe 191 membres. L’université technique d’Istanbul
voit également la création d’un groupe LGBT intitulé Cins Arı durant l’année 2010. Bien que
discrète et peu connue en dehors des murs de l’ITÜ, sa page Facebook compte 338 fans en
avril 2011. Le 4 novembre 2010, un club étudiant LGBT intitulé Bilkent renkli düşün ! voit
66
le jour au sein de l’université Bilkent à Ankara.
Connaissant un rapide succès, le groupe
éponyme sur Facebook compte déjà 167 membres en avril 2011. Dans le même temps,
le club de Boğaziçi fondé en 2000 effectue une transformation interne et devient Lubunya
67
Boğaziçi Üniversitesi en 2009.
En avril 2011, la page Facebook associée compte 185
fans et le groupe pas moins de 403 membres.
Ainsi donc, plusieurs centaines d’étudiants homosexuels ou défendant les droits
des homosexuels sont actifs sur certains campus universitaires turcs, organisant entre
autres rencontres autour de la projection de films et menant des journées d’action contre
l’homophobie et l’hétérosexisme. En tout état de cause, ces associations souffrent d’un
manque de visibilité évident. Quasiment inconnues à l’étranger et même en Turquie en
général, quel est leur impact sur la vision des étudiants qu’ont l’homosexualité ? Outre
briser la solitude dont souffrent les étudiants homosexuels, ces associations peuvent-elles
contribuer à un changement de la perception sociale de l’homosexualité en commençant
par les campus universitaires ?
3.Entre proces et isolement : la dure vie des associations lgbt turques
L’accroissement de la visibilité des associations LGBT ne va pas sans provoquer des
remous dans la classe politique turque et dans la société. En septembre 2005, Selahattin
Ekremoğlu, vice-gouverneur d’Ankara demande la fermeture du groupe KAOS-GL au motif
que les buts et la dénomination même de l’association porteraient atteinte à la moralité
publique. Mais le 12 octobre de la même année, le tribunal local rejette la demande en
affirmant dans son arrêt que l’homosexualité ne contredit pas les lois et principes de la
moralité. En effet, selon le procureur de la République Savci Kursat Kayral, au regard des
critères de l’Association psychiatrique américaine, l’homosexualité n’est plus considérée
comme une anomalie médicale depuis les années 1970 tandis que les mots « gay » et
« lesbienne » inclus dans la dénomination de l’organisation sont quant à eux largement
employés dans le langage courant et la recherche scientifique. De plus, dans le contexte
de l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, la pression
de Bruxelles a joué un rôle dans le jugement, la Commission européenne ayant fait savoir
65
66
67
http://iuradar.blogspot.com/2009/05/15-mays-2009da-bulustuk.html , page consultée le 26 févier 2011
http://www.kaosgl.org/icerik/bilkent_universitesi_renkli_dusunuyor , page consultée le 26 février 2011
http://lubunyabogazici.blogspot.com/p/hakkmzda.html , page consultée le 26 février 2011
59
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
à Ankara que la non protection des droits des personnes LGBT jouerait contre l’adhésion
68
turque à l’UE.
En juillet 2006, le gouverneur d’Ankara tente pourtant une nouvelle
procédure d’interdiction, contre l’association Pembe Hayat cette fois-ci. Et une fois de plus,
la procédure échoue.
Le 6 août 2006 cependant, une marche organisée par le groupe LGBT de Bursa
Gökkuşağı visant à protester contre l’interdiction dont elle risquait de faire l’objet et autorisée
par le gouverneur de la ville est finalement annulée par le groupe lui-même en raison
de violentes protestations d’associations de footballeurs et de commerçants de la ville
épaulés par des militants du MHP (Parti d’Action Nationaliste). Menaçant les participants à
la manifestation prévue de lynchage, le porte-parole des commerçants de la ville, Fevzinur
Dündar, s’est exprimé comme suit : « Bursa est une ville de sultans et de saints. Elle ne
mérite pas d'être salie et humiliée par la marche de ces gens qui s'excluent ou s'opposent
au peuple. Si la mairie a autorisé la marche, nous, les habitants de la ville, ne permettrons
pas sa tenue. Nous ne tolérerons pas les errances de ces pervers damnés sur ce sol. Si les
services de sécurité, la préfecture et la mairie de Bursa ne veulent pas voir les participants
lynchés, nous les sommons d'annuler cette manifestation. S'ils insistent, nous serons 5000
69
pour les en empêcher. » Les opposants à la marche LGBT réussissent en outre à assiéger
les militants de Gökkuşağı dans leurs locaux durant deux jours d’affilée.
Le 19 juillet 2007 s’ouvre un procès intenté en 2006 par Kadir Topbaş, gouverneur
islamo-conservateur d’Istanbul contre l’association Lambda Istanbul en se basant sur
l’article 56 du Code Civil prohibant la création d’associations immorales. Selon M. Topbaş,
Lambda Istanbul serait en effet incompatible avec « la morale publique » et « les valeurs
familiales turques ». Le 29 mai 2008, le tribunal d’Istanbul condamne Lambda Istanbul
à la dissolution. L’arrêt cite à l’appui l’article 41 de la Constitution de 1982 faisant de la
protection de la famille un but national. Soutenue par Human Rights Watch et Amnesty
International, Lambda Istanbul fait appel et obtient gain de cause devant la plus haute
juridiction du pays le 25 novembre 2008. L’appel du gouverneur turc s’avère sans succès,
car la Cour donne raison à Lambda Istanbul une seconde fois en janvier 2009, permettant
à l’association de poursuivre ses activités. Doit-on voir par là une meilleure acceptation
et une meilleure reconnaissance des associations LGBT par les pouvoirs publics turcs ?
Rien n’est moins sûr, car la décision de la Cour Suprême contient des termes aussi
ambigus que « s’il est clair que [Lambda Istanbul] mène des activités visant à encourager,
promouvoir et disséminer le lesbianisme, l’homosexualité, la bisexualité, le travestissement
et la transsexualité », Lambda Istanbul pourrait être fermée définitivement. Pour la Cour,
« encourager » l’homosexualité apparait en effet comme « immoral ».
70
Si KAOS-GL, Pembe Hayat et Lambda Istanbul ont survécu aux procédures
d’interdiction intentées contre elles, le 2 janvier 2011, le groupe Gökkuşağı de Bursa est
finalement condamné à la fermeture par le tribunal de Bursa et ce au motif que ce dernier
encouragerait la pratique de la prostitution. Nous pouvons donc en conclure que la vie
associative LGBT turque foisonnante et active est en permanence menacée par les autorités
judiciaires du pays, quand bien même l’homosexualité ne constitue pas un délit. Ceci étant,
68
http://www.tetu.com/actualites/international/La-premiere-association-LGBT-enfin-autorisee-a-exister-en-Turquie-8770 , page
consultée le 2 mars 2011.
69
http://www.tetu.com/actualites/international/Des-militants-dextreme-droite-assiegent-le-bureau-dune-association-
LGBT-10238 , page consultée le 2 mars 2011.
70
60
DOĞANOĞLU Senem, Legal cases concerning LGBT, LGBT Rights Platform, Istanbul, 2010
Titre 2. La vie des homosexuels turcs : entre rejet par la famille et construction identitaire dans
des espaces « entre-soi »
les militants homosexuels ne se laissent pas faire et tentent de continuer leurs activités,
comme le prouve la persistance du groupe Facebook associé à Gökkuşağı Bursa en avril
2011 avec pas moins de 259 membres. De plus, comme le souligne Romain Etienne, auteur
d’un reportage photo sur l’homosexualité en Turquie au printemps 2007, Lambda Istanbul a
eu beaucoup de mal à trouver les sept membres requis au regard de la loi turque pour former
un conseil d’administration, car cela signifiait pour ces derniers un coming out immédiat,
coming out auquel encore peu d’homosexuels turcs se risquent.
71
Par ailleurs, les réunions de personnes LGBT sont occasionnellement perturbées par
divers groupes homophobes et transophobes. Il s’agit en premier lieu d’islamistes radicaux
agissant au nom de la religion musulmane, en second lieu de jeunes ultranationalistes liés
au MHP considérant les homosexuels comme « décadents » et en troisième lieu de criminels
professionnels considérant les homosexuels, les travestis ou les transsexuels comme des
proies faciles. En tout état de cause, le climat de violence qui règne à l’encontre de ces
derniers ne fait l’objet d’aucune lutte sérieuse de la part des autorités turques.
Au cours de mon enquête sociologique, j’ai demandé aux jeunes étudiants
hétérosexuels s’ils approuvaient ou non la fermeture des associations LGBT. Seul un
sondé sur 32 s’est prononcé en faveur d’une telle fermeture, les trois quarts des sondés
désapprouvant au contraire cette idée. Notons que 22% des sondés, soit près d’un quart
de l’échantillon a choisi de ne pas se prononcer, traduisant soit la méfiance vis-à-vis
d’associations faisant du militantisme homosexuel soit surtout un manque d’information
quant aux associations en question. Méfiant, Yusuf déclare « Ca dépend par rapport à leurs
activités » tandis que Dilara répond « Je ne connais pas ces organisations ». Une telle
réponse pointe le talon d’Achille des organisations LGBT turques : le défaut de visibilité.
En effet, malgré une affirmation de soi de plus en plus marquée de la part des
homosexuels et transsexuels turcs, le militantisme ne s’exprime guère dans l’espace public
en dehors des marches annuelles. Les associations LGBT turques ont d’ailleurs souvent
leur siège dans des endroits cachés et difficiles d’accès, comme le montre par exemple la
localisation de Lambda Istanbul, située dans une ruelle étroite de Beyoğlu et à laquelle on
ne peut parvenir que grâce à une description précise. Et contrairement à leurs homologues
européennes, les marches annuelles de fierté et de lutte contre l’homophobie ne bénéficient
d’aucune sponsorisation.
Très isolées, les associations LGBT turques doivent compter sur leurs propres
ressources et leurs propres forces. J’ai pourtant entrepris de demander aux responsables
associatifs si les homosexuels entretenaient de bonnes relations avec les autres
minorités du pays, qu’il s’agisse des Kurdes, des Alévis, des Arméniens ou des Grecs
orthodoxes. Pour Murat Köylü d’Amnesty-International, ces relations sont bonnes, en
particulier avec les activistes de ces groupes. Mais hormis les activistes, l’homophobie
est également fort répandue parmi ces minorités, une homophobie que Monsieur Köylü
impute entre autres aux codes religieux. Pour les deux responsables associatifs LGBT, oui,
ces relations sont bonnes. Les organisations LGBT turques s’opposent et se solidarisent
face à toutes les formes de discrimination, des discriminations bien souvent similaires à
l’homophobie selon les responsables. Et pourtant, cette solidarité n’est pas réciproque : les
associations représentant les différentes minorités que compte la Turquie ne manifestent
aucune sympathie à l’égard des discriminations subies par les homosexuels, avec
cependant un début d’ouverture du côté des Kurdes, ouverture que nous étudierons plus
en détail dans la section consacrée à la politique.
71
ETIENNE Romain, op.cit.
61
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans
le « grand » espace public turc : un
difficile combat pour la reconnaissance
Construisant leur identité dans des espaces « entre soi » selon la terminologie utilisée par
Nancy Fraser, les homosexuels turcs tentent désormais de se faire accepter en tant que
tels dans le « grand espace public » turc, aspirant ainsi à faire partie de cette agora qui les
exclut, ce qui ne va pas sans créer de remous. Soutenus par des associations défendant
leur cause, les homosexuels turcs remettent en cause les représentations négatives dont
ils font l’objet. Pourtant, leur visibilité dérange, car l’affichage d’une identité sexuelle hors
norme heurte la neutralité de l’espace public turc, cette identité étant considérée à bien des
égards comme relevant de la sphère privée et n’ayant rien à faire dans l’espace public. Or,
la neutralité de l’espace public turc est définie selon les critères des groupes dominants la
société turque et qui y imposent leur hégémonie, à savoir les laïques hétérosexuels. De
par leur performance corporelle qui constitue une visibilité dérangeante, les homosexuels
turcs tentent ainsi d’élargir les frontières de l’espace public afin que ces derniers les y
incluse.
Confrontés comme le citoyen lambda turc au droit, à la politique et à l’armée, les
homosexuels tentent donc de se faire accepter dans ces espaces publics en remettant en
question les règles qui les régissent. Leur seule performance corporelle suffit à défier la
conception de l’espace public turc en vigueur depuis les années 1920. Les processus à
l’œuvre corroborent ainsi les thèses de Shmuel N. Eisenstadt et de Hannah Arendt, lesquels
mettent l’accent sur l’importance de l’apparence corporelle dans les sociétés musulmanes
et le fait que l’espace public se forme à travers les apparences. Il convient également
de se pencher sur le rapport de l’Islam et de la culture turque à l’homosexualité, quelles
sont les représentations de l’homosexualité de ces deux paramètres cruciaux que sont la
religion et la culture afin d’envisager un éventuel changement d’attitude sociale à l’égard
des homosexuels dans le sens d’une meilleure acceptation.
A. Le droit et la justice face à l’homosexualité
Nous l’avons vu, l’homosexualité n’est pas pénalisée en Turquie. Les homosexuels ont
théoriquement les mêmes droits que les autres citoyens et bénéficient d’une égalité
de traitement aux yeux de l’Etat. Néanmoins, les homosexuels ne disposent d’aucune
protection contre l’homophobie. L’égalité réelle des homosexuels par rapport aux autres
citoyens est pour ainsi dire inexistante.
62
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
1.Le droit turc et l’homosexualite : un vide juridique apparent et une
absence de protection contre les discriminations
Il est très important de noter qu’en dépit du vide juridique apparent quant à la question
de l’homosexualité, certains articles du Code Civil et du Code Pénal tout comme certaines
lois peuvent être interprétées par les magistrats afin de discriminer les homosexuels, tout
comme les travestis ou les transsexuels par ailleurs. Ces articles et ces lois usent en effet
de concepts aussi vagues que la prohibition de l’exhibitionnisme, de l’indécence et de
l’atteinte à la morale publique.
Les articles 426 à 428 du Code Pénal interdisent en particulier les livres, journaux,
articles, pamphlets, magazines, documents, publicités, images, illustrations, photographies,
films, chansons ou toute autre production culturelle jugée « obscène » et « contre la décence
publique ». C’est pour cette raison que le film américain Le Secret de Brokeback Mountain
mettant en scène une histoire d’amour entre deux cow-boys a été interdit aux moins de 18
ans à la demande du Ministre de la Culture. Ledit film a tout de même pu être diffusé dans
quelques cinémas du pays.
A l’heure où de plus en plus d’homosexuels turcs s’affirment en tant que tels dans
l’espace public et ce alors que la Turquie se démocratise, se déclarer ou être connu
publiquement comme étant homosexuel revient en premier lieu à s’exposer à la perte
de son emploi. Ainsi, à Kayseri, Kamran, un Iranien gay travaillant dans une cimenterie
explique : « Evidemment, personne ne sait que je suis gay, sinon je ne trouverais pas de
travail. » Malheureusement, la très forte compétition qui règne sur le marché de l’emploi
mène à la délation des employés homosexuels lorsque leur orientation est connue d’un de
leurs collègues ou de quelqu’un qui cherche à leur nuire. Toujours à Kayseri, Roodabeh,
lesbienne iranienne de 32 ans raconte : « Si je trouve un emploi, je risque de voir un autre
Iranien dire à mon employeur que je suis lesbienne pour me piquer ma place. L’ambiance
72
est détestable. » Même si les employeurs trouvent d’autres prétextes pour licencier leurs
éventuels salariés homosexuels tels que le fait d’arriver en retard au travail ou bien une autre
faute professionnelle, les hommes ouvertement gays et les femmes ouvertement lesbiennes
n’ont quasiment aucune chance de trouver un emploi et sont obligés de se prostituer pour
survivre. Or, si la prostitution féminine est autorisée par la loi turque dans le cadre des
maisons closes, les hommes gays n’ont pas le droit de se prostituer et sont contraints de
le faire soit à domicile soit dans la rue, ce qui les met à la merci de la violence de leurs
clients mais aussi de la police.
Dans le cadre de mon enquête sociologique, j’ai en outre interrogé tant les
hétérosexuels que les homosexuels sur le thème de l’homosexualité dans le monde du
travail. Aux étudiants hétérosexuels j’ai demandé « Si vous étiez employeur, accepteriezvous d’embaucher un salarié homosexuel ? » puis « Comment réagiriez-vous si vous
appreniez que votre collègue de travail était homosexuel ? ». Puis aux quatre homosexuels
j’ai demandé « Votre patron et votre collègue de travail sont-ils au courant de votre
orientation sexuelle ? Si oui, comment ont-ils réagi ? ».
Du côté des étudiants hétérosexuels, il ressort que 81% d’entre eux seraient prêts à
embaucher un salarié homosexuel, avec une grande disparité au niveau du genre : 89% des
filles s’y disent favorables, le restant étant indécis. Du côté des garçons, 71% accepteraient
d’embaucher un salarié homosexuel contre 21% se déclarant opposé à une telle idée.
Favorable à l’embauche d’un salarié homosexuel, Hayrettin s’explique : « Pour ce sujet,
72
CASALIS Marine, op.cit.
63
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
c’est l’aptitude et la capacité qui doivent être prises en compte, pas le sexe. » Burak quant à
lui répond, « Oui, aussi longtemps qu’il garde son professionnalisme ». En ce qui concerne
l’homosexualité éventuelle de leur collègue de travail, les jeunes étudiants montrent peu
ou prou les mêmes réactions que vis-à-vis de l’éventuelle homosexualité de leur voisin,
c'est-à-dire allant de la gêne et la méfiance à l’acceptation en passant par l’indifférence.
Ozan, un jeune homme de 23 ans déclare par exemple qu’une telle possibilité le troublerait.
Pour Ece, jeune fille de 23 ans, « Je ne réagirais aucunement. Tant que cela ne nuit pas
à son entourage, c’est un choix personnel ». Burak déclare pour sa part : « Je l’assurerais
que je suis hétéro et tout irait bien ». Ainsi, chez certains sondés, une tolérance de façade
cache mal la gêne de ces derniers vis-à-vis de la présence d’un homosexuel dans leur
entreprise, un homosexuel qui au vu de certaines réactions risquerait d’être un facteur
potentiel de désordre au sein de l’entreprise, des réactions qui montrent une fois de plus
la méconnaissance de l’homosexualité parmi de nombreux Turcs, y compris chez ceux qui
ont un niveau d’éducation élevé.
Du côté des homosexuels, deux des quatre sondés se trouvant dans le monde du
travail, Harun, directeur de projet à Izmir a pour sa part fait son coming out auprès de ses
collègues et de son patron et n’a pas rencontré de réactions négatives. D’après lui, « Ils
ont réagi de manière positive et en me soutenant, certainement pas en se sentant gênés ».
Billur qui travaille quant à elle pour le service relations clients d’une entreprise ne s’y est
pas risquée. Avec des nuances selon les régions et les secteurs d’activité, l’acceptation des
homosexuels dans le monde du travail en Turquie est globalement difficile et seul un travail
d’information auprès de la population pourra modifier la perception de l’homosexualité.
Quant à l’adoption d’une législation contre les discriminations, elle n’est vraisemblablement
pas à l’ordre du jour avec le gouvernement AKP au pouvoir depuis 2001.
Etre ouvertement homosexuel en Turquie signifie également s’attendre à subir des
discriminations dans le domaine du logement, dans le domaine éducatif, dans celui de
la santé, dans les administrations publiques ou même pour obtenir un crédit. Là encore,
il n’existe aucune loi protégeant les homosexuels contre les discriminations. Les
homosexuels subissent également des discriminations en matière d’accès aux services
publics. Le rapport de l’ONG Human Rights Watch paru en 2008 prend ici l’exemple des
femmes lesbiennes maltraitées qui peinent à accéder aux services liés à la Loi sur la
protection de la famille, entre autres l’accès aux foyers destinés aux femmes victimes de
violences dans la sphère familiale.
73
A l’heure actuelle, il n’existe pas de possibilité pour les homosexuels turcs de se marier
ou de conclure une union civile et encore moins d’être parents. C’est que la jurisprudence
turque en vigueur interdit la garde d’enfants aux homosexuels, cette mesure ne se basant
sur aucune loi mais sur un arrêt de la Cour Suprême de 1982 retirant la garde de sa fille
à une mère lesbienne divorcée. Qualifiant l’homosexualité d’ « habitude contagieuse et
désastreuse », l’arrêt rendu précise en outre : « Si la garde de la fille est donnée à une
femme qui a une telle habitude au point d’en être malade, cela pourrait mettre le futur de
l’enfant en danger. Il n’est pas sensé d’attendre que l’enfant grandisse et ait une personnalité
endommagée avant de l’enlever de sa mère. »
74
Parmi les homosexuels ayant répondu à mon enquête sociologique, tous approuvent
l’idée du mariage homosexuel. Quant à l’homoparentalité, les trois jeunes hommes gays
73
74
64
Human Rights Watch, op.cit.
DOĞANOĞLU Senem, op.cit.
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
l’approuvent, la jeune femme lesbienne ne se prononçant pas sur la question. Par ailleurs,
cette dernière se montre sceptique face aux droits de se marier et d’adopter des enfants
octroyés aux homosexuels dans les pays occidentaux. Pour elle, « l’homosexualité en
Turquie n’est guère différente de l’homosexualité dans le reste du monde. Le fait de
se marier librement, le fait qu’il soit aussi possible d’adopter des enfants dans certains
endroits, la majorité est toujours et partout contre ça. Dans les endroits où c’est accepté,
il y a certainement les intérêts de la politique qui jouent.” Du côté des associations,
Murat Köylü d’Amnesty-International espère voir à long terme le mariage homosexuel
et l’homoparentalité légalisés en Turquie, même si selon lui de telles dispositions
s’appliqueront difficilement dans certaines régions. Burak Cansever de Mor El Eskişehir
pense quant à lui que de telles choses ne seront pas possibles dans un futur proche mais
peut-être plus tard.
Du côté des jeunes hétérosexuels, une différence de genre est très fortement
perceptible. 67% des jeunes filles se disent favorables au mariage homosexuel, contre 22%
s’y disent opposées. Du côté des garçons, un tiers s’y dit favorable, un tiers opposé et un
tiers ne se prononce pas sur la question. En ce qui concerne l’adoption d’enfants par
les couples homosexuels, 50% des garçons s’y disent opposés, contre 36% favorables.
Du côté des filles, l’indécision est forte, 33%, tandis que 28% s’y disent favorables et
39% opposées. Indécise, Sena se demande ainsi « Comment est-ce que cela influence la
psychologie de l’enfant ? C’est un point important ». Opposé à l’homoparentalité, Hayrettin
déclare quant à lui : « Ce n’est pas la vie d’un homo qui est en cause, c’est celle d’un
enfant. Je me demande s’il faut s’assurer que cette situation n’aura pas d’effet négatif sur le
futur de l’enfant. » Dilara se déclare quant à elle opposée à l’homoparentalité pour l’instant,
précisant qu’elle y est en fait favorable mais « pas avant que la discrimination ne s’arrête
dans la société ».
Ignorés par le droit turc, les homosexuels turcs mettront encore de nombreuses années
à obtenir une protection juridique contre les discriminations qui les frappent. Quant aux
possibilités de se marier et d’adopter des enfants, elles n’adviendront certainement pas
dans les prochaines années.
2.Le cas des refugies homosexuels en turquie : un statut difficile a
porter
En ce qui concerne les réfugiés homosexuels en Turquie, principalement des Iraniens,
il convient d’effectuer un développement concernant le traitement juridique qui leur est
réservé. Arrivant avec un simple passeport en Turquie, les autorités turques n’exigeant pas
le visa pour les Iraniens, ces derniers candidatent d’abord pour le statut de réfugié auprès
de la section turque du HCR, Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Le
statut leur est octroyé après un entretien, lequel peut être particulièrement mal vécu par
les candidats. C’est que des questions très intrusives concernant leur vie sexuelle leur sont
souvent posées, afin de « prouver » leur homosexualité. Combien de partenaires avez-vous
eu ? Quelle est votre position préférée ? et d’autres questions du même type relevant de
la vie privée des individus leur sont posées.
Une fois passé l’entretien, les candidats sont envoyés dans l’une des trente « villes
satellites » que compte le pays, principalement des villes anatoliennes conservatrices telles
que Kayseri, Nevşehir, Niğde ou encore Isparta, où ils vivent en marge de la société en
raison de leur homosexualité. Une fois le statut de réfugié obtenu, les homosexuels iraniens
65
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
peuvent déposer une demande d’asile pour un pays tiers, le plus souvent les Etats-Unis ou
le Canada. Mais l’attente dure souvent plusieurs mois et parfois plusieurs années, jusqu’à
cinq ans dans certains cas. Doublement marginalisés en raison de leur orientation sexuelle
et de leur statut de réfugié, ces homosexuels étrangers se trouvent dans une situation
particulièrement précaire. Ne cherchant pas à s’intégrer dans une société turque qui les
rejette et stigmatisés par les autres réfugiés, ils n’attendent que le moment d’émigrer vers
un pays occidental qui les acceptera.
75
3.Une police et une justice defaillantes dans la protection des
homosexuels
La police et la justice turques font très souvent preuve d’une grande passivité face aux
agressions et aux meurtres commis contre des personnes LGBT, policiers et magistrats
rechignant à enquêter sur de tels actes. Le 10 mars 2009, la juriste Ebru Soykan, âgée de
28 ans et qui militait à Lambda Istanbul est assassinée. Et pourtant, elle avait déjà déposé
plainte auprès de la police locale contre un homme qui l’avait battue à plusieurs reprises
et menacée de mort.
Une enquête du Ministère de la Justice récemment publiée et portant sur une période
antérieure à 2003 rapporte que 37% des gays et lesbiennes et 89% des travestis et
transsexuels interrogés ont déjà subi des violences à leur encontre. D’après la même
étude, seuls 26% des victimes cherchent l’aide de la police et dans ces cas là, une
76
procédure judiciaire adéquate n’est ouverte que dans un cas sur six.
Comme l’indique
Senem Doğanoğlu, avocate travaillant pour Lambda Istanbul, les personnes LGBT risquent
de devenir une nouvelle fois victimes lorsqu’ils intentent une action légale en raison de
violations de leurs droits. Aussi, les violations des droits de l’Homme à leur encontre sont
77
généralement impunies.
D’ailleurs, la police turque a de lourds antécédents en ce qui
concerne le mauvais traitement des homosexuels. Ainsi que le rappelle Daniel Weishut,
dans les années 1980, il arrivait que des homosexuels soient passés à tabac puis arrêtés
par la police voire même internés dans des asiles psychiatriques. En outre, la police se
chargeait de prévenir les employeurs de ces derniers, ce qui se traduisait immédiatement
par une perte d’emploi.
Si les mauvais traitements à leur égard sont en voie de disparition depuis le début
des années 2000 dans le contexte du rapprochement turco-européen, la défiance des
LGBT turcs à l’égard de la police et de la justice de leur pays est grande, tandis que les
membres de ces institutions font toujours preuve d’une attitude négative à leur égard. Mal
à l’aise pour raconter leurs agressions, les LGBT craignent beaucoup que leurs plaintes
ne soient pas prises au sérieux. Tout au plus, les policiers conseillent aux homosexuels de
changer leur façon de se comporter pour éviter de se faire agresser, ce qui revient en clair
à leur demander de se conformer aux définitions de genre socialement acceptées. Ainsi,
des hommes gays se voient conseiller de marcher « comme un vrai homme » dans la rue.
Sinon, il leur est même parfois recommandé de limiter leurs déplacements. Vivant à Kayseri,
75
Unsafe Haven, The Security Challenges facing Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender Asylum Seekers and Refuges in
Turkey, publication conjointe du Helsinki Citizens Assembly et de l’ORAM, Organization for Refuge, Asylum and Migration, 2009
76
77
66
Human Rights Watch, op.cit.
DOĞANOĞLU Senem, op.cit.
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
Ashkan, un gay iranien de 32 ans déclare par exemple ne plus sortir le soir après 21 heures
depuis qu’il s’est fait agresser en pleine rue, suivant ainsi les conseils de la police locale.
78
La police turque renonce donc bel et bien à assurer la sécurité des homosexuels, se
contentant d’inciter ces derniers à changer leur façon d’être ou bien de rester cloîtrés chez
eux.
Dans le cadre de mon enquête sociologique, j’ai demandé tant aux jeunes
hétérosexuels qu’aux homosexuels comment ils évaluaient le degré de protection policière
et judiciaire des homosexuels en Turquie. Ainsi, trois homosexuels sur quatre ne s’estiment
pas du tout protégés par la police et la justice de leur pays, le dernier estimant cette
protection insuffisante. Pour les trois responsables associatifs interrogés, non, la justice et la
police turque ne protègent pas les homosexuels. Au contraire, pour Murat Köylü d’AmnestyInternational, la police les harcèle, tandis que pour Deniz Uğur de Siyah Pembe Üçgen Izmir,
« être gay est un très grand désavantage lors d’une affaire, ils ne vous font pas confiance,
même si vous dites la vérité. »
Du côté des étudiants hétérosexuels, une différence de genre se fait là encore
percevoir. Les filles sont 78% à juger la protection de la police et de la justice turque
insuffisante voire inexistante, le restant ne se prononçant pas. Du côté des garçons, 57%
jugent la protection policière et judiciaire des homosexuels insuffisante voire inexistante,
contre 21% estimant cette dernière suffisante, le restant ne se prononçant pas.
Dans le contexte des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, cette
dernière se montre critique envers la justice turque dans son rapport annuel du 14 octobre
2009 évaluant les progrès du pays : « The legal framework is not adequately aligned with the
EU acquis. Homophobia has resulted in cases of physical and sexual violence. The killing
of several transsexuals and transvestites is a worrying development. Courts have applied
the principle of ‘unjust provocation’ in favour of perpetrators of crimes against transsexuals
79
and transvestites.” Ainsi, les procès contre les auteurs de crimes visant les homosexuels,
les travestis et les transsexuels se traduisent presque systématiquement par des sanctions
légères envers lesdits auteurs, les juges faisant valoir l’article 29 du Code Pénal turc
relatif à la notion de tahrik, c'est-à-dire de « provocation injustifiable ». Dans ce cas, les
juges estiment que les victimes n’étaient que des pervers ayant provoqué leurs agresseurs.
Par exemple, « faire des avances » à un autre homme peut être considéré comme une
provocation excusant l’assassinat de l’homme effectuant ces avances. Or, comme l’analyse
Senem Doğanoğlu, les crimes de haine à l’encontre des homosexuels sont encouragés par
l’impunité tandis que l’institution judiciaire turque renforce l’homophobie en validant dans
ses décisions les clichés et idées fausses à l’égard de l’homosexualité répandues dans la
société turque. D’ailleurs, les crimes de haine ne constituent pas une catégorie juridique
particulière au regard du droit pénal turc. Les motivations de ceux qui les perpètrent ne font
pas l’objet d’une investigation et ne sont ainsi pas prises en considération dans la sentence
rendue par le juge.
80
Paradoxalement, il apparait que dans de nombreux cas de meurtres homophobes, les
meurtriers ont eu des rapports sexuels avec leurs victimes avant de les assassiner, ce qui
a fait dire en 2004 à Halil Yilmaz, chef de la police d’Istanbul de l’époque qu’il n’y avait pas
de violence contre les homosexuels en Turquie mais entre les homosexuels. En réalité, la
78
79
80
CASALIS Marine, op.cit.
Turkey 2009 Progress Report, Commission of the European Communities, Bruxelles, 2009
DOGANOGLU Senem, op.cit.
67
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
violence homophobe découle de tendances homosexuelles refoulées et ce en raison de la
forte pression sociale pesant sur les hommes en Turquie.
81
Dans tous les cas, la mobilisation des associations LGBT pour protester contre la
légèreté des peines contre les coupables de tels meurtres ne porte guère de fruits pour
l’instant. Sans compter que la police et la justice ne se hâtent jamais de retrouver les
agresseurs, comme le témoigne le procès de Yahya Yıldız, marchand de légumes kurde
de Şanlı Urfa accusé d’avoir tué son fils homosexuel Ahmet à Istanbul en juillet 2008 et
dont le procès s’est ouvert sans lui un an plus tard. Interrogée, la voisine de la victime
déclarait à NTV en mai 2010 qu’elle doutait que Monsieur Yıldız soit un jour retrouvé. Là
encore, il est clair que la police et la justice ont fait preuve d’une grande passivité. Trois
mois avant son assassinat, Ahmet Yıldız avait saisi la justice en demandant une protection
suite à des menaces de mort de sa famille, demande à laquelle la justice n’avait pas donné
suite. Trois ans après l’assassinat d’Ahmet Yıldız, alors que l’enquête piétine toujours, son
compagnon Ibrahim Can envisage désormais une requête devant la Cour Européenne des
Droits de l’Homme, requête qui, si elle aboutit à une condamnation de la Turquie, amènera
vraisemblablement les autorités turques à prendre des mesures en faveur de la protection
des homosexuels menacés.
Par ailleurs, en mai 2008, l’ONG de droits de l’Homme Human Rights Watch adressait
deux lettres aux autorités de police d’Istanbul, la première à Celalettin Cerrah, préfet et
la seconde à Tuğrul Pek, chef de la police de l’arrondissement de Beyoğlu. Ces deux
lettres attiraient l’attention sur le fait que des personnes LGBT vivant à Istanbul avaient
été victimes de violences policières. Demandant des comptes vis-à-vis des violations des
droits de l’Homme signalées sur ces personnes, Human Rights Watch s’interrogeait si des
enquêtes internes avaient été menées et des sanctions disciplinaires à l’égard des agents
de police mis en cause prises. En fait, Human Rights Watch espérait sensibiliser la police
et la justice turque aux discriminations et aux violences subies par les personnes LGBT afin
que les enquêtes et les procès soient correctement menés, ce qui est jusqu’à présent resté
lettre morte.
Dans le cas de Kayseri, un travail de sensibilisation contre les violences à l’égard
des homosexuels est mené par l’ONG Association de solidarité pour les demandeurs d’asile
et les migrants (Asam) depuis son installation en 2005. Selon Harun Abakay, membre de
l’organisation rencontré par Marine Casalis en août 2010, si les gens n’aiment pas les LGBT
82
en général, les agressions physiques d’homosexuels semblent avoir diminué. Bien que la
vie des réfugiés homosexuels iraniens à Kayseri demeure très difficile, nous voyons qu’un
tel travail de sensibilisation peut amener un résultat positif, à savoir la baisse du nombre
d’agressions.
4.Quelle perspective d’evolution legislative ?
En réalité, les revendications identitaires des homosexuels sont mal acceptées par les
instances étatiques d’une Turquie profondément jacobine, percevant toute revendication
comme communautariste. Ici, les homosexuels sont dans le même cas de figure que les
féministes et les Kurdes, leurs revendications étant soit perçues comme visant à créer de
fausses tensions alors qu’ils disposeraient de tous les droits soit comme voulant mener à
81
82
68
Human Rights Watch, op.cit.
CASALIS Marine, op.cit.
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
la fragmentation de la société. Sur le plan juridique, les homosexuels se battent à l’heure
actuelle afin d’obtenir un changement de l’article 10 de la Constitution turque. Ledit
article punit en effet les discriminations basées sur la langue, la race, la couleur de peau,
le sexe, l’opinion politique, les convictions philosophiques et les croyances religieuses.
L’enjeu actuel pour les homosexuels turcs est d’obtenir l’ajout des discriminations basées
sur l’orientation sexuelle à cet article. En 2004, un amendement en ce sens est même
déposé par la Commission de Justice du Parlement turc avant d’être abandonné peu après.
Des avancées en faveur des personnes LGBT en Turquie sont néanmoins perceptibles
et ces dernières tiennent partiellement au rapprochement turco-européen. L’Union
Européenne exerce en effet une certaine pression sur les autorités turques afin de faire
reconnaître officiellement les associations LGBT, comme nous l’avons vu dans le cas du
procès visant KAOS-GL. C’est que l’UE désire voir accordés aux personnes LGBT le droit
de réunion, la liberté d’association, d’opinion et d’expression sur les questions de sexualité
et de genre.
Or, depuis 2005, les négociations d’adhésion entre la Turquie et l’Union Européenne
sont ouvertes et dans ce contexte favorable aux réformes, il est possible que la Turquie
s’engage dans la voie de la pénalisation des discriminations liées à l’orientation sexuelle et
à l’identité de genre. Dans le cadre du processus d’adaptation à l’UE, Human Rights Watch
suggère par exemple à la Turquie d’appliquer la directive européenne N°78 adoptée en l’an
2000 garantissant la non-discrimination à l’embauche.
Loin d’adopter une attitude fataliste, l’ONG Human Rights Watch propose de fait des
solutions juridiques aux problèmes rencontrés par les personnes LGBT dans la société
turque et ce à partir de textes issus du droit international. Ainsi est-il fait référence aux
principes de Yogyakarta présentés au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU en 2007 et
relatifs à la protection et à l’interdiction de la discrimination contre les personnes LGBT. Le
troisième principe (sur 29) établit le droit à la reconnaissance de l’orientation sexuelle et de
l’identité de genre telle que définies par l’individu lui-même. Membre du Conseil de l’Europe,
la Turquie se voit appelée par Human Rights Watch à ratifier le protocole additionnel N°12
relatif à l’interdiction des discriminations.
83
L’entrée prochaine de la Turquie dans l’Union Européenne changera-t-elle la situation
des homosexuels dans ce pays ? Premiers concernés, les homosexuels sont divisés sur la
question. Aydın et Billur estiment que oui, ce qui n’est pas le cas de Harun et ce « à cause
des mentalités en Turquie ». Du côté des associations, deux responsables associatifs sur
trois disent espérer que les choses changent pour les homosexuels turcs dans une telle
situation, ce qui n’est pas le cas de Deniz de Siyah Pembe Üçgen Izmir, lequel me rétorque :
« Est-ce que cela a changé quelque chose en Bulgarie ? »
Parmi les hétérosexuels, une différence de genre est à nouveau perceptible dans les
réponses. Alors que la majorité des garçons pensent que l’adhésion de la Turquie à l’UE
changera les choses pour les homosexuels, les filles se montrent beaucoup plus sceptiques.
Ainsi, 57% des garçons pensent que l’adhésion changera les choses, seules 33% des filles
partagent cette idée. Et tandis que 29% des garçons pensent le contraire, les filles sont
39% à penser de même. Pour Dilara par exemple, « Ce n’est pas un sujet que l’on peut
développer par les lois ». Indépendamment des chances réelles de l’intégration de la Turquie
à l’UE, les sondés sont donc largement mitigés à l’idée que cette intégration changerait la
condition des homosexuels dans leur pays.
83
Human Rights Watch, op.cit.
69
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’Etat indépendant et souverain, la Turquie a
toutes les cartes en main en vue d’offrir des garanties constitutionnelles et législatives visant
à l’amélioration des conditions d’existence des homosexuels. Seule la volonté politique
semble faire défaut, tout au moins jusqu’à présent.
B. La classe politique face à l’homosexualité
1.L’akp face a l’homosexualite : un conservatisme exacerbe
Issu de la mouvance islamiste, le parti islamo-conservateur AKP (Parti de la Justice et du
Développement) tient les rênes du pays depuis 2001 sous la houlette de Recep Tayyip
Erdoğan. En 2008, c’est autour d’Abdullah Gül d’être élu à la présidence de la République
turque. Quels rapports entretient donc le parti face à la question de l’homosexualité ?
Jusqu’en 2008, le député AKP Zafer Üskül, chef du Comité des Droits de l’Homme au
Parlement turc s’est rendu à des rencontres contre l’homophobie organisées par KAOS-GL,
participation qualifiée de « choix en faveur des pervers » dans les colonnes du quotidien
islamiste Vakit le 21 mai de la même année. En décembre 2008, à l’ONU, la Turquie
refuse de voter la résolution franco-néerlandaise appelant à une dépénalisation mondiale
de l’homosexualité.
La protection des droits des homosexuels ne fait donc pas partie des priorités
du gouvernement turc, quand bien même les négociations d’adhésion avec l’Union
Européenne se traduisent par des avancées positives en matière de droits de l’Homme. Au
contraire, le 7 mars 2010, Selma Aliye Kavaf, Ministre de la Famille et de la Condition
féminine déclare au quotidien Hürriyet que l’homosexualité est une maladie qui doit être
soignée. Les associations LGBT turques protestent et quelques centaines d’activistes
manifestent à Ankara dans la foulée. En réplique à ses propos, un groupe Facebook intitulé
« Que Aliye Kavaf se fasse soigner » a été créé et rassemble plus d’un an après les propos
de la ministre près de 3000 adhérents tandis qu’un autre appelant à sa démission regroupe
toujours 1110 membres en avril 2011. Pour Murat Köylü d’Amnesty-International, ces propos
auraient pu être l’occasion de susciter un grand débat sur l’homosexualité en Turquie, ce
qui ne s’est pas avéré être le cas. De surcroît, comme l’indique Burak Cansever de Mor El
Eskişehir, « des groupes de citoyens soutenant Kavaf ont été créés ».
Alors que la société civile turque est largement restée silencieuse suite à ces propos, j’ai
interrogé les étudiants hétérosexuels afin de recueillir leur avis sur la question. Et il s’avère
que les étudiants rejettent largement les propos de la Ministre, 63% récusant ses propos. Au
contraire, seuls 16% affirment être d’accord avec ces propos. Ainsi, Sena répond « Si le fait
[l’homosexualité] est lié aux hormones, oui cela peut être soigné. » Pour Dilara au contraire
« C’est un commentaire ignorant, provocant et plutôt dommage » tandis que Zehra n’hésite
pas à dire « Je pense qu’elle [la ministre] est vraiment malade ! ». Une partie non négligeable
des sondés se montre quant à elle indécise sur la question. L’une des deux jeunes filles
prénommée Merve répond ainsi : « Je ne sais pas, mais si un tel traitement a existé on
peut partager cette idée ». Ece pour sa part déclare « Comme il est impossible que deux
personnes de même sexe s’unissent sexuellement du point de vue physiologique, même si
70
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
l’homosexualité n’est pas une maladie, on peut au moins dire qu’elle est incompatible avec
le fonctionnement de la nature, la reproduction de l’être humain. »
Pour autant, l’AKP n’envisage pas a contrario une pénalisation de l’homosexualité.
D’ailleurs, parmi les étudiants hétérosexuels interrogés, aucun ne s’est déclaré favorable à
une pénalisation de l’homosexualité. Les 32 sondés se sont déclarés opposés à une telle
perspective, mettant en avant la liberté et la responsabilité des individus. Sena répond par
exemple : « Non, non et non ! Je suis religieuse mais on ne peut pas s’ingérer dans les
préférences des gens ». Gülmelek répond quant à elle : « Pour moi, se trouver dans une
relation homosexuelle est un péché mais nous ne pouvons pas le punir. Il faut l’accepter
comme tout le monde, nous devons donner leurs libertés [aux homosexuels]. Chacun est
responsable de sa propre vie. »
Notons qu’en 2011, l’AKP renonce à représenter Selma Aliye Kavaf aux élections
législatives dans sa circonscription d’Izmir. Doit-on y voir une première victoire de la pression
exercée par les associations LGBT ? En réalité, les propos tenus par la Ministre ont créé
une gêne au sein du parti au pouvoir. Bien que son opinion soit largement partagée au sein
du parti, son expression publique a causé un malaise. Plutôt que de parler ouvertement de
l’homosexualité, même dans des termes péjoratifs, l’AKP préfère ignorer la question, faire
comme s’il n’existait pas de problème.
Critique envers mes questions, Gülmelek m’écrit : «En regardant vos questions, j’ai vu
que vous essayiez d’arriver au jugement suivant : ceux qui soutiennent l’AKP sont religieux
et les religieux, les musulmans oppriment les homosexuels, ils ne les acceptent pas. Le
gouvernement de l’AKP ne donne pas de droits aux homosexuels et restreint leur liberté. La
raison la plus importante est qu’il veut protéger l’Islam. Les intellectuels qui soutiennent un
parti plus social-démocrate comme le CHP blâment cette pression contre les homosexuels
et ils défendent leurs droits. Je pense que cette vision est fausse ».
Pourtant, dans les faits, le gouvernement AKP mène une politique défavorable
aux homosexuels. Pour Taylan, l’un des jeunes gays a avoir répondu à mon enquête
sociologique « Ces dernières années, au fur et à mesure, les conservateurs ont
commencé à augmenter les pressions sur les homosexels dans notre pays, socialement
et politiquement. En Turquie, l’homosexualité est aussi en train de devenir plus difficile
à vivre qu’auparavant. Le meilleur exemple qui le montre est le blocage de l’accès à un
site dont le contenu vise uniquement à se faire des amis homosexuels par le Ministère
des Télécommunications.” Et effectivement, certains sites de rencontre destinés aux
homosexuels se voient périodiquement bloqués par le Ministère des Télécommunications.
De plus, à compter du mois d’août 2011, une censure d’Internet entrera en vigueur par
le biais d’un filtre bloquant l’accès à des sites web contenant certains mots. Or, parmi la
liste des mots incriminés se trouvent “gay” et “gey”, l’équivalent turquisé de gay. Ainsi, les
homosexuels turcs risquent à l’avenir de voir se restreindre un de leurs plus grands espaces
de liberté par le gouvernement islamo-conservateur au nom de la “morale”, morale fortement
empreinte de religiosité.
2.Des prises de position marginales en faveur des homosexuels dans
l’arene politique turque
Alors que les propos homophobes de la Ministre ou le procès intenté contre Lambda Istanbul
par le Maire d’Istanbul ne suscitent guère de polémiques, hormis dans le milieu homosexuel,
doit-on en déduire que la classe politique turque est unanimement homophobe ? Pas
71
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
sûr, surtout si l’on choisit d’inclure les prises de positions d’hommes politiques turcs
exerçant leurs activités dans des pays européens. Ainsi, dans une interview accordée à la
version française de l’hebdomadaire islamo-conservateur Zaman en septembre 2010, le coprésident du parti écologiste allemand Die Grünen, le germano-turc Cem Özdemir a déclaré
que « les libertés des homosexuels apparaissent comme des éléments indispensables
84
à la civilisation moderne ».
Doit-on donc s’attendre à une évolution positive de la
classe politique turque impulsée par la gauche en ce qui concerne les questions relatives
aux personnes LGBT ? Il convient néanmoins de rester prudent quant à la portée d’une
telle déclaration, d’autant que ladite déclaration émane d’un homme politique vivant en
Allemagne, pays européen où l’homosexualité est socialement mieux acceptée qu’en
Turquie et où aucun homme politique ne songerait à qualifier publiquement l’homosexualité
de maladie.
En réalité, seuls quelques partis politiques marginaux soutiennent ouvertement les
droits des personnes LGBT. C’est suite au retour à la démocratie en Turquie en 1983
qu’est né le Parti vert radical démocrate, qui a œuvré en faveur du mouvement LGBT,
en particulier en favorisant la prévention contre le SIDA. En 1996 est fondé le Parti de la
Liberté et de la Solidarité (Özgürlük ve Dayanışma Partisi) qui interdit la discrimination
fondée sur l’identité sexuelle et sur le genre en son sein. Le transsexuel Demet Demir qui
s’était présenté aux élections municipales de 1994 à Istanbul est en outre proche de ce
parti. Le poids de ce parti d’extrême-gauche est cependant à relativiser très fortement dans
la mesure où il ne recueille tout au plus que 1% des suffrages à l’échelle nationale. En
2009, c’est au tour du transsexuel Belgin Celik de tenter sa chance, là encore aux élections
municipales d’Istanbul mais avec aussi peu de succès que Demet Demir en son temps.
Remarquons ces derniers mois un développement intéressant du côté du parti
autonomiste kurde, le Parti de la Paix et de la Démocratie, Barış ve Demokrasi Partisi,
parti affirmant s’opposer à toutes les discriminations, incluant au moins tacitement les
homosexuels. Et la section relative aux idées sur le site Internet du parti inclut effectivement
des mesures contre la discrimination basée sur l’orientation sexuelle. De surcroît, lors des
festivités du Nouvel An kurde en mars 2011 à Diyarbakır, des LGBT kurdes membres de
l’association Hevjin n’ont pas hésité à défiler avec des drapeaux homosexuels aux côtés
des activistes kurdes défilant sous les drapeaux vert-jaune-rouge sans qu’aucun heurt ne
se produise. Pourtant, à ce jour, aucune figure de ce parti n’a publiquement pris la défense
des homosexuels. Le BDP effectue donc une timide mais notable ouverture à l’égard des
homosexuels, ouverture dont les homosexuels kurdes ne peuvent que se réjouir.
En tout état de cause, la normalisation de l’homosexualité au niveau institutionnel et
politique risque de prendre encore de nombreuses années en Turquie.
C. Les homosexuels et l’armée
Les homosexuels turcs subissent une discrimination persistante dans l’armée, l’armée
turque qui malgré la démocratisation du régime républicain turc joue un rôle non négligeable
dans les orientations politiques du pays. Puissante institution jouissant d’un grand prestige
en tant que garante de la République et de la laïcité, l’armée contribue en outre à diffuser
84
AKDAĞ Emin, « Le CHP ne doit pas parler qu’aux élites kémalistes : interview exclusive du co-président des Verts en Allemagne »,
Zaman France, N°132, 2010.
72
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
l’idéal de masculinité promu par Atatürk : un homme turc est par définition un soldat, un
homme fort. A cet égard, il est important de remarquer que le coup d’Etat du 12 septembre
1980 s’est traduit par une régression de la situation des homosexuels turcs. Le milieu
homosexuel d’Istanbul caractérisé par une subculture gaie florissante dans les années
1970 est touché de plein fouet. Certains homosexuels connaissent même arrestations et
détentions arbitraires. Depuis le retour à la démocratie en 1983, un service militaire d’une
durée de 6 à 15 mois demeure obligatoire pour tous les citoyens turcs de sexe masculin
majeurs et ces derniers ont jusqu’à leurs 41 ans pour l’effectuer.
1.Le service militaire : une epreuve a haut risque pour les
homosexuels
L’armée turque interdit la présence d’homosexuels dans ses rangs, considérant
l’homosexualité comme une « perturbation psychosexuelle avancée » (ileri derecede
85
psikoseksüel bozukluk) dans son Code de la Santé. Là encore, nombre d’entre eux sont
prêts à mentir et à effectuer leur service militaire. Ainsi, parmi les trois gays ayant répondu
à mon enquête, Taylan, 22 ans déclare vouloir effectuer son service militaire. Un homme
qui n’effectue pas son service militaire n’est socialement pas reconnu comme un « vrai »
homme. Ainsi les homosexuels et les bisexuels rechignent rarement à effectuer leur service
militaire, aussi éprouvant soit-il, tant sur le plan physique que moral, et ce afin de montrer
leur masculinité au reste de la société, tout en sachant qu’ils risquent une exclusion de
l’armée si leur homosexualité est avérée. Dans ce cas, les « coupables » sont forcés de se
soumettre à un examen anal puis leur famille est informée par téléphone dans des termes
humiliants du type « Vous nous avez envoyé une fille, revenez la chercher ». Une fois de
plus, seule l’homosexualité passive est incriminée, les actifs ne risquant quant à eux que
des sanctions légères.
Néanmoins, certains homosexuels refusent d’effectuer le service militaire pour des
raisons personnelles, souvent au nom d’idéaux pacifistes et antimilitaristes mais également
de peur de subir des violences physiques et sexuelles une fois enrôlés. Car alors même
que l’armée considère l’homosexualité comme une maladie incompatible avec le service
militaire, les viols entre hommes au sein de l’armée turque sont une réalité. De plus, le
service militaire se traduisant par la détention d’armes, les homosexuels craignent aussi
pour leur propre vie.
Que pensent donc les jeunes étudiants hétérosexuels de cette discrimination ? Pour
cette question touchant à l’identité masculine turque, un net clivage au niveau du genre se
fait une fois de plus percevoir dans les réponses données. Parmi les 14 garçons, 7 soit la
moitié ont déclaré approuver cette discrimination, tandis que l’autre moitié a choisi de ne
pas se prononcer. Ainsi, aucun garçon turc parmi les plus éduqués ne désapprouve
la discrimination faite aux homosexuels au sein de l’institution militaire. Parmi les filles,
un tiers approuve cette discrimination, un tiers la désapprouve tandis qu’un tiers ne s’est
pas prononcé. La présence d’homosexuels dans les rangs de l’armée constitue donc un
tabou pour les jeunes Turcs, une question particulièrement gênante. Pour Gülmelek, cette
discrimination est appropriée dans la mesure où « pour eux [les homosexuels], ça doit être
dur de faire cinq mois de service militaire au milieu des garçons. Ainsi, ils sont délivrés du
service militaire. » Sena quant à elle trouve que cette discrimination n’est pas juste, tout en
85
DEMAISON A., Turquie : pas d’homos à l’armée, reportage réalisé pour AFP-TV, 2010 :
http://www.dailymotion.com/video/
xe3xmw_turquie-pas-d-homos-a-l-armee_news , page consultée le 25 novembre 2010
73
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
rajoutant « Mais il y a aussi ceux qui ne peuvent pas réprimer leurs hormones. Comment cela
peut-il être contrôlé ? » Une fois de plus, l’homosexualité est perçue sous un angle pseudomédical et les homosexuels sont perçus comme des individus ne pouvant pas se contrôler,
comme étant susceptibles d’agresser leurs camarades hétérosexuels et menaçant ainsi de
mettre en péril l’ordre régnant au sein de l’armée.
Voyons à présent quel est le prix à payer pour les homosexuels aspirant à être
« délivrés » du service militaire obligatoire.
2.La dispense : une procedure humiliante et qui s’avere prejudiciable
pour le futur de ses titulaires
Les homosexuels refusant d’effectuer leur service militaire ont la possibilité de se soumettre
à des examens particulièrement humiliants afin de se faire reconnaître comme « malades »
et par conséquent inaptes au service militaire.
Comment se déroulent donc ces examens, appelés examens de dispense ?
Beaucoup d’homosexuels turcs qui ont choisi de se faire déclarer « malades » n’en parlent
pas, tant ils ont honte des humiliations qu’ils ont subies. De fait, chaque semaine, les
hôpitaux militaires turcs reçoivent des homosexuels candidats à la dispense du service
militaire et qui sont prêts à le prouver. Pour cela, ces derniers rencontrent un psychologue
militaire et doivent se montrer particulièrement « convaincants » pour obtenir la dispense.
Ainsi, Adnan*, 28 ans, ingénieur vivant à Ankara et qui a recouru à cette procédure en 2007,
a confié au journal allemand Der Spiegel que « seuls ceux qui ont l’air de tapettes se font
86
dispenser ». Lui-même raconte avoir mis des vêtements de femme, s’être épilé la poitrine
et les jambes, mis du rouge à lèvre et de la poudre sur les joues, s’être entraîné pour avoir
un rire le plus aigu possible. Pour se faire reconnaître homosexuel par l’armée, il faut donc
exagérer la performance au maximum et ce afin de correspondre à l’image caricaturale
qu’ont les militaires de l’homosexualité. Et ce n’est pas tout. Les fonctionnaires n’hésitent
pas à insulter les candidats ou bien à leur demander quelles positions ils préfèrent. Or, dans
le cas d’Adnan, ce n’était pas suffisant. Le psychiatre qui l’a examiné lui a reproché de
simuler. Adnan est donc resté deux semaines à l’hôpital militaire. Un médecin a pratiqué
un toucher rectal avant de conclure qu’il n’était pas homosexuel. C’est là qu’intervient la
pire demande de la part des médecins militaires : des photos ou des vidéos montrant
les candidats en train de commettre un acte homosexuel, tout en sachant que seuls les
homosexuels passifs sont reconnus comme tels. Renvoyé chez lui, Adnan a eu des rapports
sexuels avec son compagnon tout en se faisant photographier une douzaine de fois par
un ami à eux. Là encore, cela n’a pas été suffisant. Adnan a été débouté et a engagé une
avocate qui a attaqué la décision et affirmé par écrit « Mon mandant est sans aucun doute
homosexuel ». Au terme de ce calvaire, Adnan a obtenu sa dispense.
Pourquoi une telle humiliation, une telle intrusion dans la vie privée des homosexuels ?
Der Spiegel a rencontré un ancien psychiatre de l’armée, Osman Bekir*, lui-même
homosexuel. Les règles particulièrement contraignantes du service militaire pousseraient
de plus en plus de jeunes hommes pas forcément homosexuels à se faire déclarer comme
tels afin d’échapper à la conscription. Ce qui expliquerait une vérification plus sévère des
candidats à la dispense sous prétexte d’homosexualité. Parce que dispenser quelqu'un qui
simule et qui se marie un an plus tard ne peut que décrédibiliser l’institution militaire. Mais
lorsqu’un journaliste étranger prend contact avec l’armée, les militaires nient demander
86
74
POPP Maximilian, op.cit.
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
des photos ou des vidéos comme preuve d’homosexualité. Et pourtant, un sondage de
Lambda Istanbul réalisé parmi des homosexuels dispensés d’armée montre qu’un tiers
d’entre eux ont dû fournir de telles preuves. Selon l’avocate Senem Doğanoğlu, qui
conseille les homosexuels faisant une demande de dispense et qui a défendu Adnan
en 2007, la demande de preuves de la part de l’armée a entraîné deux effets pervers :
d’une part, à Ankara, des prostitués masculins se sont désormais spécialisés en vue
de tenir le rôle des partenaires actifs dans les vidéos destinées à l’armée. D’autre part,
l’armée turque disposerait à présent de la plus grande collection de vidéos et d’images
pornographiques homosexuelles de toute la Turquie.
Par la suite, la détention d’un tel certificat d’inaptitude, couramment dénommé « le
carnet rose » peut s’avérer fortement préjudiciable pour l’avenir professionnel de son
détenteur, les employeurs exigeant la plupart du temps la preuve du service militaire
accompli. Or, un homme qui a été dispensé de l’armée pour cause de « perturbations
sexuelles » n’a quasiment aucune chance de trouver du travail par la suite, tant dans le
secteur public que dans le secteur privé.
Une telle mésaventure a par exemple visé en 2009 Halil Ibrahim Dinçdağ, arbitre de
87
football à Trabzon. Dispensé de service militaire, Dinçdağ était titulaire du fameux carnet
rose. Or, cette information avait été communiquée au comité central des arbitres de Turquie
au début du mois de mai 2009, suite à quoi le club a décidé de le suspendre de ses fonctions.
D’après la version officielle, quelqu'un qui a été dispensé du service militaire pour des
raisons de santé ne peut pas être arbitre. Dinçdağ a protesté auprès de la Fédération turque
de football, arguant que l’homosexualité n’est pas une maladie et qu’il n’a commis aucun
crime. Le quotidien sportif turc Fanatik a contribué à médiatiser le cas Dinçdağ, entraînant
dans son sillage tous les grands journaux et les télévisions turques à Trabzon. Dinçdağ fait
alors son coming-out à la télévision et dénonce la souffrance que les homosexuels turcs
endurent dans le milieu du football. Immédiatement après, Dinçdağ est « remercié » par
Bayrak FM, une radio locale auprès de laquelle il occupait le poste d’animateur. Rapidement,
Dinçdağ devient une figure aux yeux de la communauté gay turque. Interrogé par la suite,
il déclare que « [sa] vie s’est transformée en enfer ». Beaucoup de ses amis ont cessé
tout contact avec lui, certains l’ont même insulté. Dinçdağ a même du fuir Trabzon pour
s’installer à Istanbul. En parlant de la Fédération turque de football, il déclare « Ils ont violé
mes droits personnels, ils sont la raison pour laquelle j’ai quitté ma famille, ils ont détruit ma
vie ». Néanmoins, Dinçdağ n’entend pas en rester là. En procès contre la Fédération turque
de football, il se dit prêt à aller jusque devant la Cour européenne des Droits de l’Homme.
L’association des arbitres de Turquie clame à présent que son renvoi n’a rien à voir avec
l’homosexualité mais qu’il s’agissait d’un « arbitre de second rang sans talent ». Quoi qu’il
en soit, le fait que Dinçdağ ait du quitter sa région pour sa propre sécurité en dit long sur
les mentalités qui règnent hors des grandes villes modernes de Turquie.
3.Pressions europennes et role de la societe civile : vers une
amelioration de la situation ?
A terme, la discrimination des homosexuels dans l’armée turque est cependant vouée
à s’estomper et ce pour deux raisons : en premier lieu, les engagements internationaux
présents (et à venir en cas d’adhésion à l’Union Européenne) de la République de Turquie
87
HÖHLER Gerd, « Türkei : Rote Karte für das Schwulsein“, Frankfurter Rundschau online, 22 juin 2009:
http://www.fr-
online.de/panorama/rote-karte-fuer-das-schwulsein/-/1472782/3280642/-/index.html , page consultée le 7 avril 2011
75
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
et en second lieu en raison d’un début de débat au sein de la société turque sur le bienfondé du service militaire obligatoire.
A l’heure actuelle, l’objection de conscience n’est toujours pas reconnue par l’armée
turque, alors même que la Convention européenne des droits de l’Homme que la Turquie
a signé reconnaît ce droit. L’objection de conscience est ainsi passible de prison. A titre
d’exemple, Mehmet Tarhan, 31 ans et désormais célèbre Kurde gay natif d’Iskenderun
n’a pas demandé de dispense en tant qu’homosexuel mais a fait valoir son objection de
conscience. Condamné à quatre ans de prison, il a fait l’objet d’une forte mobilisation.
Plusieurs milliers de manifestants ont défilé pour obtenir sa libération, chose faite au bout
d’un an de détention.
Ainsi donc, même si l’armée turque discrimine et humilie constamment les
homosexuels, cette dernière est de moins en moins intouchable. L’objection de conscience
est de fait sur la voie de la reconnaissance grâce à la mobilisation des homosexuels et
de ceux qui les soutiennent. L’Union Européenne ne manque pas de critiquer la situation
des homosexuels dans son rapport annuel sur l’état d’avancement de la Turquie dans le
processus des négociations d’adhésion. Ainsi, le rapport de 2009 mentionne: « The Turkish
armed forces have a health regulation which defines homosexuality as a ‘psychosexual’
illness and identifies homosexuals as unfit for military service. Conscripts who declare their
homosexuality have to provide photographic proof. A small number have had to undergo
humiliating medical examinations”.
88
De plus, lorsque l’on sait que les viols entre hommes dans l’armée existent et que les
militaires examinant les homosexuels prennent un malin plaisir à demander des preuves
et poser des questions d’ordre intime, violant par là les articles 3 et 8 de la Convention
Européenne des Droits de l’Homme prohibant respectivement les traitements inhumains
et dégradants et garantissant le droit au respect de la vie privée, nous pouvons conclure
que l’armée turque n’est pas homophobe à proprement parler mais fait plutôt preuve
d’une large hypocrisie face à la question de l’homosexualité. Par ailleurs, en 2000, le
Royaume-Uni qui jusqu’alors pratiquait une discrimination similaire s’est vu contraindre
par la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’y mettre fin. Dans ces conditions,
jusqu’à quand la Turquie, elle-même signataire de la Convention Européenne des Droits
de l’Homme, continuera de pratiquer une telle discrimination ? Mais, ainsi que le souligne
Murat Köylü d’Amnesty-International, « il n’est malheureusement pas facile de toucher à
l’armée turque ».
Notons également qu’à l’heure actuelle, des voix contre le service militaire obligatoire
se font entendre dans la société. A l’approche des élections législatives du 12 juin 2011,
certains candidats ont même promis la réduction du temps du service militaire obligatoire
voire même son abolition totale. Comme le dit le responsable associatif Burak Cansever
de l’association Mor El Eskişehir, « le vrai problème est que le service militaire est toujours
obligatoire en Turquie. En vrai, l’armée turque n’est pas seulement un problème pour les
hommes gays mais pour tous les hommes turcs. » Or, une telle réduction voire abolition
du service militaire obligatoire bouleverserait complètement la masculinité héritée de la
période atatürkiste, dans la mesure où le service militaire obligatoire constitue un des piliers
de cette dernière. Ainsi, il impliquerait de redéfinir ce que veut dire être un homme en
Turquie, une telle redéfinition pouvant éventuellement faire de la place à une forme de
masculinité différente de l’hétérosexualité, à savoir l’homosexualité.
88
76
Commission des Communautés Européennes, op.cit.
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
D. Le traitement de l’homosexualité dans les médias et
le champ culturel turcs
Se battant pour obtenir une reconnaissance juridique et politique et résistant au rouleau
compresseur de la masculinité ataturquiste véhiculé par l’armée, les homosexuels turcs
se montrent de plus en plus dans le grand espace public turc. Abordons à présent le
traitement de l’homosexualité dans les médias et le champ culturels turcs. La visibilité de
l’homosexualité semble s’accroître peu à peu dans le champ culturel et les médias turcs.
Une relative banalisation de l’homosexualité dans les médias et le champ culturel turcs est
en marche.
Contrairement à ce qu’affirme le chercheur français Olivier Roy, il n’existe pas de
consensus entre religion et culture à propos de l’homosexualité en Turquie comme dans
les autres pays musulmans dans le sens d’une condamnation de l’homosexualité. Pour
autant, nous ne nous trouvons pas dans la situation des pays européens dans lesquels
l’homosexualité demeure condamnée par le christianisme mais où la culture pousse à une
89
acceptation de l’homosexualité. Ceci étant, la banalisation de l’homosexualité en marche
dans les médias et le champ culturel turcs produit-elle des effets sociaux dans le sens d’une
plus grande acceptation de l’homosexualité ?
1.Le paradoxe turc : des artistes homo- ou transsexuels tres
apprecies de la population
Il est intéressant de remarquer qu’il existe des célébrités ouvertement homosexuelles
ou transsexuelles et qui sont par ailleurs très populaires. Tel est par exemple le cas du
chanteur Zeki Müren et de Bülent Ersoy, d’abord homosexuel, qui a fini par changer de
sexe. Et que dire du roi turc de la pop, Tarkan, ses positions et ses propos suggestifs.
Interrogée lors de mon enquête sociologique, Dilara déclare à ce propos : « Même si la
société est très conservatrice sur le sujet, ils sont parmi les chanteurs les plus aimés de
Turquie. » D’ailleurs, plus de 80% des jeunes étudiants hétérosexuels se disent pas voire
pas du tout choqués par le fait que certaines célébrités soient ou aient été homosexuelles.
Par ailleurs, un certain nombre d’artistes non homosexuels tend à montrer une certaine
sympathie envers les homosexuels.
Né en 1931 à Bursa et décédé en 1996 à Izmir, Zeki Müren entame sa carrière de
chanteur de variété turque dans les années 1950 à Istanbul. Efféminé et osant porter
publiquement des vêtements de femme, Zeki Müren défie la masculinité ataturquiste
et semble ouvrir la voie à une certaine tolérance de la société turque à l’égard de
l’homosexualité. Interdit de scène par le coup d’Etat du 12 septembre 1980, il vit alors à
Bodrum en compagnie de son amant Fahrettin Aslan et explique sa relation en se comparant
lui-même au maître soufi Mevlana. Le retour de la Turquie à la démocratie en 1983 lui permet
toutefois de reprendre sa carrière. Populaire et respecté par une bonne partie de l’opinion
publique, sa mort brutale suscite une vive émotion et des dizaines milliers d’anonymes se
pressent à ses obsèques. Sa disparition suscite en outre une émotion dans l’establishment
politico-militaire de l’époque. Ainsi, le Président de la République Süleyman Demirel déclare
« Il était mon ami » tandis que le chef de l’Etat-major Hakki Karadayi affirme que « Zeki
Müren a aimé sa patrie ». Quatre années plus tard, le 8 juin 2000, le musée Zeki Müren
89
ROY Olivier, op.cit.
77
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
ouvre ses portes dans l’ancienne résidence du chanteur à Bodrum et connaît un succès
important.
Véritable icône pour les gays turcs, certains s’en inspirent pour effectuer leur comingout auprès de leur famille en déclarant « Je suis comme Zeki Müren ». A cet égard, le rapport
de Human Rights Watch constate ici que les jeunes turques lesbiennes ne disposent pas
d’une telle référence, ce qui rend leur existence plus difficile que celle des gays et se traduit
par un plus grand sentiment d’isolation.
90
Lorsqu’en avril 2002, le compositeur Özdemir Erdoğan déclare dans un show télévisé
que Zeki Müren a poussé la jeunesse turque à l’homosexualité et Bülent Ersoy au
changement de sexe, ses propos sont vivement critiqués par les médias et les artistes.
Ironie du sort, en janvier 2010, dans la ville de Rize, bastion conservateur des rives de la
mer Noire d’où l’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan est originaire, les minarets
se mettent à diffuser des chants de Zeki Müren en lieu et place de l’ezan (appel à la prière)
suite à un piratage du système central automatisé d’appel à la prière par des inconnus.
Nous pouvons dire que Zeki Müren et son style décalé ont laissé une forte empreinte sur la
société turque, une société qui l’a accepté comme il était.
Toutefois, la sympathie de la société turque à l’égard de l’homosexualité de certaines
de ces célébrités a ses limites. Ainsi, dans la réponse à mon enquête sociologique, Ece
déclare : « Je pense que les gens qui se déclarent homosexuels sont ceux qui cherchent
une sorte d’innovation, comme dans le cas de Tarkan. Je vois qu’après avoir profité de
tous types de satisfaction, il voulait aussi essayer l’homosexualité. C’est pourquoi il me
semble impropre de la vivre de manière visible, cela oriente les gens hétérosexuels vers
l’homosexualité. »
En outre, j’ai demandé aux responsables associatifs si l’existence de ces popstars
homosexuelles pouvait aider les Turcs à accepter plus facilement l’homosexualité. Et
les trois responsables ont unanimement répondu négativement à cette question. Pour
Burak Cansever de Mor El Eskişehir, « Non, parce que ces gens ne parlent pas de leur
sexualité. D’autre part, pour les Turcs, le fait qu’une popstar homosexuelle puisse être
acceptée est un fait, seulement s’ils l’acceptent, ils n’acceptent pas que leurs enfants
soient homosexuels. » Murat Köylü d’Amnesty-International ajoute quant à lui que ces
artistes sont des « stéréotypes populaires donnant une vue superficielle, caricaturale et
ridicule de l’homosexualité ». Quant à Deniz Uğur, les Turcs n’acceptent toujours pas que
Tarkan soit gay, « car ils ne respecteraient pas un gay. » Très appréciés donc, les artistes
homosexuels turcs présents ou passés n’aident pas à une meilleure acceptation globale de
l’homosexualité par la société turque.
2.Les medias et le cinema turcs face a l’homosexualite : une visbilite
en trompe l’œil ?
Depuis le début de la décennie 2000, plusieurs chaînes de télévision turques ont en outre
diffusé des séries ou des films mettant en scène des personnages homosexuels : les
séries Will&Grace et Queer as folk ont été diffusées par la chaîne Digiturk, tandis que
la chaîne CNBC-e a programmé Six feet under et Angels in America. Néanmoins, ces
séries ont l’inconvénient de présenter les homosexuels sous des traits stéréotypés et/ou
dans des rôles très restreints. Comme nous l’avons déjà vu, le film américain mettant
90
78
Human Rights Watch, op.cit.
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
en scène deux cowboys homosexuels, le désormais très célèbre Secret de Brokeback
Mountain a finalement été diffusé dans certains cinémas turcs, non sans censure préalable
et interdiction aux moins de 18 ans.
Selon Tuğrul Eryilmaz, journaliste au quotidien Radikal, l’entrée récente des femmes
dans les médias turcs produit un changement dans le traitement de la question de
l’homosexualité dans ces derniers. En effet, les femmes auraient une autre approche, une
autre perspective de l’homosexualité que leurs collègues masculins, ce qui contribuerait à
une alimenter une perception relativement plus positive de l’homosexualité dans les médias
91
turcs. Un tel changement s’avèrerait novateur dans la mesure où comme l’indique Daniel
Weishut, jusqu’à présent, les médias turcs entretiennent une attitude ambiguë vis-à-vis de
l’homosexualité, présentant souvent les homosexuels sous un jour peu favorable et ce alors
que les informations à leur égard font parfois l’objet d’une censure de la part des autorités.
D’ailleurs, en 1997, une station de radio gaie créée un an auparavant à Istanbul est fermée
par les autorités.
92
Au niveau des manifestations culturelles, l’Independent Cinema Festival diffusant
des films abordant la question de l’homosexualité se tient tous les ans à Istanbul. C’est
également le cas de l’Istanbul Film Festival organisé chaque année par l’IKSV. De fait, dans
le milieu turc du cinéma, aborder la question de l’homosexualité n’est plus tabou depuis
longtemps.
En 1997, le cinéaste turco-italien Ferzan Özpetek réalise le film Hammam, film
dépeignant une histoire d’amour entre un homme marié italien, Francesco, interprété par
Alessandro Gassmann et un adolescent turc, Mehmet, interprété par Mehmet Günsür. Le
film contient en outre une scène de baiser langoureux entre les deux amants. Film au succès
international, Hammam obtient par ailleurs le prix du meilleur film au Golden Orange Film
Festival d’Antalya et est diffusé à la télévision d’Etat turque.
En 2009, le drame de Mahsun Kırmızıgül Güneşi gördüm (J’ai vu le soleil) met en
scène Kadri, un garçon homosexuel efféminé vivant dans un village kurde de l’Est de la
Turquie, régulièrement battu et insulté par son grand frère Mamo. Contrainte par l’armée
turque de quitter leur village, la famille émigre à Istanbul où le jeune homme rencontre des
travestis, part vivre avec eux, commence à se travestir lui-même et se prostituer pour gagner
93
sa vie, provoquant la fureur de son aîné qui finit par le retrouver et l’abat en pleine rue.
Cette fiction montre à quel point l’homosexualité est inacceptable dans les milieux ruraux
de la Turquie. Néanmoins, le scénario de Mahsun Kırmızıgül est critiquable, dans la mesure
où à chaque fois que Kadri se fait battre par son grand frère Mamo, le premier ne cherche
jamais à se défendre. Par ailleurs, le meurtre final de Kadri par Mamo se déroule sous les
yeux de Cansu, l’ami travesti de Kadri. Or, Cansu demeure en retrait, tétanisé, durant toute
la scène, sans chercher à intervenir. Mahsun Kırmızıgül cherche-t-il à confirmer l’idée reçue
que les homosexuels en général et les travestis en particulier sont faibles et ne savent pas
se défendre ? En tout état de cause, Kırmızıgül a le mérite d’aborder de front la question
de l’homosexualité au sein de la famille en Turquie et montre une certaine compassion à
l’égard des homosexuels victimes de la violence des autres hommes de leur famille.
91
92
93
AYTEN Hatice, op.cit.
WEISHUT Daniel, op.cit.
KIRMIZIGÜL Mahsun, Güneşi gördüm, 2009
79
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Il est donc à présent possible de voir des personnages homosexuels dans les séries
télévisées et dans les films diffusés en Turquie. Suite à une question sur ce sujet, il ressort
que l’écrasante majorité des étudiants hétérosexuels, plus de 90%, se dit pas choquée voire
pas du tout choquée par cette présence. Gülmelek déclare ainsi : « On en voit beaucoup
plus et on commence à accepter. Mais nous n’acceptons que ceux de la télévision, il ne faut
pas l’oublier. Parce qu’on trouve sympa ceux qui racontent leur vie de manière touchante,
autrement dit ceux qui avouent leur vie à la télévision. On ne réagit pas parce que c’est
quelqu’un de célèbre qui raconte un comportement que la société ne trouve pas bien, on
l’accepte ». Pour leur part, les deux responsables d’associations LGBT interrogés pensent
que la visibilité des homosexuels sur les écrans télé et du cinéma en Turquie peut avoir
un effet dans le sens d’une plus grande acceptation de l’homosexualité par le reste de la
population. Deniz Uğur affirme ainsi qu’ « être vu est la première étape dans le combat
contre l’homophobie ». Murat Köylü d’Amnesty-International estime quant à lui qu’un tel effet
ne se produira pas immédiatement mais à plus long terme.
3.Le traitement de l’homosexalite par les romanciers turcs ou
comment briser le tabou
Nous pouvons à présent observer qu’un certain nombre de romans turcs met en scène
des personnages secondaires voire principaux homosexuels, travestis ou transsexuels ou
aborde la question. Il s’agit parfois d’auteurs à la renommée internationale, tels qu’Elif Şafak
et Orhan Pamuk.
C’est en 1980 qu’Attila Ilhan ose briser le tabou en publiant Fena Halde Leman, le
premier roman turc abordant la question de l’homosexualité. Suivront Dersaadette Sabah
Ezanları en 1981 et Haco Hanım Vay en 1984. Depuis le début des années 2000, la
publication de tels romans s’est accélérée : on en dénombre pas moins de cinq en 2002
puis onze en 2003. Le dernier roman turc en date abordant la question de l’homosexualité
s’intitule Ali ile Ramazan de Perihan Mağden, roman au titre pour le moins explicite (Ali avec
Ramazan) sorti au début de l’année 2010 et dont il a été fait une importante publicité dans
les rues et le métro d’Istanbul.
Dans son roman à succès La Bâtarde d’Istanbul, Elif Şafak met ainsi en scène un
personnage secondaire dénommé « Le Chroniqueur Crypto Gay » qui fait partie du cercle
d’amis de l’héroïne Asya Kazancı. Par ce personnage, dont le préfixe « Crypto » signifie
« caché », Elif Şafak confirme que l’homosexualité ne se vit certainement pas au grand jour
en Turquie, y compris dans un cercle d’intellectuels occidentalisés qui pourraient a priori
passer pour plus ouverts et tolérants, ces mêmes intellectuels qui se sentent envahis et
94
menacés par l’arrivée en masse des migrants anatoliens à Istanbul.
« Nous sommes
un groupe de citadins cultivés entourés de ploucs et de péquenauds. Ils ont conquis toute
la ville » s’exclame le Dessinateur Dipsomane, auquel le Chroniqueur Crypto Gay voue
un amour caché et non réciproque. Les homosexuels s’appliquent donc à cacher leurs
préférences, quel que soit le milieu social dans lequel ils évoluent. La gêne face aux
homosexuels n’est ainsi pas l’apanage des seuls paysans anatoliens peu éduqués et très
conservateurs.
Par la suite, dans le roman, éclate une controverse au sujet des évènements survenus
à l’encontre des Arméniens de l’Empire ottoman durant la Première Guerre Mondiale.
Le Scénariste Internationaliste de Films Ultranationalistes qui les qualifie de tissu de
94
80
ŞAFAK Elif, La Bâtarde d’Istanbul, Collection 10-18, « Domaine étranger », Phébus, Paris, 2007
Titre 3. L’arrivée des homosexuels dans le « grand » espace public turc : un difficile combat pour
la reconnaissance
mensonges se voit mis en minorité dans le groupe tandis que les tensions montent. Ses
films se voient alors contestés par l’héroïne Asya puis par le Chroniqueur Crypto Gay qui
déclare : « Oui, tous ces héros turcs d’un machisme grossier que tu opposes à un ennemi
efféminé, c’est vraiment de la manipulation ». Ici encore, Elif Şafak fait passer un message :
les homosexuels turcs s’inscrivent en faux contre l’histoire officielle de la Turquie et contre
une certaine conception de la masculinité, visions de l’Histoire et de la masculinité héritées
de la période kémaliste et qui imprègnent encore largement les mentalités turques de nos
jours.
Elif Şafak met en outre à mal la conception d’un homosexuel efféminé et incapable
de se battre. Son Chroniqueur Crypto Gay prend en effet part à une bagarre opposant
le Dessinateur et le Scénariste, défendant le premier et blessant le second. Elif Şafak
transmet donc un double message à ses lecteurs en mettant en scène un personnage
secondaire homosexuel : oui, les homosexuels se cachent en Turquie. Mais non, ils ne sont
pas les « tapettes » que leurs détracteurs les accusent d’être et savent au contraire se battre
quand il le faut.
Dans Istanbul, souvenirs d’une ville, récit autobiographique de ses souvenirs d’Istanbul,
Orhan Pamuk mentionne quant à lui de manière détaillée l’homosexualité d’un écrivain
turc de la première partie du XXème siècle, Resat Ekrem Koçu, auteur de L’Encyclopédie
95
d’Istanbul.
A l’instar de ceux qu’il nomme « les écrivains solitaires du hüzün (la
tristesse)», Orhan Pamuk parle de l’homosexualité d’Ekrem Koçu comme raison beaucoup
plus déterminante de sa tristesse et de sa mélancolie. Etre homosexuel à Istanbul à cette
époque n’avait rien de facile. Et pourtant, en tant qu’écrivain, Ekrem Koçu faisait preuve
d’une certaine audace. Ses œuvres reflètent en effet ouvertement sa préférence sexuelle.
Il suffit de lire les descriptions de la beauté de jeunes hommes et de garçons de l’époque
ottomane pour s’en convaincre. Ceci étant dit, Ekrem Koçu demeurait initialement mesuré
dans ses descriptions et prenait toujours la précaution de rappeler le contexte ottoman à
l’aide de données littéraires, historiques et culturelles afin de ne pas choquer. A la fin de
sa vie, Koçu ne prenait plus la peine de décrire des personnages ottomans mais puisait
directement son inspiration dans les jeunes hommes qu’il avait rencontrés dans la rue à
Istanbul. Orhan Pamuk attribue également une quarantaine d’ « amis », historiens, écrivains
et hommes de lettres, qui ne vivaient qu’entre hommes, perpétuant ainsi la tradition de
littérature du Divan et la culture masculine ottomane comme elle avait cours au Palais
de Topkapı au XVIe siècle. Paradoxalement, ces hommes avaient un rapport négatif à
la sexualité, considérée comme « quelque chose d’étrange, de sale, [liée] au péché, à
la trahison, à l’infidélité, à l’humiliation, à la faiblesse et à la honte ». Cette difficulté à
assumer ses préférences sexuelles doit se replacer dans le contexte turc républicain que
nous avons déjà étudié et qui glorifie l’hétérosexualité. Orhan Pamuk le souligne bien : « Les
efforts de centralisation, d’uniformisation, de discipline et de mise sous contrôle apportés
par le mouvement de modernisation et d’occidentalisation coupaient également la voie à
l’expression de ses propres inclinations, de ses obsessions, de ses « penchants sexuels
réprouvés par la morale d’une famille de classe moyenne». Dans ces conditions, assumer
pleinement son homosexualité revient à se battre seul contre la société toute entière, ce
à quoi la plupart des homosexuels de son époque, tout comme encore beaucoup de ceux
d’aujourd’hui ont renoncé.
Nous le voyons, les personnages homosexuels mis en scène par ces deux auteurs
modernes et occidentalisés que sont Elif Şafak et Orhan Pamuk souffrent et vivent mal leur
préférence sexuelle dans un environnement social hostile. Ces auteurs expriment en outre
95
PAMUK Orhan, Istanbul, souvenirs d’une ville, op.cit.
81
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
une certaine compassion à leur égard, traduisant ainsi l’ouverture d’esprit d’une partie de la
population turque occidentalisée. Mais si ces auteurs turcs ont la chance de s’exprimer sur
l’homosexualité, plusieurs livres traitant de l’homosexualité ont été interdits dans un passé
récent en Turquie, comme le rappelle Daniel Weishut.
96
Conclusion
En fait, la visibilité de l’homosexualité dans les médias et la culture turque n’a pas pour
effet de faire mieux accepter le fait homosexuel par la population, tout au moins dans
l’état actuel des choses. Outre la censure occasionnelle qu’il existe sur la question, il ne
faut pas exagérer la mansuétude des médias et des milieux culturels turcs à l’égard de
l’homosexualité. En 2005, le scientifique Erman Toroğlu déclare très sérieusement sur un
plateau TV que les hommes consommant du poulet transgénique deviennent homosexuels.
En 2008, comme nous l’avons vu, c’est au quotidien islamiste Vakit de s’en prendre aux
gays et aux lesbiennes, qu’il qualifie de « pervers », en faisant référence à la participation
du député AKP Zafer Üskül à un congrès organisé par l’organisation LGBT KAOS-GL.
Ainsi donc, si le fait d’être homosexuel semble en voie de relative banalisation dans les
médias, les milieux artistiques et littéraires turcs, ce n’est pas du tout le cas dans le reste
de la société.
96
82
WEISHUT Daniel, op.cit.
Conclusion
Conclusion
Alors que la société turque connaît de profondes mutations depuis une dizaine d’années,
elle n’en demeure pas moins très rigide du point de vue des mœurs. Dans ces conditions,
quelle place les homosexuels peuvent-ils trouver dans la société turque ? Pour Burak,
interrogé lors de mon enquête sociologique « Il faudra encore beaucoup de temps pour un
citoyen turc moyen de s’habituer au fait de l’homosexualité en Turquie ». En 2002 et 2007,
le Pew Research Center a réalisé deux études portant sur plusieurs pays dont la Turquie à
propos de la question suivante : « L’homosexualité devrait-elle être acceptée en société ? ».
Les résultats de l’enquête en Turquie sont les suivants : en 2007, 14% des sondés ont
répondu oui, contre 22% cinq ans plus tôt. Paradoxalement, la proportion de sondés ayant
répondu non est elle aussi en baisse, passant de 66 à 57%. Il est notable de constater que
la part des sondés hésitants est passée de 12 à 29%. S’il est donc clair que la majorité des
Turcs demeure hostile à l’homosexualité, des hésitations sur la question se manifestent
de plus en plus. Pour Merve, « l’homosexualité est une situation extraordinaire c’est pour
cela que parfois ça peut être surprenant de voir des homosexuels autour de soi. Mais de
jour en jour, les personnes deviennent plus modérées vers l’homosexualité. »
Aux trois responsables associatifs j’ai finalement posé la question suivante : « Selon
vous, la Turquie devient-elle de plus en plus gay friendly ou au contraire de plus en plus
homophobe ? ». Ce à quoi Deniz Uğur de Siyah Pembe Üçgen à Izmir a répondu « Soyons
optimiste, elle devient de plus en plus gay friendy ». Un point de vue non partagé par
ses collègues : pour Murat Köylü d’Amnesty-International, cela dépend de la région et de
l’identité locale. Quant à Burak Cansever de Mor El Eskişehir, « C’est trop tôt pour le dire
parce que nous [les homosexuels] ne sommes pas assez visibles. Et lorsque nous nous
montrons, nos ennemis aussi se montrent. »
De fait, être homosexuel en Turquie au début de la décennie 2010 est loin d’être facile
à vivre, quand bien même l’homosexualité n’est pas punie par la loi et que des grandes
villes comme Istanbul, Ankara, Izmir ou Antalya peuvent se targuer d’une tolérance relative
à l’égard des homosexuels. L’homosexualité demeure un tabou. S’écarter des normes de
genre fixées au début de la République et l’assumer publiquement revient à s’exposer au
rejet et à la violence de la part du reste de la population. En suivant l’analyse de Frédéric
Lagrange, alors que l’Empire ottoman à partir du XVIIIème siècle puis la République ont
choisi d’effacer la culture homoérotique traditionnelle afin de se moderniser et de gagner
le respect des pays occidentaux, ces derniers fondent désormais l’acceptation sociale de
l’homosexualité comme valeur de la modernité, d’où le trouble ressenti par la majorité de
la population turque face à l’émergence publique de l’homosexualité en Turquie depuis ces
vingt dernières années.
Ceci étant dit, les homosexuels turcs ne se laissent pas faire et se montrent de plus
en plus militants et revendicatifs à l’égard d’une société qui leur est encore majoritairement
hostile. Grâce au potentiel de résistance développé par les homosexuels, les choses
changent peu à peu depuis le début de la décennie 2000. Une partie occidentalisée de la
population turque se montre néanmoins de plus en plus ouverte sur la question. Cependant,
la majorité des Turcs demeure attachée aux valeurs traditionnelles, à la religion et n’est par
conséquent guère encline à accepter l’homosexualité. Analysant l’homophobie en Turquie,
83
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Gülmelek déclare : « Pour une société musulmane, le péché ça compte. C’est une norme
qui est venue jusqu’à nos jours. Détruire l’homophobie en Turquie me paraît très difficile ».
Soykan, un jeune homme de 23 ans déclare pour sa part : « Je ne pense pas que
l’homosexualité soit acceptée par la société turque pour des raisons religieuses ». Burak
Cansever de l’association Mor El Eskişehir abonde en ce sens en disant : « Dans la société
turque, la religion compte. Et c’est à cause de la structure conservatrice existante qu’il est
encore plus dur de faire accepter l’homosexualité.”
Du point de vue juridique, des solutions visant à améliorer les conditions d’existence
des homosexuels et à contrer l’homophobie existent et ce à partir de textes issus du droit
international, tant du niveau mondial que du niveau européen. L’homophobie en Turquie
n’est donc pas une fatalité, dans la mesure où les moyens de la combattre existent.
Les homosexuels peuvent à terme trouver une place dans la société turque, même si
leur acceptation par le reste de la population prendra vraisemblablement de nombreuses
années. La définition des genres imposée par le régime républicain et qui se trouve être
à l’origine de la violence homophobe se doit d’être discutée et débattue afin de permettre
l’expression des différences.
En fait, au-delà de l’homophobie primaire, il règne surtout une grande hypocrisie
sociale autour de la question de l’homosexualité dans la Turquie de 2010 : les fans de Zeki
Müren, Bülent Ersoy et Tarkan sont nombreux alors même que leur orientation sexuelle
actuelle ou passée est connue de tous. Comme le résume le transsexuel Demet Demir en
parlant du rapport des Turcs aux personnes LGBT, « On applaudit ceux qui sont sur scène
mais on jette des pierres à ceux qui sont dans la rue ». De plus, l’armée turque humilie
les homosexuels et les médecins procédant aux dispenses pour cause d’homosexualité se
délectent à la vue d’images et de vidéos pornographiques homosexuelles. Ainsi, la société
turque n’est pas honnête avec elle-même.
La normalisation de l’homosexualité en Turquie prendra donc encore de nombreuses
années. D’après les homosexuels eux-mêmes, la situation évolue de manière positive,
même si cette évolution est lente. Elle ira nécessairement de pair avec une meilleure
acceptation des rapports hétérosexuels prénuptiaux sans quoi elle n’adviendra pas et ce
grâce à une éducation sexuelle digne de ce nom et objective quant à la question du SIDA
et surtout à l’aide d’une réelle égalité homme-femme, ce qui implique une redéfinition
profonde de la masculinité et de la féminité.
Et de tels processus sont à l’œuvre sous nos yeux. D’une part, avec la libéralisation
politique et économique en cours depuis les années 1980, l’Etat turc tend à devenir
relativement moins intrusif dans la vie de ses citoyens. D’autre part, grâce aux Nouvelles
Technologies de l’Information et de la Communication, de nouveaux modèles de masculinité
et de féminité arrivent en Turquie, notamment via la télévision et Internet. Il semble que les
choses bougent peu à peu, tout au moins parmi une partie des Turcs éduqués qui acceptent
peu à peu l’idée que les homosexuels sont des êtres humains et ont des droits.
Hélas, ce changement social risque également de creuser un peu plus le fossé entre
la Turquie occidentale et la Turquie islamo-conservatrice. Si être gay à Istanbul sera
certainement de plus en plus facile à vivre à l’avenir, il n’en sera sûrement pas de même pour
les gays de l’arrière pays anatolien. En fait, être homosexuel dans la société turque ne rime
pas avec un parcours univoque mais renvoie au contraire à une pluralité de trajectoires et
de stratégies. En ce sens, il n’est pas pertinent de parler de communauté homosexuelle en
Turquie et la question de la place des homosexuels dans la société turque doit tenir compte
des différenciations entre les homosexuels eux-mêmes.
84
Annexe
Annexe
Annexe N°1 : Carte de la Turquie
Annexe N°2 : Glossaire des termes utilisés
Bisexuel : personne éprouvant des sentiments et entretenant des rapports sexuels à la fois
avec des personnes de même sexe et de sexe opposé.
Capitulations : traités conclus entre les puissances européennes et l’Empire ottoman
à partir du XVIème siècle et accordant un statut particulier aux ressortissants de ces
puissances au sein de l’Empire. Les capitulations sont abolies par l’article 28 du Traité de
Lausanne de 1923.
Charia : en arabe, « le chemin », terme désignant la loi islamique. La charia découle
entre autres de l’exégèse coranique et des Hadiths, c'est-à-dire des actions et paroles
attribuées au Prophète Mahomet.
Coming-out : action pour un homosexuel de révéler ses préférences sexuelles à son
entourage. Il survient tantôt en privé (famille, amis) tantôt en public (école, université,
travail).
Cross-dresser (abrégé en « CD ») : cf Travesti.
Derviche : terme signifiant « pauvre » en persan, un derviche est l’équivalent musulman
d’un moine chrétien, faisant partie d’une tarikat.
85
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Devşirme : en osmanlı, « la cueillette », désigne l’enlèvement à leurs familles d’enfants
chrétiens des Balkans du XVème au XVIIème siècle afin d’en faire des soldats de l’armée
ottomane.
Homosexuel : personne éprouvant des sentiments et entretenant des rapports sexuels
avec des personnes de même sexe.
Gay/Gey : homme éprouvant des sentiments et entretenant des rapports sexuels avec
d’autres hommes.
Haddini bildirmek : littéralement « rappeler la loi », ce terme sociologique turc désigne
la stigmatisation par les regards consistant à rappeler les frontières de ce qui est socialement
acceptable aux personnes qui en font fi.
Homoérotisme : terme utilisé pour désigner les rapports affectifs et sexuels entre
hommes ayant cours dans les pays musulmans avant la catégorisation homosexuels/
hétérosexuels, c'est-à-dire avant le XIXème siècle.
Içoğlan : littéralement, « le garçon de l’intérieur ». Désigne un jeune page dans le Palais
impérial ottoman. Les içoğlan avaient vocation à effectuer une carrière administrative et/
ou militaire.
Janissaire : translittération du terme turc « Yeniçeri » signifiant « la nouvelle milice ».
Un janissaire était un membre de l’infanterie de l’Empire ottoman. Corps d’élite, le corps des
janissaires est éliminé par le sultan Mahmut II en 1826.
Kiraathane (ou Kahvehane) : littéralement, « lieu de lecture », il s’agit d’un café réservé
aux hommes. Lieu de sociabilité traditionnel en Turquie depuis la période ottomane, les
hommes y boivent du thé, du café et y lisent les journaux.
Kul : esclave du sultan sous l’Empire ottoman. Le kul doit une loyauté absolue au sultan,
lequel a droit de vie et de mort sur ses kul.
Lesbienne : femme éprouvant des sentiments et entretenant des rapports sexuels avec
d’autres femmes.
LGBT : terme anglophone désignant à la fois les lesbiennes, les gays, les bisexuels
et les transgenders.
LGBTT : terme propre à la Turquie désignant les lesbiennes, les gays, les bisexuels,
les transsexuels et les travestis.
Mahalle baskısı : littéralement, « la pression du quartier », ce terme popularisé par
le sociologue Şerif Mardin dans le quotidien Vatan en 2007 désigne la pression sociale
s’exerçant à l’encontre des personnes ne partageant pas le style de vie de la majorité des
habitants de leur quartier.
Nevruz : du persan « norouz », qui signifie « jour nouveau », il s’agit de la désignation
turque du Nouvel An kurdo-iranien. Il donne lieu à des festivités aux alentours du 21 mars
de chaque année.
Objection de conscience : refus d’accomplir certains actes pour des raisons
personnelles d’ordre religieuses, morales ou éthiques. Dans le cas du service militaire, les
objecteurs de conscience avancent principalement des arguments d’ordre pacifiste et/ ou
antimilitariste.
Oğlancı : sous l’Empire ottoman, homme adulte ayant des rapports sexuels avec un
adolescent.
86
Annexe
Oğlancılık : sous l’Empire ottoman, désigne les rapports affectifs et sexuels entre un
homme adulte et un adolescent. De nos jours, ce terme désigne la sodomie en Turc.
Şehrengiz : genre littéraire ottoman apparaissant au XVIème siècle vantant la beauté
d’une ville et de ses jeunes hommes. Il disparait au XVIIIème siècle.
Tekke : couvent de derviches. Les tekke ont été fermés par Atatürk en 1925 et ont pu
rouvrir leurs portes sous le gouvernement d’Adnan Menderes dans les années 1950.
Transgenre : personne se sentant appartenir au sexe opposé. Exemple : homme se
sentant femme. Traduction de l’anglais transgender, la catégorie transgenre inclut tant les
travestis que les transsexuels.
Transsexuel : personne ayant opéré un changement de sexe. Exemple : Bülent Ersoy,
homme devenu femme.
Travesti : personne portant des vêtements en principe conçus pour le sexe opposé.
Annexe N°3 : Questionnaire destiné aux Turcs
hétérosexuels
Comment vous appelez-vous ?/ Adınız nedir? …………………………………………….
Quel est votre sexe ?/ Cinsiyetiniz nedir ?
……………………………………………..
Quel âge avez-vous ?/ Kaç yaşındasınız?
……………………………………………..
Quel est votre métier ?/ Mesleğiniz nedir?
………………………………………………
D’où venez-vous ?/ Nerelisiniz ?
………………………………………………
De quel parti politique vous sentez vous le plus proche? / Kendinizi hangi politik partiye
yakın hissediyorsunuz?
AKP
CHP
MHP
BDP
Diğer:……………………………..
Hiçbiri
Quelle est votre appartenance ethnique ?/ Etnik kökeniniz nedir?
Turc/ Türk
Kurde/ Kürt
Arménien/ Ermeni
87
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Grec/ Rum
Autre/ Diğer:………………………………….
Quel est votre degré de pratique religieuse ? / Kendinizi dinle ilgili olarak nasıl
tanımlarsınız?
Religieux/ Dindar
Pas religieux/ Dindar değil
Athée/ Dinsiz
Avez-vous eu une éducation sexuelle à l’école ?/ Okulda cinsel eğitim aldınız mı?
Oui/ Evet
Non/ Hayır
Selon vous, les homosexuels sont-ils porteurs du VIH /Sida ? / Sizce eşcinseller AIDS'e
yol açan virüsün (HIV) taşıyıcıları mı?
Oui, tous/ Evet, hepsi taşıyıcı.
Oui, majoritairement/ Evet, çoğunluğu taşıyıcı.
Non, pas tous/ Hayır, hepsi taşıyıcı değil.
Non, pas plus que les hétérosexuels/ Taşıyıcı olma riskleri heteroseksüellerden fazla
değil.
Je n’ai pas d’idée/ Fikrim yok.
Pensez-vous que les manuels scolaires turcs encouragent l’homophobie ?/ Sizce Türk
okul kitapları ve genel anlamda müfredat homofobik eğilimleri kuvvetlendiriyor mu?
Evet.
Hayır.
Certains films et certains programmes de télévision mettent en scène des personnages
homosexuels. Est-ce choquant selon vous?/ Bazı filmler ve televizyon programlarında
eşcinseller karakterler görüyoruz. Bunu rahatsız edici buluyor musunuz?
Oui, je le trouve très choquant/ Evet, çok rahatsız edici buluyorum.
Oui, je le trouve choquant/ Evet, rahatsız edici buluyorum.
Non, je ne le trouve pas choquant/ Hayır, rahatsız edici bulmuyorum.
Non, je ne le trouve pas du tout choquant/ Hayır, hiç rahatsız edici bulmuyorum.
Fikrim yok.
Certains chanteurs célèbres comme Zeki Müren, Bülent Ersoy ou Tarkan ont été/ sont
homosexuels. Est-ce choquant selon vous ?/ Zeki Müren, Bülent Ersoy ya da Tarkan gibi
ünlü sanatçıların eşcinsel olmasını rahatsız edici buluyor musunuz?
Evet, çok rahatsız edici buluyorum.
Evet, rahatsız edici buluyorum.
Hayır, rahatsız edici bulmuyorum.
Hayır, hiç rahatsız edici bulmuyorum.
Fikrim yok.
88
Annexe
Selon vous, comment les homosexuels sont-ils protégés par la police et la justice
turque ?/ Sizce Türk adalet sistemi ve Türk polisi LGBT insanları ne denli koruyor?
Protège trop/ Fazlasıyla koruyor.
Protège suffisamment/ Yeterli derecede koruyor.
Ne protège pas suffisamment/ Yeterince korumuyor.
Ne protège pas du tout/ Hiç korumuyor.
Fikrim yok.
Il existe une discrimination contre les homosexuels dans l’armée turque. Qu’en
pensez-vous?/ Türk askeriyesinde eşcinsellere karşı ayrımcılık uygulanıyor. Bu konuda ne
düşünüyorsunuz?
J’approuve la discrimination faite aux homosexuels dans l’armée turque/ Türk
askeriyesinde eşcinsellere karşı ayrımcılık uygulandığına katılıyorum.
Je n’approuve pas la discrimination faite aux homosexuels dans l’armée turque/ Türk
askeriyesinde eşcinsellere karşı ayrımcılık uygulandığına katılmıyorum.
Fikrim yok.
Au printemps dernier, la Ministre de la Famille et de la Condition féminine Selma Aliye
Kavaf a déclaré « L’homosexualité est une maladie, il faut la soigner ». Qu’en pensezvous ? / Geçen yıl Kadın ve Aileden Sorumlu Devlet Bakanı Selma Aliye Kavaf bir demecinde
“Eşcinsellik tedavi edilmesi gereken bir hastalık.” dedi. Bu konuda ne düşünüyorsunuz?
Etes-vous favorables au mariage homosexuel ?/ Hemcinsler arası evliliği destekliyor
musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Etes-vous favorables à l’homoparentalité ?/ Eşcinsellerin evlat edinme hakkını
destekliyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok
Des procès ont récemment visé les organisations LGBT KAOS-GL et Lambda
Istanbul… Les associations LGBT devraient-elles être fermées ? / KAOS-GL ve Lambda
İstanbul gibi LGBT derneklerine karşı son yıllarda davalar açıldı. Sizce LGBT dernekleri
kapatılmalı mı?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
La municipalité d’Istanbul devrait-elle fermer les lieux de rencontre gays comme les
bars, boîtes de nuit et hammams ?/ İstanbul Büyükşehir Belediyesi eşcinsellerin bir araya
geldiği bar, gece kulübü, hamam gibi yerleri kapatmalı mı?
Evet.
89
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Hayır.
Fikrim yok.
Pensez-vous qu'au nom du Bien public et la sécurité publique les homosexuels
devraient être regroupés dans des quartiers désignés par les autorités turques?/
Sizce
devlet, kamu yararı ve güvenliği adına eşcinsellere belirli yaşam alanları tahsis ederek
eşcinsellerin belirli semtlerde toplanmalarını sağlamalı mı?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Etes-vous pour une pénalisation de l’homosexualité ?/ Eşcinselliğin cezalandırılması
gerektiğine inanıyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Peut-on selon vous être à la fois homosexuel et musulman ?/ Sizce bir Müslüman
eşcinsel olabilir mi?
Oui, un musulman peut être homosexuel, parce que/ Evet, bir Müslüman eşcinsel
olabilir çünkü
................................................................................................................
Non, un musulman ne peut pas être homosexuel, parce que/ Hayır, bir Müslüman
eşcinsel olamaz çünkü
................................................................................................................
Fikrim yok.
Certains pays musulmans vont jusqu’à appliquer la peine de mort pour les
homosexuels. Par exemple en Iran et en Arabie Saoudite. Qu’en pensez-vous ?/ İran ve
Suudi Arabistan gibi bazı Müslüman ülkeler eşcinselliği idam ile cezalandırmaya kadar
gidebiliyor. Bu konuda ne düşünüyorsunuz?
Très choquant/ Çok şaşırtıcı.
Choquant/ Şaşırtıcı.
Pas choquant/ Şaşırtıcı değil.
Pas du tout choquant/ Hiç şaşırtıcı değil.
Fikrim yok.
Quelle est votre vision de l’homosexualité en général ?/ Eşcinsellik hakkında genel
olarak nasıl bir bakış açısına sahipsiniz?
Positive/ Olumlu
Négative/ Olumsuz
Indifférente/ Kayıtsız
L’homosexualité est selon vous…/ Eşcinsellik sizce…
Une maladie/ Hastalık
90
Annexe
Une perversion/ Sapkınlık
Un péché/ Günah
Une forme d’amour différente de l’hétérosexualité/ Heteroseksüellikten farklı bir aşk
şekli
Autre/Diğer:………………………………………………………………………
Fikrim yok.
Les homosexuels vous gênent-ils? / Eşcinseller sizi rahatsız eder mi ?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Craignez-vous d’être victime d’une agression sexuelle par un homosexuel ?/ Bir
eşcinsel tarafından cinzel tacize uğramaktan korkuyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Seriez-vous prêts à utiliser la violence contre un homosexuel ?/ Eşcinsellere karşı şiddet
kullanmayı düşünür müsünüz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Connaissez-vous personnellement des homosexuels ?/ Eşcinsel tanıdığınız var mı?
Evet.
Hayır.
Je ne suis pas sûr/ Emin değilim.
Comment réagiriez-vous si vous appreniez que votre voisin est homosexuel ?/
Komşunuzun eşcinsel olduğunu öğrenseydiniz nasıl tepki verirdiniz?
…………………………………………………………………………….
Comment réagiriez-vous si vous appreniez qu’un de vos collègues de travail est
homosexuel ?/ Meslektaşınızın eşcinsel olduğunu öğrenseydiniz nasıl tepki verirdiniz?
…………………………………………………………………………….
Si vous étiez chef d’entreprise, accepteriez-vous d’embaucher un salarié homosexuel ?/
Bir işveren olsaydınız, eşcinsel birini işe alır mıydınız?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Comment réagiriez-vous si vous appreniez que l’un de vos enfants est homosexuel ?/
Çocuğunuzun eşcinsel olduğunu öğrenseydiniz nasıl tepki verirdiniz?
……………………………………………………………………………
91
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Comment réagiriez-vous si vous appreniez que votre frère ou votre sœur est
homosexuel?/ Kardeşinizin eşcinsel olduğunu öğrenseydiniz nasıl tepki verirdiniz?
……………………………………………………………………………
Comment réagiriez-vous si vous appreniez qu’un parent plus éloigné de votre famille
(exemple : cousin) est homosexuel?/ Akrabannızın, örneğin kuzeninizin, eşcinsel olduğunu
öğrenseydiniz nasıl tepki verirdiniz?
………………………………………………………………………………
Sous la pression de leur famille, la plupart des homosexuels se marient. Eprouvez-vous
de la compassion pour eux?/ Aile baskısından dolayı eşcinsellerin çoğunluğu karşı cinsten
biriyle evleniyor. Bu insanlara üzülüyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Que pensez-vous des crimes d’honneur commis contre les homosexuels ?/
Eşcinsellikle ilgili olarak işlenen töre cinayetleri hakkında ne düşünüyorsunuz?
J’approuve/ Onaylıyorum.
Je comprends mais je n’approuve pas/ Anlıyorum ama onaylamıyorum.
Je condamne/ Kınıyorum.
Je suis indifférent/ Kayıtsızım.
Fikrim yok.
L’adhésion prochaine de la Turquie à l’UE changera-t-elle la situation des homosexuels
en Turquie ?/ Sizce, Türkiye'nin AB’ye girişi ülkedeki LGBT insanların durumunu
değiştirecek mi?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Expression libre / Şayet Türkiye'de eşcinsellik ile ilgili söylemek istedikleriniz varsa,
buraya yazabilirsiniz.
Annexe N°4: Questionnaire destiné aux Turcs
homosexuels
Comment vous appelez vous ? / Adınız nedir?
……………………………………………..
Quel est votre sexe?/ Cinsiyetiniz nedir?
.......................................................................
Quel âge avez-vous ? / Kaç yaşındasınız?
……………………………………………..
92
Annexe
Quel est votre métier ? / Mesleğiniz nedir?
……………………………………………..
D’où venez-vous ? / Nerelisiniz ?
……………………………………………..
De quel parti politique vous sentez vous le plus proche? / Kendinizi hangi politik partiye
yakın hissediyorsunuz?
AKP
CHP
MHP
BDP
Diğer:……………………………..
Hiçbiri
Quelle est votre appartenance ethnique ? / Etnik kökeniniz nedir?
Turc/ Türk
Kurde/ Kürt
Arménien/ Ermeni
Grec/ Rum
Autre/ Diğer: ………………………………….
Quel est votre degré de pratique religieuse ? / Kendinizi dinle ilgili olarak nasıl
tanımlarsınız?
Religieux/ Dindar
Pas religieux/ Dindar değil
Athée/ Dinsiz
Depuis quel âge éprouvez-vous des sentiments pour le même sexe ? / Kaç yaşınızdan
beri kendi cinsinize karşı hisler besliyorsunuz?
………………………………………………………………………
Avez-vous reçu une éducation sexuelle à l’école ? / Okulda cinsel eğitim aldınız mı?
Oui/Evet.
Non/ Hayır.
Pensez-vous que les manuels scolaires turcs encouragent l’homophobie ? / Sizce Türk
okul kitapları ve genel anlamda müfredat homofobik eğilimleri kuvvetlendiriyor mu?
Oui/ Evet.
Non/ Hayır.
Je n’ai pas d’idée/ Fikrim yok.
Comment rencontrez-vous des homosexuels en Turquie? / Türkiye'de diğer eşcinseller
ile nasıl tanışıyorsunuz?
Sur les sites Internet/ Internet sitelerinde
93
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Dans les bars/ Barlarda
Dans les boîtes de nuit/ Gece kulüplerinde
Dans les hammams/ Hamamlarda
Autre/ Diğer:……………………………………………………………………………….
Utilisez-vous le préservatif lors de vos rapports sexuels ? / Cinsel ilişki esnasında
prezervatif kullanıyor musunuz?
J’utilise toujours le préservatif/ Her zaman prezervatif kullanıyorum.
J’utilise parfois le préservatif/ Ara sıra prezervatif kullanıyorum.
Je n’utilise jamais le préservatif/ Hiçbir zaman prezervatif kullanmıyorum.
Craignez-vous d’être contaminé par le VIH /Sida ? / AIDS'e yakalanmaktan korkuyor
musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Consultez-vous des sites pornographiques homosexuels? / İnternette eşcinsel porno
sitelere giriyor musunuz?
Je vais souvent sur des sites pornographiques homosexuels/ Sık sık eşcinsel porno
sitelerine giriyorum.
Je vais parfois sur des sites pornographiques homosexuels/ Ara sıra eşcinsel porno
sitelerine giriyorum.
Je ne vais jamais sur des sites pornographiques homosexuels/ Hiçbir zaman eşcinsel
porno sitelerine girmiyorum.
Faites-vous partie d’une association gay, bi ou lesbienne ? / Biseksüeller ya da
eşcinseller ile ilgili çalışan bir derneğe üye misiniz?
Evet.
Hayır.
Avez-vous déjà participé à la Gay Pride annuelle d’Istanbul ? / Gay Pride İstanbul'a hiç
katıldınız mı?
Evet.
Hayır.
Si non, envisagez-vous d’y participer une fois ? / Hayır ise, gelecekte katılmayı
düşünüyor musunuz?
Oui, j’y participerai certainement l’an prochain/ Evet, gelecek yıl kesinlikle katılacağım.
Peut-être que j’y participerai/ Belki katılacağım.
Non, je n’y participerai jamais/ Hayır, asla katılmayacağım.
Fikrim yok.
Etes-vous favorable au mariage gay ?/ Hemcinsler arası evliliği destekliyor musunuz?
Evet.
94
Annexe
Hayır.
Fikrim yok.
Etes-vous favorable à l’homoparentalité ? / Eşcinsellerin evlat edinme hakkını
destekliyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Peut-on selon vous être à la fois homosexuel et musulman ?/ Sizce bir Müslüman
eşcinsel olabilir mi?
Oui un musulman peut être homosexuel, parce que/ Evet, bir Müslüman eşcinsel olabilir
çünkü
................................................................................................................
Non, un musulman ne peut pas être homosexuel parce que/ Hayır, bir Müslüman
eşcinsel olamaz çünkü
................................................................................................................
Fikrim yok.
Sentez-vous des regards hostiles de la part des passants dans la rue?/ Sokaktaki
insanların size düşmanca baktığını hissediyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Vous êtes-vous déjà fait agressés dans la rue pour cause d’homosexualité ? / Hiç
sokakta şiddete maruz kaldınız mı?
Evet.
Hayır.
Craignez-vous de vous faire agresser en raison de votre homosexualité ? / Sokakta
dayak yemekten korkuyor musunuz ?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Selon vous, comment les homosexuels sont-ils protégés par la police et la justice
turque ?/ Sizce Türk adalet sistemi ve Türk polisi LGBT insanları ne denli koruyor?
Protège trop/ Fazlasıyla koruyor.
Protège suffisament/ Yeterli derecede koruyor.
Ne protège pas suffisamment/ Yeterince korumuyor.
Ne protège pas du tout/ Hiç korumuyor.
Fikrim yok.
Avez-vous effectué votre service militaire ?/ Askerliğinizi yaptınız mı?
Evet.
95
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Hayır.
Si non, envisagez-vous de l’effectuer ?/ Hayır ise, yapmayı düşünüyor musunuz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Votre famille est-elle au courant de votre orientation sexuelle ?/ Aileniz cinsel
tercihinizden haberdar mı?
Evet.
Hayır.
Si oui, comment a-t-elle réagi ?/ Evet ise, tepkileri nedir?
…………………………………………………………………………….
Si non, seriez-vous prêts à vous marier pour ne pas éveiller de soupçons ? / Hayır ise,
şüphe çekmemek adına karşı cinsten biriyle evlenmeyi düşünür müsünüz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Vos collègues de travail et votre patron sont-ils au courant ? / Meslektaşlarınız ve
patronunuz cinsel tercihinizden haberdar mı?
Evet.
Hayır.
Si oui, comment ont-ils réagi ? / Evet ise, tepkileri nedir?
…………………………………………………………………………….
Vos amis sont-ils au courant ? / Arkadaşlarınız cinsel tercihinizden haberdar mı?
Evet.
Hayır.
Si oui, comment ont-ils réagi ? / Evet ise, tepkileri nedir?
……………………………………………………………………………..
La société turque actuelle étant très homophobe et islamiste, êtes-vous tenté par un
« repli communautaire » afin de vous protéger de la société ?/ Türk toplumunun şu andaki
homofobik ve İslamcı yapısını düşünürsek, kendinizi korumak için sadece eşcinsellerden
oluşan bir topluluk içinde yaşamayı düşünür müydünüz?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok.
Etes-vous tenté d’émigrer dans un pays plus gayfriendly ? / Eşcinsellere daha hoşgörülü
yaklaşılan bir ülkeye göç etmeyi düşünür müydünüz?
Evet.
Hayır.
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Annexe
Fikrim yok.
L’adhésion prochaine de la Turquie à l’UE changera-t-elle la situation des homosexuels
en Turquie?/ Sizce, Türkiye'nin AB’ye girişi ülkedeki LGBT insanların durumunu
değiştirecek mi?
Evet.
Hayır.
Fikrim yok
Expression libre / Şayet Türkiye'de eşcinsellik ile ilgili söylemek istedikleriniz varsa,
buraya yazabilirsiniz.
97
Quelle place pour les homosexuels dans la société turque?
Bibliographie
Ouvrages généraux
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ème
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édition mise à jour
ECHAUDEMAISON Claude-Danièle (sous la direction de), Dictionnaire d’économie et
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GODARD Didier, Dictionnaire des chefs d’Etat homosexuels et bisexuels, H&O éditions,
Béziers, 2004
Ouvrages spécialisés
BOUHDIBA Abdelwahab, La Sexualité en Islam, PUF, Collection Quadrige Essais
Débats, Paris, 2003
LAGRANGE Frédéric, Islam d’interdits, Islam de jouissance, Téraèdre, Collection
« L’Islam en débats », Paris, 2008
MURRAY Stephen O., ROSCOE Will, Islamic Homosexualities: Culture, History and
Literature, New York University Press, New York and London, 1997
ROY Olivier, La Sainte Ignorance : le Temps de la Religion Sans Culture, Seuil, Paris,
2008
SCHMITT Arno, SOFER Jehoda, Sexuality and Eroticism Among Males in Moslem
Societies, Haworth Press, Binghamton, 1992
Articles scientifiques et travaux universitaires
BROQUA Christophe, EBOKO Fred, “La fabrique des identités sexuelles”, Autrepart, N
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DURGUN Do#u, Le sujet de l’espace, l’espace du sujet, Mémoire de Master de
Sciences Politiques, sous la direction de Birol Caymaz, Université Galatasaray,
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FRASER Nancy, « Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of
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Bibliographie
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