III- LA CRISE DE LA DETTE EXTERIEURE ET LA “CRISE FISCALE”

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III- LA CRISE DE LA DETTE EXTERIEURE ET LA “CRISE FISCALE”
III- LA CRISE DE LA DETTE EXTERIEURE ET LA
“CRISE FISCALE”
José Carlos SOUZA BRAGA
A partir du cas brésilien, nous voulons montrer que ce conflit - tel qu’il
se présente - traduit, de la part des gouvernements et des marchés,
l’impossibilité de résoudre ces crises. Nous voulons également montrer que
les formes actuelles d’action du secteur public et du secteur privé ont
tendance à ajourner les solutions et à aggraver les problèmes de
l’endettement extérieur et du “déficit public”.
Nous procéderons à cette analyse en deux parties : d’abord, en
définissant les problèmes internes et externes qui ont empêché le succès du
moratoire brésilien, et les perspectives de l’actuelle position prise par le
gouvernement ; ensuite, en envisageant les rapports entre la dette extérieure
et le déficit public, et les perspectives des finances publiques dans la situation
actuelle.
1. LA CRISE DE LA DETTE EXTERIEURE
Nous citerons d’emblée un économiste du Massachussets Institute of
Technology aux Etats-Unis, qui formule ainsi son opinion -et celle de
quelques-uns de ses confrères- sur les dettes des pays en voie de
développement :
«La “fin de l’oppression” de la dette peut résulter d’une intervention directe du
gouvernement. Mais elle peut aussi avoir lieu si les gouvernements s’éloignent
de l’organisation du processus de remboursement de la dette. Maltzer (1984) a
défendu cette dernière position, et Milton Friedman (1984 : 38) a remarqué : “Je
crois que le moyen de résoudre le problème de la bombe-explosive de la dette
des pays moins développés, c’est de demander à ceux qui ont emprunté de payer
leurs dettes. S’ils peuvent le faire, tant mieux, s’ils ne le peuvent pas, c’est leur
affaire”. I1 est évident que le retrait des gouvernements (et du FMI) du
processus de demande de remboursement de la dette aurait comme conséquence
l’immédiate désintégration du cartel des créanciers, et une réduction des dettes à
un niveau plus compatible avec les débiteurs»1.
1
Dornbusch, Rudiger, 1988, « As dividas dos paises em desenvolvimento », Revista
de Economia Politica, VIII (1).
Cahiers du Brésil Contemporain, 1988, n°3
José Carlos SOUZA BRAGA
Sur le marché financier international, on compte déjà sur la dévaluation
des dettes extérieures. Et la déstructuration des finances publiques -ce qu’on
appelle la “crise fiscale”- met systématiquement en jeu les politiques
orthodoxes et hétérodoxes, surtout parce que les intérêts et les
amortissements extérieurs déséquilibrent les budgets publics.
Dans les deux crises, l’une des questions les plus importantes est la
suivante : quel est le rôle des Etats capitalistes ? Et, plus exactement, quelle
est la meilleure attitude à recommander aux gouvernements ? Les réponses à
ces questions tendent à la radicalisation, l’une demande aux gouvernements
et au FMI de ne plus s’occuper de ces problèmes, l’autre réclame une
intervention directe des gouvernements. Le principal “maître” du
monétarisme aux Etats-Unis -Milton Friedman- semble faire une plaisanterie
de mauvais goût. Même s’ils disent le contraire, il est évident que les
gouvernements ne vont pas se retirer. Tout simplement parce que leurs
banquiers et leurs entrepreneurs ne les laisseront pas faire. Si les dettes ne
sont pas remboursées, le problème sera à la fois celui des débiteurs et celui
des créanciers. A vrai dire, ces derniers n’ont encore rien perdu depuis 1982,
quand la crise des endettements a été déclenchée par le Mexique.
Les créanciers -pour exiger le remboursement des dettes- ont créé leur
cartel, en accord avec le FMI. Les débiteurs, au lieu de former un cartel, ont
fait monter la concurrence entre eux pour voir qui perdait le moins.
C’est une naïveté de croire que les gouvernements ont le choix entre agir
et ne pas agir Ce qu’il faut prendre en considération, c’est la nature de
l’actuelle intervention de l’Etat, en évaluant si elle contribue ou non à la
solution des problèmes.
De toute façon, le débat sur le conflit entre l’intervention
gouvernementale et les mécanismes de marché montre bien que ces crises ont
détruit les engrenages et les institutions crées depuis l’après-guerre pour la
régulation étatique des économies capitalistes. Cette forme d’articulation
entre les sphères du public et du privé s’est épuisée.
En attendant la création d’une nouvelle articulation, on recourt au vieux
schéma du pouvoir coercitif pour “demander l’addition”. Le débat s’est
complètement politisé, mais les acrobaties idéologiques des libéraux et des
conservateurs veulent nous faire croire que le marché, une fois libéré de la
régulation étatique, fournira la solution. Dans la pratique, les gouvernements
des principaux pays créanciers (et le FMI) prêtent tout ce qu’ils peuvent afin
d’aider le cartel des créanciers à réclamer le remboursement de la dette.
III- La crise de la dette extérieure et la « crise fiscale »
Le moratoire brésilien, suspendu depuis février 1988, a essayé de
rompre le vieux schéma. Peu à peu, il a commencé à être mis en déroute.
Pour instaurer son know-how dans le blocage des exportations brésiliennes, le
gouvernement américain a brandi la menace des représailles commerciales.
Même si cela n’a pas de sens au plan économique, les créanciers
demandent le remboursement de la dette en dollars et réduisent les
possibilités de l’avoir à travers les exportations. C’est toujours le même
schéma qui a cours: ils continuent à garantir leurs succès à travers une
gestion conventionnelle, en se protégeant contre les risques.
Les banques n’ont pas pris les précautions nécessaires face à la grave
situation cambiale qui se manifestait en 1982 et, quand elles en ont mesuré
l’ampleur, il était déjà trop tard.
D’après les données statistiques1, les neuf plus grandes banques
américaines concentraient, en 1985, presque tous les risques. Leurs crédits
auprès des pays en dehors de l’OPEP étaient de 63,5 milliards de dollars, ce
qui équivalait à 156% de leur capital. En Amérique latine à cette même
époque, sur un total de crédits de 80,9 milliards de dollars, 60,5 milliards
provenaient des neuf plus grandes banques, et représentaient 148,6% de leur
capital. En décembre 1986, le Brésil -un débiteur problématique- détenait
22,2 milliards de dollars en crédits des banques américaines. Mais au marché
noir, 100 dollars n’équivalaient qu’à 75,7 dans le cas brésilien, et à 56,5 pour
le Mexique. Sur le montant total de la dette brésilienne auprès des banques
privées, ce sont 30,5% qui reviennent aux banques américaines.
Il faut remarquer que le déficit commercial américain commence à jouer
un rôle dans l’évolution de la dette des pays en développement. En 1980, les
Etats-Unis avaient un solde positif de 3,4 milliards de dollars dans le
commerce avec l’Amérique latine, qui devient un déficit de 10,8 milliards de
dollars en 1985. Ce n’est pas beaucoup, en termes absolus et relatifs, par
rapport à n’importe quel indicateur économique aux Etats-Unis. Mais voici,
justement, les représailles commerciales américaines contre le Brésil, faisant
partie d’un projet plus large de négociation économique : en 1982, 27,9% des
exportations brésiliennes vers les Etats-Unis étaient soumises à des
restrictions de tarifs et à d’autres limitations ; en 1985, ce pourcentage était
déjà de 33% ; aujourd’hui, les Américains forcent le Brésil à ouvrir ses
marchés dans les secteurs comme l’informatique et les services.
1
Ibid.
José Carlos SOUZA BRAGA
Les difficultés du Brésil dans la négociation extérieure montre bien les
préjudices que la stratégie des créanciers peut représenter pour les pays
d’industrialisation récente.
Pendant cinq ans, de 1982 a l987, le Brésil s’est trouvé enfermé dans un
cercle vicieux. Avec la crise cambiale de décembre 1982, il se présente au
FMI. Il déclare le moratoire en février 1987 et se présente à nouveau au FMI
en janvier 1988. Aujourd’hui, l’économie brésilienne est beaucoup plus
fragile qu’elle ne l’était au début des années quatre-vingt1.
Entre 1983 et 1986, le Brésil a transféré à l’étranger des ressources
financières pour un montant de 45,3 milliards de dollars, ce qui correspond à
45% de la valeur de la dette à moyen et à long terme enregistrée au cours de
l’année 1986. Cette dette était de 53,9 milliards de dollars en 1980. En 1987,
elle atteignait 115 milliards, c’est-à-dire qu’elle avait connu une
augmentation de 113%.
En 1986, le solde net de devises était négatif, 1,6 milliards de dollars : la
sortie des profits et des dividendes des multinationales était supérieur à
l’investissement direct nouveau. En fait, pendant toute la période de 1983 à
1986, on a enregistré des valeurs négatives dans ce domaine.
Ce transfert des ressources financières à l’étranger a été possible grâce
aux soldes positifs de la balance commerciale à partir de 1983, et aux
réductions des réserves internationales du pays. Après cet “ajustement” des
comptes extérieurs, la situation de la dette ne s’est pas améliorée et il n’est
pas du tout sûr que le Brésil ait accès au marché du crédit international.
Au niveau interne, l’instabilité économique s’est accrue dans le sens de
la stagnation et de l’hyper-inflation La politique économique interne a vu son
degré de liberté fortement compromis.
Les essais d’hétérodoxie en politique économique se sont révélés
insuffisants et inopérants, en fonction, justement, des difficultés dues à la
crise de la dette extérieure.
Face au poids du service de la dette et aux incertitudes produites par le
stock même de la dette, les finances publiques et l’inflation ne peuvent se
stabiliser. Les firmes multinationales réduisent leurs investissements en
redéfinissant leurs stratégies de croissance face aux incertitudes du marché.
Elles n’envisagent pas d’investissements innovateurs en technologie. A part
1
Braga, José Carlos, cf. Supra, « L’instabilité structurale du capitalisme brésilien… ».
III- La crise de la dette extérieure et la « crise fiscale »
la Petrobras, ce sont les entreprises de l’Etat qui ont les principales dettes
extérieures et, par conséquent, le déclin de leurs investissements provoque
des “goulots” dans le processus productif. En effet, l’expansion des
entreprises privées brésiliennes dépend de la dépense publique, et celle-ci est
bloquée par les dettes extérieure et intérieure.
Jusqu’en 1986, donc avant le moratoire et même pendant la période de
succès du Plan Cruzado, le Brésil a eu tort de compter sur la normalisation du
flux de crédit international.
Pendant le moratoire, le pays n’a pas avancé. Le gouvernement n’a pas
eu d’appui au niveau politique. Les créanciers ont durci le jeu. Les minces
réserves du Brésil le mettaient en fragile position de négociation. Le
gouvernement a rapidement repris le chemin conventionnel en terme de choix
politique, les entrepreneurs l’ont applaudi. Aujourd’hui la dette extérieure
devient de plus en plus une question politique à l’échelle internationale.
Même s’il a échoué, le moratoire brésilien a démontré la possibilité de
changement. Le rôle de “garant des créanciers”, exercé par le FMI, a été
remis en question, comme ce sera le cas dans d’autres pays débiteurs.
Pendant une courte période, il a même été prouvé qu’un débiteur pouvait
prendre l’offensive. “Le moratoire n’était pas pire que tout ce qui a précédé”,
disaient -sur un ton de chantage- les défenseurs des créanciers “internalisés”
au Brésil.
Le gouvernement brésilien s’est finalement rendu. Les élites
d’entrepreneurs n’ont pas d’autre ambition que l’établissement d’une
association passive avec le capital international. Elles sont loin d’avoir un
projet pour le pays (et nous ne parlons pas ici d’un projet nationaliste !). On
n’est plus dans les années cinquante. Les élites n’ont pas de programme de
développement pour faire face aux difficultés actuelles. Elles préfèrent
l’immédiateté des gains spéculatifs.
On peut donc dire que l’échec du moratoire n’est pas une surprise. Le
conservatisme brésilien en est ravi. Un ancien ministre des Finances -de
l’époque des militaires-, actuellement membre du Conseil directeur d’une
banque américaine créancière du Brésil, fait l’apologie du retour au vieux
schéma.
Comme le Mexique en 1986, le Brésil devra obtenir une dose
“d’oxygène” pour que sa dette puisse continuer à être remboursée. Les
banques veulent garantir leur rentabilité et réduire les risques avec les pays
dont l’industrialisation est de plus en plus menacée dans cette période de fin
de siècle. Ces pays n’auront pas accès au marché “volontaire” du crédit
José Carlos SOUZA BRAGA
international. Cette stratégie les pénalise encore plus. De même, le FMI
mesure son impuissance à “ajuster” les économies endettées.
2. LA CRISE FISCALE ET LA NORME DE FINANCEMENT
La crise de la dette extérieure a démantelé les finances publiques. Elle a
même délabré le système global de financement de l’économie brésilienne
qui, depuis les années soixante-dix, se faisait sur l’endettement extérieur.
Dans les années quatre-vingt, la décélération économique, la crise
cambiale, l’accélération inflationniste et les taux d’intérêt élevés ont conduit
les finances publiques à une situation qu’on appelle “crise fiscale”. Mais de
quelle “crise fiscale” s’agit-il ? Elle n’a pas pour origine une accélération des
dépenses productives de l’Etat. Au contraire, les investissements publics
diminuent en termes réels, et ils n’ont plus le rôle anti-cyclique qu’ils avaient
dans les années soixante-dix. Cette “crise fiscale” provient de la propre crise
de la norme de financement de l’économie brésilienne. En effet, les formes
financières qui alimentaient le secteur public et le secteur privé sont épuisées,
comme l’est la modalité financière d’articulation entre l’Etat et l’économie
des entreprises privées.
Avec l’aggravation de la crise économique, les conséquences financières
de leur épuisement retombent, fondamentalement, sur le secteur public. La
dette extérieure a été étatisée tandis que les entreprises privées disposaient
d’un volant de liquidités et échappaient au risque cambial. Le gouvernement
continue à assurer les exonérations fiscales et les subventions au secteur
privé. Si les prix privés restent up to date par rapport à l’indice général de
l’inflation, les prix et les tarifs publics, eux, perdent face à l’inflation. Si les
grandes entreprises augmentent leurs mark-up pour faire face à la récession
(en accélérant l’inflation), l’Etat voit sa recette tributaire diminuée à cause de
la chute de l’activité économique et de l’inflation qui déprécie, en termes
réels, ses ressources fiscales Si les agents privés excédentaires et/ou les
exportateurs profitent des intérêts et du change, l’Etat se voit obligé
d’augmenter ses coûts financiers. Si les couches sociales non propriétaires
voient leur revenu net érodé par des impôts toujours plus écrasants (encore
insuffisants face au déficit financier de l’Etat), les couches propriétaires
restent presque toujours non imposables.
Ainsi, durant les années quatre-vingt, une crise fiscale se développe au
Brésil. Mais la solution de cette crise ne consiste pas à réduire purement et
simplement la dépense publique productive. Cela ne ferait qu’aggraver la
récession, donc, ceteris paribus, la crise fiscale même.
III- La crise de la dette extérieure et la « crise fiscale »
La nature même du problème fiscal au Brésil montre que la solution
dépend de la formation de nouveaux systèmes de financement pour
l’économie tout entière -c’est-à-dire que les flux extérieurs de crédit doivent
être restaurés. Mais elle ne peut dépendre que de cela. Une dette publique
intérieure, avec de plus grands délais et des coûts minimisés, doit être
structurée Mais il ne suffit pas de dévaluer la dette actuelle Il faut créer, pour
l’ensemble des “épargnants financiers”, des possibilités de placements
patrimoniaux rentables, dans les secteurs public et privé Et, pour ce faire, il
faut avoir un programme de récupération des activités productives, avec
l’expansion des investissements, du crédit, des profits productifs et du salaire
réel dans un cadre de stabilité des prix. Ne pas payer la dette publique aurait
comme seule conséquence une fuite de capitaux. Ce qui est difficile c’est,
exactement, de pouvoir changer en même temps la situation financière et la
situation productive. Dans une économie en train de regagner sa dynamique
productive, l’Etat peut et doit réduire l’importance des subventions accordées
au secteur privé, en étant sélectif dans ses concessions. Dans ce contexte, une
restructuration tributaire des impôts directs (sur le revenu) et indirects (sur les
marchandises) peut avoir des résultats économiques et sociaux, et éliminer la
dite “crise fiscale”.
Comme on vient de le voir, une solution à la crise de la dette extérieure
et à la crise fiscale -pour être compatible avec le développement économique
du Brésil- doit redéfinir les articulations entre les secteurs public et privé.
Dans les deux cas, l’intervention de l’ Etat doit être directe et
innovatrice. Il faut changer qualitativement la nature de cette intervention. En
ce qui concerne la dette extérieure, ce sont surtout les gouvernements des
pays créanciers qui détiennent le dernier mot. Ils devraient être politiquement
capables de restaurer les conditions de crédit, en dévaluant les dettes et en
redéfinissant de meilleures conditions de délais et d’intérêts. Les
gouvernements débiteurs disposent d’une marge de liberté fort étroite, et
contrôlée. Mais ils devraient, eux aussi, agir -avec ou sans moratoire- en
profitant de la politisation actuellement croissante de la dette.
Dans les pays débiteurs comme le Brésil, la question fiscale, bien que
fortement déterminée par la dette extérieure, autorise une assez grande
autonomie d’action interne. Les gouvernements devraient mettre un terme
aux privilèges locaux qui, en réalité, ressemblent à “l’acharnement facturier”
des créanciers externes. Il faut opérer des changements au niveau tributaire
(révision des subventions comprises) comme au niveau de la dette et de la
dépense publique.
José Carlos SOUZA BRAGA
Le changement qualitatif de l’intervention de l’Etat peut même aboutir à
une réduction quantitative de la présence de l’Etat. En ce sens-là, on peut
penser à promouvoir en même temps un processus de privatisation. Mais
pour sortir démocratiquement de la crise, il faut qu’il y ait coordination et
planification de la part de l’Etat.