CMBV-2000-Les messes pour orgue - Philidor

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CMBV-2000-Les messes pour orgue - Philidor
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LES MESSES POUR ORGUE :
LE CHEF-D’ŒUVRE DE FRANÇOIS COUPERIN,
SIEUR DE CROUILLY, ORGANISTE DE SAINT-GERVAIS
LA PREMIÈRE PUBLICATION DE FRANÇOIS COUPERIN
Si la saisissante maturité de la première publication de François
Couperin a dérouté les musicologues à tel point qu’ils ont contesté son
attribution durant près d’un siècle, sa destination à l’orgue n’est en aucun
cas surprenante. Pour faire son « entrée officielle » dans le monde
musical, le jeune compositeur se présente en effet comme l’héritier d’une
famille d’organistes qui règne sur la prestigieuse tribune parisienne de
Saint-Gervais depuis l’arrivée de son oncle Louis. François Couperin n’est
pas encore dans sa vingt-deuxième année quand il reçoit l’indispensable
Privilège Royal pour des :
PIECES D’ORGUE/ consistantes en deux Messes/ l’Une à l’usage
ordinaire des Paroisses,/ Pour les Festes Solemnelles./ L’Autre propre
pour les Convents de Religieux,/ et Religieuses./ COMPOSÉÉS PAR
F. COUPERIN, SR. DE CROUILLY/ ORGANISTE DE S . GERVAIS./ Le Prix de
chacune Messe iiii Livres/ A Paris./ chez l’Autheur proche le Grand
Portail / de l’Eglise St. Gervais.
T
Au verso de la page de garde figure le Privilège, suivi d’un Certificat
enthousiaste de Michel-Richard de Lalande : « les pièces d’orgue du sieur
Couperin [...] que j’ay trouvées fort belles, et dignes d’estre données au
public » .
Cet éloge nous rappelle que le Surintendant de la musique du roi
connaît fort bien la famille Couperin : il a accepté l’intérim de la
tribune de Saint-Gervais à la mort de Charles Couperin, père de François,
en 1679. Ce dernier a certainement manifesté des dons exceptionnels dès
son plus jeune âge, pour qu’on lui réserve alors le poste de son père pour
une période de huit ans. De la formation musicale qui a suivi, on sait
seulement qu’elle est confiée à l’un des meilleurs organistes parisiens,
Jacques Thomelin, organiste de la Chapelle royale depuis 1678 et titulaire
de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Par ailleurs, il est très probable que de
Lalande participe également à l’instruction de l’enfant.
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FRANÇOIS COUPERIN
Malheureusement, aucune composition de Thomelin et aucune pièce
d’orgue de Lalande ne nous sont parvenues. S’il est donc impossible
d’avoir quelque idée du style qu’ils ont enseigné à François, on peut
deviner que cet apprentissage a été très efficace : le jeune homme accède
à la tribune de Saint-Gervais en novembre 1685, soit un an avant la date
prévue.
Cinq ans plus tard, sa première publication est déjà l’œuvre d’un
maître. Titulaire de l’un des postes les plus en vue de la capitale, il
emploie tout son art avec l’ambition d’un jeune homme, mais sait aussi le
dissimuler avec une discrétion qui caractérisera toute son œuvre. Seule la
fortune lui fait défaut. C’est pourquoi cette édition est réalisée sous une
forme peu onéreuse : après un feuillet gravé (page de garde au recto,
privilège au verso), la musique est manuscrite. Pour préserver l’ouvrage
des contrefaçons, la marque d’un cachet (deux C entrelacés pour
« Couperin de Crouilly » est apposée au bas de la première et de la
dernière page, ainsi que sur les pages 13, 25 et 36 de la Messe pour les
paroisses. Cet usage éditorial, qui n’est en aucun cas exceptionnel, permet
de faire l’économie des plaques de cuivre et du salaire du graveur, mais il
induit en contrepartie une diffusion en quantité limitée.
FONCTIONS DE L’ORGUE DANS LE CULTE
Au XVIIe siècle, l’organisation des offices et la fonction de l’orgue
dans le culte sont en tous points différentes de ce que nous connaissons
aujourd’hui. Il nous faut considérer ces points avant d’envisager
l’organisation des Messes de Couperin, apprécier leur conformité au genre
de la messe pour orgue française et mettre à jour leurs particularités.
Couperin prend soin d’offrir au public deux messes, vendues
séparément selon la précision de la page de garde, pour distinguer les
usages musicaux des paroisses de ceux des couvents. Le déroulement des
offices religieux dans les paroisses est consigné dans des textes réalisés
pour chaque diocèse, les cérémonials. C’est un cérémonial rédigé par
Martin Sonnet qui régit les offices parisiens à partir de 16621. Le sixième
chapitre est consacré aux interventions de l’orgue, plus ou moins
importantes selon le degré de solennité de l’office. Martin Sonnet règle
l’alternance du grand-orgue et de l’ensemble des chantres, dialoguant
depuis le chœur de l’église jusqu’à la tribune, et précise dans quels versets
l’orgue doit présenter le thème du plain-chant. Nous devons à Jean-Yves
1. Cæremoniale parisiense ad usum omnium ecclesiarum, Collegiararum, Parochialium & Aliarum
Urbis & Diocesis Pariensis [...], Paris, l’Auteur, 1662.
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Hameline2 un travail remarquable sur la fonction de l’orgue dans la
liturgie à l’âge baroque :
— « Le jeu de l’orgue, dont on se passe habituellement, n’est en aucune façon
lié à la banale nécessité d’accompagnement, au sens moderne du mot.
Héritier d’un déjà long usage médiéval, il intervient comme Officiant
spécifique, participant au « gouvernement du chœur » par l’imposition et
l’entretien des tons ecclésiastiques (régler l’allure selon le degré de la fête ou
la nature propre de l’action liturgique), et surtout transformant festivement le
partenariat choral des jours ordinaires par la pratique de l’alternance.
Constituant par lui-même un chœur, il exécute la part qui lui revient dans les
grands chants de l’Ordinaire de la Messe, les Hymnes, les Magnificats, portés
par la solennité à un degré plus ou moins élevé d’élaboration et de
déploiement musical ».
Dans sa Messe pour les paroisses, Couperin ne déroge en rien au
schéma établi par Martin Sonnet pour les fêtes solennelles : l’orgue
intervient dans le Kyrie, le Gloria, le Sanctus et l’Agnus. Le Credo est
réservé au chœur depuis un édit papal de 1600. Pour présenter
l’intégralité de la musique jouée par l’organiste, Couperin prend soin
d’introduire un Deo Gratias3 et une pièce d’orgue de vastes dimensions
pour l’offertoire, la seule intervention que le Cérémonial laisse à la
discrétion de l’organiste.
Toujours selon le Cérémonial, l’orgue fait entendre le plain-chant in
extenso — en valeurs longues à la basse ou en taille — dans le premier
et le dernier verset du Kyrie, puis dans le premier verset du Gloria, du
Sanctus et de l’Agnus. C’est le plain-chant de la messe Cunctipotens
genitor Deus (messe IV de l’édition vaticane) que l’on chante pour les
fêtes de première classe, c’est-à-dire pour les fêtes les plus importantes
de l’année liturgique. Couperin le cite pour sa Messe pour les paroisses,
tout comme Nivers, Lebègue, Gigault, Grigny et Charpentier. C’est
donc le plain-chant Cunctipotens qui induit les tons des différentes
parties de la Messe pour les paroisses : premier ton pour le Kyrie,
quatrième ton pour le Gloria, huitième ton pour le Sanctus et l’Agnus.
Couperin tend toutefois à s’éloigner du système des tons
ecclésiastiques au profit d’une polarité tonale. Il introduit, par exemple,
des sensibles dans les citations ducantus firmus, selon l’évolution
contemporaine du plain-chant.
2. Les citations de Jean-Yves Hameline sont extraites des notes de présentation de
l’enregistrement de la Messe des Couvents par Michel Bouvard (Sony SK 57486).
3. Il ne s’agit en aucun cas d’une pièce de sortie, mais de la réponse à l’Ite missa est du
célébrant. C’est pourquoi Couperin, tout comme Grigny, compose un modeste Petit plein
jeu, destiné au positif.
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FRANÇOIS COUPERIN
La Messe pour les couvents suit exactement le même schéma pour les
interventions de l’orgue4, mais ne cite aucun thème de plain-chant. C’est
aussi le cas de la messe que Gaspard Corette publie en 1703 « à l’usage des
dames religieuses ». Destinées au clergé régulier, ces deux éditions sont
libérées des prescriptions du cérémonial de 1662, qui ne s’adresse qu’au
clergé séculier. Couperin prend également soin d’accommoder les
exigences instrumentales aux destinations des deux messes : la Messe pour
les paroisses nécessite un instrument de vastes proportions, tandis que
celle des couvents ne requiert qu’un instrument modeste, dont le pédalier
— sans jeux indépendants — est peu sollicité.
PARTICULARITÉS DES MESSES DE FRANÇOIS COUPERIN
Le trait le plus marquant des deux Messes pour orgue de Couperin est
sans doute la variété de leur vocabulaire musical. Il est tout naturel qu’un
jeune homme aussi doué qu’ambitieux déploie un somptueux contrepoint
et compose d’imposants pleins-jeux sur cantus firmus, mais il est plus
surprenant qu’il convoque pour l’office divin tous les genres de la
musique profane contemporaine : tel récit de cromorne paraphrase le
plain-chant dans une invocation ardente qui ne déparerait pas sur la scène
de l’Académie Royale de Musique, tel duo sur les tierces s’élance dans
une gigue que l’on imagine sortie d’une sonate italienne, une basse de
trompette célèbre le Rex cælestis avec des figures empruntées au répertoire
de viole, et tel offertoire modèle sa texture et ses rythmes sur
l’ouverture lulliste. Les références chorégraphiques sont omniprésentes,
on ne citera que les plus évidentes : gavotte pour le Glorificamus te et
sarabande pour le Qui tollis des Couvents, passepied pour l’In gloria Dei
Patris des Paroisses.
La variété des sources d’inspiration des deux Messes pour orgue
de Couperin n’est pas un cas isolé mais l’aboutissement d’une évolution
amorcée timidement par Nivers, puis affirmée par Lebègue. En quête
d’une expression rhétorique toujours plus pénétrante, les Messes de
Couperin vont plus loin en ce sens que toutes celles de ses
prédécesseurs, et ne peuvent être comparées qu’à la Messe composée
une dizaine d’années plus tard par Grigny. Certains membres du clergé
se sont toutefois opposés à cette introduction dans l’office d’éléments
profanes. L’archevêque de Paris interdit ainsi, en 1674, de « toucher sur
4. La seule divergence concerne le Benedictus des Paroisses, disposé à la même place que
l’Elévation des Couvents. Il s’agit seulement d’une différence de dénomination, car il était
alors d’usage chez les organistes d’indiquer Benedictus la musique que l’on joue pendant
l’élévation de l’hostie.
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l’orgue des chansons et autres airs indignes de la modestie et de la
gravité du chant de l’église ».
Couperin et ses contemporains ne tiennent pas compte de cette
ordonnance car, comme le fait remarquer Jean-Yves Hameline :
— « Sans se leurrer sur les dangers d’une dérive profane ou mondaine,
certains hommes religieux n’hésitaient pas à voir, dans cette sorte de
transmutation, comme la représentation visuelle et sonore d’une société du
ciel et de la terre ».
Conscient de cette dualité, l’organiste André Raison, dans son Livre
d’orgue Contenant Cinq Messes Suffisantes Pour Tous les Tons de l’Eglise de
1688, propose un compromis commode : « donner le mesme air [employé
ici dans le sens de mouvement] que vous luy donneriez sur le clavessin
excepté qu’il faut donner la cadence un peu plus lente à cause de la
sainteté du lieu ».
Immédiatement après avoir fait état dans son chef-d’œuvre — au sens
du travail que présente un apprenti au terme de sa formation — d’une
maîtrise absolue des idiomes de la génération de ses maîtres, Couperin
change radicalement de source d’inspiration : il étudie et intègre la
« manière italienne ». La connaissance de la musique ultramontaine que
l’on pouvait deviner dans quelques pages des Messes s’épanouit dans
trois sonates en trios, les premières du genre composées en France. Au
décès de Thomelin, en 1693, Couperin est nommé par le roi pour lui
succéder au poste d’organiste de la Chapelle royale. Il conserve
parallèlement la tribune de Saint-Gervais jusqu’en 1723, si bien que
l’orgue occupera toute sa vie durant une part conséquente de son activité,
mais il ne publiera plus rien pour cet instrument.
POSTÉRITÉ ET ÉDITIONS
Les notices biographiques de Titon du Tillet (Suite du Parnasse françois,
Paris, 1743), Daquin (Lettre sur les hommes célèbres, Paris, 1752), Lacombe
(Dictionnaire portatif des Beaux-Arts, Paris, 1753), Rousseau (Dictionnaire de
musique, Paris, 1768), Fontenay (Dictionnaire des artistes, Paris, 1776),
Ladvocat (Dictionnaire historique et bibliographique, Paris, 1777), Laborde
(Essai sur la musique ancienne et moderne, Paris, 1780) puis Gerber
(Historisch-biographisches Lexicon der Tonkünstler, Leipzig, 1790-92) signalent
chacune les quatre Livres de clavecin ; la plupart d’entre elles célèbrent
l’organiste, le compositeur de motets et l’auteur d’une admirable musique
de chambre, mais aucune ne mentionne les deux Messes pour orgue. Si l’on
fait exception d’une copie anonyme conservée à la BnF de la seule Messe
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FRANÇOIS COUPERIN
pour les paroisses que l’on peut dater entre 1715 et 1725, on ne connaît donc
aucun témoignage concernant la diffusion et la réception des messes de
Couperin avant le XIXe siècle. Bien que composées par l’un des plus
illustres musiciens du royaume, ces œuvres n’ont probablement connu
qu’une très faible audience, en grande partie du fait du nombre restreint
d’exemplaires qu’implique leur mode d’édition.
En 1837, Fétis, dans sa Bibliographie universelle des musiciens, décrit
deux messes d’orgue de François Couperin conservées à la Bibliothèque
royale, leur page de garde imprimée, le privilège de 1690, le certificat de
Lalande et le contenu manuscrit : il s’agit manifestement d’un exemplaire
original de la première publication de François Couperin. Fortement
impressionné par la qualité des deux messes, le bibliothécaire estime que
ces compositions ne peuvent pas être l’œuvre d’un si jeune homme, et
préfère les attribuer à son oncle homonyme, François Couperin dit
« l’Ainé ». Le manuscrit de la Bibliothèque royale disparaît par la suite
mais Boëly a réalisé une copie entre temps, dont on peut penser qu’elle
suit très fidèlement le texte, exception faite des chiffrages ajoutés pour
l’étude. Guilmant reprend l’hypothèse de Fétis, également défendue par
Danjou5, quand il réalise pour les Archives des Maîtres de l’Orgue la
première édition moderne de ces messes (1903)6 .
En 1924, André Tessier7 conteste la désattribution de Fétis. Il attire
l’attention sur la qualité d’« organiste de St Gervais » qui figure dans le titre :
elle ne peut en aucun cas faire référence à François Couperin « l’Ainé »8.
D’autre part, si Fétis argumente sa désattribution sur l’indication « F.
Couperin, Sieur de Crouilly » qui ne figure en tête d’aucune autre
composition de François Couperin « le Grand », André Tessier fait
remarquer que l’on retrouve précisément ce titre dans l’acte de mariage de
ce dernier, rédigé un an avant la publication des Messes. Quelques années
après cette authentification, André Tessier découvre à la Bibliothèque
Inguimbertine de Carpentras un exemplaire de l’édition originale9.
5. Revue de la musique religieuse, ii, 1846, p. 244.
6. Cette édition est fondée sur trois manuscrits des messes dont aucun n’est issu de
l’édition originale. Il s’agit des copies de la Bibliothèque de Versailles (F-V/ Ms 4), de la
Bibliothèque du Conservatoire (aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France,
F-Pc/ Rés 1006), et de Boëly (F-Pn/Ms 13346-47).
7. « Les messes d’orgue de François Couperin » , La Revue musicale, VI/1, 1924, p. 37-48.
8. Le chapitre de Saint-Gervais a pris soin d’empêcher que François Couperin « l’Aisné »
ne succède à son frère à la tribune, peut-être en raison de son sérieux penchant pour la
bouteille. La description de Titon du Tillet est savoureuse : « un petit homme qui aimait
fort le bon vin, et qui allongeait volontiers ses leçons, quand on avait l’attention de lui
apporter près du clavecin une carafe de vin avec une croûte de pain. »
9. Tessier annonce sa découverte dans l’article « Un exemplaire original des Pièces d’orgue
de Couperin » , Revue de musicologie, 1929, p 109-117. Ce manuscrit a appartenu à Danjou
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L’exemplaire de la Bibliothèque royale disparu, celui de Carpentras est le
seul spécimen de 1690 qui nous soit parvenu. Paul Brunold propose six ans
plus tard une nouvelle édition des Messes qui ouvre la publication des
Œuvres complètes de François Couperin pour l’Oiseau-Lyre. Les éditions de
Norbert Dufourcq10 et Kenneth Gilbert11 discutent l’utilisation, par
Brunold, du manuscrit de Carpentras comme source de référence.
L’examen détaillé des sources permet à Kenneth Gilbert d’établir une
généalogie très convaincante, fondement de son édition qui est aujourd’hui
tenue pour la plus fiable.
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR L’INTERPRÉTATION DES DEUX MESSES
On ne saurait clore cette présentation des deux Messes pour orgue de
François Couperin sans s’attarder un instant sur l’histoire de leur
interprétation. Si la désattribution de Fétis a certainement restreint leur
diffusion au XIXe siècle et n’a pas incité à l’entreprise d’une édition
moderne12, l’événement causé par l’authentification de Tessier a eu un
effet pervers : attribuées pendant près d’un siècle à un « petit maître » , les
deux messes accèdent soudain au rang de « trésor national » . Quelques
années auparavant, on ne voyait dans Couperin que l’auteur de « petites
pièces de clavecin […]. Elles sont d’adorables modèles d’une grâce et d’un
naturel que nous ne connaissons plus13 »… puis on découvre en Couperin
l’auteur de deux messes aux proportions monumentales que tous les
organistes se doivent de jouer pour introniser solennellement leur auteur
au « panthéon des grands Maîtres français ». L’Offertoire sur les grands jeux
de la Messe pour les paroisses devient le cheval de bataille des organistes
français, soucieux de défendre leur patrimoine. Avec le recul du temps, les
quelques témoignages musicaux de la génération suivant
l’authentification14 qui nous sont parvenus peuvent paraître accablants.
Les plus grands musiciens de la première moitié du XXe siècle nous
qui l’a offert à J. -B. Laurens, lequel a légué, à sa mort, sa collection à la Bibliothèque
Inguimbertine de Carpentras, où il est aujourd’hui conservé sous la cote Ms 1038.
10. Editions Musicales de la Schola Cantorum, s.d.
11. Œuvres complètes de François Couperin. III. Pièces d’Orgue, éd. Kenneth Gilbert et Davitt
Moroney, Monaco, L’Oiseau-Lyre, 1989.
12. L’édition des messes par Guilmant (1903) vient plus de trente ans après celle des deux
premiers livres de clavecin par Chrysander (1871).
13. Il s’agit d’un commentaire exprimé par Claude Debussy dans la revue S.I.M.
le 1er novembre 1913.
14. À l’occasion de ces Grandes Journées du Centre de Musique Baroque de Versailles, la
collection « INA Mémoire vive » a consacré un volume aux interprétations historiques de
Couperin. On y entend des extraits des deux Messes par Maurice Duruflé (sur l’orgue de
la Chapelle royale de Versailles, en 1947) et André Marchal (en 1951, orgue non précisé),
dans lesquels ces grands musiciens ne semblent guère à leur avantage.
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FRANÇOIS COUPERIN
semblent aujourd’hui désespérément extérieurs au langage de François
Couperin, partagés entre un respect stérile et une recherche de
l’expression qui ne trouve dans les idiomes de l’interprétation
romantique qu’emphase et componction, détournant pudiquement le
regard des carrures chorégraphiques pour les dissimuler sous une
solennité lénifiante.
Au début des années 60, les deux Messes quittent enfin les encens de la
Madeleine pour retrouver des couleurs et des rythmes plus proches du
Saint-Gervais de Couperin. Ce sont les instruments anciens eux-mêmes
qui, d’une certaine façon, montrent la voie d’un radical renouveau de
l’interprétation de l’orgue classique français. On ne louera jamais assez la
génération qui a su écouter les instruments contemporains de Couperin
sans chercher à entendre ceux du siècle romantique, qui a été sensible aux
inflexions et aux ornementations suggérées par tel cromorne, qui a su
trouver un toucher et une articulation capables de faire sonner un pleinjeu français, de découvrir les arrêtes vives de la polyphonie et de rendre
aux récits leur éloquence imparable, et qui s’est penchée sur les traités
anciens pour enrichir cette nouvelle sensibilité. La renaissance du
répertoire français classique s’est concentrée dans l’académie d’été
organisée à Saint-Maximin à partir de 1962. Autour du chef-d’œuvre de
Jean-Esprit Isnard se sont réunis René Saorgin, André Stricker, Pierre
Bardon, André Isoir et Michel Chapuis. Ce dernier grave en 1962 un
récital consacré à Marchand sur le Clicquot de Souvigny : la rupture est
consommée, cet enregistrement résonne dans le monde de l’orgue comme
un manifeste. Quelques années plus tard, Michel Chapuis enregistre les
deux Messes de Couperin15. Son travail sur le mouvement,
l’ornementation, le toucher, les registrations, les phrasés, les inégalités et
les doigtés concilie la danse, le récit, le contrepoint et la prière dans une
synthèse magistrale. Les Messes enregistrées par Maurice Duruflé16
quelques mois après celles de Michel Chapuis nous permettent de
mesurer l’ampleur du renouveau stylistique accompli et enseigné par la
« génération de Saint-Maximin » .
Le recours au plain-chant alterné marque une nouvelle étape,
essentielle, dans l’évolution de l’interprétation de l’orgue classique
français, et tout particulièrement des deux messes de François Couperin.
Depuis quelques années, l’introduction des interventions du chœur au
concert et au disque modifie sensiblement notre perception de l’office du
Grand Siècle. À l’occasion des Grandes Journées du Centre de Musique
15. Ces enregistrements sont réalisés en 1966 (Couvents) et en 1968 (Paroisses) pour la firme
Harmonia Mundi (HMA 1901228 et HMC 90-714).
16. Sur l’orgue de Saint Sauveur du Petit-Andely (VSM C 063-10.754, 1970).
LES MESSES POUR ORGUE
Messe pour les couvents, 1690
Bibliothèque de Versailles - Manuscrit musical 4
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FRANÇOIS COUPERIN
Baroque de Versailles de 1990, Marcel Pérès résumait magistralement ce
qu’implique aujourd’hui l’alternance du plain-chant avec l’orgue :
— « Le rapprochement entre la musique baroque et les divers plains-chants est
vital, car il nous permet de sentir, par l’expérience, les profondes racines d’où
jaillit l’art baroque. Presque à leur insu, les hommes de ce temps participaient
encore à une tradition qui les dépassait, mais dont instinctivement ils vivaient
l’antiquité. […] C’est dans cette tradition vivante, et parfois en réaction envers
un modèle dont ils connaissaient parfaitement le fonctionnement qu’ils
puisaient l’énergie et la clairvoyance nécessaires pour créer. Composée dans
un style archaïque, cette musique contemporaine des Couperin, Bach et les
autres, nous montre que les hommes de ce temps avaient conservé leurs
racines traditionnelles fortement ancrées dans l’héritage médiéval. La
connaissance de ce plain-chant modifie considérablement notre imaginaire
d’hommes du XXe siècle concernant la période dite ‘ baroque ‘17 ».
Impossible de douter aujourd’hui : le travail considérable effectué par
une génération de chercheurs et de musiciens pour émanciper le plainchant baroque des usages transmis depuis la réforme grégorienne a mis
en évidence la bouleversante éloquence qui, à l’époque baroque, unissait
dans la prière l’orgue et le chant. Désormais, le plain-chant alterné se fait
nécessité et non plus apparat.
GAËTAN NAULLEAU
Je tiens à adresser mes plus chaleureux remerciements à Monsieur Michel
Chapuis qui a bien voulu me consacrer un entretien lors de la rédaction de cet
article, pour me faire partager son érudition, son expérience et son enthousiasme.
17. Le concert des muses, Versailles, Éditions du CMBV ; Paris, Klincksieck, 1997, p. 219.