EN MARGE DE L`ARRÊT CHYPRE CONTRE LA TURQUIE : L
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EN MARGE DE L`ARRÊT CHYPRE CONTRE LA TURQUIE : L
EN MARGE DE L’ARRÊT CHYPRE CONTRE LA TURQUIE : L’AFFAIRE CHYPRIOTE ET LES DROITS DE L’HOMME DEVANT LA COUR DE STRASBOURG (*) L’arrêt rendu, en Grande chambre, le 10 mai 2001, par la Cour européenne des droits de l’homme est intervenu dans une situation extrêmement complexe, avec de fortes connotations politiques, dont on ne peut faire abstraction quand on lit les arguments des parties et le raisonnement de la Cour et lorsqu’on essaie de se faire une opinion à leur sujet. L’affaire chypriote met en jeu de nombreux acteurs : les deux communautés chypriotes grecque et turque engagées dans des pourparlers intercommunautaires sans fin... et sans résultats ; la Grèce et la Turquie qui s’observent constamment, les Nations Unies, mais aussi l’OTAN et surtout l’Union européenne à laquelle Chypre veut adhérer, tout comme la Turquie. Dans une telle situation, l’arrêt de la Cour de Strasbourg, prononcé six ans et demi après l’introduction de la requête, ne pouvait être lui-même que très complexe. Il constate de nombreuses violations de la Convention européenne des droits de l’homme et se prononce sur des griefs très divers avancés par le gouvernement chypriote : la plupart concernent les Chypriotes grecs, vivant dans le sud ou dans le nord de l’île, mais aussi, ce qui peut paraître à première vue plus surprenant, des Chypriotes turcs vivant dans le nord, ainsi que des Maronites et des Tsiganes. Après avoir présenté le contexte et les caractéristiques de l’affaire (I), nous verrons quels ont été l’approche globale et les problèmes généraux abordés par la Cour (II) et nous examinerons aussi certaines questions spécifiques et controversées soulevées dans l’arrêt (III). I. — Une affaire complexe Le contentieux qui opposait, et qui oppose encore Chypre à la Turquie, était très difficile à résoudre pour la Cour de Strasbourg (*) Le texte de l’arrêt ainsi que la décision sur la recevabilité (26 juin 1996) et le rapport de la Commission (4 juin 1999), sont disponibles sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme : « http://www.echr.coe.int ». 808 Rev. trim. dr. h. (2002) car il s’inscrivait dans un contexte historique et diplomatique fort ancien et fort embrouillé (A). De plus, l’affaire apparaissait très spécifique en raison de son caractère interétatique (B). Toutefois, la Commission avait largement facilité la tâche de la Cour grâce à ses investigations poussées et grâce aux raisonnements qu’elle avait développés : son rôle dans cette affaire a été capital (C). A. — Contexte historique et politique L’arrêt du 10 mai 2001 marque un nouvel épisode dans l’affaire chypriote qui préoccupe périodiquement la communauté internationale depuis plusieurs décennies. Dans les années 50 finissantes se posait le problème de la fin de la domination britannique sur l’île qui durait depuis 1878, date à laquelle l’Empire ottoman permit à la Grande-Bretagne d’occuper l’île moyennant la promesse d’un soutien militaire contre la menace de l’Empire russe. L’accession à l’indépendance intervint dans des conditions difficiles à la suite des Accords de Zurich et de Londres en 1959 ( 1). C’est l’époque où Laurence Durrell écrivait « Citrons acides » et soulignait la dureté des temps et des événements dans un poème intitulé « Citrons amers » (« Bitter lemons ») ( 2). Certes le problème n’est plus le même que dans les années 60. De nouvelles données sont apparues avec l’occupation de la partie nord par les troupes turques et la proclamation en 1985 de la République turque de Chypre-Nord. Mais les données essentielles n’ont pas beaucoup évolué. Comment faire cohabiter dans une même construction politique deux communautés aussi différentes par la langue et la religion que les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs ? Un équilibre complexe qui s’est révélé très précaire avait été réalisé en 1960 avec la Constitution et le Traité de garantie. Mais celui-ci devait voler en éclat dès la fin de 1963 ( 3). En 1964, l’ONU (1) Voy. Georges Tenekides, « La condition internationale de la République de Chypre », AFDI, 1960, pp. 133-168. Notons que la Grande-Bretagne a obtenu le maintien de deux zones sous souveraineté britannique pour les bases militaires d’Akrotiri et de Dhekelia. (2) Laurence Durrell, Citrons acides, traduit de l’anglais par Roger Giroux, Paris, Buchet-Chastel, 1961, p. 345. (3) Au Conseil de l’Europe, à la suite d’un « gentleman’s agreement », un Chypriote grec, M. Triantafyllides, siégea comme membre de la Commission européenne des droits de l’homme, alors qu’un Chypriote turc, M. Zekia fut élu à la Cour. Ils restèrent en fonction, malgré l’expiration de leur mandat, du fait de l’impossibilité de procéder à de nouvelles élections. Cette situation paradoxale perdura jusqu’en 1990, le siège de Chypre à la Cour étant resté vide à la suite du décès de M. Zekia en 1984. → Rev. trim. dr. h. (2002) 809 mettait en place, non sans mal, une Force internationale des Nations Unies à Chypre qui a joué un rôle non négligeable, mais n’a pas pu empêcher le débarquement des troupes turques en 1974 et la partition progressive de l’île ( 4) et ( 5). B. — Le caractère interétatique de l’affaire C’est dans le contexte extrêmement difficile et complexe rappelé brièvement ci-dessus que la Cour européenne des droits de l’homme a dû se prononcer sur la requête de Chypre dirigée contre la Turquie. Il s’agit du troisième arrêt rendu par la Cour dans une affaire ← En janvier 1990, M. Triantafyllides démissionna de la Commission et M. Loizou fut élu juge à la Cour. Selon le gouvernement turc, dans ses observations devant la Commission (transmises le 10 juillet 1995, § 59), cela démontre que pendant 27 ans les organes de Strasbourg ont accepté une présence bicommunautaire de Chypre et la situation n’a changé qu’en raison des pressions politiques constantes des Chypriotes grecs. (4) Voy. Maurice Flory, « Force internationale des Nations Unies et pacification intérieure de Chypre », AFDI, 1964, pp. 458-478. Voy. aussi Vincent CoussiratCoustère, « La crise chypriote de l’été 1974 et les Nations Unies », AFDI, 1974, pp. 437-455 ; Hellenic Review of international relations, vol. 2, n o 2, 1981-1982, consacré plus particulièrement à la question chypriote, avec notamment les contributions de Louis Dubouis, George Ioannides, Nikos Kranidiotis, Dimitri S. Constantopoulos, Stelios Nestor, F. Michailides, Dimitris Michalopoulos ; Maurice Flory, « La partition de Chypre », AFDI, 1984, pp. 177-186 ; Anne Klebes-Pelissier, La déclaration d’indépendance du nord de Chypre et les perspectives de règlement de la question chypriote, thèse, Strasbourg, 1992 ; Zaim M. Necatigil, The Cyprus question and the turkish position in international law, Oxford, Oxford University Press, 2 e ed. 1996, 498 p. ; Anne Klebes-Pelissier, « Chypre : un conflit insoluble », ARES, n o 41, vol. XVII, octobre 1998, pp. 59-75 ; Kypros Chrysostomides, The Republic of Cyprus. A study in international law, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 2000, xxiv-627 p. ; Philippe Achilleas, Chypre-L’UNFICYP, Paris, Montchrestien, 2000, 200 p., coll. du CEDIN Paris I, L’ONU et les opérations de maintien de la paix. On peut consulter également l’ouvrage publié par le Département de l’information des Nations Unies : Les casques bleus. Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies, New York, 3 e éd. 1996, xv-806 p., notamment pour l’UNFICYP, pp. 145-166. Enfin, on lira avec fruit l’étude de Sevki Akdag, « Les aspects juridiques de la question chypriote », www.ridi.org/adi, août 2001, 12 p. : cet article analyse notamment les prises de position et les documents turcs et chypriotes turcs. (5) Curieusement la partition de l’île sur le plan politique, suite au débarquement turc au nord, semble correspondre à une division géographique assez claire, si l’on en croit la « leçon de géographie » de l’instituteur Panos que Laurence Durrell rapporte dans « Citrons acides » : « Au début, il y avait deux îles... Puis la plaine est sortie de la mer pour les réunir : la Mesaoria, plate comme une table de billard. Le centre de l’île devint ainsi un couloir balayé par les vents. Les deux îles sont maintenant deux massifs montagneux, la grande chaîne de Troodos, et le petit massif de Kyrenia » (op. cit., p. 34). 810 Rev. trim. dr. h. (2002) interétatique, après l’arrêt Irlande c. le Royaume-Uni du 18 janvier 1978 et l’arrêt Danemark c. la Turquie du 5 avril 2000. Si l’on fait abstraction de ce dernier arrêt, passé largement inaperçu et qui entérine un règlement amiable intervenu entre les parties, l’arrêt du 10 mai 2001 est le premier arrêt prononcé par la nouvelle Cour dans une affaire interétatique. On sait que le nombre des affaires interétatiques dont les organes de Strasbourg ont été saisis est extrêmement faible en comparaison du nombre très élevé et toujours croissant des requêtes individuelles ( 6). Parmi les requêtes étatiques, les deux premières concernaient déjà le problème chypriote : elles avaient été introduites par la Grèce contre le Royaume-Uni en 195657. Par ailleurs, Chypre a porté devant la Commission trois requêtes contre la Turquie, après l’occupation du nord de l’île, en 1974, 1975 et 1977, puis une nouvelle requête en 1994 qui seule devait aller devant la Cour. Les deux requêtes de 1974 et 1975 ont été jointes par la Commission qui a adopté à leur sujet le 10 juillet 1976 un rapport au titre de l’ancien article 31 de la Convention ( 7). Le Comité des ministres a mis fin à l’examen de cette affaire en 1979 en invitant « fermement les parties à reprendre les pourparlers intercommunautaires sous les auspices du Secrétaire général des Nations Unies de façon à se mettre d’accord sur les moyens de résoudre tous les aspects du différend » ( 8). La troisième requête chypriote a également fait l’objet d’un rapport de la Commission le 4 octobre 1983 dans lequel la Commission estime qu’il y a eu violation des articles 5 et 8 de la Convention et de l’article 1 er du Protocole I. Le Comité des (6) Voy. Paul Tavernier, Convention européenne des droits de l’homme. Mécanismes et procédures de contrôle. Cour européenne des droits de l’homme, Jurisclasseur. Droit international, fascicule 155-50, mai 2001, § 80. Il n’y a eu au total que vingt requêtes étatiques qui forment en réalité sept groupes d’affaires, dont deux concernent le problème chypriote. Pour les requêtes individuelles, il y a eu 76 983 dossiers provisoires ouverts et 31 130 requêtes enregistrées pour la période du 1 er novembre 1998 au 31 octobre 2001 (voy. Trois années de travail pour construire l’avenir. Rapport final du Groupe de travail sur les méthodes de travail de la Cour européenne des droits de l’homme, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2002, 111 p.). Selon ce document, « les dernières statistiques de la Cour montrent que plus de 1 000 requêtes sont enregistrées par mois » (p. 7). (7) Req. n os 6780/74 et 6950/75. La Commission a constaté la violation par la Turquie des articles 2,3, 5, 8 13 et 14 de la Convention et de l’article 1 er du Protocole I. La décision sur la recevabilité du 26 mai 1975 est analysée dans : Gérard CohenJonathan et Jean-Paul Jacqué, « Activité de la Commission européenne des droits de l’homme (1975-1976) », AFDI, 1976, pp. 128-132. (8) § 17 de l’arrêt. La résolution du Comité des ministres a été adoptée le 20 janvier 1979 : résolution DH(79)1. Rev. trim. dr. h. (2002) 811 ministres a clos l’affaire en décidant en 1992 de rendre public le rapport de la Commission ( 9). Chypre a justifié l’introduction d’une quatrième requête en 1994 par l’échec des précédentes procédures : « Malheureusement, ni les rapports de la Commission ni les résolutions du Comité des ministres n’ont conduit à une diminution des violations de la Convention commises par la Turquie. Etant donné que l’adoption des rapports de la Commission et des résolutions du Comité n’ont conduit à aucune amélioration et vu la poursuite des violations et la commission de nouvelles violations, il est devenu nécessaire de soumettre la présente requête » ( 10). La Turquie soutenait, au contraire, que le Comité des ministres ayant définitivement statué sur les trois premières requêtes, « lesdites affaires sont donc res judicata » ( 11) et par conséquent la requête de 1994 est irrecevable dans la mesure où elle reprend purement et simplement les allégations antérieures. Le gouvernement turc, en raison de sa position sur la recevabilité de la requête, a refusé, tout d’abord, de participer à la procédure sur le fond devant la Commission, et il a ensuite coopéré partiellement avec la Commission ( 12). En revanche, devant la Cour le gouvernement défendeur n’a pas déposé de mémoire et il n’a pas participé à l’audience qui s’est déroulée le 20 septembre 2000. La Grande chambre a estimé que l’article 64 du règlement de la Cour s’appliquait et qu’elle pouvait passer outre à cette défaillance ( 13). L’arrêt du 10 mai 2001 a donc été rendu par défaut, le gouvernement turc n’ayant participé ni à la procédure écrite, ni à la procédure orale. Curieusement le règlement de la Cour, tel qu’il a été adopté le 4 novembre 1998 ne prévoit plus cette hypothèse, alors que l’ancien règlement contenait une disposition expresse relative à la procédure (9) Req. n o 8007/77 ; résolution DH(92)12 du 2 avril 1992 adoptée par le Comité des ministres. (10) Req. n o 25781/94, Mémoire du gouvernement chypriote du 30 mars 2000, § 4. (11) Voy. les conclusions du gouvernement de la Turquie transmises le 4 juillet 1995 avec ses observations sur la requête. Voy. aussi le rapport de la Commission du 4 juin 1999, p. 6, § 27. (12) Rapport de la Commission, §§ 26 et s. (13) § 12 de l’arrêt. L’article 64 du règlement de la Cour prévoit que : « Lorsque, sans donner de raisons suffisantes, une partie ne se présente pas, la chambre passe outre si cela lui paraît compatible avec une bonne administration de la justice ». Cet article reprend l’article 40 du règlement A et 42 du règlement B de l’ancienne Cour. 812 Rev. trim. dr. h. (2002) par défaut ( 14). Cette disposition a disparu au moment où le nouveau règlement était élaboré, sans qu’on puisse en déceler la raison ( 15). Il y a là certainement une lacune qui mériterait d’être comblée. On peut d’ailleurs remarquer que pour la Cour internationale de Justice, la question du défaut d’une partie est traitée dans le Statut de la Cour à l’article 53, ce qui constitue sans doute une solution plus satisfaisante. Outre la défaillance de l’Etat défendeur, la procédure devant la Cour a connu des difficultés et de nombreuses péripéties en ce qui concerne la désignation des juges ad hoc, tant pour l’Etat requérant que pour l’Etat défendeur. Le juge élu au titre de la Turquie, M. Türmen s’étant déporté, M. Dayioglu fut désigné pour siéger en qualité de juge ad hoc, mais il fut récusé par Chypre et remplacé par M me Ferdi, elle-même récusée et remplacée finalement par M. Fuad. Quant au juge élu au titre de Chypre, M. Loucaides, récusé par la Turquie, il dû laisser la place à M. Hamilton en tant que juge ad hoc, lequel décéda et fut remplacé par M. Marcus-Helmons. Si l’arrêt du 10 mai 2001 est le premier rendu sur une requête étatique dans le contentieux chypriote, ce contentieux a été alimenté par de nombreuses requêtes individuelles dirigées contre la Turquie : celles-ci sont mentionnées dans le rapport de la Commission (§§ 13 et s.) alors qu’elles ne le sont pas dans l’arrêt de la Cour. Toutefois, la Cour, dans son raisonnement, a été amenée à se référer à plusieurs reprises à l’affaire Loizidou, qui a donné lieu à trois arrêts (sur la compétence, le fond et la satisfaction équitable) ( 16). A bien (14) Règlement A, article 52 et règlement B, article 54 : « Sous réserve de l’article 49 [51, radiation du rôle], lorsqu’une partie ne se présente pas ou s’abstient de faire valoir ses moyens, la chambre statue ». (15) Il en était déjà ainsi du modèle de règlement intérieur de la Cour européenne des droits de l’homme préparé par le Groupe de travail informel sur le Protocole n o 11 qui reprenait la disposition relative à la défaillance d’une partie à l’audience (art. 55), mais omettait l’article relatif à la procédure par défaut. Ce texte est reproduit dans les actes du colloque de Potsdam (19-20 septembre 1997), Cour européenne des droits de l’homme. Organisation et procédure. Questions relatives à la mise en œuvre du Protocole n o 11 à la Convention européenne des droits de l’homme, pp. 204 et s. (16) Arrêts du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), du 18 décembre 1996 (fond) et du 28 juillet 1998 (application de l’article 50) : ces trois arrêts ont été rendus en Grande chambre. Voy. Gérard Cohen-Jonathan, « L’affaire Loizidou devant la Cour européenne des droits de l’homme. Quelques observations », RGDIP, 1998, pp. 123-144 ; Jean-Pierre Cot, « La responsabilité de la Turquie et le respect de la Convention européenne dans la partie nord de Chypre », observations sous Cour eur. dr. h., 18 décembre 1996, Loizidou c. la Turquie, Rev. trim. dr. h., n o 33, janvier 1998, pp. 77-116 ; A. Husheer, « Die völkerrechtliche Verantwortlichkeit der Türkei für → Rev. trim. dr. h. (2002) 813 des égards, les griefs avancés par Chypre contre la Turquie étaient semblables à ceux de M me Loizidou et aux nombreuses requêtes individuelles, également dirigées contre le gouvernement d’Ankara. Celui-ci refuse jusqu’à présent d’exécuter la décision de la Cour craignant sans doute la contagion de cette solution dans les autres litiges individuels dont les organes de Strasbourg ont été saisis. Il soutient qu’ils font partie d’un ensemble devant faire l’objet d’un règlement global, dans le cadre des pourparlers intercommunautaires ( 17). C’est dire que ce règlement risque fort d’être remis... aux calendes... grecques. C. — Le rôle éminent joué par la Commission Outre sa nature interétatique, qui est, comme nous l’avons vu, tout à fait essentielle, l’affaire Chypre c. la Turquie se caractérise par le rôle primordial joué par la Commission. En effet, bien que l’arrêt ait été prononcé par la nouvelle Cour, installée en 1998, l’affaire est un héritage de l’ancien système puisque la requête remonte à 1994 : le rapport de la Commission est intervenu le 4 juin 1999 (sur la base de la disposition transitoire de l’article 5, § 3 du Protocole n o 11) et la Cour a été saisie par Chypre, puis par la Commission (conformément aux anciens articles 47 et 48 de la Convention, comme le prévoit l’article 5, § 4 du Protocole n o 11). En définitive, ← Menschenrechtsverletzungen in Nordzypern nach der Entscheidungen der Europäische Kommission und des Europäischen Gerichtshofes für Menschenrechte in Fall Loizidou/Türkei », Zeitschrift für Europarechtliche Studien, 1999, pp. 389-422 ; Zaim M. Necatigil, « Judgment of the European Court of Human Rights in the Loizidou case : a critical examination », Journal of Cypriot Studies, 1997, pp. 147-171 ; Beate Rudolf : note sur l’affaire Loizidou (fond), AJIL, 1997, pp. 532-537 ; Paul Tavernier, Chronique de la Cour européenne des droits de l’homme, JDI, 1997, pp. 273275 et 1999, pp. 250-251 ; Paul Tavernier, « Le droit international dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : l’apport des arrêts Loizidou c. Turquie », pp. 411-427, in Mélanges Raymond Goy, Rouen, Pur, 1998 ; M.C. Vitucci, « Atti della Repubblica turca di Cipro del Nord e responsabilità della Turchia : il caso Loisidou », Rivista di diritto internazionale, 1998, pp. 1065-1083. (17) Sur ce contentieux, voir l’étude de Gilles Bertrand et Isabelle Rigoni, « Turcs, Kurdes et Chypriotes devant la Cour européenne des droits de l’homme une contestation judiciaire de questions politiques », Etudes internationales (Québec), 19, p. 412-441. Cet article apporte des éclairages originaux. On peut ajouter que la Cour de Strasbourg a rendu le 23 mai 2001 un arrêt, soit quelques jours seulement après l’arrêt Chypre c. Turquie, un arrêt Denizci e.a. c. Chypre qui constitue une sorte de contrepoint au contentieux habituel des Chypriotes grecs contre la Turquie, puisque dans cette affaire Chypre était mise en cause par des Chypriotes turcs (voy. les observations de Karine Ardault, Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Journal du droit international, 2002, pp. 285. 814 Rev. trim. dr. h. (2002) l’arrêt est très proche de l’avis de la Commission, tant en ce qui concerne les solutions apportées aux questions juridiques soulevées, que pour ce qui est du raisonnement. La Commission a joué un grand rôle dans l’établissement des faits et la Cour a souvent utilisé les formules : « la Cour admet les faits tels que la Commission les a établis » (§ 245 de l’arrêt), « la Cour se rallie à la conclusion de la Commission » (§ 345 de l’arrêt) ou « la Cour souscrit à la conclusion de la Commission » (§§ 314 et 362 de l’arrêt), ou encore « la Cour fait sienne la conclusion de la Commission » (§ 375 de l’arrêt). Cet hommage appuyé rendu au travail de la Commission par la nouvelle Cour est à souligner ( 18). L’arrêt du 10 mai 2001 est intervenu — nous l’avions déjà relevé — dans une affaire très complexe sur le plan juridique et qui avait de nombreuses implications politiques. Il n’est donc pas étonnant que cet arrêt soit lui-même très complexe et parfois ambigu, car il est sans doute le fait de compromis difficiles à obtenir entre les juges de la Grande chambre, comme en témoigne les quatre opinions en partie dissidentes, exprimant la position de 8 des 17 juges, dont les deux juges ad hoc. Quant au rapport de la Commission, il est accompagné de cinq opinions partiellement dissidentes dans lesquels neuf commissaires se sont exprimés. L’arrêt lui-même est beaucoup plus long que les arrêts habituels de la Cour de Strasbourg : 130 pages au total (dont 102 pages et 388 paragraphes pour l’arrêt proprement dit et 28 pages pour les opinions séparées) ( 19). Quant au rapport de la Commission, il comportait 173 pages (220 avec les annexes). La dimension de ces décisions est comparable à celle des arrêts rendus par la Cour internationale de Justice. Quant au dispositif de l’arrêt Chypre c. la Turquie, il est d’une exceptionnelle complexité, puisqu’il ne couvre pas moins de sept pages et comporte 52 points différents sur chacun desquels la Cour a voté. Le rapport de la Commission contenait, seulement, pourrait-on dire, 40 conclusions récapitulées dans les paragraphes 597 à 636 ( 20). Il n’est pas possible, dans ces conditions, de passer en revue toutes les questions qui ont été abordées dans cette affaire et d’exa(18) On peut noter que le greffier de la Cour dans l’affaire Chypre c. Turquie était M. Michele de Salvia, qui a été lui-même Secrétaire de la Commission. (19) A titre de comparaison l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni de 1978 couvrait 121 pages dont 83 pages (246 paragraphes) pour l’arrêt proprement dit. Quant au dispositif, il comprenait 18 points. (20) Sur 40 conclusions, la Commission en a adopté 33 à l’unanimité (soit un taux de 82 %), alors que la Cour s’est prononcée à l’unanimité pour 32 points sur 52 (soit un taux de 62 %). Rev. trim. dr. h. (2002) 815 miner toutes les implications qu’elle peut avoir. Les commentateurs ont mis l’accent, suivant leurs préoccupations personnelles, sur tel ou tel aspect. Certains ont fait porter leurs observations sur les questions de droit international ( 21), dont une partie non négligeable avait déjà été réglée dans l’affaire Loizidou (notamment la question de la reconnaissance d’une entité prétendant à la qualité d’Etat) : ils ont mis l’accent sur les problèmes de la responsabilité internationale ( 22) ou sur le droit de l’occupation des territoires et le droit international humanitaire ( 23). Pour notre part, nous voudrions présenter quelques remarques portant essentiellement sur la portée de l’arrêt en ce qui concerne le droit de la Convention, en nous attachant tout d’abord à l’approche générale des problèmes par la Cour puis à quelques questions plus spécifiques et très débattues. II. — L’approche globale et les problèmes généraux abordés par la Cour A. — La démarche globale de la Cour Cette démarche reprend très largement celle de la Commission, aussi bien en ce qui concerne la classification des griefs, que l’établissement des faits et les problèmes de preuve, ainsi que les questions de recevabilité. 1. La classification des griefs Chypre invoquait de nombreuses violations de la Convention concernant les articles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 17 et 18, ainsi que les articles 1 et 2 du Protocole n o I. La Cour a classé ces griefs en quatre grandes catégories, reprenant et simplifiant la classification utilisée par la Commission dans son rapport et par Chypre dans son mémoire. Ces catégories sont : « les violations alléguées des droits des Chypriotes grecs portés disparus et de leur famille, les violations alléguées du domicile et du droit de propriété des personnes déplacées, les violations alléguées des droits des Chypriotes grecs enclavés dans le nord de Chypre et, enfin, les violations allé(21) Emmanuel Decaux, Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, JDI, 2002, pp. 289-292. (22) Anne Klebes-Pelissier, « L’arrêt Chypre contre Turquie du 10 mai 2001. Quelques observations », L’Europe des libertés, janvier 2002, pp. 8-16. (23) Philippe Weckel, Chronique de jurisprudence internationale, RGDIP, n o 4, 2001, pp. 1009-1020. 816 Rev. trim. dr. h. (2002) guées des droits des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane installés dans le nord de Chypre » (§ 18 de l’arrêt). La Cour a repris cette classification dans le dispositif de l’arrêt, mais en la compliquant quelque peu puisqu’elle a inséré entre la troisième et la quatrième catégorie une rubrique relative à la violation alléguée du droit des Chypriotes grecs déplacés à tenir des élections (qui aurait pu être rattachée à la deuxième catégorie de griefs) et en ajoutant une catégorie assez hétérogène concernant les « violations alléguées d’autres articles de la Convention ». Toutefois, pour ces deux catégories supplémentaires, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de les examiner (pour le droit à des élections) ou de les examiner séparément (pour les autres griefs). Il reste donc bien quatre catégories de griefs. C’est d’ailleurs cette présentation que le Comité des ministres a retenue pour l’exercice de ses compétences de surveillance de l’exécution de l’arrêt, aux termes de l’article 46 de la Convention. L’ordre du jour pour la 798 e réunion (11-12 juin 2002) note que la Cour a prononcé quatorze constats de violation de la Convention : violations des articles 2, 5 et 3 pour les disparus et leurs familles ; violations des art. 8, 1 er du Protocole n o I et 13 pour les personnes déplacées ; violations des articles 9, 10, 1 er et 2 du Protocole n o I, article 3, 8 et 13 pour les Chypriotes grecs dans le nord de Chypre ; violation de l’article 6 pour les Chypriotes turcs dans le nord de Chypre ( 24). Le Comité des ministres a suivi la suggestion qui avait été faite par le directeur général des droits de l’homme, Pierre-Henri Imbert, et reprise par le Liechtenstein. Cette approche diversifiée qui identifie des catégories particulières de violations en fonction de la complexité des mesures d’exécution requises permet de sérier les difficultés et d’éviter les obstacles qui surgiraient si on exigeait une exécution simultanée de tous les points relevés par la Cour comme contrevenant à la Convention. Le danger d’une telle méthode est d’introduire, ou de sembler introduire, une hiérarchie dans les violations de la Convention, ce que la Cour n’a certainement pas voulu faire. Le second point concerne les relations entre la Commission et la Cour. (24) La Cour s’était prononcée sur 8 griefs pour la première catégorie (3 violations retenues), 8 également pour la deuxième (3 violations retenues), 19 pour la troisième (7 violations retenues) et 8 pour la quatrième (une violation retenue). Rev. trim. dr. h. (2002) 817 2. L’établissement des faits et le problème de la preuve La question de l’établissement des faits prend de plus en plus d’importance dans les arrêts de la Cour de Strasbourg, ce qui traduit une évolution nette du contentieux. Cette évolution va susciter probablement des difficultés dans l’avenir. En effet, la Cour peut procéder à une enquête, y compris sur place, et les Etats doivent fournir toutes facilités nécessaires (art. 38 de la Convention), mais la tâche risque de s’avérer très lourde. Dans le système antérieur à 1998, c’est la Commission qui était chargée de l’établissement des faits. En vertu des dispositions transitoires du Protocole n o 11, c’est encore le cas pour de nombreuses affaires, notamment turques, qui viennent devant la Cour ( 25). C’était aussi le cas pour l’affaire Chypre c. la Turquie. La Cour a exposé longuement, dans la partie « en fait » de l’arrêt « les faits établis par la Commission concernant la requête à l’étude » (§§ 19 à 55) : la Commission a utilisé de nombreux documents (notamment ceux des Nations Unies et des documents fournis par les parties ; elle a enquêté et entendu des témoins à Strasbourg, à Chypre et à Londres en 1997 et 1998. La Cour a consacré aussi un long développement à l’établissement des faits et à l’appréciation des preuves dans la partie « en droit » (§§ 105 à 118). La Cour s’en remet très largement au travail effectué par la Commission qui a pris en compte tant des preuves écrites que des preuves orales. Elle note le souci de la Commission d’assurer l’égalité des armes entre les parties dans la procédure écrite : elle a notamment écarté un document déposé par le défendeur après la date limite. La Cour, pour sa part, a accepté de verser ce document au dossier : elle « relève que, pour ce qui est des preuves écrites, les deux parties ont eu tout loisir de les commenter dans leur intégralité au cours de la procédure devant elle, y compris l’aide-mémoire précité ». Rappelons, toutefois, que le gouvernement défendeur n’a participé ni à la procédure écrite, ni à la procédure orale devant la Cour, ce qui donne encore plus de poids à l’enquête réalisée par la Commission. En ce qui concerne la procédure orale devant la Commission, la Cour relève que les deux gouvernements, requérant et défendeur, ont pu chacun citer des témoins et elle a porté une attention particulière aux témoins non identifiés : « La Cour note que les délégués de la Commission ont fait le nécessaire pour assurer (sic) que l’audi(25) Voy., par exemple, Cour eur. dr. h., 14 mai 2002, Semse Önen c. Turquie. 818 Rev. trim. dr. h. (2002) tion des témoins non identifiés se déroulât dans le respect des conditions d’équité prévues à l’article 6 de la Convention » (§ 108 de l’arrêt). La Cour souligne aussi la prudence de la Commission dans l’utilisation des déclarations des témoins anonymes : celle-ci n’a pas fondé ses constats uniquement, ni dans une mesure déterminante sur de telles déclarations et la Cour renvoie sur ce point à l’arrêt Van Mechelen et autres c. les Pays-Bas du 23 avril 1997 ( 26). Il est intéressant de relever que la Cour de Strasbourg s’applique à ellemême ou du moins à la Commission, sa jurisprudence relative aux témoins anonymes. Par ailleurs, c’est une question qui a été abordée, dans un autre contexte, par les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda et qui se pose aussi dans le cadre du Statut de la Cour pénale internationale. La Cour a rejeté les critiques formulées par le gouvernement requérant en ce qui concerne la limitation du nombre des témoins admis à déposer : la démarche suivie par la Commission n’appelle aucune critique au regard de l’équité de la procédure. La Cour justifie la démarche suivie : « Pour s’acquitter de manière effective de sa tâche d’établissement des faits, la Commission était dans l’obligation de réglementer la procédure d’audition des témoins en fonction des contraintes de temps et de sa propre opinion quant à la nécessité de recueillir des témoignages supplémentaires » (§ 110 de l’arrêt). La Cour est revenue sur ce point à propos des violations des droits des membres de la communauté tsigane (§ 339 de l’arrêt). Ces considérations devraient s’appliquer aussi dans le cadre d’une enquête menée par la Cour elle-même aux termes de l’article 38 actuel de la Convention. La Cour rappelle également que la Commission a appliqué le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » qui a été énoncé dans l’arrêt Irlande c. le Royaume-Uni du 18 janvier 1978 (§ 161), « sachant qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ». La Cour « approuve l’utilisation de ce critère, d’autant plus qu’il a été exposé pour la première fois dans le cadre d’une affaire interétatique et appartient à la jurisprudence établie de la Cour depuis l’adoption de l’arrêt dans cette affaire » (26) Voy. Jean de Codt, « La preuve par témoignage anonyme et les droits de la défense », observations sous Cour eur. dr. h., Grande chambre, 23 avril 1997, Van Mechelen et autres c. les Pays-Bas, Rev. trim. dr. h., 1998, pp. 145-168. La question des témoins anonymes a été abordée dans d’autres affaires. Rev. trim. dr. h. (2002) 819 (§ 113 de l’arrêt). La Cour cite en particulier l’arrêt Salman c. la Turquie du 27 juin 2000 (§ 100). La Cour refuse donc d’assouplir sa jurisprudence, comme le lui demandait le gouvernement requérant. Celui-ci soutenait en effet que la Commission aurait dû se contenter de « preuves suffisantes » pour démontrer l’existence de pratiques administratives violant la Convention, le critère de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable » étant, à son avis, rigoureux. Comme pour l’établissement des faits et la preuve, la Cour a largement suivi la Commission en ce qui concerne les problèmes de recevabilité. 3. La recevabilité de la requête La Cour commence la partie « en droit » de son arrêt par l’examen de « questions préliminaires » et elle y consacre des développements assez conséquents (§§ 56 à 104 de l’arrêt). Il ne s’agit pas à proprement parler d’« exceptions préliminaires » puisque la Turquie n’en a pas soulevé devant la Cour, du fait de sa défaillance. La Cour « bien que l’article 55 de son règlement lui permette dans ces conditions de refuser de statuer sur les exceptions d’irrecevabilité émanant du gouvernement défendeur ‘ a jugé ’ malgré tout approprié de les étudier à titre de questions préliminaires » (§ 58 de l’arrêt). Il s’agit en fait des exceptions qui avaient été soulevées par la Turquie devant la Commission et qui portaient sur le locus standi et l’intérêt juridique du gouvernement requérant : la responsabilité de l’Etat défendeur pour les violations alléguées au titre de la Convention et l’obligation d’épuiser les voies de recours internes sur laquelle nous reviendrons plus loin, car elle pose la question des juridictions établies dans la partie nord de Chypre. Les autres questions avaient déjà été amplement traitées dans l’affaire Loizidou et il est inutile d’y revenir en détail. La Cour s’appuie d’ailleurs largement sur cet arrêt. Elle rappelle que la communauté internationale ne reconnaît pas la République turque de Chypre-Nord comme un Etat au regard du droit international et par conséquent le gouvernement de Chypre avait bien qualité pour introduire une requête contre la Turquie. Il avait également un intérêt juridique pour le faire car les résolutions du Comité des ministres invoquées par la Turquie ne constituaient pas des « décisions » et ne pouvaient pas être considérées comme des res judicata. Cela lui a permis de ne pas se prononcer sur « la question de savoir si, et dans quelles conditions, la Cour a compétence pour examiner 820 Rev. trim. dr. h. (2002) une affaire ayant fait l’objet d’une décision prise par le Comité des ministres au titre de l’ancien article 32 de la Convention » (§ 67 de l’arrêt) ( 27). La Cour reprend aussi l’analyse qu’elle avait faite dans l’arrêt Loizidou à propos de la « juridiction » au sens de l’article 1 er de la Convention : du fait du contrôle global exercé par la Turquie dans le nord de l’île, les violations de la Convention peuvent lui être imputées. La Cour souligne que l’affaire Loizidou concernait des griefs adressés par un particulier, mais « il convient ... de noter que le raisonnement de la Cour revêt la forme d’une déclaration de principe quant à la responsabilité de manière générale de la Turquie au regard de la Convention à raison des mesures et actes des autorités de la ‘République turque de Chypre-Nord ’ » (§ 77 de l’arrêt). S’appuyant sur la notion d’« ordre public européen » à laquelle elle avait fait référence dans l’affaire Loizidou (exceptions préliminaires), la Cour considère que toute solution contraire introduirait une « lacune regrettable dans le système de protection des droits de l’homme dans cette région » (§ 78 de l’arrêt). Cette argumentation fondée sur la notion de vacuum juris, même si elle vise à assurer l’effectivité des mécanismes de protection de la Convention, ne nous paraît pas très convaincante pour justifier l’imputation des actes à la Turquie. La Cour se prononce aussi sur l’imputation à l’Etat des actes commis par les particuliers (question de la « Drittwirkung » ou des effets horizontaux de la Convention). Toutefois, comme à l’accoutumée, elle reste prudente sur cette question et « elle se borne à dire que si les autorités de l’Etat contractant approuvent, formellement ou tacitement, les actes de particuliers violant dans le chef d’autres particuliers soumis à sa juridiction les droits garantis par la Convention, la responsabilité dudit Etat peut se trouver engagée au regard de la Convention. Toute autre conclusion serait incompatible avec l’obligation énoncée à l’article 1 de la Convention » (§ 81 de l’arrêt). Ayant ainsi examiné les questions préliminaires concernant la compétence et la recevabilité, et ayant précisé la démarche qu’elle entendait suivre, la Cour a abordé les nombreux griefs avancés par le gouvernement requérant et notamment certains problèmes généraux de grande importance. (27) Cette question n’est pas purement théorique et gardera tout son intérêt sans doute encore longtemps, malgré l’entrée en vigueur du Protocole n o 11 en 1998. Rev. trim. dr. h. (2002) 821 B. — Les problèmes généraux soulevés dans l’arrêt Ces problèmes concernent essentiellement la question des personnes disparues et celle des personnes déplacées. 1. La Cour de Strasbourg et le problème des disparus La Cour interaméricaine des droits de l’homme s’est penchée depuis longtemps sur le problème des disparitions forcées ( 28). L’arrêt rendu dans l’affaire Velasquez Rodriguez c. le Honduras le 29 juillet 1988 a posé les principes en la matière. La Cour européenne n’a été confrontée que plus tard à ce genre de problèmes, notamment dans des affaires mettant en cause la Turquie, dans le cadre du conflit kurde. On peut citer à cet égard les arrêts Kurt (20 mai 1998), Cakici (8 juillet 1999) et plus récemment l’affaire Timurtas (13 juin 2000) ( 29). L’intérêt de l’affaire Chypre c. la Turquie réside dans son caractère interétatique. De ce fait le problème n’est pas envisagé comme un problème de cas individuels, mais comme un problème global. Selon Chypre, il y aurait actuellement 1 485 disparus. La Cour divise son examen de la question en distinguant les griefs concernant la violation de la Convention dans le chef de la personne disparue et ceux qui portent sur les violations des droits des familles des personnes disparues. Pour ce qui est des Chypriotes grecs portés disparus, la Cour s’appuie sur les faits établis par la Commission et elle examine le problème au regard des articles 2 (droit à la vie), 4 (interdiction de l’esclavage) et 5 (droit à la liberté et à la sûreté). La Cour, comme la Commission, ne constate aucune violation de l’article 4, faute de preuve. Elle concentre donc son raisonnement sur l’article 2 et sur l’article 5. En matière de disparition forcée les difficultés de preuves sont souvent insurmontables. La Cour ne constate donc pas de violation de l’obligation matérielle contenue dans l’article 2, les preuves étant insuffisantes ou se rapportant « à une période qui ne relève pas de (28) Jérôme Benzimra-Hazan, « Disparitions forcées de personnes et protection du droit à l’intégrité : la méthodologie de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2001, pp. 765-796. (29) Jérôme Benzimra-Hazan, « En marge de l’arrêt Timurtas contre la Turquie : vers l’homogénéisation des approches du phénomène des disparitions forcées », Rev. trim. dr. h., 2001, pp. 983-997. 822 Rev. trim. dr. h. (2002) la requête à l’étude » (§ 130 de l’arrêt), c’est-à-dire irrecevables, probablement, ratione temporis. En revanche, la Cour constate une violation de l’obligation procédurale qu’elle a dégagée de l’article 2 dans l’arrêt McCann et autres c. le Royaume-Uni du 27 septembre 1995, puis dans les arrêts Kaya c. la Turquie (19 février 1998), Ergi c. la Turquie (28 juillet 1998) et Yasa c. la Turquie (2 septembre 1998). La jurisprudence antérieure s’applique, de l’avis de la Cour, au cas où le recours à la force émane des agents de l’Etat, mais aussi dans l’hypothèse où il est le fait d’autres personnes. Dans l’arrêt Chypre c. la Turquie la Cour apporte une précision intéressante. Bien qu’aucune preuve que l’un quelconque des disparus ait été tué illégalement, « l’obligation procédurale précitée vaut également lorsqu’il existe, preuve à l’appui, un grief défendable qu’un individu, vu pour la dernière fois sous la surveillance d’agents de l’Etat, a par la suite disparu dans des circonstances pouvant être considérées comme mettant sa vie en danger » (§ 132 de l’arrêt). Cette formule n’est pas sans évoquer celle qu’elle a utilisée dans l’affaire Selmouni (arrêt du 28 juillet 1999, § 87) dans le contexte de l’article 3. Par ailleurs, dans l’affaire chypriote, les Nations Unies ont mis sur pied un mécanisme d’enquête, le Comité des personnes disparues (CMP selon le sigle anglais) créé en 1981. Mais la Cour « estime comme le gouvernement requérant que l’Etat défendeur ne saurait s’acquitter de l’obligation procédurale en cause par sa participation aux enquêtes du CMP. A l’instar de la Commission, elle note que, si les procédures de ce comité concourent sans conteste au but humanitaire pour lequel elles ont été créées, elles ne répondent pas en elles-mêmes à l’exigence d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention, eu égard notamment à l’étroite portée des enquêtes du CMP » (§ 135 de l’arrêt). Quant à l’article 5, c’est encore sous l’angle de la violation de l’obligation procédurale de mener une enquête que la Cour a constaté une violation de la Convention. En revanche, elle n’a pas pu établir que les Chypriotes grecs aient été détenus par les autorités chypriotes turques. On peut considérer que déplacer ainsi le problème sur le plan purement procédural n’est pas très satisfaisant, alors même que la Cour avait souligné « d’emblée que la détention non reconnue d’un individu constitue une négation totale du droit à la liberté et à la sûreté garanti par l’article 5 de la Convention et une violation extrêmement grave de cette disposition » (§ 147 de l’arrêt). Toutefois, l’intérêt de l’arrêt Chypre c. la Turquie est d’envisager aussi le problème des disparitions en rapport avec les familles des Rev. trim. dr. h. (2002) 823 disparus qui sont également des victimes de la violation de la Convention. La Cour aurait pu examiner cette question sous l’angle de l’article 8 (respect de la vie familiale) et de l’article 10 (droit de recevoir des informations), mais comme la Commission, elle a préféré se placer sur le terrain de l’article 3 et c’est encore l’aspect procédural et l’absence d’enquête qui constitue la violation de la Convention. Pour la Cour, « les autorités de l’Etat défendeur n’ont mené aucune enquête sur les circonstances ayant entouré les disparitions » et leur silence « devant les inquiétudes réelles des familles des disparus constitue à l’égard de celles-ci un traitement d’une gravité telle qu’il y a lieu de le qualifier d’inhumain au sens de l’article 3 » (§ 157 de l’arrêt). La Cour est parvenue à cette conclusion par 16 voix contre 1, celle du juge ad hoc de la Turquie : celui-ci reproche à la Cour d’avoir appliqué rétroactivement au défendeur une obligation d’enquête sur des événements remontant à 1974, c’est-à-dire à une époque où la Turquie n’avait pas encore accepté la compétence de la Commission et la juridiction de la Cour. Le concept de violation continue ne pouvait, selon le juge Fuad, être invoqué pour obtenir un tel résultat. Le juge Fuad a également voté contre les autres violations concernant les disparitions, ainsi que la question des personnes déplacées. 2. La Cour de Strasbourg et le problème des personnes déplacées Les conflits contemporains, qu’il s’agisse de conflits internationaux ou internes (avec souvent de nombreuses implications internationales), ont soulevé de graves problèmes de personnes déplacées, les populations ayant tendance à fuir les zones de combat. Les catégories du droit international ou du droit international humanitaire ne permettent pas toujours de régler leurs problèmes car ces personnes ne demandent pas, ou ne peuvent pas demander l’asile, et ne peuvent prétendre au statut de réfugié. La communauté internationale s’est trouvée confrontée à des situations dramatiques, en Afrique ou en Europe (notamment devant les conflits yougoslaves, et plus particulièrement lors de la crise du Kosovo), et elle est préoccupée de chercher des solutions sur le plan de l’action humanitaire. L’arrêt Chypre c. la Turquie est donc intéressant dans la mesure où il montre que le droit n’est pas totalement impuissant et que la Convention européenne des droits de l’homme peut éventuellement être invoquée pour régler certaines des questions auxquelles les personnes déplacées au cours d’un conflit sont confrontées. 824 Rev. trim. dr. h. (2002) Chypre invoquait la violation de plusieurs articles : articles 3, 8, 13, 14, 17 et 18, article 1 er du Protocole n o I. La Cour a écarté les griefs tirés des articles 3, 14, 17 et 18 et elle a concentré son attention sur les autres dispositions invoquées. Nous reviendrons sur la question de l’absence de recours effectif, la Cour ayant constaté une violation de l’article 13, car elle a estimé « qu’il serait contradictoire avec la politique déclarée d’offrir des recours pour contester son application » (§ 193 de l’arrêt). L’apport essentiel de l’arrêt sur la question des personnes déplacées concerne l’article 8 puisque, en ce qui concerne l’article 1 er du Protocole n o I, elle a repris les solutions de l’arrêt Loizidou. Selon Chypre, « la politique de l’Etat défendeur visant à diviser Chypre en fonction de critères raciaux, a touché 211 000 Chypriotes grecs déplacés et leurs enfants ainsi qu’un certain nombre de Maronites, Arméniens, Catholiques et autres citoyens de la République de Chypre » (§ 166 de l’arrêt). Le gouvernement requérant demandait à la Cour de constater une violation du droit au respect du domicile et de la vie familiale des personnes déplacées, dans la mesure où elles ne peuvent plus se rendre dans la partie nord de l’île qu’elles ont quittée. La Commission et la Cour ont conclu à la violation de l’article 8 « en raison du refus d’autoriser les Chypriotes grecs déplacés à regagner leur domicile dans le nord de Chypre. La Cour s’est appuyée sur trois éléments : « premièrement, le déni total du droit des personnes déplacées au respect de leur domicile n’est pas prévu par la loi, au sens de l’article 8, § 2 de la Convention... ; deuxièmement, les pourparlers intercommunautaires ne sauraient être invoqués pour légitimer une violation de la Convention ; troisièmement, la violation en cause fait l’objet d’une politique qui perdure depuis 1974, et doit donc être qualifiée de continue » (§ 174 de l’arrêt). La condamnation est donc ferme et confirme celle qui avait déjà été portée par la Commission dans ses rapports de 1976 et 1983 relatifs aux trois premières requêtes de Chypre (voy. le § 265 du rapport de la Commission de 1999). En revanche, la Cour, comme la Commission, a refusé de se prononcer sur l’argument de Chypre, selon lequel il y aurait « une politique de destruction et de modification délibérées de l’environnement humain, culturel et naturel et des conditions de vie dans le nord de Chypre » (§ 167 de l’arrêt). Pour le gouvernement chypriote « cette politique repose sur l’implantation massive de colons venus de Turquie qui a pour but et résultat d’éliminer la présence et la culture grecques dans le nord de l’île. Pour lui, les concepts de Rev. trim. dr. h. (2002) 825 ‘domicile ’ et de ‘vie privée ’ sont suffisamment larges pour englober la notion de maintien des relations culturelles existantes au sein d’un environnement culturel qui vient à subsister (sic) ». Il est dommage que la Cour de Strasbourg n’ait pas saisi l’occasion de traiter de ces questions fort graves qui préoccupent la communauté internationale et qui évoquent les politiques de « purification » ou de « nettoyage ethnique » examinées sous l’angle des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crime de génocide dans le cadre des juridictions pénales internationales. Quant à la violation du droit des personnes déplacées au respect de leurs biens, la Cour, à la suite de la Commission, reprend très largement les solutions qu’elle avait élaborées dans l’affaire Loizidou : cette affaire constituait un cas particulier d’une pratique administrative générale et le raisonnement de la Cour dans l’arrêt de 1996 valait non seulement pour ce cas particulier, mais également pour la pratique en tant que telle. La Cour ajoute, à propos d’une loi de la « République turque de Chypre-Nord » adoptée en 1995 et qui n’avait pas été évoquée dans l’affaire Loizidou, que cette loi n’a pas plus de validité juridique que l’article 159 de la Constitution de ladite République auquel elle tend à donner effet. Là encore, comme dans l’arrêt Loizidou, elle rejette l’argument turc selon lequel le problème des biens des personnes déplacées devait être réglé dans le cadre des pourparlers intercommunautaires. La spécificité de l’atteinte au droit des personnes déplacées au respect de leurs biens tient au refus de l’accès à ceux-ci et c’est cela que la Cour a sanctionné en 1996 comme en 2001. Toutefois, la Cour reste prudente et elle ne consacre pas, aussi bien en ce qui concerne l’article 1 er du Protocole n o I que l’article 8, un véritable droit au retour dans leurs foyers au profit des personnes déplacées. Cette prudence qu’on relève dans l’approche générale de la Cour et dans la manière dont elle traite des problèmes généraux des personnes disparues et des personnes déplacées, on la retrouve à propos de certaines questions spécifiques qui étaient au cœur de l’affaire et qui ont fait l’objet de controverses et de critiques. III. — Des questions spécifiques et controversées Certaines solutions consacrées dans l’arrêt du 10 mai 2001 sont ambiguës et elles ont donné lieu à des discussions entre les juges eux-mêmes, comme en témoignent les opinions séparées jointes à 826 Rev. trim. dr. h. (2002) l’arrêt. Elles ont également été critiquées dans la doctrine, ce qui risque de rendre difficile l’exécution de la décision de la Cour. Les débats ont porté essentiellement sur la reconnaissance de voies de recours et des juridictions établies dans la « République turque de Chypre-Nord », mais aussi sur la question de la pratique étatique et sur quelques problèmes que la Cour a mentionnés tout en évitant d’y apporter une réponse. A. — La question de la légalité des « juridictions » de la « République turque de Chypre-Nord » (RTCN) Nous abordons ici un des points les plus controversés de l’arrêt du 10 mai 2001. La Turquie soutenait, devant la Commission, que « la RTCN était dotée d’un système complet de tribunaux indépendants accessibles à tout un chacun » (§ 82 de l’arrêt), mais Chypre avait essayé, en vain, de réfuter ces arguments. Le gouvernement requérant a maintenu ses objections devant la Cour. Selon lui « la création de la ‘ RTCN ’ en 1983 et de son ordre juridique et constitutionnel découle directement de l’agression perpétrée par la Turquie contre la République de Chypre en 1974. Cette agression continue de se manifester par la poursuite de l’occupation illégale du Nord de Chypre » (§ 83 de l’arrêt) et il ajoute que « ce n’est pas parce que l’on considère la ‘RTCN ’ comme une administration locale subordonnée de l’Etat défendeur qu’il faut nécessairement estimer que les recours disponibles en ‘ RTCN ’ constituent des ‘ recours internes ’ de l’Etat défendeur aux fins de l’ancien article 26 de la Convention » (§ 84 de l’arrêt). Chypre reproche aussi à la Commission d’avoir mal interprété la portée de l’avis consultatif rendu par la Cour internationale de Justice dans l’affaire de la Namibie et d’ailleurs déjà mentionné dans l’affaire Loizidou ( 30). (30) L’utilisation de l’avis de la Cour internationale de justice sur la Namibie dans l’affaire Loizidou n’était pas sans ambiguïté : voy. sur ce point nos remarques dans les Mélanges Goy, op. cit., pp. 420-421. On peut ajouter que la Cour de justice des Communautés européennes s’était déjà référée à l’avis de la CIJ sur la Namibie dans l’affaire C-432/92, arrêt du 5 juillet 1994, Anastasiou e.a. (Rec. CJCE, 1997-7, pp. I3087 à 3139). Une juridiction britannique, la High Court of Justice avait posé des questions préjudicielles à la Cour de Luxembourg à propos des certificats d’origine et des certificats phytosanitaires délivrés par les autorités de la RTCN pour des importations d’agrumes et de pommes de terre. La Cour de Justice a considéré que l’accord d’association entre la CEE et Chypre s’opposait à l’acceptation de certificats délivrés par des autorités autres que celles de la République de Chypre, alors que la Commission et le Royaume-Uni, s’appuyant sur l’avis relatif à la Namibie, estimaient qu’il fallait tenir compte de cette situation de fait (point 35 de l’arrêt). Dans → Rev. trim. dr. h. (2002) 827 La Cour a consacré de longs développements à la question des recours disponibles et des juridictions de la « RTCN », principalement à propos de l’examen de l’obligation d’épuiser les recours internes, donc au stade des questions préliminaires (§§ 82 à 102 de l’arrêt), mais aussi, lors de l’examen des questions de fond, à propos de l’article 6 et de la situation des Chypriotes grecs dans le nord de l’île (§§ 228 à 240 de l’arrêt), ainsi qu’en relation avec l’article 13 : §§ 190 à 194 de l’arrêt (droits des personnes déplacées), §§ 318 à 324 (droits des Chypriotes grecs dans le nord de l’île), §§ 347 et 378 à 383 (Chypriotes turcs dans le nord de l’île). La position de la Cour rejoint celle de la Commission. La Cour souligne que « la Commission s’est gardée de se livrer à des déclarations générales sur la validité des actes des autorités de la ‘RTCN ’ au regard du droit international » (§ 89 de l’arrêt). Ce faisant, la Commission reprenait la position de la Cour dans l’affaire Loizidou où la juridiction strasbourgeoise s’était refusée à « énoncer ... une théorie générale sur la légalité des actes législatifs et administratifs de la ‘RTCN ’ ». La Cour est très claire sur ce point dans son arrêt de 2001 : « le gouvernement de la République de Chypre demeure l’unique gouvernement légitime de Chypre » (§ 90 de l’arrêt) et « la situation qui perdure dans le nord de Chypre depuis 1974 se caractérise par l’exercice de l’autorité de fait par la ‘ RTCN ’ ». La Cour se veut réaliste. Il lui « paraît évident, malgré les réserves que peut émettre la communauté chypriote grecque dans le nord de Chypre quant aux tribunaux de la ‘ RTCN ’ que ce sont les membres de cette communauté qui pâtiraient de l’absence de telles institutions. De plus, la reconnaissance du caractère effectif de ces organes à seule fin de protéger les droits des habitants de cette région ne confère, d’après la Cour et l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice, aucune légitimité à la ‘ RTCN ’ » (§ 92 de l’arrêt). Comme la Commission, la Cour se fonde essentiellement sur l’avis relatif à la Namibie dont elle analyse non seulement le contenu, mais aussi le contexte dans lequel il est intervenu ainsi que les opinions individuelles de certains juges qui, d’après elle, développent l’avis. M me Palm, dans son opinion en partie dissidente à laquelle se ← ses conclusions, l’avocat général Claus Gulman s’était attaché à montrer la différence des situations de la Namibie et de Chypre. La Cour de Strasbourg aurait pu s’inspirer de ces analyses. Sur cette affaire, voy. Olufemi Elias, « General international law in the European Court of Justice : from hypothesis to reality », Netherlands Yearbook of International Law, 2000, pp. 3-34, notamment pp. 14-16 et 23-24. 828 Rev. trim. dr. h. (2002) sont ralliés cinq autres juges (MM. Jungwiert, Levits, Pantiru, Kovler et Marcus-Helmons) estime que la Cour aurait dû faire preuve de retenue judiciaire et s’abstenir de solliciter autant l’avis de la Cour internationale de justice sur la Namibie. Dans son opinion en partie dissidente, M. Marcus-Helmons développe cette critique de l’utilisation de l’avis de la CIJ et conteste le recours aux opinions individuelles exprimées par certains juges pour « ajouter » au texte de la majorité, ce qui soulève le problème général de la valeur à attribuer aux opinions séparées par rapport à la décision de la juridiction. La Cour insiste sur le fait que « la vie continue pour les habitants de la région concernée » (§ 96 de l’arrêt) et que son point de vue « n’est en aucun cas isolé » (§ 97 de l’arrêt) ; « il est confirmé par d’éminents auteurs qui ont écrit sur le sujet des entités de fait en droit international et par la pratique en vigueur, en particulier la jurisprudence des tribunaux internes sur la valeur des décisions prises par les autorités d’entités de fait » (§ 97 de l’arrêt). On peut regretter que la Cour se borne à utiliser l’argument d’autorité et ne cite aucun auteur ni aucune décision de jurisprudence pour étayer ses affirmations. M. Marcus-Helmons n’a pas manqué de le relever et de mentionner toute une série de décisions judiciaires américaines ou britanniques montrant que la pratique est loin d’être établie. Finalement, « la Cour conclut... qu’aux fins de l’article 26 (art. 35, § 1 er actuel) de la Convention, les recours disponibles en ‘RTCN ’ peuvent passer pour des recours internes de l’Etat défendeur et qu’il y a lieu d’en évaluer le caractère effectif dans les circonstances particulières où la question se pose » (§ 102 de l’arrêt). On doit souligner la formulation extrêmement prudente de la Cour : « les recours disponibles ‘peuvent passer ’ et non pas ‘ constituent ’ les recours internes » ( 31). Mais cette prudence n’est pas reconnue par ceux qui contestent la solution de la Cour : pour eux les « tribunaux » de la « RTCN » ne répondent pas à l’exigence de légalité inscrite dans l’article 6 et ils ne sont pas « prévus par la loi », cette exigence recouvrant à la fois la légalité interne et la légalité internationale. On peut d’ailleurs remarquer que les dénonciateurs de l’illégalité des tribunaux glissent souvent de la critique de la légalité à celle de l’effectivité des recours devant ces tribunaux, ce qui n’est évidemment pas la même chose. (31) Cette formulation est reprise au paragraphe 237 de l’arrêt à propos de la violation alléguée de l’article 6 dans le chef des Chypriotes grecs vivant au nord de l’île. Rev. trim. dr. h. (2002) 829 On remarquera enfin, ce qui rejoint les analyses de M me Palm et des cinq autres juges qui l’ont approuvée, que la Cour a pris inutilement position sur la question des recours internes et des juridictions de la « RTCN ». Il aurait suffi, en effet, qu’elle constate qu’elle devait trancher un litige interétatique pour lequel le problème de l’épuisement des voies de recours internes se pose dans des conditions différentes de celles du recours individuel. Comme dans l’affaire Irlande c. le Royaume-Uni, l’Etat requérant invoquait une pratique d’où découlerait une violation de la Convention. Dans ces conditions, la Cour avait admis en 1978 qu’il n’était pas nécessaire d’épuiser les voies de recours internes (§ 159 de l’arrêt de 1978). La position de la Cour en 2001 est quelque peu paradoxale : elle s’est prononcée d’une manière générale sur le caractère des « recours internes » offerts par la « RTCN », mais dans l’examen particulier des griefs, elle a considéré que l’épuisement de ces recours internes n’était pas requis puisque le grief allégué portait sur une pratique : il en a été ainsi par exemple à propos du respect des biens des personnes déplacées (§ 185 de l’arrêt) ( 32) ou à propos de l’examen d’ensemble des conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de l’île (§§ 293 et 295). La question des pratiques prétendument contraires à la Convention était en effet au cœur des débats. B. — La question de la pratique étatique L’arrêt Chypre c. la Turquie de 2001 se situe dans le droit fil de l’arrêt Irlande c. le Royaume-Uni de 1978 en ce qui concerne la question de la pratique étatique. Toutefois, il apporte quelques précisions et souligne les difficultés de la preuve dans les cas concrets. La Cour s’est d’ailleurs montrée très exigeante à cet égard, malgré les invitations du gouvernement requérant à manifester plus de souplesse. La non-participation de la Turquie à la procédure peut expliquer cette relative sévérité, la Cour ne voulant sans doute pas donner l’impression qu’elle sanctionnait la défaillance du gouvernement requérant en acceptant purement et simplement les demandes de Chypre. La Cour reprend la définition de la pratique donnée dans l’arrêt Irlande c. le Royaume-Uni « à savoir une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système » (§ 115 de l’arrêt, ren(32) Dans le paragraphe précédent (§ 184), la Cour constate l’inexistence ou l’inefficacité des recours internes, ce qui traduit une hésitation dans son raisonnement. 830 Rev. trim. dr. h. (2002) voyant au § 159 de l’arrêt de 1978). Il en résulte que la « pratique étatique » peut découler non seulement d’une « accumulation de manquements » purement matériels, mais aussi d’une politique délibérée. Ainsi, « la Cour observe que la politique officielle des autorités de la ‘ RTCN ’ consistant à dénier aux personnes déplacées le droit de regagner leur domicile est renforcé par les restrictions très sévères appliquées par ces mêmes autorités aux visites dans le Nord des Chypriotes grecs vivant dans le Sud » (§ 172 de l’arrêt). Dans ces conditions, l’épuisement des voies de recours internes n’est pas requise. La Cour revient là-dessus à plusieurs reprises (§§ 185, 193 de l’arrêt). En revanche, pour les Chypriotes grecs vivant dans le nord de l’île (région du Karpas), la Cour est exigeante et considère que l’article 6 de la Convention n’a pas été violé à leur égard. Elle souligne, en effet, qu’ils « ont parfois obtenu gain de cause dans des actions en défense de leur droit de propriété... et que l’accès aux tribunaux locaux ne leur est pas interdit pour des raisons de race, de langue ou d’origine ethnique » (§ 234 de l’arrêt). On retrouve la sévérité de la Cour à l’encontre de ceux qui invoquent une pratique de violation de la Convention à propos des griefs concernant les droits des opposants politiques Chypriotes turcs. Ceux-ci auraient pu utiliser les recours disponibles, notamment la procédure d’habeas corpus. Pour la Cour « les preuves ne démontrent pas de manière convaincante l’existence de la part des autorités de la ‘ RTCN ’ d’une pratique administrative consistant à demeurer totalement passives face à des allégations sérieuses selon lesquelles les agents de l’Etat ou des particuliers jouissant de l’impunité ont commis des fautes ou causé un préjudice » (§ 347 de l’arrêt). La Cour se montre extrêmement exigeante pour reconnaître l’existence d’une pratique puisqu’elle requiert non seulement la passivité des autorités, mais une passivité totale : on peut se demander si elle n’est pas allée plus loin que le critère qu’elle s’est elle-même fixé de la preuve au-delà de tout doute « raisonnable ». La Cour se montre également restrictive en ce qui concerne les pratiques résultant des agissements de particuliers, notamment pour les atteintes aux biens des Chypriotes turcs vivant dans le nord. Elle admet « que l’on ne saurait exclure que de tels incidents se soient produits. Toutefois, ces éléments n’étayent pas l’existence d’une pratique administrative de violation de l’article 1 er du Protocole n o 1 » qui tolérerait, encouragerait ou approuverait cette forme de criminalité (§ 376 de l’arrêt). On retrouve cette « retenue » de la Cour à propos de certaines questions sur lesquelles elle hésite à se prononcer. Rev. trim. dr. h. (2002) 831 C. — Les questions éludées : des occasions manquées ? On constate, en effet, que la Cour a hésité à s’aventurer dans certains domaines sujets à controverses ou nouveaux pour elle, mais dans lesquels il aurait été intéressant qu’elle pose certains jalons pour l’avenir. Nous l’avons déjà relevé en ce qui concerne le refus d’aborder les problèmes du « nettoyage ethnique » et de la politique de « colonisation » turque lorsque la Cour a abordé, de façon par ailleurs approfondie, la question des personnes déplacées. Elle n’a pas voulu envisager ces problèmes par le biais de la protection du domicile et de la vie privée (art. 8 de la Convention), ce qui aurait évidemment exigé de sa part un effort d’interprétation et de construction juridique considérable et périlleux. La Cour maintient sa position lorsqu’elle examine la situation des Chypriotes grecs restés dans le nord de l’île : elle admet que ceux-ci ont été victimes de violations de l’article 8 (domicile, vie privée et familiale) (§ 296 de l’arrêt). Elle concède même que les restrictions et formalités qui leur sont imposées en matière de liberté de circulation (pour accéder à des soins ou pour participer à des manifestations bi ou intercommunautaires et pour sauvegarder leurs droits patrimoniaux en cas de départ définitif ou de décès) constituent « des facteurs aggravant les violations constatées quant aux droits des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur vie privée ou familiale » (§ 301 de l’arrêt). Mais « elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les allégations du gouvernement requérant sur le terrain de l’article 8 concernant l’installation de colons turcs dans le nord de Chypre » (ibid.). Dans un autre domaine, la Cour a apporté des précisions intéressantes en ce qui concerne le droit à la santé, droit qui appartient, il est vrai, aux droits économiques et sociaux et culturels et qui peut cependant bénéficier d’une certaine protection de la Convention par ricochet. En effet, à propos des Chypriotes grecs vivant au nord, mais dans une formule tout à fait générale, elle « observe qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 2 de la Convention lorsqu’il est prouvé que les autorités d’un Etat contractant ont mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population ». L’énoncé d’une telle règle, qui prend la forme d’une « glose », constitue une interprétation tout à fait constructive de l’article 2. Mais la Cour a refusé de s’engager plus loin en écartant l’allégation du gouvernement requérant critiquant « la qualité des soins offerts dans le Nord » : « La Cour ne juge pas nécessaire de rechercher en l’espèce dans quelle mesure l’article 2 de la Conven- 832 Rev. trim. dr. h. (2002) tion impose à un Etat contractant l’obligation d’offrir un certain niveau de soins médicaux » (§ 219 de l’arrêt). Certes, la formulation n’exclut pas toute évolution de la jurisprudence ultérieure sur cette question, mais la distinction entre l’accès aux soins, qui peut entrer dans le champ d’application de l’article 2, et le niveau des soins médicaux et la qualité des soins, qui n’en font pas partie pour le moment, marque sans doute la limite d’une extension possible de la Convention. La Cour semble regretter cette conclusion en indiquant qu’elle reviendra sur le grief de l’accès aux soins médicaux à propos du respect de l’article 8 : elle a effectivement reconnu une violation de la Convention sur ce terrain, mais sans isoler ce grief parmi d’autres touchant, comme nous l’avons vu, à la vie privée et familiale, ou au domicile. La Cour a encore manqué une occasion de faire progresser l’interprétation de la Convention en ce qui concerne la protection des minorités et le problème de la discrimination. Il est vrai qu’elle a reconnu qu’il y avait eu « violation de l’article 3 de la Convention en ce que les Chypriotes grecs vivant dans la région de Karpas, dans le nord de Chypre, ont subi une discrimination s’analysant en un traitement dégradant » (§ 311 de l’arrêt). Elle considère en effet que « les conditions dans lesquelles cette population est condamnée à vivre sont avilissantes et heurtent la notion même de respect de la dignité humaine de ses membres » (§ 309). Ces conditions avilissantes tiennent au maintien de cette communauté dans l’isolement, aux restrictions imposées à la liberté de circulation, à la surveillance exercée et à l’absence de perspective de renouvellement ou d’élargissement de celle-ci. De telles considérations ne sont pas limitées au cas d’espèce et pourraient être appliquées dans d’autres situations. Mais la portée des affirmations de la Cour reste limitée car elle a refusé de mettre en jeu l’article 14 combiné avec l’article 3 ou avec les autres articles pertinents ( 33). Cette position de la Cour risque d’affaiblir la portée de l’article 14 et peut s’avérer inquiétante pour l’avenir, d’autant plus que le sort réservé au Protocole n o 12 est des plus incertains... Le juge Marcus-Helmons a exprimé son désaccord sur le paragraphe 317 de l’arrêt, estimant que la conjonction de l’article 14 avec un autre article de la Convention peut aboutir à une violation supplémentaire de celle-ci, comme la Cour l’a admis dans (33) La Commission avait déjà estimé inutile de se prononcer sur l’article 14 en ce qui concerne les Chypriotes grecs vivant au nord (§ 626 du rapport). En revanche, par 19 voix contre 1 (celle de M. Trechsel), président de la Commission), elle avait retenu une violation de l’article 14 en liaison avec l’article 8 et l’article 1 er du Protocole n o I en ce qui concerne les personnes déplacées (§ 612 du rapport). Rev. trim. dr. h. (2002) 833 sa jurisprudence. En cela, il rejoint l’opinion du juge Costa qui a exprimé son désaccord sur deux points du dispositif, en premier lieu sur la discrimination religieuse à l’encontre des Chypriotes grecs vivant dans la zone de Karpas. Le juge français estime qu’il y avait, dans le cas d’espèce, une double violation de l’article 9 et de l’article 9 combiné avec l’article 14 et il élargit sa remarque ainsi : « Sur un plan général, l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 ne me paraît pas faire double emploi avec la simple constatation qu’un droit garanti par la Convention a été violé ». Le deuxième point de désaccord du juge Costa concerne le problème des Tsiganes. Il reproche à la Cour de s’être fondée sur l’absence de tout recours des victimes devant les tribunaux locaux. Il fallait, selon lui, distinguer la méconnaissance des droits et libertés des intéressés (non contestée) et le fait que ceux-ci n’aient pas cru possible, ou efficace d’intenter des actions en justice. En filigrane on peut lire dans cette suggestion l’idée qu’il fallait tenir compte des particularités de la communauté tsigane. Et d’ajouter une remarque tout à fait pertinente sur la place, peut-être excessive, de la pratique administrative dans le raisonnement de la Cour : faut-il assimiler l’abstention des Tsiganes en matière de recours « à un défaut de preuve d’une pratique administrative, preuve de toute façon fort difficile à rapporter, et rarement admise par la jurisprudence de la Cour ? ». On pourrait ajouter de manière encore plus générale que l’analyse des effets juridiques d’une abstention ou d’un fait négatif est toujours difficile et aléatoire dans son résultat. Là aussi la Cour a manqué une occasion de faire progresser l’interprétation de la Convention et la protection que celleci assure. Pourtant une minorité assez importante de la Commission avait exprimé son désaccord avec la majorité, estimant que les membres de la communauté tsigane avait subi une violation de l’article 8 du fait de la destruction de leurs maisons ( 34). La route est longue pour les gens du voyage avant qu’ils parviennent enfin à la reconnaissance de leurs droits au regard de la Convention... Certes des jalons ont été posés avec les arrêts Buckley ( 35) puis (34) Il s’agit de l’opinion de M me Liddy à laquelle se sont joints 6 autres commissaires : M. Trechsel, M me Thune, MM. Rozakis, Svaby, Ress et Perenic. (35) Cour eur. dr. h., 25 septembre 1996, Buckley c. Royaume-Uni. Voy. les remarques pertinentes de Delphine Leclercq-Delapierre sur cet arrêt dans le Journal du Droit international, 1997, pp. 245-247 (Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme). 834 Rev. trim. dr. h. (2002) Chapman ( 36), mais la Cour n’a pas fait de pas supplémentaires dans l’affaire Chypre c. la Turquie. On peut le regretter avec le juge Costa : il « aurait paru plus simple d’admettre les faits constatés par la Commission, et de les qualifier de violation des droits garantis par la Convention et ses Protocoles ». Conclusion L’arrêt Chypre c. la Turquie sera-t-il considéré comme un des grands arrêts de la nouvelle Cour installée en 1998 ? Le juge Costa affirme qu’il s’agit d’un « important arrêt » ( 37). Une telle appréciation dépend évidemment du point de vue auquel on se place. L’importance politique de l’arrêt est certaine étant donné les enjeux qui étaient en cause ( 38). Le gouvernement chypriote et ceux qui défendent sa vision des problèmes peuvent être satisfaits globalement de la sentence, bien que certaines formulations puissent leur déplaire (à propos des « recours internes » de la « RTCN ») ainsi que certains constats de non-violation. Pour la Turquie, le résultat de cette affaire n’est pas acceptable, même si elle peut trouver quelques éléments de satisfaction ponctuels. Cela rendra probablement très difficile l’exécution de l’arrêt et la tâche du Comité des ministres chargé d’en assurer la surveillance. Toutefois, l’ordre du jour de la réunion des 11-12 juin 2002 comprend quelques éléments relativement encourageants : non seulement le Comité des ministres a décidé de diviser les difficultés pour en faciliter la solution, comme (36) Cour eur. dr. h., 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume-Uni, Coster c. Royaume-Uni, Jane Smith c. Royaume-Uni, Beard c. Royaume-Uni, Lee c. RoyaumeUni. Voy. les observations de Delphine Leclercq-Delapierre, sur ces cinq affaires au Journal du Droit international, 2002, pp. 292-293 (Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme) et les points de vue différents exprimés par Florence Benoit-Rohmer (« La Cour de Strasbourg et la protection de l’intérêt minoritaire : une avancée décisive sur le plan des principes ? (en marge de l’arrêt Chapman) » et de Dominique Rosenberg (« L’indifférence du juge européen aux discriminations subies par les Roms (en marge de l’arrêt Chapman) », Rev. trim. dr. h., n o 48, octobre 2001, pp. 999-1015 et 1017-1033. (37) Voy. aussi Loukis Loucaides, « The judgment of the European Court of Human Rights in the Case of Cyprus v. Turkey », Leiden Journal of International Law, 2002, pp. 225-236. L’auteur qualifie cet arrêt d’« historique » (« historic judgment »). Notons que cette appréciation émane du juge élu au titre de Chypre et récusé par la Turquie dans cette affaire (voy. supra) ! (38) Dans cette optique, voy. la note de Frank Hoffmeister, in American Journal of International Law, vol. 96, n o 2, avril 2002, pp. 445-452. L’auteur considère que l’arrêt représente une contribution bien équilibrée en ce qui concerne quatre questions centrales dans le débat politique en cours. 835 Rev. trim. dr. h. (2002) nous l’avons vu, mais en outre il a annoncé qu’en avril 2002 la délégation de la Turquie a notamment indiqué que la pratique administrative autorisant les tribunaux militaires à juger des civils, qui avait été condamnée par la Cour, n’était plus applicable désormais. L’appréciation sur le plan juridique varie également selon les interlocuteurs. Nous avons déjà relevé les critiques de certains auteurs qui reprochent à la Cour de n’avoir pas pris en compte les règles du droit international public, ou de s’être mépris à leur sujet. D’autres estiment qu’elle a ignoré le droit des conflits armés en matière d’occupation ou le droit international humanitaire. Pour notre part, nous plaçant essentiellement sur le plan du droit de la Convention, nous avons relevé certaines avancées, mais aussi certaines occasions manquées et on peut même se demander si, dans certains domaines, il n’y a pas eu recul (par exemple pour l’accès à la juridiction et le droit à l’assistance judiciaire : voy. le § 352 de l’arrêt). Il est vrai que toute décision judiciaire rendue par défaut laisse un sentiment d’insatisfaction pour le juriste. Du moins saurat-on gré à la Cour de Strasbourg de s’être aventurée dans un domaine qui ne lui est pas encore très familier, celui des violations massives des droits de l’homme... Paul TAVERNIER Professeur à l’Université de Paris XI, Directeur du CREDHO - Paris Sud ✩