Les Fleurs du Mal : art et exclusion.
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Les Fleurs du Mal : art et exclusion.
Les Fleurs du Mal : art et exclusion. Timothy Wilhelm Résumé : Les Fleurs du Mal, chef d’œuvre de l’une des figures les plus importantes de la poésie française offrit une nouvelle exploration des émotions, de l’amour, de l’expérience sensuelle et du rôle du poète dans la société. Ce dernier élément devient clé dans l’histoire de la publication des Fleurs du Mal, où il devint victime du gouvernement français, gardien autoproclamé de la morale publique. Dans ce contexte Baudelaire dut justifier le contenu de sa poésie et aussi préserver son unité. Cet essai analyse l’évolution de cette œuvre au cours du procès qui a cherché à la condamner. Mots clés : Charles Baudelaire, poésie, Romantisme, Les Fleurs du Mal. Les Fleurs du Mal, seul recueil de Charles Baudelaire publié de son vivant, est condamné par le Tribunal de la Seine pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs un mois après la mise en vente du volume. Lancé le 20 août 1857, le procès est essentiellement une attaque contre le poète qui tenait à distinguer son œuvre de la littérature moralisatrice. « Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal » (OC I 181), écrit le poète dans son projet de préface de 1861. Le rejet de son œuvre confirme sa notion du poète exclu, thème qui domine Les Fleurs du Mal et qui ne cessera pas d’influer sur la fortune du recueil. Cet article tente de mieux définir et catégoriser le caractère multiforme que prend l’œuvre des Fleurs du Mal au cours de ses diverses transformations et en raison de ce qui en était exclu : notamment, les pièces condamnées et certains aspects de la pensée de Baudelaire, avant d’atteindre l’unité poétique de la version définitive qui demeurait si longtemps irréalisée. Les Fleurs du Mal, 1857 Or, c’est justement la notion du poète exclu, condamné par tous ceux qui l’entourent, qui donne naissance à la première édition des Fleurs du Mal. On lit dans le poème qui ouvre le recueil, Bénédiction : « Dans le pain et le vin destinés à sa bouche / Ils se mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ; / Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche, / Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas » (l. 33-36). Ici, cependant, ce pauvre poète jouit d’avance de sa place garantie « Dans les rangs bienheureux des saintes Légions » (l. 62). Cette construction du poète exclu, omniprésente dans le recueil, sera élaborée dans le poème suivant, L’Albatros, où cet oiseau se personnifie : « Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! / Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! / L’un agace son bec avec un brûle-gueule, / L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait ! » (l. 9-12). Voici la naissance du désaccord insurmontable entre le poète et le monde qu’il essaie de peindre en vers, un monde qui trouve le métier du poète étrange ; il s’agit d’une opposition dont Baudelaire ressentit les obstacles ainsi que les inspirations artistiques. Claude Pichois note dans sa Notice des Fleurs du Mal : « Pour qui donc, pour quoi donc écrirait-il ? Baudelaire se trouve orphelin dans un monde sans Dieu, qui lui est socialement et même physiquement hostile. La Beauté lui semble lointaine, inaccessible, meurtrière ». (OC I Confluence (2014) -9- 10 Timothy Wilhelm 801). Baudelaire fut novateur dans la mesure où il tire son inspiration de ce qu’il trouve autour de lui. Toujours choquant, il fait pousser et cultiver ses « fleurs maladives » 1 dans une terre fourmillante de prostitution, de sanglots et d’escrocs, sujets qui se retrouvent tout au long de son œuvre ; cette terre, Paris, à la fois sa Muse et celle qui le rejette. « Le monde ne marche que par le Malentendu » écrit Baudelaire en 1864. « C’est par le Malentendu universel que tout le monde s’accorde » (Mon cœur mis à nu OC I 704). Pour Baudelaire, la condamnation par le Tribunal de la Seine serait le résultat du fait qu’on n’avait pas compris le but de son œuvre. Dans son jugement, le Tribunal condamne Baudelaire « à 300 francs d’amende » et ses éditeurs, Auguste Poulet-Malassis et Eugène De Broise « chacun à 100 francs d’amende » pour avoir commis « le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs : Baudelaire, en publiant ; Poulet-Malassis en publiant, vendant et mettant en vente, à Paris et à Alençon, l’ouvrage intitulé : Les Fleurs du Mal, lequel contient des passages ou expressions obscènes et immorales » (Le Procès des Fleurs du Mal OC I 1182) 2. Le substitut représentant l’Etat, Ernest Pinard, souligne deux objections : offense contre la morale publique et offense contre la religion chrétienne. Le jugement cite certains passages du recueil qui, aux yeux des défenseurs de la morale publique, étaient offensifs. Pinard concède qu’il « n’est point un critique littéraire, appelé à se prononcer sur des modes opposés d’apprécier l’art et de le rendre » ; sa mission est d’être « une sentinelle qui ne doit pas laisser passer sa frontière » (217). Selon Pinard, Baudelaire est coupable du fait de sa philosophie de l’art : Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à nu. Il fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes ; il aura, pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants ; il l’exagérera surtout dans ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure, afin de créer l’impression, la sensation. Il fait ainsi, peut-il dire, la contrepartie du classique, du convenu, qui est singulièrement monotone et qui n’obéit qu’à des règles artificielles. (Pinard, cité par Guyaux, 217) Parmi les treize poèmes atteints par le Tribunal, six ont été officiellement condamnés : Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées et Les Métamorphoses du vampire. Ces poèmes contiennent un langage érotique (dans le cas de Lesbos et Les Bijoux, qui font référence à l’anatomie féminine) ou un langage gravement blasphématoire (« Saint Pierre a renié Jésus…il a bien fait ! » écrit-il dans Le Reniement de Saint Pierre). Parmi ces vers se faufilait la concupiscence ; il s’agit d’une poésie de la jouissance inscrite sur la chair. Donc d’un seul coup le Tribunal a gâché un recueil qui avait été soigneusement rassemblé au cours de nombreuses années. Claude Pichois évoque la nature violente de la condamnation quand il écrit qu’elle « obligea l’éditeur à mutiler un certain nombre d’exemplaires pour en retrancher les six pièces condamnées ». (Notice OC I 809). Ces événements exigent de la part de Baudelaire une période d’adaptation et d’évolution dans sa pensée. Les Fleurs du Mal, 1861 « Il ne fait guère de doute » écrit John E. Jackson « que le procès intenté au livre et que la condamnation de six de ses poèmes n’aient causé un choc profond en Baudelaire » (36-37). Ce livre, qui représentait une vie de travail, fut rejeté pour des raisons morales, ce qui n’avait – selon Baudelaire lui-même – aucun rapport avec la poésie. En 1861, son recueil réapparut avec six poèmes de moins, mais muni d’une trentaine de poèmes nouveaux ainsi qu’une nouvelle section 1 2 Baudelaire. Les Fleurs du Mal, Dédicace, ibid., I, 3. L’amende a été en 1858 réduite à 300 francs. 11 Timothy Wilhelm intitulée Tableaux parisiens. Le poète lamente dans le poème Le Cygne que « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) » (l. 7-8) ; « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé ! » (l. 29-31). Jean-Paul Avice et Claude Pichois soulignent le parallèle entre l’Albatros qui paraît au début du recueil et le cygne perdu dans un Paris changé : ‘L’Albatros’, ce prince des nuées exilé sur le sol, disait la tension de la poésie entre l’élévation vers un Idéal et le spleen, l’horreur de la vie née du constat que cet idéal n’est qu’un rêve. Et c’est de cette déchirure que témoigne aussi, dans ‘Le Cygne’, l’oiseau exilé sur le pavé sec … mais contrairement à l’albatros, c’est dans son exil, dans son ‘ridicule’ que le cygne est sublime. (Avice et Pichois 145). L’oiseau représenté dans les Tableaux parisiens constituent une transition d’identité : de l’albatros, qui fréquente les grands espaces marins, au cygne, qui fréquente les bouleversants espaces peuplés. Notons aussi que ce cygne perd « son beau lac natal » (Le Cygne, l. 22), alors que Baudelaire a perdu six poèmes originels de son corpus publié. Notons aussi l’importance de deux textes retrouvés après la mort de Baudelaire qui lui permettaient de répondre aux événements de 1857 : Les Projets de préfaces et Le Projet d’un épilogue. « Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, » affirme-t-il dans le premier projet de préface, « n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle » (OC I 181). Le poète insiste ainsi sur la véritable intention de l’auteur des Fleurs du Mal pour qui les accusations critiques ne tinrent pas compte des motivations artistiques de l’œuvre. Le Projet d’un épilogue, par contre, est un poème inachevé dans lequel le poète ne s’excuse point de son « devoir » ; s’adressant à tous ceux qui composent la population de Paris, le poète proclame : « Ô vous ! soyez témoins que j’ai fait mon devoir / Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. / Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (« Projet d’un épilogue », l. 31-34 OC 192). De plus, Mon cœur mis à nu – qui recueille à partir de 1859 des réflexions quasiquotidiennes sur la politique, les arts, ou tout autre sujet qui capte l’intérêt du flâneur de Paris – offre un aperçu supplémentaire qui permet de mieux comprendre Baudelaire et sa réaction à la condamnation qui l’affligea comme écrivain. Les émotions qui ressortent de ces écrits sont claires et vives ; on y voit les effets de la condamnation sur son esprit. On y lit une anecdote (XLVI) particulièrement révélatrice de sa mentalité : Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : ‘immoral, immoralité, moralité dans l’art’ et autres bêtises, me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche, me demandait, devant les statues et les tableaux immortels, comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences (OC I 707). Ailleurs dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire revient à la notion d’exclusion par rapport à ses contemporains quand il note : « Cependant, j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps » (VII. OC I 680). Cette phrase 12 Timothy Wilhelm fait référence au Malentendu qui, selon lui, avait été la source de sa condamnation par le Tribunal et d’autres figures publiques. Dans une lettre à sa mère, il déclara que « Ce livre sera un livre de rancune. […] Je veux faire sentir sans cesse que je me sens comme étranger au monde et à ses cultes … J’ai besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d’un bain » (Avice et Pichois 150). Les Fleurs du Mal, 1868, et après En décembre 1868, après la mort du poète survenue le 31 août 1867, apparait une troisième édition (appelée « l’édition définitive ») des Fleurs du Mal que les amis de Baudelaire, Théodore de Banville et Charles Asselineau, ont préparée et qui ajoutait 25 poèmes nouveaux. Cependant, cette édition n’avait jamais eu l’approbation préalable de Baudelaire avant sa mort et l’ordre des poèmes, ainsi que le contenu, diffère de celle de 1863, la dernière préparée sous l’œil du poète. Puis en 1917, soixante ans après la publication des Fleurs du Mal, l’œuvre de Baudelaire tomba dans le domaine public (OC I 819). Toutefois, les six pièces condamnées devaient rester exclues des éditions des Fleurs du Mal publiées en France. Ces poèmes seront intégrés à l’édition des Épaves, recueil publié en 1866 à Bruxelles, ce qui leur permettra d’échapper à la censure. Ce recueil avait été préparé par Baudelaire en collaboration avec son éditeur Poulet-Malassis (OC I 819). Ainsi voyait le jour cette partie de l’œuvre de Baudelaire qui fait l’éloge suprême de l’altérité. Lesbos et Les Femmes damnées évoquent le lesbianisme discrètement voilé derrière leurs images mythologiques ; Les Métamorphoses du vampire emploient la métaphore de ce monstre nocturne et aliéné pour rendre visuelle une volupté insondable ; et tous les six partagent l’élément tantôt exotique, tantôt intime du corps féminin qui dressait un tableau de l’amour contre une morale publique qui exilait de telles images aux recoins de la société. Ce n’est qu’en 1949 que la Cour de cassation déclare que Les Fleurs du Mal de Baudelaire « ne dépassent pas, en leur forme expressive, les libertés permises à l’artiste » et que les pièces condamnées ont pu être insérées dans les éditions des Fleurs du Mal publiées en France.3 Tout au long de la condamnation qui empêchait la réalisation de l’unité de son recueil, Baudelaire s’était surtout inquiété de l’intégrité de son œuvre. Il voulait convaincre ses critiques qu’il n’avait pas créé une monstruosité ou quelque chose de putride : il s’est seulement appliqué à « extraire la beauté du Mal ». Malgré le Malentendu qui avait provoqué le profond désaccord entre poète et public, sa capacité d’adaptation artistique, sa persévérance, et sa fidélité à son art ont assuré que le cœur des Fleurs du Mal soit préservé. Timothy Wilhelm, Saint Louis University, student in French Studies. 3 La source de cette information peut être consultée dans les archives du site de la Chambre criminelle de la Cour de cassation française (Crim. 31 mai 1949 [archive].): http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://ledroitcriminel.free.fr/le_phenomene_criminel/crim es_et_proces_celebres/baudelaire.htm&title=31%20mai%201949, saisie le 11 août 2014. 13 Timothy Wilhelm POÈMES CITÉS: Baudelaire, Charles. « Bénédiction ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 7-9. __________. « L’Albatros ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 910. __________. « Les Bijoux ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 158-159. __________. « Le Léthé ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 155156. __________. « A celle qui est trop gaie ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 156-157. __________. « Lesbos ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 150152. __________. « Femmes damnées ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 152-155. __________. « Les Métamorphoses du vampire ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 159. __________. « Reniement de Saint Pierre ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 121-122. __________. « Le Cygne ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. 8587. __________. « Projet d’un épilogue ». Œuvres complètes. Ed. Claude Pichois. Paris: Gallimard, 1975. 191-192. OUVRAGES CONSULTÉS: Avice, Jean-Paul et Pichois, Claude. Passion Baudelaire : L’ivresse des images. Paris : Les Editions Textuel, 2003. Print. Baudelaire, Charles. Les Fleurs du Mal, éd. John E. Jackson. Paris : Librairie générale française, 1999. Print. Charles Baudelaire. Œuvres Complètes, [OC], éd. Claude Pichois, 2 vols. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975. Print. Guyaux, André. Baudelaire, Mémoire de la critique : Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905). Paris : PUPS, l’Université Paris-Sorbonne, 2007. Print. Pichois, Claude et Dupont, Jacques. L’Atelier de Baudelaire : « Les Fleurs du Mal ». Edition diplomatique. 4 vols. Paris : Honoré Champion, 2005. Print. Pinard, Ernest. « Réquisitoire, jeudi 20 août 1857 », dans Guyaux, André. Baudelaire, Mémoire de la critique : Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905). Paris : PUPS, l’Université Paris-Sorbonne. Print.