Article Le sexe faible

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Article Le sexe faible
Dimanche 7 octobre 2012
« Le Sexe faible ? » de Heidi Brouzeng
(critique de Laura Plas), L’Échangeur à
Bagnolet
Ça fait bien par où ça casse
Quelque part du côté de Fassbinder, ou d’Almodovar, L’S.K.B.L. Cie
invente avec « le Sexe faible ? » son cabaret punk et surréaliste.
Rompu le carcan des genres, en éclat donc celui de l’idéal féminin ! La
friction des notes et des mots, de l’utopie et du rêve, des cris et des
chuchotements créent ici une proposition forte, souvent dérangeante.
« le Sexe faible ? » | © David Siebert
Difficile de définir la forme du « Sexe faible ? ». On chante, on joue. L’une
se contorsionne, tous jouent d’un instrument. S’il fallait absolument classer,
on penserait au cabaret, c’est-à-dire justement à l’une des formes de
spectacle les plus désinhibées et les plus polymorphes. On retrouve en effet
l’alternance entre les solos et les tableaux, le jeu frontal au plus près du
public, les poses, la composante musicale.
Encore faudrait-il alors pointer les spécificités de ce cabaret : punk,
littéraire, sans trame narrative, surtout. Car il ne s’agit pas de se laisser
bercer par une histoire : c’est de nous aujourd’hui qu’on cause ! Pas de fil
directeur : le plateau devient territoire du rêve. Par là, il révèle une autre
logique : celle des mots rentrés et couvés ou celle des fantasmes. D’ailleurs,
le beau travail sur la lumière de François Cacic et Vincent Urbani nous
plonge dans une pénombre traversée de fulgurances. On songe d’autant
plus au surréalisme que le texte du spectacle est fait de bribes, et que ces
fragments hétérogènes jouent ou jurent ensemble.
En vrac, voici convoqués à côté des crétineries de magazines « féminins » et
des petits précis à l’usage des épouses, Virginia Woolf, Virginie Despentes,
Jean Eustache, Marguerite Duras, Griselidis Réal, ou Pierre Louÿs : des
femmes comme des hommes, des gens de lettres comme une putain lettrée,
des anonymes comme des grands noms, dans le vertige d’un mélange sans
hiérarchie. En outre, les mots se chevauchent, la voix off trahit ce que l’on
dit au plateau, les notes introduisent des discordances avec les mots. Le
plateau en est comme contaminé puisqu’il perd lui aussi son unité grâce à
des estrades sur roulettes.
« le Sexe faible ? » | © David Siebert
Le mal des mots
Or tous ces choix déconcertants ne sont pas gratuits. Ce que propose
L’S.K.B.L. Cie, c’est de briser un miroir qui renvoie une image intenable de
la femme, de faire exploser des discours et des diktats castrateurs. Plus
exactement, il s’agit de sortir de l’alternative entre la maman et la putain, la
Sainte Vierge et Pandore. Dans des saynètes saisissantes, la compagnie
renvoie ainsi dos à dos les deux modèles et montre qu’il ne s’agit que
d’idoles sans vie, adulées et mortifères. La putain y gagne sa voix au
chapitre. La mère, elle, obtient le droit de gueuler sa peur, sa fatigue, son
horreur. En définitive, la compagnie montre que le « beau mal » (décrite
ainsi par Hésiode) n’est pas la femme, mais plutôt les discours que l’on
porte sur elle.
Évidemment, ça ne peut pas être lisse. On gueule et on chuchote, on parle
de sexe, d’infanticide, de viol. Loin de l’image d’Épinal de la mère épanouie,
on évoque les trois-huit de la prolétaire du foyer. En fait, le spectacle est à
l’image des femmes dont il parle, ces « exclues du marché de la bonne
meuf » *, celles qu’on dit « trop agressives, trop bruyantes ». Avec Pandore,
sont apparues la naissance et la mort, la souffrance ; elles se retrouvent
donc logiquement sur le plateau, en rouge et noir.
Talons aiguilles !
Mais si ce n’est pas « du joli et joli », cela ne signifie pas que le spectacle
n’ait pas sa beauté violente, celle des revues de drag-queens : avec leurs
paillettes et leur audace chromatique. La violence ne signifie pas non plus la
caricature. Si les femmes ne sont pas des saintes, ni des putes, les hommes
ne sont pas des bourreaux. Le discours sur les genres exerce aussi sa
violence sur eux. D’ailleurs, hommes et femmes partagent le plateau. Ce
sont des êtres humains qui échappent aux classifications de genre, d’âge. Ils
forment un beau monde interlope qui fait grimacer les chromos, une troupe
engagée et créative, touchante enfin. ¶
Laura Plas
Les Trois Coups
www.lestroiscoups.com
* Citation de King Kong Théorie, de Virginie Despentes.
Le Sexe faible ?, de Heidi Brouzeng
À partir de textes de Virginie Despentes, Marguerite Duras, Jean Eustache,
Pierre Louÿs, Alina Reyes, Grisélidis Réal, Séverine Wuttke