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Nouvel observateur hors série La pudeur Nouvel Observateur - HORS-SERIE n° 39 Le ciel de la pudeur PUDEUR : du verbe latin pudere, « avoir honte » ou « faire honte », à l’origine sans doute « éprouver » ou « inspirer un mouvement de répulsion », auquel se rattachent (1) pudens (participe présent), « qui a de la pudeur », « modeste », d’où impudens, « effronté », et impudentia, « effronterie, audace » ; (2) pudor, « pudeur, retenue, sentiment de l’honneur », pudicus, « chaste, vertueux », impudicus, « débauché », pudicitia, « chasteté » ; (3) pudibundus, « qui éprouve de la honte » ; (4) repudium, « répudiation de la femme par le mari », d’où repudiare, « répudier », « rejeter », et repudiatio, « refus». Bienséance (1534) : caractère de ce qui convient, va bien ; conduite sociale en accord avec les usages, respect de certaines formes. Chasteté (1119) : de châtier, « corriger, instruire » ; vertu, comportement d’une personne chaste, qui s’abstient volontairement de toute relation sexuelle. Civilité (1361) : observation des convenances, des bonnes manières en usage dans un groupe social. Concupiscence (1265) : du latin concupiscere, « désirer ardemment » ; désir vif des biens terrestres ; penchant aux plaisirs des sens. Confusion (début xiie s.) : trouble qui résulte de la honte, de l’humiliation, d’un excès de pudeur ou de modestie. Continence (fin xiie s.) : état de qui s’abstient de tout plaisir charnel. Convenance (xiie s.) : de convenir ; ce qui est en accord avec les usages. Coquetterie (1651) : souci de se faire valoir pour plaire, en particulier aux personnes de l’autre sexe. Correction (1680) : du latin correctio ; qualité de ce qui ne s’écarte pas des règles, de ce qui est correct. Courtoisie (Moyen Age) : de l’ancien français court, « cour » ; attitude pratiquée dans les cours seigneuriales et qui exalte subtilement l’amour ; politesse raffinée. Déballage (1670) : de déballer ; aveu, confession sans retenue. Décence (xiiie s.) : du latin decere, « convenir » ;respect de ce qui touche les bonnes moeurs, les convenances. Délicatesse (1539) : qualité de ce qui est délicat ; sensibilité morale dans les relations avec autrui, juste appréciation de ce qui peut choquer, peiner. Discrétion (xvie s.) : du latin discretio, « discernement » ; retenue dans les relations sociales. Embarras (fin xvie s.) : état de celui qui éprouve un malaise pour agir ou parler. Exhibitionnisme (1866) : de exhibition ; obsession morbide qui pousse certains à exhiber leurs organes génitaux ; fait d’afficher en public ses sentiments, sa vie privée, ce qu’on devrait cacher. Gêne (1538) : de l’ancien français gehine, « torture », et gehir, « avouer » ; malaise ou trouble physique que l’on éprouve dans l’accomplissement de certaines fonctions, de certains actes. Honnêteté (xiie s.) : de honoré, « noble » ; caractère de ce qui se conforme à la bienséance ou à certaines normes raisonnables. Honte (fin xie s.) : de honnir ; sentiment pénible de son infériorité ; sentiment de gêne éprouvé par scrupule de conscience, timidité, modestie... Inconvenance (xviiie s.) : caractère de ce qu’il ne convient pas de faire. Indécence (1568) : manque de correction, caractère de ce qui est indécent. Libertinage (1603) : licence de moeurs. Lubricité (xive s.) : du latin lubricus, « glissant » ; penchant irrésistible pour la luxure, la sensualité brutale. Modération (1355) : du latin moderatio ; vertu, comportement d’une personne éloignée de tout excès. Modestie (1355) : du latin modestia ; modération, retenue dans l’appréciation de soi-même, de ses qualités ; pudeur, retenue. Naturisme (1931) : doctrine prônant le retour à la nature dans la manière de vivre (vie en plein air, nudisme). Politesse (1659) : ensemble de règles qui régissent le comportement, le langage considérés comme les meilleurs dans une société ; le fait et la manière d’observer ces usages. Pruderie (1666) : affectation de réserve hautaine et outrée dans tout ce qui touche à la pudeur, à la décence. Pudibonderie (1842) : caractère pudibond, affectation de pudeur. Pudicité (1417) : du latin pudicitia ; pudeur, caractère pudique. Puritanisme (1691) : doctrine, esprit des personnes qui montrent ou affichent une pureté morale scrupuleuse. Nouvel observateur hors série La pudeur Règle (1268) : du latin regula ; ce qui est imposé ou adopté comme ligne directrice de conduite ; formule qui indique ce qui doit être fait dans un cas déterminé. Réserve (1664) : attitude, qualité qui consiste à ne pas se livrer indiscrètement, à ne pas s’engager imprudemment, à se garder de tout excès. Retenue (xvie s.) : attitude de celui qui sait se retenir, se modérer, qui garde une prudente réserve. Sagesse (xiiie s.) : vertu, comportement juste, raisonnable ; qualité, conduite du sage, modération. Séduction (xiie s.) : action de séduire, de corrompre ; charme, attrait. Sensualité (1486) : du latin sensualitas, « sensibilité » ; tempérament, goût d’une personne portée à rechercher tout ce qui flatte les sens. Vergogne (1080) : honte. Volupté (début xve s.) : vif plaisir des sens, jouissance pleinement goûtée ; plaisir sexuel. Voyeurisme (xixe s.) : perversion de qui assiste pour sa satisfaction et sans être vu à quelque scène érotique. La chair des pauvres Pour le fondateur du samu social, lorsqu’une personne n’existe plus dans le regard des autres, elle finit par ne plus exister à ses propres yeux. Elle se sent comme invisible, décorporée Dans une rue paisible à l’extrême est de Paris, après le boulevard périphérique et juste avant Saint-Mandé, un portillon modeste s’ouvre dans un haut mur de pierre. De l’autre côté se dressent de beaux bâtiments en pierre taillée du xixe siècle, aménagés avec goût et modernité. Des hommes et des femmes que l’on a l’habitude de croiser prostrés sur le trottoir ou dans le métro discutent, jouent aux cartes. Ils viennent ici se reposer, se laver, se soigner, trouver une écoute et une dignité que la société ne leur accorde plus. C’est dans ce havre de paix, le centre d’accueil du samu social, que nous reçoit Xavier Emmanuelli. Le Nouvel Observateur. - Quel est le rapport des exclus à leur corps, à la pudeur ? Xavier Emmanuelli. - L’exclusion amène les institutions à paramétrer la vie des gens à travers une série de questions techniques. En demandant aux exclus de cocher des cases qui vont permettre de cerner leur situation sociale et médicale, on leur fait mettre leur vie à nue : ils sont « objétisés ». Or, par rapport à leur corps, ils se trouvent déjà dans un processus de désaffiliation, car ils n’ont plus d’interactions sociales, d’échanges. Quand on n’existe pas dans le regard des autres, on n’existe pas à ses propres yeux ; l’image inconsciente du corps s’atténue. On finit par se sentir invisible, décorporé. Le corps se fait gris et tous les événements sont décrétés agressifs. On se recroqueville sur un moi intemporel : aujourd’hui ressemble à hier et à demain. Il y a même une jouissance à participer à la destruction du corps, car lorsqu’on a mal aux pieds ou froid, le corps est perçu comme un ennemi qui donne de la souffrance. Quand on en est là, que l’on a déserté toute vie sociale ainsi que son corps, il n’y a pas de pudeur possible car l’autre n’existe plus. Les psychanalystes parlent de la reconquête du narcissisme. Ils disent qu’il faut reprendre ses marques, et c’est très long. N. O. - Comment se manifeste cette absence de pudeur au cours de vos consultations ? X. Emmanuelli. - De manière très contrastée. Il faut dire que tous n’en sont pas au même degré d’exclusion. Il y a ceux qui se sentent obligés de mentir, qui versent dans la mythomanie. Ils racontent ce qu’ils imaginent qu’il vous plairait d’entendre. S’ils pensent que vous voulez écouter une série de tragédies, ils construisent une histoire linéaire et littéraire aussi, parsemée de graves ruptures affectives. C’est à la fois une parade de séduction, une tentative de conserver un vernis social et une forme de pudeur. Mais les plus exclus répondent à toutes les questions, impassibles, sans bron- cher. Ils sont résignés, ce sont des victimes. Là, il n’y a plus aucune manifestation de pudeur. N. O. - La pudeur serait donc un signe de socialisation ? X. Emmanuelli. - Absolument. A Nanterre où j’étais étudiant, nous faisions prendre des douches collectives aux gens ramassés dans le métro, en séparant juste les hommes des femmes. Nous pen- sions qu’ils avaient atteint le stade où la pudeur ne se manifeste plus. Or, si nous avions eu des douches individuelles, cela les aurait aidés à retrouver leur statut de sujets. N. O. - Vous voulez dire qu’il faut traiter les gens qui n’ont plus de pudeur comme s’ils en avaient ? X. Emmanuelli. - J’en suis convaincu. C’est ainsi qu’on les aide à se resocialiser. C’est parce que nous pensions que ces personnes étaient trop exclues pour avoir de la pudeur que nous ne leur permettions pas d’en avoir. N. O. - A l’inverse, qu’en est-il de ceux qui n’ont pas encore bas-culé dans l’exclusion ? X. Emmanuelli. - Lorsqu’on n’a pas encore basculé dans l’exclusion, que l’on est sur le fil du rasoir, il y a une pudeur particulière pour cacher sa précarité, une réserve pour ne pas montrer que l’on est passé du côté des pauvres. C’est là que se manifeste avec le plus de visibilité une forme de pudeur sociale. Des efforts sont faits pour maintenir une surface d’échanges, des apparences. Rappelez-vous, au xixe siècle, les communions, les mariages étaient l’occasion pour les Nouvel observateur hors série La pudeur pauvres de dépenser l’argent gagné en une année, pour faire bonne figure. Par analogie, on est pudique pour maintenir aussi longtemps que possible des apparences qui vont permettre de donner le change et de ne pas être stigmatisé socialement. Qui dit pudeur sociale dit en fait sentiment de honte, que l’on essaie de masquer. C’est un mécanisme de protection. N. O. - Que manifestent ces personnes quand elles viennent en consultation : une pudeur par rapport à leur statut social ou la pu-deur de devoir se dénuder ? X. Emmanuelli. - Je dois d’abord préciser que ces gens qui n’ont pas basculé dans l’exclusion, je ne les rencontre pas : ils évitent de venir aux consultations du samu social. Je les rencontrais lorsque j’étais médecin généraliste, et les deux types de pudeur sont souvent liés. Je me souviens d’une femme fort simple qui a refusé un examen gynécologique parce qu’elle avait ses règles en s’exclamant : « Et l’esthétique, docteur ? » Elle manifestait de la pudeur, alors que je ne voyais que le geste thérapeutique. L’image que l’on a de soi, parce qu’elle est peut-être identique à celle que les autres ont de vous, incite à préserver une façade. Cette pudeur exacerbée peut d’ailleurs aller jusqu’à ce que certains appellent le droit de mourir dans la dignité, c’est-à-dire mourir sans baver, sans trembler... Je ne suis pas d’accord avec de telles manifestations de pudeur : un vieillard dont le corps se défait a sa dignité ailleurs que dans son apparence corporelle. N. O. - Croyez-vous pour autant que les médecins accordent une place suffisante à la pudeur ? X. Emmanuelli. - Lors de notre formation de médecin généraliste, nous apprenons à observer des manifestations physiques. Par exemple : est-ce que le patient hystérise ? Certaines jeunes femmes font semblant de répondre avec assurance lors de la consultation, mais leur cou, leur poitrine sont tachés de rougeurs. Les dermatologues appellent cela l’érythème pudique. Le patient parle, mais son corps parle aussi, et il dit autre chose. Par contre, la notion de pudeur n’est pas médicale. Elle ne peut pas l’être, car nous apprenons à réparer le corps-objet, mais la personne, en tant qu’être social immergé dans un environnement, est occultée. Lorsque j’étais étudiant et que des exclus venaient en consultation, je pensais être face à des gens d’avant la médecine. Je me disais : ils n’ont jamais vu de médecin de leur vie. De toute façon, s’ils avaient poussé la porte d’un généraliste du centre-ville, ils auraient été rejetés, car leur apparence était trop repoussante. Quelle n’était pas ma surprise, quand je les auscultais, de découvrir des cicatrices, des traces d’intervention chirurgicale ! A la suite d’accidents, ils avaient bénéficié d’une hospitalisation normale. Mais quand les lésions ou troubles sont dus au lien social, vous êtes démuni, car il n’y a pas de maladie, ni physique ni psychique, et ces personnes sont renvoyées de structure en structure. N. O. - Comment parvenez-vous donc à réintroduire cette dimension essentielle de la pudeur chez les exclus qui viennent vous voir ? X. Emmanuelli. - Malraux disait que l’homme est un misérable petit tas de secrets. La pudeur permet de préserver ce qu’il nous paraît essentiel de garder secret. Sinon, on est un hussard, on viole l’autre. Mais, hormis cette limite, il faut s’exposer pour provoquer la rencontre. C’est encore plus vrai lorsque je suis avec un exclu. Il a fait le diagnostic de sa situation et il s’imagine que moi aussi. Il sait que je sais, et je sais qu’il sait que je sais. Du coup, nous sommes livrés l’un à l’autre sans vernis social. Si je veux que le contact se fasse, je suis obligé de livrer un peu de mon être. Paradoxalement, il faut s’exposer personnellement, se dévoiler un peu, pour créer des liens et, par là, réintroduire la pudeur. N. O. - Votre propre rapport à la pudeur a dû beaucoup évoluer avec votre pratique de médecin du samu. X. Emmanuelli. - Lorsque j’avais la trentaine, certaines situations me gênaient. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, je ne connais plus de gêne, mais je suis devenu plus sensible à l’autre. Je vois des sentiments, perçois des situations qui, auparavant, m’échappaient. Du coup, je suis moins gêné et j’ai plus de pudeur. Xavier Emmanuelli est cofondateur de Médecins Sans Frontières. Il a créé le samu social en 1993. Derniers ouvrages parus : « Dernier Avis avant la fin du monde » (Albin Michel, 1999) ; « L’homme n’est pas la mesure de l’homme » (Pocket, 2000). Propos recueillis par Lisa Telfizia Des seins pas si nus Les conceptions de la pudeur sont très variables d’une personne à l’autre, les cultures familiales imprimant dans l’enfance une éthique des dissimulations légitimes : chacun a sa petite idée de ce qui doit être caché.î¥vâ003°DEBUT TXT COURANT(OMEGA)$Ãêîû0Ö@®0)îi¿BH¬ m^î Cette variabilité individuelle se croise avec des règles sociales qui définissent au contraire collectivement le bon et le mauvais comportement : tout le monde doit appliquer la même règle, cacher les mêmes choses, de la même façon. Les différents espaces traversés (le restaurant, le bureau, le hammam, etc.) ont tous une règle du jeu particulière, souvent très claire. Impossible par exemple de se montrer torse nu (surtout pour une femme !) dans une église ou à la réunion du conseil d’administration. Ces règles sont parfois explicites. Ainsi, certaines municipalités du littoral définissent un code vestimentaire minimum pour la fréquentation des commerces (maillots de bain interdits) et n’hésitent pas à verbaliser. Mais la plupart du temps elles sont implicites : chacun les respecte en feignant d’ignorer qu’elles existent. Nouvel observateur hors série La pudeur La plage illustre parfaitement ce double langage. Lorsqu’on interroge les personnes qui la fréquentent, la réponse est unanime : « Ici, chacun fait ce qu’il veut, c’est la liberté, il n’y a pas de règles. » Pourtant, ces dernières existent bel et bien. Elles sont même très précises, et intuitivement connues de tous dans leur précision. Bien qu’elles soient différentes d’un pays à l’autre (pas de seins nus en Amérique du Nord, plutôt les fesses que les seins au Brésil, le corps entier en Scandinavie), d’une plage à l’autre (les plages familiales contrôlent davantage la pudeur), et varient selon les circonstances (le soleil sortant d’un nuage offre aussitôt plus de possibilités à la nudité). N’importe quel sein ne peut pas se montrer nu sur la plage, et tous ne peuvent pas se montrer de la même manière. Car les usagers, malgré l’impression qu’ils donnent de somnoler, de ne pas observer, de laisser chacun faire ce qu’il a envie de faire, travaillent de façon permanente à codifier et transmettent subtilement des messages, pour que s’impose une règle collective. Point central : la définition du « beau sein normal », celui à qui tout ou presque est permis, se promener debout, aller se baigner, etc. Paradoxalement, une autre catégorie, le « trop beau sein », a moins de chance. Car, arrêtant le regard, il auto-rise une liberté et une motri- cité moindres ; il doit savoir rester discret. Le « beau sein normal » est défini avec un nombre très limité de critères. Il est haut, ferme, non exagérément développé. Il est celui sur lequel le regard peut apprendre à glisser sans être arrêté. Il a pour modèle les corps neutres et flous des publicités vantant les produits pour la douche et les yogourts. Trop vieux (sur la plage, le vieillissement commence très jeune), trop gros ou trop remuant, le sein nu au contraire accroche le regard. Plus il s’éloigne du modèle, plus les positions autorisées devront être discrètes et statiques : debout avec modération, assise sans mouvements brusques, couchée sur le dos, couchée sur le ventre. Enfin, les vraiment trop vieux, trop gros ou trop remuants devront se rhabiller, sous peine de sanctions. Ces dernières prennent la forme de regards qui, heurtés par le non-respect de la règle, pèsent de tout leur poids sur l’infortunée mutine. Qui généralement ressent la pression visuelle sous forme d’un malaise la poussant à couvrir ce sein que la plage ne saurait voir. Evidemment, rien n’est obligatoire, et le sein trop vieux, trop gros ou trop remuant peut toujours braver l’interdit, d’autant que celui-ci reste implicite. Il faut pour cela être capable de ne pas voir les regards qui pèsent sur soi. Sans compter que le prix à payer est très élevé : la plage ne dit rien mais délivre secrètement des mauvais points très stigmatisants. D’autres limites sont à signaler, y compris pour un beau sein normal. Le maximum de liberté est acquis quand la plage est parfaitement inconnue, anonyme : il est alors possible de se dénuder dans les conditions autorisées du moment. Mais, paradoxalement, la présence de connaissances et de proches rend soudainement la nudité plus problématique, voire intolérable. Pas de difficultés pour dévoiler sa poitrine aux regards étrangers, alors que l’envie de se rhabiller s’impose à l’idée de rencontrer un collègue de travail ou un voisin. Ou même, plus étonnant, un oncle ou un grand-père (voire un enfant ou un mari). Curieuse inversion du privé et du public ! Ghislaine, qui souffre de ne pas parvenir à se montrer nue en famille, a réussi sans difficulté à bronzer torse nu à la plage, utilisée comme instrument thérapeutique pour dénouer son corps. Dans son jardin, elle parvient désormais à enlever le haut de son maillot dans des conditions balnéaires reconstituées (soleil, transat). Hélas, à l’intérieur de la maison, le sein nu redevient impudique. Jean-Claude Kaufmann est sociologue au CNRS. Derniers ouvrages parus : « Corps de femmes, regards d’hommes Sociologie des seins nus » (« Pocket »/Presses de la Cité, 1998) ; « la Femme seule et le Prince charmant » (Nathan, 1999 Les bains nippons A l’annonce de la mort d’un parent, un Français pleure, un Japonais sourit. La pudeur trace entre les civilisations occidentale et orientale une frontière difficilement franchissable En débarquant au Japon, vers 1860, les envoyés de Sa Très Gracieuse Majesté découvrent, outrés, que femmes et hommes, de tout âge, de toute condition, partagent les bains publics dans le plus simple appareil. Il faut dire qu’à l’époque les Anglais se lavaient peu, et en tout cas jamais en présence d’inconnus ! Une telle coutume est aussi scandaleuse pour un sujet de la reine Victoria que l’est la danse, fort prisée des Européens, aux yeux d’un Oriental. C’est d’ailleurs la valse qui faillit compromettre les positions de la Couronne dans le pays du Soleil-Levant. Lors de la première réception donnée à la légation britannique de Tokyo, les samouraïs présents manquèrent dégainer le sabre quand un couple se mit à tournoyer au son de l’orchestre. Prenant cette exhibition pour une outrageante singerie de l’acte sexuel, les représentants du mikado conclurent que la Grande-Bretagne les avait conviés à assister au spectacle répugnant d’un homme et d’une femme mimant les spasmes de l’amour dans le but d’humilier le Japon et son empereur. Finalement, les Japonais se sont convertis à la valse et ont aboli la mixité à l’intérieur des bains publics. Quant à la mode si révoltante qui découvrait le haut de la gorge - une chose que la prostituée japonaise la plus vulgaire n’aurait osée -, elle Nouvel observateur hors série La pudeur tomba en désuétude, heureusement pour la réputation des Européennes. Ainsi va la marche des civilisations. Cela dit, si l’Asie a adopté avec enthousiasme le travail à la chaîne, la mitrailleuse et autres merveilles occidentales, une barrière plus haute que l’Oural continue de séparer les deux versants de la plaque eurasiatique : la notion de pudeur. Ce qui vient d’emblée à l’esprit, c’est les divergences d’attitudes à l’égard du corps et de la nudité. Entre Européens et Asiatiques, mais également entre Asiatiques. Prenez un Chinois : il lui semble moralement dégénéré de se baigner sous le regard de femmes. Révolté par l’indécence des Japonais, ce même Chinois n’est pourtant nullement gêné de déféquer dans les toilettes publiques qu’on trouve à tous les coins de rues en Chine populaire, et que seule indique une odeur pestilentielle. Au contraire, il apprécie la convivialité de ces lieux sans portes et sans cloisons, où l’on fait la conversation à ses voisins. C’est en vue d’éduquer la population que les gouvernements de Hongkong et de Singapour, sous l’influence du puritanisme britannique, ont introduit des lois punissant d’amendes élevées l’usager qui négligerait de fermer la porte des lieux publics d’aisances. Mais l’occidentalisation n’est pas parvenue à faire apparaître le monokini sur les plages, où le maillot de bain d’une pièce reste la norme sacro-sainte. Une autre différence fondamentale porte sur la façon d’exprimer ses sentiments. Quel Européen n’a pas été surpris d’entendre une de ses connaissances japonaises lui annoncer au détour de la conversation, le visage fendu d’un large sourire, qu’elle vient de perdre un de ses parents ? Certes, comme en Occident, le sourire sert en Asie à exprimer le contentement. Mais il a là-bas une autre fonction, bien caractéristique : masquer le chagrin. Les photos de condamnés chinois écoutant la lecture du jugement qui les envoie à une mort atroce et restant parfaitement imperturbables sont banales. En 1938 déjà, lors du conflit sino- japonais, le photographe Robert Capa a été frappé par le visage serein de soldats chinois trimballés dans des camions, couverts de bandages sanguinolents, parfois à l’agonie. Seule la pâleur de certains blessés passait pour une manifestation de souffrance. Cela peut être pris pour de la résignation ou mis sur le compte de l’impassibilité. Mais ces deux supposées qualités de l’âme asiatique n’existent, en fait, que dans l’imaginaire occidental. C’est plutôt dans l’éducation, dans la culture de ces sociétés - où l’individu est tenu de s’effacer devant le groupe, qui étouffe toute expression individuelle - qu’il faut chercher le refus d’exprimer la douleur. Tandis qu’un Occidental étale ses ennuis, ses problèmes personnels, les confie en vue de les partager, un Asiatique esquive d’un sourire ou d’une plaisanterie les difficultés qu’il connaît. Non par indifférence, mais parce qu’on lui a appris que garder pour soi ses sentiments les plus intimes est vertueux et les révéler, grossier. La peine, l’anxiété, l’angoisse existent, certes aussi violentes qu’en Occident, mais la pudeur interdit de les montrer. La tradition judéo-chrétienne sublime l’expression publique de la souffrance - en référence à celle du Christ. Le confucianisme, lui, la juge impudique parce que source potentielle de désordre pour la collectivité. Bruno Birolli Jouir de s’exhiber Le monsieur qui montre son sexe en s’abritant sous une porte cochère est le plus souvent un homme qui manifeste un sens moral en totale contradiction avec son acte Depuis les travaux de Lasègue (1877) et de Freud (1905), la psychiatrie et la psychanalyse considèrent l’exhibitionnisme comme un symptôme pervers typique. « On parle d’exhibitionnisme pervers quand un sujet trouve l’essentiel de sa satisfaction dans le simple fait d’imposer la vision de son sexe ou de son corps sexué dans des circonstances décidées par lui et qui se situent toujours hors des convenances courantes » (1). Pour un non-initié, l’exhibitionnisme représente le geste le plus stupide et le plus ridicule qui puisse être, au point que certains cliniciens ont décrété qu’il relevait de la débilité. D’autres au contraire y ont vu une menace pour les personnes qui en sont les victimes. En réalité, celles-ci n’ont rien à craindre, et c’est pourquoi la législation s’est un peu assouplie. Il n’en reste pas moins que l’exhibitionnisme existe, qu’il est pratiqué quasiment partout dans le monde, avec des caractéristiques analogues, et qu’il est consi- déré depuis toujours comme une pathologie encombrante (2). Pourquoi cette régression débilitante ? Chez son auteur, elle répond à un impératif précis : lancer un véritable défi à la pudeur, défi qui lui procure une jouissance suffisamment puissante pour lui faire prendre tous les risques, car la honte et le ridicule lui apportent des retombées ineffables, les preuves tangibles qu’il est parvenu à ses fins. Etant donné la relative efficacité de son système et le plaisir particulier qu’il y trouve, il est rare qu’un exhibitionniste demande à se soigner. C’est presque toujours sous la pression des proches ou pour se soumettre à une obligation de soins décrétée au palais de justice, ce qui ne facilite pas les choses. A cela s’ajoute la dualité du personnage. Certains diraient : sa duplicité. Le monsieur qui mon- tre subrepticement son sexe aux femmes de passage en s’abritant sous une porte cochère est souvent par ailleurs un cadre d’entreprise et un père de famille respectable ; lorsque ce n’est pas le cas, il manifeste en général un réel sens moral, en totale contradiction avec son acte. C’est un paradoxe qu’on retrouve dans la plupart des perversions et qui a beaucoup frappé les romanciers Nouvel observateur hors série La pudeur et les cinéastes. Même quand il est pris en flagrant délit, l’exhibitionniste fait comme si rien ne s’était passé, c’est son secret, et il faut parfois des semaines de thérapie patiente et attention- née, l’assurance qu’il est protégé par un autre secret, professionnel celui-là, pour qu’il consente à se confier. Ce point est capital, car ce clivage fait partie de sa structure profonde ; c’est même la clé du problème. Si l’exhibitionniste lance un défi à la pudeur, c’est originairement un défi qu’il se lance à lui-même, à une autre partie de lui-même. Le but du thérapeute sera de comprendre pourquoi il a eu besoin d’extérioriser ce geste et de se mettre en si mauvaise posture. Pour justifier cette extériori- sation, l’exhibitionniste a une réponse toute prête : « C’est la faute de l’autre. » Il vous raconte que cela a commencé de façon fortuite et imprévisible, le jour où quelqu’un l’a surpris en train d’uriner ou de se rhabiller. Un autre dira qu’il a eu dans l’enfance une nourrice qui s’intéressait de trop près à son sexe. En un mot, c’est le regard de l’autre qui a décidé de son acte et qui le provoque de nouveau. En fait, l’analyse révèle que le regard en question n’est pas apparu n’importe quand, mais à un moment difficile, lors d’une crise, quand le monde environnant a réveillé en lui des angoisses enfouies et qu’il n’a pas trouvé d’autre moyen d’y faire face. Quelles angoisses ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir : le laisser parler en détail de la façon particulière dont il s’y prend, car il n’y a pas deux exhibitionnistes qui se ressemblent. Quand il y consent, chaque élément de son scénario permet de repérer une source d’angoisse. Et lorsque, par la suite, il recommence à rêver et qu’il rêve... d’exhibitionnisme, ou de pratiques apparentées, il se lamente, en estimant que, vraiment, il est « vicieux jusqu’à l’âme », comme le confiait un patient dépité. En réalité, il vient de marquer un point décisif, car il est en voie de réintérioriser pour de bon le défi à la pudeur dont son geste est l’expression. Ce défi est en effet sa façon à lui de réagir à l’angoisse, une espèce de bras d’honneur qu’il énonce imaginairement quand il se sent menacé, mais que rien ne l’oblige à effectuer dans la réalité. Rien... sauf un trop-plein d’angoisse, qui s’apaise dès lors qu’il parvient à en parler. Finalement, il s’agit pour lui de trouver les mots pour guérir, et c’est en parlant librement de son geste qu’il a le plus de chances d’y parvenir. Gérard Bonnet est psychanalyste. Dernier ouvrage paru : « les Mots pour guérir » (Payot, 1999). (1) Cf. « les Perversions sexuelles » (« Que sais-je ? »/PUF, 1993). Dans « Voir - Etre vu » (PUF, 1981), je fais la différence entre l’« exhibitionnisme pénal », spécifique à ceux qui se font prendre, et l’« exhibitionnisme anonyme », beaucoup plus répandu, qui parvient toujours à échapper aux poursuites. (2) Dès le Moyen Age, une législation sévère punit les exhibitionnistes. Gérard Bonnet La pudeur sauvage Du Sahara au Groenland, une jeune fille gênée baisse les yeux. Si les émotions sont universelles et intemporelles, les manifestations de pudeur sont modelées par les cultures La pudeur est un sentiment qui s’applique à des contextes culturels si différents, selon les sociétés et les individus, qu’il est sans doute plus aisé de la reconnaître par les émotions qu’elle provoque que par les objets auxquels elle s’applique. Ce n’en sera certainement pas une définition puisque la généralité des phénomènes émotionnels fait que les mêmes réactions physiologiques, tels le rougissement, l’accélération des rythmes cardiaque et respiratoire, ou bien les attitudes de fuite, de gêne ou le stress souvent associés à l’expression de la pudeur, se retrouvent dans des situations fort dissemblables, et peuvent même être observés dans le monde animal, en particulier chez les mammifères. Les propriétaires d’animaux familiers comme les observateurs des sociétés d’animaux sauvages reconnaissent souvent des cas où un individu, déconcerté par un environnement social ou une confrontation inattendue, manifeste une gêne - qui ne relève pas forcément de la peur ou de toute autre cause identifiable - accompagnée du cortège de réactions déjà évoquées. On peut donc en déduire que, même si l’on restreint la notion de pudeur à un cadre strictement humain et culturel, ses effets physiologiques et comportementaux relèvent d’un cadre plus général, dont les manifestations animales attestent la grande ancienneté dans l’histoire de la vie. L’universalité des émotions liées à la pudeur explique sans doute la propension de certains auteurs, en particulier en anthropologie sociale, à proclamer un peu vite que la pudeur, qu’ils réduisent volontiers à des considérations vestimentaires inégalement pertinentes, est un sentiment universel. Et à prétendre en exhibant tel étui pénien de Papouasie, ou telle ceinture de perles ou de ficelle d’Amazonie, ou tel bijou ou vêtement que l’on n’abandonnera qu’en des circonstances précises, qu’aucune population humaine ne tolère la nudité totale. Il ne s’agit, bien sûr, que d’un fantasme calotin des sociétés de religions monothéistes et de leurs chercheurs sur le terrain. Une recherche d’universaux plus convaincante a été menée par Irenaüs Eibl-Eibelsfeldt quand il a étudié, à travers des socié- tés humaines dispersées et peu susceptibles d’emprunts ou de contacts ancestraux récents, la présence ou l’absence de certaines brèves séquences de comportements non verbaux. Une d’elles relève des comportements de pudeur et semblait universelle : du fond de la Nouvelle-Guinée ou de l’Amazonie au Sahara ou au Groenland, des jeunes filles exposées à un regard masculin semblent éprouver, à l’intensité près, les mêmes émotions qu’en Europe, Asie ou Amérique Nouvel observateur hors série La pudeur et les traduire par une même suite de réponses : baisser les yeux, éventuellement dans un sourire, puis détourner le regard ou la tête, le plus souvent en dissimulant la bouche de la main ou du bras. Ce type de situation et de réponse semble donc très fréquent, mais, si l’universalité de l’émotion est probable, celle du comportement lié va moins de soi. La contre-culture des Occidentales, Américaines en particulier, qui répondent, surtout depuis les années soixante, par un regard direct et un large sourire même à un inconnu nous rappelle que toute inclination comportementale est susceptible d’être contrecarrée par une variation de la culture. D’autre part, l’attitude envisagée faisant appel à la communication par le regard, il est bien connu, tant par de nombreuses observations scientifiques que par l’expérience de chacun, que les codes du regard diffèrent beaucoup selon les sociétés humaines. Le regard direct d’un non-familier est vécu chez la plupart comme une agression. Il faut à tout prix l’éviter afin de prévenir les émotions qui conduiraient à un conflit. Et cette réaction sera la même, en Afrique par exemple, pour un homme que pour les jeunes filles d’Eibl-Eibesfeldt, que le souci de bien accueillir l’étranger, mais en évitant un contact oculaire violent, place en situation de double contrainte. Peut-on alors parler de pudeur ? Si oui, la double contrainte, dont les effets physiologiques et comportementaux sont classiques, est-elle le fonds commun de toutes les pudeurs, en opposant un désir à une situation culturellement inacceptable ? Le regard direct décodé comme agression est très fréquent chez les mammifères. Son évitement pourrait être un legs de la nuit des temps. Il reste à comprendre si le changement de code du monde occidental, qui exige le regard direct au nom de la franchise, relève d’une régression de la pudeur ou d’une inversion de ses codes, et si certaines pathologies mentales se traduisant, en particulier, par l’évitement excessif des regards ne proviennent pas d’un conflit insoluble entre l’éducation et un vieux fonds biologique. André Langaney est directeur du laboratoire d’anthropologie du Musée de l’Homme. Dernier ouvrage paru : « la Philosophie biologique » (Belin, 1999). André Langaney Tout ventre dehors En 1991, Demi Moore, enceinte de huit mois, pose nue pour « Vanity Fair ». La photo scandalise la frange puritaine de l’Amérique. Trop tard : les femmes ont brisé le tabou de la grossesse A elle seule, elle incarne l’impureté, l’animalité, la souillure. Dans une société qui stigmatise le péché de chair, la femme enceinte en porte la marque publique. Faut-il dès lors s’étonner que, pendant des siècles, son corps ait été dissimulé ? Et cela même quand la grossesse n’est pas synonyme d’acte sexuel (cas marginal, il est vrai) : la « Madonna del Parto » (ou « Vierge de l’Enfantement », vers 1455 ; chapelle du cimetière de Monterchi, près d’Arezzo), de Piero della Francesca, demeure une oeuvre tout à fait insolite dans les pays catholiques. La femme « grosse » effraie par sa part de mystère : elle porte la vie, mais on lui reconnaît aussi la possibilité de donner la mort. Elle est considérée comme responsable quand survient une fausse couche ou un enfant mort-né. Sa faute est d’autant plus lourde que le foetus, promis à la vie éternelle dès sa conception, n’a pas reçu le sacrement du baptême. Et puis, que cache la femme « prise » ? Tout peut sortir de ce ventre arrondi qui s’enfle mois après mois. Il faudra les progrès de la médecine, la compréhension des étapes de la vie utérine, puis leur DR visualisation grâce à l’échographie pour que le monstre cesse - en partie - d’alimenter les fantasmes. Avec la contraception, synonyme d’une grossesse désirée et non plus subie, évolue enfin l’image de la femme enceinte. Même si, au tournant des années soixante-dix, elle s’enfouit encore dans un sac, appelé robe de grossesse, elle gagne timidement en visibilité dans les médias. Au cinéma, elle cesse de symboliser la fille perdue. Dans « Nous nous sommes tant aimés », « Marquise d’O » ou « la Nuit américaine », elle paraît belle et rayonnante, assumant pleinement sa grossesse. En 1969, la comédienne Marie-Christine Barrault, enceinte de sa fille, pose pour une machine à laver. A l’aube des années quatre-vingt, la publicité pour les eaux minérales et laitages commence à diffuser l’idée simple que si c’est bon pour elle et son enfant, c’est bon pour tous. Assurances, automobiles, appareils électroménagers vont s’engouffrer dans cette nouvelle voie au cours de la décennie suivante. Au sortir des années fric, le recentrage sur la famille passe par les formes généreuses. Les progrès de l’industrie textile autorisent de nouvelles folies : après l’avoir dissimulé sous des tuniques, puis de larges robes en Liberty, on met son ventre en valeur grâce au Lycra. Habitué à deviner ces rondeurs, le quidam est prêt pour le grand déshabillage. Nouvel observateur hors série La pudeur Jusqu’alors, un tabou empêchait de dénuder la femme enceinte : l’acte sexuel devant conduire à la reproduction, l’Eglise interdisait à l’époux de faire l’amour avec sa femme « pleine » - à qui, par ailleurs, il fallait éviter toute émotion ou plaisir trop violent. La libéralisation de la sexualité ayant accompagné les événements de Mai-68 n’avait pas suffi à faire disparaître tous ces carcans. En 1970, une marque de vêtements pour futures mamans et pour bébés avait lancé une campagne dans laquelle une femme enceinte posait nue avec sa fille. La photo était pour le moins pudique : les cheveux cachaient les seins de la mère et l’enfant collait son oreille sur le ventre arrondi. Elle fit pourtant scandale, et seuls « France-Soir » et « le Nouvel Observateur » acceptèrent de la publier. Face au scandale, les publicitaires firent marche arrière. Vingt ans plus tard, les esprits sont fin prêts à accepter ces nouvelles images. Les pubs exhibent ce ventre lisse et rond, symbole d’espoir et de vie meilleure. Les photos obéissent généralement à quelques règles : un corps dépersonnalisé, sans poils ni tétons visibles, une grossesse évidente mais pas trop avancée. En août 1991, l’actrice Demi Moore brise quelquesuns de ces tabous en posant nue, enceinte de huit mois, pour le magazine « Vanity Fair ». La photo, signée Annie Leibovitz, fait le tour du monde et scandalise la frange puritaine de l’Amérique. Qu’importe ? La brèche est ouverte : la preuve est faite qu’on peut être sexy et donner la vie. Tour à tour, Brigitte Nielsen, ex-madame Stallone, Estelle Hallyday, Mathilda May, Lio, enceintes, vont exhiber leur ventre et se dénuder totalement ou en partie. Frappée autrefois du sceau de l’infamie, la future maman devient une figure sacrée. Idole des temps modernes, elle incarne les valeurs en vogue : l’épanouissement, l’équilibre et le bonheur. Image pour le moins aseptisée : exit les nausées, fatigues et angoisses. Récemment, certains publicitaires ont fait descendre la déesse de son piédestal en l’utilisant dans des spots comiques. Mais ces tentatives demeurent limitées. Au cinéma, « Haut les coeurs ! », de Solveig Anspach, rompt fondamentalement avec l’iconographie habituelle pour aborder le thème autobiographique de la maladie pendant la grossesse. Mais la réalisatrice et sa principale actrice, Karin Viard, ont avoué s’être demandé qui irait voir ce film si peu en accord avec l’air du temps... Nue ou habillée, la femme enceinte n’est pas encore tout à fait une femme comme les autres. Corinne Renou-Nativel Emois adolescents Accepter son corps transformé, découvrir ses désirs, affronter le nouveau regard des autres... Pour le grand enfant, tels sont les enjeux éprouvants du passage à l’âge adulte L’adolescence vient de naître. Ce jeune peuple se développe aisément depuis que nos progrès techniques et l’amélioration de nos rapports sociaux ont individualisé un moment de la vie, un passage, où le jeune n’est déjà plus un enfant et pas encore un adulte. Mais, quelle que soit la culture, l’apparition de la pudeur permet de comprendre que le monde intime du jeune vient de changer. Un bébé n’a pas de pudeur. Il expose à la vue tous les orifices de son corps, et même leurs productions, sans la moindre gêne. A l’adolescence, savoir que la présentation d’une zone de son corps peut changer le monde de l’autre suffit à faire naître un sentiment de gêne. Ce moment témoigne d’une difficulté à maîtriser ses sentiments et à les exprimer pour en faire une relation. L’apparition de la pudeur avant la puberté fournit un bon indicateur d’autonomie psychique. Dès que les seins se développent, dès que les premières érections se manifestent, le grand enfant s’imagine l’effet que cela va produire dans l’esprit de l’autre. Il peut en être heureux aussi bien que gêné. S’il désire synchroniser les affects de l’autre à ses propres passions et si son psychisme est assez autonome pour maîtriser l’expression de ses émotions, le jeune saura suggérer d’un mot ou d’un geste, d’une musique verbale ou d’un regard appuyé, l’émotion sexuelle qu’il espère provoquer. De frémissement de la voix en regard suggestif, de mot évocateur en geste séducteur, les sentiments mutuels s’intensifient jusqu’au moment où la merveilleuse impudeur des actes de l’amour témoigne de l’effondrement des barrières entre deux personnes unies. Pour parvenir à une telle performance, il faut que les deux personnalités soient devenues autonomes et désireuses de partager. Si l’un des deux a peur de la relation, la gêne qui se fait jour trouble les partenaires. On voit alors une adolescente enfiler de larges pulls afin de cacher ses seins parce qu’elle craint que ce qui lui échappe (l’annonce visible d’une sexualité possible) ne déclenche dans l’esprit de l’autre l’agressivité qu’elle lui attribue, comme si elle disait : « Mon corps, malgré moi, appelle à la sexualité. Un homme va y répondre. L’image de mon corps va déclencher son agressivité puisque je pense que la sexualité est une forme de malveillance. » Or notre culture de la technologie et des droits de l’homme favorise la dissociation entre une maturité physique et intellectuelle précoce et un retard sentimental. Assez curieusement, la maîtrise de la fécondité a aggravé la confusion du passage de l’état d’enfant à celui d’adulte. Dans une société sans pilule, le passage sexuel est fortement ritualisé. Il prescrit l’âge des caresses, celui des promesses et le droit à la sexualité, qui correspond à la mise en place sociale du couple. Il se trouve qu’aujourd’hui les progrès de l’hygiène et de l’école, le regard encourageant des adultes ont nettement abaissé l’âge moyen de la puberté (dix ans et demi) et activé le développement intellectuel des enfants. Or ces mêmes progrès retardent l’autonomie sociale : les études sont plus longues et les places plus chères. Il s’ensuit que la dissociation entre Nouvel observateur hors série La pudeur une adolescence précoce et une autonomie tardive crée, dans le continent du peuple jeune, un passage flottant d’une quinzaine d’années. De plus, la proximité sexuelle des générations qui habitent sous le même toit aggrave le sentiment de gêne. Alors que les femmes ont éprouvé la législation de la contraception comme une immense libération, leurs filles ressentent comme une intrusion le fait qu’elles leur conseillent de prendre la pilule ! Les mères ont raison puisque la plupart des premiers rapports sexuels ont lieu sans protection. Mais pour les filles cette aide prend la signification d’une impudeur maternelle : « Ma mère pénètre dans mon intimité. » L’apparition précoce des désirs sexuels et de l’intelligence mature, associée au retard de l’autonomie sociale, explique que, de plus en plus souvent, deux générations de la même famille font l’amour dans des chambres voisines. Les parents se bouchent les oreilles pour ne pas entendre les ébats de leurs enfants, quand ceux-ci sont très étonnés et un peu dégoûtés que leurs procréateurs fassent encore ça à... quarante ans ! L’appartement familial devient ainsi le lieu à la fois du plus grand attachement et de la plus grande répression. Tandis qu’un sentiment incestueux flotte entre les chambres durant ces années où le passage sexuel est tellement toléré et si mal ritualisé. Alors, un geste raté comme un bisou au bord des lèvres, un mot maladroit comme une plaisanterie sexuelle révulsent les ados qui, à cet âge de l’entre-deux, ont besoin de certitudes et de contours clairement tracés afin de savoir qui est qui, et qui fait quoi, pour côtoyer les adultes sans gêne. Le jeune homme qui, par une folle nuit d’amour, a empêché ses parents de dormir sera révulsé par le décolleté de sa mère. Tandis que la jeune fille qui s’est déguisée en friandise sexuelle se barricade le soir dans sa chambre d’enfant, tant elle a peur de son père. Dans un tel contexte, le puritanisme devient un indice de lutte contre l’angoisse du passage à l’acte impudique. Il faudra bien que notre culture invente quelques procédés artistiques et rituels ludiques pour éviter ce choix douloureux et apprendre à nos adolescents à transformer leur gêne en tendre érotisme. Boris Cyrulnik est psychiatre, éthologue. Dernier ouvrage paru : « Un merveilleux malheur » (Odile Jacob, 1999). Boris Cyrulnik La femme cachée Si la pudeur joue un rôle différent pour l’homme et pour la femme dans la rencontre amoureuse, c’est que l’amour n’est pas un marché équitable, donnant-donnant, mais un risque Une femme peut renoncer à toute pudeur parce qu’elle y est forcée par les circonstances. C’est l’histoire de Fantine devenant prostituée pour payer la pension de sa petite Cosette. Traduit en termes de notre temps (moins pathétiques et moins clairs), c’est l’histoire de l’étudiante qui se produit dans un peep-show tout en poursuivant ses études. Au xviiie siècle, Marivaux raconte une autre histoire - encore moins pathétique et encore moins claire. La scène est aux Tuileries. Deux coquettes parcourent les allées. Naturellement, la plus jolie attire tous les regards. Sa compagne, dépitée, se met à rire plus fort, à déranger son décolleté pour découvrir sa gorge. C’est un geste subreptice : à peine si elle-même se rend compte de ce qu’elle fait. Lorsque les yeux des hommes se tournent enfin vers elle, elle s’imagine qu’elle triomphe à la loyale, et que son charme seul a fait tourner les têtes. L’impudique est une femme qui triche. Marivaux ne donne pas de leçon de morale, il décrit. L’impudeur, suggère-t-il, naît d’un problème. Aucune femme qui se sent belle n’a besoin d’en venir là. Le cas Fantine vu par Victor Hugo, ce sont les grandes or- gues de la femme-victime. La déchéance d’une femme, c’est la faute des hommes ou de la misère ; la femme, elle, n’y est pour rien : chute d’un ange. Marivaux fait entendre un autre son de clavecin : l’impudeur provient d’un déficit de féminité. Celle qui ne se sent ni aimée ni désirée y a recours. Par cette analyse, il fait la transition entre une représentation aristocratique - la femme qui se conduit impudiquement est une « vilaine » - et l’expérience psychologique moderne. Qu’est-ce qu’un boudin ? Une femme un peu grosse, sans doute, mais aussi une femme qui se serre dans ses vêtements, qui s’habille de manière trop moulante : qui se boudine. A suivre Marivaux, l’impudeur devrait être la chasse gardée des laides et des vieilles. Mais le cas se complique : la cohorte est grossie par toutes les jeunes qui se sentent vieilles et toutes les belles qui se sentent laides. Témoin, la très charmante nouvelle Eve du dernier film de Catherine Corsini. Celle-là déclare ses sentiments sans ambages, manifeste crûment ses désirs, se saoule en cas de chagrin, couchaille en cas de dépit avec le premier camionneur venu. Pour retrouver quelque pudeur, il faudrait un peu de bonheur ; or les temps sont rudes, suggère ce film sensible et drôle. Dans « l’Oiseau crocodile », Ruth Rendell raconte l’histoire d’une petite fille que sa mère a cachée aux yeux du monde. L’enfant est soigneusement tenue à l’écart des hommes. Tout juste a-t-elle croisé quelques utilités : « Le laitier, le facteur et le chauffagiste... » La petite grandit sans voir d’autre enfant, elle ne va pas à l’école et n’a même pas l’espoir d’échapper jamais au monde clos de sa terrible mère. Un jour, elle aperçoit dans le jardin l’ouvrier jardinier avec qui elle est desti- née à fuguer : « Elle était en- core trop loin de lui pour bien le voir, mais elle pouvait dire, à une centaine de mètres, qu’il était jeune. Non pas jeune comme Jonathan ou Bruno, mais réellement jeune, plus ou moins du même âge qu’elle. Alors qu’elle Nouvel observateur hors série La pudeur n’avait jamais pensé à se ca- cher de M. Frost ou de Gib, elle fut soudain prise d’une certi- tude absolue : cet homme ne devait pas la voir [...]. Elle ne se demanda pas pourquoi elle agissait ainsi, car elle n’aurait pas pu répondre. » Telle est, en dehors de toute contrainte et de toute éducation, l’expérience de la pudeur. Il ne s’agit pas d’une vertu, mais d’un mouvement spontané de retrait. La fuite n’est pas destinée à couper court au jeu amoureux ; au contraire, elle l’amorce. Malgré des tombereaux de discours religieux, la pudeur n’est pas le bouclier de la chasteté, ni le garant des bonnes moeurs : elle ne peut jouer le rôle de rempart contre la sexualité, puisque, côté féminin, elle est intimement liée à la découverte de la sexualité. Dans le récit de Ruth Rendell, c’est au moment où la jeune fille s’aperçoit qu’une présence masculine est troublante qu’elle se cache. Indifférente, elle n’hésiterait pas à se montrer. Partout, les intégristes s’emparent de la pudeur, qu’ils accentuent jusqu’à la pudibonderie. Là où ils ont assez d’influence, les islamistes interdisent aux athlètes féminines de participer aux jeux Olympiques. En France, l’Eglise a longtemps milité contre le maillot de bain. La religion n’a d’ailleurs pas le monopole de la pruderie. Au xxe siècle, les médecins ont tenté de proscrire, au nom de l’excitation génitale qu’ils provoquent, le vélo aussi bien que la machine à coudre. Ces excès, dangereux ou ridicules, ne doivent pas conduire à jeter la pudeur aux orties. Si, comme le dit Stendhal, la pu-deur est « mère de l’amour », se départir de la pudeur au nom de l’égalité des sexes, c’est sacrifier ce qui peut faire de la différence des sexes un bonheur. Si la pudeur joue un rôle dans l’entraînement amoureux, c’est aussi que l’amour n’est pas un marché équitable, où l’homme et la femme mettraient en commun de manière raisonnable des intérêts comparables, tels le besoin de sécurité, le désir d’enfant ou les appétits sexuels. Il ne s’agit pas d’un échange équilibré, donnant-donnant, mais d’un risque. La littérature représente la naissance de l’amour comme un mou-vement qui dépasse ceux qui s’y trouvent pris. Cette dynamique dangereuse naît de la rencontre entre deux manières d’être : entre un désir audacieux et un désir timide, entre l’initiative et la fuite. Dans cette tension, qui tient à la différence des sexes, l’amour prend son essor. Il se nourrit de cette complication, il s’y développe, s’y approfondit. Ainsi, la princesse de Clèves n’avoue pas directement son amour au duc de Nemours. Celui-ci le découvre, avec une merveilleuse clarté, un jour qu’il épie du dehors la jeune femme qui se croit seule. Il la surprend en train de contempler extatiquement un tableau qui le représente. Elle le regarde sur la toile, il la regarde par la vitre. Là encore, la pudeur n’empêche pas la jouissance, mais la décuple. L’extase de l’amoureuse et la jubilation de l’amant sont tou- tes proches : séparées par la vitre de la fenêtre du jardin. Dans cette scène immobile, les sentiments se ressemblent, mais leur expression s’oppose : les regards ne se rencontrent pas, et même le style diffère (elle le contemple, il la guette). Cette déclaration involontaire et muette, où l’homme saisit à la dérobée ce que la femme cherche à retenir, est-ce un fossile d’un autre âge ? Pas tant qu’on l’imagine. Le sociologue Eric Fassin fait savoir qu’aux Etats-Unis nombre de jeunes femmes persistent à dire non quand elles veulent dire oui : « Sur un campus d’Alabama, parmi les jeunes femmes interviewées, un peu plus d’un tiers seulement ne pratiquent jamais ce double jeu et autant y recourent souvent, voire toujours. Dans le Texas, 40 % emploient parfois le non [...] quand c’est oui qu’elles veulent dire. » Ces chiffres déçoivent les partisans de l’égalité des sexes, du moins ceux qui conçoivent l’égalité comme une parfaite similitude. Malgré trois décennies de féminisme actif, on peut toujours observer ces schémas immémoriaux. Cette « fausseté » féminine, qu’on a voulu proscrire au nom de l’égalité, doit avoir ses raisons d’être. Elle est autrement plus émouvante que la convention moderne, égalitaire et déclarative, où les regards se croisent et les aveux s’échangent aussi franchement, aussi librement, mais, il faut le craindre, aussi platement qu’il est possible. Claude Habib enseigne la littérature à l’Université Lille-III. Derniers ouvrages parus : « Préfère l’impair » (Viviane Hamy, 1996) ; « le Consentement amoureux » (Hachette Littératures, 1998). Claude Habib Lorsque l’intimité paraît A l’encontre de notre époque impudique qui demande à tout voir, y compris l’enfant pas encore né, Françoise Dolto affirme qu’il est du devoir de l’adulte de protéger le tout-petit Stock Images Nouvel observateur hors série La pudeur La pudeur existe-t-elle chez l’enfant ? Une idée bien ancrée veut qu’elle n’apparaisse qu’avec la phase de latence, vers sixsept ans : « Une digue psychique », dit Freud, pour contenir les pulsions sexuelles qui doivent être ajournées jusqu’à la puberté. L’enfant commencerait à vouloir protéger sa nudité. Mais n’y a-t-il rien avant ? Les psychologues de la petite enfance constatent que certains tout-petits n’aiment pas être vus nus. Ils insistent sur la nécessité de préserver leur intimité, et pas seulement sur le plan physique. Pour le bébé, le corps, le psychisme, le monde intérieur ne font qu’un. Les soins prodigués, le respect plus ou moins grand de l’intimité et des contours du corps lui indiquent si l’adulte reconnaît ou non sa pudeur. Jusqu’au moment où, effectivement mais plutôt vers quatre-cinq ans, l’enfant devient capable de la revendiquer, et se protège de toute intrusion. Certes, l’enfant s’intéresse à son corps sexué et au corps sexué de ses parents. Il en retire des sensations fortes, il cherche aussi à savoir. Mais certaines images ou situations impudiques troublent sa pudeur en train de se constituer. Ainsi, les parents qui se baignent régulièrement avec lui ou se promènent nus dans l’appartement observent un changement dans l’attitude de leur enfant. L’insistance de son regard montre qu’il estime sa curiosité légitime, mais souvent, au cours de la deuxième année, ce regard se trouble. C’est alors que la nécessité de se voiler s’impose, que la liberté touche à l’exhibition. Prétendre que le seul fait de se cacher donne des idées et suscite le trouble, affirmer que si l’on ne se sent pas gêné l’enfant ne sera pas troublé, permet surtout de ne pas se gêner. C’est dénier l’existence d’une sexualité infantile et aussi faire comme si l’on connaissait à l’avance les réactions de l’enfant, nier sa singularité. L’époque est obsédée par l’apparence. Ainsi, tout en disant considérer l’enfant comme une personne, on le montre comme un homme ou une femme miniature. On l’exhibe nu sur la plage pour la fierté des parents et le plaisir des yeux des témoins. Mais le jour où il s’obstine à rester en maillot, voire tout habillé, est-il le jour où la pudeur est apparue ou celui où il a osé affirmer sa volonté ? Sur le plan psychique, le bébé a besoin de développer sa capacité à être seul, à se concentrer, à s’activer, à jouer, à fantasmer sans surveillance rapprochée. C’est ce qui lui permet de grandir et d’assimiler que lui et sa mère font deux. Que, donc, elle n’est pas toute-puissante, ne voit pas dans son corps et ne lit pas dans ses pensées - ses pensées impudiques notamment. L’adulte aussi doit admettre cette différenciation et renoncer à tout savoir, tout contrôler de sa progéniture. Certains n’y parviennent pas. Par exemple, jouer au psy peut être une manière de faire intrusion dans le secret de l’enfant, l’empêchant de se constituer son « fort » intérieur. « L’intégrité psychique de l’enfant se structure à mesure qu’il peut se protéger par une suite d’enveloppes psychiques, explique Sylviane Giampino (1). L’un des signes que cette enveloppe psychique se constitue est l’ap-parition chez l’enfant de capacités à cacher des choses, à extraire son espace mental à l’hypervigilance des adultes qui l’entourent. » Désir de voilement et refus de la transparence totale, la pudeur est ainsi une expression de la force psychique. De même, parler de son enfant à la troisième personne, à l’envi, en sa présence ou hors de sa présence, sans s’adresser à lui, sans s’inquiéter de sa réserve, c’est porter atteinte à sa pudeur - comme chaque fois qu’on traite une personne en objet : objet de soin, de savoir, de conversation. En ferait-on autant avec un adulte ? Aimerait-on soi-même être traité ainsi ? Françoise Dolto disait qu’il faut traiter l’enfant comme un hôte de marque. Donc ne pas lui infliger ce qu’on n’infligerait pas à tout autre. Et réciproquement. A l’encontre de l’impudeur de l’époque, qui demande à tout voir, y compris l’enfant pas encore né, et qui fait de la transparence une vertu, il faut, pour apprendre à l’enfant à respecter et à se faire respecter, se garder du désir de trop voir et de tout savoir. Mathilde-Mahaut Nobécourt est auteur, avec Maïté Jacquet, d’« Une année dans la vie d’une femme » (Albin Michel, 1999). (1) Vient de publier « Les mères qui travaillent sont-elles coupables ? » (Albin Michel, 2000). Mathilde-Mahaut Nobécourt Des vêtements invisibles La pudeur n’est-elle vraiment que le résultat d’une évolution ? La célèbre théorie énoncée par l’Allemand Norbert Elias en 1939 est contestée par de nombreux ethnologues Hans Peter Duerr est professeur d’ethnologie à l’Université de Brême. Son dernier livre, « Nudité et pudeur » (1999), premier tome paru en France de son ouvrage « le Mythe du processus de civilisation », a suscité une vive et riche polémique. - D’après Norbert Elias, l’homme occidental contrôle de mieux en mieux ses pulsions. Cette théorie, aujourd’hui largement admise, vous la remettez en question... Hans Peter Duerr. - Réfuter la théorie d’Elias ne m’intéresse pas particulièrement. Ce que je veux plutôt, c’est remettre en question un mythe qui fait partie de notre culture depuis des siècles. Ce mythe prétend que notre nature animale évoluerait selon un processus historique. Comme Norbert Elias a formulé et défendu cette théorie de manière particulièrement prégnante, je me suis référé surtout à lui dans ma critique. Nouvel observateur hors série La pudeur - Presque tous les spécialistes de l’histoire des cultures sont d’avis que la nudité engendre un sentiment de pudeur à partir du développement d’une sphère privée. Elias n’est donc pas le seul, bien au contraire, à prétendre que le développement des sphères privées n’est qu’un résultat tardif de la civilisation. H. P. Duerr. - Ces théoriciens ont visité, par exemple, les grandes maisons communes des Indiens du Xingu, au Brésil, ou celles des Dajaks de Bornéo ; ils ont noté qu’il n’y avait pas de cloisons et en ont tiré la conclusion que tout se passait au vu de tous. Il s’agit là d’une erreur d’observation : il y a bien sûr des cloisons, mais ce sont des cloisons immatérielles, des cloisons « fantômes ». - Pourriez-vous préciser ce point ? H. P. Duerr. - Chez les Yaguas, par exemple, une personne qui veut être seule se tourne d’une certaine manière vers le mur. Elle signifie ainsi qu’elle « n’est plus là », et qu’on ne peut donc pas lui adresser la parole ni la regarder. Ainsi, comme dans beaucoup d’autres tribus, existent des sphères privées bien séparées à l’intérieur de grandes maisons communes. Quand les enfants atteignent dix ans, on leur fait comprendre qu’il leur est maintenant interdit, sous peine de sanctions, d’entrer dans la maison d’une autre famille : ce serait un comportement extrêmement impudique. - Comment se présente la sphère privée alors que les frontières sont invisibles ? N’est-il pas inévitable que les enfants voient leurs parents faire l’amour ? H. P. Duerr. - Non, parce que, dans nombre de sociétés dites « traditionnelles », l’acte sexuel soit se passe hors de la maison - dans la jungle, par exemple -, soit se déroule tellement vite et silencieusement que les enfants ne le remarquent pas : l’homme essaie d’éjaculer le plus rapidement possible sans bouger le bassin. Ainsi, nous nous faisons des idées fausses sur le degré d’éducation sexuelle des enfants dans ces sociétés que l’on pense « impudiques ». - Vous écrivez : comme les cloisons invisibles qui entourent la sphère privée de la chambre, la sphère privée du corps, le corps nu, est lui aussi souvent couvert par des vêtements invisibles. Que voulez-vous dire par là ? H. P. Duerr. - J’ai remarqué que, lorsque je rencontre une amie qui est torse nu, je me force à fixer son visage pour que mon regard ne glisse pas vers ses seins. Ce comportement existait il y a peu encore chez les Kwomas, en NouvelleGuinée, lorsqu’ils se promenaient tout nus. Là, on rabâchait aux tout-petits déjà qu’on ne regarde jamais le sexe d’une femme. De la même façon, il était interdit de regarder directement les seins des femmes. C’est pourquoi les hommes détournaient les yeux ou s’allongaient par terre en présence d’une femme. On retrouve des règles similaires dans les bains mixtes traditionnels du Japon ou dans les saunas en Finlande. Cependant, mon comportement n’est pas très représentatif de ceux qu’on observe de nos jours sur les plages de nudistes. Une comparaison entre les nudistes des années soixante et ceux d’aujourd’hui montre l’erreur d’Elias. Autrefois, un homme qui avait une érection devant des femmes était exclu, car on pensait que la nudité en soi ne doit pas être érotique. De nos jours, la réaction est complètement différente : dans le même cas, l’homme reste décontracté et il ne viendrait à l’idée de personne de le chasser de la plage. Ou bien, il arrive de voir des femmes qui s’assoient de façon à permettre aux hommes d’en profiter au maximum, tandis qu’il y a vingt ans il était impensable qu’une nudiste s’asseye les jambes écartées. - Vous remettez aussi en question la thèse selon laquelle ce sont les hommes qui ont le mieux canalisé leurs pulsions qui ont le plus profité du développement de la société occidentale. H. P. Duerr. - On pourrait dire ceci : d’une part, on doit garder une certaine réserve à l’égard de gens qu’on ne connaît pas. D’autre part, on peut plus se laisser aller devant un étranger. Dans un bistrot d’une grande ville, parmi des gens que vous ne reverrez jamais, vous révélerez plus facilement des détails intimes du genre « ma femme ne me comprend pas » que dans un village des Ata Kiwan, dans l’archipel Solor-Alor (Timor-Oriental), où chaque pet que vous lâchez est remarqué et connu de tous. - Cela veut-il dire que, dans ces sociétés relativement petites, le contrôle social - et donc le sentiment pudique - est plus fort que dans les sociétés complexes et modernes ? H. P. Duerr. - Absolument. Autrefois, on pensait que la société moderne intériorisait davantage les règles sociales que la société traditionnelle, qu’une société de la pudeur évoluerait vers une société de la faute. Cette version simpliste est depuis longtemps abandonnée. Par ailleurs, une société totalement pudique n’est pas pensable : les hommes qui ont honte d’un de leurs actes seulement quand il est découvert, et non parce qu’ils l’ont commis, n’ont pas intériorisé les normes en vigueur. - Vous avez écrit que la sévérité des sanctions contre les délits sexuels, telle la nudité en public, est proportionnelle à l’évolution des sociétés. Norbert Elias aurait donc raison quand il dit que la centralisation des Etats, associée au développement d’une culture bourgeoise différenciée, mène à un plus grand contrôle social... H. P. Duerr. - Au Moyen Age, le développement des villes, le relâchement des liens familiaux et une plus grande mobilité sociale ont eu pour conséquence un assouplissement des moeurs, car on ne pouvait plus exercer le même contrôle social qu’auparavant, dans de petits villages. Ayant besoin d’une nouvelle forme de contrôle, on a opté pour la répression administrative des comportements déviants. Le contrôle par l’Etat a progressivement remplacé le contrôle par la société. Avec le recul, on s’aperçoit que le contrôle étatique était plus sévère dans certains domaines et moins rigoureux dans d’autres. Nouvel observateur hors série La pudeur - Il vous est parfois reproché de ne pas adopter une démarche très historienne... H. P. Duerr. - Je peux montrer que les comportements humains centraux sont universels et se retrouvent dans toutes les sociétés contemporaines comme - dans la mesure où on peut le vérifier - dans toutes les sociétés anciennes. Parmi eux figurent la pudeur d’être vu pendant l’acte sexuel et la pudeur génitale, qui résistent à toutes les tentatives de changement. Refuser cette thèse sous pré- texte qu’elle n’a pas de valeur historique n’est pas un argument : c’est une formule stéréotypée. (Cet entretien est extrait de « Frühstück im Grünen » et traduit de l’allemand par Andreas Schulz.) Hans Peter Duerr La sensualité à tâtons De la Chine confucéenne aux forêts équatoriales, le contrôle des pulsions sexuelles a toujours fait l’objet de débats animés. Mais l’impudeur peut-elle exister sans règles à transgresser ? C’est bien dans cet insondable mystère que gît le ressort de nos désirs. Pudeur/impudeur... On ne devrait donc n’y toucher qu’avec d’infinies précautions. Mystère ? Pensez un peu à ces joues empourprées, à ces voix qui s’étranglent, à ce feu qui nous gagne au premier dévoilement de ce qui est, d’ordinaire, caché ! Cuisses offertes ou poitrine nue : et voilà que nous flambons ! Mais pourquoi donc brûlons-nous, si vite et à tous les sens du terme, de découvrir ce qu’on nous cache ? Pas si facile de répondre. A bien réfléchir, on comprend même assez mal le soin minutieux - soin jaloux, maniaque, codifié à l’extrême - que mettent les humains, toujours et sous tous les cieux, à dissimuler certaines parties de leur corps. Y aurait-il une crainte inexprimée, un indéfinissable effroi que chacun, par la pudeur, s’emploierait à conjurer ? Cette pudeur serait-elle le (détestable) produit d’on ne sait quelle servitude pudibonde ? Bourgeoise ? Religieuse ? Ce n’est pas aussi simple. En effet, les sociétés le plus notoirement hédonistes ont pratiqué, elles aussi, une pudeur tatillonne, même si elle ne s’exprimait pas toujours comme la nôtre. Le sens commun se trompe gravement, par exemple, au sujet des Grecs et des Romains de l’Antiquité en les imaginant spontanément impudiques. Le fameux geste de Diogène se masturbant en public devant son tonneau a entraîné des malentendus durables. En réalité, Grecs et Romains obéissaient à une frilosité extrême en cette matière. Michel Foucault le soulignait jadis en évoquant la Grèce antique : « On donnait volontiers, comme raison de ne pratiquer l’amour que la nuit, la nécessité de s’en cacher aux regards ; et dans la précaution à ne pas se laisser voir dans ce genre de rapports, on voyait le signe que la pratique des aphrodisia n’était pas quelque chose qui honorait ce qu’il y avait de plus noble en l’homme » (1). Paul Veyne, de son côté, évoque les interdits rigoureux sur lesquels bute sans cesse - et rebondit - l’élégie érotique romaine. Par exemple : « Faire l’amour sans aucun vêtement, pendant la journée, sans établir l’obscurité complète ; c’était très mal et c’était à ces hardiesses que l’on reconnaissait les vrais libertins » (2). Platon lui-même, dans les « Lois », évoque explicitement la honte (nécessaire) qui, en diminuant la fréquence de l’activité sexuelle, en « affaiblira la tyrannie ». Sans qu’on ait à les interdire, ajoute-t-il, il faudra que les citoyens « couvrent de mystère de tels actes » et qu’ils éprouvent, à les commettre à découvert, « un déshonneur ». Mais voyons d’autres exemples. La pudeur, curieusement, est la même chez les rudes et très païens peuples barbares qui déferlèrent sur l’Empire romain au ve siècle de l’ère chrétienne. N’imaginons pas qu’en matière amoureuse ils s’abandonnaient à je ne sais quelles gaillardes sauvageries. D’après la loi des Francs Saliens (viiie siècle), pour citer un exemple, « la femme et l’homme ne pouvaient être nus que dans un seul endroit, celui où l’on procréait : le lit. Dès lors, le nu était sacré » (3). Et défendu. Quant aux Chinois des anciennes dynasties, ils allaient jusqu’à considérer le simple baiser comme une partie de l’acte sexuel, que l’on n’était pas censé pratiquer en dehors de la chambre à coucher. En réalité, de l’Orient à l’Occident, de la Chine confucéenne aux forêts équatoriales, une pudeur spécifique, toujours et partout, impose ses règles tatillonnes. En aucun cas, certaines parties du corps - presque toujours les mêmes - ne doivent être exhibées, sous peine d’inconvenance grave. Extraordinaire universalité de la règle : telle est donc la première vérité au sujet de la pudeur. C’est une vérité considérable. C’est elle en effet qui, par opposition des contraires, fournit à l’impudeur toute sa capacité - sulfureuse et magnifique ! - de transgression. Tout se passe comme si pudeur et impudeur formaient décidément un couple inséparable. Et plus mystérieux qu’on ne le croit. Comment expliquer tout cela, en effet ? Pourquoi une synergie paradoxale réunit-elle, de toute éternité, ces deux contraires explosifs. C’est peut-être chez saint Augustin - le « père de l’Occident » - que l’on trouve une des réponses les plus pertinentes à cette immémoriale question. En effet, dans le livre premier de « la Cité de Dieu », saint Augustin s’interroge - bien avant le Jean-Jacques Rousseau de l’« Emile » - sur l’origine véritable de la pudeur humaine. Serait-ce le souci de protéger les parties du corps qui sont plus vulnérables ? Serait-ce la volonté instinctive de ne pas déchaîner sans cesse le feu du désir et tous les désordres qu’il entraîne ? Si tel était le cas, une question demeurerait : pourquoi, justement, la vue de ces parties déchaîne- t-elle notre désir ? Nouvel observateur hors série La pudeur Pour Augustin, les parties de leur corps que les humains dissimulent sont celles qui échappent à leur volonté. Qu’il s’agisse d’une érection intempestive ou, au contraire, d’un fiasco humiliant, l’homme sait bien que sa volonté n’en peut mais. Ces chairs sont absolument souveraines, autonomes, dissidentes... Elles nous narguent et vivent leur vie hors de notre propre contrôle. « Parfois cette ardeur survient importune, sans être appelée ; parfois elle trompe le désir ; l’âme est de feu mais le corps est de glace. Chose étrange ! », écrit saint Augustin, avant d’ajouter : « Ce qui fait honte à l’esprit, c’est que ce corps lui résiste. » Autrement dit, ces parties-là de notre corps nous défient et nous échappent. Positivement ou négativement, selon les cas. D’où une crainte confuse, une méfiance congénitale à leur endroit. D’où la volonté de les dissimuler pour mieux maîtriser leur perpétuelle rébellion. Ainsi naquit la pudeur humaine... Evoquant le fiasco sexuel, qui tourmenta tant les Romains, puis les hommes du Moyen Age - avant d’occuper Stendhal, comme on le sait -, le satiriste romain Martial, dans ses « Epigrammes », avait déjà eu ce soupir fameux : « Crede mihi, non est mentula quod digitus » (« Crois-moi, on ne commande pas à cet organe comme à un doigt ! ») Le sexe de l’homme qui se roidit ou pas, celui de la femme ou les seins de celle-ci qui s’érigent ou non, indépendamment de toute volonté : là est bien notre part sauvage. Terrible et magnifique. Au-dedans de nous demeure tapi, en quelque sorte, l’animal que nous continuons d’être. Cet animal que notre esprit échoue à dompter mais que notre corps, parfois, s’enivre de rejoindre. L’impudeur n’est rien d’autre que l’ouverture - plus ou moins contrôlée - de la cage qui l’emprisonne. Par elle, subitement, voilà que nous titillons la bête et allumons de vertigineux incendies. Nul mieux que Georges Bataille n’a exprimé cette étrange et ontologique complicité entre pudeur et impudeur, interdit et transgression. « C’est par la honte, jouée ou non, qu’une femme s’accorde à l’interdit qui fonde en elle l’humanité, écrivait-il. Le moment vient de passer outre, mais alors il s’agit de marquer, par la honte, que l’interdit n’est pas oublié, que le dépassement a lieu malgré l’interdit, dans la conscience de l’interdit » (4). Aujourd’hui, sur fond de surenchère impudique et de pornographie claironnante, la seule question sérieuse est peut-être celle-ci : en récusant abusive-ment la pudeur, ne risquons-nous pas d’anéantir du même coup l’impudeur qui n’en était que l’image inversée. L’impu-deur et sa providentielle subversion... Dès lors, en perdant l’une et l’autre, serons-nous certains d’y gagner quelque chose quant à la violence de nos émois et à la qualité de nos plaisirs ? En matière amoureuse, ni Georges Bataille ni André Breton n’aimaient la lumière trop crue. Pas fous... Jean-Claude Guillebaud est écrivain, journaliste et éditeur. Derniers ouvrages parus : « la Tyrannie du plaisir » et « la Refondation du monde » (Seuil, 1998 et 1999). 1) « Histoire de la sexualité », tome 2 : « l’Usage des plaisirs » (Gallimard, 1984). 2) « L’Elégie érotique romaine » (Seuil, 1983). 3) Michel Rouche, dans « Histoire de la vie privée », tome 1 (Seuil, 1985). 4) « L’Erotisme » (« OEuvres complètes », tome 10 ; Gallimard, 1987). Jean-Claude Guillebaud Le poil, ce mal-aimé Le poil a-t-il toujours été l’ennemi de l’humanité ? Son histoire raconte les péripéties des canons esthétiques. Petit aperçu d’une pilosité tantôt malmenée, tantôt encensée Compère de notre épopée et aussi têtu qu’un fox-terrier, le poil fait de la résistance. On a beau le raser, l’épiler, lui cramer le bulbe avec de l’électricité ou l’aveugler d’un rayon laser, vaillant petit soldat il revient fleurir sa peau chérie. Duvet d’angelot ou étole velue, le poil, pourtant protecteur et soyeux, est indésirable, impudique. Et le gredin s’accroche à ses aisselles, ose des percées sur des torses jusque-là imberbes, boucle l’ourlet de nos narines d’une vibrisse malséante. L’impudent a le tort de nous renvoyer une image de notre corps trop naturelle, lui qui se rêve au plus près des canons esthétiques de la culture. L’épilation nous rendrait-elle de façon illusoire le schéma corporel de notre petite enfance ? « La notion de beauté est liée à la juvénilité, écrit France Borel. [...] Le social [...] intervient pour gommer ce qui est trop humain afin de rendre le corps plus abstrait, moins présent biologiquement, comme si l’obscénité n’était rien d’autre qu’une trop forte présence, un excès de corps » (1). Ce n’est pas d’hier que l’humanité ne supporte plus ses villosités. Que la raison soit d’ordre religieux, esthétique, érotique, hygiénique ou prophylactique, l’épilation est une pratique universelle. Bien avant notre ère, les Chinoises s’arrachaient les sourcils pour les remplacer par un trait de crayon noir jugé plus gracieux, bien qu’assez inexpressif. Les Egyptiens, tout comme les Babyloniens et les Phéniciens, traquaient leur offensante pilosité à l’aide de pinces de bronze. Seuls les dieux étaient habilités, avec les rois et les reines, à por-ter une barbe postiche. Quant aux Turcs, ils se servirent du premier dépilatoire chimique connu, le rusma. Utilisé dans les harems, ce mélange de chaux vive, d’orpiment et d’amidon s’employait encore au xixe siècle pour combattre la teigne. Nouvel observateur hors série La pudeur En Occident, les puritains voient dans l’épilation un péché : remanier l’oeuvre du Créateur est un acte profane. A la fin du xiiie siècle pourtant, si un beau sein est susceptible d’inspirer le désir, « la chambre de Vénus » provoque encore un effroi craintif chez ces clercs qui n’en ont pas percé les mystères. Et Jean de Meung, un des auteurs du « Roman de la Rose », recommandait qu’on rase « l’araignée » qui s’y trouve tapie, afin que l’amant ne puisse y « cueillir mousse ». Au mariage du duc d’Orléans, lorsqu’on lui passa sa chemise, toute la cour put constater qu’il avait le pubis rasé. L’histoire ne dit pas si le futur Philippe Egalité voulait éradiquer une colonie de morpions ou, plus sensuellement, éduquer sa fiancée à l’art d’être peau contre peau. Dans un article intitulé « Il s’en faut d’un poil » (2), Jimena Paz Obregón apporte un éclairage sur l’obsession épilatoire des Indiens Onas et Alakalufs. Malgré leur pilosité clairsemée, ces deux ethnies de l’extrême sud du continent américain ne tolèrent aucun poil du corps et s’épilent sourcils et pubis. Les femmes Onas vont jusqu’à arracher le duvet des nouveaunés quelques jours après la naissance. Ce souci d’obtenir une peau glabre tendrait à « affirmer et préserver leur humanité par rapport au monde naturel. Aussi mettent-ils un point d’honneur, à la fois éthique et esthétique, à se différencier des animaux [...]. Il leur faut s’épiler pour éviter toute confusion entre le corps humain et la bête ». Quant aux métis des pays les plus européanisés (Chili, Argentine) - où les Indiens ont longtemps refusé le métissage -, la jeune ethnologue note : « Les hommes portent très fréquemment la barbe ou la moustache, tandis que les femmes attachent une énorme importance à l’épilation du duvet et des poils, considérant qu’il serait sale de ne pas les enlever. » Il en va tout autrement dans les zones où l’une des questions fondamentales est de définir qui est indien et qui ne l’est pas (Pérou, Mexique). Le poil émerge alors comme un facteur de différenciation : les femmes non seulement ne s’épilent pas, mais exhibent leurs jambes poilues comme signe de non-indianité. Retour en Occident. Si la pilosité dissimule l’intimité féminine, n’oublions pas que la conception de la pudeur a plus à voir avec les organes sexuels que la nudité en soi. Pour la psychanalyse, le symbolisme du poil est lié à la sexualité. Cela explique en partie la volonté puritaine américaine (exprimée par le Code Hays) de supprimer le moindre poil au cinéma. A l’image d’un Tarzan ambigu, les acteurs des années cinquante se rasaient jusqu’en lisière du scrotum dans l’espoir de décrocher un rôle. Le poil, symbole de virilité chez l’homme - selon une expression figurée très ancienne : « Plus il est poilu, plus il est couillu » -, est déclaré maléfique lorsqu’il recouvre tout son être, preuve d’une vie végétative, instinctive et sensuelle. Le barbu, le velu est assimilé au dieu des cultes pastoraux, le lubrique Pan. De nouveau, la tendance est au lisse : l’imberbe fait figure de demi-dieu. Il défit le temps. Homeric est journaliste et écrivain. Dernier ouvrage paru : « le Loup mongol » (prix Médicis 1998 ; Grasset, 1998). (1) « Le Vêtement incarné » (Pocket, 1998). (2) Paru dans « les Figures du corps » (Société d’Ethnologie, Université Paris-X). Homeric Un homme pleure Pourquoi les hommes ont-ils honte de pleurer ? Craignent-ils de se laisser submerger par la douleur, la tristesse ou la joie ? Ces larmes attentent-elles à leur virilité ? ;Première scène : dans « le Der- nier Tango à Paris » (1974), Marlon Brando entre dans la chambre mortuaire de sa femme qui, quelques jours plus tôt, s’est suicidée sauvagement. Il s’assoit tout en lui parlant, comme si la parole venait simplement matérialiser le discours inté- rieur qu’il lui adresse depuis des jours. Toutes les trois secondes, il avance sa chaise vers le lit sans que cesse le flux-mélange de questions et d’insultes qui finit par le jeter sur son corps, en sanglots. L’émotion qui me saisit naturellement devant ce spectacle de la douleur extrême n’est pas sans liens avec le personnage qu’incarne Brando dans le film : laconisme, beauté, puissance et sensualité. Le pleur vient ajouter une dimension supplémentaire à l’étoffe du personnage, qui s’en trouve enrichi et plus aimable (désirable) encore. Deuxième scène : lors d’un des tout derniers Grands Prix de formule 1, celui qui allait finale-ment être champion du monde, et qui l’avait déjà été l’année précédente, commit une erreur qui interrompit sa course et mit son titre en péril. Sous l’oeil indiscret des caméras, quelques centaines de millions de téléspectateurs sans doute étonnés virent alors Mika Hakkinen, ce champion du sport le plus viril qui soit (pas de femmes pilotes, pour l’instant), cet exemple de maîtrise de soi et d’intelligence technique, s’effondrer, en sanglots. Le lendemain, dans les journaux, on apprenait que sa femme l’avait trouvé « génial » lors de cet épisode. Parole énigmatique : elle suggérait que cette possibilité de céder aux larmes avait suscité en elle un surcroît d’admiration pour son compagnon. Mes deux exemples ne vont pas de soi. Quand les petits garçons pleurent, on leur dit qu’ils pleurent comme des filles bien persuadé que la comparaison va avoir un effet dissuasif sur eux. Quand on interroge les hommes, la plupart répondent qu’ils n’aiment pas pleurer et qu’ils le font rarement - ils manifestent une irrépressible pudeur face aux larmes. Nouvel observateur hors série La pudeur Quand on interroge les femmes, nombreuses, finalement, sont celles qui disent détester voir un homme pleurer. Le pleur masculin se porte plutôt mal. On raconte que, pour le tournage d’« Autant en emporte le vent », il a été très difficile de persuader Clark Gable de pleurer devant la caméra. Le rôle s’y prêtait pourtant : Scarlett lui annonce qu’elle vient de faire une fausse couche, un peu à cause de lui, situation dramatique dans laquelle on admet que même un homme tout à fait viril puisse verser quelques larmes. C’était en 1939, et si Clark Gable a fini par accepter de tourner cette scène, sa résistance a été suffisamment forte pour laisser une trace dans les encyclopédies du cinéma. On aurait envie, pour expliquer ces réticences, de tout rabattre sur les représentations de la virilité qui ont cours. Et certainement entrent-elles pour beaucoup dans le rejet des larmes masculines. Un homme, c’est un être idéalement du côté de la raison, de la maîtrise des émotions et du contrôle de leurs expressions. Or pleurer, c’est lâ-cher prise. Soudain, la douleur, la tristesse ou la crainte, la joie, l’irritation ou la compassion submergent. Alors on laisse aller le corps, on laisse aller le sentiment, et on pleure. Celui qui pleure, à ce moment-là révèle une faiblesse qui appelle protection, consolation et réconfort. Les hommes n’ont pas envie de s’exhiber dans une telle situation de fragilité, et nombre de femmes ne souhaitent pas les y voir. Reste qu’à d’autres époques, quand les représentations des sexes n’étaient guère plus valorisantes pour les femmes qu’aujourd’hui, le pleur masculin était bien vu. Relisez Diderot, Rousseau et leurs contemporains : on pleure, au xviiie siècle, on pleure à tout bout de champ, au spectacle, dans la vie, dans les salons. On pleure parce qu’on est un homme sensible et que les larmes sont l’expression naturelle de la sensibilité. Il faut donc admettre que la question des pleurs est liée autant à la re- présentation de la virilité qu’au statut de la sensibilité, indissociablement. Quand l’une exclut l’autre, les hommes ne sont pas autorisés à pleurer. Alors ? Brando, Hakkinen : un homme pleure et une femme s’émerveille de ses larmes ? Nous sommes dans une période de transition. Encore sous le joug de représentations qui refusent le lâcher-prise pour les hommes ; déjà dans un temps où la raison comme l’affectivité se répartissent quand même un peu mieux entre les sexes. Cela donne ces images hybrides et touchantes d’hommes à la virilité marquée qui s’accroissent soudain de leurs pleurs. En 1939, réticences de Clark Gable ; trente ans plus tard, larmes jouées de Marlon Brando ; trente ans plus tard encore, larmes réelles de Mika Hakkinen. Bientôt, il ne sera même plus nécessaire d’être un héros pour pleurer. Un homme pleure ? Homme accru de ses larmes. Belinda Cannone est écrivain. Derniers ouvrages parus : « Lent Delta » (Verticales, 1998) ; « Histoire du bonheur » (Klincksieck, 1998). Belinda Cannone Toilettes publiques Doit-on s’habiller, dormir, faire ses besoins seul ou en public ? Les règles changent selon les époques et suscitent l’apparition de pièces particulières où protéger sa pudeur La pudeur a besoin d’un lieu pour s’exprimer. Comment dérober la nudité au regard d’autrui dans les opérations quotidiennes (soulagement des besoins naturels, changement de vêtements, bain...) lorsqu’on ne dispose pas DR d’endroit à cet usage ? Or la spécialisation des pièces s’effectue tardivement, dans les maisons bourgeoises du xixe siècle. Auparavant, entre la chaumière à pièce unique et le château aux salles polyvalentes, l’individu a du mal à s’isoler. Le foyer réunit une maisnie comprenant famille (sur plusieurs générations), amis et domestiques. Ainsi, lorsqu’il soupçonne Tristan de séduire Iseut, le roi Marc ne peut interdire sa chambre à son neveu. Tout au plus les lits y sont-ils séparés, ce qui n’est pas toujours le cas. Au mieux, des tentures isolent les dormeurs : Clément VI (xive siècle) est le premier à permettre des paravents entre les lits des cardinaux réunis en conclave. La chambre est la première pièce spécifique, sans doute parce que le lit ne se démonte pas tous les matins, contrairement aux tréteaux servant de table, et est plus difficile à transporter que les baquets tenant lieu de baignoi- res. Mais elle accueille bien du monde, et les courtines, jointes à l’obscurité des salles, sont les seuls refuges de la pudeur. Les prémices de la pudeur actuelle apparaissent dans les monastères. Les interdits sexuels, importants chez les hommes coupés des femmes, exigent des règles strictes : distance minimale entre les lits, gymnastique complexe pour passer sa chemise, surveillance nocturne des latrines, usage du capuchon quand on s’y installe, ou précautions effarantes pour laver les caleçons... Mais ces règles, elles aussi, restent cloîtrées. La publicité des opérations intimes s’accentue même dans la France classique. L’architecture, qui multiplie couloirs et escaliers dérobés pour qu’on n’y côtoie pas les domestiques, ne conçoit guère les lieux privés. Les latrines, ces « privés » par excellence, présentes dans tous les manoirs médiévaux, disparaissent des châteaux classiques. La chaise percée est apportée dans la chambre, et les grands seigneurs y donnent audience, comme les dames dans leur baignoire ou dans leur Nouvel observateur hors série La pudeur lit. La pudeur a alors une dimension sociale : cette insouciance au regard d’autrui est réservée aux supérieurs. L’offense serait grave de recevoir ainsi des personnes d’un rang plus élevé. Le problème des latrines se pose surtout aux visiteurs, obligés de se soulager derrière un buisson, une tapisserie, ou dans un escalier. Il faut la pudeur d’une Allemande comme la princesse Palatine pour s’offusquer de le faire devant « des hommes, des femmes, des filles, des garçons, des abbés et des Suisses ». Quant aux Parisiens, ils utilisent sans vergogne les ifs des Tuileries à cet effet. Salle de bains et toilettes pri- vées se répandent au cours du xixe siècle ; mais, même en France, le mouvement n’est pas achevé. C’est aussi le xixe siècle qui généralise le couloir, apparu dès le xvie au château de Blois, mais resté longtemps l’exception. Chaque pièce a désormais son usage ; on n’accède aux lieux de la pudeur que par le no man’s land d’un corridor. Les règles de la pudeur suivent la même évolution. Nées dans un milieu (les monastères) qui connaissait la spécialisation des pièces (dortoir, réfectoire, latrines...), mais dans un usage commun, elles se diffusent au xvie siècle par l’intermédiaire de religieux, avant leur laïcisation au xixe siècle. Les plus répandues sous l’Ancien Régime sont peu ou prou les avatars de la « Civi-lité puérile » d’Erasme - un ancien moine. La « Civilité honneste... », rédigée par un missionnaire (1648), assure la transition entre le re-gard collectif, qui fait prendre conscience de sa nudité et ré- git la décence, et le regard que l’on porte sur soi, même lors-qu’on est seul, qui définit la pudeur. « Levez-vous avec tant de circonspection, explique-t-elle, qu’aucune partie de votre corps ne paraisse nue, quand même vous seriez seul dans la chambre. » L’explication reste religieuse : « Faites cela pour le respect de la majesté d’un Dieu qui vous regarde. » La chambre, même individuelle, reste donc un lieu soumis au regard d’autrui. Il suffira de laïciser cette idée pour que le regard de Dieu (ou des anges, selon Erasme) fasse place à une conscience permanente de la pudeur. Madame Celnart (1833) témoigne de cette évolution. Constatant que les jeunes filles s’essuient distraitement au sortir du bain car « le trouble involontaire de la pudeur empêche de prendre convenablement ces soins importants », elle leur conseille de fermer les yeux pour cette délicate opé- ration. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les pensionnats comme les couvents apprennent aux demoiselles à faire leur toilette intime dans l’obscurité. Regard de l’autre, regard de Dieu, regard de soi : l’évolution est alors achevée. En s’inventant des lieux d’intimité, la pudeur s’est détachée du regard extérieur qui lui avait donné naissance. Mais ce qu’elle conquiert d’un côté, elle va le perdre de l’autre par le même phénomène. La distinction entre espace privé et espace public comporte des pièges. Jadis, donner le sein à un enfant, satisfaire un besoin urgent, par exemple, n’avaient rien de scandaleux. Depuis que le Code Napoléon et la loi de 1891 définissent l’outrage à la pudeur, se déboutonner, même pour la bonne cause, tombe sous le coup de la loi et, depuis 1841, les urinoirs, selon le bel alexandrin de Barthélemy, « dispensent la pudeur de baisser la paupière ». La pudeur désormais n’est plus liée à un acte (et à la hantise sexuelle), mais à l’exhibition d’une parcelle de nudité dans un endroit public (décence, régie par la loi), voire dans un endroit privé et solitaire (pudeur individuelle, exigée par une morale plus fluctuante). Cette évolution de la pudeur en fonction du lieu où elle s’exerce aura des conséquences surprenantes. Liée à une nudité parfois difficile à définir au poil près, elle cherche depuis son terrain : c’est sur cette distinction qu’ont pu se constituer, dans les limites prévues par la loi, le naturisme (la nudité acceptée en un lieu privé) et l’érotisme (l’art d’évoquer le nu sans sortir du champ autorisé), sans parler de tous les fantasmes désormais permis dans la sphère du privé. D’autres domaines de nudité partagée ou dévoilée sont apparus dans le même esprit : les vestiaires sportifs, les hôpitaux... échappent par convention au domaine de la pudeur. La morale à son tour doit suivre tant bien que mal : dans un lieu privé, aucune pudeur n’est de mise, aucun comportement n’est condamnable. Mais les habitudes sont difficiles à maintenir dans le cadre strict du privé : de nouvelles libertés conquises à huis clos s’en échappent tous les jours. Celui qui prend l’habitude de se promener nu, ou peu vêtu, chez lui ou dans un club naturiste comprend mal les interdits maintenus dans les villes balnéaires ou dans les églises touristiques. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus de pudeur ni de lieu pour l’exercer, mais chacun souhaite désormais en fixer lui-même les limites, dans le cadre d’une loi vieille de deux siècles. Jean-Claude Bologne est historien des mentalités. Derniers ouvrages parus : « la Faute des femmes » (Les Eperonniers, 1999) ; « le Frère à la bague » (Editions du Rocher, 1999). Jean-Claude Bologne Baignoire mode d’emploi Si les hôtes matinaux de la salle de bains se sont affranchis des pudeurs anciennes, ils procèdent malgré tout à de subtiles négociations pour préserver leur pré carré La première fois que j’ai vu mon père nu, c’est quand il est mort. On se cachait tous pour ne pas montrer le moindre bout de peau. Alors qu’aujourd’hui, avec mes enfants, tout le monde se balade à poil dans la mai-son » (Françoise, Nouvel observateur hors série La pudeur cinquante et un ans). Le bouleversement des comportements concernant la nudité en famille a été complet en l’espace d’une seule génération. Au contraire, ne pouvoir se montrer nu à ses enfants ou à son partenaire en dehors des rapports sexuels est aujourd’hui un signe négatif, l’indicateur d’un manque d’authenticité et de proximité dans la relation. Construire le naturel de la nudité familiale, c’est prouver la réalité et la qualité du lien intime. Evidemment, cette preuve ne peut être donnée à tout moment et dans n’importe quelle pièce de la maison, la cuisine ou la salle à manger. L’endroit privilégié du nouveau cérémonial est sans conteste la salle de bains. Les anciennes pudeurs semblent y avoir soudainement disparu, chacun donnant l’impression d’accomplir les gestes d’hygiène les plus personnels devant ses proches, sans la moindre gêne, comme s’il était seul. En fait, de subtils ajustements et de discrètes négociations ne cessent de se développer alors que les protagonistes en ont à peine conscience. Le premier type de négociations n’est pas directement lié à la pudeur. La salle de bains est la pièce qui permet le mieux de sentir vivre l’intimité du groupe familial. Mais elle est en même temps une des pièces où l’on a le plus envie, à l’inverse, de se trouver seul, de rêver tranquillement à soi, de se regarder dans le miroir, de vivre les sensations de son corps sous la douche ou dans le bain. Le partenaire devient dès lors un intrus. Selon les contextes et les humeurs, l’élément collectif ou individuel l’emporte, avec des variations qui peuvent être rapides. Sans que les désirs soient trop ouvertement exprimés (impossible d’afficher sur la porte « Prière de ne pas déranger ») : chacun doit parvenir à sentir les souhaits du partenaire et s’y adapter. D’autres arbitrages touchent à des cas particuliers (visites de parents, amis de passage, etc.). Le plus intéressant concerne les préadolescents. Alors que pour la mère le bain de l’enfant était un moment important de chaleureuse proximité, arrive un jour où le préadolescent érige assez soudainement une barrière de pudeur personnelle, qui lui est essentielle dans la reformula- tion de son identité passant par des changements de son corps. Il ne veut plus être vu dans sa nudité, même par sa mère. La scène de la révolte se joue principalement dans la salle de bains, où il s’enferme à dou- ble tour, alors que parents ou jeunes enfants continuent à se côtoyer nus sans la moindre gêne et à se montrer ainsi au révolté. L’humour, bien que mal accepté par le préado, permet généralement de désamorcer la crise en maintenant l’éthique familiale de la nudité : chacun se moque discrètement de lui tout en le laissant faire. Quant au couple lui-même, le nouvel idéal d’absence de pudeur marquant l’authenticité du lien ne parvient en fait jamais à s’appliquer totalement. Il y a toujours une limite (très variable d’une famille à l’autre) au-delà de laquelle, sur tel ou tel geste très intime, réapparaît l’exigence de pudeur. De même que chacun garde son jardin secret, certains gestes ne sont qu’à soi. Le problème vient de ce que cette exigence est contraire à l’idéologie proclamée. Elle est donc contrainte de s’exprimer clandestinement. On se cache en tentant de donner l’impression de ne pas se cacher. Il est très rare que deux partenaires aient la même idée de ce qui est à cacher. Chacun a ses petites dissimulations très personnelles et, surtout, la conception de la limite idéale peut être très différente. Quand l’écart est important, les arbitrages conjugaux de la pudeur ne sont plus seulement complexes : ils peuvent devenir source de crises majeures. Celui des deux partenaires pour qui la limite est la plus haute (il ne ressent aucune gêne en exposant des gestes très intimes) n’a pas de problèmes particuliers. Il est à l’aise, natu-rel, parfait exemple de la nouvelle idéologie familiale de la pudeur. L’autre a donc peine à le critiquer. Pourtant, il éprouve des difficultés nombreuses. Les règles de l’impudeur étant élevées, il se sent personnellement mal à l’aise (et parfois coupable) dans certaines circonstances. Et il y a plus grave. Le couple repose sur le désir physique du partenaire. Or il est des impudeurs qui peuvent provoquer des dégoûts, dégoûts ponctuels pouvant se généraliser en dégoût de l’autre. La gestion conjugale de la pudeur est une question explosive ! Jean-Claude Kaufmann est sociologue au CNRS. Derniers ouvrages parus : « Corps de femmes, regards d’hommes Sociologie des seins nus » (« Pocket »/Presses de la Cité, 1998) ; « la Femme seule et le Prince charmant » (Nathan, 1999). Jean-Claude Kaufmann Le sexe non dit Le puritanisme bourgeois a engendré au xixe siècle cette hantise de la sexualité qui perdure au coeur de la société moderne Didier Dumas est psychanalyste pour enfants. Reprenant la théorie du sociologue Norbert Elias selon laquelle la pudeur est liée à un processus de civilisation associé à une répression des pulsions, il la présente comme la logique d’un interdit édicté par l’Eglise et la bourgeoisie au xixe siècle. Le Nouvel Observateur. - Avons-nous besoin de la pudeur pour protéger notre intimité ? Didier Dumas. - Il ne faut pas confondre le besoin d’intimité et la pudeur. Si l’être humain éprouve la nécessité de s’isoler dans sa sexualité, c’est parce que l’érotisme met en jeu les strates mentales les plus anciennes de notre psychisme. Tomber amoureux renvoie à la constitution enfantine : les battements du coeur rappellent l’enfant ; se toucher, le bébé ; l’orgasme, le foetus. Pour de telles retrouvailles, l’intimité est nécessaire. La pudeur n’a rien à voir là-dedans. Elle dépend Nouvel observateur hors série La pudeur en premier lieu de la société ou de la classe sociale à laquelle on appartient. La honte, l’interdit ou la peur de lais- ser voir son sexe sont des inven-tions bourgeoises qui, à mon sens, ne peuvent être dissociées de la barbarie avec laquelle le xixe siècle a persécuté la sexualité infantile. Dès 1760, le livre du docteur Tissot invente de toutes pièces que la masturbation engendre d’affreuses maladies chez l’enfant et ouvre une des périodes les plus noires de notre histoire sexuelle : les médecins et les prêtres s’allient pour harceler les parents et les convaincre du danger. N’oublions pas qu’au xixe siècle on prônait et pratiquait des « excisions hygiéniques » dans toute l’Europe. Le puritanisme bourgeois a ainsi engendré une hystérie de masse qui n’avait jamais existé ni dans notre culture ni dans aucune autre, et qui a permis la naissance de la psychanalyse. N. O. - Pouvez-vous expliquer le lien entre la théorie d’Elias, l’invention de la psychanalyse et votre propre conception de la pudeur ? D. Dumas. - Norbert Elias est un sociologue freudien qui reproche à Freud d’avoir assujetti les « bonnes » moeurs à une instance individuelle : le sur-moi. Pour lui, le rapport de l’individu à son corps non seulement évolue au cours des temps, mais, de plus, est indissociable du processus de civilisation. Elias remet ainsi en cause la séparation entre sociologie et psychologie. Cela m’intéresse car, dans l’approche clinique de l’enfant et de sa famille, on a affaire à un inconscient qui n’est pas, comme l’a postulé Freud, individuel, mais transgénérationnel, c’est-à-dire à la fois personnel, familial et social. L’esprit humain n’est pas plus individuel que collectif. Il est les deux. Quant à la pudeur, la question est de savoir s’il s’agit d’une donnée intrinsèque ou si, au contraire, elle émane d’une dimension du psychisme qui est d’abord culturelle et collective et ensuite individuelle. N. O. - Quels sont les effets de cette pudeur « bourgeoise » sur notre comportement ? D. Dumas. - Elle a engendré une impuissance à penser et à transmettre la sexualité dont nous sommes loin d’être sortis. L’incapacité des parents à en parler simplement aux enfants continue de les plonger dans un désarroi extrême à la puberté. Cela d’autant plus que notre civilisation de l’image est particulièrement impudique. Entre les sex-shops, la publicité, le cinéma et les cassettes pornographiques, le sexe s’exhibe un peu partout. Cela nourrit l’illusion d’une société sexuellement libérée, et nul n’entend la plainte des adolescents : on nous a tout montré, mais on ne nous a rien dit ! Nous sommes confrontés à une évolution des moeurs sans égale. La nouvelle génération ne peut donc jamais totalement reprendre à son compte les modèles de la précédente. Celle de l’après-guerre s’est interdit de divorcer pour le bien des enfants. Celle qui a suivi a prôné l’amour libre et a refusé le mariage. Mais l’incapacité de parler simplement de la sexualité aux enfants n’a, elle, guère changé depuis l’avènement du puritanisme bourgeois. Sous l’Ancien Régime, la sexualité était vécue plus naturellement. Pour les cinq ans du jeune Louis XIII, par exemple, Henri IV entre dans la pièce, baisse sa culotte et lui dit : « Regarde avec quoi je t’ai fait ! » De nos jours, ce n’est pas au niveau de la nudité cor- porelle que l’héritage du xixe pèse encore lourd sur la sexualité. C’est au niveau de la parole - sans laquelle on ne peut la penser. Tout voir du sexe fascine ou révulse, mais laisse les adolescents incapables de penser leur propre sexualité. N. O. - Ces problèmes sont-ils analogues pour les deux sexes ? D. Dumas. - Oui, bien sûr, mais ils sont encore plus douloureux pour les adolescentes. L’interdit de parler de sa sexualité est plus ancré chez les mères que chez les pères. Les filles en souffrent donc plus que les garçons, mais, comme elles participent davantage qu’eux à l’évolution sociale - leurs grands-mères ont acquis le droit de vote et leurs mères, la contraception -, elles sont aussi souvent beaucoup plus impliquées par cette question. Propos recueillis par Anne-Claire Meffre Didier Dumas est psychanalyste. Dernier ouvrage paru : « Sans père et sans parole - La place du père dans l’équilibre de l’enfant » (Hachette, 1999). Didier Dumas L’indécence des dessous Pendant des siècles, la bienséance s’accommoda de fesses tout à fait nues sous les jupes et réserva le pantalon, ancêtre de la culotte, aux femmes légères et aux petites filles Trois fois rien, éparpillés sur notre corps, nos dessous ont beau clamer leur modestie, leur force évocatrice contredit leur terminologie réductrice de sous-vêtements. Base du dessus, ils participent aux bouleversements de l’apparence féminine, modèlent corps et âme. Ils furent révélateurs de l’ombre. Cette mode fin de siècle les fait éclater en pleine lumière, bousculant les codes de la décence. Sous-vêtements, vêtements ou accessoires, garde-corps ou garde-robe, leur statut devient trouble. Désassortis : haut et bas de couleurs différen-tes. Individualisés : soutien-gorge affiché et culotte cachée. Désorganisés : jarretelles sur coton candide. Sens dessus dessous, ils déroutent et subjuguent. « ... [Les] seins de la belle inconnue/Dardés sous le crêpe des significations parfaites » (« Tournesol », d’André Breton), laisseraient croire que leur langage est limpide. Un simple coup d’oeil suffirait alors au travers de l’enveloppe vestimentaire ou du registre des clichés affriolants pour associer à la façon des dominos les dessous et leurs correspondances sur Nouvel observateur hors série La pudeur l’échelle qui va de la pudeur à l’impudeur. C’est sans compter sur les volte-face de la mode et l’inconstance de l’âme humaine. Le seul sentiment de la couleur ne cesse de varier sur la gamme chromatique des convenances. Pour la puritaine américaine de la côte Est, le noir a encore des relents d’indécence. La transparence, elle, est bannie par la morale nippone. Qui ne s’étonnerait de cette assertion selon laquelle la bienséance, pendant des siècles, s’accommoda de fesses tout à fait nues sous les jupes ? Les femmes vertueuses allaient sans culotte ; pis, le pantalon (ancêtre de celle-ci) était, au début du xixe siè- cle, réservé aux femmes légères et... aux petites filles. Quand, au rythme des valses, du cancan ou du quadrille, les crinolines s’envolèrent, le pantalon de- vint indispensable, car, comme l’annonçait un écriteau grivois au bal Solferino du camp de Châlons : « Les dames qui n’ont pas de pantalon sont priées de ne pas lever la jambe plus haut que la ceinture. » Son ampleur immaculée satisfaisait la pudeur, mais ses frous-frous et surtout la question de savoir s’il était fermé ou fendu stimulait la sexualité. La lingerie a alors un pouvoir érotique puissant. La progression est lente avant l’absolue nudité. La femme comme il faut est carapaçonnée dans sa chemise, son corset, son cache-corset, son pantalon, ses jupons, sa cage (la crinoline) ou les armatures de son faux-cul. En un siècle, la lingerie a connu des bouleversements intenses : la carapace s’est démantelée en pièces détachées. De l’encombrement on est passé au confort et à la légèreté, du laçage au moulage, de l’opacité à la translucidité puis à la transparence. « L’histoire assise en train de coudre », comme le disait joliment Jean Cocteau, assembla, au fil des progrès techniques (de l’apparition de la machine à coudre à celle du Lastex, du Nylon, du Lycra...), les dévoilements progressifs du corps, les changements de sa perception et de la sexualité. L’évolution sociale des femmes, la bicyclette, le tango vont dégager le corps au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dans les années vingt, la gaine remplace le corset et le soutien-gorge apparaît. Les jupes raccourcissent, les jambes se dévoilent sous les bas de couleur chair. Le genou est découvert en 1925. Scandale ! L’archevêque de Naples interprète le tremblement de terre qui dévaste Amalfi comme le résultat du courroux divin devant cette impudeur. La garçonne suscite la même désapprobation. Son indécence est de s’inspirer du vestiaire masculin. Son soutien-gorge est un « aplatisseur » destiné à effacer ses seins, ses bas sont roulés sur des jarretières autour du genou (presque comme des chaussettes), son pyjama remplace la chemise de nuit. Cette masculinité choque tout autant que le pantalon autrefois. Dès les années trente, la lingerie galbe de nouveau le corps. On invente les bonnets pour les soutiens-gorge et l’élasticité des gaines devient plus performante. Les décennies suivantes dessineront diverses courbes concentrées tour à tour sur la taille, les hanches, la poitrine, les fesses... La pratique des sports se répand, imposant l’idéal d’un corps musclé. A cette nouvelle percep- tion du corps répond une découverte de la peau. A l’instar des joueuses de tennis qui adoptent le short et osent jouer jambes nues, au grand dam des puritains, les femmes abandonnent leurs bas pour des socquettes. Le bronzage, autrefois signe distinctif du peuple laborieux, devient une distinction. Les années soixante et soixante-dix franchissent une étape supplémentaire dans la dénudation : les premiers monokinis et les seins nus paradent en 1964, la mini dévoile les cuisses l’année suivante. Avec le mouvement hippie le corps s’expose. La lingerie doit aussi se mettre au diapason des nouvelles revendications féminines : « La femme moderne entend rejeter [...] l’ensemble des tabous sexuels qui ont fait d’elle une esclave. Elle veut que ses propres pulsions sexuelles, ses désirs soient cho-ses reconnues et admises comme normales. Elle doit donc pou-voir montrer son corps, le mettre en valeur tel qu’il est et non pas en fonction de trucages vestimentaires », déclare le couturier Courrèges. L’adolescente est le nouveau modèle, et valsent soutiens-gorge, bas, combinaisons. Le panty, le collant, les soutiens-gorge moulés collent au corps. La lingerie devient une seconde peau. Le pantalon (de dessus cette fois) réduit les dessous à un minislip et des chaussettes. La lingerie dite « de séduction » revient dans les années quatre-vingt et son rôle érotique est clairement énoncé dans la publicité. La campagne « Aubade pour un homme » représentant une femme en dessous, la main d’un homme ostensiblement posée sur sa cuisse, est censu-rée par Yvette Roudy et le ministère des Droits de la Femme, en 1983. Cependant, l’image de la femme transmise par la lingerie ne cesse de se brouiller, les dessous s’éparpillent : séduction, sport, fonctionnalité, minimalisme... les femmes ont d’autres choix que ceux de « la maman ou la putain ». Les stratèges de la communication préfèrent parler d’une femme captée dans plusieurs instants de sa vie plutôt que de styles de femmes. L’ambiguïté juvénile et androgyne redéfinit les codes de la décence et de l’indécence. A l’aube du troisième millénaire, où se réfugie la pudeur quand nos dessous dévoilent le corps, s’exposent, s’arrogent un pouvoir sexuel qu’ils n’ont pas toujours ? Elle s’en va se poser sur notre peau. La lingerie de demain sera invisible et cosmétique, dit-on, les microfibres permettant d’effacer les coutures et de coller parfaitement à la peau, le Lycra (aidé de quelques discrets paddings) assurant le maintien. Car l’idéal d’un corps mince et ferme impose plus que jamais ses diktats et le modelage de la silhouette reste la règle, même s’il s’agit d’arrondir ses fesses ou ses seins et non plus de se serrer la taille. A notre époque où les interventions sur la peau - bronzage, épilation, chirurgie esthétique, tatouage, piercing - se multiplient, la lingerie veut se rapprocher du maquillage, confondre peau et enveloppe. Auréoler ses jambes de lumière, lisser les reliefs celluliteux, évacuer ses hontes ( par des matières anti-bactéries, anti-perspirantes), tonifier, lifter semblent une nouvelle sublimation du corps. Camoufler les défauts, effacer la vie, avoir une peau lisse, repassée, c'est se construire un nouveau masque. La pudeur s'exprime dans l'invisibilité, une nouvelle retenue de notre âme qui ne doit pas franchir la Nouvel observateur hors série La pudeur frontière de notre peau : rongeur émotive, taches psychosomatiques sont désormais indécents. Aussi rêvons d'une carnation couturière pour voler notre âme à fleur de peau. Marie Simon Nouvel observateur hors série La pudeur Bal masqué sur le Net A la fois prétexte au voyeurisme absolu et écran masquant la réalité, l’Internet joue à cache-cache avec nos fantasmes. Le réseau mondial laisse-t-il encore une place à la pudeur ? La pudeur n’existe pas sur l’Internet. Tout est visible sur le réseau mondial, mais à distance : le soft comme le hard, le câlin comme le coquin. Le Web est le lieu d’expression de tous les fantasmes, le rendez-vous obligé des exhibitionnistes en tout genre. Tout est permis puisque l’anonymat y est garanti. Un couple peut retransmettre en vidéo ses ébats sur son site sans que ses voisins ou ses amis y aient ja-mais accès. C’est le paradoxe de ce média planétaire sans codes ni hiérarchie. L’industrie du sexe y prospère, les sites à caractère pornographique étant les seuls pour lesquels les internautes acceptent de payer. Aux Etats-Unis, elle a généré près d’un milliard de dollars de recettes en ligne en 1998, près du double en 1999. Si les professionnels ont largement investi le secteur, les amateurs aussi, qui ont vite compris que leur hobby pouvait se transformer en une juteuse source de profits. L’équipement requis pour « mettre en Web » sa vie sexuelle est à la portée de tout un chacun : une page personnelle hébergée gratuitement sur un serveur autorisant ce type de contenu et l’achat de la petite Webcam, qui retransmettra les ébats en di- rect sur l’Internet. Mieux que les photos ou les récits brûlants, le live est le programme le plus recherché sur le Net. Certes, la qualité de l’image reste médiocre, mais quantité de voyeurs semblent s’en contenter. Ainsi, des ménagères du fin fond du Middle West, reconverties en cyberstars du « home porn », proposent des formules d’abonnement allant du simple strip-tease au dialogue personnalisé avec satisfaction immédiate et en images de tous les désirs du client internaute. C’est parce qu’elle ne souhaite pas se faire labéliser en tant qu’adepte du porno que Jennifer Ringley, la reine des webcameuses, se fixe des limites : ses fans ont le droit de la suivre jusque dans les toilettes mais pas au lit. Pas pudique pour deux sous, cette étudiante américaine est devenue une égérie du réseau. Les visiteurs des parties gratuites de ces sites n’ont droit qu’à une version allégée. Aguichés par une jolie entrée en matière, ils auront accès à l’intimité la plus complète de Sandrine, Estelle et les autres s’ils se décident à devenir membres payants de ces clubs pas très privés. Sous l’oeil permanent des voyeurs, les exhibitionnistes du Web en oublieraient presque que, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, leur moindre fait et geste est épié : quand ils en ont assez, il leur suffit d’imaginer qu’il ne s’agit que d’une doublure d’eux-mêmes, leur avatar virtuel évoluant dans le cyberespace. On comprend mieux comment l’Internet offre à certains, déconnectés de leur propre image, une incroyable libération : sur le Web, il n’y a plus ni autocensure ni tabous. Les acteurs de ces reality-shows sont littéralement retranchés derrière leurs écrans, dans un monde où ils se dissimulent grâce à la technique. L’Internet et la Webcam permettent de voir le corps de l’autre tout en évitant la confrontation physique. Le webcamer n’a pas de regard à soutenir ; il est pré- servé des contacts, des odeurs, des microbes... Evoluant dans un espace collectif sans risques ni mauvaises surprises, il est comme protégé par un préservatif intégral. Grâce à cette mise à distance numérique, l’internaute garde le contrôle absolu de son image : il ne dévoile que ce qu’il veut de sa personnalité. Le phénomène s’observe sur ces pages personnelles où des anonymes déballent leur album de famille, ou bien délivrent au monde deux ou trois messages essentiels. Qu’ils exhibent leurs corps ou leurs sentiments, les internautes se comportent sur le Web comme lors d’un bal costumé. Masqués par de faux e-mails, dialoguant en direct sous des noms d’emprunt, ils sont libres d’être eux-mêmes ou quelqu’un d’autre. Le grand révélateur de cette mascarade, ce sont les amours virtuelles : combien de rencontres réelles pour tous les dialogues torrides échangés par IRC (espace de dialogue en direct) ? Bien peu vont au bout de leur démarche, comme si l’extrême impudeur de leurs échanges traduisait une peur de s’engager. Une peur de l’autre que l’on retrouve dans l’essor des services d’assistance psychologique sur le Net : des cyber-patients y racontent leur mal de vivre, cherchent des réponses à leur impuissance ou à leur frigidité sans avoir à pousser la porte d’un cabinet en ville. Certains de ces services étant gratuits, l’implication est réduite au minimum : tranquillement installés derrière leurs ordinateurs, ils pratiquent leur thérapie à distance, quand ça leur plaît... C’est ainsi que l’Internet brouille tous nos repères entre espace public et espace privé. L’Homo internetus est libre d’y dévoiler et d’y exprimer - et aussi d’y regarder et d’y écouter - ce qui ne peut être montré ou dit ailleurs. En toute impunité. Quelques sites www.jennicam.org www.estelle.com www.newcid.com/sandrine www.psycho-net.com Christophe Alix est journaliste sur le Web, où il tient une chronique du lundi au vendredi : www.clubinternet.fr/netattitude Christophe Alix