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Nouvel observateur hors série
La pudeur
Nouvel Observateur - HORS-SERIE n° 39
Le ciel de la pudeur
PUDEUR : du verbe latin pudere, « avoir honte » ou « faire honte », à l’origine sans doute « éprouver » ou « inspirer un
mouvement de répulsion », auquel se rattachent (1) pudens (participe présent), « qui a de la pudeur », « modeste », d’où
impudens, « effronté », et impudentia, « effronterie, audace » ; (2) pudor, « pudeur, retenue, sentiment de l’honneur »,
pudicus, « chaste, vertueux », impudicus, « débauché », pudicitia, « chasteté » ; (3) pudibundus, « qui éprouve de la honte
» ; (4) repudium, « répudiation de la femme par le mari », d’où repudiare, « répudier », « rejeter », et repudiatio, «
refus».
Bienséance (1534) : caractère de ce qui convient, va bien ; conduite sociale en accord avec les usages, respect de certaines
formes.
Chasteté (1119) : de châtier, « corriger, instruire » ; vertu, comportement d’une personne chaste, qui s’abstient
volontairement de toute relation sexuelle.
Civilité (1361) : observation des convenances, des bonnes manières en usage dans un groupe social.
Concupiscence (1265) : du latin concupiscere, « désirer ardemment » ; désir vif des biens terrestres ; penchant aux plaisirs
des sens.
Confusion (début xiie s.) : trouble qui résulte de la honte, de l’humiliation, d’un excès de pudeur ou de modestie.
Continence (fin xiie s.) : état de qui s’abstient de tout plaisir charnel.
Convenance (xiie s.) : de convenir ; ce qui est en accord avec les usages.
Coquetterie (1651) : souci de se faire valoir pour plaire, en particulier aux personnes de l’autre sexe.
Correction (1680) : du latin correctio ; qualité de ce qui ne s’écarte pas des règles, de ce qui est correct.
Courtoisie (Moyen Age) : de l’ancien français court, « cour » ; attitude pratiquée dans les cours seigneuriales et qui exalte
subtilement l’amour ; politesse raffinée.
Déballage (1670) : de déballer ; aveu, confession sans retenue.
Décence (xiiie s.) : du latin decere, « convenir » ;respect de ce qui touche les bonnes moeurs, les convenances.
Délicatesse (1539) : qualité de ce qui est délicat ; sensibilité morale dans les relations avec autrui, juste appréciation de ce
qui peut choquer, peiner.
Discrétion (xvie s.) : du latin discretio, « discernement » ; retenue dans les relations sociales.
Embarras (fin xvie s.) : état de celui qui éprouve un malaise pour agir ou parler.
Exhibitionnisme (1866) : de exhibition ; obsession morbide qui pousse certains à exhiber leurs organes génitaux ; fait
d’afficher en public ses sentiments, sa vie privée, ce qu’on devrait cacher.
Gêne (1538) : de l’ancien français gehine, « torture », et gehir, « avouer » ; malaise ou trouble physique que l’on éprouve
dans l’accomplissement de certaines fonctions, de certains actes.
Honnêteté (xiie s.) : de honoré, « noble » ; caractère de ce qui se conforme à la bienséance ou à certaines normes
raisonnables.
Honte (fin xie s.) : de honnir ; sentiment pénible de son infériorité ; sentiment de gêne éprouvé par scrupule de
conscience, timidité, modestie...
Inconvenance (xviiie s.) : caractère de ce qu’il ne convient pas de faire.
Indécence (1568) : manque de correction, caractère de ce qui est indécent.
Libertinage (1603) : licence de moeurs.
Lubricité (xive s.) : du latin lubricus, « glissant » ; penchant irrésistible pour la luxure, la sensualité brutale.
Modération (1355) : du latin moderatio ; vertu, comportement d’une personne éloignée de tout excès.
Modestie (1355) : du latin modestia ; modération, retenue dans l’appréciation de soi-même, de ses qualités ; pudeur,
retenue.
Naturisme (1931) : doctrine prônant le retour à la nature dans la manière de vivre (vie en plein air, nudisme).
Politesse (1659) : ensemble de règles qui régissent le comportement, le langage considérés comme les meilleurs dans une
société ; le fait et la manière d’observer ces usages.
Pruderie (1666) : affectation de réserve hautaine et outrée dans tout ce qui touche à la pudeur, à la décence.
Pudibonderie (1842) : caractère pudibond, affectation de pudeur.
Pudicité (1417) : du latin pudicitia ; pudeur, caractère pudique.
Puritanisme (1691) : doctrine, esprit des personnes qui montrent ou affichent une pureté morale scrupuleuse.
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La pudeur
Règle (1268) : du latin regula ; ce qui est imposé ou adopté comme ligne directrice de conduite ; formule qui indique ce
qui doit être fait dans un cas déterminé.
Réserve (1664) : attitude, qualité qui consiste à ne pas se livrer indiscrètement, à ne pas s’engager imprudemment, à se
garder de tout excès.
Retenue (xvie s.) : attitude de celui qui sait se retenir, se modérer, qui garde une prudente réserve.
Sagesse (xiiie s.) : vertu, comportement juste, raisonnable ; qualité, conduite du sage, modération.
Séduction (xiie s.) : action de séduire, de corrompre ; charme, attrait.
Sensualité (1486) : du latin sensualitas, « sensibilité » ; tempérament, goût d’une personne portée à rechercher tout ce qui
flatte les sens.
Vergogne (1080) : honte.
Volupté (début xve s.) : vif plaisir des sens, jouissance pleinement goûtée ; plaisir sexuel.
Voyeurisme (xixe s.) : perversion de qui assiste pour sa satisfaction et sans être vu à quelque scène érotique.
La chair des pauvres
Pour le fondateur du samu social, lorsqu’une personne n’existe plus dans le regard des autres, elle finit
par ne plus exister à ses propres yeux. Elle se sent comme invisible, décorporée
Dans une rue paisible à l’extrême est de Paris, après le boulevard périphérique et juste avant Saint-Mandé, un portillon
modeste s’ouvre dans un haut mur de pierre. De l’autre côté se dressent de beaux bâtiments en pierre taillée du xixe
siècle, aménagés avec goût et modernité. Des hommes et des femmes que l’on a l’habitude de croiser prostrés sur le
trottoir ou dans le métro discutent, jouent aux cartes. Ils viennent ici se reposer, se laver, se soigner, trouver une écoute
et une dignité que la société ne leur accorde plus. C’est dans ce havre de paix, le centre d’accueil du samu social, que nous
reçoit Xavier Emmanuelli.
Le Nouvel Observateur. - Quel est le rapport des exclus à leur corps, à la pudeur ?
Xavier Emmanuelli. - L’exclusion amène les institutions à paramétrer la vie des gens à travers une série de questions
techniques. En demandant aux exclus de cocher des cases qui vont permettre de cerner leur situation sociale et médicale,
on leur fait mettre leur vie à nue : ils sont « objétisés ». Or, par rapport à leur corps, ils se trouvent déjà dans un
processus de désaffiliation, car ils n’ont plus d’interactions sociales, d’échanges. Quand on n’existe pas dans le regard des
autres, on n’existe pas à ses propres yeux ; l’image inconsciente du corps s’atténue. On finit par se sentir invisible,
décorporé. Le corps se fait gris et tous les événements sont décrétés agressifs. On se recroqueville sur un moi intemporel
: aujourd’hui ressemble à hier et à demain. Il y a même une jouissance à participer à la destruction du corps, car lorsqu’on
a mal aux pieds ou froid, le corps est perçu comme un ennemi qui donne de la souffrance. Quand on en est là, que l’on a
déserté toute vie sociale ainsi que son corps, il n’y a pas de pudeur possible car l’autre n’existe plus. Les psychanalystes
parlent de la reconquête du narcissisme. Ils disent qu’il faut reprendre ses marques, et c’est très long.
N. O. - Comment se manifeste cette absence de pudeur au cours de vos consultations ?
X. Emmanuelli. - De manière très contrastée. Il faut dire que tous n’en sont pas au même degré d’exclusion. Il y a ceux qui
se sentent obligés de mentir, qui versent dans la mythomanie. Ils racontent ce qu’ils imaginent qu’il vous plairait
d’entendre. S’ils pensent que vous voulez écouter une série de tragédies, ils construisent une histoire linéaire et littéraire
aussi, parsemée de graves ruptures affectives. C’est à la fois une parade de séduction, une tentative de conserver un vernis
social et une forme de pudeur. Mais les plus exclus répondent à toutes les questions, impassibles, sans bron- cher. Ils sont
résignés, ce sont des victimes. Là, il n’y a plus aucune manifestation de pudeur.
N. O. - La pudeur serait donc un signe de socialisation ?
X. Emmanuelli. - Absolument. A Nanterre où j’étais étudiant, nous faisions prendre des douches collectives aux gens
ramassés dans le métro, en séparant juste les hommes des femmes. Nous pen- sions qu’ils avaient atteint le stade où la
pudeur ne se manifeste plus. Or, si nous avions eu des douches individuelles, cela les aurait aidés à retrouver leur statut de
sujets.
N. O. - Vous voulez dire qu’il faut traiter les gens qui n’ont plus de pudeur comme s’ils en avaient ?
X. Emmanuelli. - J’en suis convaincu. C’est ainsi qu’on les aide à se resocialiser. C’est parce que nous pensions que ces
personnes étaient trop exclues pour avoir de la pudeur que nous ne leur permettions pas d’en avoir.
N. O. - A l’inverse, qu’en est-il de ceux qui n’ont pas encore bas-culé dans l’exclusion ?
X. Emmanuelli. - Lorsqu’on n’a pas encore basculé dans l’exclusion, que l’on est sur le fil du rasoir, il y a une pudeur
particulière pour cacher sa précarité, une réserve pour ne pas montrer que l’on est passé du côté des pauvres. C’est là
que se manifeste avec le plus de visibilité une forme de pudeur sociale. Des efforts sont faits pour maintenir une surface
d’échanges, des apparences. Rappelez-vous, au xixe siècle, les communions, les mariages étaient l’occasion pour les
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pauvres de dépenser l’argent gagné en une année, pour faire bonne figure. Par analogie, on est pudique pour maintenir
aussi longtemps que possible des apparences qui vont permettre de donner le change et de ne pas être stigmatisé
socialement. Qui dit pudeur sociale dit en fait sentiment de honte, que l’on essaie de masquer. C’est un mécanisme de
protection.
N. O. - Que manifestent ces personnes quand elles viennent en consultation : une pudeur par rapport à leur statut social
ou la pu-deur de devoir se dénuder ?
X. Emmanuelli. - Je dois d’abord préciser que ces gens qui n’ont pas basculé dans l’exclusion, je ne les rencontre pas : ils
évitent de venir aux consultations du samu social. Je les rencontrais lorsque j’étais médecin généraliste, et les deux types
de pudeur sont souvent liés. Je me souviens d’une femme fort simple qui a refusé un examen gynécologique parce qu’elle
avait ses règles en s’exclamant : « Et l’esthétique, docteur ? » Elle manifestait de la pudeur, alors que je ne voyais que le
geste thérapeutique. L’image que l’on a de soi, parce qu’elle est peut-être identique à celle que les autres ont de vous,
incite à préserver une façade. Cette pudeur exacerbée peut d’ailleurs aller jusqu’à ce que certains appellent le droit de
mourir dans la dignité, c’est-à-dire mourir sans baver, sans trembler... Je ne suis pas d’accord avec de telles manifestations
de pudeur : un vieillard dont le corps se défait a sa dignité ailleurs que dans son apparence corporelle.
N. O. - Croyez-vous pour autant que les médecins accordent une place suffisante à la pudeur ?
X. Emmanuelli. - Lors de notre formation de médecin généraliste, nous apprenons à observer des manifestations
physiques. Par exemple : est-ce que le patient hystérise ? Certaines jeunes femmes font semblant de répondre avec
assurance lors de la consultation, mais leur cou, leur poitrine sont tachés de rougeurs. Les dermatologues appellent cela
l’érythème pudique. Le patient parle, mais son corps parle aussi, et il dit autre chose. Par contre, la notion de pudeur n’est
pas médicale. Elle ne peut pas l’être, car nous apprenons à réparer le corps-objet, mais la personne, en tant qu’être social
immergé dans un environnement, est occultée. Lorsque j’étais étudiant et que des exclus venaient en consultation, je
pensais être face à des gens d’avant la médecine. Je me disais : ils n’ont jamais vu de médecin de leur vie. De toute façon,
s’ils avaient poussé la porte d’un généraliste du centre-ville, ils auraient été rejetés, car leur apparence était trop
repoussante. Quelle n’était pas ma surprise, quand je les auscultais, de découvrir des cicatrices, des traces d’intervention
chirurgicale ! A la suite d’accidents, ils avaient bénéficié d’une hospitalisation normale. Mais quand les lésions ou troubles
sont dus au lien social, vous êtes démuni, car il n’y a pas de maladie, ni physique ni psychique, et ces personnes sont
renvoyées de structure en structure.
N. O. - Comment parvenez-vous donc à réintroduire cette dimension essentielle de la pudeur chez les exclus qui viennent
vous voir ?
X. Emmanuelli. - Malraux disait que l’homme est un misérable petit tas de secrets. La pudeur permet de préserver ce qu’il
nous paraît essentiel de garder secret. Sinon, on est un hussard, on viole l’autre. Mais, hormis cette limite, il faut s’exposer
pour provoquer la rencontre. C’est encore plus vrai lorsque je suis avec un exclu. Il a fait le diagnostic de sa situation et il
s’imagine que moi aussi. Il sait que je sais, et je sais qu’il sait que je sais. Du coup, nous sommes livrés l’un à l’autre sans
vernis social. Si je veux que le contact se fasse, je suis obligé de livrer un peu de mon être. Paradoxalement, il faut
s’exposer personnellement, se dévoiler un peu, pour créer des liens et, par là, réintroduire la pudeur.
N. O. - Votre propre rapport à la pudeur a dû beaucoup évoluer avec votre pratique de médecin du samu.
X. Emmanuelli. - Lorsque j’avais la trentaine, certaines situations me gênaient. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, je ne
connais plus de gêne, mais je suis devenu plus sensible à l’autre. Je vois des sentiments, perçois des situations qui,
auparavant, m’échappaient. Du coup, je suis moins gêné et j’ai plus de pudeur.
Xavier Emmanuelli est cofondateur de Médecins Sans Frontières. Il a créé le samu social en 1993. Derniers ouvrages parus
: « Dernier Avis avant la fin du monde » (Albin Michel, 1999) ; « L’homme n’est pas la mesure de l’homme » (Pocket,
2000).
Propos recueillis par Lisa Telfizia
Des seins pas si nus
Les conceptions de la pudeur sont très variables d’une personne à l’autre, les cultures familiales imprimant dans l’enfance
une éthique des dissimulations légitimes : chacun a sa petite idée de ce qui doit être caché.î¥vâ003°DEBUT TXT
COURANT(OMEGA)$Ãêîû0Ö@®0)îi¿BH¬ m^î Cette variabilité individuelle se croise avec des règles sociales qui
définissent au contraire collectivement le bon et le mauvais comportement : tout le monde doit appliquer la même règle,
cacher les mêmes choses, de la même façon.
Les différents espaces traversés (le restaurant, le bureau, le hammam, etc.) ont tous une règle du jeu particulière, souvent
très claire. Impossible par exemple de se montrer torse nu (surtout pour une femme !) dans une église ou à la réunion du
conseil d’administration. Ces règles sont parfois explicites. Ainsi, certaines municipalités du littoral définissent un code
vestimentaire minimum pour la fréquentation des commerces (maillots de bain interdits) et n’hésitent pas à verbaliser.
Mais la plupart du temps elles sont implicites : chacun les respecte en feignant d’ignorer qu’elles existent.
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La plage illustre parfaitement ce double langage. Lorsqu’on interroge les personnes qui la fréquentent, la réponse est
unanime : « Ici, chacun fait ce qu’il veut, c’est la liberté, il n’y a pas de règles. » Pourtant, ces dernières existent bel et bien.
Elles sont même très précises, et intuitivement connues de tous dans leur précision. Bien qu’elles soient différentes d’un
pays à l’autre (pas de seins nus en Amérique du Nord, plutôt les fesses que les seins au Brésil, le corps entier en
Scandinavie), d’une plage à l’autre (les plages familiales contrôlent davantage la pudeur), et varient selon les circonstances
(le soleil sortant d’un nuage offre aussitôt plus de possibilités à la nudité).
N’importe quel sein ne peut pas se montrer nu sur la plage, et tous ne peuvent pas se montrer de la même manière. Car
les usagers, malgré l’impression qu’ils donnent de somnoler, de ne pas observer, de laisser chacun faire ce qu’il a envie de
faire, travaillent de façon permanente à codifier et transmettent subtilement des messages, pour que s’impose une règle
collective. Point central : la définition du « beau sein normal », celui à qui tout ou presque est permis, se promener
debout, aller se baigner, etc. Paradoxalement, une autre catégorie, le « trop beau sein », a moins de chance. Car, arrêtant
le regard, il auto-rise une liberté et une motri- cité moindres ; il doit savoir rester discret. Le « beau sein normal » est
défini avec un nombre très limité de critères. Il est haut, ferme, non exagérément développé. Il est celui sur lequel le
regard peut apprendre à glisser sans être arrêté. Il a pour modèle les corps neutres et flous des publicités vantant les
produits pour la douche et les yogourts.
Trop vieux (sur la plage, le vieillissement commence très jeune), trop gros ou trop remuant, le sein nu au contraire
accroche le regard. Plus il s’éloigne du modèle, plus les positions autorisées devront être discrètes et statiques : debout
avec modération, assise sans mouvements brusques, couchée sur le dos, couchée sur le ventre. Enfin, les vraiment trop
vieux, trop gros ou trop remuants devront se rhabiller, sous peine de sanctions.
Ces dernières prennent la forme de regards qui, heurtés par le non-respect de la règle, pèsent de tout leur poids sur
l’infortunée mutine. Qui généralement ressent la pression visuelle sous forme d’un malaise la poussant à couvrir ce sein
que la plage ne saurait voir. Evidemment, rien n’est obligatoire, et le sein trop vieux, trop gros ou trop remuant peut
toujours braver l’interdit, d’autant que celui-ci reste implicite. Il faut pour cela être capable de ne pas voir les regards qui
pèsent sur soi. Sans compter que le prix à payer est très élevé : la plage ne dit rien mais délivre secrètement des mauvais
points très stigmatisants.
D’autres limites sont à signaler, y compris pour un beau sein normal. Le maximum de liberté est acquis quand la plage est
parfaitement inconnue, anonyme : il est alors possible de se dénuder dans les conditions autorisées du moment. Mais,
paradoxalement, la présence de connaissances et de proches rend soudainement la nudité plus problématique, voire
intolérable. Pas de difficultés pour dévoiler sa poitrine aux regards étrangers, alors que l’envie de se rhabiller s’impose à
l’idée de rencontrer un collègue de travail ou un voisin. Ou même, plus étonnant, un oncle ou un grand-père (voire un
enfant ou un mari).
Curieuse inversion du privé et du public ! Ghislaine, qui souffre de ne pas parvenir à se montrer nue en famille, a réussi
sans difficulté à bronzer torse nu à la plage, utilisée comme instrument thérapeutique pour dénouer son corps. Dans son
jardin, elle parvient désormais à enlever le haut de son maillot dans des conditions balnéaires reconstituées (soleil,
transat). Hélas, à l’intérieur de la maison, le sein nu redevient impudique.
Jean-Claude Kaufmann est sociologue au CNRS. Derniers ouvrages parus : « Corps de femmes, regards d’hommes Sociologie des seins nus » (« Pocket »/Presses de la Cité, 1998) ; « la Femme seule et le Prince charmant » (Nathan, 1999
Les bains nippons
A l’annonce de la mort d’un parent, un Français pleure, un Japonais sourit. La pudeur trace entre les
civilisations occidentale et orientale une frontière difficilement franchissable
En débarquant au Japon, vers 1860, les envoyés de Sa Très Gracieuse Majesté découvrent, outrés, que femmes et
hommes, de tout âge, de toute condition, partagent les bains publics dans le plus simple appareil. Il faut dire qu’à l’époque
les Anglais se lavaient peu, et en tout cas jamais en présence d’inconnus ! Une telle coutume est aussi scandaleuse pour un
sujet de la reine Victoria que l’est la danse, fort prisée des Européens, aux yeux d’un Oriental. C’est d’ailleurs la valse qui
faillit compromettre les positions de la Couronne dans le pays du Soleil-Levant. Lors de la première réception donnée à la
légation britannique de Tokyo, les samouraïs présents manquèrent dégainer le sabre quand un couple se mit à tournoyer
au son de l’orchestre. Prenant cette exhibition pour une outrageante singerie de l’acte sexuel, les représentants du mikado
conclurent que la Grande-Bretagne les avait conviés à assister au spectacle répugnant d’un homme et d’une femme mimant
les spasmes de l’amour dans le but d’humilier le Japon et son empereur.
Finalement, les Japonais se sont convertis à la valse et ont aboli la mixité à l’intérieur des bains publics. Quant à la mode si
révoltante qui découvrait le haut de la gorge - une chose que la prostituée japonaise la plus vulgaire n’aurait osée -, elle
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tomba en désuétude, heureusement pour la réputation des Européennes. Ainsi va la marche des civilisations. Cela dit, si
l’Asie a adopté avec enthousiasme le travail à la chaîne, la mitrailleuse et autres merveilles occidentales, une barrière plus
haute que l’Oural continue de séparer les deux versants de la plaque eurasiatique : la notion de pudeur.
Ce qui vient d’emblée à l’esprit, c’est les divergences d’attitudes à l’égard du corps et de la nudité. Entre Européens et
Asiatiques, mais également entre Asiatiques. Prenez un Chinois : il lui semble moralement dégénéré de se baigner sous le
regard de femmes. Révolté par l’indécence des Japonais, ce même Chinois n’est pourtant nullement gêné de déféquer dans
les toilettes publiques qu’on trouve à tous les coins de rues en Chine populaire, et que seule indique une odeur
pestilentielle. Au contraire, il apprécie la convivialité de ces lieux sans portes et sans cloisons, où l’on fait la conversation à
ses voisins. C’est en vue d’éduquer la population que les gouvernements de Hongkong et de Singapour, sous l’influence du
puritanisme britannique, ont introduit des lois punissant d’amendes élevées l’usager qui négligerait de fermer la porte des
lieux publics d’aisances. Mais l’occidentalisation n’est pas parvenue à faire apparaître le monokini sur les plages, où le
maillot de bain d’une pièce reste la norme sacro-sainte.
Une autre différence fondamentale porte sur la façon d’exprimer ses sentiments. Quel Européen n’a pas été surpris
d’entendre une de ses connaissances japonaises lui annoncer au détour de la conversation, le visage fendu d’un large
sourire, qu’elle vient de perdre un de ses parents ? Certes, comme en Occident, le sourire sert en Asie à exprimer le
contentement. Mais il a là-bas une autre fonction, bien caractéristique : masquer le chagrin. Les photos de condamnés
chinois écoutant la lecture du jugement qui les envoie à une mort atroce et restant parfaitement imperturbables sont
banales. En 1938 déjà, lors du conflit sino- japonais, le photographe Robert Capa a été frappé par le visage serein de
soldats chinois trimballés dans des camions, couverts de bandages sanguinolents, parfois à l’agonie. Seule la pâleur de
certains blessés passait pour une manifestation de souffrance. Cela peut être pris pour de la résignation ou mis sur le
compte de l’impassibilité. Mais ces deux supposées qualités de l’âme asiatique n’existent, en fait, que dans l’imaginaire
occidental.
C’est plutôt dans l’éducation, dans la culture de ces sociétés - où l’individu est tenu de s’effacer devant le groupe, qui
étouffe toute expression individuelle - qu’il faut chercher le refus d’exprimer la douleur. Tandis qu’un Occidental étale ses
ennuis, ses problèmes personnels, les confie en vue de les partager, un Asiatique esquive d’un sourire ou d’une plaisanterie
les difficultés qu’il connaît. Non par indifférence, mais parce qu’on lui a appris que garder pour soi ses sentiments les plus
intimes est vertueux et les révéler, grossier. La peine, l’anxiété, l’angoisse existent, certes aussi violentes qu’en Occident,
mais la pudeur interdit de les montrer. La tradition judéo-chrétienne sublime l’expression publique de la souffrance - en
référence à celle du Christ. Le confucianisme, lui, la juge impudique parce que source potentielle de désordre pour la
collectivité.
Bruno Birolli
Jouir de s’exhiber
Le monsieur qui montre son sexe en s’abritant sous une porte cochère est le plus souvent un homme
qui manifeste un sens moral en totale contradiction avec son acte
Depuis les travaux de Lasègue (1877) et de Freud (1905), la psychiatrie et la psychanalyse considèrent l’exhibitionnisme
comme un symptôme pervers typique. « On parle d’exhibitionnisme pervers quand un sujet trouve l’essentiel de sa
satisfaction dans le simple fait d’imposer la vision de son sexe ou de son corps sexué dans des circonstances décidées par
lui et qui se situent toujours hors des convenances courantes » (1). Pour un non-initié, l’exhibitionnisme représente le
geste le plus stupide et le plus ridicule qui puisse être, au point que certains cliniciens ont décrété qu’il relevait de la
débilité. D’autres au contraire y ont vu une menace pour les personnes qui en sont les victimes. En réalité, celles-ci n’ont
rien à craindre, et c’est pourquoi la législation s’est un peu assouplie. Il n’en reste pas moins que l’exhibitionnisme existe,
qu’il est pratiqué quasiment partout dans le monde, avec des caractéristiques analogues, et qu’il est consi- déré depuis
toujours comme une pathologie encombrante (2).
Pourquoi cette régression débilitante ? Chez son auteur, elle répond à un impératif précis : lancer un véritable défi à la
pudeur, défi qui lui procure une jouissance suffisamment puissante pour lui faire prendre tous les risques, car la honte et le
ridicule lui apportent des retombées ineffables, les preuves tangibles qu’il est parvenu à ses fins. Etant donné la relative
efficacité de son système et le plaisir particulier qu’il y trouve, il est rare qu’un exhibitionniste demande à se soigner. C’est
presque toujours sous la pression des proches ou pour se soumettre à une obligation de soins décrétée au palais de
justice, ce qui ne facilite pas les choses.
A cela s’ajoute la dualité du personnage. Certains diraient : sa duplicité. Le monsieur qui mon- tre subrepticement son
sexe aux femmes de passage en s’abritant sous une porte cochère est souvent par ailleurs un cadre d’entreprise et un
père de famille respectable ; lorsque ce n’est pas le cas, il manifeste en général un réel sens moral, en totale contradiction
avec son acte. C’est un paradoxe qu’on retrouve dans la plupart des perversions et qui a beaucoup frappé les romanciers
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et les cinéastes. Même quand il est pris en flagrant délit, l’exhibitionniste fait comme si rien ne s’était passé, c’est son
secret, et il faut parfois des semaines de thérapie patiente et attention- née, l’assurance qu’il est protégé par un autre
secret, professionnel celui-là, pour qu’il consente à se confier. Ce point est capital, car ce clivage fait partie de sa structure
profonde ; c’est même la clé du problème. Si l’exhibitionniste lance un défi à la pudeur, c’est originairement un défi qu’il se
lance à lui-même, à une autre partie de lui-même. Le but du thérapeute sera de comprendre pourquoi il a eu besoin
d’extérioriser ce geste et de se mettre en si mauvaise posture.
Pour justifier cette extériori- sation, l’exhibitionniste a une réponse toute prête : « C’est la faute de l’autre. » Il vous
raconte que cela a commencé de façon fortuite et imprévisible, le jour où quelqu’un l’a surpris en train d’uriner ou de se
rhabiller. Un autre dira qu’il a eu dans l’enfance une nourrice qui s’intéressait de trop près à son sexe. En un mot, c’est le
regard de l’autre qui a décidé de son acte et qui le provoque de nouveau. En fait, l’analyse révèle que le regard en question
n’est pas apparu n’importe quand, mais à un moment difficile, lors d’une crise, quand le monde environnant a réveillé en lui
des angoisses enfouies et qu’il n’a pas trouvé d’autre moyen d’y faire face.
Quelles angoisses ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir : le laisser parler en détail de la façon particulière dont il s’y prend,
car il n’y a pas deux exhibitionnistes qui se ressemblent. Quand il y consent, chaque élément de son scénario permet de
repérer une source d’angoisse. Et lorsque, par la suite, il recommence à rêver et qu’il rêve... d’exhibitionnisme, ou de
pratiques apparentées, il se lamente, en estimant que, vraiment, il est « vicieux jusqu’à l’âme », comme le confiait un
patient dépité. En réalité, il vient de marquer un point décisif, car il est en voie de réintérioriser pour de bon le défi à la
pudeur dont son geste est l’expression. Ce défi est en effet sa façon à lui de réagir à l’angoisse, une espèce de bras
d’honneur qu’il énonce imaginairement quand il se sent menacé, mais que rien ne l’oblige à effectuer dans la réalité. Rien...
sauf un trop-plein d’angoisse, qui s’apaise dès lors qu’il parvient à en parler. Finalement, il s’agit pour lui de trouver les
mots pour guérir, et c’est en parlant librement de son geste qu’il a le plus de chances d’y parvenir.
Gérard Bonnet est psychanalyste. Dernier ouvrage paru : « les Mots pour guérir » (Payot, 1999).
(1) Cf. « les Perversions sexuelles » (« Que sais-je ? »/PUF, 1993). Dans « Voir - Etre vu » (PUF, 1981), je fais la différence
entre l’« exhibitionnisme pénal », spécifique à ceux qui se font prendre, et l’« exhibitionnisme anonyme », beaucoup plus
répandu, qui parvient toujours à échapper aux poursuites. (2) Dès le Moyen Age, une législation sévère punit les
exhibitionnistes.
Gérard Bonnet
La pudeur sauvage
Du Sahara au Groenland, une jeune fille gênée baisse les yeux. Si les émotions sont universelles et
intemporelles, les manifestations de pudeur sont modelées par les cultures
La pudeur est un sentiment qui s’applique à des contextes culturels si différents, selon les sociétés et les individus, qu’il est
sans doute plus aisé de la reconnaître par les émotions qu’elle provoque que par les objets auxquels elle s’applique. Ce
n’en sera certainement pas une définition puisque la généralité des phénomènes émotionnels fait que les mêmes réactions
physiologiques, tels le rougissement, l’accélération des rythmes cardiaque et respiratoire, ou bien les attitudes de fuite, de
gêne ou le stress souvent associés à l’expression de la pudeur, se retrouvent dans des situations fort dissemblables, et
peuvent même être observés dans le monde animal, en particulier chez les mammifères.
Les propriétaires d’animaux familiers comme les observateurs des sociétés d’animaux sauvages reconnaissent souvent des
cas où un individu, déconcerté par un environnement social ou une confrontation inattendue, manifeste une gêne - qui ne
relève pas forcément de la peur ou de toute autre cause identifiable - accompagnée du cortège de réactions déjà
évoquées. On peut donc en déduire que, même si l’on restreint la notion de pudeur à un cadre strictement humain et
culturel, ses effets physiologiques et comportementaux relèvent d’un cadre plus général, dont les manifestations animales
attestent la grande ancienneté dans l’histoire de la vie.
L’universalité des émotions liées à la pudeur explique sans doute la propension de certains auteurs, en particulier en
anthropologie sociale, à proclamer un peu vite que la pudeur, qu’ils réduisent volontiers à des considérations
vestimentaires inégalement pertinentes, est un sentiment universel. Et à prétendre en exhibant tel étui pénien de
Papouasie, ou telle ceinture de perles ou de ficelle d’Amazonie, ou tel bijou ou vêtement que l’on n’abandonnera qu’en des
circonstances précises, qu’aucune population humaine ne tolère la nudité totale. Il ne s’agit, bien sûr, que d’un fantasme
calotin des sociétés de religions monothéistes et de leurs chercheurs sur le terrain.
Une recherche d’universaux plus convaincante a été menée par Irenaüs Eibl-Eibelsfeldt quand il a étudié, à travers des
socié- tés humaines dispersées et peu susceptibles d’emprunts ou de contacts ancestraux récents, la présence ou l’absence
de certaines brèves séquences de comportements non verbaux. Une d’elles relève des comportements de pudeur et
semblait universelle : du fond de la Nouvelle-Guinée ou de l’Amazonie au Sahara ou au Groenland, des jeunes filles
exposées à un regard masculin semblent éprouver, à l’intensité près, les mêmes émotions qu’en Europe, Asie ou Amérique
Nouvel observateur hors série
La pudeur
et les traduire par une même suite de réponses : baisser les yeux, éventuellement dans un sourire, puis détourner le
regard ou la tête, le plus souvent en dissimulant la bouche de la main ou du bras.
Ce type de situation et de réponse semble donc très fréquent, mais, si l’universalité de l’émotion est probable, celle du
comportement lié va moins de soi. La contre-culture des Occidentales, Américaines en particulier, qui répondent, surtout
depuis les années soixante, par un regard direct et un large sourire même à un inconnu nous rappelle que toute inclination
comportementale est susceptible d’être contrecarrée par une variation de la culture.
D’autre part, l’attitude envisagée faisant appel à la communication par le regard, il est bien connu, tant par de nombreuses
observations scientifiques que par l’expérience de chacun, que les codes du regard diffèrent beaucoup selon les sociétés
humaines. Le regard direct d’un non-familier est vécu chez la plupart comme une agression. Il faut à tout prix l’éviter afin
de prévenir les émotions qui conduiraient à un conflit. Et cette réaction sera la même, en Afrique par exemple, pour un
homme que pour les jeunes filles d’Eibl-Eibesfeldt, que le souci de bien accueillir l’étranger, mais en évitant un contact
oculaire violent, place en situation de double contrainte. Peut-on alors parler de pudeur ? Si oui, la double contrainte, dont
les effets physiologiques et comportementaux sont classiques, est-elle le fonds commun de toutes les pudeurs, en
opposant un désir à une situation culturellement inacceptable ?
Le regard direct décodé comme agression est très fréquent chez les mammifères. Son évitement pourrait être un legs de
la nuit des temps. Il reste à comprendre si le changement de code du monde occidental, qui exige le regard direct au nom
de la franchise, relève d’une régression de la pudeur ou d’une inversion de ses codes, et si certaines pathologies mentales
se traduisant, en particulier, par l’évitement excessif des regards ne proviennent pas d’un conflit insoluble entre l’éducation
et un vieux fonds biologique.
André Langaney est directeur du laboratoire d’anthropologie du Musée de l’Homme. Dernier ouvrage paru : « la
Philosophie biologique » (Belin, 1999).
André Langaney
Tout ventre dehors
En 1991, Demi Moore, enceinte de huit mois, pose nue pour « Vanity Fair ». La photo scandalise la
frange puritaine de l’Amérique. Trop tard : les femmes ont brisé le tabou de la
grossesse
A elle seule, elle incarne l’impureté, l’animalité, la souillure. Dans une société qui stigmatise le
péché de chair, la femme enceinte en porte la marque publique. Faut-il dès lors s’étonner que,
pendant des siècles, son corps ait été dissimulé ? Et cela même quand la grossesse n’est pas
synonyme d’acte sexuel (cas marginal, il est vrai) : la « Madonna del Parto » (ou « Vierge de
l’Enfantement », vers 1455 ; chapelle du cimetière de Monterchi, près d’Arezzo), de Piero della
Francesca, demeure une oeuvre tout à fait insolite dans les pays catholiques. La femme «
grosse » effraie par sa part de mystère : elle porte la vie, mais on lui reconnaît aussi la
possibilité de donner la mort. Elle est considérée comme responsable quand survient une
fausse couche ou un enfant mort-né.
Sa faute est d’autant plus lourde que le foetus, promis à la vie éternelle dès sa conception, n’a
pas reçu le sacrement du baptême. Et puis, que cache la femme « prise » ? Tout peut sortir de
ce ventre arrondi qui s’enfle mois après mois.
Il faudra les progrès de la médecine, la compréhension des étapes de la vie utérine, puis leur
DR
visualisation grâce à l’échographie pour que le monstre cesse
- en partie - d’alimenter les fantasmes. Avec la contraception, synonyme d’une grossesse désirée et non plus subie, évolue
enfin l’image de la femme enceinte. Même si, au tournant
des années soixante-dix, elle s’enfouit encore dans un sac, appelé robe de grossesse, elle gagne timidement en visibilité
dans les médias. Au cinéma, elle cesse de symboliser la fille perdue. Dans « Nous nous sommes tant aimés », « Marquise
d’O » ou « la Nuit américaine », elle paraît belle et rayonnante, assumant pleinement sa grossesse. En 1969, la comédienne
Marie-Christine Barrault, enceinte de sa fille, pose pour une machine à laver.
A l’aube des années quatre-vingt, la publicité pour les eaux minérales et laitages commence
à diffuser l’idée simple que si c’est bon pour elle et son enfant, c’est bon pour tous. Assurances, automobiles, appareils
électroménagers vont s’engouffrer dans cette nouvelle voie au cours de la décennie suivante. Au sortir des années fric, le
recentrage sur la famille passe par les formes généreuses. Les progrès de l’industrie textile autorisent de nouvelles folies :
après l’avoir dissimulé sous des tuniques, puis de larges robes en Liberty, on met son ventre en valeur grâce au Lycra.
Habitué à deviner ces rondeurs, le quidam est prêt pour
le grand déshabillage.
Nouvel observateur hors série
La pudeur
Jusqu’alors, un tabou empêchait de dénuder la femme enceinte : l’acte sexuel devant conduire à la reproduction, l’Eglise
interdisait à l’époux de faire l’amour avec sa femme « pleine » - à qui, par ailleurs, il fallait éviter toute émotion ou plaisir
trop violent. La libéralisation de la sexualité ayant accompagné les événements de Mai-68 n’avait pas suffi à faire disparaître
tous ces carcans. En 1970, une marque de vêtements pour futures mamans et pour bébés avait lancé une campagne dans
laquelle une femme enceinte posait nue avec sa fille. La photo était pour le moins pudique : les cheveux cachaient les seins
de la mère et l’enfant collait son oreille sur le ventre arrondi. Elle fit pourtant scandale, et seuls « France-Soir » et « le
Nouvel Observateur » acceptèrent de la publier. Face au scandale, les publicitaires firent marche arrière.
Vingt ans plus tard, les esprits sont fin prêts à accepter ces nouvelles images. Les pubs exhibent ce ventre lisse et rond,
symbole d’espoir et de vie meilleure. Les photos obéissent généralement à quelques règles : un corps dépersonnalisé, sans
poils ni tétons visibles, une grossesse évidente mais pas trop avancée. En août 1991, l’actrice Demi Moore brise quelquesuns de ces tabous en posant nue, enceinte de huit mois, pour le magazine « Vanity Fair ». La photo, signée Annie Leibovitz,
fait le tour du monde et scandalise la frange puritaine de l’Amérique. Qu’importe ? La brèche est ouverte : la preuve est
faite qu’on peut être sexy et donner la vie. Tour à tour, Brigitte Nielsen, ex-madame Stallone, Estelle Hallyday, Mathilda
May, Lio, enceintes, vont exhiber leur ventre et se dénuder totalement ou en partie.
Frappée autrefois du sceau de l’infamie, la future maman devient une figure sacrée. Idole des temps modernes, elle incarne
les valeurs en vogue : l’épanouissement, l’équilibre et le bonheur. Image pour le moins aseptisée : exit les nausées, fatigues
et angoisses. Récemment, certains publicitaires ont fait descendre la déesse de son piédestal en l’utilisant dans des spots
comiques. Mais ces tentatives demeurent limitées. Au cinéma, « Haut les coeurs ! », de Solveig Anspach, rompt
fondamentalement avec l’iconographie habituelle pour aborder le thème autobiographique de la maladie pendant la
grossesse. Mais la réalisatrice et sa principale actrice, Karin Viard, ont avoué s’être demandé qui irait voir ce film si peu en
accord avec l’air du temps... Nue ou habillée, la femme enceinte n’est pas encore tout à fait une femme comme les autres.
Corinne Renou-Nativel
Emois adolescents
Accepter son corps transformé, découvrir ses désirs, affronter le nouveau regard des autres... Pour le
grand enfant, tels sont les enjeux éprouvants du passage à l’âge adulte
L’adolescence vient de naître. Ce jeune peuple se développe aisément depuis que nos progrès techniques et
l’amélioration de nos rapports sociaux ont individualisé un moment de la vie, un passage, où le jeune n’est déjà plus un
enfant et pas encore un adulte. Mais, quelle que soit la culture, l’apparition de la pudeur permet de comprendre que le
monde intime du jeune vient de changer.
Un bébé n’a pas de pudeur. Il expose à la vue tous les orifices de son corps, et même leurs productions, sans la moindre
gêne. A l’adolescence, savoir que la présentation d’une zone de son corps peut changer le monde de l’autre suffit à faire
naître un sentiment de gêne. Ce moment témoigne d’une difficulté à maîtriser ses sentiments et à les exprimer pour en
faire une relation.
L’apparition de la pudeur avant la puberté fournit un bon indicateur d’autonomie psychique. Dès que les seins se
développent, dès que les premières érections se manifestent, le grand enfant s’imagine l’effet que cela va produire dans
l’esprit de l’autre. Il peut en être heureux aussi bien que gêné. S’il désire synchroniser les affects de l’autre à ses propres
passions et si son psychisme est assez autonome pour maîtriser l’expression de ses émotions, le jeune saura suggérer d’un
mot ou d’un geste, d’une musique verbale ou d’un regard appuyé, l’émotion sexuelle qu’il espère provoquer. De
frémissement de la voix en regard suggestif, de mot évocateur en geste séducteur, les sentiments mutuels s’intensifient
jusqu’au moment où la merveilleuse impudeur des actes de l’amour témoigne de l’effondrement des barrières entre deux
personnes unies.
Pour parvenir à une telle performance, il faut que les deux personnalités soient devenues autonomes et désireuses de
partager. Si l’un des deux a peur de la relation, la gêne qui se fait jour trouble les partenaires. On voit alors une
adolescente enfiler de larges pulls afin de cacher ses seins parce qu’elle craint que ce qui lui échappe (l’annonce visible
d’une sexualité possible) ne déclenche dans l’esprit de l’autre l’agressivité qu’elle lui attribue, comme si elle disait : « Mon
corps, malgré moi, appelle à la sexualité. Un homme va y répondre. L’image de mon corps va déclencher son agressivité
puisque je pense que la sexualité est une forme de malveillance. »
Or notre culture de la technologie et des droits de l’homme favorise la dissociation entre une maturité physique et
intellectuelle précoce et un retard sentimental. Assez curieusement, la maîtrise de la fécondité a aggravé la confusion du
passage de l’état d’enfant à celui d’adulte. Dans une société sans pilule, le passage sexuel est fortement ritualisé. Il prescrit
l’âge des caresses, celui des promesses et le droit à la sexualité, qui correspond à la mise en place sociale du couple. Il se
trouve qu’aujourd’hui les progrès de l’hygiène et de l’école, le regard encourageant des adultes ont nettement abaissé l’âge
moyen de la puberté (dix ans et demi) et activé le développement intellectuel des enfants. Or ces mêmes progrès
retardent l’autonomie sociale : les études sont plus longues et les places plus chères. Il s’ensuit que la dissociation entre
Nouvel observateur hors série
La pudeur
une adolescence précoce et une autonomie tardive crée, dans le continent du peuple jeune, un passage flottant d’une
quinzaine d’années.
De plus, la proximité sexuelle des générations qui habitent sous le même toit aggrave le sentiment de gêne. Alors que les
femmes ont éprouvé la législation de la contraception comme une immense libération, leurs filles ressentent comme une
intrusion le fait qu’elles leur conseillent de prendre la pilule ! Les mères ont raison puisque la plupart des premiers
rapports sexuels ont lieu sans protection. Mais pour les filles cette aide prend la signification d’une impudeur maternelle : «
Ma mère pénètre dans mon intimité. »
L’apparition précoce des désirs sexuels et de l’intelligence mature, associée au retard de l’autonomie sociale, explique que,
de plus en plus souvent, deux générations de la même famille font l’amour dans des chambres voisines. Les parents se
bouchent les oreilles pour ne pas entendre les ébats de leurs enfants, quand ceux-ci sont très étonnés et un peu dégoûtés
que leurs procréateurs fassent encore ça à... quarante ans ! L’appartement familial devient ainsi le lieu à la fois du plus
grand attachement et de la plus grande répression. Tandis qu’un sentiment incestueux flotte entre les chambres durant ces
années où le passage sexuel est tellement toléré et si mal ritualisé. Alors, un geste raté comme un bisou au bord des
lèvres, un mot maladroit comme une plaisanterie sexuelle révulsent les ados qui, à cet âge de l’entre-deux, ont besoin de
certitudes et de contours clairement tracés afin de savoir qui est qui, et qui fait quoi, pour côtoyer les adultes sans gêne.
Le jeune homme qui, par une folle nuit d’amour, a empêché ses parents de dormir sera révulsé par le décolleté de sa
mère. Tandis que la jeune fille qui s’est déguisée en friandise sexuelle se barricade le soir dans sa chambre d’enfant, tant
elle a peur de son père.
Dans un tel contexte, le puritanisme devient un indice de lutte contre l’angoisse du passage à l’acte impudique. Il faudra
bien que notre culture invente quelques procédés artistiques et rituels ludiques pour éviter ce choix douloureux et
apprendre à nos adolescents à transformer leur gêne en tendre érotisme.
Boris Cyrulnik est psychiatre, éthologue. Dernier ouvrage paru : « Un merveilleux malheur » (Odile Jacob, 1999).
Boris Cyrulnik
La femme cachée
Si la pudeur joue un rôle différent pour l’homme et pour la femme dans la rencontre amoureuse, c’est
que l’amour n’est pas un marché équitable, donnant-donnant, mais un risque
Une femme peut renoncer à toute pudeur parce qu’elle y est forcée par les circonstances. C’est l’histoire de Fantine
devenant prostituée pour payer la pension de sa petite Cosette. Traduit en termes de notre temps (moins pathétiques et
moins clairs), c’est l’histoire de l’étudiante qui se produit dans un peep-show tout en poursuivant ses études. Au xviiie
siècle, Marivaux raconte une autre histoire - encore moins pathétique et encore moins claire. La scène est aux Tuileries.
Deux coquettes parcourent les allées. Naturellement, la plus jolie attire tous les regards. Sa compagne, dépitée, se met à
rire plus fort, à déranger son décolleté pour découvrir sa gorge. C’est un geste subreptice : à peine si elle-même se rend
compte de ce qu’elle fait. Lorsque les yeux des hommes se tournent enfin vers elle, elle s’imagine qu’elle triomphe à la
loyale, et que son charme seul a fait tourner les têtes. L’impudique est une femme qui triche. Marivaux ne donne pas de
leçon de morale, il décrit. L’impudeur, suggère-t-il, naît d’un problème. Aucune femme qui se sent belle n’a besoin d’en
venir là.
Le cas Fantine vu par Victor Hugo, ce sont les grandes or- gues de la femme-victime. La déchéance d’une femme, c’est la
faute des hommes ou de la misère ; la femme, elle, n’y est pour rien : chute d’un ange. Marivaux fait entendre un autre son
de clavecin : l’impudeur provient d’un déficit de féminité. Celle qui ne se sent ni aimée ni désirée y a recours. Par cette
analyse, il fait la transition entre une représentation aristocratique - la femme qui se conduit impudiquement est une «
vilaine » - et l’expérience psychologique moderne. Qu’est-ce qu’un boudin ? Une femme un peu grosse, sans doute, mais
aussi une femme qui se serre dans ses vêtements, qui s’habille de manière trop moulante : qui se boudine. A suivre
Marivaux, l’impudeur devrait être la chasse gardée des laides et des vieilles. Mais le cas se complique : la cohorte est
grossie par toutes les jeunes qui se sentent vieilles et toutes les belles qui se sentent laides. Témoin, la très charmante
nouvelle Eve du dernier film de Catherine Corsini. Celle-là déclare ses sentiments sans ambages, manifeste crûment ses
désirs, se saoule en cas de chagrin, couchaille en cas de dépit avec le premier camionneur venu. Pour retrouver quelque
pudeur, il faudrait un peu de bonheur ; or les temps sont rudes, suggère ce film sensible et drôle.
Dans « l’Oiseau crocodile », Ruth Rendell raconte l’histoire d’une petite fille que sa mère a cachée aux yeux du monde.
L’enfant est soigneusement tenue à l’écart des hommes. Tout juste a-t-elle croisé quelques utilités : « Le laitier, le facteur
et le chauffagiste... » La petite grandit sans voir d’autre enfant, elle ne va pas à l’école et n’a même pas l’espoir d’échapper
jamais au monde clos de sa terrible mère. Un jour, elle aperçoit dans le jardin l’ouvrier jardinier avec qui elle est desti- née
à fuguer : « Elle était en- core trop loin de lui pour bien le voir, mais elle pouvait dire, à une centaine de mètres, qu’il était
jeune. Non pas jeune comme Jonathan ou Bruno, mais réellement jeune, plus ou moins du même âge qu’elle. Alors qu’elle
Nouvel observateur hors série
La pudeur
n’avait jamais pensé à se ca- cher de M. Frost ou de Gib, elle fut soudain prise d’une certi- tude absolue : cet homme ne
devait pas la voir [...]. Elle ne se demanda pas pourquoi elle agissait ainsi, car elle n’aurait pas pu répondre. »
Telle est, en dehors de toute contrainte et de toute éducation, l’expérience de la pudeur. Il ne s’agit pas d’une vertu, mais
d’un mouvement spontané de retrait. La fuite n’est pas destinée à couper court au jeu amoureux ; au contraire, elle
l’amorce. Malgré des tombereaux de discours religieux, la pudeur n’est pas le bouclier de la chasteté, ni le garant des
bonnes moeurs : elle ne peut jouer le rôle de rempart contre la sexualité, puisque, côté féminin, elle est intimement liée à
la découverte de la sexualité. Dans le récit de Ruth Rendell, c’est au moment où la jeune fille s’aperçoit qu’une présence
masculine est troublante qu’elle se cache. Indifférente, elle n’hésiterait pas à se montrer.
Partout, les intégristes s’emparent de la pudeur, qu’ils accentuent jusqu’à la pudibonderie. Là où ils ont assez d’influence,
les islamistes interdisent aux athlètes féminines de participer aux jeux Olympiques. En France, l’Eglise a longtemps milité
contre le maillot de bain. La religion n’a d’ailleurs pas le monopole de la pruderie. Au xxe siècle, les médecins ont tenté de
proscrire, au nom de l’excitation génitale qu’ils provoquent, le vélo aussi bien que la machine à coudre. Ces excès,
dangereux ou ridicules, ne doivent pas conduire à jeter la pudeur aux orties. Si, comme le dit Stendhal, la pu-deur est «
mère de l’amour », se départir de la pudeur au nom de l’égalité des sexes, c’est sacrifier ce qui peut faire de la différence
des sexes un bonheur.
Si la pudeur joue un rôle dans l’entraînement amoureux, c’est aussi que l’amour n’est pas un marché équitable, où
l’homme et la femme mettraient en commun de manière raisonnable des intérêts comparables, tels le besoin de sécurité,
le désir d’enfant ou les appétits sexuels. Il ne s’agit pas d’un échange équilibré, donnant-donnant, mais d’un risque. La
littérature représente la naissance de l’amour comme un mou-vement qui dépasse ceux qui s’y trouvent pris. Cette
dynamique dangereuse naît de la rencontre entre deux manières d’être : entre un désir audacieux et un désir timide, entre
l’initiative et la fuite. Dans cette tension, qui tient à la différence des sexes, l’amour prend son essor. Il se nourrit de cette
complication, il s’y développe, s’y approfondit.
Ainsi, la princesse de Clèves n’avoue pas directement son amour au duc de Nemours. Celui-ci le découvre, avec une
merveilleuse clarté, un jour qu’il épie du dehors la jeune femme qui se croit seule. Il la surprend en train de contempler
extatiquement un tableau qui le représente. Elle le regarde sur la toile, il la regarde par la vitre. Là encore, la pudeur
n’empêche pas la jouissance, mais la décuple. L’extase de l’amoureuse et la jubilation de l’amant sont tou- tes proches :
séparées par la vitre de la fenêtre du jardin. Dans cette scène immobile, les sentiments se ressemblent, mais leur
expression s’oppose : les regards ne se rencontrent pas, et même le style diffère (elle le contemple, il la guette). Cette
déclaration involontaire et muette, où l’homme saisit à la dérobée ce que la femme cherche à retenir, est-ce un fossile
d’un autre âge ? Pas tant qu’on l’imagine.
Le sociologue Eric Fassin fait savoir qu’aux Etats-Unis nombre de jeunes femmes persistent à dire non quand elles veulent
dire oui : « Sur un campus d’Alabama, parmi les jeunes femmes interviewées, un peu plus d’un tiers seulement ne
pratiquent jamais ce double jeu et autant y recourent souvent, voire toujours. Dans le Texas, 40 % emploient parfois le
non [...] quand c’est oui qu’elles veulent dire. » Ces chiffres déçoivent les partisans de l’égalité des sexes, du moins ceux
qui conçoivent l’égalité comme une parfaite similitude. Malgré trois décennies de féminisme actif, on peut toujours
observer ces schémas immémoriaux. Cette « fausseté » féminine, qu’on a voulu proscrire au nom de l’égalité, doit avoir
ses raisons d’être. Elle est autrement plus émouvante que la convention moderne, égalitaire et déclarative, où les regards
se croisent et les aveux s’échangent aussi franchement, aussi librement, mais, il faut le craindre, aussi platement qu’il est
possible.
Claude Habib enseigne la littérature à l’Université Lille-III. Derniers ouvrages parus : « Préfère l’impair » (Viviane Hamy,
1996) ; « le Consentement amoureux » (Hachette Littératures, 1998).
Claude Habib
Lorsque l’intimité paraît
A l’encontre de notre époque impudique qui demande à tout voir, y compris l’enfant pas encore né,
Françoise Dolto affirme qu’il est du devoir de l’adulte de protéger le tout-petit Stock Images
Nouvel observateur hors série
La pudeur
La pudeur existe-t-elle chez l’enfant ? Une idée bien ancrée veut qu’elle n’apparaisse qu’avec la phase de latence, vers sixsept ans : « Une digue psychique », dit Freud, pour contenir les pulsions sexuelles qui doivent être ajournées jusqu’à la
puberté. L’enfant commencerait à vouloir protéger sa nudité. Mais n’y a-t-il rien avant ? Les psychologues de la petite
enfance constatent que certains tout-petits n’aiment pas être vus nus. Ils insistent sur la nécessité de préserver leur
intimité, et pas seulement sur le plan physique. Pour le bébé, le corps, le psychisme, le monde intérieur ne font qu’un. Les
soins prodigués, le respect plus ou moins grand de l’intimité et des contours du corps lui indiquent si l’adulte reconnaît ou
non sa pudeur. Jusqu’au moment où, effectivement mais plutôt vers quatre-cinq ans, l’enfant devient capable de la
revendiquer, et se protège de toute intrusion.
Certes, l’enfant s’intéresse à son corps sexué et au corps sexué de ses parents. Il en retire des sensations fortes, il
cherche aussi à savoir. Mais certaines images ou situations impudiques troublent sa pudeur en train de se constituer. Ainsi,
les parents qui se baignent régulièrement avec lui ou se promènent nus dans l’appartement observent un changement dans
l’attitude de leur enfant. L’insistance de son regard montre qu’il estime sa curiosité légitime, mais souvent, au cours de la
deuxième année, ce regard se trouble. C’est alors que la nécessité de se voiler s’impose, que la liberté touche à
l’exhibition. Prétendre que le seul fait de se cacher donne des idées et suscite le trouble, affirmer que si l’on ne se sent pas
gêné l’enfant ne sera pas troublé, permet surtout de ne pas se gêner. C’est dénier l’existence d’une sexualité infantile et
aussi faire comme si l’on connaissait à l’avance les réactions de l’enfant, nier sa singularité.
L’époque est obsédée par l’apparence. Ainsi, tout en disant considérer l’enfant comme une personne, on le montre
comme un homme ou une femme miniature. On l’exhibe nu sur la plage pour la fierté des parents et le plaisir des yeux
des témoins. Mais le jour où il s’obstine à rester en maillot, voire tout habillé, est-il le jour où la pudeur est apparue ou
celui où il a osé affirmer sa volonté ? Sur le plan psychique, le bébé a besoin de développer sa capacité à être seul, à se
concentrer, à s’activer, à jouer, à fantasmer sans surveillance rapprochée. C’est ce qui lui permet de grandir et d’assimiler
que lui et sa mère font deux. Que, donc, elle n’est pas toute-puissante, ne voit pas dans son corps et ne lit pas dans ses
pensées - ses pensées impudiques notamment.
L’adulte aussi doit admettre cette différenciation et renoncer à tout savoir, tout contrôler de sa progéniture. Certains n’y
parviennent pas. Par exemple, jouer au psy peut être une manière de faire intrusion dans le secret de l’enfant, l’empêchant
de se constituer son « fort » intérieur. « L’intégrité psychique de l’enfant se structure à mesure qu’il peut se protéger par
une suite d’enveloppes psychiques, explique Sylviane Giampino (1). L’un des signes que cette enveloppe psychique se
constitue est l’ap-parition chez l’enfant de capacités à cacher des choses, à extraire son espace mental à l’hypervigilance
des adultes qui l’entourent. » Désir de voilement et refus de la transparence totale, la pudeur est ainsi une expression de
la force psychique.
De même, parler de son enfant à la troisième personne, à l’envi, en sa présence ou hors de sa présence, sans s’adresser à
lui, sans s’inquiéter de sa réserve, c’est porter atteinte à sa pudeur - comme chaque fois qu’on traite une personne en
objet : objet de soin, de savoir, de conversation. En ferait-on autant avec un adulte ? Aimerait-on soi-même être traité
ainsi ? Françoise Dolto disait qu’il faut traiter l’enfant comme un hôte de marque. Donc ne pas lui infliger ce qu’on
n’infligerait pas à tout autre. Et réciproquement. A l’encontre de l’impudeur de l’époque, qui demande à tout voir, y
compris l’enfant pas encore né, et qui fait de la transparence une vertu, il faut, pour apprendre à l’enfant à respecter et à
se faire respecter, se garder du désir de trop voir et de tout savoir.
Mathilde-Mahaut Nobécourt est auteur, avec Maïté Jacquet, d’« Une année dans la vie d’une femme » (Albin Michel, 1999).
(1) Vient de publier « Les mères qui travaillent sont-elles coupables ? » (Albin Michel, 2000).
Mathilde-Mahaut Nobécourt
Des vêtements invisibles
La pudeur n’est-elle vraiment que le résultat d’une évolution ? La célèbre théorie énoncée par
l’Allemand Norbert Elias en 1939 est contestée par de nombreux ethnologues
Hans Peter Duerr est professeur d’ethnologie à l’Université de Brême. Son dernier livre, « Nudité et pudeur » (1999),
premier tome paru en France de son ouvrage « le Mythe du processus de civilisation », a suscité une vive et riche
polémique.
- D’après Norbert Elias, l’homme occidental contrôle de mieux en mieux ses pulsions. Cette théorie, aujourd’hui
largement admise, vous la remettez en question...
Hans Peter Duerr. - Réfuter la théorie d’Elias ne m’intéresse pas particulièrement. Ce que je veux plutôt, c’est remettre
en question un mythe qui fait partie de notre culture depuis des siècles. Ce mythe prétend que notre nature animale
évoluerait selon un processus historique. Comme Norbert Elias a formulé et défendu cette théorie de manière
particulièrement prégnante, je me suis référé surtout à lui dans ma critique.
Nouvel observateur hors série
La pudeur
- Presque tous les spécialistes de l’histoire des cultures sont d’avis que la nudité engendre un sentiment de pudeur à partir
du développement d’une sphère privée. Elias n’est donc pas le seul, bien au contraire, à prétendre que le développement
des sphères privées n’est qu’un résultat tardif de la civilisation.
H. P. Duerr. - Ces théoriciens ont visité, par exemple, les grandes maisons communes des Indiens du Xingu, au Brésil, ou
celles des Dajaks de Bornéo ; ils ont noté qu’il n’y avait pas de cloisons et en ont tiré la conclusion que tout se passait au
vu de tous. Il s’agit là d’une erreur d’observation : il y a bien sûr des cloisons, mais ce sont des cloisons immatérielles, des
cloisons « fantômes ».
- Pourriez-vous préciser ce point ?
H. P. Duerr. - Chez les Yaguas, par exemple, une personne qui veut être seule se tourne d’une certaine manière vers le
mur. Elle signifie ainsi qu’elle « n’est plus là », et qu’on ne peut donc pas lui adresser la parole ni la regarder. Ainsi, comme
dans beaucoup d’autres tribus, existent des sphères privées bien séparées à l’intérieur de grandes maisons communes.
Quand les enfants atteignent dix ans, on leur fait comprendre qu’il leur est maintenant interdit, sous peine de sanctions,
d’entrer dans la maison d’une autre famille : ce serait un comportement extrêmement impudique.
- Comment se présente la sphère privée alors que les frontières sont invisibles ? N’est-il pas inévitable que les enfants
voient leurs parents faire l’amour ?
H. P. Duerr. - Non, parce que, dans nombre de sociétés dites « traditionnelles », l’acte sexuel soit se passe hors de la
maison - dans la jungle, par exemple -, soit se déroule tellement vite et silencieusement que les enfants ne le remarquent
pas : l’homme essaie d’éjaculer le plus rapidement possible sans bouger le bassin. Ainsi, nous nous faisons des idées fausses
sur le degré d’éducation sexuelle des enfants dans ces sociétés que l’on pense « impudiques ».
- Vous écrivez : comme les cloisons invisibles qui entourent la sphère privée de la chambre, la sphère privée du corps, le
corps nu, est lui aussi souvent couvert par des vêtements invisibles. Que voulez-vous dire par là ?
H. P. Duerr. - J’ai remarqué que, lorsque je rencontre une amie qui est torse nu, je me force à fixer son visage pour que
mon regard ne glisse pas vers ses seins. Ce comportement existait il y a peu encore chez les Kwomas, en NouvelleGuinée, lorsqu’ils se promenaient tout nus. Là, on rabâchait aux tout-petits déjà qu’on ne regarde jamais le sexe d’une
femme. De la même façon, il était interdit de regarder directement les seins des femmes. C’est pourquoi les hommes
détournaient les yeux ou s’allongaient par terre en présence d’une femme. On retrouve des règles similaires dans les bains
mixtes traditionnels du Japon ou dans les saunas en Finlande.
Cependant, mon comportement n’est pas très représentatif de ceux qu’on observe de nos jours sur les plages de nudistes.
Une comparaison entre les nudistes des années soixante et ceux d’aujourd’hui montre l’erreur d’Elias. Autrefois, un
homme qui avait une érection devant des femmes était exclu, car on pensait que la nudité en soi ne doit pas être érotique.
De nos jours, la réaction est complètement différente : dans le même cas, l’homme reste décontracté et il ne viendrait à
l’idée de personne de le chasser de la plage. Ou bien, il arrive de voir des femmes qui s’assoient de façon à permettre aux
hommes d’en profiter au maximum, tandis qu’il y a vingt ans il était impensable qu’une nudiste s’asseye les jambes écartées.
- Vous remettez aussi en question la thèse selon laquelle ce sont les hommes qui ont le mieux canalisé leurs pulsions qui
ont le plus profité du développement de la société occidentale.
H. P. Duerr. - On pourrait dire ceci : d’une part, on doit garder une certaine réserve à l’égard de gens qu’on ne connaît
pas. D’autre part, on peut plus se laisser aller devant un étranger. Dans un bistrot d’une grande ville, parmi des gens que
vous ne reverrez jamais, vous révélerez plus facilement des détails intimes du genre « ma femme ne me comprend pas »
que dans un village des Ata Kiwan, dans l’archipel Solor-Alor (Timor-Oriental), où chaque pet que vous lâchez est
remarqué et connu de tous.
- Cela veut-il dire que, dans ces sociétés relativement petites, le contrôle social - et donc le sentiment pudique - est plus
fort que dans les sociétés complexes et modernes ?
H. P. Duerr. - Absolument. Autrefois, on pensait que la société moderne intériorisait davantage les règles sociales que la
société traditionnelle, qu’une société de la pudeur évoluerait vers une société de la faute. Cette version simpliste est
depuis longtemps abandonnée. Par ailleurs, une société totalement pudique n’est pas pensable : les hommes qui ont honte
d’un de leurs actes seulement quand il est découvert, et non parce qu’ils l’ont commis, n’ont pas intériorisé les normes en
vigueur.
- Vous avez écrit que la sévérité des sanctions contre les délits sexuels, telle la nudité en public, est proportionnelle à
l’évolution des sociétés. Norbert Elias aurait donc raison quand il dit que la centralisation des Etats, associée au
développement d’une culture bourgeoise différenciée, mène à un plus grand contrôle social...
H. P. Duerr. - Au Moyen Age, le développement des villes, le relâchement des liens familiaux et une plus grande mobilité
sociale ont eu pour conséquence un assouplissement des moeurs, car on ne pouvait plus exercer le même contrôle social
qu’auparavant, dans de petits villages. Ayant besoin d’une nouvelle forme de contrôle, on a opté pour la répression
administrative des comportements déviants. Le contrôle par l’Etat a progressivement remplacé le contrôle par la société.
Avec le recul, on s’aperçoit que le contrôle étatique était plus sévère dans certains domaines et moins rigoureux dans
d’autres.
Nouvel observateur hors série
La pudeur
- Il vous est parfois reproché de ne pas adopter une démarche très historienne...
H. P. Duerr. - Je peux montrer que les comportements humains centraux sont universels et se retrouvent dans toutes les
sociétés contemporaines comme - dans la mesure où on peut le vérifier - dans toutes les sociétés anciennes. Parmi eux
figurent la pudeur d’être vu pendant l’acte sexuel et la pudeur génitale, qui résistent à toutes les tentatives de changement.
Refuser cette thèse sous pré- texte qu’elle n’a pas de valeur historique n’est pas un argument : c’est une formule
stéréotypée.
(Cet entretien est extrait de « Frühstück im Grünen » et traduit de l’allemand par Andreas Schulz.)
Hans Peter Duerr
La sensualité à tâtons
De la Chine confucéenne aux forêts équatoriales, le contrôle des pulsions sexuelles a toujours fait
l’objet de débats animés. Mais l’impudeur peut-elle exister sans règles à transgresser ?
C’est bien dans cet insondable mystère que gît le ressort de nos désirs. Pudeur/impudeur... On ne devrait donc n’y
toucher qu’avec d’infinies précautions. Mystère ? Pensez un peu à ces joues empourprées, à ces voix qui s’étranglent, à ce
feu qui nous gagne au premier dévoilement de ce qui est, d’ordinaire, caché ! Cuisses offertes ou poitrine nue : et voilà
que nous flambons ! Mais pourquoi donc brûlons-nous, si vite et à tous les sens du terme, de découvrir ce qu’on nous
cache ?
Pas si facile de répondre. A bien réfléchir, on comprend même assez mal le soin minutieux - soin jaloux, maniaque, codifié
à l’extrême - que mettent les humains, toujours et sous tous les cieux, à dissimuler certaines parties de leur corps. Y
aurait-il une crainte inexprimée, un indéfinissable effroi que chacun, par la pudeur, s’emploierait à conjurer ? Cette pudeur
serait-elle le (détestable) produit d’on ne sait quelle servitude pudibonde ? Bourgeoise ? Religieuse ?
Ce n’est pas aussi simple. En effet, les sociétés le plus notoirement hédonistes ont pratiqué, elles aussi, une pudeur
tatillonne, même si elle ne s’exprimait pas toujours comme la nôtre. Le sens commun se trompe gravement, par exemple,
au sujet des Grecs et des Romains de l’Antiquité en les imaginant spontanément impudiques. Le fameux geste de Diogène
se masturbant en public devant son tonneau a entraîné des malentendus durables. En réalité, Grecs et Romains obéissaient
à une frilosité extrême en cette matière. Michel Foucault le soulignait jadis en évoquant la Grèce antique : « On donnait
volontiers, comme raison de ne pratiquer l’amour que la nuit, la nécessité de s’en cacher aux regards ; et dans la
précaution à ne pas se laisser voir dans ce genre de rapports, on voyait le signe que la pratique des aphrodisia n’était pas
quelque chose qui honorait ce qu’il y avait de plus noble en l’homme » (1).
Paul Veyne, de son côté, évoque les interdits rigoureux sur lesquels bute sans cesse - et rebondit - l’élégie érotique
romaine. Par exemple : « Faire l’amour sans aucun vêtement, pendant la journée, sans établir l’obscurité complète ; c’était
très mal et c’était à ces hardiesses que l’on reconnaissait les vrais libertins » (2). Platon lui-même, dans les « Lois », évoque
explicitement la honte (nécessaire) qui, en diminuant la fréquence de l’activité sexuelle, en « affaiblira la tyrannie ». Sans
qu’on ait à les interdire, ajoute-t-il, il faudra que les citoyens « couvrent de mystère de tels actes » et qu’ils éprouvent, à
les commettre à découvert, « un déshonneur ».
Mais voyons d’autres exemples. La pudeur, curieusement, est la même chez les rudes et très païens peuples barbares qui
déferlèrent sur l’Empire romain au ve siècle de l’ère chrétienne. N’imaginons pas qu’en matière amoureuse ils
s’abandonnaient à je ne sais quelles gaillardes sauvageries. D’après la loi des Francs Saliens (viiie siècle), pour citer un
exemple, « la femme et l’homme ne pouvaient être nus que dans un seul endroit, celui où l’on procréait : le lit. Dès lors, le
nu était sacré » (3). Et défendu. Quant aux Chinois des anciennes dynasties, ils allaient jusqu’à considérer le simple baiser
comme une partie de l’acte sexuel, que l’on n’était pas censé pratiquer en dehors de la chambre à coucher.
En réalité, de l’Orient à l’Occident, de la Chine confucéenne aux forêts équatoriales, une pudeur spécifique, toujours et
partout, impose ses règles tatillonnes. En aucun cas, certaines parties du corps - presque toujours les mêmes - ne doivent
être exhibées, sous peine d’inconvenance grave. Extraordinaire universalité de la règle : telle est donc la première vérité
au sujet de la pudeur. C’est une vérité considérable. C’est elle en effet qui, par opposition des contraires, fournit à
l’impudeur toute sa capacité - sulfureuse et magnifique ! - de transgression. Tout se passe comme si pudeur et impudeur
formaient décidément un couple inséparable. Et plus mystérieux qu’on ne le croit.
Comment expliquer tout cela, en effet ? Pourquoi une synergie paradoxale réunit-elle, de toute éternité, ces deux
contraires explosifs. C’est peut-être chez saint Augustin - le « père de l’Occident » - que l’on trouve une des réponses les
plus pertinentes à cette immémoriale question. En effet, dans le livre premier de « la Cité de Dieu », saint Augustin
s’interroge - bien avant le Jean-Jacques Rousseau de l’« Emile » - sur l’origine véritable de la pudeur humaine. Serait-ce le
souci de protéger les parties du corps qui sont plus vulnérables ? Serait-ce la volonté instinctive de ne pas déchaîner sans
cesse le feu du désir et tous les désordres qu’il entraîne ? Si tel était le cas, une question demeurerait : pourquoi,
justement, la vue de ces parties déchaîne- t-elle notre désir ?
Nouvel observateur hors série
La pudeur
Pour Augustin, les parties de leur corps que les humains dissimulent sont celles qui échappent à leur volonté. Qu’il s’agisse
d’une érection intempestive ou, au contraire, d’un fiasco humiliant, l’homme sait bien que sa volonté n’en peut mais. Ces
chairs sont absolument souveraines, autonomes, dissidentes... Elles nous narguent et vivent leur vie hors de notre propre
contrôle. « Parfois cette ardeur survient importune, sans être appelée ; parfois elle trompe le désir ; l’âme est de feu mais
le corps est de glace. Chose étrange ! », écrit saint Augustin, avant d’ajouter : « Ce qui fait honte à l’esprit, c’est que ce
corps lui résiste. »
Autrement dit, ces parties-là de notre corps nous défient et nous échappent. Positivement ou négativement, selon les cas.
D’où une crainte confuse, une méfiance congénitale à leur endroit. D’où la volonté de les dissimuler pour mieux maîtriser
leur perpétuelle rébellion. Ainsi naquit la pudeur humaine... Evoquant le fiasco sexuel, qui tourmenta tant les Romains, puis
les hommes du Moyen Age - avant d’occuper Stendhal, comme on le sait -, le satiriste romain Martial, dans ses «
Epigrammes », avait déjà eu ce soupir fameux : « Crede mihi, non est mentula quod digitus » (« Crois-moi, on ne
commande pas à cet organe comme à un doigt ! »)
Le sexe de l’homme qui se roidit ou pas, celui de la femme ou les seins de celle-ci qui s’érigent ou non, indépendamment
de toute volonté : là est bien notre part sauvage. Terrible et magnifique. Au-dedans de nous demeure tapi, en quelque
sorte, l’animal que nous continuons d’être. Cet animal que notre esprit échoue à dompter mais que notre corps, parfois,
s’enivre de rejoindre.
L’impudeur n’est rien d’autre que l’ouverture - plus ou moins contrôlée - de la cage qui l’emprisonne. Par elle, subitement,
voilà que nous titillons la bête et allumons de vertigineux incendies. Nul mieux que Georges Bataille n’a exprimé cette
étrange et ontologique complicité entre pudeur et impudeur, interdit et transgression. « C’est par la honte, jouée ou non,
qu’une femme s’accorde à l’interdit qui fonde en elle l’humanité, écrivait-il. Le moment vient de passer outre, mais alors il
s’agit de marquer, par la honte, que l’interdit n’est pas oublié, que le dépassement a lieu malgré l’interdit, dans la
conscience de l’interdit » (4).
Aujourd’hui, sur fond de surenchère impudique et de pornographie claironnante, la seule question sérieuse est peut-être
celle-ci : en récusant abusive-ment la pudeur, ne risquons-nous pas d’anéantir du même coup l’impudeur qui n’en était que
l’image inversée. L’impu-deur et sa providentielle subversion... Dès lors, en perdant l’une et l’autre, serons-nous certains
d’y gagner quelque chose quant à la violence de nos émois et à la qualité de nos plaisirs ? En matière amoureuse, ni
Georges Bataille ni André Breton n’aimaient la lumière trop crue. Pas fous...
Jean-Claude Guillebaud est écrivain, journaliste et éditeur. Derniers ouvrages parus : « la Tyrannie du plaisir » et « la
Refondation du monde » (Seuil, 1998 et 1999). 1) « Histoire de la sexualité », tome 2 : « l’Usage des plaisirs » (Gallimard,
1984). 2) « L’Elégie érotique romaine » (Seuil, 1983). 3) Michel Rouche, dans « Histoire de la vie privée », tome 1 (Seuil,
1985). 4) « L’Erotisme » (« OEuvres complètes », tome 10 ; Gallimard, 1987).
Jean-Claude Guillebaud
Le poil, ce mal-aimé
Le poil a-t-il toujours été l’ennemi de l’humanité ? Son histoire raconte les péripéties des canons
esthétiques. Petit aperçu d’une pilosité tantôt malmenée, tantôt encensée
Compère de notre épopée et aussi têtu qu’un fox-terrier, le poil fait de la résistance. On a beau le raser, l’épiler, lui
cramer le bulbe avec de l’électricité ou l’aveugler d’un rayon laser, vaillant petit soldat il revient fleurir sa peau chérie.
Duvet d’angelot ou étole velue, le poil, pourtant protecteur et soyeux, est indésirable, impudique. Et le gredin s’accroche à
ses aisselles, ose des percées sur des torses jusque-là imberbes, boucle l’ourlet de nos narines d’une vibrisse malséante.
L’impudent a le tort de nous renvoyer une image de notre corps trop naturelle, lui qui se rêve au plus près des canons
esthétiques de la culture. L’épilation nous rendrait-elle de façon illusoire le schéma corporel de notre petite enfance ? « La
notion de beauté est liée à la juvénilité, écrit France Borel. [...] Le social [...] intervient pour gommer ce qui est trop
humain afin de rendre le corps plus abstrait, moins présent biologiquement, comme si l’obscénité n’était rien d’autre
qu’une trop forte présence, un excès de corps » (1).
Ce n’est pas d’hier que l’humanité ne supporte plus ses villosités. Que la raison soit d’ordre religieux, esthétique, érotique,
hygiénique ou prophylactique, l’épilation est une pratique universelle. Bien avant notre ère, les Chinoises s’arrachaient les
sourcils pour les remplacer par un trait de crayon noir jugé plus gracieux, bien qu’assez inexpressif. Les Egyptiens, tout
comme les Babyloniens et les Phéniciens, traquaient leur offensante pilosité à l’aide de pinces de bronze. Seuls les dieux
étaient habilités, avec les rois et les reines, à por-ter une barbe postiche. Quant aux Turcs, ils se servirent du premier
dépilatoire chimique connu, le rusma. Utilisé dans les harems, ce mélange de chaux vive, d’orpiment et d’amidon
s’employait encore au xixe siècle pour combattre la teigne.
Nouvel observateur hors série
La pudeur
En Occident, les puritains voient dans l’épilation un péché : remanier l’oeuvre du Créateur est un acte profane. A la fin du
xiiie siècle pourtant, si un beau sein est susceptible d’inspirer le désir, « la chambre de Vénus » provoque encore un effroi
craintif chez ces clercs qui n’en ont pas percé les mystères. Et Jean de Meung, un des auteurs du « Roman de la Rose »,
recommandait qu’on rase « l’araignée » qui s’y trouve tapie, afin que l’amant ne puisse y « cueillir mousse ». Au mariage du
duc d’Orléans, lorsqu’on lui passa sa chemise, toute la cour put constater qu’il avait le pubis rasé. L’histoire ne dit pas si le
futur Philippe Egalité voulait éradiquer une colonie de morpions ou, plus sensuellement, éduquer sa fiancée à l’art d’être
peau contre peau.
Dans un article intitulé « Il s’en faut d’un poil » (2), Jimena Paz Obregón apporte un éclairage sur l’obsession épilatoire des
Indiens Onas et Alakalufs. Malgré leur pilosité clairsemée, ces deux ethnies de l’extrême sud du continent américain ne
tolèrent aucun poil du corps et s’épilent sourcils et pubis. Les femmes Onas vont jusqu’à arracher le duvet des nouveaunés quelques jours après la naissance. Ce souci d’obtenir une peau glabre tendrait à « affirmer et préserver leur humanité
par rapport au monde naturel. Aussi mettent-ils un point d’honneur, à la fois éthique et esthétique, à se différencier des
animaux [...]. Il leur faut s’épiler pour éviter toute confusion entre le corps humain et la bête ». Quant aux métis des pays
les plus européanisés (Chili, Argentine) - où les Indiens ont longtemps refusé le métissage -, la jeune ethnologue note : «
Les hommes portent très fréquemment la barbe ou la moustache, tandis que les femmes attachent une énorme
importance à l’épilation du duvet et des poils, considérant qu’il serait sale de ne pas les enlever. »
Il en va tout autrement dans les zones où l’une des questions fondamentales est de définir qui est indien et qui ne l’est pas
(Pérou, Mexique). Le poil émerge alors comme un facteur de différenciation : les femmes non seulement ne s’épilent pas,
mais exhibent leurs jambes poilues comme signe de non-indianité.
Retour en Occident. Si la pilosité dissimule l’intimité féminine, n’oublions pas que la conception de la pudeur a plus à voir
avec les organes sexuels que la nudité en soi. Pour la psychanalyse, le symbolisme du poil est lié à la sexualité. Cela
explique en partie la volonté puritaine américaine (exprimée par le Code Hays) de supprimer le moindre poil au cinéma. A
l’image d’un Tarzan ambigu, les acteurs des années cinquante se rasaient jusqu’en lisière du scrotum dans l’espoir de
décrocher un rôle.
Le poil, symbole de virilité chez l’homme - selon une expression figurée très ancienne : « Plus il est poilu, plus il est couillu
» -, est déclaré maléfique lorsqu’il recouvre tout son être, preuve d’une vie végétative, instinctive et sensuelle. Le barbu, le
velu est assimilé au dieu des cultes pastoraux, le lubrique Pan. De nouveau, la tendance est au lisse : l’imberbe fait figure de
demi-dieu. Il défit le temps.
Homeric est journaliste et écrivain. Dernier ouvrage paru : « le Loup mongol » (prix Médicis 1998 ; Grasset, 1998). (1) «
Le Vêtement incarné » (Pocket, 1998). (2) Paru dans « les Figures du corps » (Société d’Ethnologie, Université Paris-X).
Homeric
Un homme pleure
Pourquoi les hommes ont-ils honte de pleurer ? Craignent-ils de se laisser submerger par la douleur,
la tristesse ou la joie ? Ces larmes attentent-elles à leur virilité ?
;Première scène : dans « le Der- nier Tango à Paris » (1974), Marlon Brando entre dans la chambre mortuaire de sa
femme qui, quelques jours plus tôt, s’est suicidée sauvagement. Il s’assoit tout en lui parlant, comme si la parole venait
simplement matérialiser le discours inté- rieur qu’il lui adresse depuis des jours. Toutes les trois secondes, il avance sa
chaise vers le lit sans que cesse le flux-mélange de questions et d’insultes qui finit par le jeter sur son corps, en sanglots.
L’émotion qui me saisit naturellement devant ce spectacle de la douleur extrême n’est pas sans liens avec le personnage
qu’incarne Brando dans le film : laconisme, beauté, puissance et sensualité. Le pleur vient ajouter une dimension
supplémentaire à l’étoffe du personnage, qui s’en trouve enrichi et plus aimable (désirable) encore.
Deuxième scène : lors d’un des tout derniers Grands Prix de formule 1, celui qui allait finale-ment être champion du
monde, et qui l’avait déjà été l’année précédente, commit une erreur qui interrompit sa course et mit son titre en péril.
Sous l’oeil indiscret des caméras, quelques centaines de millions de téléspectateurs sans doute étonnés virent alors Mika
Hakkinen, ce champion du sport le plus viril qui soit (pas de femmes pilotes, pour l’instant), cet exemple de maîtrise de soi
et d’intelligence technique, s’effondrer, en sanglots. Le lendemain, dans les journaux, on apprenait que sa femme l’avait
trouvé « génial » lors de cet épisode. Parole énigmatique : elle suggérait que cette possibilité de céder aux larmes avait
suscité en elle un surcroît d’admiration pour son compagnon.
Mes deux exemples ne vont pas de soi. Quand les petits garçons pleurent, on leur dit qu’ils pleurent comme des filles bien persuadé que la comparaison va avoir un effet dissuasif sur eux. Quand on interroge les hommes, la plupart
répondent qu’ils n’aiment pas pleurer et qu’ils le font rarement - ils manifestent une irrépressible pudeur face aux larmes.
Nouvel observateur hors série
La pudeur
Quand on interroge les femmes, nombreuses, finalement, sont celles qui disent détester voir un homme pleurer. Le pleur
masculin se porte plutôt mal.
On raconte que, pour le tournage d’« Autant en emporte le vent », il a été très difficile de persuader Clark Gable de
pleurer devant la caméra. Le rôle s’y prêtait pourtant : Scarlett lui annonce qu’elle vient de faire une fausse couche, un peu
à cause de lui, situation dramatique dans laquelle on admet que même un homme tout à fait viril puisse verser quelques
larmes. C’était en 1939, et si Clark Gable a fini par accepter de tourner cette scène, sa résistance a été suffisamment forte
pour laisser une trace dans les encyclopédies du cinéma.
On aurait envie, pour expliquer ces réticences, de tout rabattre sur les représentations de la virilité qui ont cours. Et
certainement entrent-elles pour beaucoup dans le rejet des larmes masculines. Un homme, c’est un être idéalement du
côté de la raison, de la maîtrise des émotions et du contrôle de leurs expressions. Or pleurer, c’est lâ-cher prise. Soudain,
la douleur, la tristesse ou la crainte, la joie, l’irritation ou la compassion submergent. Alors on laisse aller le corps, on
laisse aller le sentiment, et on pleure. Celui qui pleure, à ce moment-là révèle une faiblesse qui appelle protection,
consolation et réconfort. Les hommes n’ont pas envie de s’exhiber dans une telle situation de fragilité, et nombre de
femmes ne souhaitent pas les y voir.
Reste qu’à d’autres époques, quand les représentations des sexes n’étaient guère plus valorisantes pour les femmes
qu’aujourd’hui, le pleur masculin était bien vu. Relisez Diderot, Rousseau et leurs contemporains : on pleure, au xviiie
siècle, on pleure à tout bout de champ, au spectacle, dans la vie, dans les salons. On pleure parce qu’on est un homme
sensible et que les larmes sont l’expression naturelle de la sensibilité. Il faut donc admettre que la question des pleurs est
liée autant à la re- présentation de la virilité qu’au statut de la sensibilité, indissociablement. Quand l’une exclut l’autre, les
hommes ne sont pas autorisés à pleurer.
Alors ? Brando, Hakkinen : un homme pleure et une femme s’émerveille de ses larmes ? Nous sommes dans une période
de transition. Encore sous le joug de représentations qui refusent le lâcher-prise pour les hommes ; déjà dans un temps où
la raison comme l’affectivité se répartissent quand même un peu mieux entre les sexes. Cela donne ces images hybrides et
touchantes d’hommes à la virilité marquée qui s’accroissent soudain de leurs pleurs. En 1939, réticences de Clark Gable ;
trente ans plus tard, larmes jouées de Marlon Brando ; trente ans plus tard encore, larmes réelles de Mika Hakkinen.
Bientôt, il ne sera même plus nécessaire d’être un héros pour pleurer.
Un homme pleure ? Homme accru de ses larmes.
Belinda Cannone est écrivain. Derniers ouvrages parus : « Lent Delta » (Verticales, 1998) ; « Histoire du bonheur »
(Klincksieck, 1998).
Belinda Cannone
Toilettes publiques
Doit-on s’habiller, dormir, faire ses besoins seul ou en public ? Les règles changent selon les époques
et suscitent l’apparition de pièces particulières où protéger sa pudeur
La pudeur a besoin d’un lieu pour s’exprimer. Comment dérober la nudité au regard d’autrui dans les opérations
quotidiennes (soulagement des besoins naturels, changement de vêtements, bain...) lorsqu’on ne dispose pas
DR
d’endroit à cet usage ? Or la spécialisation des pièces s’effectue tardivement, dans les maisons bourgeoises du xixe
siècle. Auparavant, entre la chaumière à pièce unique et le château aux salles polyvalentes, l’individu a du mal à s’isoler. Le
foyer réunit une maisnie comprenant famille (sur plusieurs générations), amis et domestiques. Ainsi, lorsqu’il soupçonne
Tristan de séduire Iseut, le roi Marc ne peut interdire sa chambre à son neveu. Tout au plus les lits y sont-ils séparés, ce
qui n’est pas toujours le cas. Au mieux, des tentures isolent les dormeurs : Clément VI (xive siècle) est le premier à
permettre des paravents entre les lits des cardinaux réunis en conclave.
La chambre est la première pièce spécifique, sans doute parce que le lit ne se démonte pas tous les matins, contrairement
aux tréteaux servant de table, et est plus difficile à transporter que les baquets tenant lieu de baignoi- res. Mais elle
accueille bien du monde, et les courtines, jointes à l’obscurité des salles, sont les seuls refuges de la pudeur.
Les prémices de la pudeur actuelle apparaissent dans les monastères. Les interdits sexuels, importants chez les hommes
coupés des femmes, exigent des règles strictes : distance minimale entre les lits, gymnastique complexe pour passer sa
chemise, surveillance nocturne des latrines, usage du capuchon quand on s’y installe, ou précautions effarantes pour laver
les caleçons... Mais ces règles, elles aussi, restent cloîtrées.
La publicité des opérations intimes s’accentue même dans la France classique. L’architecture, qui multiplie couloirs et
escaliers dérobés pour qu’on n’y côtoie pas les domestiques, ne conçoit guère les lieux privés. Les latrines, ces « privés »
par excellence, présentes dans tous les manoirs médiévaux, disparaissent des châteaux classiques. La chaise percée est
apportée dans la chambre, et les grands seigneurs y donnent audience, comme les dames dans leur baignoire ou dans leur
Nouvel observateur hors série
La pudeur
lit. La pudeur a alors une dimension sociale : cette insouciance au regard d’autrui est réservée aux supérieurs. L’offense
serait grave de recevoir ainsi des personnes d’un rang plus élevé.
Le problème des latrines se pose surtout aux visiteurs, obligés de se soulager derrière un buisson, une tapisserie, ou dans
un escalier. Il faut la pudeur d’une Allemande comme la princesse Palatine pour s’offusquer de le faire devant « des
hommes, des femmes, des filles, des garçons, des abbés et des Suisses ». Quant aux Parisiens, ils utilisent sans vergogne les
ifs des Tuileries à cet effet.
Salle de bains et toilettes pri- vées se répandent au cours du xixe siècle ; mais, même en France, le mouvement n’est pas
achevé. C’est aussi le xixe siècle qui généralise le couloir, apparu dès le xvie au château de Blois, mais resté longtemps
l’exception. Chaque pièce a désormais son usage ; on n’accède aux lieux de la pudeur que par le no man’s land d’un
corridor.
Les règles de la pudeur suivent la même évolution. Nées dans un milieu (les monastères) qui connaissait la spécialisation
des pièces (dortoir, réfectoire, latrines...), mais dans un usage commun, elles se diffusent au xvie siècle par l’intermédiaire
de religieux, avant leur laïcisation au xixe siècle. Les plus répandues sous l’Ancien Régime sont peu ou prou les avatars de
la « Civi-lité puérile » d’Erasme - un ancien moine.
La « Civilité honneste... », rédigée par un missionnaire (1648), assure la transition entre le re-gard collectif, qui fait prendre
conscience de sa nudité et ré- git la décence, et le regard que l’on porte sur soi, même lors-qu’on est seul, qui définit la
pudeur. « Levez-vous avec tant de circonspection, explique-t-elle, qu’aucune partie de votre corps ne paraisse nue, quand
même vous seriez seul dans la chambre. » L’explication reste religieuse : « Faites cela pour le respect de la majesté d’un
Dieu qui vous regarde. » La chambre, même individuelle, reste donc un lieu soumis au regard d’autrui. Il suffira de laïciser
cette idée pour que le regard de Dieu (ou des anges, selon Erasme) fasse place à une conscience permanente de la pudeur.
Madame Celnart (1833) témoigne de cette évolution. Constatant que les jeunes filles s’essuient distraitement au sortir du
bain car « le trouble involontaire de la pudeur empêche de prendre convenablement ces soins importants », elle leur
conseille de fermer les yeux pour cette délicate opé- ration. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les
pensionnats comme les couvents apprennent aux demoiselles à faire leur toilette intime dans l’obscurité. Regard de l’autre,
regard de Dieu, regard de soi : l’évolution est alors achevée.
En s’inventant des lieux d’intimité, la pudeur s’est détachée du regard extérieur qui lui avait donné naissance. Mais ce
qu’elle conquiert d’un côté, elle va le perdre de l’autre par le même phénomène. La distinction entre espace privé et
espace public comporte des pièges. Jadis, donner le sein à un enfant, satisfaire un besoin urgent, par exemple, n’avaient
rien de scandaleux. Depuis que le Code Napoléon et la loi de 1891 définissent l’outrage à la pudeur, se déboutonner,
même pour la bonne cause, tombe sous le coup de la loi et, depuis 1841, les urinoirs, selon le bel alexandrin de
Barthélemy, « dispensent la pudeur de baisser la paupière ». La pudeur désormais n’est plus liée à un acte (et à la hantise
sexuelle), mais à l’exhibition d’une parcelle de nudité dans un endroit public (décence, régie par la loi), voire dans un
endroit privé et solitaire (pudeur individuelle, exigée par une morale plus fluctuante).
Cette évolution de la pudeur en fonction du lieu où elle s’exerce aura des conséquences surprenantes. Liée à une nudité
parfois difficile à définir au poil près, elle cherche depuis son terrain : c’est sur cette distinction qu’ont pu se constituer,
dans les limites prévues par la loi, le naturisme (la nudité acceptée en un lieu privé) et l’érotisme (l’art d’évoquer le nu sans
sortir du champ autorisé), sans parler de tous les fantasmes désormais permis dans la sphère du privé. D’autres domaines
de nudité partagée ou dévoilée sont apparus dans le même esprit : les vestiaires sportifs, les hôpitaux... échappent par
convention au domaine de la pudeur.
La morale à son tour doit suivre tant bien que mal : dans un lieu privé, aucune pudeur n’est de mise, aucun comportement
n’est condamnable. Mais les habitudes sont difficiles à maintenir dans le cadre strict du privé : de nouvelles libertés
conquises à huis clos s’en échappent tous les jours. Celui qui prend l’habitude de se promener nu, ou peu vêtu, chez lui ou
dans un club naturiste comprend mal les interdits maintenus dans les villes balnéaires ou dans les églises touristiques.
Cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus de pudeur ni de lieu pour l’exercer, mais chacun souhaite désormais en fixer lui-même
les limites, dans le cadre d’une loi vieille de deux siècles.
Jean-Claude Bologne est historien des mentalités. Derniers ouvrages parus : « la Faute des femmes » (Les Eperonniers,
1999) ; « le Frère à la bague » (Editions du Rocher, 1999).
Jean-Claude Bologne
Baignoire mode d’emploi
Si les hôtes matinaux de la salle de bains se sont affranchis des pudeurs anciennes, ils procèdent
malgré tout à de subtiles négociations pour préserver leur pré carré
La première fois que j’ai vu mon père nu, c’est quand il est mort. On se cachait tous pour ne pas montrer le moindre
bout de peau. Alors qu’aujourd’hui, avec mes enfants, tout le monde se balade à poil dans la mai-son » (Françoise,
Nouvel observateur hors série
La pudeur
cinquante et un ans). Le bouleversement des comportements concernant la nudité en famille a été complet en l’espace
d’une seule génération. Au contraire, ne pouvoir se montrer nu à ses enfants ou à son partenaire en dehors des rapports
sexuels est aujourd’hui un signe négatif, l’indicateur d’un manque d’authenticité et de proximité dans la relation.
Construire le naturel de la nudité familiale, c’est prouver la réalité et la qualité du lien intime.
Evidemment, cette preuve ne peut être donnée à tout moment et dans n’importe quelle pièce de la maison, la cuisine ou
la salle à manger. L’endroit privilégié du nouveau cérémonial est sans conteste la salle de bains. Les anciennes pudeurs
semblent y avoir soudainement disparu, chacun donnant l’impression d’accomplir les gestes d’hygiène les plus personnels
devant ses proches, sans la moindre gêne, comme s’il était seul. En fait, de subtils ajustements et de discrètes négociations
ne cessent de se développer alors que les protagonistes en ont à peine conscience.
Le premier type de négociations n’est pas directement lié à la pudeur. La salle de bains est la pièce qui permet le mieux de
sentir vivre l’intimité du groupe familial. Mais elle est en même temps une des pièces où l’on a le plus envie, à l’inverse, de
se trouver seul, de rêver tranquillement à soi, de se regarder dans le miroir, de vivre les sensations de son corps sous la
douche ou dans le bain. Le partenaire devient dès lors un intrus. Selon les contextes et les humeurs, l’élément collectif ou
individuel l’emporte, avec des variations qui peuvent être rapides. Sans que les désirs soient trop ouvertement exprimés
(impossible d’afficher sur la porte « Prière de ne pas déranger ») : chacun doit parvenir à sentir les souhaits du partenaire
et s’y adapter.
D’autres arbitrages touchent à des cas particuliers (visites de parents, amis de passage, etc.). Le plus intéressant concerne
les préadolescents. Alors que pour la mère le bain de l’enfant était un moment important de chaleureuse proximité, arrive
un jour où le préadolescent érige assez soudainement une barrière de pudeur personnelle, qui lui est essentielle dans la
reformula- tion de son identité passant par des changements de son corps. Il ne veut plus être vu dans sa nudité, même
par sa mère. La scène de la révolte se joue principalement dans la salle de bains, où il s’enferme à dou- ble tour, alors que
parents ou jeunes enfants continuent à se côtoyer nus sans la moindre gêne et à se montrer ainsi au révolté. L’humour,
bien que mal accepté par le préado, permet généralement de désamorcer la crise en maintenant l’éthique familiale de la
nudité : chacun se moque discrètement de lui tout en le laissant faire.
Quant au couple lui-même, le nouvel idéal d’absence de pudeur marquant l’authenticité du lien ne parvient en fait jamais à
s’appliquer totalement. Il y a toujours une limite (très variable d’une famille à l’autre) au-delà de laquelle, sur tel ou tel
geste très intime, réapparaît l’exigence de pudeur. De même que chacun garde son jardin secret, certains gestes ne sont
qu’à soi. Le problème vient de ce que cette exigence est contraire à l’idéologie proclamée. Elle est donc contrainte de
s’exprimer clandestinement. On se cache en tentant de donner l’impression de ne pas se cacher.
Il est très rare que deux partenaires aient la même idée de ce qui est à cacher. Chacun a ses petites dissimulations très
personnelles et, surtout, la conception de la limite idéale peut être très différente. Quand l’écart est important, les
arbitrages conjugaux de la pudeur ne sont plus seulement complexes : ils peuvent devenir source de crises majeures. Celui
des deux partenaires pour qui la limite est la plus haute (il ne ressent aucune gêne en exposant des gestes très intimes) n’a
pas de problèmes particuliers. Il est à l’aise, natu-rel, parfait exemple de la nouvelle idéologie familiale de la pudeur. L’autre
a donc peine à le critiquer. Pourtant, il éprouve des difficultés nombreuses. Les règles de l’impudeur étant élevées, il se
sent personnellement mal à l’aise (et parfois coupable) dans certaines circonstances. Et il y a plus grave. Le couple repose
sur le désir physique du partenaire. Or il est des impudeurs qui peuvent provoquer des dégoûts, dégoûts ponctuels
pouvant se généraliser en dégoût de l’autre. La gestion conjugale de la pudeur est une question explosive !
Jean-Claude Kaufmann est sociologue au CNRS. Derniers ouvrages parus : « Corps de femmes, regards d’hommes Sociologie des seins nus » (« Pocket »/Presses de la Cité, 1998) ; « la Femme seule et le Prince charmant » (Nathan, 1999).
Jean-Claude Kaufmann
Le sexe non dit
Le puritanisme bourgeois a engendré au xixe siècle cette hantise de la sexualité qui perdure au coeur
de la société moderne
Didier Dumas est psychanalyste pour enfants. Reprenant la théorie du sociologue Norbert Elias selon laquelle la pudeur
est liée à un processus de civilisation associé à une répression des pulsions, il la présente comme la logique d’un interdit
édicté par l’Eglise et la bourgeoisie au xixe siècle.
Le Nouvel Observateur. - Avons-nous besoin de la pudeur pour protéger notre intimité ?
Didier Dumas. - Il ne faut pas confondre le besoin d’intimité et la pudeur. Si l’être humain éprouve la nécessité de s’isoler
dans sa sexualité, c’est parce que l’érotisme met en jeu les strates mentales les plus anciennes de notre psychisme.
Tomber amoureux renvoie à la constitution enfantine : les battements du coeur rappellent l’enfant ; se toucher, le bébé ;
l’orgasme, le foetus. Pour de telles retrouvailles, l’intimité est nécessaire. La pudeur n’a rien à voir là-dedans. Elle dépend
Nouvel observateur hors série
La pudeur
en premier lieu de la société ou de la classe sociale à laquelle on appartient. La honte, l’interdit ou la peur de lais- ser voir
son sexe sont des inven-tions bourgeoises qui, à mon sens, ne peuvent être dissociées de la barbarie avec laquelle le xixe
siècle a persécuté la sexualité infantile. Dès 1760, le livre du docteur Tissot invente de toutes pièces que la masturbation
engendre d’affreuses maladies chez l’enfant et ouvre une des périodes les plus noires de notre histoire sexuelle : les
médecins et les prêtres s’allient pour harceler les parents et les convaincre du danger. N’oublions pas qu’au xixe siècle on
prônait et pratiquait des « excisions hygiéniques » dans toute l’Europe. Le puritanisme bourgeois a ainsi engendré une
hystérie de masse qui n’avait jamais existé ni dans notre culture ni dans aucune autre, et qui a permis la naissance de la
psychanalyse.
N. O. - Pouvez-vous expliquer le lien entre la théorie d’Elias, l’invention de la psychanalyse et votre propre conception de
la pudeur ?
D. Dumas. - Norbert Elias est un sociologue freudien qui reproche à Freud d’avoir assujetti les « bonnes » moeurs à une
instance individuelle : le sur-moi. Pour lui, le rapport de l’individu à son corps non seulement évolue au cours des temps,
mais, de plus, est indissociable du processus de civilisation. Elias remet ainsi en cause la séparation entre sociologie et
psychologie. Cela m’intéresse car, dans l’approche clinique de l’enfant et de sa famille, on a affaire à un inconscient qui
n’est pas, comme l’a postulé Freud, individuel, mais transgénérationnel, c’est-à-dire à la fois personnel, familial et social.
L’esprit humain n’est pas plus individuel que collectif. Il est les deux. Quant à la pudeur, la question est de savoir s’il s’agit
d’une donnée intrinsèque ou si, au contraire, elle émane d’une dimension du psychisme qui est d’abord culturelle et
collective et ensuite individuelle.
N. O. - Quels sont les effets de cette pudeur « bourgeoise » sur notre comportement ?
D. Dumas. - Elle a engendré une impuissance à penser et à transmettre la sexualité dont nous sommes loin d’être sortis.
L’incapacité des parents à en parler simplement aux enfants continue de les plonger dans un désarroi extrême à la
puberté. Cela d’autant plus que notre civilisation de l’image est particulièrement impudique. Entre les sex-shops, la
publicité, le cinéma et les cassettes pornographiques, le sexe s’exhibe un peu partout. Cela nourrit l’illusion d’une société
sexuellement libérée, et nul n’entend la plainte des adolescents : on nous a tout montré, mais on ne nous a rien dit ! Nous
sommes confrontés à une évolution des moeurs sans égale. La nouvelle génération ne peut donc jamais totalement
reprendre à son compte les modèles de la précédente. Celle de l’après-guerre s’est interdit de divorcer pour le bien des
enfants. Celle qui a suivi a prôné l’amour libre et a refusé le mariage. Mais l’incapacité de parler simplement de la sexualité
aux enfants n’a, elle, guère changé depuis l’avènement du puritanisme bourgeois. Sous l’Ancien Régime, la sexualité était
vécue plus naturellement. Pour les cinq ans du jeune Louis XIII, par exemple, Henri IV entre dans la pièce, baisse sa culotte
et lui dit : « Regarde avec quoi je t’ai fait ! » De nos jours, ce n’est pas au niveau de la nudité cor- porelle que l’héritage du
xixe pèse encore lourd sur la sexualité. C’est au niveau de la parole - sans laquelle on ne peut la penser. Tout voir du sexe
fascine ou révulse, mais laisse les adolescents incapables de penser leur propre sexualité.
N. O. - Ces problèmes sont-ils analogues pour les deux sexes ?
D. Dumas. - Oui, bien sûr, mais ils sont encore plus douloureux pour les adolescentes. L’interdit de parler de sa sexualité
est plus ancré chez les mères que chez les pères. Les filles en souffrent donc plus que les garçons, mais, comme elles
participent davantage qu’eux à l’évolution sociale - leurs grands-mères ont acquis le droit de vote et leurs mères, la
contraception -, elles sont aussi souvent beaucoup plus impliquées par cette question.
Propos recueillis par Anne-Claire Meffre Didier Dumas est psychanalyste. Dernier ouvrage paru : « Sans père et sans
parole - La place du père dans l’équilibre de l’enfant » (Hachette, 1999).
Didier Dumas
L’indécence des dessous
Pendant des siècles, la bienséance s’accommoda de fesses tout à fait nues sous les jupes et réserva le
pantalon, ancêtre de la culotte, aux femmes légères et aux petites filles
Trois fois rien, éparpillés sur notre corps, nos dessous ont beau clamer leur modestie, leur force évocatrice contredit
leur terminologie réductrice de sous-vêtements. Base du dessus, ils participent aux bouleversements de l’apparence
féminine, modèlent corps et âme. Ils furent révélateurs de l’ombre. Cette mode fin de siècle les fait éclater en pleine
lumière, bousculant les codes de la décence. Sous-vêtements, vêtements ou accessoires, garde-corps ou garde-robe, leur
statut devient trouble. Désassortis : haut et bas de couleurs différen-tes. Individualisés : soutien-gorge affiché et culotte
cachée. Désorganisés : jarretelles sur coton candide. Sens dessus dessous, ils déroutent et subjuguent.
« ... [Les] seins de la belle inconnue/Dardés sous le crêpe des significations parfaites » (« Tournesol », d’André Breton),
laisseraient croire que leur langage est limpide. Un simple coup d’oeil suffirait alors au travers de l’enveloppe vestimentaire
ou du registre des clichés affriolants pour associer à la façon des dominos les dessous et leurs correspondances sur
Nouvel observateur hors série
La pudeur
l’échelle qui va de la pudeur à l’impudeur. C’est sans compter sur les volte-face de la mode et l’inconstance de l’âme
humaine. Le seul sentiment de la couleur ne cesse de varier sur la gamme chromatique des convenances. Pour la puritaine
américaine de la côte Est, le noir a encore des relents d’indécence. La transparence, elle, est bannie par la morale nippone.
Qui ne s’étonnerait de cette assertion selon laquelle la bienséance, pendant des siècles, s’accommoda de fesses tout à fait
nues sous les jupes ? Les femmes vertueuses allaient sans culotte ; pis, le pantalon (ancêtre de celle-ci) était, au début du
xixe siè- cle, réservé aux femmes légères et... aux petites filles. Quand, au rythme des valses, du cancan ou du quadrille, les
crinolines s’envolèrent, le pantalon de- vint indispensable, car, comme l’annonçait un écriteau grivois au bal Solferino du
camp de Châlons : « Les dames qui n’ont pas de pantalon sont priées de ne pas lever la jambe plus haut que la ceinture. »
Son ampleur immaculée satisfaisait la pudeur, mais ses frous-frous et surtout la question de savoir s’il était fermé ou fendu
stimulait la sexualité. La lingerie a alors un pouvoir érotique puissant. La progression est lente avant l’absolue nudité. La
femme comme il faut est carapaçonnée dans sa chemise, son corset, son cache-corset, son pantalon, ses jupons, sa cage (la
crinoline) ou les armatures de son faux-cul.
En un siècle, la lingerie a connu des bouleversements intenses : la carapace s’est démantelée en pièces détachées. De
l’encombrement on est passé au confort et à la légèreté, du laçage au moulage, de l’opacité à la translucidité puis à la
transparence. « L’histoire assise en train de coudre », comme le disait joliment Jean Cocteau, assembla, au fil des progrès
techniques (de l’apparition de la machine à coudre à celle du Lastex, du Nylon, du Lycra...), les dévoilements progressifs du
corps, les changements de sa perception et de la sexualité.
L’évolution sociale des femmes, la bicyclette, le tango vont dégager le corps au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Dans les années vingt, la gaine remplace le corset et le soutien-gorge apparaît. Les jupes raccourcissent, les jambes se
dévoilent sous les bas de couleur chair. Le genou est découvert en 1925. Scandale ! L’archevêque de Naples interprète le
tremblement de terre qui dévaste Amalfi comme le résultat du courroux divin devant cette impudeur.
La garçonne suscite la même désapprobation. Son indécence est de s’inspirer du vestiaire masculin. Son soutien-gorge est
un « aplatisseur » destiné à effacer ses seins, ses bas sont roulés sur des jarretières autour du genou (presque comme des
chaussettes), son pyjama remplace la chemise de nuit. Cette masculinité choque tout autant que le pantalon autrefois.
Dès les années trente, la lingerie galbe de nouveau le corps. On invente les bonnets pour les soutiens-gorge et l’élasticité
des gaines devient plus performante. Les décennies suivantes dessineront diverses courbes concentrées tour à tour sur la
taille, les hanches, la poitrine, les fesses... La pratique des sports se répand, imposant l’idéal d’un corps musclé. A cette
nouvelle percep- tion du corps répond une découverte de la peau. A l’instar des joueuses de tennis qui adoptent le short
et osent jouer jambes nues, au grand dam des puritains, les femmes abandonnent leurs bas pour des socquettes. Le
bronzage, autrefois signe distinctif du peuple laborieux, devient une distinction.
Les années soixante et soixante-dix franchissent une étape supplémentaire dans la dénudation : les premiers monokinis et
les seins nus paradent en 1964, la mini dévoile les cuisses l’année suivante. Avec le mouvement hippie le corps s’expose. La
lingerie doit aussi se mettre au diapason des nouvelles revendications féminines : « La femme moderne entend rejeter [...]
l’ensemble des tabous sexuels qui ont fait d’elle une esclave. Elle veut que ses propres pulsions sexuelles, ses désirs soient
cho-ses reconnues et admises comme normales. Elle doit donc pou-voir montrer son corps, le mettre en valeur tel qu’il
est et non pas en fonction de trucages vestimentaires », déclare le couturier Courrèges. L’adolescente est le nouveau
modèle, et valsent soutiens-gorge, bas, combinaisons. Le panty, le collant, les soutiens-gorge moulés collent au corps. La
lingerie devient une seconde peau. Le pantalon (de dessus cette fois) réduit les dessous à un minislip et des chaussettes.
La lingerie dite « de séduction » revient dans les années quatre-vingt et son rôle érotique est clairement énoncé dans la
publicité. La campagne « Aubade pour un homme » représentant une femme en dessous, la main d’un homme
ostensiblement posée sur sa cuisse, est censu-rée par Yvette Roudy et le ministère des Droits de la Femme, en 1983.
Cependant, l’image de la femme transmise par la lingerie ne cesse de se brouiller, les dessous s’éparpillent : séduction,
sport, fonctionnalité, minimalisme... les femmes ont d’autres choix que ceux de « la maman ou la putain ». Les stratèges de
la communication préfèrent parler d’une femme captée dans plusieurs instants de sa vie plutôt que de styles de femmes.
L’ambiguïté juvénile et androgyne redéfinit les codes de la décence et de l’indécence.
A l’aube du troisième millénaire, où se réfugie la pudeur quand nos dessous dévoilent le corps, s’exposent, s’arrogent un
pouvoir sexuel qu’ils n’ont pas toujours ? Elle s’en va se poser sur notre peau. La lingerie de demain sera invisible et
cosmétique, dit-on, les microfibres permettant d’effacer les coutures et de coller parfaitement à la peau, le Lycra (aidé de
quelques discrets paddings) assurant le maintien. Car l’idéal d’un corps mince et ferme impose plus que jamais ses diktats
et le modelage de la silhouette reste la règle, même s’il s’agit d’arrondir ses fesses ou ses seins et non plus de se serrer la
taille.
A notre époque où les interventions sur la peau - bronzage, épilation, chirurgie esthétique, tatouage, piercing - se
multiplient, la lingerie veut se rapprocher du maquillage, confondre peau et enveloppe. Auréoler ses jambes de lumière,
lisser les reliefs celluliteux, évacuer ses hontes ( par des matières anti-bactéries, anti-perspirantes), tonifier, lifter semblent
une nouvelle sublimation du corps. Camoufler les défauts, effacer la vie, avoir une peau lisse, repassée, c'est se construire
un nouveau masque. La pudeur s'exprime dans l'invisibilité, une nouvelle retenue de notre âme qui ne doit pas franchir la
Nouvel observateur hors série
La pudeur
frontière de notre peau : rongeur émotive, taches psychosomatiques sont désormais indécents. Aussi rêvons d'une
carnation couturière pour voler notre âme à fleur de peau.
Marie Simon
Nouvel observateur hors série
La pudeur
Bal masqué sur le Net
A la fois prétexte au voyeurisme absolu et écran masquant la réalité, l’Internet joue à cache-cache
avec nos fantasmes. Le réseau mondial laisse-t-il encore une place à la pudeur ?
La pudeur n’existe pas sur l’Internet. Tout est visible sur le réseau mondial, mais à distance : le soft comme le hard, le câlin
comme le coquin. Le Web est le lieu d’expression de tous les fantasmes, le rendez-vous obligé des exhibitionnistes en tout
genre. Tout est permis puisque l’anonymat y est garanti. Un couple peut retransmettre en vidéo ses ébats sur son site sans
que ses voisins ou ses amis y aient ja-mais accès. C’est le paradoxe de ce média planétaire sans codes ni hiérarchie.
L’industrie du sexe y prospère, les sites à caractère pornographique étant les seuls pour lesquels les internautes acceptent
de payer. Aux Etats-Unis, elle a généré près d’un milliard de dollars de recettes en ligne en 1998, près du double en 1999.
Si les professionnels ont largement investi le secteur, les amateurs aussi, qui ont vite compris que leur hobby pouvait se
transformer en une juteuse source de profits. L’équipement requis pour « mettre en Web » sa vie sexuelle est à la portée
de tout un chacun : une page personnelle hébergée gratuitement sur un serveur autorisant ce type de contenu et l’achat
de la petite Webcam, qui retransmettra les ébats en di- rect sur l’Internet. Mieux que les photos ou les récits brûlants, le
live est le programme le plus recherché sur le Net. Certes, la qualité de l’image reste médiocre, mais quantité de voyeurs
semblent s’en contenter. Ainsi, des ménagères du fin fond du Middle West, reconverties en cyberstars du « home porn »,
proposent des formules d’abonnement allant du simple strip-tease au dialogue personnalisé avec satisfaction immédiate et
en images de tous les désirs du client internaute.
C’est parce qu’elle ne souhaite pas se faire labéliser en tant qu’adepte du porno que Jennifer Ringley, la reine des
webcameuses, se fixe des limites : ses fans ont le droit de la suivre jusque dans les toilettes mais pas au lit. Pas pudique
pour deux sous, cette étudiante américaine est devenue une égérie du réseau.
Les visiteurs des parties gratuites de ces sites n’ont droit qu’à une version allégée. Aguichés par une jolie entrée en
matière, ils auront accès à l’intimité la plus complète de Sandrine, Estelle et les autres s’ils se décident à devenir membres
payants de ces clubs pas très privés. Sous l’oeil permanent des voyeurs, les exhibitionnistes du Web en oublieraient
presque que, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, leur moindre fait et geste est épié : quand ils en ont assez, il leur suffit
d’imaginer qu’il ne s’agit que d’une doublure d’eux-mêmes, leur avatar virtuel évoluant dans le cyberespace. On comprend
mieux comment l’Internet offre à certains, déconnectés de leur propre image, une incroyable libération : sur le Web, il n’y
a plus ni autocensure ni tabous.
Les acteurs de ces reality-shows sont littéralement retranchés derrière leurs écrans, dans un monde où ils se dissimulent
grâce à la technique. L’Internet et la Webcam permettent de voir le corps de l’autre tout en évitant la confrontation
physique. Le webcamer n’a pas de regard à soutenir ; il est pré- servé des contacts, des odeurs, des microbes... Evoluant
dans un espace collectif sans risques ni mauvaises surprises, il est comme protégé par un préservatif intégral.
Grâce à cette mise à distance numérique, l’internaute garde le contrôle absolu de son image : il ne dévoile que ce qu’il
veut de sa personnalité. Le phénomène s’observe sur ces pages personnelles où des anonymes déballent leur album de
famille, ou bien délivrent au monde deux ou trois messages essentiels. Qu’ils exhibent leurs corps ou leurs sentiments, les
internautes se comportent sur le Web comme lors d’un bal costumé. Masqués par de faux e-mails, dialoguant en direct
sous des noms d’emprunt, ils sont libres d’être eux-mêmes ou quelqu’un d’autre. Le grand révélateur de cette mascarade,
ce sont les amours virtuelles : combien de rencontres réelles pour tous les dialogues torrides échangés par IRC (espace de
dialogue en direct) ? Bien peu vont au bout de leur démarche, comme si l’extrême impudeur de leurs échanges traduisait
une peur de s’engager.
Une peur de l’autre que l’on retrouve dans l’essor des services d’assistance psychologique sur le Net : des cyber-patients y
racontent leur mal de vivre, cherchent des réponses à leur impuissance ou à leur frigidité sans avoir à pousser la porte
d’un cabinet en ville. Certains de ces services étant gratuits, l’implication est réduite au minimum : tranquillement installés
derrière leurs ordinateurs, ils pratiquent leur thérapie à distance, quand ça leur plaît...
C’est ainsi que l’Internet brouille tous nos repères entre espace public et espace privé. L’Homo internetus est libre d’y
dévoiler et d’y exprimer - et aussi d’y regarder et d’y écouter - ce qui ne peut être montré ou dit ailleurs. En toute
impunité.
Quelques sites www.jennicam.org www.estelle.com www.newcid.com/sandrine www.psycho-net.com
Christophe Alix est journaliste sur le Web, où il tient une chronique du lundi au vendredi : www.clubinternet.fr/netattitude
Christophe Alix