Cinéma - Comprendre

Transcription

Cinéma - Comprendre
Cinéma
et mouvement social
Que les premières images tournées et projetées
ACTUALITÉS SOCIALES
fussent celles d’une «sortie d’usine», en l’occurrence celle
des frères Lumière, devait laisser présager une longue et
riche complicité entre le 7e art et le monde du travail. De fait
ce compagnonnage fut complexe durant ces cent dix ans.
C’est par cycles successifs, collant d’assez près aux
soubresauts de l’histoire, du mouvement social, des luttes et
des conflits du monde du travail, que le cinéma traitera de ce
qu’on appelait, au XIXe siècle, «la question sociale».
Par Jean-Michel Leterrier
Jean-Michel
Leterrier,
universitaire
et essayiste
n premier cycle est suscité par les
craintes qu’inspirent alors les profondes
mutations du travail, à savoir le déveMe(s)tissages
loppement, à grande échelle, du tayloculturels, Qui a volé
l’Aertété ?, 2001
risme et du fordisme. Le travail à la
et Penser ou
chaîne s’intensifie, les cadences et les rythmes
repenser la culture ?
du travail augmentent, les usines s’étendent.
Lexique à l’usage
Le cinéma, encore tout jeune va capter cette
de ceux qui refusent
la culture
mutation du travail salarié, qui fait écho aux
Transgénique, 2005,
propres évolutions des techniques cinématoLes trois ouvrages
graphiques qui d’un artisanat sont passées, en
sont publiés aux
quelques années, à une véritable industrie.
Éditions Les points
sur les “i”
Deux films admirables témoignent de cette
double révolution technologique : Métropolis de Fritz Lang est, en 1926, un formidable
6 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N 113 film de science-fiction où des machines colos-
U
derniers livres
publiés :
0
sales occupent une armée d’ouvriers totalement asservis et broyés. Chaplin, lui aussi,
illustre les Temps modernes par une immense
chaîne qui engloutit l’ouvrier qui ne peut respecter les cadences qu’elle lui impose. C’est
par la métaphore d’une prison que René Clair
évoque, pour sa part, en 1931, les mutations
du travail et de l’automatisation dans à nous
la liberté. Ces films utilisent le registre de la
fiction, voire de la science-fiction pour
dépeindre une réalité en devenir. Ce genre de
narration restera assez exceptionnel concernant le sujet du travail, il faut rappeler néanmoins que l’accès aux usines restera, et reste
encore, totalement interdit aux cinéastes et
aux artistes, qui durent pour évoquer l’acti-
La sortie des usines Lumière, 45 secondes, 1895.
vité besogneuse recourir à des reconstitutions. Les quatorze versions cinématographiques du Germinal de Zola furent toutes
tournées dans des mines reconstituées, y compris la dernière, celle de Claude Berry.
La période qui précède le Front populaire,
donne naissance à une seconde phase dans
cette cinématographie. C’est en effet moins le
travail et ses mutations qui sont portés à l’écran,
que l’évolution des rapports humains et de la
solidarité ouvrière. Le crime de Mr Lange, réalisé en 1935 par Jean Renoir, raconte la création d’une imprimerie coopérative par des
ouvriers. C’est aussi une histoire de solidarité
et d’amitié que conte Julien Duvivier en 1936
dans La belle équipe, autour de la création,
toujours en coopérative, d’une guinguette sur
les bords de la Marne. Bien que n’évoquant
pas le travail, mais célébrant le 150e anniversaire de la Révolution française, La Marseillaise, de Jean Renoir, commandée et financée par la CGT en 1937, témoigne de
l’enthousiasme et de la solidarité du peuple.
Le même Jean Renoir portera à l’écran en
1938, le roman de Zola, La bête humaine, film
plus désespéré, dans lequel Jean Gabin incarne
le rôle d’un cheminot. Il incarnera celui d’un
ouvrier sableur en 1939 dans Le jour se lève
de Marcel Carné. Il faut remarquer que les
grandes grèves, puis les occupations d’usines
de mai et juin 1936, à l’issue de la victoire électorale du Front populaire, produiront peu
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 7
d’images et peu de films, et pour cause, les
cameramen des actualités de la Gaumont
étaient en grève. Les photographes prendront
le relais, et nombreux sont les clichés qui montrent les premiers départs en vacances. Après
la Libération La bataille du rail de René Clément, qui retrace les actes de résistance des
cheminots, obtient en 1946, lors du premier
festival de Cannes, les prix du jury international et celui de la mise en scène.
ACTUALITÉS SOCIALES
L’évolution vestimentaire
en dit long sur
la désacralisation du travail
La France sort meurtrie et affaiblie de la
guerre. L’heure est à la reconstruction. Les
films en témoignent, ils témoignent aussi des
luttes comme La grande grève des mineurs en
1947, ou Le point du jour en 1949, tous deux
réalisés par Louis Daquin. Durant la période
des « Trente glorieuses », le travail est à l’honneur et l’image de l’ouvrier est valorisée. Jean
Gabin qui avait déjà incarné avant-guerre
un cheminot, un sableur, et un ouvrier métallurgiste, tient en 1955 le rôle d’un chauffeur
routier dans Gaz-oil de Gilles Grangier. Cette
même année, Gérard Philipe est un jeune ingénieur dans La meilleure part d’Yves Allégret, tandis qu’Yves Montand incarne, luiaussi, le rôle d’un chauffeur routier dans Le
salaire de la peur. L’évolution de la filmographie de Gabin et de Montand en dit long sur
la valorisation et la glorification du travail
d’alors, puis sur sa progressive désacralisation.
Après la casquette du métallurgiste parisien
et le bleu de travail, Gabin enfilera la blouse
du médecin, puis le costume trois-pièces du
patriarche, avant de terminer son ascension
sociale en portant frac et queue de pie pour
incarner des rôles de parrain, puis de taulard
repenti. Derrière cette évolution vestimentaire se donne à lire le radical déplacement
des centres d’intérêt du cinéma, et de la société.
Le travail a cessé d’être une valeur positive
8 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N 113 et, de fait, l’amorce des années soixante-dix
0
marquera l’entrée dans la crise et l’apparition
d’un chômage grandissant. La fin des « Trente
glorieuses », période de reconstruction, de
construction et de croissance économique,
éloignera l’ouvrier de l’écran. Le travail ayant
cessé d’être une valeur positive, son image et
sa représentation s’estompent progressivement des écrans, laissant la place à d’autres
héros : grands patrons, petits truands, mafieux,
puis commissaires, juges et avocats.
Pourtant, hors du circuit commercial, s’inaugure une troisième phase : celle des films militants. À partir de 1967, des cinéastes mettent
leur talent et leur caméra au service des premières luttes qui anticiperont le printemps
1968. Chris Marker filme la grève de l’usine
Rhodiacéta à Besançon, il réalise À bientôt
j’espère. Les ouvriers contestent le film, il crée
alors avec eux le groupe Medvedkine, leur
apprend à filmer, afin qu’ils puissent tourner
leur propre film : ce sera Classe de lutte. JeanPaul Thorn filme, lui aussi, une grève et une
occupation, celle de l’usine Alsthom à SaintOuen, dans Le dos au mur. Pour la première
fois, ces films militants montrent l’usine de
l’intérieur, pas de reconstruction en studios,
pas de figurants : les ouvriers sont de vrais
ouvriers. René Vautier réalise et présente au
festival de Cannes en 1976 Quand tu disais
Valery et en 1977, Quand les femmes ont pris
la colère. Les années quatre-vingt, années de
consensus et de relative dépolitisation, marqueront pour un temps une période de pause
de la contestation sociale, pause dont témoigne
la cinématographie de l’époque.
Les conflits de l’hiver 1995, marqués par le
refus du plan Juppé à propos des retraites,
viendront relancer la contestation sociale et
inaugurer la quatrième phase du compagnonnage entre le cinéma et le mouvement
social. De nombreux films vont voir le jour et
rencontrer un succès mérité. Il faut noter que
le champ couvert par cette cinématographie
est particulièrement large puisqu’il concerne
à la fois les acteurs du mouvement social,
mais aussi les mutations à l’œuvre au sein
même des entreprises et de l’activité de travail. Coûte que coûte de Claire Simon évoque
la vie chaotique d’une très petite entreprise
et la complexité des relations entre patron et
ouvriers. Nadia et les hippopotames de Dominique Cabrera, met en scène les acteurs du
mouvement social et la solidarité des grèves
de 1995. La reprise d’Hervé Leroux, en 1997
relate, tente ans après, l’occupation des usines
Wonder et la difficile reprise du travail. Marius
et Jeannette ou À l’attaque, de Robert Guédigian, évoquent la vie et la solidarité des gens
du peuple. Rosetta des frères Dardenne et
l’Humanité de Bruno Dumont, en 1999, ont
été fort justement couronnés à Cannes. Et
la critique de droite ne s’y est pas trompée.
Le Figaro aura le mérite de la clarté : « Que
des femmes de ménage puissent être des personnages de fiction passe encore, qu’elles soient
mises sur le même pied qu’une Sharon Stone
est tout bonnement inacceptable ». Jean-Michel
Carré dans Charbons ardents nous conte l’histoire d’une mine condamnée pour insuffisance de rentabilité par Mme Thatcher, et
rachetée en coopérative par ses ouvriers. Ressources humaines de Laurent Cantet, décortique en 2000, la perversité des plans sociaux
et le rôle de ces nouveaux métiers que sont
les DRH.
La période actuelle nous propose également
de beaux films Les prolos de Marcel Trillat,
Rêve d’usine de Luc Decaster, consacré à la
liquidation organisée de l’usine Epéda, 300
jours de colère de Marcel Trillat relatant la
grève de l’usine Mossley à Héllème. Plus dernièrement encore, les succès du film de Marcel Trillat, Quand l’acier à coulé, évoquant le
long et difficile conflit de l’usine Cellatex,
nous confirme que décidément quand ça
bouge dans le social, ça bouge aussi dans le
cinéma. Longtemps « sans image » les salariés redeviennent des sujets dignes d’intérêt. Ceux qui avaient annoncé la fin du travail et la disparition de la classe ouvrière en
seront pour leurs frais. Celles et ceux à qui
on a voulu confisquer l’image, pour mieux
contester leur légitimité sociale, reviennent
sur le devant de la scène sociale, c’est-à-dire
qu’ils reviennent aussi sur les écrans.
Rosetta,1999, des
frères Dardenne
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 9
Re-créer
le travail
Nous remercions Yves Clot et Jack Ralite pour
nous avoir autorisés à publier cette contribution
prononcée par Yves Clot, le 14 novembre 2004
au Théatre de la Commune d’Aubervilliers, à
l’occasion des États généraux de la Culture.
Yves Clot,Professeur de psychologie du travail au CNAM
n peut commencer par un constat
qui signe la dégradation de la santé
au travail : accidents et maladies
professionnelles coûtent aujourd’hui l’équivalent de 3 % du PIB,
autrement dit, d’environ dix jours
fériés sur le calendrier. Ces simples
chiffres qui donnent une idée de la
situation sont intéressants à mettre en rapport avec les résultats récemment confirmés
des enquêtes ESTEV réalisées par les médecins du travail sur un échantillon aléatoire de
vingt mille salariés. Dans ces enquêtes la souffrance psychique au travail est fortement corrélée avec le fait de ne pas disposer des moyens
pour faire un travail de bonne qualité. C’est
là l’un des principaux « facteurs de risques ».
Mais ces données quantitatives, reliées aux
enquêtes qualitatives réalisées en situation
autorisent un diagnostic convergent : le travail ordinaire tend à devenir une épreuve
O
10 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
qu’on ne surmonte plus qu’à un coût psychique
démesuré et mal reconnu, même par ceux qui
la vivent.
Je ne m’attarderai pas ici sur le vaste domaine
du non-travail. Il le faudrait. Car, au regard
du travail, le chômage structurel et durable
entretient des formes nouvelles de ressentiment reliées à des formes psychologiques de
désœuvrement débouchant sur des modalités
« modernes » de psychopathologies sociales.
Ces processus, particulièrement vifs dans les
jeunes générations et trop largement maintenus dans le silence, sont la source de problèmes de santé mentale qui « empoisonnent »
plus largement la vie sociale.
Quoi qu’il en soit, on peut dire que la situation actuelle constitue comme un étau social
dont les deux mâchoires sont le sous-emploi
chronique d’un côté et le sur-travail de l’autre,
encouragé par un neo-stakanovisme bien
médiatisé. Remettre la France au travail passe
visiblement par la volonté d’en mettre au chômage une partie toujours plus vaste. Les deux
processus ont, paradoxalement, en commun
le désœuvrement. En effet, ce dernier a deux
faces. La première, mieux connue, est celle
que présente la masse des chômeurs de longue
durée, ces privés d’emploi de plus en plus
jeunes que le très beau film de Bruno Dumont,
La Vie de Jésus a éclairée si justement. La vie
personnelle est littéralement contaminée par
la perte de l’inscription sociale, privée des
obligations à « remplir » et des engagements
à assumer, grâce auxquels chacun peut s’assurer qu’il n’est pas superflu. Chassé de l’histoire et pas seulement de l’emploi, celle ou
celui pour qui cette situation perdure subit
l’interdiction de contribuer par son travail à
l’existence de tous en assurant la sienne propre.
Au regard de l’œuvre commune, il est de trop.
C’est là une transparence sociale qui nous
aveugle tous.
La tyrannie du court terme
fait perdre sa fonction
psychologique au travail
Mais je voudrais dire que le désœuvrement
se rencontre aussi où on l’attend moins. La
psychopathologie du travail, discipline encore
trop peu développée, nous fait paradoxalement découvrir sa seconde face dans la suractivité imposée par des organisations du
travail en pleine restructuration. En leur sein,
la tyrannie du court terme laisse les femmes
et les hommes aux prises avec une intensification opératoire qui fait perdre sa fonction
psychologique au travail humain. La course
au résultat et le fétichisme du produit imposent la démesure d’un engagement sans horizon. Et ce dernier cache, sous le masque d’une
mobilisation de tous les instants, une immobilisation psychique lancinante. Une sorte
« d’externalisation de la respiration » s’avance
qui croit pouvoir faire passer pour normal le
travail en apnée. Dans ce cadre, une sur-activité de détail n’est rien d’autre qu’une moda-
lité du désœuvrement, le déni d’une histoire,
un temps plein qui devient un temps mort
livré aux obsessions du présent. On le sait
maintenant : de ces situations-là, de plus en
plus de salariés « en font une maladie ». Car
la vie devient invivable. « On ne peut accepter la vie, écrivait A. Artaud, qu’à condition
d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, au moins d’un certain nombre d’entre
eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable » (1984, p. 130).
Au travail, dans les conditions qui tendent à
s’imposer aujourd’hui, on peut donc « y laisser sa santé » comme le dit joliment le langage
populaire. Et c’est d’autant plus grave que la
santé n’est pas seulement l’absence de maladie : « Je me porte bien, note malicieusement,
Canguilhem, dans la mesure où je me sens
capable de porter la responsabilité de mes
actes, de porter des choses à l’existence et de
créer entre les choses des rapports qui ne leur
viendraient pas sans moi » (2002, p. 68). C’est
seulement dans ce genre de « climats » qu’on
peut se dire « en forme ». Quand les choses se
mettent à avoir des rapports entre elles qui
leur viennent indépendamment de moi, même
si je cours après elles, elles sont désaffectées
et je suis désœuvré. C’est cette «anémie» ordinaire du travail qui mine la santé de beaucoup
de salariés et les expose à tant de maladies du
corps et de l’esprit. Car l’homme ne peut, sans
dommages profonds, seulement vivre dans un
contexte. Il doit pouvoir créer du contexte
pour vivre. Privé de cette possibilité, il est
amputé de l’histoire collective dont il pourrait se sentir comptable.
Dans les situations de travail où la santé est
préservée et même où elle se développe, j’ai
pu constater (Clot, 1995, 1999 ; Fernandez et
al. 2003) que les femmes et les hommes, pour
arriver à faire ce qu’on leur demande, ont
appris à faire autre chose que ce qu’on leur
demande. Leur activité la plus ordinaire
invente, souvent malgré tout, une sorte de
tâche dans la tâche, une tâche au-delà de la
tâche. Cette activité n’est pas une autre tâche.
C’est un devenir autre de la tâche. Une autre
Références
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Œuvres complètes.
Tome I.
Paris : Gallimard.
Badiou, A. (1995).
Beckett.
L’increvable désir.
Paris : Hachette.
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création verbale.
Paris : Gallimard.
Beckett, S. (1971).
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Paris : Ed. de
Minuit.
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Notes sur
le cinématographe.
Paris : Folio 2705.
Canguilhem, G.
(2002). Ecrits sur
la médecine.
Paris : Seuil.
Char, R. (1978). Le
Nu perdu et autres
poèmes 1964-1975.
Paris : Gallimard.
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l’homme ? Pour
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et de vie.
2e éd. de Poche
1998. Paris :
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Clot, Y. (1999).
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4e éd. augmentée.
Paris : PUF.
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P. (2003). Nous
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Paris : la Dispute.
Kundera, M.
L’art du roman.
Paris : Folio 2702.
Proust (1972).
Correspondance
avec madame
Strauss. Paris :
Livre de Poche.
Williams, T. (1960).
Le boxeur manchot.
Paris : 10/18.
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 11
ACTUALITÉS SOCIALES
12 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
histoire qui échappe à la tâche pour qu’ils
puissent la faire leur. C’est ainsi qu’ils protègent leur santé, par la création d’une sorte
de syntaxe qui retient l’histoire des gestes et
des mots entre les générations et soutient une
pensée sur le travail, dans le travail. À ce
moment-là, ils cessent d’être cette collection
que l’organisation du travail a prévue pour
devenir un collectif.
Dans ces situations, l’expérience professionnelle n’est pas un produit fini. Elle se définit
moins par ce qu’un collectif sait faire ou fait
que par sa façon originale de changer ses
façons de faire et de concevoir. Ce n’est pas
dans la conservation de leurs usages et de
leurs idées héritées que les hommes manifestent la pérennité de leur expérience mais
dans leur manière propre, originale, de faire
leur de nouvelles manières de faire, de sentir, de voir les choses. L’expérience ne recouvre
pas seulement ce qu’on sait faire — le déjàsu, le déjà-dit, le déjà-fait — mais aussi les
possibilités dont on dispose ou pas pour se
défaire d’une situation, s’affranchir de ce qu’on
sait, s’en détacher. C’est pourquoi, les situations de travail que je connais, où la santé est
respectée, témoignent pour une autre définition de l’efficacité : l’efficacité réside dans
l’action, bien sûr, mais aussi dans l’interruption de l’action, plus précisément là où l’action
s’arrête, dans le loisir de pouvoir repenser
l’action. Le temps libre c’est d’abord cette
reconstruction, la liberté de penser son travail, même et surtout différemment de son
collègue, avec son collègue, différemment de
son chef, avec son chef. Cette expérience vitale
prend le contre-pied de « l’homme nouveau »
du néostakanovisme régnant, cet homme imaginaire plein de savoirs mais vide de toute
pensée, ce « boxeur manchot », pour parler
comme T. Williams (1960). Cette expérience
vitale, c’est, tout simplement et au contraire,
le sentiment de vivre la même histoire.
Ce sentiment-là n’a nullement disparu dans
les milieux de travail d’aujourd’hui. Il existe.
Il résiste, même s’il est contrarié par l’organisation du travail ou encore négligé par ceux
qui travaillent eux-mêmes. Quand il existe et
résiste, c’est qu’il est le contraire d’un moule.
Il se nourrit de disputes professionnelles
autour des critères du travail bien fait, de
conflits, de débats d’écoles dans lesquels le
dernier mot n’est jamais dit. À l’inverse, la
déflation de ces controverses réduit le travail
au silence et dégénère le plus souvent en
assourdissantes querelles de personnes. Au
bout du compte, l’inflation actuelle des conflits
relationnels au travail est le résultat de la
déflation sociales des disputes sur le travail
lui-même, sur les critères forcément contestables du travail de qualité. Quand ce qui
est à faire est devenu « naturel », quand plus
rien ne se discute et que la controverse est
éteinte, quand le conflit des évaluations est
refoulé, le désœuvrement nous atteint même
quand l’agitation nous tient.
Ce genre de désœuvrement chasse l’homme
en chacun d’entre nous et finalement « empoisonne » la vie. Car ce qui est ravalé au travail n’est pas aboli pour autant. C’est un résidu
qui contamine les autres domaines de la vie.
Étranger à soi-même, incarcéré dans une seule
vie, « Je » ne peux plus être un autre et Rimbaud n’a plus qu’à crier dans le désert. « Je est
un autre », se plaît-on à répéter après lui en
oubliant qu’il ajoutait juste après, dans le
même poème : « À chaque être plusieurs vies
me semblaient dues ». Quand ces autres vies
sont ravalées, le sujet est à la fois sur-occupé
et désœuvré. Et, à cet instant, l’œuvre d’art
ne lui parle plus. Car l’œuvre d’art ne s’adresse
pas au désœuvré.
Triste malentendu. Puisque le travail de
l’artiste — il faudrait le crier sur les toits —
explore aussi les possibilités de l’existence,
cherche à faire reculer les frontières de l’objectivité du monde (Kundera, 1986) comme
n’importe quel travailleur voudrait le faire
aussi. L’artiste le fait à sa façon bien sûr. En
lutte avec d’autres objets, une autre matière
première, une autre histoire, il entretient pourtant la passion de s’emparer des énigmes du
monde pour découvrir ce qu’il pourrait devenir. Triste malentendu qui n’a jamais dit son
dernier mot : en effet, si l’œuvre, séparée du
travail de l’artiste, mutée en chose culturelle,
devient un objet de consommation comme
un autre, alors, elle n’est plus que perfusion
culturelle, tranquillisant qui engourdit encore
une vie amputée : anesthésique pour boxeur
manchot.
Alors comment faire ? Résister en retrouvant
et en explorant ensemble les équivoques du
travail humain. Le travail est ce piège à pensée qui peut se refermer sur l’usine, sur le
bureau, sur le musée, sur le théâtre lui-même.
Mais le travail est tout autant cette expérience
même du réel qui résiste aux idées reçues.
Comment faire ? Du travailleur à l’artiste, utilisons peut-être le mot de passe que R. Char
a fabriqué pour nous : « L’inaccompli bourdonne d’essentiel » (1978, p. 179). N’importe
quel travailleur, n’importe qui d’entre nous
sent que le désir brûle de ce côté-là : dans
l’effort pour chercher ensemble à faire ce
qu’on arrive pas encore à faire, à dire ce qu’on
arrive pas encore à dire. Au-delà de la quiétude factice du déjà-dit ou du déjà-fait, à l’abri
de quoi la vie peut s’éteindre.
L’hostilité envers l’art
a quelque chose de commun
avec l’hostilité
envers le travail
Dans cette retraite, on court toujours le risque
de se résigner à comprendre d’avance ce que
le réel nous veut. Grâce aux vérités du
moment, aux idées reçues plus ou moins grandiloquentes, on peut alors se prendre au
sérieux—ce qui le plus souvent est le contraire
du sérieux — dans les filets de l’esprit catégorique qui charrie toujours avec lui sa dose
de tranquillisants pontifiants et boursouflés.
« Tout ce qui est authentiquement grand doit
comporter un élément de rire, au risque de
devenir menaçant, effrayant » notait déjà
M. Bakhtine (1984, p. 354). Prenons-le au mot
justement. Le rire fait la voie libre. C’est sans
doute pourquoi, l’hostilité envers l’art a
quelque chose de commun avec l’hostilité
envers le travail. C’est une hostilité au neuf,
à l’imprévu, disait R. Bresson (1975, p. 133).
Résistons donc. En re-créant le travail par
notre travail. Grâce à l’increvable désir que
quelque chose arrive. Les personnages de Beckett sont, à l’image de Vladimir dans En attendant Godot, des instruments polis à cette fin.
Ce sont des « anonymes du labeur humain que
le comique rend à la fois interchangeables et
irremplaçables » (Badiou, 1995, p. 75). Des
chefs d’œuvre d’obstination humaine. Entendons Vladimir : « Ne perdons pas notre temps
en vain discours. Faisons quelque chose, pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas
tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas
à vrai dire qu’on ait besoin de nous. D’autres
feraient aussi bien l’affaire, sinon mieux.
L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité toute entière qu’il s’adresse.
Mais en cet endroit, en ce moment, l’humanité
c’est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu’il soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l’engeance où le
malheur nous a fourrés. Qu’en dis-tu ? Il est
vrai qu’en pesant, les bras croisés, le pour et le
contre, nous faisons également honneur à notre
condition… Nous sommes au rendez-vous, un
point c’est tout. Nous ne sommes pas des saints,
mais nous sommes au rendez-vous. Combien
de gens peuvent en dire autant ? » (S. Beckett,
1971, pp. 115-116).
Il faut conclure. Je disais, en commençant,
que, lorsqu’il n’est pas désœuvré, le travail
est une tâche dans la tâche, au-delà de la tâche.
On se sert alors de la tâche pour vivre une
autre histoire et lui conserver une histoire. Je
veux terminer avec Proust pour qui la littérature trace aussi une sorte de langue étrangère dans la langue. Ce n’est pas une autre
langue ni un patois retrouvé, mais un devenir autre de la langue qui échappe à la langue
par la langue : « La seule manière de défendre
la langue c’est de l’attaquer » écrivait-il (1972,
lettre 47, pp. 110-115). La seule manière de
défendre son travail c’est aussi de l’attaquer.
Faisons-le ensemble. Au nom du travail. C’est
un signe de santé. Soyons au rendez-vous.
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 13
LE CINÉMA SOCIAL
AUJOURD’HUI
Le cinéma a fait courir dans les salles françaises
194 millions de spectateurs en 2004. Certes, en majorité
pour consommer, notamment dans les multiplexes, un
cinéma commercial, éventuellement divertissant, mais la
place du cinéma social s’y est accrue, surtout dans une
voie documentaire en pleine mutation. Dominique Martinez
e Couperet de Costa-Gavras, J’aime travailler de Comencini, Le Cauchemar de
Darwin de Hauper et Portraits paysans
de Depardon, sortent en ce printemps
2005 sur nos écrans. Le festival de documentaires de Beaubourg, Le Cinéma du Réel
s’ouvrait pour sa 27e édition du 4 au 13 mars,
Que de longs-métrages de fiction, de documentaires, propositions d’un autre regard,
d’une réflexion autour d’un sujet de société !
Ou plutôt, qui expriment, selon des formes
diverses et personnelles, les rapports sociaux
et plus particulièrement dans le monde du travail. Serait-ce ce qu’on appelle « le cinéma
social » ? En 2000, le film de Varda, « Les Glaneurs et la Glaneuse a donné le coup d’envoi
au réveil d’un cinéma engagé », écrivait Françoise Audé, historienne et critique à Positif,
dans son chantier de réflexion de novembre
dernier(1). En enquêtant sur ceux que le Premier ministre a qualifié de « France d’en bas »,
Varda réhabilite la matière, la patate, l’aliment, le geste. Elle donne à voir « ce qui per-
L
14 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
met encore d’espérer en une humanité dont la
finalité existentielle ne serait pas l’abus et la
violence, mais l’être au monde, hors de l’exploitation de l’un par l’autre. Utopie, poésie dirat-on ? Pourquoi pas, puisqu’il s’agit de poésie
émanant d’un engagement personnel, social,
éthique et artistique ?», interrogeait l’historienne.
Certes. Mais, sans faire de distinction manichéenne entre des œuvres cinématographiques
qui relèveraient d’un cinéma commercial ou
de divertissement, d’une part, et un cinéma
de réflexion de l’autre, force est de constater
que ces derniers ont beaucoup plus de mal à
exister.
Tous les films ne bénéficient pas d’une couverture médiatique et marketing égale. Ils
ne naissent pas égaux quant à leurs chances
d’atteindre leurs publics, à atteindre les écrans,
ou du moins à y rester assez longtemps. Ces
films fragiles, des syndicats, historiquement la
CGT en tête, des comités d’entreprise, des collectivités locales, ou des mouvements avaient
eu à cœur de les produire parfois, de les protéger souvent en favorisant leur diffusion.
Dans ce domaine, le réseau des ciné-clubs avait
eu, dès la Libération, un rôle essentiel.
Aujourd’hui, le réseau des cinémas d’art et
essai (AFCAE) et des festivals spécialisés, souvent fragiles, soutiennent des programmations
de qualité et proposent une exigence d’ouverture.
Depuis 1986, la Ligue de l’enseignement soutient, à côté des activités cinéma et audiovisuelles des Fédérations des œuvres laïques
(FOL), vingt-six réseaux d’exploitants labellisés Ciné-Ligue qui rassemblent plus de 800
salles sur une cinquantaine de départements.
À la fin des années quatre-vingt, le cinéma a
fait son entrée à l’école dans le cadre des programmes École, Collège ou Lycée au cinéma.
Des associations de « spectateurs-citoyens » se
mobilisent pour défendre la diversité sur leurs
écrans… Mais les films qui traitent des questions sociales, du travail (Ressources humaines
de Cantet) comme de l’immigration (Mémoires
d’immigré de Benguigui) ou de la mémoire
ouvrière (Paroles de Bibs de Lemaire-Darnaud),
par exemple, ne sont « bankable » (synonyme
d’argent), comme se l’entendit répondre Agnès
Varda à New-York lors de la présentation de
son film, grand succès critique par ailleurs.
Soutenus par des producteurs audacieux, des
cinéastes s’attachent pourtant à traiter de
nouvelles problématiques, celles des femmes
(Une part du ciel de Liénard), du harcèlement (Violence des échanges en milieu tempéré
de Moutout) ou encore de la mondialisation
(Mondovino de Nossiter ou The Corporation de Abbott et Achbar), des cités (L’Esquive
de Kechiche, césarisé meilleur film 2004),
traitées autrement que sous le seul angle de
la violence. Ils se font l’écho de nouvelles
formes d’action et parfois du désarroi des
organisations traditionnelles. Ils interrogent
le monde, la France, huitième puissance économique mondiale qui compte six millions de
personnes répondant encore à la définition la
plus stricte de l’ouvrier, le tertiaire de service génère un nouveau prolétariat, le RMI
constate une société à deux vitesses et les
travailleurs pauvres se rejoignent dans une
exclusion qui, à ses divers niveaux, toucherait
jusqu’au tiers de la population. Certains
cinéastes révélèrent leur engagement personnel lors des grèves de 1995. Deux ans plus
tard, ils prirent publiquement la défense des
sans-papiers à travers un puissant collectif …,
Ils se sont mobilisés au sein de la lutte des
intermittents du spectacle et la partie n’est pas
encore finie. Car pour être exhaustif sur le
sujet du cinéma social, il faudrait bien sûr aborder les conditions économiques qui entourent
l’acte de création, les conditions de vie des travailleurs du spectacle, les contraintes pratiques
de la diffusion et de l’exploitation des films.
L’idée a été, ici, de les rassembler pour leur
donner la parole, l’occasion de s’expliquer sur
leur regard et leur démarche de cinéaste, qu’ils
filment la société à travers des fictions ou des
documentaires (voir en p. 28), ces derniers
jouant au cours de ces premières années 2000,
un rôle majeur dans la présence du politique
au cinéma.
(1) Prélude d’un
dossier consacré
au rôle
du documentaire
en particulier,
intitulé
Documentaire :
présence
du politique
à paraître en mars
2005 (Positif N°529).
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 15
LE REGARD DES JEUNES C
Pierre
Schoeller
PiealisrrateeuSr cdeho: eller,
ré
2),
Zéro défaut (200
ction
long-métrage-fi
55 80 77 77
Arte, contact 01
16 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
D’où vient l’idée du film ?
Pierre Schoeller C’est une idée
assez ancienne qui vient d’une
réflexion sur la télé, qu’est-ce
qu’elle montre, qu’est-ce
qu’elle ne montre pas ? La
télévision se doit notamment
de montrer une image assez
t
r
e
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b
n
i
u
r
H
e
v
é
S
Mathieu Sauper
juste de la société, qui soit à
peu près fidèle à ce qui se
passe. D’où le choix de la
banalité. Déjà faire un travail
d’enquête pour voir comment
travaille l’usine aujourd’hui.
Et surtout, je voulais sortir la
problématique du travail de
celle de la crise de l’emploi.
Et alors que j’écrivais le scénario et commençais à tourner, beaucoup de documentaires ont été faits sur des
fermetures, la crise, les tensions sociales liées à l’arrêt
d’activité de l’usine. Tout ce
pan-là ne m’intéressait pas, car
je trouvais que ça allait vers
une martyrologie de la condition ouvrière qui est une réalité, mais que je trouvais surexploitée.
Pour moi, il s’agissait de montrer le travail en train de se
faire et de tramer une histoire
autour de ces thèmes-là. L’autre chose catégorique, c’était
de tourner sur place, c’est-àdire que le film n’existerait
que s’il y avait une chaîne de
S CINÉASTES
a
c
s
e
c
n
a
r
F
e
u
Dominiq
Cabrera
montage. Le scénario, je l’ai
écrit à partir d’une enquête
menée sur Onflin avec plusieurs personnes syndiquées
qui acceptaient de me raconter leur vie au travail au quotidien et des choses piochées
ici et là. Ensuite, il a fallu trouver le décor. Ça a pris quatre
mois, parce que les marques
refusaient sous différents prétextes. D’autres ne comprenaient tout simplement pas le
projet. En plus, ils voyaient
bien que ça traitait un peu de
Comencini
stress et de tension…
Finalement, nous nous sommes
mis d’accord avec Volkswagen qui a été curieux de ce
projet et qui nous a laissé filmer sur la chaîne même si, au
départ, ils ne s’attendaient pas
une fiction longue. Tout a été
négocié avec eux, mais ils
n’ont jamais eu de droit de
regard sur le scénario.
Comment s’est passé le tournage ?
P. S. Il y a eu des réactions très
différentes. Au départ, tu es
un étranger, tu es accompagné de la direction, tu n’es pas
le bienvenu, mais une fois que
tu commences à travailler et
que tu expliques ce que tu vas
faire, ça se passe très bien.
D’autres, par une certaine
pudeur, ont, au contraire, pris
leur journée pendant que l’on
tournait dans leur atelier. Tous
les personnages sont des comédiens mais les autres
étaient des « figurants actifs ».
Des problèmes de sécurité se
sont également posés, ainsi
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 17
ACTUALITÉS SOCIALES
18 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
que la question du respect du
rythme de production de
l’usine. Au centre de trois personnages, un immigré algérien
à la veille de sa retraite, une
jeune ouvrière qui passe aux
horaires de nuit pour gagner
plus et son mari tourmenté par
une crise socioprofessionnelle,
vous placez l’usine…
Ces trois personnages représentent trois axes différents
que je voulais explorer dans
le travail, l’axe historique, c’est
Farouk. Il porte en lui la vieille
tradition de l’immigré qui a
passé toute sa vie à l’usine.
Jérémy, qui est fils d’ouvrier,
a repris le travail. Il a suivi
des études et ne veut pas
s’arrêter à cette condition, tout
en étant pris. Il pense, en tout
cas, qu’en prenant un peu plus
de travail sous sa responsabilité il va gagner un peu plus
d’argent. Michelle est une
jeune femme dans la fleur de
l’âge qui fait partie de la vague
de féminisation très actuelle
de certains postes dans l’industrie. Au centre, j’ai voulu
mettre des enjeux de désir,
de circulation entre les personnages. Ce sont des personnages jeunes, mais fatigués,
atteints, usés et qui doivent
rebondir. Mais le travail paraît
l’élément essentiel de leur vie,
celui qui détermine les choses
autour de chacun…
C’est parce que Jérémy, le personnage central, est en crise:
ses interrogations débordent.
C’est l’élément de la contradiction structurelle de son
poste, un poste difficile car il
est tout en bas du pouvoir hiérarchique. Mais il a quitté le
premier cercle des ouvriers. Il
est lié à une image, il est celui
qui gère les conflits, c’est le
lien avec la direction. Les
ouvriers sont très atomisés, ils
bougent tout le temps de poste
sans avoir le temps de tisser
des liens avec les collaborateurs. Les liens humains sont
Au départ, tu es
un étranger, tu es
accompagné de la
direction, tu n’es
pas le bienvenu.
Pierre Schoeller
énormément distendus sur les
chaînes, parce que le travail
est plus dur, parce que la direction a mis en place des systèmes de primes. Du coup,
c’est de plus en plus chacun
pour sa gueule… Les syndicats ne sont pas là, parce que
ce n’était pas le sujet, mais leur
absence indique un manque
de solidarité. Je ne pense pas
qu’ils font partie de la vie quotidienne au travail.Pourtant
on a l’impression que l’usine
est un lieu totalement propre,
rationnel… C’est parce que
ce ne sont plus des usines où
sont fabriquées les voitures
comme avant, mais des lieux
d’assemblage où l’on travaille
avec des sous-traitants. L’automatisme du geste du travail
a augmenté la productivité ce
qui fait que les moments de
micro-pauses ou de plus large
amplitude pour les mouvements disparaissent et permettent de moins en moins à
l’homme, à son muscle d’exister. Les problèmes articulaires
apparaissent dans ces ateliers
entre trente et quarante ans…
Mais d’autre part, l’ouvrier a
été très responsabilisé dans
son travail vers la qualité, les
choix de montage, les tâches
ont changé, c’est le stress des
ouvriers qui travaillent dans
un système de flux tendus.
Même si on sait qu’il faut
12h30 pour construire une voiture « zéro défaut », tout ça est
rationnalisé mais pas rationnel.
Comment on filme le travail ?
P. S. Je pense que le plus important a été le geste, une présence physique, un rapport
aux outils, à l’habilité… Dans
toutes les scènes de travail, on
a essayé de garder pendant le
montage le temps de la répétition, de la matière, en voyant
les portières et les carcasses
de voiture défiler. D’autre
part, ce que j’ai réalisé après
coup : on ne peut pas filmer le
travail sans filmer la hiérarchie, sans filmer l’autorité.
C’est aussi pour ça que j’ai
choisi Jérémy qui a un pouvoir hiérarchique sur les autres
et qui perd totalement le
contrôle, il se voit perdre pied
et il n’a pas les réponses, il est
touchant.
Zéro défaut,
de Pierre Schoeller
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 19
Srééalviseatrricineed’Munaethséierieude,
ACTUALITÉS SOCIALES
vail » :
portraits « au tra
e au BHV
Gaëlle, caissièr
(2000).
À quoi correspond ce documentaire ?
Séverine Mathieu Il s’inclut dans
une série de portraits sur le
travail, intitulée Carnets personnels du travail, qui veut
aborder le travail d’une
manière subjective, du point
de vue des travailleurs euxmêmes et montrer le travail
en tant qu’expérience vécue,
pensée par la personne ellemême, dans sa subjectivité
pour en faire des portraits au
travail. C’est dans la violence
du travail que se jouent un bon
nombre de pressions, de fantasmes et une réalité particulièrement dure aujourd’hui.
L’idée était de vraiment entrer
dans l’intimité du travail, et
de montrer ce qu’on construit
au travail et ce qu’on y
détruit ?
Pourquoi le documentaire ?
S. M. Je n’ai pas choisi, ça s’est
imposé à nous tout naturellement. Il y avait l’idée de travailler sur du réel.
20 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
Pourquoi cet intérêt pour le travail ?
S. M. Parce qu’il s’y joue l’essentiel de notre existence, parce
que je crois qu’il en va de
notre physique, de notre pensée, de nos fantasmes…, on
rejoue au travail des aspects
de nous qui sont très forts,
ceux face à la hiérarchie, au
temps, au relationnel, à l’avenir, ce sont des choses fondamentales, mais qui prennent
de la place dans le travail. Moi,
je suis intermittente du spectacle et mon rapport au travail est particulier : il y a des
moments où je travaille beaucoup, d’autres où je ne filme
pas et entre les deux, je continue à chercher du travail… Je
connais bien la dualité travailchômage. C’est curieux, on
nous a appris beaucoup de
choses contradictoires. Le travail comme l’épanouissement
Dans le travail il se
joue quelque chose
de nous-mêmes,
de notre image
Séverine Mathieu
de l’être, la liberté économique des femmes surtout, et
l’effort, la coercition, l’enfermement, alors j’ai eu envie
d’aller explorer cette contradiction… découvrir comment
chacun gère ce fantasme-là,
cette réalité.
Pourquoi faites-vous du documentaire ?
S. M. Rien ne me destinait du
côté de la réalité. Mais j’aime
quand j’arrive à faire entrer
une réalité brutale, pesante
dans mon récit, dans la dramaturgie qui finit sur un écran
et relève de l’irréel, du fantasme. Faire entrer cette réalité dans le cinéma, c’est une
façon de jouer avec la contradiction entre le rêve et la réalité et sur la part de rêve qu’il
y a dans le travail que nous
accomplissons. La dualité
revient dans le film quand
vous alternez les scènes avec
Gaëlle au travail et dans son
intimité… Oui, on voulait être
dans la banalité, on voulait se
placer du côté du travail quotidien en tant qu’expérience
vue, vécue, pensée par le travailleur lui-même, avec une
action à l’opposé d’une fonction. On voulait rendre
compte de sa réalité immédiate, de son rapport au temps,
qu’est-ce qu’il voit ? Qu’estce qu’il sent ? En mettant une
caméra à la lunette de Gaëlle
et un micro à sa caisse, c’est
ce qu’on a voulu montrer. Et
ensuite sont venues les scènes
dans l’espace personnel où elle
raconte. On a voulu séparer
le travail lui-même du rôle
qu’il joue dans nos vies. Mais
Gaëlle, caissière
au BHV
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 21
ACTUALITÉS SOCIALES
22 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
notre travail est aussi quelque
chose d’intime, il s’y joue
quelque chose de nous-mêmes,
de notre image et cette image,
chacun la ramène vers son
entourage, son couple. Selon
comment notre travail est
accueilli par l’autre, on va le
vivre de telle ou telle manière.
Le travail ici semble justement
déterminer l’intimité du
couple. Celui de Gaëlle
semble au service du couple…
Il fait partie de son organisation. Gaëlle a été attirée par
une dynamique où elle avait
besoin de travailler pendant
son Deug de sociologie pour
vivre et suivre son copain, déjà
dans la vie active. Depuis, les
choses se sont installées et son
mari explique que c’est important que ce soit Gaëlle qui
récupère la petite à la crèche,
que c’est bien qu’elle soit à
temps partiel parce qu’elle est
plus disponible, il ne veut pas
que son travail prenne trop de
place dans leur vie intime.
Dans le film, vous les faites
« se regarder », le mari de
Gaëlle y découvre les images
de sa femme au travail…
S. M. Oui, le mari découvre le
travail de Gaëlle et elle se voit
à son poste… ça a été le début
d’une conversation et d’une
interrogation qui a ensuite
aidé Gaëlle à changer de voie
professionnelle et de reprendre une formation. Dès que
nous avons commencé à travailler, on est passé par le
milieu syndical qui nous a permis d’arriver jusqu’à des salariés. Gaëlle a dit oui tout de
suite, car elle était déjà en
Entrer dans
l’intimité du travail
pour montrer ce que
l’on y construit et ce
que l’on y détruit.
Séverine Mathieu
mouvement, en doute. On a
beaucoup parlé et elle était
sûre que le film allait l’aider
à mettre en forme ses désirs,
ses questions.
Vous mettez Gaëlle face à
l’image qu’elle avait de sa mère
au travail. Pourquoi ?
S. M. Oui, parce que je pense
que l’image qu’on a du travail
est celle qu’on nous a transmise, c’est quelque chose de
très fantasmé. Moi, dans mon
rapport au travail, par exemple, je sais qu’il y a les questions de « Qu’est-ce mes
parents attendent de moi ? »,
«Qu’est-ce le travail était pour
eux ? », « Combien de temps,
cela prenait sur notre temps
ensemble ? », « Quels étaient
les enjeux ? », « Comment je
les situais dans la société ? »
Gaëlle rêve au travail ?
S. M. Le co-réalisateur Gérard
Vidal qui a travaillé sur des
chaînes en parle souvent, ce
sont les stratégies de résistance
à la répétition, au travail
pénible. C’est la façon de
s’échapper par l’imaginaire,
d’être là sans l’être vraiment.
C’est assez beau d’ailleurs,
parce que pour Gaëlle, le rêve
est de se projeter dans d’autres
postes au sein d’autres
marques à travers les cartes
d’entreprise que les clients lui
montrent. Mais c’est toujours
de travailler.
Où en est cette série de portraits ?
S. M. Nous l’avons montrée à
travers les milieux syndicaux
et d’événements sociaux en
région Paca. Nous cherchons
une diffusion qui jouerait le
jeu de la série, qui les montre
tous. La télé, bien sûr, mais
nous envisageons aussi un partenariat avec des journaux qui
présenteraient un moment
d’entretien du portrait dans
leurs pages et qui offriraient
le DVD d’un portrait avec.
Ce serait une façon de reprendre les idées des grands
journaux qui distribuent des
Lubitsch, des Capra. Le problème, c’est que le sujet n’est
pas vendeur : c’est du réel et
ça parle de nous.
DNoadmiainetiqleusehippCaopbotreamraes,
1995
ominique Cabrera est
née en Algérie, le 21
décembre 1957. Elle
arrive en France en
1962 et intègre, à la fin
des années soixante-dix,
l’école de cinéma Idhec, section montage. Au début des
années quatre-vingt, elle fonde
sa maison de production,
L’Ergonaute, avec le réalisateur Jean-Pierre Thorn, et réalise ses premiers courtsmétrages dès 1981 (La mort
subite, J’ai droit à la parole).
Après deux courts de fiction,
L’art d’aimer (1985) et La politique du pire (1987), Dominique Cabrera livre un portrait documentaire de ses
parents pieds-noirs dans Ici
là-bas (1988). Le film est
remarqué dans de nombreux
festivals, et en 1992 elle attire
la télévision grâce au documentaire, Chronique d’une
banlieue ordinaire, tourné
dans une cité de Mantes-laJolie, suivi d’une autre chronique banlieusarde, Une poste
à la Courneuve. L’autre côté
de la mer est son premier longmétrage fiction dans lequel
Cabrera explore encore ses
racines et les conséquences de
l’exil des pieds-noirs à la fin
de la guerre d’Algérie. Un an
plus tard, sort Demain et
encore demain, journal 1995,
un journal filmé au caméscope
D
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 23
ACTUALITÉS SOCIALES
où, la réalisatrice parle de sa
propre dépression. Son intérêt pour la fiction et le documentaire se confirment dans
Nadia et les hippopotames,
situé pendant les grandes
grèves de 1995. Suivront
ensuite Le lait de la tendresse
humaine en 2001 et Folle
embellie en 2004.
Le « social » a-t-il encore sa
place dans la création cinématographique ?
Dominique Cabrera Oui, bien sûr.
Quel que soit le film d’ailleurs,
qu’il raconte en creux ou en
bosse le monde contemporain.
On voit bien que le ressort des comédies grand
public, par exemple, est
presque exclusivement
le rapport social,
l’argent, la place de chacun dans la société du
court-métrage télé
comme Caméra café au
long-métrage fiction
comme Le Couperet,
dernier film de Costa
Gavras (sortie le 3 mars
2005).Quelles représentations du monde du
travail rencontre-t-on
nous aujourd’hui au
Dominique Cabrera
cinéma ? de sa violence ? C’est en effet
souvent très édulcoré.
Irréel. Peut-être est-ce
parce que les cinéastes
et les scénaristes vivons
dans d’autres types de rapports
sociaux, que c’est difficile
d’aller voir…, qu’il faut du
temps et que ce n’est pas facile
de s’imposer en particulier à la
télévision. On attend une
24 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N 113 chaîne qui commande des films
Peut-être que
cinéastes
et scénaristes,
nous vivons dans
d’autres types de
rapports sociaux
0
réalistes sur les rapports
sociaux aujourd’hui dans
l’entreprise, les commerces, les
bureaux. L’échec des luttes
avec son romantisme et sa
mélancolie est très souvent le
thème des films « autorisés ».
La victoire, la camaraderie, la
construction de liens et de pensées beaucoup moins fréquents. Ce qui manque c’est la
banalité peut-être, le fait de
représenter fréquemment le
monde du travail avec ses réussites et ses échecs.
Dans Une poste à la Courneuve, documentaire, vous
vous placez tantôt du côté du
fonctionnaire, tantôt du côté de
l’usager pour filmer le quotidien du guichet. Dans Nadia et
les hippopotames, fiction, vous
filmez la perte du travail, les
grèves et les conséquences de
ses tensions sur les vies individuelles. Vous qui avez fait les
deux, comment choisissez-vous
entre la fiction et le documentaire ?
D. C. La rencontre avec une personne ou avec un personnage,
c’est cela peut-être qui amène
à choisir une forme ou une
autre. D’ailleurs, on ne choisit
pas, il me semble. Le film prend
sa forme dans la fiction ou dans
le documentaire assez naturellement. Une fiction ouvre
peut-être un espace et un
temps imaginaires en nous,
auteurs et spectateurs. Un
documentaire va vers les
autres, partage l’espace et le
propos avec les personnes choisies. Mais l’un et l’autre jouent
dans la cour de l’un et de
l’autre, il s’agit toujours de tenir
un propos avec du temps et
du vivant, de faire du cinéma
en somme.
Pourquoi avoir choisi ces sujetslà précisement ?
D. C. Parce qu’Une poste, c’était
la rencontre avec la sociologue,
Suzanne Rosenberg, qui faisait un rapport sur le service
public dans les quartiers défavorisés. Quel est le rôle de
l’État? C’est pour moi la question que pose le film, au fond.
Comment l’État se manifestet-il ? À travers le rapport avec
les usagers ? À travers la façon
dont les postiers sont préparés
? Le rôle qu’ils tiennent là
m’intéressait. Nadia, c’était une
commande d’Arte sur la droite
et la gauche aujourd’hui en
France, à travers ce film, je
tâchais d’explorer la manière
dont ces notions pouvaient se
cogner, jouer entre elles à
l’occasion de ce conflit symbolique de la place que nous donnons au service public donc à
l’idée que nous nous faisons
de l’intérêt général et de notre
capacité à résister au marché.
Vous avez également fait un
documentaire à travers lequel
vous tournez le regard vers
vous-même. À quoi correspond
cette démarche ?
D. C. Me mettre en question,
faire du cinéma chaque jour
avec une matière quotidienne,
lutter contre la mort, reconstruire le temps et l’espace intérieur, travailler sur soi comme
un peintre dans son atelier,
faire le point avec le matériau
à ma disposition.
Et à l’étranger…
Début 2005, deux
réalisateurs étrangers
traitent, à travers le
documentaire et la fiction,
du système capitaliste actuel,
de l’enjeu de production
de richesse et de l’aliénation
au travail.
HréubaliseratteuSraudupedor,cumentaire,
de Darwin
Le Cauchemar
2005)
(sortie le 2 mars
Quel est le sujet de votre film ?
Catastrophe écologique et
humaine contre industrie fructueuse ?
Hubert Sauper C’est une tentative
de dévoiler quelques mécanismes du capitalisme international à travers un petit
endroit dans le Tiers-Monde,
à travers une petite ville quelconque près du Lac Victoria,
en Tanzanie. Je me suis dit
que j’allais rester là pour
observer la logique d’une
seule économie, celle de la
perche, en culture intensive
pour être exportée vers le
Nord. Mais une multitude
d’enjeux et de lieux pourraient servir de fil comme le
pétrole, la Chine. Pour moi,
l’idée était de me dire : « Je
m’arrête là et je regarde précisément et aussi loin que je
peux comment ça fonctionne ». C’est l’idée de
l’image radiologique.
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 25
ACTUALITÉS SOCIALES
26 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
Pourquoi cet intérêt pour l’économie ?
H. S. Parce que c’est le thème
autour duquel tout semble circuler en ce moment. Il y a très
peu de grands mouvements
sociaux, politiques ou religieux
aussi importants que l’économie mondiale. Aucun mouvement n’est aussi important
que la globalisation du capital, la globalisation des
échanges financiers et marchands entre pays. C’est peutêtre une bonne chose, ça rend
les gens créatifs, efficaces, mais
c’est très dangereux car la
logique du capitalisme international a un tel succès immédiat que nous sommes très en
retard quant à la compréhension de ce qui nous arrive.
C’est comme un adolescent
qui se retrouverait avec un
corps qui grandit plus vite que
son mental. La machine de
l’argent marche, elle va plus
vite que nous et au-delà de
nous si nous ne la maîtrisons
pas. Il faudra alors rattrapper
une forme de contrôle moral,
éthique et politique sur ce phénomène.
Comment s’est déroulé le tournage ?
H. S.Le film m’a pris quatre ans.
Le lieu en est devenu le thème
très vite, et moi, j’ai cherché
à me fondre dans ce lieu et à
voir les choses de là-bas. J’y
allais régulièrement, les fesses
posées sur les caisses de choses
bizarres à l’aller et sur les
caisses de perche au retour.
La misère se développe autour
d’une source formidable de
richesse naturelle. L’occident
On m’a demandé
des preuves pour
établir que c’était
du documentaire
Hubert Sauper
achète du poisson et revend
des armes. C’est la logique du
capital international, la logique du marché. L’usine n’est
qu’un maillon et le capital
vient des Européens, les Africains ne sont qu’une force de
main d’œuvre. C’était beaucoup de travail fait en amont,
notamment avec les aviateurs
que je connaissais et sur place
avec les contacts noués.
Devant l’injustice que montre
le film, on peut se demander
pourquoi les pêcheurs africains ne s’organisent pas pour
pêcher pour eux-mêmes au
lieu de seulement travailler
pour l’usine. Parce que pour
qu’une telle révolution ait lieu,
il faudrait que ces gens sachent
ce qu’ils ont à perdre, ce qui
suppose d’avoir déjà quelque
chose à perdre et beaucoup
n’ont rien, ce qui rend impossible la prise de conscience. Ils
n’ont pas la culture ni les
moyens de s’opposer à
l’offensive qu’ils subissent. La
colonisation est loin, mais les
responsabilités sont aujourd’hui chez nous, en occident.
Les technocrates européens, en
voyage officiel sur les lieux,
n’ont pas l’air gênés d’exposer
leur chiffres, face à la misère
généralisée…
H. S. Oui, c’est surprenant, je
leur ai montré des documents
sur lesquels je travaillais et ils
ont trouvé cela très intéressant, mais c’est tout. Ilsvoient
l’Afrique à travers leur
fenêtre. Ce n’était nullement
une caricature, je les ai montrés tels qu’ils étaient.
Pourquoi le documentaire au
lieu de la fiction ?
H. S. Parce que si j’avais dit à
quiconque que je voulais faire
une fiction sur ce sujet, personne ne m’aurait cru. Des
aviateurs qui transportent des
armes, etc., ça aurait été de
l’ordre du fantastique. Là, c’est
la réalité qui dépasse la fiction. La première fois que j’ai
fait ma demande d’aide au
CNC, ils m’ont demandé de
leur donner des preuves de la
situation dont je parlais pour
leur établir que c’était du
documentaire. Je leur ai envoyé des kilos de documents
et ils ont donné le feu vert.
Alors je suis allé tourner sur
place. Au total 200 heures de
rushes : il n’en reste que 2 %.
Ce qui résume l’enquête de
plusieurs années.
Fralaisnatcericsecdea Comencini,
ré
re,
Me piace lavora
r)
(J’aime travaille
2005)
s
(sortie le 9 mar
D’où est venue l’idée du film?
Francesca Comencini J’avais, d’une
part, entendu parler de problèmes de harcèlement sur les
lieux de travail par des amis.
Il me semblait que c’était un
problème dont il valait la peine
de s’occuper, car il mélange des
aspects socio-économiques
avec des problèmes intimes et
personnels. Au nom d’impératifs économiques, parfois très
vastes et incompréhensibles par
les agents mêmes de ce système, on va chercher des failles
au plus profond, au plus intime
des personnes. Une étonnante
combinaison, explosive en ce
qui concerne l’équilibre des
êtres. Il m’a semblé que c’était
une bonne clef pour dire que
derrière des chiffres il y a des
personnes compliquées, uniques, ambivalentes et mystérieuses. D’autre part, je me
suis rendue compte que le harcèlement moral au travail touchait en particulier les femmes
avec enfants, que j’ai des
enfants, que je travaille et que
je sais à quel point, aujourd’hui
encore, cela est difficile de
concilier les deux.
Comment s’est déroulée l’enquête pour trouver le matériau
que vous travaillez dans le
film ?
F. C. J’ai abordé ce film en commençant par m’adresser au
syndicat qui avait créé un guichet pour les problèmes de
harcèlement au travail. J’ai
tenu quelques réunions avec
les opérateurs de ce guichet,
qui se sont montrés tout de
suite prêts à m’aider. Ce qui
m’a vraiment poussée, c’est la
rencontre avec de véritables
victimes du harcèlement au
travail. À travers le syndicat, la
CGIL, j’ai rencontré une dizaine de personnes touchées,
que j’ai filmées alors que chacun me racontait son parcours.
De ces témoignages filmés sont
nés à la fois un petit documentaire à usage interne au syndicat pour former de nouveaux
opérateurs, et à la fois le synopsis de mon film, qui est entièrement inspiré de ces histoires
vraies. J’ai décidé de faire un
film de fiction pour pouvoir
mieux raconter l’aspect caché,
indicible et émotionnel que le
fait d’être victime de harcèlement provoque. L’esprit était
celui de faire un film de témoignage. Je voulais que ces histoires, vécues dans le secret,
soient dites.
Qu’est-ce qui vous a motivée à
faire ce film?
F. C. Nous avons commencé le
film sans aucun financement,
nous en avons trouvé en cours
de route, le film coûte vingt fois
moins que n’importe quel film
moyen italien (400 000 euros).
Nous étions animés d’une volonté politique autant, si ce
n’est plus, que cinématographique. Nous étions profondément choqués devoir comment
les gens étaient traités dans les
entreprises, et nous avions envie de le raconter. Tout ce qui
s’est passé ensuite était impor-
tant mais le but premier était
que le film existe, déchirer un
silence et une injustice. C’est
dans cet esprit que je vis la sortie en France du film.
Comment se situe ce dernier film
au regard de votre dernier documentaire sur Carlo, mort
à Gênes, lors des manifestations anti-G8 ?
F. C. Le film se situe en
ligne directe avec mon
précédent film, Carlo
Giuliani, Ragazzo, qui
portait sur les actes répressifs de la police italienne commis lors du
G8 à Gênes. Ce film m’a
fait endurer beaucoup
de douleur, car il parlait
de la mort d’une jeune
personne, mais aussi beaucoup
de force. Il m’a donné, à travers
la personnalité formidable et injustement assassinée de Carlo
Giuliani, la force et le désir de
m’occuper de la vie des autres.
Pendant le film, on se demande
parfois qui est acteur, qui ne l’est
pas ?
F. C. Le film doit beaucoup à la
contribution de ce formidable
groupe de non acteurs qui composent le casting du film à l’exception de la protagoniste, Nicoletta Braschi, qui est une
actrice professionnelle. Toutes
ces personnes sont venues
jouer dans le film gratuitement,
poussées par le désir de témoigner. Ils sont tous très justes, un
casting formidable. Le film
n’est ni une fiction, ni un documentaire. C’est un film sur la
vie des gens, sur leur travail, un
travail malade.
LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 27
Le grand come back
SOCIALES
du documentaire
ACTUALITÉS
Débarrassé de son image de vieux film complaisant, le documentaire attire de
plus en plus de spectateurs dans les salles. Pas forcément “social”, le sujet est
pourtant souvent tourné vers la société d’aujourd’hui. Certaines images du réel,
diverses et internationales, sont projetées au festival du Cinéma du Réel, où de
nouvelles formes viennent éclairer les préoccupations de notre présent.
“
28 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113
a cause du documentaire
est gagnée, en France. Elle
n’a jamais été vraiment
perdue, mais durant les
ultimes décennies du
siècle dernier, a été refoulée.
Des cas isolés de films plus largement diffusés, quelques
auteurs reconnus (Depardon,
Wiseman, Vander Keuken,
Watkins…) ont maintenu la
légitimité du genre. La télévision est devenue déterminante
pour des films initiés et véhiculés par elle qui dans le flux
où elle les faisait exister, contribuait à leur dégénérescence au
point de devenir parfois le
repoussoir des documentaristes
des années 1990.
Essentiel, durant ce temps voué
à la fiction, au spectaculaire et
au vertige technologique générateur de virtuel, a été le rôle
fondateur et à portée planétaire
du festival du Cinéma du réel.»
C’est en ces termes que l’historienne et critique de cinéma
L
à la revue Positif, Françoise
Audé, commençait une passionnante réflexion intitulée
« Documentaire : le réveil politique » en novembre 2004.
L’an dernier, Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël de Michel Khleifi
et Eyal Sivan avait créé l’événement au Cinéma du Réel
à Beaubourg, amplifié par une
tentative de censure.
Pour la 27e édition, le Cinéma
du Réel 2005 élargit son
champ, et consacre une rétrospective au Documentaire en
Espagne, de 1897 à 2004 : du
plus ancien et court, Rixe dans
un café de Fructuoso Gelabert,
aux plus récents longsmétrages, 200 km, tourné par
un collectif militant, et Vingt
ans, ce n’est pas rien, de Joaquin Jorda, des films installés au cœur des conflits sociaux
de l’Espagne contemporaine.
On se surprend à parler du
documentaire avec la véhé-
mence du discours sur la fiction ? Le genre du documentaire serait en pleine ébullition disent les professionnels.
Jusqu’ici porté par les seules
salles d’art et essai, le « doc »
s’affiche sur tous les écrans.
Le premier signal a peut-être
été Etre et avoir de Philibert
(2002) qu’ont vu 1 800 000
spectateurs en France et Bowling for Columbine de Moore
(2002) vu par 910 000 spectateurs.
L’année 2002 aura été une
année de mutation. Difficile
d’évaluer l’exposition du
genre documentaire sur nos
écrans. Pour de nombreuses
salles la programmation d’un
documentaire continue à être
acrobatique ou suicidaire. Les
impératifs économiques les
plongent dans une logique qui
oblige à évacuer un film des
écrans dès qu’il « ne fait pas
assez d’entrées ». Résistent
mieux, même si la proposi-
tion peut paraître paradoxale,
des films qui ont profité d’une
sortie médiatisée et remarquée à la télévision ou plus
encore d’une sélection dans
un grand festival pouvant aller
jusqu’à la Palme d’or attribuée
à Cannes à Fahrenheit 9/11 de
Michael Moore en 2004. Ce
dernier point est la consécration d’ouverture à un public
large, qui fait la fortune des
exploitants des multiplexes.
L’année 2003 est en creux,
mais deux beaux documentaires sociaux auront, au moins
marqué le milieu art et essai :
Histoire d’un secret de Mariana
Otero et Rêves d’usine de Luc
Decaster.
Certains deviennent
des poids lourds
L’année 2004 témoigne, elle,
d’une tendance enclenchée :
ils sont une trentaine de documentaires à exister sur nos
écrans. Certains deviennentmême des « poids lourds »,
comme Fahrenheit 9/11 vu par
2 378 000 spectateurs français.
Mondovino de Nossiter a
attiré 216 000 spectateurs, La
dixième chambre de Depardon, 205 000 spectateurs,
Supersize me, 172 000 spectateurs, le documentaire
consacré à Salvador Allende
par Guzman, 100 243 spectateurs et S21 la machine de
mort khmere rouge du cambodgien Rithy Pahn, plus de
50 000 spectateurs. Tous ces
films ont en commun d’interroger, d’analyser nos modes
d’organisation sociale et poli-
tique, nos modes de consommation, d’existence et de destruction collective. Parfois, ils
peuvent également suivre des
trajectoires individuelles qui
rejoignent l’histoire. My
Architect, par exemple, de
l’Étasunien Nathaniel Kahn,
Un passeport hongrois de la
Brésilienne Sandra Kogut ou
Capturing the Friedmans
qu’Andrew Jarecki a consacré à cette famille américaine
dite respectable mais rongée
par la pédophilie et l’inceste.
Ici, le doute en jeu dans les
films précités est démultiplié.
« Rarement exposée avec des
preuves aussi confondantes,
une vérité finit par s’imposer,
celle du peu de crédibilité des
apparences de l’american
dream, un constat à porté politique », conclut Françoise
Audé.
Enfin, que dire d’ovnis tels
que À l’Ouest des rails du Chinois Wang Bing, documentaire
de près de dix heures pour
faire un dernier tour de train
autour du monumental complexe d’usines de Shenyang ?
Ici, la déchéance de l’empire
industriel prend une dimension épique, monumentale.
D’autres
documentaires
avaient déjà ouvert un chemin
vers l’usine. Sortent successivement : Charbons ardents de
Jean-Michel Carré en 2000,
Paroles de Bibs de Jacqueline
Lemaire Darnaud en 2001,
Rêve d’usine de Luc Decaster
et Les sucriers de Colleville
d’Ariane Doublet en 2003, qui
auscultent l’usine, les ouvriers,
une identité en processus de
décomposition.
Usines qui ferment, entreprises qui licencient, manifestations, grèves… les lieux qui
ont servi de décors au cinéma
militant des années soixantedix sont encore là, mais
s’ouvrent désormais aux
dimensions de la mondialisation. Pour preuve: la sortie du
Cauchemar de Darwin réalisé
par Hubert Sauper sur le capitalisme international, le commerce de la perche et des
armes, le 2 mars. Et le 27 avril,
celle de The Take, documentaire d’Avi Lewis et Naomi
Klein (auteure du livre No
Logo), consacré au Mouvement national des entreprises
récupérées, qui après la crise
économique argentine de
2001, rassemble aujourd’hui
les ouvriers en lutte face à
leurs anciens patrons, aux banquiers, au système tout entier.
Sur 194 millions de spectateurs
en 2004, comment estimer le
poids du documentaire dans
le cinéma français. Mais la
nouvelle vigueur de ces films
militants est à souligner.
Ce cinéma revendicatif et
dénonciateur, issu de la tradition du documentaire
engagé, avait connu de belles
heures aux temps du groupe
Medvedkine dans lesquels
cinéastes et ouvriers criaient
leur rage face au travail déshumanisé. Quarante ans après,
le combat continue, la montée en puissance de la critique
de l’économie mondialisée
donne lieu à des films vivifiants, lieux d’exploration de
nouvelles formes cinématographique.
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