Cinéma - Comprendre
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Cinéma - Comprendre
Cinéma et mouvement social Que les premières images tournées et projetées ACTUALITÉS SOCIALES fussent celles d’une «sortie d’usine», en l’occurrence celle des frères Lumière, devait laisser présager une longue et riche complicité entre le 7e art et le monde du travail. De fait ce compagnonnage fut complexe durant ces cent dix ans. C’est par cycles successifs, collant d’assez près aux soubresauts de l’histoire, du mouvement social, des luttes et des conflits du monde du travail, que le cinéma traitera de ce qu’on appelait, au XIXe siècle, «la question sociale». Par Jean-Michel Leterrier Jean-Michel Leterrier, universitaire et essayiste n premier cycle est suscité par les craintes qu’inspirent alors les profondes mutations du travail, à savoir le déveMe(s)tissages loppement, à grande échelle, du tayloculturels, Qui a volé l’Aertété ?, 2001 risme et du fordisme. Le travail à la et Penser ou chaîne s’intensifie, les cadences et les rythmes repenser la culture ? du travail augmentent, les usines s’étendent. Lexique à l’usage Le cinéma, encore tout jeune va capter cette de ceux qui refusent la culture mutation du travail salarié, qui fait écho aux Transgénique, 2005, propres évolutions des techniques cinématoLes trois ouvrages graphiques qui d’un artisanat sont passées, en sont publiés aux quelques années, à une véritable industrie. Éditions Les points sur les “i” Deux films admirables témoignent de cette double révolution technologique : Métropolis de Fritz Lang est, en 1926, un formidable 6 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N 113 film de science-fiction où des machines colos- U derniers livres publiés : 0 sales occupent une armée d’ouvriers totalement asservis et broyés. Chaplin, lui aussi, illustre les Temps modernes par une immense chaîne qui engloutit l’ouvrier qui ne peut respecter les cadences qu’elle lui impose. C’est par la métaphore d’une prison que René Clair évoque, pour sa part, en 1931, les mutations du travail et de l’automatisation dans à nous la liberté. Ces films utilisent le registre de la fiction, voire de la science-fiction pour dépeindre une réalité en devenir. Ce genre de narration restera assez exceptionnel concernant le sujet du travail, il faut rappeler néanmoins que l’accès aux usines restera, et reste encore, totalement interdit aux cinéastes et aux artistes, qui durent pour évoquer l’acti- La sortie des usines Lumière, 45 secondes, 1895. vité besogneuse recourir à des reconstitutions. Les quatorze versions cinématographiques du Germinal de Zola furent toutes tournées dans des mines reconstituées, y compris la dernière, celle de Claude Berry. La période qui précède le Front populaire, donne naissance à une seconde phase dans cette cinématographie. C’est en effet moins le travail et ses mutations qui sont portés à l’écran, que l’évolution des rapports humains et de la solidarité ouvrière. Le crime de Mr Lange, réalisé en 1935 par Jean Renoir, raconte la création d’une imprimerie coopérative par des ouvriers. C’est aussi une histoire de solidarité et d’amitié que conte Julien Duvivier en 1936 dans La belle équipe, autour de la création, toujours en coopérative, d’une guinguette sur les bords de la Marne. Bien que n’évoquant pas le travail, mais célébrant le 150e anniversaire de la Révolution française, La Marseillaise, de Jean Renoir, commandée et financée par la CGT en 1937, témoigne de l’enthousiasme et de la solidarité du peuple. Le même Jean Renoir portera à l’écran en 1938, le roman de Zola, La bête humaine, film plus désespéré, dans lequel Jean Gabin incarne le rôle d’un cheminot. Il incarnera celui d’un ouvrier sableur en 1939 dans Le jour se lève de Marcel Carné. Il faut remarquer que les grandes grèves, puis les occupations d’usines de mai et juin 1936, à l’issue de la victoire électorale du Front populaire, produiront peu LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 7 d’images et peu de films, et pour cause, les cameramen des actualités de la Gaumont étaient en grève. Les photographes prendront le relais, et nombreux sont les clichés qui montrent les premiers départs en vacances. Après la Libération La bataille du rail de René Clément, qui retrace les actes de résistance des cheminots, obtient en 1946, lors du premier festival de Cannes, les prix du jury international et celui de la mise en scène. ACTUALITÉS SOCIALES L’évolution vestimentaire en dit long sur la désacralisation du travail La France sort meurtrie et affaiblie de la guerre. L’heure est à la reconstruction. Les films en témoignent, ils témoignent aussi des luttes comme La grande grève des mineurs en 1947, ou Le point du jour en 1949, tous deux réalisés par Louis Daquin. Durant la période des « Trente glorieuses », le travail est à l’honneur et l’image de l’ouvrier est valorisée. Jean Gabin qui avait déjà incarné avant-guerre un cheminot, un sableur, et un ouvrier métallurgiste, tient en 1955 le rôle d’un chauffeur routier dans Gaz-oil de Gilles Grangier. Cette même année, Gérard Philipe est un jeune ingénieur dans La meilleure part d’Yves Allégret, tandis qu’Yves Montand incarne, luiaussi, le rôle d’un chauffeur routier dans Le salaire de la peur. L’évolution de la filmographie de Gabin et de Montand en dit long sur la valorisation et la glorification du travail d’alors, puis sur sa progressive désacralisation. Après la casquette du métallurgiste parisien et le bleu de travail, Gabin enfilera la blouse du médecin, puis le costume trois-pièces du patriarche, avant de terminer son ascension sociale en portant frac et queue de pie pour incarner des rôles de parrain, puis de taulard repenti. Derrière cette évolution vestimentaire se donne à lire le radical déplacement des centres d’intérêt du cinéma, et de la société. Le travail a cessé d’être une valeur positive 8 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N 113 et, de fait, l’amorce des années soixante-dix 0 marquera l’entrée dans la crise et l’apparition d’un chômage grandissant. La fin des « Trente glorieuses », période de reconstruction, de construction et de croissance économique, éloignera l’ouvrier de l’écran. Le travail ayant cessé d’être une valeur positive, son image et sa représentation s’estompent progressivement des écrans, laissant la place à d’autres héros : grands patrons, petits truands, mafieux, puis commissaires, juges et avocats. Pourtant, hors du circuit commercial, s’inaugure une troisième phase : celle des films militants. À partir de 1967, des cinéastes mettent leur talent et leur caméra au service des premières luttes qui anticiperont le printemps 1968. Chris Marker filme la grève de l’usine Rhodiacéta à Besançon, il réalise À bientôt j’espère. Les ouvriers contestent le film, il crée alors avec eux le groupe Medvedkine, leur apprend à filmer, afin qu’ils puissent tourner leur propre film : ce sera Classe de lutte. JeanPaul Thorn filme, lui aussi, une grève et une occupation, celle de l’usine Alsthom à SaintOuen, dans Le dos au mur. Pour la première fois, ces films militants montrent l’usine de l’intérieur, pas de reconstruction en studios, pas de figurants : les ouvriers sont de vrais ouvriers. René Vautier réalise et présente au festival de Cannes en 1976 Quand tu disais Valery et en 1977, Quand les femmes ont pris la colère. Les années quatre-vingt, années de consensus et de relative dépolitisation, marqueront pour un temps une période de pause de la contestation sociale, pause dont témoigne la cinématographie de l’époque. Les conflits de l’hiver 1995, marqués par le refus du plan Juppé à propos des retraites, viendront relancer la contestation sociale et inaugurer la quatrième phase du compagnonnage entre le cinéma et le mouvement social. De nombreux films vont voir le jour et rencontrer un succès mérité. Il faut noter que le champ couvert par cette cinématographie est particulièrement large puisqu’il concerne à la fois les acteurs du mouvement social, mais aussi les mutations à l’œuvre au sein même des entreprises et de l’activité de travail. Coûte que coûte de Claire Simon évoque la vie chaotique d’une très petite entreprise et la complexité des relations entre patron et ouvriers. Nadia et les hippopotames de Dominique Cabrera, met en scène les acteurs du mouvement social et la solidarité des grèves de 1995. La reprise d’Hervé Leroux, en 1997 relate, tente ans après, l’occupation des usines Wonder et la difficile reprise du travail. Marius et Jeannette ou À l’attaque, de Robert Guédigian, évoquent la vie et la solidarité des gens du peuple. Rosetta des frères Dardenne et l’Humanité de Bruno Dumont, en 1999, ont été fort justement couronnés à Cannes. Et la critique de droite ne s’y est pas trompée. Le Figaro aura le mérite de la clarté : « Que des femmes de ménage puissent être des personnages de fiction passe encore, qu’elles soient mises sur le même pied qu’une Sharon Stone est tout bonnement inacceptable ». Jean-Michel Carré dans Charbons ardents nous conte l’histoire d’une mine condamnée pour insuffisance de rentabilité par Mme Thatcher, et rachetée en coopérative par ses ouvriers. Ressources humaines de Laurent Cantet, décortique en 2000, la perversité des plans sociaux et le rôle de ces nouveaux métiers que sont les DRH. La période actuelle nous propose également de beaux films Les prolos de Marcel Trillat, Rêve d’usine de Luc Decaster, consacré à la liquidation organisée de l’usine Epéda, 300 jours de colère de Marcel Trillat relatant la grève de l’usine Mossley à Héllème. Plus dernièrement encore, les succès du film de Marcel Trillat, Quand l’acier à coulé, évoquant le long et difficile conflit de l’usine Cellatex, nous confirme que décidément quand ça bouge dans le social, ça bouge aussi dans le cinéma. Longtemps « sans image » les salariés redeviennent des sujets dignes d’intérêt. Ceux qui avaient annoncé la fin du travail et la disparition de la classe ouvrière en seront pour leurs frais. Celles et ceux à qui on a voulu confisquer l’image, pour mieux contester leur légitimité sociale, reviennent sur le devant de la scène sociale, c’est-à-dire qu’ils reviennent aussi sur les écrans. Rosetta,1999, des frères Dardenne LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 9 Re-créer le travail Nous remercions Yves Clot et Jack Ralite pour nous avoir autorisés à publier cette contribution prononcée par Yves Clot, le 14 novembre 2004 au Théatre de la Commune d’Aubervilliers, à l’occasion des États généraux de la Culture. Yves Clot,Professeur de psychologie du travail au CNAM n peut commencer par un constat qui signe la dégradation de la santé au travail : accidents et maladies professionnelles coûtent aujourd’hui l’équivalent de 3 % du PIB, autrement dit, d’environ dix jours fériés sur le calendrier. Ces simples chiffres qui donnent une idée de la situation sont intéressants à mettre en rapport avec les résultats récemment confirmés des enquêtes ESTEV réalisées par les médecins du travail sur un échantillon aléatoire de vingt mille salariés. Dans ces enquêtes la souffrance psychique au travail est fortement corrélée avec le fait de ne pas disposer des moyens pour faire un travail de bonne qualité. C’est là l’un des principaux « facteurs de risques ». Mais ces données quantitatives, reliées aux enquêtes qualitatives réalisées en situation autorisent un diagnostic convergent : le travail ordinaire tend à devenir une épreuve O 10 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 qu’on ne surmonte plus qu’à un coût psychique démesuré et mal reconnu, même par ceux qui la vivent. Je ne m’attarderai pas ici sur le vaste domaine du non-travail. Il le faudrait. Car, au regard du travail, le chômage structurel et durable entretient des formes nouvelles de ressentiment reliées à des formes psychologiques de désœuvrement débouchant sur des modalités « modernes » de psychopathologies sociales. Ces processus, particulièrement vifs dans les jeunes générations et trop largement maintenus dans le silence, sont la source de problèmes de santé mentale qui « empoisonnent » plus largement la vie sociale. Quoi qu’il en soit, on peut dire que la situation actuelle constitue comme un étau social dont les deux mâchoires sont le sous-emploi chronique d’un côté et le sur-travail de l’autre, encouragé par un neo-stakanovisme bien médiatisé. Remettre la France au travail passe visiblement par la volonté d’en mettre au chômage une partie toujours plus vaste. Les deux processus ont, paradoxalement, en commun le désœuvrement. En effet, ce dernier a deux faces. La première, mieux connue, est celle que présente la masse des chômeurs de longue durée, ces privés d’emploi de plus en plus jeunes que le très beau film de Bruno Dumont, La Vie de Jésus a éclairée si justement. La vie personnelle est littéralement contaminée par la perte de l’inscription sociale, privée des obligations à « remplir » et des engagements à assumer, grâce auxquels chacun peut s’assurer qu’il n’est pas superflu. Chassé de l’histoire et pas seulement de l’emploi, celle ou celui pour qui cette situation perdure subit l’interdiction de contribuer par son travail à l’existence de tous en assurant la sienne propre. Au regard de l’œuvre commune, il est de trop. C’est là une transparence sociale qui nous aveugle tous. La tyrannie du court terme fait perdre sa fonction psychologique au travail Mais je voudrais dire que le désœuvrement se rencontre aussi où on l’attend moins. La psychopathologie du travail, discipline encore trop peu développée, nous fait paradoxalement découvrir sa seconde face dans la suractivité imposée par des organisations du travail en pleine restructuration. En leur sein, la tyrannie du court terme laisse les femmes et les hommes aux prises avec une intensification opératoire qui fait perdre sa fonction psychologique au travail humain. La course au résultat et le fétichisme du produit imposent la démesure d’un engagement sans horizon. Et ce dernier cache, sous le masque d’une mobilisation de tous les instants, une immobilisation psychique lancinante. Une sorte « d’externalisation de la respiration » s’avance qui croit pouvoir faire passer pour normal le travail en apnée. Dans ce cadre, une sur-activité de détail n’est rien d’autre qu’une moda- lité du désœuvrement, le déni d’une histoire, un temps plein qui devient un temps mort livré aux obsessions du présent. On le sait maintenant : de ces situations-là, de plus en plus de salariés « en font une maladie ». Car la vie devient invivable. « On ne peut accepter la vie, écrivait A. Artaud, qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable » (1984, p. 130). Au travail, dans les conditions qui tendent à s’imposer aujourd’hui, on peut donc « y laisser sa santé » comme le dit joliment le langage populaire. Et c’est d’autant plus grave que la santé n’est pas seulement l’absence de maladie : « Je me porte bien, note malicieusement, Canguilhem, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi » (2002, p. 68). C’est seulement dans ce genre de « climats » qu’on peut se dire « en forme ». Quand les choses se mettent à avoir des rapports entre elles qui leur viennent indépendamment de moi, même si je cours après elles, elles sont désaffectées et je suis désœuvré. C’est cette «anémie» ordinaire du travail qui mine la santé de beaucoup de salariés et les expose à tant de maladies du corps et de l’esprit. Car l’homme ne peut, sans dommages profonds, seulement vivre dans un contexte. Il doit pouvoir créer du contexte pour vivre. Privé de cette possibilité, il est amputé de l’histoire collective dont il pourrait se sentir comptable. Dans les situations de travail où la santé est préservée et même où elle se développe, j’ai pu constater (Clot, 1995, 1999 ; Fernandez et al. 2003) que les femmes et les hommes, pour arriver à faire ce qu’on leur demande, ont appris à faire autre chose que ce qu’on leur demande. Leur activité la plus ordinaire invente, souvent malgré tout, une sorte de tâche dans la tâche, une tâche au-delà de la tâche. Cette activité n’est pas une autre tâche. C’est un devenir autre de la tâche. Une autre Références Artaud,A. (1984). Œuvres complètes. Tome I. Paris : Gallimard. Badiou, A. (1995). Beckett. L’increvable désir. Paris : Hachette. Bakhtine, M. (1984). Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard. Beckett, S. (1971). Théâtre I. Paris : Ed. de Minuit. Bresson, R. (1975). Notes sur le cinématographe. Paris : Folio 2705. Canguilhem, G. (2002). Ecrits sur la médecine. Paris : Seuil. Char, R. (1978). Le Nu perdu et autres poèmes 1964-1975. Paris : Gallimard. Clot, Y. (1995). Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie de milieux de travail et de vie. 2e éd. de Poche 1998. Paris : La Découverte. Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. 4e éd. augmentée. Paris : PUF. Fernandez, G., Gatounes, F., Herbain, P., Valejo, P. (2003). Nous conducteurs de trains. Paris : la Dispute. Kundera, M. L’art du roman. Paris : Folio 2702. Proust (1972). Correspondance avec madame Strauss. Paris : Livre de Poche. Williams, T. (1960). Le boxeur manchot. Paris : 10/18. LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 11 ACTUALITÉS SOCIALES 12 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 histoire qui échappe à la tâche pour qu’ils puissent la faire leur. C’est ainsi qu’ils protègent leur santé, par la création d’une sorte de syntaxe qui retient l’histoire des gestes et des mots entre les générations et soutient une pensée sur le travail, dans le travail. À ce moment-là, ils cessent d’être cette collection que l’organisation du travail a prévue pour devenir un collectif. Dans ces situations, l’expérience professionnelle n’est pas un produit fini. Elle se définit moins par ce qu’un collectif sait faire ou fait que par sa façon originale de changer ses façons de faire et de concevoir. Ce n’est pas dans la conservation de leurs usages et de leurs idées héritées que les hommes manifestent la pérennité de leur expérience mais dans leur manière propre, originale, de faire leur de nouvelles manières de faire, de sentir, de voir les choses. L’expérience ne recouvre pas seulement ce qu’on sait faire — le déjàsu, le déjà-dit, le déjà-fait — mais aussi les possibilités dont on dispose ou pas pour se défaire d’une situation, s’affranchir de ce qu’on sait, s’en détacher. C’est pourquoi, les situations de travail que je connais, où la santé est respectée, témoignent pour une autre définition de l’efficacité : l’efficacité réside dans l’action, bien sûr, mais aussi dans l’interruption de l’action, plus précisément là où l’action s’arrête, dans le loisir de pouvoir repenser l’action. Le temps libre c’est d’abord cette reconstruction, la liberté de penser son travail, même et surtout différemment de son collègue, avec son collègue, différemment de son chef, avec son chef. Cette expérience vitale prend le contre-pied de « l’homme nouveau » du néostakanovisme régnant, cet homme imaginaire plein de savoirs mais vide de toute pensée, ce « boxeur manchot », pour parler comme T. Williams (1960). Cette expérience vitale, c’est, tout simplement et au contraire, le sentiment de vivre la même histoire. Ce sentiment-là n’a nullement disparu dans les milieux de travail d’aujourd’hui. Il existe. Il résiste, même s’il est contrarié par l’organisation du travail ou encore négligé par ceux qui travaillent eux-mêmes. Quand il existe et résiste, c’est qu’il est le contraire d’un moule. Il se nourrit de disputes professionnelles autour des critères du travail bien fait, de conflits, de débats d’écoles dans lesquels le dernier mot n’est jamais dit. À l’inverse, la déflation de ces controverses réduit le travail au silence et dégénère le plus souvent en assourdissantes querelles de personnes. Au bout du compte, l’inflation actuelle des conflits relationnels au travail est le résultat de la déflation sociales des disputes sur le travail lui-même, sur les critères forcément contestables du travail de qualité. Quand ce qui est à faire est devenu « naturel », quand plus rien ne se discute et que la controverse est éteinte, quand le conflit des évaluations est refoulé, le désœuvrement nous atteint même quand l’agitation nous tient. Ce genre de désœuvrement chasse l’homme en chacun d’entre nous et finalement « empoisonne » la vie. Car ce qui est ravalé au travail n’est pas aboli pour autant. C’est un résidu qui contamine les autres domaines de la vie. Étranger à soi-même, incarcéré dans une seule vie, « Je » ne peux plus être un autre et Rimbaud n’a plus qu’à crier dans le désert. « Je est un autre », se plaît-on à répéter après lui en oubliant qu’il ajoutait juste après, dans le même poème : « À chaque être plusieurs vies me semblaient dues ». Quand ces autres vies sont ravalées, le sujet est à la fois sur-occupé et désœuvré. Et, à cet instant, l’œuvre d’art ne lui parle plus. Car l’œuvre d’art ne s’adresse pas au désœuvré. Triste malentendu. Puisque le travail de l’artiste — il faudrait le crier sur les toits — explore aussi les possibilités de l’existence, cherche à faire reculer les frontières de l’objectivité du monde (Kundera, 1986) comme n’importe quel travailleur voudrait le faire aussi. L’artiste le fait à sa façon bien sûr. En lutte avec d’autres objets, une autre matière première, une autre histoire, il entretient pourtant la passion de s’emparer des énigmes du monde pour découvrir ce qu’il pourrait devenir. Triste malentendu qui n’a jamais dit son dernier mot : en effet, si l’œuvre, séparée du travail de l’artiste, mutée en chose culturelle, devient un objet de consommation comme un autre, alors, elle n’est plus que perfusion culturelle, tranquillisant qui engourdit encore une vie amputée : anesthésique pour boxeur manchot. Alors comment faire ? Résister en retrouvant et en explorant ensemble les équivoques du travail humain. Le travail est ce piège à pensée qui peut se refermer sur l’usine, sur le bureau, sur le musée, sur le théâtre lui-même. Mais le travail est tout autant cette expérience même du réel qui résiste aux idées reçues. Comment faire ? Du travailleur à l’artiste, utilisons peut-être le mot de passe que R. Char a fabriqué pour nous : « L’inaccompli bourdonne d’essentiel » (1978, p. 179). N’importe quel travailleur, n’importe qui d’entre nous sent que le désir brûle de ce côté-là : dans l’effort pour chercher ensemble à faire ce qu’on arrive pas encore à faire, à dire ce qu’on arrive pas encore à dire. Au-delà de la quiétude factice du déjà-dit ou du déjà-fait, à l’abri de quoi la vie peut s’éteindre. L’hostilité envers l’art a quelque chose de commun avec l’hostilité envers le travail Dans cette retraite, on court toujours le risque de se résigner à comprendre d’avance ce que le réel nous veut. Grâce aux vérités du moment, aux idées reçues plus ou moins grandiloquentes, on peut alors se prendre au sérieux—ce qui le plus souvent est le contraire du sérieux — dans les filets de l’esprit catégorique qui charrie toujours avec lui sa dose de tranquillisants pontifiants et boursouflés. « Tout ce qui est authentiquement grand doit comporter un élément de rire, au risque de devenir menaçant, effrayant » notait déjà M. Bakhtine (1984, p. 354). Prenons-le au mot justement. Le rire fait la voie libre. C’est sans doute pourquoi, l’hostilité envers l’art a quelque chose de commun avec l’hostilité envers le travail. C’est une hostilité au neuf, à l’imprévu, disait R. Bresson (1975, p. 133). Résistons donc. En re-créant le travail par notre travail. Grâce à l’increvable désir que quelque chose arrive. Les personnages de Beckett sont, à l’image de Vladimir dans En attendant Godot, des instruments polis à cette fin. Ce sont des « anonymes du labeur humain que le comique rend à la fois interchangeables et irremplaçables » (Badiou, 1995, p. 75). Des chefs d’œuvre d’obstination humaine. Entendons Vladimir : « Ne perdons pas notre temps en vain discours. Faisons quelque chose, pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu’on ait besoin de nous. D’autres feraient aussi bien l’affaire, sinon mieux. L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité toute entière qu’il s’adresse. Mais en cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu’il soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l’engeance où le malheur nous a fourrés. Qu’en dis-tu ? Il est vrai qu’en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition… Nous sommes au rendez-vous, un point c’est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ? » (S. Beckett, 1971, pp. 115-116). Il faut conclure. Je disais, en commençant, que, lorsqu’il n’est pas désœuvré, le travail est une tâche dans la tâche, au-delà de la tâche. On se sert alors de la tâche pour vivre une autre histoire et lui conserver une histoire. Je veux terminer avec Proust pour qui la littérature trace aussi une sorte de langue étrangère dans la langue. Ce n’est pas une autre langue ni un patois retrouvé, mais un devenir autre de la langue qui échappe à la langue par la langue : « La seule manière de défendre la langue c’est de l’attaquer » écrivait-il (1972, lettre 47, pp. 110-115). La seule manière de défendre son travail c’est aussi de l’attaquer. Faisons-le ensemble. Au nom du travail. C’est un signe de santé. Soyons au rendez-vous. LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 13 LE CINÉMA SOCIAL AUJOURD’HUI Le cinéma a fait courir dans les salles françaises 194 millions de spectateurs en 2004. Certes, en majorité pour consommer, notamment dans les multiplexes, un cinéma commercial, éventuellement divertissant, mais la place du cinéma social s’y est accrue, surtout dans une voie documentaire en pleine mutation. Dominique Martinez e Couperet de Costa-Gavras, J’aime travailler de Comencini, Le Cauchemar de Darwin de Hauper et Portraits paysans de Depardon, sortent en ce printemps 2005 sur nos écrans. Le festival de documentaires de Beaubourg, Le Cinéma du Réel s’ouvrait pour sa 27e édition du 4 au 13 mars, Que de longs-métrages de fiction, de documentaires, propositions d’un autre regard, d’une réflexion autour d’un sujet de société ! Ou plutôt, qui expriment, selon des formes diverses et personnelles, les rapports sociaux et plus particulièrement dans le monde du travail. Serait-ce ce qu’on appelle « le cinéma social » ? En 2000, le film de Varda, « Les Glaneurs et la Glaneuse a donné le coup d’envoi au réveil d’un cinéma engagé », écrivait Françoise Audé, historienne et critique à Positif, dans son chantier de réflexion de novembre dernier(1). En enquêtant sur ceux que le Premier ministre a qualifié de « France d’en bas », Varda réhabilite la matière, la patate, l’aliment, le geste. Elle donne à voir « ce qui per- L 14 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 met encore d’espérer en une humanité dont la finalité existentielle ne serait pas l’abus et la violence, mais l’être au monde, hors de l’exploitation de l’un par l’autre. Utopie, poésie dirat-on ? Pourquoi pas, puisqu’il s’agit de poésie émanant d’un engagement personnel, social, éthique et artistique ?», interrogeait l’historienne. Certes. Mais, sans faire de distinction manichéenne entre des œuvres cinématographiques qui relèveraient d’un cinéma commercial ou de divertissement, d’une part, et un cinéma de réflexion de l’autre, force est de constater que ces derniers ont beaucoup plus de mal à exister. Tous les films ne bénéficient pas d’une couverture médiatique et marketing égale. Ils ne naissent pas égaux quant à leurs chances d’atteindre leurs publics, à atteindre les écrans, ou du moins à y rester assez longtemps. Ces films fragiles, des syndicats, historiquement la CGT en tête, des comités d’entreprise, des collectivités locales, ou des mouvements avaient eu à cœur de les produire parfois, de les protéger souvent en favorisant leur diffusion. Dans ce domaine, le réseau des ciné-clubs avait eu, dès la Libération, un rôle essentiel. Aujourd’hui, le réseau des cinémas d’art et essai (AFCAE) et des festivals spécialisés, souvent fragiles, soutiennent des programmations de qualité et proposent une exigence d’ouverture. Depuis 1986, la Ligue de l’enseignement soutient, à côté des activités cinéma et audiovisuelles des Fédérations des œuvres laïques (FOL), vingt-six réseaux d’exploitants labellisés Ciné-Ligue qui rassemblent plus de 800 salles sur une cinquantaine de départements. À la fin des années quatre-vingt, le cinéma a fait son entrée à l’école dans le cadre des programmes École, Collège ou Lycée au cinéma. Des associations de « spectateurs-citoyens » se mobilisent pour défendre la diversité sur leurs écrans… Mais les films qui traitent des questions sociales, du travail (Ressources humaines de Cantet) comme de l’immigration (Mémoires d’immigré de Benguigui) ou de la mémoire ouvrière (Paroles de Bibs de Lemaire-Darnaud), par exemple, ne sont « bankable » (synonyme d’argent), comme se l’entendit répondre Agnès Varda à New-York lors de la présentation de son film, grand succès critique par ailleurs. Soutenus par des producteurs audacieux, des cinéastes s’attachent pourtant à traiter de nouvelles problématiques, celles des femmes (Une part du ciel de Liénard), du harcèlement (Violence des échanges en milieu tempéré de Moutout) ou encore de la mondialisation (Mondovino de Nossiter ou The Corporation de Abbott et Achbar), des cités (L’Esquive de Kechiche, césarisé meilleur film 2004), traitées autrement que sous le seul angle de la violence. Ils se font l’écho de nouvelles formes d’action et parfois du désarroi des organisations traditionnelles. Ils interrogent le monde, la France, huitième puissance économique mondiale qui compte six millions de personnes répondant encore à la définition la plus stricte de l’ouvrier, le tertiaire de service génère un nouveau prolétariat, le RMI constate une société à deux vitesses et les travailleurs pauvres se rejoignent dans une exclusion qui, à ses divers niveaux, toucherait jusqu’au tiers de la population. Certains cinéastes révélèrent leur engagement personnel lors des grèves de 1995. Deux ans plus tard, ils prirent publiquement la défense des sans-papiers à travers un puissant collectif …, Ils se sont mobilisés au sein de la lutte des intermittents du spectacle et la partie n’est pas encore finie. Car pour être exhaustif sur le sujet du cinéma social, il faudrait bien sûr aborder les conditions économiques qui entourent l’acte de création, les conditions de vie des travailleurs du spectacle, les contraintes pratiques de la diffusion et de l’exploitation des films. L’idée a été, ici, de les rassembler pour leur donner la parole, l’occasion de s’expliquer sur leur regard et leur démarche de cinéaste, qu’ils filment la société à travers des fictions ou des documentaires (voir en p. 28), ces derniers jouant au cours de ces premières années 2000, un rôle majeur dans la présence du politique au cinéma. (1) Prélude d’un dossier consacré au rôle du documentaire en particulier, intitulé Documentaire : présence du politique à paraître en mars 2005 (Positif N°529). LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 15 LE REGARD DES JEUNES C Pierre Schoeller PiealisrrateeuSr cdeho: eller, ré 2), Zéro défaut (200 ction long-métrage-fi 55 80 77 77 Arte, contact 01 16 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 D’où vient l’idée du film ? Pierre Schoeller C’est une idée assez ancienne qui vient d’une réflexion sur la télé, qu’est-ce qu’elle montre, qu’est-ce qu’elle ne montre pas ? La télévision se doit notamment de montrer une image assez t r e e b n i u r H e v é S Mathieu Sauper juste de la société, qui soit à peu près fidèle à ce qui se passe. D’où le choix de la banalité. Déjà faire un travail d’enquête pour voir comment travaille l’usine aujourd’hui. Et surtout, je voulais sortir la problématique du travail de celle de la crise de l’emploi. Et alors que j’écrivais le scénario et commençais à tourner, beaucoup de documentaires ont été faits sur des fermetures, la crise, les tensions sociales liées à l’arrêt d’activité de l’usine. Tout ce pan-là ne m’intéressait pas, car je trouvais que ça allait vers une martyrologie de la condition ouvrière qui est une réalité, mais que je trouvais surexploitée. Pour moi, il s’agissait de montrer le travail en train de se faire et de tramer une histoire autour de ces thèmes-là. L’autre chose catégorique, c’était de tourner sur place, c’est-àdire que le film n’existerait que s’il y avait une chaîne de S CINÉASTES a c s e c n a r F e u Dominiq Cabrera montage. Le scénario, je l’ai écrit à partir d’une enquête menée sur Onflin avec plusieurs personnes syndiquées qui acceptaient de me raconter leur vie au travail au quotidien et des choses piochées ici et là. Ensuite, il a fallu trouver le décor. Ça a pris quatre mois, parce que les marques refusaient sous différents prétextes. D’autres ne comprenaient tout simplement pas le projet. En plus, ils voyaient bien que ça traitait un peu de Comencini stress et de tension… Finalement, nous nous sommes mis d’accord avec Volkswagen qui a été curieux de ce projet et qui nous a laissé filmer sur la chaîne même si, au départ, ils ne s’attendaient pas une fiction longue. Tout a été négocié avec eux, mais ils n’ont jamais eu de droit de regard sur le scénario. Comment s’est passé le tournage ? P. S. Il y a eu des réactions très différentes. Au départ, tu es un étranger, tu es accompagné de la direction, tu n’es pas le bienvenu, mais une fois que tu commences à travailler et que tu expliques ce que tu vas faire, ça se passe très bien. D’autres, par une certaine pudeur, ont, au contraire, pris leur journée pendant que l’on tournait dans leur atelier. Tous les personnages sont des comédiens mais les autres étaient des « figurants actifs ». Des problèmes de sécurité se sont également posés, ainsi LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 • 17 ACTUALITÉS SOCIALES 18 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 que la question du respect du rythme de production de l’usine. Au centre de trois personnages, un immigré algérien à la veille de sa retraite, une jeune ouvrière qui passe aux horaires de nuit pour gagner plus et son mari tourmenté par une crise socioprofessionnelle, vous placez l’usine… Ces trois personnages représentent trois axes différents que je voulais explorer dans le travail, l’axe historique, c’est Farouk. Il porte en lui la vieille tradition de l’immigré qui a passé toute sa vie à l’usine. Jérémy, qui est fils d’ouvrier, a repris le travail. Il a suivi des études et ne veut pas s’arrêter à cette condition, tout en étant pris. Il pense, en tout cas, qu’en prenant un peu plus de travail sous sa responsabilité il va gagner un peu plus d’argent. Michelle est une jeune femme dans la fleur de l’âge qui fait partie de la vague de féminisation très actuelle de certains postes dans l’industrie. Au centre, j’ai voulu mettre des enjeux de désir, de circulation entre les personnages. Ce sont des personnages jeunes, mais fatigués, atteints, usés et qui doivent rebondir. Mais le travail paraît l’élément essentiel de leur vie, celui qui détermine les choses autour de chacun… C’est parce que Jérémy, le personnage central, est en crise: ses interrogations débordent. C’est l’élément de la contradiction structurelle de son poste, un poste difficile car il est tout en bas du pouvoir hiérarchique. Mais il a quitté le premier cercle des ouvriers. Il est lié à une image, il est celui qui gère les conflits, c’est le lien avec la direction. Les ouvriers sont très atomisés, ils bougent tout le temps de poste sans avoir le temps de tisser des liens avec les collaborateurs. Les liens humains sont Au départ, tu es un étranger, tu es accompagné de la direction, tu n’es pas le bienvenu. Pierre Schoeller énormément distendus sur les chaînes, parce que le travail est plus dur, parce que la direction a mis en place des systèmes de primes. Du coup, c’est de plus en plus chacun pour sa gueule… Les syndicats ne sont pas là, parce que ce n’était pas le sujet, mais leur absence indique un manque de solidarité. Je ne pense pas qu’ils font partie de la vie quotidienne au travail.Pourtant on a l’impression que l’usine est un lieu totalement propre, rationnel… C’est parce que ce ne sont plus des usines où sont fabriquées les voitures comme avant, mais des lieux d’assemblage où l’on travaille avec des sous-traitants. L’automatisme du geste du travail a augmenté la productivité ce qui fait que les moments de micro-pauses ou de plus large amplitude pour les mouvements disparaissent et permettent de moins en moins à l’homme, à son muscle d’exister. Les problèmes articulaires apparaissent dans ces ateliers entre trente et quarante ans… Mais d’autre part, l’ouvrier a été très responsabilisé dans son travail vers la qualité, les choix de montage, les tâches ont changé, c’est le stress des ouvriers qui travaillent dans un système de flux tendus. Même si on sait qu’il faut 12h30 pour construire une voiture « zéro défaut », tout ça est rationnalisé mais pas rationnel. Comment on filme le travail ? P. S. Je pense que le plus important a été le geste, une présence physique, un rapport aux outils, à l’habilité… Dans toutes les scènes de travail, on a essayé de garder pendant le montage le temps de la répétition, de la matière, en voyant les portières et les carcasses de voiture défiler. D’autre part, ce que j’ai réalisé après coup : on ne peut pas filmer le travail sans filmer la hiérarchie, sans filmer l’autorité. C’est aussi pour ça que j’ai choisi Jérémy qui a un pouvoir hiérarchique sur les autres et qui perd totalement le contrôle, il se voit perdre pied et il n’a pas les réponses, il est touchant. Zéro défaut, de Pierre Schoeller LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 19 Srééalviseatrricineed’Munaethséierieude, ACTUALITÉS SOCIALES vail » : portraits « au tra e au BHV Gaëlle, caissièr (2000). À quoi correspond ce documentaire ? Séverine Mathieu Il s’inclut dans une série de portraits sur le travail, intitulée Carnets personnels du travail, qui veut aborder le travail d’une manière subjective, du point de vue des travailleurs euxmêmes et montrer le travail en tant qu’expérience vécue, pensée par la personne ellemême, dans sa subjectivité pour en faire des portraits au travail. C’est dans la violence du travail que se jouent un bon nombre de pressions, de fantasmes et une réalité particulièrement dure aujourd’hui. L’idée était de vraiment entrer dans l’intimité du travail, et de montrer ce qu’on construit au travail et ce qu’on y détruit ? Pourquoi le documentaire ? S. M. Je n’ai pas choisi, ça s’est imposé à nous tout naturellement. Il y avait l’idée de travailler sur du réel. 20 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 Pourquoi cet intérêt pour le travail ? S. M. Parce qu’il s’y joue l’essentiel de notre existence, parce que je crois qu’il en va de notre physique, de notre pensée, de nos fantasmes…, on rejoue au travail des aspects de nous qui sont très forts, ceux face à la hiérarchie, au temps, au relationnel, à l’avenir, ce sont des choses fondamentales, mais qui prennent de la place dans le travail. Moi, je suis intermittente du spectacle et mon rapport au travail est particulier : il y a des moments où je travaille beaucoup, d’autres où je ne filme pas et entre les deux, je continue à chercher du travail… Je connais bien la dualité travailchômage. C’est curieux, on nous a appris beaucoup de choses contradictoires. Le travail comme l’épanouissement Dans le travail il se joue quelque chose de nous-mêmes, de notre image Séverine Mathieu de l’être, la liberté économique des femmes surtout, et l’effort, la coercition, l’enfermement, alors j’ai eu envie d’aller explorer cette contradiction… découvrir comment chacun gère ce fantasme-là, cette réalité. Pourquoi faites-vous du documentaire ? S. M. Rien ne me destinait du côté de la réalité. Mais j’aime quand j’arrive à faire entrer une réalité brutale, pesante dans mon récit, dans la dramaturgie qui finit sur un écran et relève de l’irréel, du fantasme. Faire entrer cette réalité dans le cinéma, c’est une façon de jouer avec la contradiction entre le rêve et la réalité et sur la part de rêve qu’il y a dans le travail que nous accomplissons. La dualité revient dans le film quand vous alternez les scènes avec Gaëlle au travail et dans son intimité… Oui, on voulait être dans la banalité, on voulait se placer du côté du travail quotidien en tant qu’expérience vue, vécue, pensée par le travailleur lui-même, avec une action à l’opposé d’une fonction. On voulait rendre compte de sa réalité immédiate, de son rapport au temps, qu’est-ce qu’il voit ? Qu’estce qu’il sent ? En mettant une caméra à la lunette de Gaëlle et un micro à sa caisse, c’est ce qu’on a voulu montrer. Et ensuite sont venues les scènes dans l’espace personnel où elle raconte. On a voulu séparer le travail lui-même du rôle qu’il joue dans nos vies. Mais Gaëlle, caissière au BHV LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 21 ACTUALITÉS SOCIALES 22 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 notre travail est aussi quelque chose d’intime, il s’y joue quelque chose de nous-mêmes, de notre image et cette image, chacun la ramène vers son entourage, son couple. Selon comment notre travail est accueilli par l’autre, on va le vivre de telle ou telle manière. Le travail ici semble justement déterminer l’intimité du couple. Celui de Gaëlle semble au service du couple… Il fait partie de son organisation. Gaëlle a été attirée par une dynamique où elle avait besoin de travailler pendant son Deug de sociologie pour vivre et suivre son copain, déjà dans la vie active. Depuis, les choses se sont installées et son mari explique que c’est important que ce soit Gaëlle qui récupère la petite à la crèche, que c’est bien qu’elle soit à temps partiel parce qu’elle est plus disponible, il ne veut pas que son travail prenne trop de place dans leur vie intime. Dans le film, vous les faites « se regarder », le mari de Gaëlle y découvre les images de sa femme au travail… S. M. Oui, le mari découvre le travail de Gaëlle et elle se voit à son poste… ça a été le début d’une conversation et d’une interrogation qui a ensuite aidé Gaëlle à changer de voie professionnelle et de reprendre une formation. Dès que nous avons commencé à travailler, on est passé par le milieu syndical qui nous a permis d’arriver jusqu’à des salariés. Gaëlle a dit oui tout de suite, car elle était déjà en Entrer dans l’intimité du travail pour montrer ce que l’on y construit et ce que l’on y détruit. Séverine Mathieu mouvement, en doute. On a beaucoup parlé et elle était sûre que le film allait l’aider à mettre en forme ses désirs, ses questions. Vous mettez Gaëlle face à l’image qu’elle avait de sa mère au travail. Pourquoi ? S. M. Oui, parce que je pense que l’image qu’on a du travail est celle qu’on nous a transmise, c’est quelque chose de très fantasmé. Moi, dans mon rapport au travail, par exemple, je sais qu’il y a les questions de « Qu’est-ce mes parents attendent de moi ? », «Qu’est-ce le travail était pour eux ? », « Combien de temps, cela prenait sur notre temps ensemble ? », « Quels étaient les enjeux ? », « Comment je les situais dans la société ? » Gaëlle rêve au travail ? S. M. Le co-réalisateur Gérard Vidal qui a travaillé sur des chaînes en parle souvent, ce sont les stratégies de résistance à la répétition, au travail pénible. C’est la façon de s’échapper par l’imaginaire, d’être là sans l’être vraiment. C’est assez beau d’ailleurs, parce que pour Gaëlle, le rêve est de se projeter dans d’autres postes au sein d’autres marques à travers les cartes d’entreprise que les clients lui montrent. Mais c’est toujours de travailler. Où en est cette série de portraits ? S. M. Nous l’avons montrée à travers les milieux syndicaux et d’événements sociaux en région Paca. Nous cherchons une diffusion qui jouerait le jeu de la série, qui les montre tous. La télé, bien sûr, mais nous envisageons aussi un partenariat avec des journaux qui présenteraient un moment d’entretien du portrait dans leurs pages et qui offriraient le DVD d’un portrait avec. Ce serait une façon de reprendre les idées des grands journaux qui distribuent des Lubitsch, des Capra. Le problème, c’est que le sujet n’est pas vendeur : c’est du réel et ça parle de nous. DNoadmiainetiqleusehippCaopbotreamraes, 1995 ominique Cabrera est née en Algérie, le 21 décembre 1957. Elle arrive en France en 1962 et intègre, à la fin des années soixante-dix, l’école de cinéma Idhec, section montage. Au début des années quatre-vingt, elle fonde sa maison de production, L’Ergonaute, avec le réalisateur Jean-Pierre Thorn, et réalise ses premiers courtsmétrages dès 1981 (La mort subite, J’ai droit à la parole). Après deux courts de fiction, L’art d’aimer (1985) et La politique du pire (1987), Dominique Cabrera livre un portrait documentaire de ses parents pieds-noirs dans Ici là-bas (1988). Le film est remarqué dans de nombreux festivals, et en 1992 elle attire la télévision grâce au documentaire, Chronique d’une banlieue ordinaire, tourné dans une cité de Mantes-laJolie, suivi d’une autre chronique banlieusarde, Une poste à la Courneuve. L’autre côté de la mer est son premier longmétrage fiction dans lequel Cabrera explore encore ses racines et les conséquences de l’exil des pieds-noirs à la fin de la guerre d’Algérie. Un an plus tard, sort Demain et encore demain, journal 1995, un journal filmé au caméscope D LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 23 ACTUALITÉS SOCIALES où, la réalisatrice parle de sa propre dépression. Son intérêt pour la fiction et le documentaire se confirment dans Nadia et les hippopotames, situé pendant les grandes grèves de 1995. Suivront ensuite Le lait de la tendresse humaine en 2001 et Folle embellie en 2004. Le « social » a-t-il encore sa place dans la création cinématographique ? Dominique Cabrera Oui, bien sûr. Quel que soit le film d’ailleurs, qu’il raconte en creux ou en bosse le monde contemporain. On voit bien que le ressort des comédies grand public, par exemple, est presque exclusivement le rapport social, l’argent, la place de chacun dans la société du court-métrage télé comme Caméra café au long-métrage fiction comme Le Couperet, dernier film de Costa Gavras (sortie le 3 mars 2005).Quelles représentations du monde du travail rencontre-t-on nous aujourd’hui au Dominique Cabrera cinéma ? de sa violence ? C’est en effet souvent très édulcoré. Irréel. Peut-être est-ce parce que les cinéastes et les scénaristes vivons dans d’autres types de rapports sociaux, que c’est difficile d’aller voir…, qu’il faut du temps et que ce n’est pas facile de s’imposer en particulier à la télévision. On attend une 24 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N 113 chaîne qui commande des films Peut-être que cinéastes et scénaristes, nous vivons dans d’autres types de rapports sociaux 0 réalistes sur les rapports sociaux aujourd’hui dans l’entreprise, les commerces, les bureaux. L’échec des luttes avec son romantisme et sa mélancolie est très souvent le thème des films « autorisés ». La victoire, la camaraderie, la construction de liens et de pensées beaucoup moins fréquents. Ce qui manque c’est la banalité peut-être, le fait de représenter fréquemment le monde du travail avec ses réussites et ses échecs. Dans Une poste à la Courneuve, documentaire, vous vous placez tantôt du côté du fonctionnaire, tantôt du côté de l’usager pour filmer le quotidien du guichet. Dans Nadia et les hippopotames, fiction, vous filmez la perte du travail, les grèves et les conséquences de ses tensions sur les vies individuelles. Vous qui avez fait les deux, comment choisissez-vous entre la fiction et le documentaire ? D. C. La rencontre avec une personne ou avec un personnage, c’est cela peut-être qui amène à choisir une forme ou une autre. D’ailleurs, on ne choisit pas, il me semble. Le film prend sa forme dans la fiction ou dans le documentaire assez naturellement. Une fiction ouvre peut-être un espace et un temps imaginaires en nous, auteurs et spectateurs. Un documentaire va vers les autres, partage l’espace et le propos avec les personnes choisies. Mais l’un et l’autre jouent dans la cour de l’un et de l’autre, il s’agit toujours de tenir un propos avec du temps et du vivant, de faire du cinéma en somme. Pourquoi avoir choisi ces sujetslà précisement ? D. C. Parce qu’Une poste, c’était la rencontre avec la sociologue, Suzanne Rosenberg, qui faisait un rapport sur le service public dans les quartiers défavorisés. Quel est le rôle de l’État? C’est pour moi la question que pose le film, au fond. Comment l’État se manifestet-il ? À travers le rapport avec les usagers ? À travers la façon dont les postiers sont préparés ? Le rôle qu’ils tiennent là m’intéressait. Nadia, c’était une commande d’Arte sur la droite et la gauche aujourd’hui en France, à travers ce film, je tâchais d’explorer la manière dont ces notions pouvaient se cogner, jouer entre elles à l’occasion de ce conflit symbolique de la place que nous donnons au service public donc à l’idée que nous nous faisons de l’intérêt général et de notre capacité à résister au marché. Vous avez également fait un documentaire à travers lequel vous tournez le regard vers vous-même. À quoi correspond cette démarche ? D. C. Me mettre en question, faire du cinéma chaque jour avec une matière quotidienne, lutter contre la mort, reconstruire le temps et l’espace intérieur, travailler sur soi comme un peintre dans son atelier, faire le point avec le matériau à ma disposition. Et à l’étranger… Début 2005, deux réalisateurs étrangers traitent, à travers le documentaire et la fiction, du système capitaliste actuel, de l’enjeu de production de richesse et de l’aliénation au travail. HréubaliseratteuSraudupedor,cumentaire, de Darwin Le Cauchemar 2005) (sortie le 2 mars Quel est le sujet de votre film ? Catastrophe écologique et humaine contre industrie fructueuse ? Hubert Sauper C’est une tentative de dévoiler quelques mécanismes du capitalisme international à travers un petit endroit dans le Tiers-Monde, à travers une petite ville quelconque près du Lac Victoria, en Tanzanie. Je me suis dit que j’allais rester là pour observer la logique d’une seule économie, celle de la perche, en culture intensive pour être exportée vers le Nord. Mais une multitude d’enjeux et de lieux pourraient servir de fil comme le pétrole, la Chine. Pour moi, l’idée était de me dire : « Je m’arrête là et je regarde précisément et aussi loin que je peux comment ça fonctionne ». C’est l’idée de l’image radiologique. LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 25 ACTUALITÉS SOCIALES 26 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 Pourquoi cet intérêt pour l’économie ? H. S. Parce que c’est le thème autour duquel tout semble circuler en ce moment. Il y a très peu de grands mouvements sociaux, politiques ou religieux aussi importants que l’économie mondiale. Aucun mouvement n’est aussi important que la globalisation du capital, la globalisation des échanges financiers et marchands entre pays. C’est peutêtre une bonne chose, ça rend les gens créatifs, efficaces, mais c’est très dangereux car la logique du capitalisme international a un tel succès immédiat que nous sommes très en retard quant à la compréhension de ce qui nous arrive. C’est comme un adolescent qui se retrouverait avec un corps qui grandit plus vite que son mental. La machine de l’argent marche, elle va plus vite que nous et au-delà de nous si nous ne la maîtrisons pas. Il faudra alors rattrapper une forme de contrôle moral, éthique et politique sur ce phénomène. Comment s’est déroulé le tournage ? H. S.Le film m’a pris quatre ans. Le lieu en est devenu le thème très vite, et moi, j’ai cherché à me fondre dans ce lieu et à voir les choses de là-bas. J’y allais régulièrement, les fesses posées sur les caisses de choses bizarres à l’aller et sur les caisses de perche au retour. La misère se développe autour d’une source formidable de richesse naturelle. L’occident On m’a demandé des preuves pour établir que c’était du documentaire Hubert Sauper achète du poisson et revend des armes. C’est la logique du capital international, la logique du marché. L’usine n’est qu’un maillon et le capital vient des Européens, les Africains ne sont qu’une force de main d’œuvre. C’était beaucoup de travail fait en amont, notamment avec les aviateurs que je connaissais et sur place avec les contacts noués. Devant l’injustice que montre le film, on peut se demander pourquoi les pêcheurs africains ne s’organisent pas pour pêcher pour eux-mêmes au lieu de seulement travailler pour l’usine. Parce que pour qu’une telle révolution ait lieu, il faudrait que ces gens sachent ce qu’ils ont à perdre, ce qui suppose d’avoir déjà quelque chose à perdre et beaucoup n’ont rien, ce qui rend impossible la prise de conscience. Ils n’ont pas la culture ni les moyens de s’opposer à l’offensive qu’ils subissent. La colonisation est loin, mais les responsabilités sont aujourd’hui chez nous, en occident. Les technocrates européens, en voyage officiel sur les lieux, n’ont pas l’air gênés d’exposer leur chiffres, face à la misère généralisée… H. S. Oui, c’est surprenant, je leur ai montré des documents sur lesquels je travaillais et ils ont trouvé cela très intéressant, mais c’est tout. Ilsvoient l’Afrique à travers leur fenêtre. Ce n’était nullement une caricature, je les ai montrés tels qu’ils étaient. Pourquoi le documentaire au lieu de la fiction ? H. S. Parce que si j’avais dit à quiconque que je voulais faire une fiction sur ce sujet, personne ne m’aurait cru. Des aviateurs qui transportent des armes, etc., ça aurait été de l’ordre du fantastique. Là, c’est la réalité qui dépasse la fiction. La première fois que j’ai fait ma demande d’aide au CNC, ils m’ont demandé de leur donner des preuves de la situation dont je parlais pour leur établir que c’était du documentaire. Je leur ai envoyé des kilos de documents et ils ont donné le feu vert. Alors je suis allé tourner sur place. Au total 200 heures de rushes : il n’en reste que 2 %. Ce qui résume l’enquête de plusieurs années. Fralaisnatcericsecdea Comencini, ré re, Me piace lavora r) (J’aime travaille 2005) s (sortie le 9 mar D’où est venue l’idée du film? Francesca Comencini J’avais, d’une part, entendu parler de problèmes de harcèlement sur les lieux de travail par des amis. Il me semblait que c’était un problème dont il valait la peine de s’occuper, car il mélange des aspects socio-économiques avec des problèmes intimes et personnels. Au nom d’impératifs économiques, parfois très vastes et incompréhensibles par les agents mêmes de ce système, on va chercher des failles au plus profond, au plus intime des personnes. Une étonnante combinaison, explosive en ce qui concerne l’équilibre des êtres. Il m’a semblé que c’était une bonne clef pour dire que derrière des chiffres il y a des personnes compliquées, uniques, ambivalentes et mystérieuses. D’autre part, je me suis rendue compte que le harcèlement moral au travail touchait en particulier les femmes avec enfants, que j’ai des enfants, que je travaille et que je sais à quel point, aujourd’hui encore, cela est difficile de concilier les deux. Comment s’est déroulée l’enquête pour trouver le matériau que vous travaillez dans le film ? F. C. J’ai abordé ce film en commençant par m’adresser au syndicat qui avait créé un guichet pour les problèmes de harcèlement au travail. J’ai tenu quelques réunions avec les opérateurs de ce guichet, qui se sont montrés tout de suite prêts à m’aider. Ce qui m’a vraiment poussée, c’est la rencontre avec de véritables victimes du harcèlement au travail. À travers le syndicat, la CGIL, j’ai rencontré une dizaine de personnes touchées, que j’ai filmées alors que chacun me racontait son parcours. De ces témoignages filmés sont nés à la fois un petit documentaire à usage interne au syndicat pour former de nouveaux opérateurs, et à la fois le synopsis de mon film, qui est entièrement inspiré de ces histoires vraies. J’ai décidé de faire un film de fiction pour pouvoir mieux raconter l’aspect caché, indicible et émotionnel que le fait d’être victime de harcèlement provoque. L’esprit était celui de faire un film de témoignage. Je voulais que ces histoires, vécues dans le secret, soient dites. Qu’est-ce qui vous a motivée à faire ce film? F. C. Nous avons commencé le film sans aucun financement, nous en avons trouvé en cours de route, le film coûte vingt fois moins que n’importe quel film moyen italien (400 000 euros). Nous étions animés d’une volonté politique autant, si ce n’est plus, que cinématographique. Nous étions profondément choqués devoir comment les gens étaient traités dans les entreprises, et nous avions envie de le raconter. Tout ce qui s’est passé ensuite était impor- tant mais le but premier était que le film existe, déchirer un silence et une injustice. C’est dans cet esprit que je vis la sortie en France du film. Comment se situe ce dernier film au regard de votre dernier documentaire sur Carlo, mort à Gênes, lors des manifestations anti-G8 ? F. C. Le film se situe en ligne directe avec mon précédent film, Carlo Giuliani, Ragazzo, qui portait sur les actes répressifs de la police italienne commis lors du G8 à Gênes. Ce film m’a fait endurer beaucoup de douleur, car il parlait de la mort d’une jeune personne, mais aussi beaucoup de force. Il m’a donné, à travers la personnalité formidable et injustement assassinée de Carlo Giuliani, la force et le désir de m’occuper de la vie des autres. Pendant le film, on se demande parfois qui est acteur, qui ne l’est pas ? F. C. Le film doit beaucoup à la contribution de ce formidable groupe de non acteurs qui composent le casting du film à l’exception de la protagoniste, Nicoletta Braschi, qui est une actrice professionnelle. Toutes ces personnes sont venues jouer dans le film gratuitement, poussées par le désir de témoigner. Ils sont tous très justes, un casting formidable. Le film n’est ni une fiction, ni un documentaire. C’est un film sur la vie des gens, sur leur travail, un travail malade. LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 27 Le grand come back SOCIALES du documentaire ACTUALITÉS Débarrassé de son image de vieux film complaisant, le documentaire attire de plus en plus de spectateurs dans les salles. Pas forcément “social”, le sujet est pourtant souvent tourné vers la société d’aujourd’hui. Certaines images du réel, diverses et internationales, sont projetées au festival du Cinéma du Réel, où de nouvelles formes viennent éclairer les préoccupations de notre présent. “ 28 • LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113 a cause du documentaire est gagnée, en France. Elle n’a jamais été vraiment perdue, mais durant les ultimes décennies du siècle dernier, a été refoulée. Des cas isolés de films plus largement diffusés, quelques auteurs reconnus (Depardon, Wiseman, Vander Keuken, Watkins…) ont maintenu la légitimité du genre. La télévision est devenue déterminante pour des films initiés et véhiculés par elle qui dans le flux où elle les faisait exister, contribuait à leur dégénérescence au point de devenir parfois le repoussoir des documentaristes des années 1990. Essentiel, durant ce temps voué à la fiction, au spectaculaire et au vertige technologique générateur de virtuel, a été le rôle fondateur et à portée planétaire du festival du Cinéma du réel.» C’est en ces termes que l’historienne et critique de cinéma L à la revue Positif, Françoise Audé, commençait une passionnante réflexion intitulée « Documentaire : le réveil politique » en novembre 2004. L’an dernier, Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël de Michel Khleifi et Eyal Sivan avait créé l’événement au Cinéma du Réel à Beaubourg, amplifié par une tentative de censure. Pour la 27e édition, le Cinéma du Réel 2005 élargit son champ, et consacre une rétrospective au Documentaire en Espagne, de 1897 à 2004 : du plus ancien et court, Rixe dans un café de Fructuoso Gelabert, aux plus récents longsmétrages, 200 km, tourné par un collectif militant, et Vingt ans, ce n’est pas rien, de Joaquin Jorda, des films installés au cœur des conflits sociaux de l’Espagne contemporaine. On se surprend à parler du documentaire avec la véhé- mence du discours sur la fiction ? Le genre du documentaire serait en pleine ébullition disent les professionnels. Jusqu’ici porté par les seules salles d’art et essai, le « doc » s’affiche sur tous les écrans. Le premier signal a peut-être été Etre et avoir de Philibert (2002) qu’ont vu 1 800 000 spectateurs en France et Bowling for Columbine de Moore (2002) vu par 910 000 spectateurs. L’année 2002 aura été une année de mutation. Difficile d’évaluer l’exposition du genre documentaire sur nos écrans. Pour de nombreuses salles la programmation d’un documentaire continue à être acrobatique ou suicidaire. Les impératifs économiques les plongent dans une logique qui oblige à évacuer un film des écrans dès qu’il « ne fait pas assez d’entrées ». Résistent mieux, même si la proposi- tion peut paraître paradoxale, des films qui ont profité d’une sortie médiatisée et remarquée à la télévision ou plus encore d’une sélection dans un grand festival pouvant aller jusqu’à la Palme d’or attribuée à Cannes à Fahrenheit 9/11 de Michael Moore en 2004. Ce dernier point est la consécration d’ouverture à un public large, qui fait la fortune des exploitants des multiplexes. L’année 2003 est en creux, mais deux beaux documentaires sociaux auront, au moins marqué le milieu art et essai : Histoire d’un secret de Mariana Otero et Rêves d’usine de Luc Decaster. Certains deviennent des poids lourds L’année 2004 témoigne, elle, d’une tendance enclenchée : ils sont une trentaine de documentaires à exister sur nos écrans. Certains deviennentmême des « poids lourds », comme Fahrenheit 9/11 vu par 2 378 000 spectateurs français. Mondovino de Nossiter a attiré 216 000 spectateurs, La dixième chambre de Depardon, 205 000 spectateurs, Supersize me, 172 000 spectateurs, le documentaire consacré à Salvador Allende par Guzman, 100 243 spectateurs et S21 la machine de mort khmere rouge du cambodgien Rithy Pahn, plus de 50 000 spectateurs. Tous ces films ont en commun d’interroger, d’analyser nos modes d’organisation sociale et poli- tique, nos modes de consommation, d’existence et de destruction collective. Parfois, ils peuvent également suivre des trajectoires individuelles qui rejoignent l’histoire. My Architect, par exemple, de l’Étasunien Nathaniel Kahn, Un passeport hongrois de la Brésilienne Sandra Kogut ou Capturing the Friedmans qu’Andrew Jarecki a consacré à cette famille américaine dite respectable mais rongée par la pédophilie et l’inceste. Ici, le doute en jeu dans les films précités est démultiplié. « Rarement exposée avec des preuves aussi confondantes, une vérité finit par s’imposer, celle du peu de crédibilité des apparences de l’american dream, un constat à porté politique », conclut Françoise Audé. Enfin, que dire d’ovnis tels que À l’Ouest des rails du Chinois Wang Bing, documentaire de près de dix heures pour faire un dernier tour de train autour du monumental complexe d’usines de Shenyang ? Ici, la déchéance de l’empire industriel prend une dimension épique, monumentale. D’autres documentaires avaient déjà ouvert un chemin vers l’usine. Sortent successivement : Charbons ardents de Jean-Michel Carré en 2000, Paroles de Bibs de Jacqueline Lemaire Darnaud en 2001, Rêve d’usine de Luc Decaster et Les sucriers de Colleville d’Ariane Doublet en 2003, qui auscultent l’usine, les ouvriers, une identité en processus de décomposition. Usines qui ferment, entreprises qui licencient, manifestations, grèves… les lieux qui ont servi de décors au cinéma militant des années soixantedix sont encore là, mais s’ouvrent désormais aux dimensions de la mondialisation. Pour preuve: la sortie du Cauchemar de Darwin réalisé par Hubert Sauper sur le capitalisme international, le commerce de la perche et des armes, le 2 mars. Et le 27 avril, celle de The Take, documentaire d’Avi Lewis et Naomi Klein (auteure du livre No Logo), consacré au Mouvement national des entreprises récupérées, qui après la crise économique argentine de 2001, rassemble aujourd’hui les ouvriers en lutte face à leurs anciens patrons, aux banquiers, au système tout entier. Sur 194 millions de spectateurs en 2004, comment estimer le poids du documentaire dans le cinéma français. Mais la nouvelle vigueur de ces films militants est à souligner. Ce cinéma revendicatif et dénonciateur, issu de la tradition du documentaire engagé, avait connu de belles heures aux temps du groupe Medvedkine dans lesquels cinéastes et ouvriers criaient leur rage face au travail déshumanisé. Quarante ans après, le combat continue, la montée en puissance de la critique de l’économie mondialisée donne lieu à des films vivifiants, lieux d’exploration de nouvelles formes cinématographique. LES CAHIERS DE L’IFOREP N0 113• 29