1/5 Nathalie Guibert

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1/5 Nathalie Guibert
Journal Electronique
16 septembre 2014
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La dernière chance de l'Ukraine...
Une femme à bord
Toulon Envoyée spéciale
Un mois sous les mers 1/5 Notre reporter Nathalie Guibert est la première femme à avoir
vécu dans un sous-marin nucléaire d'attaque en mission, la " Perle ". A partir de 2017, la
marine féminisera ce dernier bastion masculin des armées. Récit
C'était un défi sans doute. Aucune femme n'avait passé un mois dans un sous-marin nucléaire
d'attaque avant que la marine nationale ne m'en donne l'autorisation, au printemps 2014. Encore
moins une journaliste, secret-défense oblige. " Mais pourquoi faites-vous cela ? "
Dans les moments importants de la vie, il faut toujours parler à son médecin de famille. Le mien est
un excellent professionnel, qui exerce à Belleville depuis quarante ans. Dans ce quartier populaire de
l'est de Paris, il pose son diagnostic sur toute la diversité du monde. Il en a vu d'autres, comme l'on
dit. Mais, cette fois, le docteur S. est resté interloqué. Sa question est la bonne. Ce reportage était un
défi inédit de journaliste spécialisée dans les questions de défense. Un défi personnel, aussi.
La curiosité m'avait piquée, à l'occasion d'un départ de patrouille à bord du Terrible depuis Brest. A
la sortie de l'île Longue, il faut de longues heures aux sous-marins pour dépasser le plateau
continental et pouvoir plonger. Je n'avais pu passer qu'une petite nuit à bord, à peine seize heures
inscrites dans le Livret de plongée donné pour l'occasion aux visiteurs, avant un retour par
hélicoptère. J'avais touché du doigt la dissuasion nucléaire française, mais je n'avais rien rapporté de
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Le SNA " Perle " quitte la baie de
Toulon, le 18 juillet, après quatre
jours d'escale.
solide pour comprendre la partie humaine qui se joue à bord de ces machines de guerre. Que font ces
marins soldats, à 300 mètres de fond ? Comment vit-on à bord de tels bateaux ? Qui sont-ils pour
supporter ces conditions d'enfermement volontaire plusieurs mois par an ?
En 2012, j'ai demandé à la marine nationale que Le Monde soit le premier journal à pouvoir couvrir
une patrouille opérationnelle complète. Le temps suffisant pour approcher cette réalité, que ce soit à
bord d'un sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE), porteur de la bombe atomique, ou dans un
sous-marin nucléaire d'attaque (SNA).
Deux ans d'attente ont été nécessaires. J'ai réédité ma demande fin 2013, auprès du chef d'état-major,
l'amiral Bernard Rogel, éminent sous-marinier avec 27 000 heures de plongée. " Je ne vous ferme pas
la porte ", m'a-t-il répondu, ajoutant : " Si cela se fait, c'est ma femme qui va être jalouse ! "
Dans le sillage de son homologue américaine, la Royal Navy britannique venait d'annoncer qu'elle
féminisait ses équipages sous-mariniers. Une décision française ne pouvait plus tarder. Le moment
était propice. Le 15 avril, le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, annonce une série de mesures
en faveur de la promotion des femmes dans les armées. Parmi elles, l'ouverture des sous-marins
nucléaires à des officiers féminins à partir de 2017. Une " révolution ", selon la marine.
J'ai profité de ce moment historique.
L'accord donné pour embarquer, un mois, sur le SNA Perle, est passé au filtre de toute la hiérarchie
militaire : d'abord, le commandant de la Force océanique stratégique (FOST), l'amiral CharlesEdouard de Coriolis, et le chef d'état-major, l'amiral Bernard Rogel, les moteurs de l'affaire. Mais
aussi l'état-major des armées, le cabinet du ministère de la défense, les autorités chargées de la
protection du secret-défense. C'est ainsi, m'a-t-on dit à Paris, que je suis devenue un " élément
précurseur ".
Le monde clos des forces sous-marines vit très bien dans l'isolement. Par essence jaloux de son secret,
il se pense à part dans les armées. La FOST compose une petite famille, élitiste : 3 500 personnes,
dont 2 000 hommes naviguent. La communication vers l'extérieur tient peu de place dans cette
culture. Mais la marine peine désormais à attirer des jeunes dans ces métiers, techniques, exigeants.
Elle doit les faire connaître. En outre, les sous-marins représentent l'investissement le plus lourd de la
défense pour les prochaines années – il faut près de 10 milliards d'euros pour renouveler la flotte des
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SNA. Les militaires doivent démontrer aux décideurs politiques l'utilité stratégique de ces outils, en
ces temps de disette budgétaire. L'ouverture devient nécessaire.
La France possède dix sous-marins à propulsion nucléaire. Les quatre lanceurs d'engins (Le
Triomphant, Le Téméraire, Le Vigilant, Le Terrible) forment une des deux composantes de la
dissuasion, l'autre est portée par l'armée de l'air. Ils effectuent des patrouilles de soixante-dix jours
sans escale ni émission de communication, littéralement " dilués " dans les océans.
Les six sous-marins d'attaque (Rubis, Saphir, Casabianca, Emeraude, Améthyste, Perle) naviguent
par cycles de trois mois et demi de mer par an, entrecoupés de périodes de formation des personnels
et de maintenance au bassin. Leur mission est plus diversifiée. Ils assurent d'abord la protection des
lanceurs d'engins, leur " ouvrant " la route. Pour conforter la discrétion totale de ces " gros ", comme
les surnomment les sous-mariniers, ils ont pour tâche d'acquérir les milliers de signatures
acoustiques des navires, adverses comme alliés, susceptibles de menacer la dissuasion. Leur seconde
mission concerne le renseignement, à proximité des côtes : collecte d'images, écoutes
électromagnétiques, interceptions de communications. Ces opérations peuvent parfois être appuyées
par des forces spéciales déployées depuis le sous-marin. Elles ont eu lieu au large de la Libye en 2011 ;
elles se poursuivent en Méditerranée orientale. Enfin, les SNA portent des armes, torpilles et missiles.
Autant de missions que la Perle devait effectuer lors de cette navigation de l'été 2014. Le bateau est le
dernier-né des sous-marins de la classe Rubis. Ces SNA, conçus dans les années 1970, prendront leur
retraite progressivement à partir de 2017. La génération suivante, les Barracuda, des bateaux plus
gros (5 100 tonnes, contre 2 400 tonnes pour les Rubis), emporteront des missiles mer-sol de
croisière, capacité militaire que seuls les Russes et les Américains maîtrisaient jusqu'à présent.
J'ai été accueillie comme il se doit dans cet univers : avec une chaleureuse réserve. " Ça va être très
dur, madame Guibert ", m'a d'abord averti Stephan Meunier, le commandant de l'escadrille des SNA
à Toulon.
Cette dernière a organisé pour moi une semaine complète de formation à Toulon. On m'a délivré les
rudiments : navigation, veille sonar, simulateur de conduite à la barre, connaissances générales du
sous-marin. Accompagnée de Brice, un dévoué lieutenant de vaisseau, j'ai suivi des travaux pratiques
" incendie ", " fuite d'eau ", " fuite de vapeur ". Puis je me suis glissée dans un groupe de militaires
pour le stage de survie du centre d'entraînement au sauvetage individuel (CESI) de Brest, obligatoire.
La sécurité à bord sous l'eau est une préoccupation constante.
J'ai passé une visite médicale préalable. A 47 ans, j'ai dû signer une déclaration sur l'honneur selon
laquelle je ne serais pas enceinte pendant la navigation ! Jusqu'à présent, c'est au nom des risques
physiologiques auxquels seraient exposées les femmes que les sous-marins leur étaient fermés : de
possibles malformations fœtales en raison du taux élevé d'azote à bord, une exposition préjudiciable
au dioxyde de carbone.
Enfin, j'ai dû m'engager à respecter le secret-défense appliqué aux opérations. " Cela va très bien se
passer, madame Guibert ", m'a assuré le commandant Meunier à la sortie de cet enrichissant
purgatoire.
Un commandant m'a déclaré : " Les femmes, on savait que cela allait nous tomber dessus. Cela se
fera. Mais ce sera une complication. " Tous les services des armées, Légion étrangère et forces
spéciales comprises, sont, au moins sur le papier, ouverts aux femmes. Les navires de surface ont
accueilli les premières il y a vingt ans en France, parfois depuis plus longtemps dans d'autres marines.
Les sous-marins sont les derniers bastions masculins.
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Le sujet préoccupe les sous-mariniers de longue date. " Avisez l'équipage ! Donnez-leur pour
instruction qu'ils doivent complètement oublier que ces passagers sont des femmes. " Nous sommes
en 1959… au cinéma. Cary Grant, le commandant Matt Sherman de l'Opération jupons, comédie culte
de Blake Edwards, a fort à faire. En pleine guerre du Pacifique, Le Tigre des mers recueille à son bord
cinq infirmières de l'armée américaine. " Il se pourrait que cette intimité crée une situation
incompatible avec la bonne marche d'un sous-marin ", s'inquiète-t-il en ce funeste été 1941.
Clara Barton, fondatrice de la Croix-Rouge américaine, est la première à avoir embarqué dans ce qui
n'était alors qu'une boîte métallique, au XIXe siècle, rappelle le contre-amiral Jean-Marie Mathey
dans un recueil d'histoires vécues, Sous-marins en opérations (Altipresse, 2005). Dans les pays
nordiques, souligne-t-il, les femmes ont accédé au commandement d'un sous-marin dès les années
1970. Mais l'emploi de ces sous-marins " classiques ", fonctionnant au diesel, les distingue
radicalement de leurs cousins à propulsion nucléaire. Les premiers sont contraints de revenir à la
surface très régulièrement. Les seconds plongent durant de longs mois sans interruption. Dans ce
huis clos prolongé, la féminisation ne fait que commencer.
Le patron de la force sous-marine américaine a constaté que les écoles d'ingénieurs du pays
comptaient une moitié de filles. " Il a jugé qu'il ne pouvait plus se passer de ce vivier. Je tiens
exactement le même raisonnement ", confie l'amiral de Coriolis. Les Etats-Unis ont formé depuis
quatre ans une cinquantaine de femmes officiers pour servir dans leurs SNLE, à raison de trois par
équipage. Le président Barack Obama a reçu les vingt-quatre premières qualifiées en 2012 à la
Maison Blanche.
Au Royaume-Uni, quinze candidates sont dans la file d'attente pour servir sur les bâtiments de la
classe Vanguard. Dans le Silent-Service, les pionnières, Maxine Stiles, Alex Olsson et Penny Thackray,
" se sont qualifiées sans aucune difficulté ", a proclamé en juin 2014 le ministre de la défense, Philip
Hammond. A bord, elles occuperont des postes de logistique, d'ingénieur adjoint aux armes et
d'officier instructeur.
En France, seuls les SNLE, dont l'habitacle est plus vaste, vont dans un premier temps tenter
l'expérience. Trois femmes officiers y débuteront en 2017 : un médecin, un officier adjoint aux
opérations, une atomicienne.
" En vérité, les thèmes de la camaraderie entre personnes de sexes différents, de la compétition
professionnelle ou sentimentale, du voisinage rapproché ou du désir, et celui, incontournable, de la
jalousie de ceux ou celles qui restent à terre, sont plus plaisants lorsqu'ils sont traités au cinéma que
dans la réalité opérationnelle d'une mission ", affirme sans ciller l'amiral Mathey dans son livre. Il
faudra du temps avant que la présence des femmes se généralise. Au mois de juin, à l'issue de l'appel
interne à candidatures lancé par la marine, cinq volontaires seulement se sont manifestées, révèle
l'amiral de Coriolis.
L'état-major s'attendait à ce que les annonces ministérielles suscitent un certain enthousiasme, ou, à
défaut, un effet d'aubaine. Cela n'a pas été le cas. Le vivier d'officiers disponibles reste trop faible. Les
sujétions du métier de marin pèsent.
Les SNA n'ont pas été conçus pour accueillir des militaires femmes, ce qui exigerait, selon la loi, des
lieux de vie séparés. Dans de tels navires, l'espace est proprement minuscule. L'on se gêne
continuellement, dans des coursives trop étroites pour marcher de front. On dort dans des chambres
collectives dont les lits ont des allures d'armoires métalliques. On mange les uns sur les autres dans
d'exiguës cantines. Pas de parfum à bord de la Perle ! Les produits de toilette alcoolisés et les aérosols
sont proscrits pour des raisons de sécurité. Peu de bagages aussi ; il est compté 100 kg par homme,
paquetage compris.
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A bord d'un sous-marin, la vie quotidienne est celle d'un internat de garçons, la guerre en plus. J'ai
logé dans la " chambre à cinq " des officiers, dans une subtile cohabitation. Mais seule la douche, un
carré de 60 cm de côté, fut un obstacle du quotidien, avec sa porte saloon trop étroite et son rideau
qui collait au dos.
Chaque bateau compte deux équipages, le " rouge " et le " bleu ", envoyés en alternance à la mer. Les
75 marins de l'équipage " bleu " de la Perle m'ont accueillie avec une curiosité bienveillante. J'étais
leur doyenne ! L'âge moyen du bord s'établissait à 27 ans.
La question de la féminisation les divise. Certains ne veulent pas en entendre parler. " Vous avez vu,
on ne peut pas circuler sans se toucher ! Alors, avec des femmes ! " D'autres craignent que la marine
n'instaure des quotas, synonymes pour eux d'une baisse des compétences. J'ai aussi trouvé des
fatalistes. " En Norvège, dans les sous-marins classiques, ils forment des équipages complètement
mixtes, on n'a qu'à faire la même chose, et ce sera réglé. "
En réalité, les femmes sont déjà bien présentes à bord. Dans les banettes des marins, où les
magazines porno-chic côtoient les romans de science-fiction. A la cafétéria, où une infinie variété de
clips érotico-musicaux est diffusée en alternance avec les incontournables vidéogags. Mais ce sont les
absentes qui animent les conversations. C'est à leur compagne que les marins pensent. Ils savent
qu'elle supporte beaucoup pendant leur absence. Et ils craignent que cette vie, régulièrement mise
entre parenthèses pendant leur navigation, n'aie raison de leur couple.
Pour comprendre " l'esprit d'équipage ", le commandant Meunier m'a prêté deux des livres de chevet
des officiers de la force sous-marine. Celui, d'abord, du capitaine de frégate Jean L'Herminier, le
pacha du Casabianca. Un témoignage publié dans une édition France Empire de 1949, que j'ai ouvert
religieusement. Le commandant L'Herminier, un héros de la seconde guerre mondiale, a forcé fin
1942 le blocus allemand du port de Toulon juste avant le sabordage de la flotte française, pour
rejoindre Alger.
Le " Casa ", comme l'appellent affectueusement les sous-mariniers, mènera de nombreuses
opérations secrètes préparatoires à la libération de la Corse. Il a ainsi emmené en septembre 1943 une
compagnie du bataillon de choc Gambiez, la première des opérations de débarquement. L'aventure a
voulu que le commandant de la Perle, Jérôme Colonna d'Istria, avec qui j'ai navigué, soit un héritier
direct de cette histoire. Officier de gendarmerie, le chef des maquis corses, Paulin Colonna d'Istria,
alias Cesari, que le Casabianca a aussi convoyé d'Algérie avec ses armes, était un cousin de son grandpère.
Le second ouvrage pouvait surprendre. Il s'agit des Mémoires d'un officier allemand de la Wehrmacht
décoré par Hitler, Günther Prien, ingénieur mécanicien auteur d'un exploit que la propagande nazie a
largement exploité. Ce commandant de U-Boot (Unterseeboot, " sous-marin ", en allemand) réussit
en octobre 1939 à pénétrer dans la baie écossaise de Scapa Flow, où il coula un navire amiral de la
flotte britannique, le cuirassé HMS Royal-Oak. Le U-47 du commandant Prien fut à son tour coulé en
1941 après avoir envoyé par le fond une trentaine de bâtiments alliés.
Les deux témoignages, m'a précisé le commandant Meunier, " ont le mérite de montrer comment le
sous-marin du temps de paix peut se transformer très rapidement en un redoutable outil de guerre
". Cet héritage demeure, même si les marins de la Perle n'ont pas reçu l'ordre d'engager le feu
autrement qu'en exercice durant la navigation de l'été 2014.
De la Méditerranée à l'Atlantique, leur mission a été très différente de celle que la Perle avait vécue au
cycle précédent, marquée par une longue présence au large des côtes syriennes. Les missions
changent ainsi continuellement, les sous-mariniers y sont rompus.
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Le défi, dans cet univers clos, tient dans la capacité d'adaptation d'une fragile communauté humaine.
Ma présence n'a été annoncée qu'au dernier moment. Quand je les ai rejoints, le 18 juin, j'ai
commencé par un impair en disant bonjour à un officier marinier : " C'est la dernière fois que je vous
serre la main, on ne se serre pas la main à bord ", m'a-t-il asséné avec un sourire froid. Puis le
commandant en second m'a présentée devant les marins réunis pour l'appel sur le quai de Toulon : "
Mme Guibert est journaliste au Monde. Elle veut mieux connaître la vie de sous-marinier. Elle va
rester un mois avec nous. " Ils ont applaudi.
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