Le jeu des langues dans les familles bilingues d`origine étrangère

Transcription

Le jeu des langues dans les familles bilingues d`origine étrangère
Education et Sociétés Plurilingues n°6-juin 1999
Le jeu des langues dans les familles bilingues d’origine étrangère
Christine DEPREZ
Les bilinguismes urbains d’origine migratoire sont actuellement très
étudiés. Les pratiques familiales sont soigneusement observées car c’est
bien dans la transmission de la langue maternelle des parents que se
constitue le bilinguisme des enfants. Mais les observations menées in vivo
questionnent souvent les modèles habituels qui répartissent de façon
cloisonnée les langues en contact, selon leur fonction ou leur domaine
(maison, école, commerce, administration, par exemple), situations que les
sociolinguistes appellent "diglossiques".
Les bilinguismes urbains en Europe du Nord se caractérisent par une
grande diversité de langues (persan, penjabi, chinois, turc, croate) et de
situations (émigrés, réfugiés, étudiants, couples mixtes, etc.). Etudiée cas
par cas, chaque famille ne s’insère que partiellement dans nos systèmes de
catégorisations et bouscule souvent nos idées reçues. Notre enjeu sera donc
ici, à partir des enquêtes menées à Paris, de tenir un discours qui ait une
certaine portée générale mais qui n’écrase pas les spécificités de chacun.
Les bilinguismes urbains en Europe du Nord se caractérisent par une
grande diversité de langues (persan, penjabi, chinois, turc, croate) et de
situations (émigrés, réfugiés, étudiants, couples mixtes, etc.). Etudiée cas
par cas, chaque famille ne s’insère que partiellement dans nos systèmes de
catégorisations et bouscule souvent nos idées reçues. Notre enjeu sera donc
ici, à partir des enquêtes menées à Paris, de tenir un discours qui ait une
certaine portée générale mais qui n’écrase pas les spécificités de chacun.
Dans les trois-quarts des familles, la langue d'origine des parents se
maintient, lorsqu'ils sont de même langue maternelle, mais elle est rarement
utilisée seule. La communication familiale se fait dans les deux langues (le
français et la langue étrangère). Aussi, 70% des jeunes enfants, pour la
plupart nés en France, peuvent-ils déclarer parler bien ou assez bien la
langue de leurs parents, tout en attestant leur compétence en français..
•
La famille est le lieu d’une “ double médiation ”. Les parents
transmettent leur langue, mais à leur tour les enfants apportent le
français à la maison et parfois l’apprennent à leur mère : la famille est
alors le lieu non pas seulement de la transmission de la langue des
parents mais celui d’un véritable échange de langues entre générations.
C. Deprez, Le jeu des langues dans les familles bilingues d’origine étrangère
•
La stricte répartition, qui voudrait attribuer l'usage unique d'une langue
à une personne (par exemple dans les couples mixtes : langue du père,
langue de la mère) ne fonctionne pas plus, au quotidien, que la
répartition par domaine ou par thèmes évoquée plus haut. Des modalités
d’affectation préférentielles (de l’ordre du “ plutôt ”) sont à envisager.
Les gens ont tendance à parler plutôt une langue ou l'autre (ou les deux,
si c'est possible) dans telle ou telle situation, sans exclusive (sauf avec
une personne monolingue, bien sûr).
Le brouillage des frontières
La famille en France n’est qu’un des lieux d’apprentissage de la langue
maternelle, l’autre étant le pays d’origine, où s’effectue le ressourcement
linguistique et la confrontation avec la norme monolingue actuelle. Obligé
de parler avec les monolingues de “ là-bas ” (grands-parents, cousins,
voisins), l’enfant construit un solide bilinguisme fonctionnel, né de la
nécessité de communiquer. Paradoxalement, au cours des vacances, les
habitudes françaises se maintiennent et les enfants qui parlaient français
entre eux en France continuent à le faire au Portugal (pour prendre cet
exemple).
D’autre part, en France, le parler bilingue sort du domaine privé : il
s’entend dans les lieux publics (métro, supermarchés, bibliothèques,
radios). Il est aussi revendiqué par des humoristes et par certains groupes
musicaux.
Le jeu des langues dans les conversations
L’alternance des langues apparaît en premier lieu comme une nécessité
fonctionnelle : elle comble l’assymétrie des répertoires entre générations, la
langue "forte" des parents reste souvent la langue d'origine, celle des
enfants le français. Cependant, la fluctuation des langues observée dans les
conversations courantes, quelles que soient ses modalités, relève bien
moins de l’incompétence que de l’appropriation d’un double registre et de
la mise en jeu d’une véritable polyphonie : à la pluralité des voix
entendues, correspond celle des locuteurs et de leurs intentions, c’est-à-dire
à la fois le jeu des alliances conversationnelles et celui des modalisations
expressives. A ce titre, le changement de langue (comme changement de
forme) est considéré comme un signe à interpréter en situation : lorsqu'on
l'appelle par son prénom roumain, Oana sait qu'elle va se faire disputer !
Les représentations du parler familial bilingue
Rattaché à l’idée d’une confusion entre les idiomes ou d’une dégradation
de la langue originelle, le parler bilingue fait l’objet d’une représentation
négative de la part des autochtones monolingues des deux pays,
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C. Deprez, Le jeu des langues dans les familles bilingues d’origine étrangère
représentation souvent intériorisée par les bilingues eux-mêmes. Cependant
dans les entretiens les plus récents, on voit apparaître des signes de
changement dans :
a) le mode d’appellation par néologie : un “ mix ”, le “ fran-yougo ”, etc.
b) la revendication de la normalité de ce parler et de son caractère naturel,
à côté des usages monolingues des langues qui le constituent
c) la maîtrise déclarée du sujet sur ce jeu et la conscience de ses effets.
En conclusion
Le lien postulé par la sociolinguistique entre forme et fonction des langues
se retrouve ici. Dans les migrations urbaines, caractérisées par la
circulation des personnes et des langues, où les enjeux territoriaux et
identitaires ne sont pas les mêmes que dans les situations diglossiques, le
parler “ mixte ” s’impose comme mode de communication à part entière
dans les familles bilingues. Pour les jeunes confrontés à un environnement
cosmopolite et à une école linguistiquement monolithique, il reflète et
construit à la fois une réalité et une identité, éphémère peut-être, mais
neuve.
Référence
Christine DEPREZ. 1994. Les enfants bilingues : langues et familles. Paris: Didier,
CREDIF (coll. "Essais").
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