effet miroir : la notion d`identité en milieu festif techno

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effet miroir : la notion d`identité en milieu festif techno
Anthony Beauchet – Effet miroir ou la notion d’identité en milieu techno
2001 – www.anthonybeauchet.com
EFFET MIROIR : LA NOTION D’IDENTITÉ EN MILIEU FESTIF TECHNO
IDENTITES MULTIPLES
Originaires des Etats-Unis, la House (1985 à Chicago) et la Techno (1988 à Détroit) sont arrivées en
Europe (en Grande-Bretagne dans un premier temps) comme une vague déferlante fin des années
1980/début des années 1990. La popularité de ces genres électroniques est due essentiellement au
phénomène des raves parties, véritable fête-marathon où les ravers se laissent porter par les sons,
submerger par la puissance et emporter par les effets empathiques de l’ecstasy. La jeunesse devient
représentante de la House Nation, autrement dit d’une communauté techno solidaire, pacifiste et
festive. Néanmoins, la scène rave rencontre très vite la médiatisation et ses articles dramatiques, si
bien que les politiques européennes ne voient pas ces manifestation d’un très bon œil : le
gouvernement Thatcher va même jusqu’à voter une loi en 1994, le Criminal Justice Act, qui interdit
tout rassemblement de plus de dix personnes sur une musique à caractère répétitif. Cette loi va avoir
des répercutions dans toute l’Europe et va ainsi diviser la House Nation, certains préférant éviter la
sanction en regagnant les clubs qui ont déjà compris que les musiques électroniques sont un filon à
exploiter au maximum.
Si l’on se réfère à Howard-Samuel Becker dans Outsiders, on peut mettre en avant l’idée que
l’identité est une notion située au carrefour de la norme et de la déviance. En effet, « les groupes
sociaux créent de la déviances en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance,
en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants »1. Avec les
effets du Criminal Justice Act, la House Nation a disparu pour laisser place à des groupes plus ou
moins homogènes, aux frontières floues. Ainsi, le clubber symbolise l’individu respectant la loi et
allant faire la fête dans des lieux prévus à cet effet et reconnu par les autorités : les clubs. Le raver,
quant à lui, devient un personnage déviant continuant à agir au nom de la House Nation : de ce fait, il
viole les lois en vigueur. Dans le cas de la France, l’identité « normale » et « déviante » est encore
plus floue car il existe non plus deux acteurs de la scène techno, mais trois : le clubber, le raver (qui
va en soirée techno, en rave party au statut légal et reconnu par la loi) et le teuffeur (qui va en free
party, fête organisée en toute illégalité et sans autorisation préfectoral)2.
Mais la notion d’identité, si elle permet de comprendre les différents acteurs de la scène techno, est
aussi utilisée comme moyen de régulation interne à chacun de ses groupes d’acteurs. Pour
comprendre ce phénomène, il faut de nouveau se tourner vers Howard-Samuel Becker, et plus
particulièrement comprendre l’usage qu’il fait du terme d’« outsider » à travers son ouvrage. En
effet, « outsider » est à entendre dans le sens d’« étranger », notamment d’« étranger au groupe ».
Ici, ce ne sont plus les normes représentées par la loi extérieure au groupe qui sont en jeu mais bien
celles véhiculées à l’intérieur de celui-ci, autrement dit la règle. Pour être considéré en tant que
clubber ou teuffeur, il y a des pratiques qui sont sévèrement critiquées si elle se manifeste à
l’intérieur d’un groupe : dès lors, toute personne exerçant ces pratiques excessives, dérisoires ou/et
malsaines est considérée comme étrangère au groupe bien qu’ayant d’autres attributs de celui-ci.
Par exemple, dans le cas du clubber, les comportements davantage sexuels que sensuels sont
dénoncés tout comme l’excès de drogue pour le teuffeur car ce sont des pratiques entravant le bon
déroulement d’une fête et donnant une image trop contrastée du groupe en son entier. Cela rejoint
les propos d’Erving Goffman : « être réellement un certain type de personne, ce n’est pas se borner à
1
BECKER H.-S., Outsiders (« études de sociologie de la déviance »), Paris, Ed. A.-M. Métailié, 1985, p. 32-33.
Il est intéressant de remarquer que dans le cas français, le terme de rave party est passé du coté de la norme. Le mot « rave » a perdu sa
signification originelle, « rave » voulant dire « battre la campagne » en anglais. Pour éviter toute confusion avec des fêtes où ils ne se
reconnaissent pas, les teuffeurs ont inventé le terme de free party qui a un double sens en anglais : « gratuit » et « libre ».
2
1
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posséder les attributs requis, c’est aussi adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le
groupe social y associe »3.
La notion d’identité nous apparaît ainsi comme paradoxale à deux niveaux. Dans un premier temps,
étant au carrefour de la norme et de la déviance, elle est à la fois respect de la loi et transgression de
celle-ci. C’est dire ici que le milieu techno présente une identité « normale » et une identité déviante,
comme si la norme ne pouvait agir directement sur l’identité en général. Or nous l’avons vu
précédemment, la déviance est le produit de la société : elle est un étiquetage du déviant ;
autrement dit, l’identité est produite de l’extérieur au nom de l’interaction entre les différents
groupes. Dans un deuxième temps, l’identité permet à la fois de définir un groupe en son entier (le
clubber, le teuffeur) mais sert aussi à identifier au sein du groupe ceux qui en font partie et les
« outsiders ». Dans ce cas, le clubber et le teuffeur agissent tous deux au nom de la norme : le clubber
condamne la déviance là où le teuffeur condamne la déviance non conforme ; autrement dit,
l’identité est aussi produite de l’intérieur au nom de l’interaction entre les membres d’un groupe.
Dans cette perspective et pour mieux illustrer mon propos, j’ai entrepris de dresser une
ethnographie de l’identité en milieu techno en prenant le clubber et le teuffeur comme référence
puisque ces deux groupes sont considérés comme les antagonistes du mouvement. Je montrerai
dans un premier temps ce que signifie qu’être clubber et teuffeur pour donner sens à la notion
d’identité collective. Dans un deuxième temps, je décrirai les pratiques condamnées à l’intérieur qui
permettent de désigner les « outsiders », les individus qui n’ont alors plus le droit d’être reconnu en
tant que clubber ou teuffeur.
RESSEMBLER A : L’IDENTITE COMMUNAUTAIRE
De l’espace
Le clubbing se déroule toujours dans un espace configuré et prévu à cet effet : un espace fermé, fixe
dont l’intérieur se subdivise en plusieurs petits espaces aux fonctions bien précises (la piste pour
danser, le bar pour boire et des sièges disposés un peu partout pour discuter ou se reposer). Le club
ne cherche pas à se métamorphoser, sa disposition et sa décoration faisant partie d’une scène quasi
immuable. Le clubber a tendance à revenir dans un même espace de fête parce que le son est
« bon », l’ambiance est joyeuse et l’endroit est suffisamment sécurisé pour danser sans crainte de
violence collective (certains clubs ont une telle réputation) ou pour entrer sans problème (certains
clubs affichent encore une politique raciste à l’entrée ou se basent sur des critères personnelles tels
que l’homosexualité et la féminité excessive)4. Le club cherche avant tout à fidéliser sa clientèle pour
en faire des habitués : il n’est pas rare que durant la soirée ou à la sortie, des personnes sont à
charge de distribuer des invitations gratuites à tout individu qui semble dans l’esprit du club.
La teuf (« fête » en verlan) recouvre un caractère imprévisible qui donne du piment à ses
participants. Elle se déroule toujours en un lieu écarté de la « civilisation » ou dans des endroits
abandonnés, oubliés de la mémoire collective. Ainsi, la nature est souvent sollicitée (bois, forêts,
champs, grottes), de même que les lieux en cours d’exploitation (carrières) ou obsolètes (entrepôts
désaffectés). Les teufs sont mobiles et ne s’organisent jamais en un même endroit d’un week-end à
un autre. Le teuffeur est donc constamment obligé de s’adapter à l’espace festif d’où sa préférence
pour un vêtement uniforme et passe-partout. Le lieu envahi pour une nuit n’est jamais clairement
3
GOFFMAN E., La Mise en scène de la vie quotidienne (« 1. La Présentation de soi »), Paris, Les Editions de Minuits et Erwing Goffman,
1973, p.76.
4
Les clubs n’affichent pas clairement leurs critères personnels mais on peut les apercevoir derrière les propos de certains videurs qui
refusent des personnes à l’entrée en lançant « c’est une soirée privée sur invitation » ou « c’est une soirée pour les habitués ». Il est
d’autant plus remarquable de constater le phénomène lorsque la presse étudiante ou techno annonce des soirées gratuites, la gratuité
dissimulant bien souvent la sélection à l’entrée.
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défini et délimité ; il y a toujours un dancefloor (« espace de danse » dans le jargon techno) mais
différents petits espaces de fête se créent au cours de la soirée. Ainsi, il n’est pas rare de voir un
cercle se former pour laisser place à des cracheurs de feu improvisés ou à un feu de camp. Les
alentours de la fête sont très prisés et servent de lieux de deal, de chill out (les voitures permettent
de s’isoler de la musique pour se reposer, discuter, manger ou prendre sa drogue) et de toilettes (le
teuffeur peut-être assimilé ici au campeur). Les teufs étant imprévisibles (intempéries, bouche à
oreille plus ou moins efficace, distance pour se rendre au point de rendez-vous), le nombre de
participants varie d’une soirée à l’autre ; mais le phénomène des habitués – disons plutôt des
connaisseurs – reste néanmoins une réalité.
De la musique
Le clubber raffole de la House parce qu’elle correspond au genre électronique le mieux accepté par la
société et donc le plus reconnu. Des groupes français comme Daft Punk ou Cassius ont renforcé les
attaches des clubbers, fiers de la réussite de leurs stars mondialement sollicitées. Sur Internet, les
sites sur le phénomène de la french touch sont en pleine explosion et les Majors entretiennent un
marché juteux de compilations House en tout genre5. Le clubber aime le son au point de faire de sa
voiture une sorte de mini-club personnel : combien de fois peut-on entendre le son de la House en
plein centre ville émanant d’une voiture aux vitres baissées avec le son au volume maximum ! La
House reste une musique facile d’accès puisque diffusée à l’échelle nationale, voir mondiale : radio,
publicité, générique de télévision, bande originale de film… En club, la House pousse les danseurs à
s’exprimer par leur corps dans une certaine sensualité : cela peut se comprendre en partie par la
chaleur des sons (comparé aux sons froids de la Techno) et l’enracinement du genre dans la
communauté homosexuelle (la House a d’abord été une moyen de reconnaissance pour la
communauté gay, au même titre que l’a été le Disco dans les années 1970).
Le Hardcore caractérise la teuf illégale. Cette musique se veut extrémiste parmi les genres
électroniques et cherche à s’éloigner des normes musicales communément admises par la société. Le
bruit et la vitesse du tempo sont mis en avant dans la création et en teuf, la notion de star-system
tend à être abolie : les DJs mixent la plupart du temps cachés derrière une tenture ou un panneau en
bois. Les disques diffusés en teuf ne sont pas connus des teuffeurs et cela donne l’impression que les
morceaux sortent un peu de nulle part. Cette idée d’anonymat est renforcée par le fait que le
Hardcore n’est pas accessible facilement : il n’est ni diffusé en radio, ni à la télévision. On peut
l’entendre uniquement chez des disquaires spécialisés (ce qui signifie qu’il faut avoir des platines
vinyles pour écouter les disques chez soi) ou sur quelques compilations CD qui ne font pas
l’unanimité chez les teuffeurs. L’écoute du Hardcore au-delà du cadre festif reste accessible au plus
grand nombre grâce aux cassettes audio vendues en teufs : cela implique une partition en free party
pour disposer de ce genre électronique.
De l’apparence
Le clubbing s’inspire largement de la mode et des tendances actuelles. Rattaché à la communauté
gay, le clubber prône un goût prononcé pour l’exubérance. Son apparence vestimentaire renvoie à la
gaieté des couleurs ou encore au coté bourgeois des grande marque et de la tendance noire et blanc.
Les habits sont la plupart du temps assez moulants, ce qui permet de faire ressortir les formes du
corps tant masculines (les muscles) que féminines (les seins, les fesses). L’homme et la femme sont
dont pris dans l’engrenage du « faire voir », autrement dit de la séduction. Plaire à l’autre (videurs à
l’entrée ou sexe opposé à l’intérieur du club) est une pratique intrinsèque au clubbing.
5
La House se divise en de nombreux styles tels que la Deep-House, la Latin ou Afro-House, la Hard-House, la Disco ou Funky-House…
Chacun peut y retrouver une émotion particulière allant de la beauté du son et de la mélodie (Deep-House) au son entraînant et très festif
de l’Amérique Latine ou de l’Afrique.
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Au niveau de la pilosité, les cheveux sont coiffés avec minutie et rien n’est laissé au hasard : les
hommes n’hésitent pas à utiliser du gel pour ôter toute mèche ou tout épis pouvant nuire à leur
coiffure ; les femmes s’attachent les cheveux ou les laissent retomber sur leur corps afin par exemple
de mettre en valeur un décolleté ou un parfum qui se diffuse à chaque mouvement de tête. Les
extravagances sont permises et l’on peut ainsi croiser en club des cheveux rouges, bleus, des mèches
blondes… Tout est permis du moment que cela reste dans une logique de propreté et d’esthétique.
En effet, les hommes, s’ils ont une barbe ou une moustache, doivent en exhiber les parfaits contours
et la perfection du rasage. Le poil est toléré s’il ajoute un charme supplémentaire à la personne qui le
met en avant.
Faire la teuf, c’est avoir conscience que l’interdit a été franchi. Le teuffeur est donc un caméléon au
niveau vestimentaire puisque ses vêtements se fondent avec le lieu où il se trouve. La nuit est une
explication à la couleur sombre des habits allant du marron foncé en passant par le kaki et le noir. Le
treillis caractérise le teuffeur car il présente un aspect pratique en raison des ses nombreuses poches
(ce qui évite d’avoir un sac en permanence sur soi) et de sa coupe large qui ne va pas sans rappeler
les précautions d’usage relatives à l’usage de l’ecstasy (le port d’habit ample réduit les risques
d’hyperthermie). La capuche des sweat-shirts ou des blousons permet à la tête d’être recouverte et
ainsi de dissimuler le visage si l’on souhaite garder l’anonymat : c’est aussi un signe d’appartenance
au même titre que le treillis. Ainsi décrit, le teuffeur ressemble à un aventurier qui a tout son
équipement sur lui et qui recherche le goût du risque en brisant les interdits. Les habits ne vont pas
sans rappeler les habits militaires et le penchant contre-culturel du mouvement : être teuffeur, c’est
être engagé dans un combat contre la norme.
Au niveau de la pilosité, on peut constater deux tendances concernant les cheveux. D’un coté on
trouve des crânes quasi rasés et d’un autre, les dreadlocks. Ces « coiffures » rappellent
réciproquement le mouvement skinhead et rasta, deux mouvements contestataires dans le milieu
musical. Le teuffeur exprime donc par son absence de cheveux ou par l’artistique de ses cheveux
longs un coté revendicatif, voir anarchique. Les femmes et les hommes tendent à l’uniformisation
tant dans le coté vestimentaire (les formes féminines disparaissent derrière la largeur de l’habit)
qu’esthétique (le crâne rasé apparaît comme une abolition de la féminité si l’on garde en mémoire
les événements de la seconde guerre mondiale). Il existe aussi une mode chez le teuffeur exprimée
par le biais du tatouage et du piercing : les éléments esthétiques ne sont pas considérés comme
extérieur au corps (à l’inverse du maquillage et du gel chez le clubber) : toute marque corporelle chez
le teuffeur est définitive est fait partie intégrante du corps (l’encre du tatouage ou le trou du
piercing).
De la déviance
Le club trouve un prolongement dans l’alcool. La boisson alcoolisée recouvre diverses fonctions pour
le clubber. Dans un premier temps, elle permet de se laisser aller plus facilement en collectivité et de
dévoiler ainsi une part de sa personnalité, celle-ci pouvant être dissimulée derrière les barrières de la
timidité ou de l’éducation ; il n’est pas rare d’entendre quelqu’un au lendemain d’une soirée
dire : « J’en croyais pas mes yeux… C’est bien la première fois que je voyais X danser comme ça ! ».
L’alcool supprime aussi la retenue et tend à favoriser la drague ; j’ai déjà observé nombre de clubbers
danser puis subitement s’arrêter et s’extraire de la piste au bras d’une personne inconnue pour se
diriger vers le bar ou encore certains d’entre eux danser en titubant auprès d’une personne du sexe
opposé qu’il regarde avec insistance. Je tiens à rappeler ici que tous les clubbers ne sont pas des
consommateurs d’alcool et qu’ils vaquent donc à d’autres occupations durant la soirée.
Le clubber qui ne boit pas peut venir en club uniquement pour danser toute la nuit. La danse fait
l’objet de chorégraphies les plus diverses : le rythme de la House est marqué à chaque mesure et le
corps se plaît à déhancher en tout sens, un peu à l’instar d’un poisson dans l’eau. La danse est un
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moyen d’expression qui va de paire avec la séduction en club : on peut apercevoir de temps à autre
des couples s’embrasser sur la piste ou se toucher le corps (le sien ou celui de son partenaire) sans
gêne aucune. La danse reste une exhibition dont se délectent les autre clubbers en présence.
Certains viennent aussi en club pour discuter et rencontrer du monde : la drague est encore ici sousjacente car à partir du moment où deux personnes du sexe opposé se parlent, on les soupçonne de
se séduire mutuellement. Les discussions favorisent le contact de proximité et le toucher car pour
parler à son interlocuteur, il faut coller sa bouche contre son oreille.
La teuf trouve un prolongement dans la drogue. Je rappellerai ici que l’alcool vendu ne se trouve que
sous la forme de canettes de bière et que toute autre boisson alcoolisée présente est un apport des
participants. Les drogues consommées sont multiples : cannabis, ecstasy, LSD, protoxyde d’azote,
kétamine, GHB, cocaïne, héroïne… Pris dans un contexte festif, la drogue participe à la danse (que les
teuffeurs considèrent être de la transe) et à la communication avec les autres participants (l’ecstasy
par exemple favorise le contact grâce à son effet d’empathie). Il y a aussi des non consommateurs
qu’il ne faut pas négliger.
Le teuffeur non consommateur participe à la danse et il est parfois difficile de le distinguer du
consommateur en raison des affinités multiples que chacun a avec le son du Hardcore : certains
bougent sur les aigus, d’autres sur les médiums et d’autres encore sur les graves. Tout le monde est
uni par la danse et par la puissance dévastatrice de la rythmique. Le non consommateur peut
également discuter et échanger de bouts de lui-même avec les autres teuffeurs : l’ambiance
favorisée par la drogue permet de ne pas juger l’autre, de l’accepter et ainsi de favoriser la
conversation (qui tourne souvent autour de la drogue mais aussi de la vie quotidienne, des amours,
de la musique…). Le sexe semble aboli de la teuf et la drague paraît déplacée : il prône davantage un
sentiment de solidarité et de compassion entre les participants. Le temps de la fête, lui-même
incertain, demande un rythme festif particulier : alors que les consommateurs sont pratiquement en
éveil tout le temps de la teuf, le non consommateur fait des pauses fréquentes en s’asseyant pour
voir la foule danser ou discuter ; certains dorment même une ou deux heures (dans la teuf ou dans la
voiture) avant de retrouver le dancefloor.
SE DISTINGUER DE : L’IDENTITE SPECIALISEE
Des espaces
Le clubber aime à se distinguer selon le lieu où il va. En effet, on peut constater qui existe une nette
différence entre un club généraliste (privilégiant une heure ou deux de House) et un club spécialisé
(dont la programmation House dure toute la soirée). Le clubber se reconnaît en tant que tel dans le
deuxième cas : il récuse ceux allant dans le club généraliste car ce sont pour lui des personnes
ignorantes en matière de musiques électroniques puisque dansant autant sur du Rock, de la Pop ou
de la House. Ainsi, les termes de « pépé » ou « ringard » sont utilisés par les clubbers pour marquer
une large différence d’esprit festif : le premier terme marque une rupture de génération alors que le
deuxième va plus loin en dénigrant tous les autres genres musicaux. Le clubber, c’est donc celui qui
ne va pas en club généraliste pour se mélanger à n’importe qui et écouter n’importe quoi.
Du coté des teuffeurs, la gestion de l’espace marque une très large différence d’esprit. Le milieu free,
qui était jusque-là réservé à une communauté d’organisateurs solidaires avides de sons et de
sensations fortes, s’est développé à un tel point qu’il est possible à quiconque aujourd’hui de monter
une teuf quand il veut, où il veut. Les organisateurs se sont multipliés pour se diviser en deux
tendances : il y a d’un coté ceux qui construisent un concept free, autrement dit underground, en
essayant de véhiculer des valeurs et des pratiques léguées par leurs aînés, notamment la Spiral
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Tribe6. D’un autre coté, il y a des organisateurs qui se sont inspirés de ce modèle de fêtes gratuites
mais qui ne véhiculent aucune valeur, aucun esprit festif particulier : pour eux, la teuf devient un
moyen facile de gagner de l’argent (sur les boissons, la drogue…). Cette tranche d’organisateurs est
fortement dénoncée par les teuffeurs, notamment en ce qui concerne l’écologie qui est partie liée à
la fête : de plus en plus, les free parties sont montrées du doigt par les autorités non plus seulement
pour la drogue qui y circule mais aussi parce qu’après une teuf, certains organisateurs (et teuffeurs
par la même occasion) laisse le lieu saccagé et sale ; cette attitude non festive a amené certaines
communes à déclarer la guerre au milieu free. Le teuffeur, c’est donc celui qui véhicule des valeurs et
qui respecte l’environnement bien qu’étant hors-la-loi.
Des musiques
Le clubber, même s’il est représentatif de la musique « commerciale », n’en reste pas moins critique
quant à la musique qu’il écoute. La House et l’utilisation du terme lui-même montre que la personne
fait partie des connaisseurs, contrairement au terme « techno » qui a des définitions multiples et que
le grand public utilise pour désigner l’ensemble des musiques électroniques. La House cherche en
permanence à se distinguer de la Dance, genre musicale né des Majors afin d’accroître leurs ventes
de CD. La Dance a longtemps donné une image négative à la House et il est frappant aujourd’hui de
voir comme le clubber la dénigre : pour ce dernier, elle n’innove en rien et ne fait qu’imiter
maladroitement la House. En somme, la Dance est au club généraliste ce que la House est au club
spécialisé. Les clubbers ont tendance à bouder les compilations CD et préfèrent se tourner du coté
d’un artiste qu’ils affectionnent particulièrement et qui devient du même coup une référence dans le
genre à leurs yeux. On peut comprendre ainsi pourquoi les Daft Punk ont vendu plus d’un million
d’albums. Le clubber est donc celui qui sait faire la différence entre la fausse House incarnée par la
Dance et la vraie House.
Le teuffeur, quant à lui, n’est pas une cible évidente pour les Majors car le Hardcore, bien plus qu’une
simple musique, est aussi une philosophie de création musicale qui va de paire avec la free party. Il
devient difficile alors de concevoir un CD qui ne prenne pas en compte l’esprit de la teuf. Pourtant,
un style de Hardcore venu des Pays-Bas, le Gabber, a connu un vif succès commercial tout en restant
boudé des teuffeurs français. Ceci peut s’expliquer de plusieurs manières mais la plus significative
relève à mon avis d’une volonté de ne pas laisser le Hardcore entre les mains des Majors et tenter
ainsi de préserver l’esprit underground et l’anonymat qui l’accompagne. Comme je l’ai montré
précédemment, les disques joués en teuf relève du mystère, de l’inconnu. Lorsque le Gabber
apparaît au rayon « techno », l’image qui en ressort est en parfait décalage avec l’esprit de la teuf :
pochettes de CD représentant le macabre et la violence contre l’empathie et la solidarité des teufs,
couleurs vives contre le sombre des vêtements et le noir et blanc des flyers7 prônés par les free
parties… A l’écoute, on a l’impression d’avoir affaire à une musique jouée en accéléré. En somme, ce
qui est décrié par les teuffeurs, c’est l’usage facile des instruments électroniques et la production
musicale d’un Hardcore stéréotypé. Le teuffeur, c’est donc celui qui sait distinguer le Hardcore
« commercial » de celui joué en teuf.
Des apparences
Le clubber aime à séduire comme nous l’avons vu auparavant. Cependant, un personnage féminin
reste extrêmement critiqué pour sa tenue vestimentaire qui, bien que dans une logique de
séduction, devient un moyen de transformer celle-ci en caractère sexuel. Je veux parler ici de celle
que les clubbers appellent vulgairement la pouf. Il s’agit d’une femme qui affiche un maquillage très
6
La Spiral Tribe est un collectif de Travellers anglais utilisé comme modèle dans le milieu free party. Leur idée de base est d’organiser des
fêtes gratuites aux sons des musiques électroniques. La tribu s’est divisée en plusieurs petits groupes qui sillonnent le monde avec leur
sound-system (« sono mobile »).
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Support en carton ou en papier annonçant une teuf.
6
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provoquant (rouge vif) et des tenues qui ne font plus appel à l’imaginaire mais qui inflige directement
au regard une partie intime du corps. Les collants déchirés, les mini-jupes, les hauts entièrement
transparents entrent dans une logique sexuelle dévastatrice pour les autres clubbeuses qui ne se
reconnaissent pas dans l’image véhiculée par la pouf. Les critiques adressées aux poufs sont encore
plus manifestes lorsque celles-ci font des strip-teases sur la piste de danse ou montent sur le podium
le plus en vue afin que les clubbers en-dessous puissent constater qu’elles ne portent pas de culotte.
Le clubber est donc celui qui prône davantage la séduction que le sexe.
Les teuffeurs aiment s’habiller de manière quasi uniforme bien que toute personne habillée
différemment ne soit pas exclue de la teuf. Néanmoins, il est un groupe présent dans la fête qui est
mal perçu des teuffeurs : il s’agit de la racaille, terme utilisé pour désigner les individus issus des
banlieues, avec toute les caractéristiques vestimentaires de celles-ci (survêtements clairs, marques
de sport, baskets…). La racaille fait partie de la teuf mais non pas dans une logique festive : elle
cherche à revendre de la drogue, souvent de mauvaise qualité, ce qui accroît la méfiance des
participants. Elle se mêle aux danseurs ou occupe des points stratégiques de la teuf pour accoster les
teuffeurs. Néanmoins, ce groupe a provoqué de vives tensions au sein des participants qui dénoncent
l’accroissement de la violence en free party depuis que la racaille a compris l’intérêt de faire des
bénéfices en revendant de la drogue en teuf. Les organisateurs sont confrontés à un problème
éthique : la racaille issue de banlieue s’apparente le plus souvent à une population maghrébine ; la
reconnaissance de certains traits vestimentaires discriminants ne permet pas pour autant de refuser
l’accès à une free party sous peine d’être catégorisé comme raciste par certains. La racaille fait donc
partie de la teuf sans pour autant participer à l’esprit festif si ce n’est en revendant de la drogue. Le
teuffeur, c’est donc celui qui malgré sa différence (tant vestimentaire que physique) participe
entièrement à la teuf (danser, communiquer, être solidaire…).
Des déviances
J’ai montré précédemment que l’alcool est un prolongement de la fête pour le clubber. Néanmoins, il
est un terme dans le milieu qui dénigre les individus usant de l’alcool avec excès ou de manière non
festive. Ainsi, le beauf est un individu qui passe sa soirée au bar à noyer son malheur dans la boisson
et qui ne se déplace que pour essayer de « trouver un bon coup ». Cet usage de l’alcool ne participe
alors plus à la fête mais tend au contraire à la gêner. La pratique décrite ici est plutôt masculine, sans
doute parce que l’excès d’alcool reste encore lié à l’homme dans l’imaginaire collectif (je pense ici à
la première « cuite » de l’adolescent qui marque le passage de l’enfant à l’adulte). Le beauf ne danse
pas : il observe le sexe opposé et semble traquer une proie à la manière d’un prédateur ; même face
à l’échec, il persiste au risque de paraître « lourd » et de provoquer de violentes altercations. Le
beauf est donc gênant pour les autres clubbeurs et il est souvent exclu du club par les videurs s’il
pose trop de problèmes. Le beauf s’emploie aussi dans le langage du club pour des personnes qui ne
boivent pas : dans ce cas-là, c’est toujours l’attitude non festive qui est dénoncée due à l’excès de
drague (chercher à « emballer » à tout prix pour finir la soirée sexuellement). Le clubber, c’est donc
celui qui utilise l’alcool pour participer à la fête sans tomber sous le coup de l’abus.
Chez les teuffeurs, l’usage de la drogue fait aussi l’objet d’une distinction parmi les consommateurs.
Celui qui abuse ou qui ne « gère » pas comme il faut son état devient un élément inutile dans le
cadre de la teuf. Il est regardé par les autres participants avec moquerie ou peur. Ces personnages
sont désignés de deux manières : les chépers (« perché » en verlan qui traduit bien la déconnexion
d’avec la réalité) ou les cramés (terme montrant symboliquement le coté nuisible et abusif de la
consommation). Les chépers se mélangent aux teuffeurs sans pour autant gêner au bon déroulement
de la teuf : on les remarque et on les dénonce car ils peuvent contribuer à installer un climat spécial
dans la teuf s’ils sont majoritairement présents. Sur la piste, leur corps est pratiquement à l’arrêt à
partir du moment où le psychologique a pris le dessus. Les cramés et leur présence en grand nombre
dépend non pas seulement d’un abus quant à l’usage de drogue mais aussi de la qualité des produits
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qui circulent en teuf : par exemple l’ecstasy a tendance à solliciter le collectif alors que le LSD favorise
davantage un repli sur soi-même. Le teuffeur, c’est donc celui qui utilise la drogue pour participer à la
fête de manière plus sensationnelle sans pour autant la perdre de vue dans le délire.
SE REGARDER DANS : L’IDENTITE CRITIQUE
Qui tue notre scène ?
Est-ce que ce sont les Maires ? Les Préfets ?
Est-ce que ce sont les Députés et Sénateurs ?
Est-ce que ce sont les Ministres ?
Est-ce que c'est la Police ou la Gendarmerie ?
Est-ce que ce sont les médias ?
Peut-être...
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Mais à chaque fois que l'un d'entre nous s'effondre après avoir pris de la Kéta, on tue nous-mêmes
notre scène.
A chaque fois que l'un d'entre nous jette sa canette, sa bouteille en verre, sa cartouche de proto, ses
merdes quoi, on tue nous-mêmes notre scène.
A chaque fois que l'un d'entre nous détruit le champ d'un agriculteur qui lui permet de faire vivre sa
famille, on tue nous-mêmes notre scène.
A chaque fois que l'un d'entre nous jette sa canette ou des pierres sur les gendarmes ou leurs
camions, on tue nous-mêmes notre scène.
A chaque fois que l'un d'entre nous dépasse ses limites, chaque fois que nous marchons dans la rue
en choquant les gens, on tue nous-mêmes notre scène.
Chaque fois que nous ne prêtons pas attention à notre scène avec ces actions négligentes et qui pourraient être
évitées, on tue nous-mêmes notre scène... à chaque fois. La prochaine fois que tu te trouveras dans ces situations,
s'il te plaît, pense une seconde au respect que tu te dois et que tu dois aux autres. Réalise s'il te plaît que nous
sommes tous "un", et que chaque chose que tu fais, déteint sur notre scène. Si nous souhaitons être respectés par
les autorités et le grand public, nous devons leur montrer que nous les respectons eux aussi. C'est stupide d'espérer
d'eux qu'ils nous comprennent, ils n'ont pas parcouru le même chemin que nous... Etre indifférent et agressif et
avoir une attitude primitive et grossière, crée la confrontation et la répression. Cela donne ensuite une circulaire
interministérielle ou une loi, rédigée dans l'urgence pour solutionner rapidement un problème apparent. Nous
avons tous besoin des uns et des autres sur cette planète, nous sommes tous interconnectés. Nous avons besoin de
votre aide parce que la scène électronique des teufs a besoin d'une image plus positive et surtout, venant de nous.
Vous tous.
Pour que la teuf continue... Pour permettre aux raves de conserver leur esprit d'origine, chacun en tant
qu'organisateur ou en tant que teuffer doit respecter et protéger certaines notions de bases :
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Respectez le site sur lequel vous vous trouvez, la nature, et le voisinage.
Respectez l'autre et vous-même.
L'eau ne doit pas être gaspillée, utilisez la principalement pour la boire.
Ne volez pas : ne donnez pas des raisons aux autorités de croire que les ravers ne sont pas
responsables et respectueux.
N'allumez des feux uniquement pour cuisiner ou vous réchauffer. Ne le faites qu'à condition de ne
pas détruire la nature et ne les laisser jamais sans surveillance.
S'il manque des sanitaires, creusez un trou.
Mettez vos déchets dans des sacs et rassemblez vos ordures.
La consommation de drogues est pénalisée en France, dans les raves comme ailleurs…
A la base, le mouvement techno prône des valeurs, comme la tolérance, la liberté, l'acceptation de soi, la
désacralisation de l'argent (…), mais sans vouloir les imposer. Mais trop de gens ont tendance à oublier que ces
valeurs qui disparaissent jour après jour dans notre société et dans notre quotidien sont fondamentales.
Source : www.keep-smiling.com
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