Institut AT-Talents Note APP Professionnalisation - at
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Tirer parti de l’élan de la réforme de la formation professionnelle pour régénérer un professionnalisme délibéré Note d’expertise commandée dans le cadre de l’expérimentation nationale « Santé au travail et Performance globale» (à paraître) Jean-Claude Dupuis, responsable du comité scientifique de l’institut AT-Talents 1 Mai 2016 Mots clés : Professionnalisation - Valeur formative du travail – Analyse des pratiques – Discussion du travail Cette note vise à souligner un élément structurel, insuffisamment intégré selon nous, qui freine une articulation positive entre la performance et la santé au travail dans notre pays. Notre modèle de formation, y compris de formation continue, est, en effet, un modèle séparatiste fondé sur un principe de découplage de la formation et du travail. Cela ne facilite pas un développement de la valeur formative du travail et, en retour, de la santé et de performance au travail (point 1). En lien avec la stratégie, dite « stratégie de Lisbonne », du Conseil européen qui visait à faire de l’Union Européenne en 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale »2, nous montrons que la dernière réforme de la formation professionnelle a entrouvert toutefois des espaces d’innovation et de réflexion. Cela se traduit notamment par une expérimentation d’actions de formation en situation de travail (FEST, DGEFP-ANACT) au bénéfice des salariés, comme des employeurs de TPE-PME. Dans cette visée, l’expérimentation invite à tirer parti des usages de l’analyse des pratiques en formation (point 2). Reste que cette expérimentation répond à une commande et à un cadre 1 www.at-talents.com. Correspondance : [email protected] Conclusions du Conseil du 14 février 2002 concernant le suivi du rapport sur les objectifs concrets futurs des systèmes d'éducation et de formation en vue de l'élaboration d'un rapport conjoint du Conseil et de la Commission à présenter au Conseil européen du printemps 2002, p. 1. 2 1 bien précis qui en réduisent la portée. Nous montrons qu’au-delà d’une professionnalisation de la formation dans les TPE-PME, l’analyse des pratiques est à même de contribuer à (ré)générer un professionnalisme délibéré du travail au service de la performance et de la santé au travail. À ce titre, l’expérience de branches professionnelles ayant su développer un modèle plus intégré de formation, à commencer par la branche sanitaire, sociale et médicosociale à but non lucratif, est intéressante (point 3). I. Un modèle historique de formation séparatiste La politique et le droit de la formation professionnelle français se caractérisent par un principe« séparatiste » (voir par exemple, Luttringer, 2015). La règle est en effet un principe de découplage du système de formation et du système productif. L’article D. 632-3 du code du travail cristallise ce principe. Il stipule que la formation interne à l’entreprise est en principe dispensée dans des locaux distincts des lieux de production, c’est-à-dire en dehors des postes de travail habituels des salariés. Ce même article prévoit toutefois une exception à ce principe lorsque la formation comporte un enseignement pratique. Dans cette hypothèse, cet enseignement peut être donné sur les lieux de production. Il doit alors être rendu compte au comité d'entreprise, ou aux délégués du personnel, des mesures prises pour que l'enseignement dispensé réponde aux critères définissant l'action de formation3. Cet article remonte à la loi du 16 juillet 1971, dite « loi Delors »4, laquelle est fondatrice de notre système de formation professionnelle et le structure encore largement, comme on peut le voir. Pourquoi un tel principe ? La formation se veut être un acte d’émancipation pour ceux qui en bénéficient. Or, la situation de travail est marquée du sceau de la subordination juridique. Le travail ne saurait donc être, par principe, formateur. Se former dans l’entreprise, ce serait donner à l’employeur le pouvoir sur la formation lequel viendrait doubler son pouvoir sur la direction et l’organisation du travail. Il en découlerait un risque d’accentuation de l’aliénation des salariés. De ce fait, si la participation au travail productif peut dans certaines circonstances contribuer au processus de formation, cela ne peut se faire que sous le contrôle des représentants du personnel. Telle est la justification centrale du principe séparatiste. Lié, le modèle scolaire servant de référence de par ses qualités émancipatrices, la formation, y 3 Programme établi en fonction d'objectifs préalablement déterminés, moyens pédagogiques et d'encadrement, et appréciation des résultats. 4 Cette loi a été portée par Jacques Delors, alors conseiller social de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre. 2 compris celle en situation de travail, devrait prendre la forme d’un enseignement. D’où la primauté du format du « stage » en formation professionnelle, le stage en entreprise devant permettre de confronter l’enseignement (émancipateur) aux réalités du travail. Il faudrait probablement remonter à l’origine de l’industrialisation pour retracer la genèse de cette cassure entre activités productives et activités de formation. Il faut en effet se remémorer que dans les anciennes corporations de métier, tout comme dans le compagnonnage, la transmission des connaissances était une activité internalisée et indissociable du travail. Point de découplage entre travail et formation dans ce type d’organisation. Et, en bonne logique, les ouvriers de métiers restent hostiles au développement de la formation professionnelle au sens d’un enseignement délivré par des organismes de formation extérieurs au processus de production. Dans le même ordre d’idées, nous verrons que certaines branches d’activité structurées en champ professionnel ont su développer des modèles travail/formation beaucoup plus intégrés. C’est la diffusion du modèle de la Manufacture et d’un pouvoir d’employeur prescripteur des qualités du travail qui a poussé à l’externalisation et à l’autonomisation d’un système de formation professionnelle (par rapport à la sphère productive). Les penseurs socialistes utopistes du début du XIXe siècle (Owen, Sant-Simon, Fourier…) refuseront cette évolution et imagineront des sociétés associant travail, activités de développement physique, intellectuel, etc. Karl Marx projettera, plus tard, cette reconstitution de l’unité dans la société communiste. Lié, les grands penseurs socialistes sur l’éducation du XIXe siècle, qu’ils soient d’inspiration proudhonienne ou marxiste, arrivent par des chemins différents à la même conclusion : c’est dans le travail que la personne se réalise, c’est dans le travail que doit être organisé le processus de formation et le développement des hommes. Toute dissociation entre travail et formation reflèterait, selon eux, une « idéologie bourgeoise » (voir par exemple, Dommanget (1970)). La situation actuelle a donc des racines sociohistoriques qu’il conviendrait de (re)visiter pour mieux en saisir la portée sociétale. Le principe séparatiste est toutefois de plus en plus questionné. Les mutations des systèmes productifs caractéristiques de la période post-fordiste ont en effet modifié les logiques dominantes des organisations du travail. Les entreprises recherchent de plus en plus la flexibilité, la réactivité et l’innovation ce qui appelle une proactivité des salariés. Sans salariés zélés, il est plus difficile qu’auparavant de parer aux événements imprévisibles, aux situations non réglées en amont. Cela a contribué à souligner les vertus potentiellement apprenantes et 3 inventives du travail et de son organisation. Lié, la croyance dominante qui pose la compétence comme une condition sine qua non de la performance a perdu quelque peu de sa force. Cela ne va plus de soi que la compétence, entendue comme une capacité à résoudre des problèmes professionnels et faire un travail déterminé, précéderait la performance. Le modèle du stage d’application a donc des limites et/ou ne devrait plus être considéré sous le seul angle de la mise en application de connaissances enseignées en amont. L'observation de l'intelligence en situation de travail dans les nouvelles organisations peut conduire à s’apercevoir que la performance précède la compétence et non l'inverse. En quelque sorte, la compétence devrait plutôt y être comprise comme la capitalisation des éléments de performance qui résultent de la gestion du décalage entre travail prescrit et travail réel. Travailler n'est pas seulement exécuter des normes apprises et/ou prescrites, c'est aussi et surtout innover et créer au quotidien. La valeur formative du travail ne résulte pas uniquement d'une contribution à l'apprentissage des règles prescrites et/ou socialisées du métier. Elle découle aussi de sa contribution au renouvellement et à la création des règles de métier. Cela appelle bien entendu un certain type d'organisation du travail et de management qui valorise les trouvailles et ficelles déployées en situation de travail. À défaut, la performance ne peut pas être transformée en compétence et est perdue. Bref, performance et santé au travail lato sensu, c’est-à-dire « pouvoir d’agir » (Clot et Gollac, 2014), sont liées (de façon systémique). II. Une réforme qui entrouvre des espaces d’innovation et de réflexion Ce constat n’est pas étranger au fait que le document d’orientation du Gouvernement remis le 8 juillet 2013 aux partenaires sociaux fixant les grandes lignes de la réforme de la formation professionnelle ait invité les négociateurs à « reconsidérer la définition des actions de formation afin d’intégrer au mieux les modalités de transmission de savoirs informelles ou innovantes »5. Le propos visait notamment à valoriser les processus d’apprentissage réputés « non-formels » sur le lieu de travail, voire « informels » (à savoir non-organisés), soit ceux promus par la Commission européenne dans sa stratégie de Lisbonne visant à faire de l’économie européenne, « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus 5 Document d’orientation, Négociation nationale interprofessionnelle « La formation professionnelle pour la sécurisation des personnes et la compétitivité des entreprises », 8 juillet 2013, p. 4. 4 dynamique du monde »6. Ce faisant, le propos était d’assouplir, directement ou indirectement, quelque peu le principe séparatiste. Les négociations ont abouti à l’accord national interprofesssionnel (ANI) du 14 décembre 2013 relatif à la formation professionnelle qui a été transposé par la loi n°2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale. Force est de reconnaître que l’invitation du Gouvernement ne s’est pas traduite par une évolution substantielle et directe de la définition de l’action de formation. De façon à faciliter les formations ouvertes et à distance, l’article 5 de la Loi précise que l’action de formation peut être séquentielle et s’effectuer en tout ou en partie à distance. Le principe énoncé par l’article D. 632-3 (du code du travail) demeure, lui, par contre inchangé. Pas de quoi donc valoriser les processus d’apprentissage réputés « non-formels » sur le lieu de travail, voire « informels ». La défiscalisation partielle du plan de formation a par contre, indirectement, ouvert des espaces de liberté. Les entreprises de 300 salariés et plus ont ainsi vu disparaître leur obligation de dépense de 0,9 % (de la masse salariale) au titre du plan de formation. Plus d’obligation fiscale à ce titre pour elles. Elles demeurent cependant tenues (obligation sociale et non plus fiscale) d’adapter leurs salariés aux évolutions de leurs postes de travail et plus largement de maintenir leur employabilité. Pour y arriver, elles sont libres de leurs moyens, à commencer par les processus d’apprentissage non-formels et informels sur les lieux de travail. La gestion du « plan de formation » stricto sensu devrait donc céder la place au management d’un « plan de professionnalisation » ou encore d’un « plan de développement des compétences ». Ou plutôt, compte tenu que le « plan de formation » doit faire l’objet d’un dialogue social (avec les institutions représentatives du personnel) ainsi que de la liste des actions de formation qui peuvent compter lors de l’entretien professionnel renforcé7, le « plan de formation » devrait devenir, dans un nombre plus important d’entreprises, une composante d’une politique plus large de professionnalisation. La loi relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale a donc ouvert, directement et indirectement, un espace d’innovation de façon à favoriser une diversification des supports formatifs et, en particulier, une plus large exploitation des vertus 6 Ibid. note 2. Tous les six ans, chaque salarié doit bénéficier d’un entretien professionnel renforcé de façon à faire un état des lieux récapitulatif de son parcours professionnel et de vérifier qu’il a bien validé deux des trois critères suivants : avoir suivi au moins une action de formation, avoir acquis une certification professionnelle, avoir bénéficié d’une progression professionnelle ou salariale. 7 5 potentiellement apprenantes du travail. L’expérimentation « FEST » lancée depuis par la Délégation Générale à l’Emploi et à la Formation Professionnelle (DGEFP) le confirme8. Celle-ci fait d’ailleurs suite au séminaire DGEFP « Formation & Parcours » du 5 novembre 2014 qui se proposait de passer la dernière réforme de la formation professionnelle au prisme de la relation travail/formation. L’hypothèse sous-jacente à l’expérimentation est qu’un format d’actions de formation en situation de travail (FEST) peut être davantage ajusté aux besoins, contraintes et contextes d’action des petites entreprisses qu’un format « stage ». Constat est en effet fait que ces entreprises sont peu enclines à envoyer leurs salariés en formation faute de pouvoir les remplacer et/ou de pouvoir « s’en passer » sans nuire à la bonne marche de leurs opérations. Ce comportement de freinage est renforcé par le fait que les salariés peu qualifiés sont généralement plus rétifs à un format « stage » calqué sur le modèle de la formation initiale9. Cette expérimentation vise donc à favoriser l’accès d’un type de FEST, qui reste précisément à déterminer, au rang d’action de formation éligible au titre du plan de formation de l’entreprise qui demeure, pour les petites, « fiscalisé »10. Ceci étant, la DGEFP n’exclut pas d’ajuster a posteriori, si besoin et par voie de circulaire, la définition de l’action de formation. En l’occurrence, l’expérimentation conduite par la DGEFP avec l’appui de l’ANACT vise à valoriser et formaliser un type d’action de formation original qui articule « mise en situation de travail » et « accompagnement réflexif sur les apprentissages réalisés ». Au-delà d’un aménagement raisonné des situations de travail dans une finalité didactique, la valeur formative du travail est posée comme suspendue à la structuration et à l’animation d’espaces de discussion. Autrement dit, la DGEFP considère que seule une analyse réflexive, intégrant si possible une dimension collective, peut permettre de transformer en savoirs l’expérience acquise via le travail. Les pouvoirs publics cherchent donc, et à juste titre, à valoriser les acquis des usages du courant dit de « l’analyse des pratiques ». Le passage suivant du mémoire technique de la DGEFP est, à ce titre, explicite : « Dans tous les cas, pour le type d’actions de formation en situation de travail qui recevront un appui au cours de 8 Cette partie s’inspire du mémoire technique relatif au projet d’expérimentation « FEST », DGEFP – Département des synthèses, 20 mai 2015. 9 Voir notamment l’évaluation sur « les usages et pratiques de la formation dans les entreprises de 10 à 49 salariés » pilotée par le Conseil National des Évaluations de la Formation Professionnelle (CNEFP) et finalisée en 2014. 10 Cela signifie que ces actions devront satisfaire aux critères juridiques qui définissent l’« action de formation ». À défaut, elles ne pourront pas être prises en charge par des financements fiscalisés/socialisés. 6 l’expérimentation, a fortiori celles qui seront rendues éligibles à son terme, on s’assurera que les contenus et méthodes pédagogiques bénéficient de la reconnaissance d’une communauté de professionnels – par référence aux usages en formation de l’un ou l’autre courant de l’analyse des pratiques – et qu’ils sont d’une manière ou d’une autre tombés dans le domaine public scientifique » (2015, p.17, souligné par nous). Il est à noter que cette condition emprunte sa formulation à l’article 13 du projet d’accord du 5 mars 2015 (repris dans l’accord du 7 mai 2015) sur la formation professionnelle dans la branche sanitaire, sociale et médicosociale, relatif à « l’investissement formation » et correspondant aux conditions d’utilisation des versements volontaires. L’expérimentation FEST ouvre donc une voie de professionnalisation de la formation au sens d’une plus grande intégration formation/travail. Au vu du rapport dialectique posé entre les deux pôles de l’action de formation, des multiples références à la notion d’espace de discussion (des situations de travail), de sa souhaitable dimension collective, on est en droit de penser que l’expérimentation trace plus largement une voie pour (ré)générer du professionnalisme dans et au travail. Ceci étant, compte tenu des objectifs visés, on comprend aisément que cela demeure implicite et secondaire. Il n’en demeure pas moins que cela indique qu’il y a matière à hybrider l’ingénierie des actions de formation en situation de travail et l’ingénierie des espaces de discussion du travail. III. Tirer parti de l’expérience des champs professionnalisés à commencer par celle de la BASS Que faut-il entendre par « champ professionnalisé » ? Cette expression ne va pas de soi. Bien entendu, elle ne signifie pas que les champs du travail non professionnalisé seraient le fait de travailleurs « amateurs » ou « incompétents ». En suivant Freidson (2001), on peut définir ce type de champ comme un champ structuré en professions, soit « un environnement institutionnel au sein duquel ce sont les membres du métier qui contrôlent le travail, et non les consommateurs et les responsables hiérarchiques » (p. 12, notre traduction). La professionnalité se définit ainsi, fondamentalement, par l’autonomie laquelle renvoie à deux dimensions distinctes. D’une part, le fait pour le groupe professionnel d’avoir conquis le droit de définir et de réguler, lui-même, les aspects structurants de son métier (par exemple, la définition du cursus de formation, les conditions d’accréditation, l’éthique professionnelle, la 7 régulation des conflits). Le groupe est alors autonome par rapport à l’Etat ou à une organisation. C’est l’autonomie institutionnelle. D’autre part, l’autonomie renvoie à la condition du professionnel au quotidien dans l’exercice de son activité. Reposant sur la mise en œuvre d’un savoir expert acquis à la suite d’un long apprentissage théorique et pratique, le travail du professionnel ne saurait être entièrement prévisible et programmable. Il revient donc à ce dernier d’exercer son jugement en fonction des situations, inédites et particulières, qu’il rencontre. Il est autonome par rapport à une « technostructure » qu’il lui dicterait le contenu de son travail, ses gestes et sa cadence. C’est l’autonomie de métier. À l’image des corporations de métiers de jadis, cette autonomie institutionnelle et technique des champs professionnalisés va de pair avec des modèles de formation beaucoup plus intégrés, moins « séparatistes ». Reste que l’on a tendance à le perdre de vue ce qui est dommage car cela permettrait de nuancer souvent le propos et de montrer d’autres possibles. La division du travail académique entre sociologie des professions et sociologie du travail (laquelle se dédie aux champs de travail moins autonomes) y est, peut-être, pour quelque chose. La branche sanitaire, sociale et sociale et médico-sociale à but non lucratif (BASS) est un de ces champs professionnalisés. Les professions qui la structurent ne sont pas, certes, de « grandes » professions organisées en ordre tels les avocats ou les médecins11. Ceci étant, les métiers historiques de la branche à commencer par les assistants du service social, les éducateurs et les conseillers en économie sociale et familiale ont acquis, chemin faisant, « par le haut » (délégation de l’Etat) un statut de profession (voir Aballéa, 2014). Un marqueur sociologique est le poids du vocable de « professionnel(s) » au quotidien lequel est naturalisé par les acteurs du champ. Lié, les associations professionnelles y sont légion. Elles jouent ou, plutôt, ont joué un rôle important dans la régulation socioéconomique. Inversement, la constitution d’associations d’employeurs est, historiquement, relativement récente (fin des années 1960/début des années 1970). La « DRHisation » y est encore plus récente (années 2000; voir Chauvière, 2007). Et comme cela est le cas dans d’autres champs professionnalisés, le modèle de formation de la BASS est un modèle relativement intégré. La formation diplômante aux principaux métiers de la BASS y est professionnalisée. Elle se caractérise par une « alternance intégrative » (voir Céreq, 2014) visant un équilibre entre la formation dispensée dans les établissements de formation (qui ne dépendent pas du Ministère 11 Ces derniers sont, bien entendu, présents dans la BASS. Par comparaison avec le secteur médical public ou libéral, leur présence est toutefois moins structurante (quantitativement et qualitativement). 8 de l’éducation nationale) et celle acquise dans l’exercice professionnel lors du stage. Cela se traduit par une reconnaissance terminologique désignant le lieu d’accueil du stagiaire comme « site qualifiant », et le professionnel assurant l’accompagnement d’un stagiaire comme « formateur en site qualifiant » (arrêté du 22 décembre 1998 créant une attestation de compétence pour les formateurs de terrain). Cela entraîne aussi une implication plus grande du représentant du site qualifiant dans l’évaluation en vue de la certification des compétences conduisant au diplôme. Un autre trait caractéristique de ce modèle intégré est l’usage relativement institutionnalisé de l’analyse des pratiques. Celle-ci a d’ailleurs été intégrée dans la liste des actions de formation éligibles à financement conventionnel par l’accord de branche sur la formation professionnelle du 7 mai 201512. Plus qu’une professionnalisation de la formation initiale et continue, l’analyse des pratiques participe d’une professionnalisation du travail. Elle vise à permettre un temps de prise de recul et de mise en discussion collective des pratiques. Certes, ce détour est censé contribuer à un processus d’apprentissage individuel à partir de l’expérience délibérée du réel du travail. Il est aussi censé contribuer, de façon conjointe, à l’actualisation des repères collectifs du métier. Bref, l’analyse des pratiques est consubstantielle à la professionnalité. Encadré : vous avez dit « Analyse des pratiques » ? Bien comprendre le sens de cette notion implique de saisir que l’« analyse des pratiques » n’est pas l’« analyse du travail ». Alors que l’analyse du travail relève du champ de l’ergonomie, l’analyse des pratiques relève, elle, davantage du champ de la formation d’adultes. L’analyse des pratiques est réalisée par le professionnel lui-même qui analyse ses propres pratiques à l’aide d’un animateur, en quelque sorte, un « méthodologue ». Souvent d’ailleurs cette analyse est réalisée en groupe avec d’autres professionnels qui partagent les mêmes situations de travail. L’analyse du travail relève, quant à elle, d’une logique d’observation par un expert extérieur au travail réalisé par le professionnel dont on analyse les pratiques. De ce point de vue, la place du professionnel n’est pas la même. Dans un cas, il est l’analyste de sa pratique, dans l’autre, il fait l’objet d’une analyse extérieure (cette différence doit néanmoins être pondérée par le développement de pratiques récentes de coanalyse de l’activité dans le champ de l’analyse du travail). 12 Antérieurement, ces dépenses étaient imputées sur d’autres lignes budgétaires. Elles étaient alors opposables aux financeurs du champ en tant que composantes du projet de service ou d’établissement. 9 Dans les faits, les dispositifs d’analyse de pratiques mis en œuvre sont très divers. Cette diversité s’explique en bonne partie par l’intention sociale donnée au dispositif (qu’il va plus ou moins performer) : - une intention de construction des contours d’une profession. L’enjeu est ici la professionnalisation d’un métier, c’est-à-dire la construction des contours d’une nouvelle professionnalité. La pratique de l’animateur repose alors souvent sur un travail de formalisation collective des pratiques en savoirs d’action ; - une intention d’aide et de soutien aux professionnels en vue de surmonter les difficultés quotidiennes rencontrées au travail. L’enjeu est ici celui du développement du professionnalisme, c’est-à-dire de l’efficacité de l’exercice professionnel. L'animateur a alors tendance à fonder son animation sur l’analyse de situations problèmes vécues par les participants ; - une intention d’évaluation des professionnels. L’enjeu est ici la mesure de la conformité des pratiques par rapport à une certaine conception « officielle » des pratiques professionnelles du secteur concerné (on a affaire ici à une forme d’évaluation professionnelle) ; - une intention de formation de futurs professionnels dans le cadre d’une logique de formation initiale. L’enjeu est ici celui de la professionnalisation des individus, c’est-à-dire de la construction de la professionnalité de nouveaux acteurs souhaitant s’insérer dans l’espace professionnel concerné. Source : inspiré de Wittorski (2003) Cela va en quelque sorte de soi dans un champ professionnalisé où les travailleurs disposent d’un pouvoir d’agir sur leur travail et son organisation. Cela est moins évident si tel n’est pas le cas. L’expérience récente de la BASS est d’ailleurs illustrative à ce titre. Elle permet de faire apparaître les conditions nécessaires pour que l’analyse des pratiques, et lié, les formations en situation de travail, puissent contribuer à un professionnalisme délibéré. Depuis le début des années 2000, notamment la loi du 2 janvier 2002 portant rénovation de l’action sociale et médico-sociale, les associations, établissements et services composant la BASS vivent la montée d’une montée de régulation de contrôle laquelle se traduit par un travail de plus en plus prescrit. Dans une visée de défense des intérêts des usagers et des contribuables, les tutelles (financeurs et tarificateurs, parties prenantes essentielles de la gouvernance du champ) ont en effet voulu étendre leur voix au chapitre dans la définition des critères de qualité du travail, notamment pour mieux y intégrer les critères d’efficacité et d’efficience. Pour ce faire, outre un renforcement des dispositifs de gouvernance (évaluation, 10 reporting, etc.), elles ont poussé au développement d’un corps de cadres/managers dotés d’un pouvoir de direction (par délégation de la gouvernance ; dans le champ, on parle de dirigeance). Cette « reprise en main » de l’organisation du travail est vécue par une majorité des « professionnels historiques » comme une perte effective ou ressentie de professionnalisation (ils considèrent que l’on leur demande de travailler autrement, parfois en transgression par rapport aux savoirs et éthique fondant traditionnellement l’exercice de leur profession) et/ou comme une perte effective ou ressentie de professionnalité au sens d’une réduction d’autonomie collective (voir par exemple, Aballéa, 2014 et Chauvière, 2007 et 2011). Les résultats de l’étude ayant porté sur les causes de l’augmentation des arrêts de travail dans la CCNT 66 sont assez illustratifs à ce titre13. La professionnalisation d’un corps de managers (processus déprofessionnalisation des de managérialisation) corps de se professionnels traduirait historiques donc par (processus une de déprofessionnalisation). Résultat : la dynamique interne au champ illustre à nouveaux frais la difficulté à générer un professionnalisme partagé. Cela se traduirait notamment par une modification des intentions sociales de l’analyse de pratiques14 (cf. encadré). Les retours dont nous disposons semblent indiquer que les temps d’analyse de pratiques jouent de plus en plus un rôle de « mise en conformité » des pratiques aux règles prescrites de l’organisation du travail (évaluation des pratiques et/ou formation évaluative) ou un rôle de régulation psychosociologique (régulation des conflits intrapsychiques ou des conflits d’équipe). Plus largement, le travail réalisé au cours des temps d’analyse des pratiques semble entravé. Les professionnels ayant perdu en bonne partie leur pouvoir d’agir sur l’organisation du travail, ils pourraient difficilement faire retour sur le réel de leur travail. Faute de retour, leur sentiment serait assez souvent un sentiment de travail de qualité et de professionnalisme empêchés. L’analyse des pratiques agirait en conséquence plutôt « en surface » à la manière d’un amortisseur psychosocial. Elle aiderait à donner un temps de ressourcement (toujours à recommencer et chemin faisant de moins en moins 13 Cf. la fiche de synthèse d’enquête mise en ligne : http://cfdtsantesociaux44nantes.f.c.f.unblog.fr/files/2013/09/ccn66_150818a.pdf 14 À notre connaissance, il n’existe pas d’études (récentes) sur les usages de l’analyse des pratiques et leurs évolutions dans la BASS. 11 productif si ce n’est contreproductif15). Elle contribuerait, donc, beaucoup moins à entretenir et développer une professionnalité. Le « négatif » de l’expérience récente de la BASS mettrait ainsi en évidence que les dispositifs d’analyse de pratiques perdent de leur pouvoir quand les environnements de travail « se banalisent ». Indirectement, on retrouve là un élément pointé (peut-être insuffisamment) dans le mémoire technique relatif au projet d’expérimentation « FEST » (DGEFP, 2015). L’analyse des pratiques n’est pas une condition suffisante. Encore, faut-il qu’elle soit couplée à une organisation qui donne à partager un pouvoir d’agir sur le travail. À défaut, elle ne peut soutenir un professionnalisme délibéré. Dans les situations de travail « ordinaires », cela implique que les dispositifs d’analyse de pratiques soient couplés de façon lâche aux lignes managériales16. Cela appelle bien entendu certaines conditions politiques, et pas seulement du côté des dirigeants et managers. Là encore, l’expérience de la BASS est intéressante. Alors que, comme on le voit, il y a matière à hybrider l’ingénierie de l’analyse des pratiques et celle des espaces de discussion du travail17, thème central de la Qualité de Vie au Travail, l’accord de branche sur la santé et la QVT n’a pas été validé faute d’un nombre suffisant de signataires du côté des organisations syndicales dont la CGT. L’examen des comptes rendus de la Commission Paritaire de Branche révèle que cette centrale syndicale n’était pas pourtant opposée initialement au principe d’espaces de discussion du travail au vu de leur affinité avec les groupes d’analyse des pratiques: « le droit d’expression des salariés ressemble aux groupes de travail sur les analyses de pratique et que dès lors, cela ne représente pas forcément pour elle (CGT) un obstacle (à la signature de l’accord de branche) »18. 15 Sentiment d’ironie. Cela se traduirait pas des propos du type « Cela ne sert qu’à parler », « Cela ne nous permet pas d’avancer (sur nos problèmes). Pire, on repart avec les problèmes des autres ». 16 L’expérience révèle que cela peut se faire de différentes manières lesquelles restent encore largement à inventer. 17 Cela permet de souligner que le développement d’espaces de discussion du travail devrait prendre appui sur les dispositifs d’analyse de pratiques, surtout quand ceux-ci préexistent. Or, force est de constater que cela est loin d’être toujours le cas, y compris dans la BASS. L’expérience révèle que, quand la volonté de développer des espaces de discussion du travail existe, cela se traduit souvent par des tentatives de création de nouveaux espacetemps alors même que les organisations s’apparentent déjà à des mille-feuilles organisationnels et que les agendas sont saturés. Cela semble lié en partie au fait que les consultants qui accompagnent ce type de démarches ne sont pas familiers des dispositifs d’analyse de pratiques et que certains animateurs de groupes d’analyse de pratiques mobilisent une tradition (d’analyse des pratiques) posée, implicitement ou explicitement, comme exclusive de toute autre et immuable. 18 Source : compte rendu de la CPB de la BASS du 6 mars 2014. 12 Bref, l’élan suscité par la réforme de la formation professionnelle ouvre des espaces d’innovation et de réflexion que les acteurs « politiques » du quotidien devraient, peut-être, mobiliser de façon à expérimenter, y compris dans BASS. Il en va en effet de la dynamique positive entre performance et santé au travail et de notre capacité collective à renforcer la capacité émancipatrice du travail. 13 Références bibliographiques : Aballéa F. (2014), Sociologie de l’intervention sociale - Déprofessionnalisation d’un métier, désinstitutionnalisation d’un secteur, Toulouse : Octarès Editions. Céreq (2014), « La mise en œuvre de l’alternance intégrative dans les formations du travail social. États des lieux dans trois régions », Net.Doc , n° 119, février. Chauvière M. (2007), Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris : Editions La Découverte. Chauvière M. (2011), L’intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris : Editions La Découverte. Clot Y. et Gollac M. (2014). Le travail peut-il devenir supportable?, Paris : Armand Colin. DGEFP –Département des synthèses (2015), Soutien au développement des formations en situations de travail. Mémoire technique relatif au projet d’expérimentation « FEST », 20 mai 2015. Dommanget M. (1970), Les grands socialistes et l’éducation, Paris : Armand Colin, collection U. Luttringer J.-M. 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