le chemin des lucioles disparues
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le chemin des lucioles disparues
LE CHEMIN DES LUCIOLES DISPARUES Lettre a Franco Faroli - Parma Bologne, 1941 La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie […]. Ainsi étions-nous cette nuit-là ; nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante […]. On voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient […] nous avons fui sur le dos la crêt de la colline . P. P. Pasolini Apparitions et disparitions nocturnes A l’époque du contrôle de l’Italie et de l’Europe par les dictatures fascistes, voici ce qui apparaît au jeune Pier Paolo Pasolini: une nuée de lucioles, image d’espérance et de résistance qu’il partagera dans cette lettre écrite le 1er février 1941. Trente quatre ans plus tard, il reprendra cette image -dans un article publié le 1er février 1975 - constatant la disparition des lucioles dans une société où le règne nazi vaincu a laissé place, selon lui, à une autre forme de fascisme, celui de la lumière aveuglante du « règne » du spectacle et des désirs artificiels: stratégie rusée de l’uniformisation et de la surexposition, anéantissant le pluralisme des cultures populaires singulières et avec lui toute forme de perception de l’être humain, jusqu’à devenir lui-même une marchandise, jusqu’à disparaitre en emportant avec lui les bribes luminescentes.L’écrivain-réalisateur,poète-engagé, sera violemment assassiné dans la nuit noire romaine du 1er novembre 1975, neuf mois après la publication de son article annonçant la “mort” des lucioles. L’article des lucioles “Le vide du pouvoir en Italie”, Pier Paolo Pasolini Corriere della será, 1er fevrier 1975 La distinction entre fascisme adjectif et fascisme substantif remonte en fait au journal Il Politecnico, c’està-dire à l’immédiat après-guerre…» Ainsi commence une intervention de Franco Fortini sur le fascisme (L’Europeo, 26 décembre 1974) : intervention à laquelle, comme on dit, je souscris complètement et pleinement. Je ne peux pourtant pas souscrire à son préambule tendancieux. En effet, la distinction entre les « fascismes » établie dans le Politecnico n’est ni pertinente, ni actuelle. Elle pouvait être valable il y a encore une dizaine d’années : quand le régime démocrate-chrétien était encore la pure et simple continuité du régime fasciste. Mais, il y a une dizaine d’années, « quelque chose » est arrivé. « Quelque chose » qui n’était pas auparavant, qui n’était pas prévisible, non seulement à l’époque du Politecnico, mais un an même avant que cela n’arrive (ou carrément, comme on le verra, pendant que cela arrivait). La confrontation réelle entre les « fascismes » ne peut donc être « chronologiquement », entre le fascisme fasciste et le fascisme démocrate-chrétien, mais entre le fascisme fasciste et celui, radicalement, totalement et imprévisiblement nouveau, né de ce « quelque chose » survenu il y a une dizaine d’années. Comme je suis écrivain, que dans mes écrits je polémique ou, tout au moins, je discute avec d’autres écrivains, que l’on me permette de définir d’une manière poéticolittéraire ce phénomène survenu en Italie, il y a environ dix ans. Cela servira à simplifier et à abréger notre propos (à mieux le comprendre aussi, probablement). Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution des eaux (fleuves d’azur et canaux transparents), les lucioles ont commencé à disparaître. Le phénomène a été fulminant, foudroyant. Au bout de quelques années, c’en était fini des lucioles. (Elles sont aujourd’hui un souvenir quelque peu poignant du passé : qu’un vieil homme s’en souvienne, il ne peut se retrouver tel qu’en sa jeunesse dans les jeunes d’aujourd’hui, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois). Ce «quelque chose» survenu il y a une dizaine d’années, je l’appellerai donc « disparition des lucioles ». Le régime démocrate-chrétien a eu deux phases tout à fait distinctes, qui, non seulement, ne peuvent être confrontées, ce qui impliquerait une certaine continuité entre elles, mais qui sont devenues franchement incommensurables sur le plan historique. La première phase de ce régime (comme, à juste titre, les radicaux ont toujours tenu à l’appeler) est celle qui va de la fin de la guerre à la disparition des lucioles, la seconde, de la disparition des lucioles à aujourd’hui. Observons-les l’une après l’autre. Avant la disparition des lucioles La continuité entre le fascisme fasciste et le fascisme démocratechrétien est totale et absolue. Je ne parlerai pas de ce qui pouvait se dire, alors, à ce sujet, peut-être même justement dans le Politecnico : l’épuration manquée, la continuité des codes, la violence policière, le mépris pour la Constitution. Et je m’arrête sur ce qui, en définitive, a compté pour une conscience historique rétrospective. La démocratie que les antifascistes démocrates-chrétiens opposaient à la dictature fasciste était, en toute impudeur, formelle. Elle se fondait sur une majorité absolue obtenue par les votes d’énormes couches des classes moyennes et d’énormes masses paysannes, gérées par le Vatican. Cette gestion du Vatican n’était possible que si elle se fondait sur un régime totalement répressif. Dans cet univers, les « valeurs » qui comptaient étaient les mêmes que pour le fascisme : l’Église, la patrie, la famille, l’obéissance, la discipline, l’ordre, l’épargne, la moralité. Ces « valeurs » (comme d’ailleurs durant le fascisme) étaient « aussi réelles » : elles appartenaient aux cultures particulières et concrètes qui constituaient l’Italie archaïquement agricole et paléoindustrielle. Mais du moment qu’elles étaient promues en tant que « valeurs » nationales, elles ne pouvaient que perdre toute réalité, et devenir un atroce, stupide et répressif conformisme d’État : le conformisme du pouvoir fasciste et démocrate-chrétien. Provincialisme, grossièreté et ignorance, que ce soit des élites comme, à un niveau différent, des masses, étaient les mêmes pendant le fascisme comme pendant la première phase du régime démocrate-chrétien. Les paradigmes de cette ignorance étaient le pragmatisme et le formalisme vaticans. Tout cela semble clair et sans équivoque aujourd’hui, alors qu’à l’époque, on nourrissait, du côté des intellectuels et des opposants des espérances insensées. On espérait que tout cela ne fût pas complètement vrai et que la démocratie formelle comptât au fond pour quelque chose. Maintenant, avant de passer à la seconde phase, je dois consacrer quelques lignes au moment de transition. Pendant la disparition des lucioles Au cours de cette période, la distinction entre fascisme et fascisme élaborée dans Il Politecnico pouvait même fonctionner. En effet, aussi bien ce grand pays qui était en train de se former à l’intérieur du pays (c’est-à-dire la masse ouvrière et paysanne organisée par le P.C.I.), aussi bien les intellectuels, même les plus avancés et les plus critiques, ne s’étaient aperçus que « les lucioles étaient en train de disparaître ». Ils étaient assez bien informés par la sociologie (qui, dans ces années-là, avait mis en crise la méthode d’analyse marxiste) : mais il s’agissait d’informations non encore vécues, formalistes, en somme. Personne ne pouvait mettre en doute la réalité historique qu’aurait été le futur immédiat ; ni identifier ce que l’on appelait alors le « bien-être » avec le « développement » qui aurait dû réaliser en Italie pour la première fois totalement le « génocide » dont parlait Marx dans Le Manifeste. Après la disparition des lucioles Les « valeurs » nationalisées, et donc falsifiées, du vieil univers agricole et paléocapitaliste, d’un seul coup, ne comptent plus. Église, patrie, famille, obéissance, ordre, épargne, moralité, ne comptent plus. Elles ne servent même plus en tant que fausses valeurs. Elles survivent dans le clérico-fascisme marginalisé (même le M.S.I., en somme, les répudie). Les remplacent, les « valeurs » d’un nouveau type de civilisation, totalement « autre » par rapport à la civilisation paysanne et paléoindustrielle. Cette expérience a déjà été faite par d’autres États. Mais, en Italie, elle est tout à fait particulière car il s’agit de la première « unification » réelle subie par notre pays, alors que dans les autres pays elle se superpose, avec une certaine logique, à l’unification monarchique et aux unifications ultérieures de la révolution bourgeoise et industrielle. Le traumatisme italien du contact entre l’« archaïcité » pluraliste et le nivellement industriel n’a peut-être qu’un seul précédent : l’Allemagne d’avant Hitler. Là aussi, les valeurs des différentes cultures particularistes ont été détruites par la violente homologation de l’industrialisation : d’où la formation en conséquence de ces énormes masses qui ne sont déjà plus anciennes (paysannes, artisanes) mais pas encore modernes (bourgeoises), et qui ont constitué le sauvage, l’aberrant, l’imprévisible corps des troupes nazies. En Italie, il est en train de se passer quelque chose de semblable : avec une violence d’autant plus grande que l’industrialisation des années 60/70 constitue une « mutation » décisive même par rapport à celle de l’Allemagne d’il y a cinquante ans. Nous ne faisons plus face, comme tout le monde le sait maintenant, à des « temps nouveaux », mais à une nouvelle époque de l’histoire humaine, de cette histoire humaine dont les échéances sont millénaristes. Il était impossible que les Italiens réagissent de pire manière à ce traumatisme historique. Ils sont devenus (surtout dans le Centre-Sud), en quelques années, un peuple dégénéré, ridicule, monstrueux, criminel — il suffit de descendre dans la rue pour le comprendre. Mais, naturellement, pour comprendre les changements des hommes, il faut les aimer. Moi, malheureusement, ce peuple italien, je l’avais aimé, aussi bien en dehors des modèles du pouvoir (au contraire d’ailleurs, en opposition désespérée avec eux), que des modèles populistes et humanitaires. Il s’agissait d’un amour réel, enraciné dans ma façon d’être. J’ai donc vu avec « mes sens » le comportement forcé du pouvoir de la société de consommation remodeler et déformer la conscience du peuple italien, jusqu’à une irréversible dégradation. Quelque chose qui n’était pas arrivé durant le fascisme fasciste, période au cours de laquelle le comportement était totalement dissocié de la conscience. En vain, le pouvoir « totalitaire » réitérait, réitérait sans cesse ses impositions comportementales: la conscience n’y était pas impliquée. Les « modèles » fascistes n’étaient que des masques à mettre et à retirer. Quand le fascisme fasciste est tombé, tout est redevenu comme avant. On l’a vu aussi au Portugal : après quarante années de fascisme, le peuple portugais a célébré le 1er mai comme si le dernier l’avait été l’année d’avant. Il est donc ridicule que Fortini antidate la distinction entre fascisme et fascisme à l’immédiat après-guerre: la distinction entre le fascisme fasciste et le fascisme de la deuxième phase du pouvoir démocrate-chrétien ne connaît rien de comparable non seulement dans notre histoire, mais probablement aussi dans l’histoire toute entière. Mais je n’écris pas le présent article dans le seul but de polémiquer sur ce sujet, même s’il me tient très à coeur. J’écris cet article, en réalité, pour une raison bien différente. La voici : Tous mes lecteurs se seront certainement aperçus du changement des notables démocrates-chrétiens : en quelques mois, ils sont devenus des masques mortuaires. C’est vrai: ils continuent à étaler des sourires radieux, d’une incroyable sincérité. Dans leurs pupilles grumelle la véritable et bienheureuse lumière de la bonne humeur. Quand il ne s’agit pas de la lumière sous-entendue du bon mot ou de la fourberie. Une chose qui plaît, paraîtil, aux électeurs, tout autant que le plein bonheur. Par ailleurs, nos notables poursuivent, imperturbables, leurs palabres incompréhensibles où flottent les flatus vocis de leurs habituelles promesses stéréotypées. Mais ce sont bel et bien, en réalité, des masques. Je suis certain que si on ôtait ces masques, on ne trouverait même pas un tas d’os ou de cendres : il y aurait le néant, le vide. Il y a, en réalité, aujourd’hui en Italie un dramatique vide du pouvoir. Mais nous y voilà : pas un vide de pouvoir législatif ou exécutif, pas un vide de pouvoir dirigeant, ni, pour finir, un vide de pouvoir politique, qu’il soit pris dans n’importe quel sens traditionnel. Mais un vide de pouvoir en soi. Comment en sommes-nous arrivés à ce vide? Ou, mieux, « comment les hommes de pouvoir en sontils arrivés là » ? L’explication, encore une fois, est simple : les hommes de pouvoir, démocrate-chrétiens, sont passés de la « phase des lucioles » à celle de la « disparition des lucioles » sans s’en apercevoir. Si proche de la criminalité que cela puisse paraître, leur inconscience sur ce point a été absolue : ils n’ont pas soupçonné le moins du monde que le pouvoir, qu’ils détenaient et qu’ils géraient, ne subissait pas simplement une évolution « normale », mais qu’il était en train de changer radicalement de nature. Ils se sont illusionnés que sous leur régime tout serait resté, en substance, pareil : que, par exemple, ils auraient pu compter éternellement sur le Vatican : sans se rendre compte que le pouvoir, qu’eux-mêmes continuaient à détenir et à gérer, ne savait plus que faire du Vatican en tant que centre de vie paysanne, rétrograde, et pauvre.Ils s’étaient illusionnés pouvoir compter éternellement sur une armée nationaliste (tout comme leurs prédécesseurs fascistes) : et il ne voyaient pas que le pouvoir, qu’eux-mêmes continuaient à détenir et à gérer, manoeuvrait déjà pour jeter les bases d’armées, nouvelles d’être transnationales, c’est-à-dire presque des polices technocratiques. Et l’on peut dire la même chose pour la famille, contrainte, sans solution de continuité depuis l’époque du fascisme, à l’épargne et à la moralité : à présent, le pouvoir de la société de consommation lui imposait des changements radicaux, jusqu’à l’acceptation du divorce et dorénavant, potentiellement, de tout le reste, sans plus de limites (ou tout au moins dans les limites autorisées par la permissivité du nouveau pouvoir, bien pire que totalitaire, car violemment totalisant). Les hommes du pouvoir, démocrate-chrétiens, ont subi tout cela, croyant administrer et surtout manipuler. Ils ne se sont pas aperçus que ce nouveau pouvoir était « autre » : sans commune mesure non seulement avec eux mais encore avec toute une forme de civilisation. Comme toujours (cf. Gramsci), il n’y eut de symptômes que dans la langue. Dans la phase de transition — soit « durant la disparition des lucioles » — les hommes de pouvoir, démocrate-chrétiens, ont changé presque brusquement leur façon de s’exprimer, adoptant un langage complètement nouveau (aussi incompréhensible que le latin, du reste) : tout spécialement Aldo Moro : c’est-à-dire (en une corrélation énigmatique) celui qui apparaît comme le moins impliqué de tous dans les horreurs organisées de 1969 à aujourd’hui, dans la tentative, jusqu’à présent formellement réussie, de conserver, de toute façon, le pouvoir. Je dis « formellement » parce que, je le répète, dans la réalité, les notables démocrates-chrétiens recouvrent, par leurs manoeuvres d’automates et leurs sourires, le vide. Le pouvoir réel avance sans eux : il ne leur reste entre les mains que ces appareils inutiles ne livrant plus d’eux que la réalité de leurs funestes costumes croisés. Toutefois, dans l’histoire, le « vide » ne peut perdurer : on ne peut l’invoquer que dans l’abstrait ou par l’absurde. Il est probable qu’effectivement le « vide » dont je parle soit déjà en train de se remplir, par le biais d’une crise et d’une reprise qui ne peuvent pas ne pas bouleverser la nation tout entière. On peut y voir un indice, par exemple, dans l’attente « morbide » de coup d’État. Comme s’il s’agissait seulement de « remplacer » le groupe d’hommes qui nous a si épouvantablement gouvernés pendant trente ans en menant l’Italie au désastre économique, écologique, urbaniste, anthropologique ! En réalité, le faux remplacement de ces « marionnettes » par d’autres « marionnettes » [teste di legno] (pas moins, mais plus encore funèbrement carnavalesques), réalisé par le renforcement artificiel des vieux appareils du pouvoir fasciste, ne servirait à rien (et qu’il soit bien clair que, dans pareil cas, la « troupe » serait, de par sa composition même, nazie). Le pouvoir réel, que depuis une dizaine d’années les « marionnettes » ont servi sans se rendre compte de sa réalité : voilà quelque chose qui pourrait avoir déjà rempli le « vide » (rendant également vaine une possible participation au gouvernement du grand pays communiste né dans la débâcle de l’Italie : car il ne s’agit pas de « gouverner »). De ce « pouvoir réel », nous nous faisons des images abstraites et, au fond, apocalyptiques : nous ne savons pas nous figurer « quelles formes » il emprunterait en se substituant directement aux domestiques qui l’ont pris pour une simple « modernisation » de techniques. Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne (si cela représente quelque intérêt pour le lecteur), soyons clair : moi, et même si c’est une multinationale, je donnerai toute la Montedison pour une luciole. [Traduit par Annick Bouleau] Théorie de la « survivance » Trente quatre ans plus tard (encore), en 2009, Georges Didi-Huberman rallume les petites lumières disparues de Pasolini avec pour autre théorie celle de la Survivance des lucioles. Selon lui, les lucioles ne seraient pas mortes – et « le postuler [serait] donner créance à ce que [la] machine veut nous faire croire, [ce serait] agir en vaincu » - mais elles se seraient, par instinct de survie, retirées loin de l’agressive lumière des projecteurs, aussi parce que leurs spectateurs aveuglés ne serait plus en mesure d’en apercevoir les “signaux lumineux” écrasés par la “grande lumière” envahissante du spectacle partout surexposé. Mais dans ce cas pour qui brillent-elles et que font-elles ? Se sont-elles résignées ? Quoi qu’il en soit, si les lucioles ne sont pas mortes, il reste donc des « lueurs » d’espoir même lointaines. Pour les retrouver, Didi-Huberman nous suggère « d’ouvrir les yeux dans la nuit » et de se (re)mettre « en quête des lucioles ». LUCCIOLA PROJECT ADAPTATION Sarah Mauriaucourt TEXTE (extraits) Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman DISPOSITIF N°2 Trois voix. Dans un théâtre. L’ouvreuse fait son travail habituel : elle déchire les billets des spectateurs et les aide à se placer dans les rangs de fauteuils. Le narrateur et le jeune homme entrent en même temps que les spectateurs et se placent dans le public : le narrateur côté cour dans les rangs du fond, le jeune homme côté jardin dans les premiers rangs. Les lumières s’éteignent brusquement avant que les spectateurs ne soient correctement installés. Noir. L’ouvreuse est debout, fondue dans la pénombre, au dernier rang côté jardin. Le narrateur et le jeune homme restent assis. Le narrateur : Mots d’un jeune homme en pleines ténèbres, cherchant sa voie à travers la selva oscura et les lueurs mouvantes du désir … Tout l’espace est parsemé, constellé, infesté de petites flammes qui ressemblent à des lucioles, ici et là au gré de leur splendeur discrète, passante, saccadée… Les lucioles errent faiblement comme si une lumière pouvait gémir dans une sorte de poche sombre… La vie des lucioles semblera étrange et inquiétante, comme si elle était faite de la matière survivante luminescente, mais pâle et faible, souvent verdâtre des fantômes. Feux affaiblis ou âmes errantes. Ne nous étonnons pas que l’on puisse suspecter dans le vol incertain des lucioles la nuit, quelque chose comme une réunion de spectres en miniature, êtres bizarres aux intentions plus ou moins bonnes… Lucciola, en italien populaire, signifie la prostituée ; mais aussi cette mystérieuse présence féminine des anciennes salles de cinéma : l’ « ouvreuse » munie dans le noir de sa petite lampe torche pour guider le spectateur parmi les rangées de fauteuils. Le jeune homme : Les lucioles ont disparu en cette époque où tout un chacun fini par s’exhiber à l’égal d’une marchandise dans sa vitrine, façon de ne pas apparaitre, justement. Le narrateur : Les projecteurs ont investi tout l’espace social, personne n’échappe plus à leurs « féroces yeux mécaniques »… Mais comment les lucioles ont-elles disparu ? Le jeune homme : Ce n’est qu’à notre vue qu’elles « disparaissent purement et simplement ». Il serait bien plus juste de dire qu’elles « s’en vont », purement et simplement. Qu’elles « disparaissent » dans la seule mesure où leur spectateur renonce à les suivre. Elles disparaissent de sa vue parce qu’il reste à sa place qui n’est plus la bonne place pour les apercevoir… Ce n’est pas dans la nuit que les lucioles ont disparu. Quand la nuit est au plus profond nous sommes capables de saisir la moindre lueur, et c’est l’expiration même de la lumière qui nous est encore visible dans sa traîne si ténue soit-elle. Non, les lucioles ont disparu dans l’aveuglante clarté des « féroces » projecteurs. Quant aux « singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres », ce ne sont que des corps surexposés, avec leurs stéréotypes du désir, qui s’affrontent dans la pleine lumière des sitcoms… Les petites lucioles donnent forme et lueur à notre fragile immanence, les « féroces projecteurs » de la grande lumière dévorent toute forme et toute lueur, toute différence… Les lucioles sont mortes ! Le postuler, c’est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. C’est ne voir que la nuit noire ou l’aveuglante lumière des projecteurs. C’est agir en vaincus : c’est être convaincus que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance. C’est ne voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout, des signaux, des singularités, des bribes, des éclairs passagers, même faiblement lumineux. Des lucioles, pour l’exprimer de notre présente façon… Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles. Il y a toujours, vivantes par le monde, deux mille espèces connues de ces petites bêtes (classe : insectes, ordre : coléoptères, famille : lampyres). Certes, la pollution des eaux à la campagne les font dépérir, la pollution de l’air en ville aussi. On sait également que l’éclairage artificiel (les lampadaires, les projecteurs) perturbe considérablement la vie des lucioles comme toutes les autres espèces nocturnes. Cela entraîne quelquefois, cas extrêmes, des comportements suicidaires. Il faut savoir que, malgré tout, des lucioles ont formés ailleurs leurs belles communautés lumineuses… Les lucioles sont mâles et femelles. Elles s’éclairent pour s’appeler et s’appellent pour se reproduire… Le narrateur : Entre l’euphorie et la « proie », entre le plaisir et la faute, les rêves et le désespoir, ce jeune homme attend qu’une clarté apparaisse, au moins la trace d’une lucciola si ce n’est le règne de la luce… C’est exactement ce qui arrive. L’amour et l’amitié, passions absolument liées, s’incarnent tout à coup dans la nuit sous la forme d’une nuée de lucioles… Le jeune homme : Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière nous fait-on croire. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du « règne » : elle ne nous demande qu’une seule chose, et c’est de l’acclamer unanimement… L’artiste, parce qu’il renonce à plonger tout cela dans les ténèbres, échoue à représenter les lucioles… Mais aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, Peuples-lucioles quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs, font l’impossible pour affirmer leur désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres… Les lucioles ont-elles vraiment disparu ? Bien sûr que non… Et voici la réapparition… Le narrateur : Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité… L’ouvreuse allume une petite lampe de poche. Elle dirige la lumière de la lampe vers le sol et descend les escaliers jusqu’au devant de la scène. Elle se place face au public, toujours côté jardin. L’ouvreuse : Mesdames et messieurs bonsoir. Nous vous prions de ne pas éteindre vos téléphones portables afin de provoquer des interférences avec notre dispositif technique. Merci et bon spectacle. Les lumières de la salle se rallument brusquement. L’ouvreuse est debout à la sortie. ¿Le retour des lucioles? Selon Didi-Huberman, « nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins ». Celui de la « grande lumière » et, en marge, celui des […] « peuples-lucioles » qui « quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs », « s’éclairent pour s’appeler et s’appellent pour se reproduire ». Et cela se confirme scientifiquement. En effet, ces insectes utilisent essentiellement leur luminescence à des fins de protection, de communication et surtout de reproduction. La période de reproduction des lucioles se situe du printemps jusqu’au début de l’été. Le mâle et la femelle se cherchent, s’éclairent, s’accouplent. Cette dernière pond alors ses œufs en sous-sol et un mois plus tard des larves naissent. Durant la période hivernale, ces larves vont grandir, cachées bien au chaud sous terre, pour en sortir au printemps suivant sous forme de nymphes qui, quelques jours plus tard -donc plus ou moins un an après leur naissance-, deviendront des lucioles adultes pouvant à leur tour offrir leur petite lumière et se reproduire. Depuis le printemps 2011 - révolutions des pays arabes, opérations simultanées de solidarité internationale avec le peuple palestinien, actions de protestation grecques et espagnoles, manifestations étudiantes au Canada et en amérique latine, mouvements d’occupation des places boursières, entre-autres, ou encore révolution Islandaise marquée par le refus des citoyens de payer une dette financière qu’il estiment illégitime et par la création d’une assemblée populaire chargée de réécrire la constitution du pays - aux quatre coins du monde, des populations sortent de l’ombre, appellent à la désobéissance civile pacifique, parlent de “démocratie réelle”, se mobilisent contre les discours nationalistes et xénophobes qui se radicalisent et se répandent, résistent à la répression et à l’austérité, s’organisent en assemblées citoyennes locales et communiquent entre-elles à un niveau international en traversant les frontières de l’information via internet. Soixante dix ans après la nuit de leur apparition - sous les yeux brillants d’un jeune homme, Pasolini qui fêterait aujourd’hui ses quatre vingt dix ans -, plus de 13 000 nuits après une mystérieuse disparition et depuis deux printemps déjà : serionsnous en train d’assister au retour des lucioles ? Barcelone, juin 2012 “S’insérer dans le monde, dans son devenir, par des constructions modestes et marquantes, pour le retrouver, pour croire en lui. [...] Des pas, des villes, des marcheurs, pour produire des situations, des modes d’habitations possibles des mégapoles de la planète, et pour inventer, dans l’univers de la circulation généralisée, une nouvelle vitalité, un nouvel espace-temps, fût-il réduit et interstitiel jusqu’à l’inframince.” Thierry Davila, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle. « EL PUEBLO UNIDO » EN MARCHES Randonnée et chemins croisés de Madrid et d’ailleurs Mise en route(s) : chronique d’une apparition Le 15 mai 2011 et les jours qui ont suivis, des dizaines, des centaines, puis des milliers de personnes se sont rassemblés sur les places publiques des grandes villes d’Espagne pour protester contre la crise économique croissante et la politique d’austérité du gouvernement. Des assemblées populaires quotidiennes furent peu à peu organisées jusqu’à devenir des assemblées permanentes avec l’apparition des premières accampadas, des campements spontanés et autogérés, véritables agoras et laboratoires collectifs : des espaces de vie, de débats et de création régulièrement exposés aux tentatives d’expulsions des forces de l’ordre. Nous assistions alors à l’apparition du mouvement du 15M[1] : une initiative citoyenne et pacifiste fondée sur le principe de l’horizontalité[2], de la démocratie participative “directe” et de la réappropriation de la politique par et pour le peuple, engagée par une réappropriation de l’espace public comme lieu de rencontre, d’échange, de travail et de recherches politiques, économiques, sociales, culturelles et artistiques, individuelles, collectives et diversifiées. Très vite, cette initiative -étroitement liée à celle des Anonymous- se répand partout en Europe et dans le monde, en prenant différentes formes, notamment le mouvement Occupy[3]. Se développe alors un incroyable réseau de communication et d’information sans frontières, via internet, -passant du partage d’actions collectives locales à une coordination internationale en quelques semaines- véritable moteur à énergie cinétique qui génèrera une série de marches populaires organisées à travers l’Espagne, puis à travers toute l’Europe[4] : plus de 5 000 kilomètres parcourus à pieds en suivant différentes voies (et voix), de Madrid à Athènes en passant par Paris, Bruxelles, Rome et les centaines d’autres villes et villages rencontrés. Allers-retours entre les printemps Depuis maintenant plus d’un an, le mouvement du 15M - entre centres sociaux occupés localement et agoras mondiales nomades [4] - n’a jamais cessé de réunir des assemblées populaires dans ses quartiers, d’ouvrir des espaces de réflexion, de mobilisation, de dénonciation et de résistance à la crise et à l’austérité qui progressent. Le 21 juillet dernier, deux groupes de marcheurs franco-espagnols de Madrid et de Barcelone se mettaient en route(s) vers Bruxelles pour porter leur protestations jusqu’au parlement européen. Trois mois plus tard - le 6 octobre-, ils arrivaient dans la capitale européenne. Une semaine d’agora -dont résulte la manifestation mondiale du 15 O (15 octobre 2011) suivie massivement dans 866 villes du monde et 87 paysfut alors organisée par des centaines de participants venues de toute l’Europe. En ce moment, des groupes de travail internationaux œuvrent activement à la préparation d’une nouvelle journée d’actions mondiale le 15 octobre prochain. Aussi, il y a toujours cette “randonnée”[6] à durée indéterminée qui poursuit ses déplacements, portée par des idées d’alternatives, des rêves d’avenir et la détermination des individus-penseurs d’un groupe de travailleurs-marcheurs, unis pour un jour ou pour toujours. Ces caravanes nomades de citoyens du monde de toute langue et de tout âge, -entre sentiers battus et chemins de traverses- avancent sûrement mais lentement à la rencontre de leurs voisins européens. Ces marches- et démarches - résonnent et se font échos en multipliant, à chaque pas, le nombre de paires de chaussures et de kilomètres parcourus, le nombre de levés de soleil et de crépuscules colorés, le nombre de territoires traversés et de brouillards dissipés, le nombre de paroles recueillies à partager et de projets nouveaux à construire. Marcha a Bruselas, March to Athens ou encore Marches populaires Paris 2012, ce projet à identité multiple réuni aujourd’hui plusieurs assemblées de marcheurs actuellement en route vers Madrid, derrière une autre “bandera de unidad” nommée Marcha por la dignidad[4]. Leur passage dans la capitale espagnole est prévue le 21 juillet prochain, date à laquelle il y a un an - jour pour jour -, les premières marches populaires -parties des quatre coins du payss’y étaient retrouvées, avant de la quitter en direction de Bruxelles, en laissant la Puerta del sol ouverte et le ciel dégagé. Et leurs foulées, cette année, se feront en échos éclairé par les ombres, aux odeurs âpres de charbon, d’une autre marche de protestations arrivée à Madrid il y a quelques jours -le 10 juillet- : celle des mineurs de la Marcha Negra, sortis de la nuit noire des soussol du nord du pays, pour recharger leurs petites lumières frontales phosphorescentes aux rythme de leur pas jusqu’à la “Porte du Soleil”, en quête de conditions de vie et de travail à énergie durable. Les brûlures des centaines de kilomètres de canicule et celles des matraques madrilaines -soigneusement préparées à les accueillir- ne suffiront pas à étouffer ces lanternes nocturnes bien décidées à illuminer -à l’appel de leur douce et brillante lueur- un territoire entouré par les ténèbres de l’austérité et d’un avenir incertain. Entrant ou rentrant, les randonneurspasseurs de ces deux marches jumelles ne la refermeront pas cette porte doucement enfoncée un après-midi de mai; et en parfaits éclaireurs, ils prendront même - c’est sûr le soin d’en ouvrir de nouvelles pour les printemps à venir, avant de se remettre en routes, avant de repartir vers d’autres horizons, vers d’autres chemins qu’ils n’ont pas fini de croiser. Histoires à suivre. Barcelone, 14 juin 2012 S.M. [1] Ou « mouvement du 15 mai », en référence à sa date d’apparition, plus connu en France sous le patronyme de mouvement des « indignés ». [2] Contraire de « verticalité » qui qualifie un système hiérarchisé. Pratiquement, les décisions relatives à la vie en communauté et aux actions concrètes menées y sont prises par consensus, obtenu par l’ouverture du dialogue et la volonté de trouver une entente commune. [3] Comme l’occupation, en 2011, des places boursières de Wall Street aux Etats-Unis et de La Défense à Paris par exemple. [4] Entre-autres : - Marchas populares indignadas: ensemble de marches parties des quatre coins de l’Espagne à la fin du printemps 2011 jusqu’à Madrid (arrivées le 21 juillet 2011) - Marcha a Bruselas : marches de Madrid et Barcelone jusqu’à Bruxelles (du 21 juillet au 8 octobre 2011) - March to Athens : marche de Nice (à l’issue du contre-G20) jusqu’à Athènes en passant par Rome (du 9 novembre 2011 au 5 mai 2012) - Marches Populaires Paris 2012 : ensemble de marches parties (au début du printemps 2012) de Bayonne, Marseille, Toulouse, Lille et les banlieues parisiennes arrivée à Paris le 21 avril 2012 (veille du premier tour des élections présidentielles françaises) - Marcha por la dignidad : deuxième vague de marches parties fin juin 2012 des quatre coins de l’Espagne vers Madrid, notamment de Barcelone et de Saint-Jacquesde-Compostelle. [5] Agora de Rome en janvier et d’Athènes début mai ; ainsi que le programme commun d’assemblées permanentes sur toutes les places des grandes villes espagnoles du 12 au 15 mai 2012 (événement lié au premier anniversaire de la naissance du mouvement du 15M en Espagne) [6] La “Randonnée”, pour reprendre le terme si justement employé par Michel Serre (“Méthode et randonnée: local et global” dans Les cinq sens), prend en compte la notion de “random”, de hasard. Le randonneur ne suit pas une “méthode” -c’est-à-dire un itinéraire figé en ligne droite projetée-, mais avance de manière aléatoire -bifurquant d’un chemin à un autre- découvrant la route qu’il empruntera à chaque croisements, au fil de ses pas, de ses rencontres naturelles et humaines, et des contextes spatio-temporels qu’il traverse. VIA DELLE LUCCIOLE SCOMPARSE Mardi 13 décembre 2011 Bologne, Italie Marcia verso Roma e Atene Il y a deux jours, j’ai pris naïvement la carte routière pour regarder l’itinéraire du lendemain et, sur une route parallèle à la notre, j’ai remarqué un nom de village dans la montagne qui m’a traversé comme un éclair. Après une vérification sur internet... Oui c’est bien ça ! La marche m’a conduite à une douzaine de kilomètres de Pieve del Pino, sur le chemin des lucioles de Pasolini. Pour la suite de mon projet vidéo La nuit des lucioles, j’envisageais de m’y rendre sans doute l’été prochain. Mais, jusqu’à il y a deux jours, je ne savais pas du tout où ce lieu se trouvait en Italie. Coïncidence troublante, c’est avec beaucoup d’émotion et d’excitation que je décide de poursuivre la marche en empruntant cette route parallèle... Je pars donc seule cette après-midi en direction de Paderno et Pieve del Pino. La marche vers Rome et Athènes n’est en aucun cas une ligne droite rigide ou autoritaire. C’est un projet déterminé bien plus vaste, une dé-marche aux multiples expansions, une «randonnée» curieuse et sinueuse portée par la découverte de territoires inconnus : c’est une marche skyzophrènique qui se déploie dans l’espace sous les pas des marcheurs. Voici le triplement de la marche aujourd’hui : un groupe de marcheurs suit la strada principale dans la montagne, un autre progresse à travers les sentiers montagneux à la rencontre de la Communauté des Elfis (un éco-village autonome) et moi qui vais chercher des lucioles... Plusieurs chemins, une destination commune... Prochaine étape Florence ! Mercredi 14 décembre 2011 Bologne, Italie Comme prévu, j’ai pris hier un minibus à la piazza Cavour pour me rendre directement à Paderno et marcher ensuite vers Pieve del Pino avec la ferme intention de trouver, sur le chemin, un endroit où passer la nuit. Une fois arrivée, il n’aura fallu que quelques heures pour comprendre à quel désastre mon enthousiasme devait se confronter. Paradoxalement à l’objet de ma quête, c’est un désert inanimé, aride et froid que j’ai parcouru, aux routes bordées de «Proprieta privata», de caméras de surveillances et de «cani pericolosi» (chiens méchants) mettant en garde les randonneurs de ne pas s’approcher trop près des grilles en ferrailles. Il m’ait apparu que la splendeur de la montagne n’était qu’un divertissement pour camoufler les barricades de notre temps. A Paderno, je me suis permise de jeter un coup d’œil effronté au-dessus de l’une d’elles après avoir entendu un bruit sourd. Suite aux fâcheux aboiements de son chien (jouant magnifiquement bien le rôle qu’on lui attribue), un vieil homme est venu à ma rencontre avec méfiance. Après lui avoir raconté mon histoire dans un italien on ne peut plus simplifié, l’ambiance s’est détendue et quand je lui ai demandé comment était la vie dans la montagne, il a simplement répondu : «bella e tranquila, tutto va bene». Ici, l’expression «pour vivre heureux vivons cachés» prend tout son sens. Il a ensuite salué ma «bellissima» intention, mais m’a bien fait comprendre qu’il n’y avait aucun endroit pour dormir dans la montagne et qu’il était préférable de reprendre le bus dans l’autre sens parce que dormir dehors était impossible à cause du froid mordant (lui aussi) et surtout des loups (!). Deux kilomètres plus loin, alors que je marchais en direction de Pieve del Pino, une voiture s’est arrêtée pour m’inviter à monter, ce que j’ai fait car j’ai trop longuement tourné en rond et la nuit n’allait pas tarder à tomber. Le conducteur, un septuagénaire lui aussi, m’a déposé devant une église, seul édifice existant en marge des habitations. Lui aussi n’a pas manqué de saluer, puis de décourager, mon initiative sans oublier de poser sa main sur ma cuisse à deux reprises. Il voulait certainement que je me transforme moi-même en “lucciola” en me proposant de venir prendre un verre et manger un morceau chez lui (en italien populaire, “lucciola” est aussi employé pour désigner une prostituée). Ayant gentiment refusé cette offre, il m’a conseillé de m’adresser au prêtre qui vit à Paderno et qui pourrait peut-être m’héberger pour la nuit. Ayant une petite préférence pour les loups j’ai écarté cette possibilité et décidé de jouer ma dernière carte en me rendant à l’adresse d’un bed and breakfast trouvé sur internet (via Pieve del Pino 5). Là encore, mur de fer, caméras et interphone : le bed and breakfast n’existe plus. Le soleil venait de disparaître, j’ai donc marché trois kilomètres en rebroussant chemin vers l’arrêt d’autobus à destination de Bologna. Pourquoi rester, de toute façon il n’y a pas de lucioles l’hiver et les projecteurs venaient de s’allumer... Pasolini avait raison (?). D’après Georges Didi-Huberman, les lucioles n’ont pas disparues mais sont parties loin de nous. Elles se sont isolées «pour former ailleurs leur belle communauté lumineuse» (chez les Elfis peut-être)... Si c’est le cas, je ne peux m’empêcher de penser que l’isolement des lucioles est une forme de résignation, car même si cette alternative leur permet de continuer à briller, leur lumière dérobée à nos yeux se perd dans la nuit en abandonnant lâchement toute l’inspiration qu’elle pourrait offrir. Mais je reste convaincu qu’il reste des lucioles solitaires qui errent avec nous et partagent avec humilité leur luminescence le temps d’un café, d’une nuit, d’une histoire d’amour ou d’une vie... Voilà maintenant trois bonnes heures que je travaille dans cet affreux «atelier de la malbouffe avec Free Wifi» (« Media Center » nomade « della città », communément appelé Mc Donald). Il est 18h, il faut que je retourne chez Antonio (le “ragazzo” qui m’a hébergé cette nuit et qui n’est pas un loup féroce !), pour ranger et récupérer tout mon “bordelo” et mon sac à dos. Je quitte Bologna en train ce soir pour retourner à Parma. Voici une autre caractéristique de cette marche : le demi-tour. Nous ne pouvons pas remonter le temps, mais nous pouvons prendre la liberté de revenir (les pieds et la tête toujours dirigés vers l’avant) pour re-trouver les petites lumières rencontrées sur le chemin et quittées trop rapidement... Chaque trajet est différent même s’il emprunte la même voie. Et puisque «tous les chemins mènent à Rome» nous pouvons choisir celui qui nous convient le mieux. S.M. EDICION FUGAZ COLECCION EXTRACTO Barcelona - 1er de Noviembre de 2012 “La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel.” Pier Paolo Pasolini - 1941 “Il y a deux jours, j’ai pris naïvement la carte routière pour regarder l’itinéraire du lendemain et, sur une route parallèle à la notre, j’ai remarqué un nom de village dans la montagne qui m’a traversé comme un éclair. Après une vérification sur internet... Oui c’est bien ça ! La marche m’a conduite à une douzaine de kilomètres de Pieve del Pino, sur le chemin des lucioles de Pasolini.” Sarah M. - 2011 EDICION FUGAZ COLECCION EXTRACTO
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