À tout prendre, les deux chats sont dans le même sac

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À tout prendre, les deux chats sont dans le même sac
 1 À tout prendre, les deux chats sont dans le même sac
Par Jean-Sébastien Marsan, journaliste
(Note de l’auteur — Le texte ci-dessous est un travail d’études universitaire rédigé en 1993
ou 1994, réécrit 20 ans plus tard pour en améliorer la forme. En le relisant, me suis dit que je
devrais le mettre à jour, me documenter de nouveau en tenant compte de tout ce qui a été écrit sur
À tout prendre depuis 1994, puis je me suis rendu compte que mon texte conserve une certaine
valeur. Questions, commentaires, suggestions ? Écrivez-moi à l’adresse [email protected].)
RÉSUMÉ : Phares du cinéma québécois du début des années 1960, À tout prendre de
Claude Jutra (1963) et Le chat dans le sac de Gilles Groulx (1964) ont toujours eu la
réputation non seulement de véhiculer les principaux thèmes en vogue à l’époque, mais
aussi d’accuser nombre de ressemblances. Une analyse comparative des deux films fait
ressortir des similitudes frappantes : les récits et personnages sont étonnamment
semblables, comme si chaque film était le miroir de l’autre. Sur le plan du discours
politique, les deux œuvres s’opposent en bloc, mais tous deux se rejoignent dans leurs
finales.
En 1953, l’arrivée de la télévision au Québec a tué la petite industrie du mélodrame des
années 1944-1953 (Un homme et son péché, La petite Aurore l’enfant martyre et autres navets).
Absent des écrans pendant une décennie, le cinéma québécois a connu une renaissance en 1963 et
1964 : le cinéma direct récoltait la gloire (grâce à Pour la suite du monde) tandis que Claude
Jutra et Gilles Groulx, avec À tout prendre et Le chat dans le sac, jetaient les bases d’un cinéma
de fiction moderne.
À tout prendre et Le Chat dans le sac condensent les principales caractéristiques du cinéma
de fiction des années 1960. Notamment, les deux films demeurent des fleurons de ce que le
critique Gilles Marsolais appelle la « pollinisation » de la fiction par le direct.1 Mais jusqu’à quel
point peut-on comparer ces deux films? Une telle comparaison peut-elle jeter un éclairage
nouveau sur les thématiques et les personnages du cinéma québécois de l’époque ?
Les ressemblances entre les deux films ont fait l’objet de plusieurs textes.2 Tentons d’aller
plus loin.
Le contexte de production
Préoccupé par le développement d’un cinéma national, Claude Jutra s’est lancé, avec À tout
prendre, dans une entreprise personnelle qui dura deux ans (et qui l’a laissé criblé de dettes). De
son côté, Gilles Groulx travaillait à l’Office national du film du Canada (ONF). À cette époque,
les cinéastes de l’ONF, las de tourner des courts métrages et des films de commande, rêvaient de
réaliser des longs métrages plus personnels, plus proches de leurs préoccupations.
Sur le plan économique, À tout prendre et Le Chat dans le sac tiennent de l’exploit : avec
une poignée d’amis mal payés, Claude Jutra s’est endetté pour imposer un film sur les écrans des
salles de cinéma ; nonobstant les politiques de l’ONF, Gilles Groulx a tourné Le Chat dans le sac
2 en quelques jours avec le budget d’un court métrage. (Initialement, il devait réaliser un
documentaire sur l’hiver.)
Les deux films ont été réalisés sensiblement au même moment et pour le même prix. À tout
prendre a été tourné de août 1961 à août 1963, au coût de 60 000 $ ; le tournage du Chat dans le
sac s’est échelonné du 20 janvier au 3 février 1964, pour la somme de 75 000 $. Quelques
artisans du cinéma québécois de l’époque ont participé aux deux films (dans ce petit monde
d’artistes et de techniciens, tout le monde se connaissait ; parmi tant d’autres, Claude Jutra et
Gilles Groulx ont travaillé ensemble à l’ONF de 1956 à 1962). Pour À tout prendre et Le Chat
dans le sac, les réalisateurs ont retenu les services du même caméraman, Jean-Claude Labrecque.
Au générique d’À tout prendre, on lit aussi que Gilles Groulx a collaboré au film, de même que
Marcel Carrière, l’ingénieur du son du Chat dans le sac.
Résumons maintenant le sujet et les personnages des deux œuvres.
À tout prendre ou l’art de parler de soi
Le sociologue français Edgar Morin a affirmé à propos d’À tout prendre : « Ce film marque
une date, car on a enfin trouvé un ton juste pour parler de soi au cinéma ».3 Le premier film jeme-moi moderne ?
Claude (interprété par Claude Jutra), un jeune cinéaste, tombe amoureux d’une mannequin
nommée Johanne (Johanne Harelle). Ils s’aiment — et couchent avec d’autres, dans une
atmosphère de liberté sexuelle. Johanne incite Claude à avouer ses angoisses existentielles et son
homosexualité4. Lorsque Johanne tombe enceinte, Claude décide de rompre. Il tente de lui payer
un avortement, en vain. Puis Claude quitte définitivement Johanne.
Voici comment Nicholas, l’ex-amant de Johanne (interprété par Patrick Straram), définit
Claude: « Jeunesse fort facile, brillantes études, voyages d’un continent à l’autre payés par papa
volontiers ». Effectivement, il s’agit d’un fils de bourgeois. Et il a un tempérament d’artiste
écorché : à 27 ans, c’est un bohème égocentrique, maniéré et imbu de lui-même. Claude parle
beaucoup de lui et se soucie peu des autres. Par exemple, abandonner Johanne enceinte ne
l’ennuie que momentanément et il aimerait bien s’en débarrasser en lui payant un avortement. De
plus, Claude ne reconnaît pas sa dette envers Johanne, celle qui a réussi à lui faire admettre son
orientation sexuelle.
Le récit d’À tout prendre, linéaire, est interrompu à plusieurs reprises par des scènes
d’introspection et de fantasmes. Assez dense pendant les deux premiers tiers du film, le récit
s’épuise par la suite, miné par des scènes narcissiques (insupportables ou risibles, selon les
goûts). Comme le souligne Robert Daudelin, « prenant souvent pour de la lucidité un goût de soi
assez vain, Jutra n’en finit plus de se confesser et de confesser ses protagonistes. »5
En somme, Claude est un lâche : au moment où les problèmes s’accumulent (Johanne est
enceinte ; ils rompent ; elle est malheureuse ; elle parle de suicide ; leurs amis s’affolent, etc.), il
demande conseil à sa mère et à un curé, puis il décide de fuir, au loin.
3 La finale du film peut être interprétée comme un repli sur soi : « Enfin, est-ce que l’arrêt
sur l’image finale des coupeurs de canne à sucre haïtiens, machette levée en signe de colère,
représente une révolution future ou tout simplement une fuite dans un monde illusoire, comme l’a
peut-être été sa relation avec Johanne ? »6
Le Chat dans le sac ou la révolte intérieure
Le générique de début indique que « ce film représente le témoignage d’un cinéaste sur
l’inquiétude de certains milieux de jeunes du Canada français. »
Claude (Claude Godbout) et Barbara (Barbara Ulrich) s’aiment. Idéaliste, Claude cherche
par le journalisme une authenticité que la société ne lui offre pas. La relation entre Claude et
Barbara se désintègre petit à petit, Barbara ne comprenant pas le cheminement de son amoureux.
Le jeune homme a 23 ans. « Je suis Canadien français, donc je me cherche », dit-il
d’emblée au début du film. Claude ajoute : « La société dont je suis ne me donne pas ce que j’ai
besoin pour vivre une vie intelligente. Alors j’aurais plutôt tendance à rechercher dans une espèce
de solitude, à chercher en moi-même, certaines vérités. »
Claude a déjà travaillé, mais « c’est un peu peine perdue », dit-il. Pigiste, il tente de vendre
des articles à divers médias, mais les rédac-chefs les refusent toujours sous prétexte que leur
traitement est trop personnel et engagé. Claude, désœuvré, considère qu’il passe son temps « à
rentrer et sortir de chez moi pour des tas de niaiseries ou bien pour le fallacieux prétexte de me
trouver de l’ouvrage. En somme, je mène une vie esthétique. (...) je n’ai pas de vie réelle, je n’ai
que des idées. »
Se définissant en colonisé, Claude joue au révolté, mais sa révolte est intérieure. Il hésite,
ambivalent : « Suis-je un révolté ? Oui. Suis-je un révolutionnaire ? J’sais pas. »
Claude et Claude
Contrairement au Chat dans le sac, ouvertement sociopolitique, À tout prendre tient du
journal intime, de la confession fantaisiste et poétique. Mais les deux films recèlent une foule
d’éléments communs qu’on ne peut mettre sur le compte de la coïncidence.
D’abord, ils mettent en scène des histoires d’amour et les personnages principaux ont des
prénoms identiques (Claude). Les deux films empruntent leur esthétique au cinéma direct :
caméra à l’épaule, décors et éclairages naturels, dialogues improvisés, etc. (Les premières
minutes du Chat dans le sac laissent croire au spectateur non averti qu’il s’agit d’un authentique
documentaire.)
À tout prendre est nettement plus autobiographique que Le Chat dans le sac. Le film de
Claude Jutra se veut la reconstitution d’une idylle que le cinéaste a véritablement vécue avec
Johanne Harelle au début des années 1960.
Les titres des deux films, formulés par les personnages principaux, proviennent directement
4 des dialogues : le héros de Claude Jutra prononce les mots « à tout prendre » lorsqu’il prend la
décision d’emprunter 200 $ pour payer l’avortement de sa conjointe ; pour sa part, le Claude de
Gilles Groulx déclare au début du film qu’il est « comme le chat dans le sac », une expression de
son cru pour décrire sa situation personnelle.
À tout prendre et Le Chat dans le sac sont écrits à la première personne, celle de leurs
personnages principaux. Dans les deux cas, il s’agit d’une prise de parole : « J’existe, regardezmoi », semblent dire les deux Claude.
Claude Jutra et Gilles Groulx ont mis en scène des personnages plus jeunes qu’eux. Claude
Jutra est né en 1930 tandis que Gilles Groulx a vu le jour un an plus tard. Or le Claude d’À tout
prendre a 27 ans et son homonyme 23, soit respectivement cinq et 10 ans de retard sur l’âge des
réalisateurs au début du tournage de leurs films (en 1961 et 1963). Claude Jutra a déclaré, à la fin
des années 1960 : « Je suis prisonnier de ma jeunesse, je n’y peut rien, je pense que j’en parlerai
toujours, d’une manière ou d’une autre. (...) Lorsque j’avais 30 ans, je faisais À tout prendre en
parlant de moi à 27 ans (...) ».7
On peut en conclure que « c’est d’eux-mêmes que les cinéastes parlent, et non de leurs
cadets », remarque l’historien du cinéma québécois Yves Lever. « C’est leur propre jeunesse,
vécue dans le contexte plus ou moins étouffant de la fin des années 40 et durant les années 50,
qu’ils mettent en scène : révoltes stériles et souvent avortées, audaces périmées, indécision, peur
des femmes, répression de l’imaginaire, etc. Cela seul permet de comprendre pourquoi, dans leurs
films, la plupart des jeunes ont tant de difficultés à prendre des décisions. Leur errance (...) est
celle des intellectuels de la trentaine avant tout. »8 Les deux Claude se complaisent dans la
posture du anti-héros tourmenté, à la recherche de lui-même.
Johanne et Barbara, les deux compagnes des personnages principaux, sont des femmes
équilibrées, autonomes, bien adaptées à leur milieu. Loin des complexes des deux Claude…
D’origine haïtienne, Johanne habite le même Montréal que Barbara, juive anglophone. Leur
culture et leur fraîcheur en font des personnages de cinéma plus intéressants et dynamiques que le
duo de mâles indécis. Délibérément soulignée par les cinéastes, la force des personnages féminins
non seulement contraste avec l’errance des deux Claude, mais souligne aussi que les hommes
mettent fin à leurs relations parce que Johanne et Barbara ne sont qu’une étape dans leur
cheminement personnel (et leur narcissisme). Elles sont belles et intelligentes POUR les deux
Claude, uniquement en fonction d’eux.
Une dernière remarque concernant les personnages : dans les deux films, Claude et Claude,
à l’instar de plusieurs personnages secondaires, interprètent leur propre rôle. Les acteurs ont
improvisé à partir d’un scénario écrit dans ses grandes lignes, dépourvu de dialogues, pour une
interprétation naturelle et spontanée. Plusieurs acteurs ont d’ailleurs conservé leur véritable
prénom.
Le décor montréalais
Les deux films se déroulent dans des lieux similaires. Quand ils ne sont pas à l’appartement
5 de l’un ou de l’autre, les personnages fréquentent les restaurants, font des balades en « vespa » (la
mobylette dans À tout prendre) ou en automobile, se retrouvent et discutent dans les rues. Les
personnages principaux se déplacent souvent.
Les décors, pour leur part, sont exclusivement naturels (pas de tournage en studio). Dans
les deux films, quelques scènes permettent d’identifier Montréal comme lieu de tournage : on
aperçoit la tour Ville-Marie et le mont Royal dans À tout prendre, l’École nationale de théâtre et
l’immeuble du quotidien La Presse dans Le Chat dans le sac. Montréal est souvent présentée
sous ses angles les moins attirants. Les deux cinéastes privilégient les rues sales et achalandées,
les arrière-cours crasseuses et les ruelles obscures. Avec un tel tableau, on ne se surprend pas de
la fuite finale des deux Claude, loin de cette ville laide où ils vivent.
Mêmes personnages, mêmes lieux, mêmes décors... Qu’en est-il des valeurs et des
idéologies véhiculées par les deux œuvres, la vision sociale proposée par Claude Jutra et Gilles
Groulx ?
La bohème et l’errance
Avec deux personnages si ressemblants, les deux films illustrent un même univers social,
un même milieu d’artistes et d’intellectuels.
À tout prendre raconte l’histoire d’un cinéaste, Claude Jutra, qui joue lui-même le
personnage de Claude. Le Chat dans le sac n’est pas directement autobiographique, mais il nous
renseigne, comme À tout prendre, sur le milieu des cinéastes et des cinéphiles du début des
années 1960. À preuve, ce commentaire de Robert Daudelin écrit en 1967 : « La présentation du
Chat dans le sac, au deuxième Festival du cinéma canadien, le 8 août 1964, fut un moment
d’intense bonheur pour quelques centaines de cinéphiles québécois. Enfin nous étions face à un
film bien à nous, dans lequel nous étions heureux de nous reconnaître et de nous voir de près. Le
Chat dans le sac, aussi bien dans sa forme écorchée que dans son propos confus, était (et
demeure) à l’image de nos plus récents réveils. »9
Tous les personnages des deux films entretiennent peu d’attaches familiales. Dans À tout
prendre, les relations entre Claude et sa mère semblent froides. Les parents du personnage de
Gilles Groulx sont inexistants. De plus, les deux Claude ne possèdent pas de nom de famille. La
vraie famille, en fait, c’est l’appartement partagé, Johanne, Barbara, leurs amis. La sexualité, on
l’a dit, est vécue assez librement.
Outre une mentalité individualiste, la principale caractéristique commune aux personnages
principaux demeure l’errance. On sait généralement d’où ils viennent10, mais jamais où ils vont :
pas de projets, pas de plans de carrière ni même de souhaits pour l’avenir, puisque les deux
Claude choisissent, en bout de piste, de fuir le réel.
Isolement social vs refus global
Dans À tout prendre, les personnages, coupés de la société, évoluent comme si cette
dernière n’existait pas. Aucune référence aux réalités économiques et sociales, même pas un bout
6 de dialogue sur les factures ou le loyer à payer. Le film ne contient qu’une seule référence au
politique : un graffiti « Québec libre » sur un mur, entrevu par la caméra. Les personnages de
Claude Jutra s’aiment, baisent, boivent, s’amusent, se disputent... et travaillent (un peu). C’est le
triomphe du moi, de l’hédonisme, de l’errance heureuse et surtout du refus des responsabilités
(lorsque Claude refuse la paternité). Ce repli sur soi peut aller jusqu’à la complaisance, entre
autres lorsque Claude fantasme sur sa propre mort.
Dans Le chat dans le sac, c’est l’inverse : la société est omniprésente, dans le discours et le
comportement de Claude. Tandis que Barbara, autonome, vaque à ses occupations sans se
préoccuper des débats sociopolitiques, Claude tourne en rond et se montre obsédé par son rapport
à la société. Pour le jeune homme, le monde qui l’entoure est si imparfait qu’il n’a d’autre choix
que de tout rejeter en bloc.
Le meilleur exemple de ce refus global demeure son incapacité de travailler. En reportage
sur une parade de majorettes dans un aréna, Claude est pétrifié de dégoût : « Les prédicateurs du
système contribuent à maintenir la médiocrité », maudit-il en voix-off.
L’univers social, si présent dans le Chat dans le sac, donne au film une valeur
documentaire. Par exemple, Claude cite des statistiques sur le Québec (son économie, sa qualité
de vie, sa démographie, etc.). Sa lecture des journaux nous renseigne sur la réforme de
l’Éducation et sur un nouveau groupe séparatiste surveillé par la police à la suite d’un vol
d’armes (quoi d’autre que le Front de Libération du Québec).
Claude est un nationaliste inspiré des thèses tiers-mondistes, un lecteur de Parti pris. On ne
l’imagine pas se rendre à la banque emprunter 200 $ comme le fait le personnage principal d’À
tout prendre — dans ce dernier film, il est naturel que la conversation entre Claude et le banquier
se déroule exclusivement en anglais...
Sur le plan du rapport à la société, les deux Claude se situent donc aux antipodes l’un de
l’autre. Dans À tout prendre, les personnages existent en vase clos, dans une bulle ouatée, tandis
que Le Chat dans le sac idéalise un révolté incapable de s’intégrer à sa société.
On pourrait continuer à opposer la vision sociale des deux films sur une foule de sujets. Sur
le plan littéraire par exemple, À tout prendre s’ouvre sur un plan de Claude lisant la revue Life et
le film ne montre pas son personnage principal s’adonner à d’autres lectures. Le héros du Chat
dans le sac, nettement plus politisé, lit La révolte noire, La révolution cubaine, des ouvrages de
Frantz Fanon et Karl Marx, Parti pris, la revue de cinéma Objectif et un… dictionnaire des
proverbes !
Les deux films s’opposent aussi sur le rôle de la religion. Lorsqu’il apprend que Johanne est
enceinte, le Claude d’À tout prendre, suivant les conseils de sa mère, consulte le père Simon, un
curé qu’il a connu jadis pendant une retraite dans un monastère. Bien que ce personnage de curé
soit original (il boit, fume...), Claude prend cette rencontre très au sérieux. Dans Le Chat dans le
sac, au contraire, le personnage de Gilles Groulx est un partisan de la laïcité tous azimuts. Il
dénonce avec rage le rôle des religieux à l’école, ceux « qui ont enseigné la foi plutôt que la
manière de penser (...) sous la surveillance hypocrite des confesseurs ».
7 En dernier recours, la fuite
Ainsi, sur le plan du rapport des personnages à la société, À tout prendre et Le Chat dans le
sac s’opposent en bloc. Les deux films se terminent pourtant de manière identique : Claude et
Claude, lâches, décident de ne plus rien décider et de se faire oublier.
À tout prendre justifie la fuite de Claude par l’accumulation de problèmes personnels :
Johanne enceinte, les pressions des amis pour que Claude intervienne en faveur de Johanne, sa
mère qui s’inquiète... Plongeant dans un délire narcissique, Claude disparaît, tout simplement.
Refusant d’assumer ses responsabilités, il quitte son monde, sa société.
Un tel défaitisme n’avait rien pour séduire le grand public des années 1960. L’échec
commercial du film était inévitable. Comme le souligne Yves Lever, « À tout prendre sort au
Saint-Denis en mai 1964 et n’a pas de succès. Pierre Jutras et Michel Sénécal en trouvent la
raison dans " le contexte d’un Québec encore pudique et moralisateur " (Dictionnaire du cinéma
québécois). Dans le cadre du cinéma de l’époque, ce n’est quand même pas cette relation extramaritale plutôt banale qui pouvait provoquer un scandale ! L’insuccès du film, je le vois plutôt
dans le décrochage complet du réel collectif québécois. »11
La finale du Chat dans le sac est aussi défaitiste que celle d’À tout prendre. Incapable de
concilier son Moi avec la société, Claude quitte la ville pour se réfugier à la campagne. Il se
sépare de Barbara et de ses revues pour la solitude et la lecture des philosophes. Désormais, seul
son Moi importe. « Le film de la Révolution tranquille restera toujours Le chat dans le sac.
Jamais le mot tranquille n’a été employé à si bon escient. (...) Encore une fois, nous rencontrons
une révolte émotive et non lucide et ce portrait du jeune québécois pseudo-intellectuel et
velléitaire, force nous est de reconnaître qu’hélas il est celui du plus grand nombre de nos
révoltés. »12
Dans les deux films, les personnages errent, se replient sur eux-mêmes et finalement fuient
une réalité qui les effraie. Analysant les personnages du cinéma québécois des années 1960, le
critique Michel Houle conclut que « c’est cette paralysie, cet isolement, cette mise à l’écart qui au
fond spécifient, caractérisent le " nouveau " Québécois. C’est encore un être d’exception, un être
auquel sa position dans la culture confère une conscience aiguë de l’immobilisme, de la lenteur à
réagir de la société. Un être un peu désarçonné qui n’arrive pas à communiquer cette conscience à
la collectivité. »13
Dès leurs premières scènes, les deux films présentent des personnages de même nature,
issus d’un même milieu, mais à la posture radicalement opposée : le Claude d’À tout prendre
cabotine devant un miroir, ignorant le spectateur, tandis que son homonyme du Chat dans le sac
regarde fixement la caméra en déclarant: « Je suis Canadien français, donc je me cherche ». Si le
cheminement intellectuel et le rapport à la société des deux Claude diffèrent radicalement, ils se
rejoignent tous deux dans le repli sur soi et la fuite.
Tant d’analogies entre les deux films ne tiennent pas du hasard, ni de l’accord tacite avec le
gars des vues. Deux histoires d’amour, les mêmes lieux et décors, des personnages et des milieux
8 similaires, la femme comme étape d’un cheminement personnel, le repli sur soi puis la fuite : à
tout prendre, les deux chats sont dans le même sac.
NOTES
1. Entre autres, lire Marsolais, Gilles. L’aventure du cinéma direct, Seghers, coll. « Cinémaclub », Paris, 1974 ;
Daudelin, Robert. « La rencontre direct-fiction », Les Cinémas canadiens, Lherminier & Cinémathèque
québécoise, coll. « Cinéma Permanent », Paris & Montréal, 1978, p. 107-121.
2. Une étude sur les deux films et sur le cinéma québécois des années 1960 : Lever, Yves. Le cinéma de la
Révolution tranquille, de Panoramique à Valérie, Yves Lever, Montréal, 1991.
3. Objectif no. 37, nov.-déc. 1966, p. 24-30, cité dans Marsolais, Gilles. Le cinéma canadien, Éditions du Jour,
Montréal, 1968, p. 78. (Pour la petite histoire, Edgar Morin a tellement aimé À tout prendre qu’il a convolé en
justes noces avec l’actrice Johanne Harelle !)
4. Claude est attiré sexuellement par un acteur. Le commentaire en voix-off laisse entendre qu’ils ont une relation,
mais l’image ne prouve rien.
5. Daudelin, Robert. Vingt ans de cinéma au Canada français, Ministère des Affaires culturelles, Québec, 1967, p
34.
6. Garel, Sylvain, et Paquet, André (direction). Les cinémas du Canada, Centre Georges Pompidou, coll.
« Cinéma/Pluriel », Paris, 1992, p. 54.
7. Carrière, Daniel. Claude Jutra, Lidec, coll. « Célébrités canadiennes », Montréal, 1993, p. 45. Contrairement au
Claude d’À tout prendre, le personnage du Chat dans le sac donne lui-même son âge pendant le film.
8. Lever, Yves. Op. cit. p. 638.
9. Daudelin, Robert. Op. cit. p. 23.
10. Si l’on sait d’où vient le Claude d’À tout prendre (fils de bourgeois très caractérisé), l’autre Claude livre peu
d’informations sur son passé. On lui accorderait les mêmes origines que son homonyme si une publicité de l’ONF
ne le décrivait issu « d’un milieu très humble ». Affirmation surprenante puisque rien dans le film de Groulx ne
permet de confirmer l’origine sociale de Claude. (Voir une reproduction de cette publicité dans Straram, Patrick.
Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet, Cinémathèque québécoise & Éditions québécoises, Montréal, 1971, p. 47.)
11. Lever, Yves. Op. cit. p.78.
12. Robillard, Guy. « Le nationalisme dans le cinéma québécois », Séquences no. 53, avril 1968, p. 10-18, cité dans
Lever, Yves. Op. cit. p. 142.
13. Houle, Michel. « Quelques aspects idéologiques et thématiques du cinéma québécois », Les cinémas canadiens,
op. cit. p. 148.