Brassée de broutilles - Jean

Transcription

Brassée de broutilles - Jean
Jean-Claude Dorléans
Brassée de Broutilles
Les sources d’un écrivain, ce sont ses hontes ;
celui qui n’en découvre pas en soi, ou s’y dérobe,
est voué au plagiat ou à la critique
Emil Michel Cioran
Moi-même, j’éclate parfois de rire, je pense :
oui, ça c’est vraiment drôle.
Mais il arrive aussi que les gens trouvent,
alors que moi j’éclate de rire – même en écrivant,
ou en corrigeant les épreuves, j’éclate de rire ! –,
qu’ils trouvent qu’il n’y a absolument pas de quoi rire.
Thomas Bernhard
Broutille. n.f. Objet ou élément sans valeur, insignifiant. Nous enseigne le Petit Robert, qui sait tout.
Le Robert historique de la langue française est encore plus catégorique : chose inutile et sans valeur
(1598). Oui, vous avez bien lu : chose, ce qu’on ne peut ou ne veut pas nommer. Inutile : qui ne sert pas.
C’est assez dire à quel point le terme me convient pour qualifier ce ramassis d’écrits (inutiles et sans
valeur), regroupés là sans raison véritable, si ce n’est celle, avouée, qu’il fallait bien en faire quelque
chose. Encore que sur ce point précis, on pourrait certainement proposer d’autres solutions. Mais il se
trouve que je renacle à jeter. Je conserve, par exemple, dans des boîtes en fer ou en plastique, des vis et
des clous rouillés dont je ne ferai vraisemblablement jamais rien, mais il est également vrai que j’ai pour
excuse de n’être pas moderne. Et que, partant, j’avoue n’être pas un bien respectable consommateur.
Voici donc ces broutilles. Il s’agit de textaillons (j’ai déjà utilisé le terme texticules ailleurs – avec le succès que je sais, ce qui signifie que, dans ma cosmogonie personnelle, le texticule précède chronologiquement le textaillon) écrits en l’an 2011, poursuivis après la prise du pouvoir au mois de mai 2012 par une
nomenklatura de libéro-démocrates guidés, comme leurs prédécesseurs, par le seul souci (sans rire s’il
vous plaît) de voir enfin triompher les légitimes aspirations du peuple. Durant le règne bienveillant de
cette nouvelle démocratie, d’autres textaillons sont venus s’agglutiner au magma antérieur au gré de
mon inspiration – j’aime ce mot de dilettante que les écrivains très professionnels abhorrent au motif
qu’ils travaillent tous les jours de huit heures trente à midi et de quatorze heures à seize heures quarante-cinq et ne sauraient produire de manière aléatoire et fantaisiste. Si l’envie m’en prenait, leur nombre pourrait grossir encore jusqu’à atteindre ou dépasser (l’auteur est un individu versatile) la centaine,
sait-on jamais. Au-delà, nous serions contraint – ce nous est de majesté et ne sollicite en rien l’approbation de la plupart de mes innombrables lecteurs – de procéder à la création d’une seconde Brassée de
Broutilles du plus bel effet. Nous n’en sommes pas là, fort heureusement. J’en suis même à me demander si les plus ou moins cent textaillons évoqués ci-dessus ne constituent pas un bel exemple de risible
prétention tant, certains jours, je me résigne à admettre qu’il vaudrait mieux, dans l’intérêt de tous, en
rester là où j’en suis à cet instant. Mais mon désir de gloire est tel que je continue tandis qu’une aversion sournoise pour les chiffres ronds me rappelle, jusque dans mes meilleurs moments de léthargie
digestive, que quatre-vingt-dix-neuf est un bon score et qu’au-delà cent un est une option respectable.
Mais que sont donc ces textaillons et qu’ont-ils en commun, me direz-vous. En vérité, rien, ou alors vraiment pas grand chose. Quant à savoir ce qu’ils sont… Des machins, comme disait un Charles qui n’était
point Novak, écrits à propos de tout et de n’importe quoi, voire de rien. Tous les prétextes sont bons
Broutilles 2
puisque, du seul point de vue éthymologique, ceux-ci précèdent le texte. Et donc, en l’occurrence, le textaillon. Bien qu’il n’ait pas, à ce jour, été admis au dictionnaire, le chefaillon (petit chef) est aujourd’hui
d’usage courant, d’autant que sa prolifération, dans tous les domaines, est considérable. À ce titre, il
nous semble tout à fait légitime d’y introduire dans les meilleurs délais le textaillon. Reconnaissons sans
ambages que la différence entre le texticule et le textaillon est d’une minceur de top model anorexique
mais reconnaissons également que les mots banquier et crapule ont cours l’un et l’autre, bien qu’ils
signifient la même chose.
C’est là tout le charme et la richesse de la langue française, réjouissons-en-nous mon minou.
Mais que sont-ils ? insiste la foule trépignante. Un peu de tout et de rien, vous ai-je dit. Mais encore ?
s’obstine ladite foule tout exaspérée tandis que les groupies s’impatientent et hurlent aigu comme à un
concert de rockstar. Eh bien, par exemple, des trucs et des bidules sans raison d’être, de circonstance
– c’est assez dire mon goût pour l’opportunisme – ou d’humeur (même, voire surtout, quand celle-ci est
mauvaise), ou les deux, des caprices, des bagatelles, des impromptus ainsi que l’on dit en musique, sans
queue ni tête – juste le tronc et les viscères –, écrits pour passer le temps et ricaner parfois (j’aimerais
souvent). De petites pièces dont le bon goût est généralement absent, comme la poésie car il ne faut pas
forcer son talent. Tous ces textaillons ont le considérable mérite de n’avoir jamais été publiés, c’est assez
dire leur indiscutable virginité. Voilà qui devrait exciter l’appétit des obsédés du dépucelage. Les uns et
les autres demeurent donc à ce jour notoirement méconnus (un grand merci ici à Alexandre Vialatte,
merveilleux inventeur de la formule).
Ce qui fait leur rareté, et j’allais dire leur intérêt, mais je me rends compte que ce serait exagéré.
JCD, janvier 2013
Post-scriptum (l’abréviation, en général et ici particulièrement, me répugne). J’ai finalement décidé
d’arrêter cette première Brassée de Broutilles non pas à un chiffre donné et totalement arbitraire mais
plutôt à une date précise, en l’occurrence celle qui marque mon entrée dans le premier quart d’heure
(un tel optimisme faisant du passé récent table rase fleure bon l’inconscience) de l’affligeante sénescence
– d’un point de vue phonique le mot n’est pas dépourvu d’élégance, contrairement à gérontisme – dont
j’ai déjà pu observer chez d’autres les effets plutôt désastreux qu’occasionnellement comiques.
Broutilles 3
Le plat du chef
On a généralement coutume d’affecter à la femme toutes les activités ayant pour territoire géographique
la cuisine. C’est bien sûr une erreur puisque – les statistiques le prouvent – la majorité des grands chefs
appartiennent à la gent masculine. Je connais personnellement plusieurs hommes, à commencer d’ailleurs jadis par mon propre père, dont la place en cuisine relève d’une volonté affirmée de s’impliquer,
avec plaisir semble-t-il, dans la confection de mets à caractère plus ou moins gastronomique.
J’entretiens une relation désormais amicale avec un individu dont j’ai fait la connaissance à l’occasion
d’examens médicaux auxquels j’avais été convié à me soumettre. Jean-François Toussaint est gastroentérologue à l’hôpital Servan-Schreiber et cet homme, dont la compétence en la matière est unanimement reconnue, s’avère être également tout autant brillant lorsqu’il officie dans le second univers le plus
important de son existence, sa cuisine.
Mercredi dernier j’étais invité à partager avec lui un menu dont, comme à l’accoutumée, il me laissa
ignorer jusqu’à la fin du repas tous les détails de sa composition. Jean-François appartient à cette catégorie de gastronomes pour qui la quantité relève bien évidemment de la plus épaisse vulgarité et qui voit
dans la multiplicité des mets proposés l’occasion de combiner différentes saveurs, d’associer des
contraires, le tout à très petites doses, si bien que sa cuisine n’est pas sans évoquer l’homéopathie. De
ce que l’on appelait il y a maintenant bon nombre d’années – avec un sourire condescendant ou, à l’inverse, en affichant un regard d’intelligence complice – la nouvelle cuisine il a, lui, conservé le goût extrêmement prononcé pour un subtil minimalisme allié à un penchant certain pour le décoratif, l’un et l’autre mis au service de l’inattendu, du surprenant. C’est sans doute cette part de mystère, cultivée avec
délectation – voire avec un soupçon de componction, qui contribue à faire que ses invitations soient un
mélange de curiosité et, disons-le, d’inquiétude.
– Que crois-tu avoir mangé, me dit-il ce soir-là tandis que nous dégustions notre petit verre de prune de
Sarlat ?
Je n’ai pour ma part aucune disposition pour la pratique gastronomique. Je suis tout à fait capable de
prendre un réel plaisir en goûtant ce qui se trouve dans mon assiette mais mon aptitude à identifier tel
ou tel ingrédient est inexistante. Et j’ajoute que ça ne m’intéresse pas le moins du monde. C’est bon ou
ça ne l’est pas, point à la ligne. Je lui répondis donc que, à mon humble avis, il pouvait peut-être s’agir
de rognons. De veau, ajoutais-je pour faire le malin. J’aurais pu avancer l’hypothèse complémentaire
du possible madère mais ne le fis pas, persuadé que Jean-François ne se serait jamais compromis dans
une semblable banalité que seuls les ordinaires de mon acabit sont contraints d’évoquer, ignorants qu’ils
sont de la moindre innovation culinaire et, de ce fait, trop contents de se raccrocher à ce genre de lieux
communs.
– Pour faire simple – ce qui n’est pas vraiment mon genre – et sans entrer dans les détails, disons qu’il
s’agit d’une fricassée de polypes. Ce qui, j’en conviens, peut éventuellement faire penser à des rognons.
Tu sais ce que sont les polypes ?
Bien sûr que je le savais puisque c’est Jean-François lui-même qui m’en avait prélevé quelques-uns trois
ans plus tôt. Avant de m’affirmer qu’ils n’étaient pas cancéreux et en m’invitant à prendre rendez-vous
avec lui cette année pour une nouvelle coloscopie.
– Il y a deux sortes de polypes. Les sessiles, qui sont plats, et les pédiculés qui, comme leur nom l’indique, ont un pied. Moi, je ne prends que les pédiculés, qui ressemblent un peu, si tu veux, à des chamBroutilles 4
pignons, ou à des choux-fleurs en fleurettes. La difficulté est d’en trouver qui soient un peu gros parce
que, dans la plupart des cas, ils ne font guère que quelques millimètres. Le polype du côlon est le plus
goûteux, celui du col utérin, trop petit, ne dépasse pas la taille d’un noyau de cerise, voire d’une lentille. Pour faire un plat comme celui avec lequel tu viens de te régaler il en faudrait une trentaine par
convive, et c’est beaucoup de travail. Mais même avec ceux du côlon il ne faut pas faire trop cuire, ça
réduit énormément. Je te ressers un peu de prune ?
– Avec plaisir. Mais dis-moi…
– Oui, je t’écoute.
– Ceux que nous avons mangé ce soir…
– Oui, ce sont les tiens. Tout frais prélevés avant-hier. Tu penses bien que je ne t’aurais pas fait l’affront
de te servir les polypes de n’importe qui, extraits de la tuyauterie d’un quelconque inconnu. Ah ! cette
fois ils étaient très beaux et nombreux, je n’ai pas eu besoin de compléter avec du surgelé. Et puis, nous
avons eu de la chance – ce ne sera peut-être pas le cas la prochaine fois – ils n’étaient pas trop gros pour
la coloscopie. Parce que, dans ce cas-là, ça devient de la chirurgie…
– Tu fais ça aussi ?
– Oui, bien entendu, ce n’est pas pour rien que mes confrères m’appellent Toussaint l’ouverture. Mais,
autant te le dire, généralement, quand on en est réduit à la laparoscopie c’est qu’il est le plus souvent
trop tard. Le polype malin c’est plus nourrissant mais nettement moins goûteux. Toujours la quantité
au détriment de la qualité. Le contraire de la gastronomie.
mars 2011
Broutilles 5
Qu’est-ce que j’apprends…
pour Thierry Gayet
– Alors Raoul, qu’est-ce que j’apprends, tu vas nous quitter ?
–!
– Denise. C’est elle qui m’a dit. Hier soir, au restaurant. Oh ! un petit restaurant italien juste à côté de
chez moi. Pour lui changer les idées.
–!
– Hein ! Excuse-moi, je ne comprends pas bien ce que tu essaies de me dire. Le menu, peut-être ? Rien
d’extraordinaire, mais les spaghettis aux truffes étaient excellents, Denise en a repris deux fois… Le dessert ? Non ? Essaie d’articuler, bon dieu… Le vin, tu veux dire ? Un vino nobile di Montepulciano, avec
le sanglier c’était parfait. Oui, 13°, ah évidemment que la sieste s’impose, mais le soir… Et sinon, les
examens ?
–!
– Ils n’en font plus, c’est ça ? Oui, bien sûr, ça ne sert plus à grand chose… et puis tu as eu droit à tous…
plusieurs fois même, comme me l’a dit Denise. En somme, il ne te reste plus qu’à attendre.
–!
– Ah ben oui, c’est sûr que c’est long, mais maintenant tu sais que ça ne va pas trop durer…
–!
– Une semaine ou deux ? C’est pas la mer à boire, tu as fait le plus gros, il n’y a que le premier pas qui
coûte, comme disait ma grand-mère. Non, même pas, c’est vrai que tu es à cent pour cent… J’ai cru
comprendre que tu tenais à être enterré à Nogent…
–!
– Oui, sur Marne, dans le caveau familial. À ce propos, j’ai vérifié, Nogent-sur-Marne, le Rotrou, surOise ou sur-Seine, ce sont tous des Nogentais. Toi aussi, du coup. Pas facile de les reconnaître. Mais je
sors du sujet. Et tu ne crois pas que l’incinération c’est meilleur marché ? Oh ! juste un peu c’est vrai,
ça ne fait certes pas une grande économie. Et puis, il me semble que tu avais souscrit une convention
obsèques. Finalement, si j’ose dire, tu étais un type plutôt prévoyant…
–!
– Bon, d’accord, trente-neuf ans ça peut te paraître un peu tôt mais regarde le père de François qui est
mort à quatre-vingt-onze ans, oui oui d’accord, quatre-vingt-onze ans mais dans quel état. Lui, ça a drôlement traîné en longueur, même que Gilberte elle en pouvait plus la pauvre. Tandis que Denise… Non,
ce n’est pas ce que je voulais dire mais il faut penser un peu à ceux qui restent. Vous autres les morts,
vous ne pensez qu’à vous, il n’y en a que pour vous, sous prétexte que la question vous concernant est
réglée vous voudriez qu’il en soit de même pour tout le monde. Dans certains cas – je ne dis pas pour
tous – vous êtes sacrément égoïstes. La vie continue pour les autres et, crois-moi, elle n’est pas tous les
jours rigolote.
–!
– Non, je comprends rien à tes bredouillis. Oui je sais, je ne t’ai rien amené, mais c’est pas facile, avec
ce qu’ils t’ont fait aux bras tu ne peux plus lire. Et avec tous ces tuyaux partout les friandises c’est exclu,
alors ? Heureusement, tu as la télévision…
–!
– Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en effet. Mais quand tu travaillais chez Amiantilor tu te plaignais de ne jamais avoir le temps de la regarder, ce n’est pas pour dire mais tu n’es jamais content. Je
vais finir par croire que Denise a raison quand elle dit que tu es un éternel insatisfait, sauf que éternel
Broutilles 6
est un peu exagéré. Bon, il va falloir que j’y aille…
–!
– Oui, je sais bien que je ne suis pas venu beaucoup…
–!
– … oui, c’est sans doute vrai, pas du tout durant les six derniers mois, mais d’une part je n’ai pas que
ça à faire et puis, pour tout dire, la conversation avec toi, dans l’état où tu es maintenant, est quand
même un peu limitée. Je tâcherai de revenir avant…
–!
– Non, avant Pâques, je voulais dire. Allez, il faut vraiment que j’y… oui, c’est ça, repose-toi bien, c’est
l’occasion ou jamais.
décembre 2011
Broutilles 7
Les infirmières d’Aix-en-Provence
à Roger Rudigoz
Le revêtement des murs est à chevrons, façon Citroën, de couleur uniformément blanche – ainsi qu’il est
de coutume dans ce genre d’établissement – sauf pour la cloison, peinte en gris souris, à laquelle est
adossé le lit, probablement afin d’éviter aux infirmières (de nuit principalement) de devoir deviner où
se situe la tête du pensionnaire, la pâleur dudit pensionnaire se détachant mieux sur un fond plus sombre. Le mobilier est standard, certes minimaliste mais fonctionnel. Le patient, comme on dit, peut tout
à loisir depuis sa couche actionner à l’aide d’une télécommande l’ouverture et la fermeture des stores
vénitiens, inondant ou non ainsi la chambre de la clarté que prodigue avec générosité (de jour essentiellement) un soleil bien évidemment cézannien.
Il devait être aux environs de dix-huit heures ce lundi 9 janvier. La veille du grand jour. Je venais de
prendre possession des lieux. Un peu à la manière du touriste qui découvre la chambre qu’il a réservée
un mois plus tôt par téléphone dans un hôtel de Venise (d’où l’importance des stores dits vénitiens) avec
vue sur la lagune. L’absence de lagune est ici compensée par la proximité d’une artère (le terme n’est
pas que médical) que l’on peut qualifier, sans être accusé d’exagération, de passante, d’autant que le
trafic semble prendre durant la nuit une importance dont on s’étonne de n’avoir pas remarqué pendant
la journée la belle amplitude sonore. Tout n’est que subjectivité.
Une douche à la bétadine s’impose, qui tient lieu de repas du soir – le don d’organe exige en préalable
que le jeûne participe de l’éthique du donneur. On tente alors de lire pendant une heure ou deux, et puis
on se dit qu’il faut se montrer raisonnable, qu’il convient de se présenter aussi détendu que possible
lorsqu’il s’agira de passer aux choses sérieuses. On finit par sombrer. À trois heures, la porte s’ouvre,
la lumière s’allume, depuis le seuil l’infirmière interroge : – Ça va ? On répond que oui, ça va !
Machinalement.
C’est que l’aube a vite fait de surgir, même en pleine nuit. La vie est là qui palpite, un étage plus bas,
quand le portail de six mètres de long et d’un poids estimé à deux tonnes cinq, commandé électriquement depuis le sous-sol, coulisse sur son rail pour permettre au camion des éboueurs de venir charger
ses trois-cents poubelles quotidiennes. Le portail se referme. Il est cinq heures. Survient un autre
camion qui dépose, sans précautions excessives au beau milieu de la chaussée, une benne rectangulaire
en acier susceptible de recevoir un volume de gravats correspondant sensiblement au bilan de la destruction par implosion d’un immeuble de trois étages. Le sol tremble mais les murs de la chambre semblent bien supporter la secousse et tout laisse à penser que les normes anti-sismiques ont été respectées
lors de la construction de cette édifice où quelques poignées de patients confiants reposent dans l’attente
de jours éventuellement meilleurs. Le portail coulisse, le camion entre en marche arrière, ce qui l’oblige
à manœuvrer longuement, difficultueusement. Le portail se referme. Dix minutes plus tard, le portail
coulisse à nouveau et le camion ressort, alourdi d’une benne identique à celle qui trône toujours sur le
bitume de la fameuse artère, mais soigneusement bâchée celle-là. Le portail se referme, le camion vient
se ranger le long du trottoir, y dépose la benne pleine avant de manœuvrer pour, derechef, charger la
benne vide. Le portail coulisse et le camion s’en vient larguer son réceptacle sous les voûtes de l’hôpital
avant de ressortir pour charger de nouveau la benne bâchée et de filer, allègrement, vers une destination qui demeure inconnue pour la plupart des pensionnaires de l’établissement. Lesquels ne manifesBroutilles 8
tent peut-être pas une curiosité égale à la mienne vis-à-vis des activités nocturnes de leur centre hospitalier occasionnellement préféré.
Peu de temps après, le portail coulisse encore tandis que deux ou trois camions entrent et sortent successivement, livrant chacun leur mystérieuse cargaison matinale de fournitures probablement diverses
et variées. Il est six heures. Autant dire que c’est une nouvelle journée qui commence pour le personnel
affecté aux contrôles matutinaux. Température : 37,5. Tension : 21. Certes, les chiffres de la tension
artérielle sont toujours doubles (le plus élevé correspondant à la tension systolique et le moins élevé à la
tension diastolique), mais dans mon cas ce qui semble retenir l’attention c’est ce 21. Quel qu’il soit, l’autre chiffre ne présente visiblement aucun intérêt puisqu’on ne juge même pas nécessaire de me le communiquer.
Après une nouvelle douche à la bétadine il ne reste plus qu’à patienter – c’est, éthymologiquement parlant, la vocation principale du patient – jusqu’au moment tant attendu (?) de l’embarquement pour ce
que l’on nomme, sans ambition poétique excessive, le bloc. Fugitivement, on pense à Cythère, à
Watteau, à Verlaine. Sans même quitter son lit, auquel on a déjà commencé à s’attacher quelque peu,
commence le voyage au long des couloirs glacés. Böcklin a remplacé Watteau. On franchit des portes
doubles et on se retrouve dans la salle d’attente qui sera aussi la salle de réveil. Les lits sont alignés côte
à côte, comme des voitures au parking souterrain, et chacun attend son tour. Sagement. Dans son propre intérêt, le patient est sage.
L’entrée au walhalla se produit au moment où je commençais à m’intéresser particulièrement à la configuration spécifique des baies vitrées qui ornent la totalité du pan de mur me faisant alors face. L’activité
est intense, il fait froid, chacun bricole dans son coin, l’anesthésiste n’est pas très grand, il a des moustaches et un bon accent méridional, pour la mise en confiance de son client son truc à lui c’est l’humour,
et, la plupart du temps, ça marche ! Si les bourreaux avaient un minimum de sens de l’humour, on peut
penser que les condamnés iraient plus volontiers à l’échafaud. Enfin ! c’est une idée qui m’est venue
mais j’admets manquer d’objectivité. L’infirmière tente de me poser l’indispensable cathéter sur le dessus de la main gauche, elle échoue et recommence quelques centimètres plus haut, et réussit. Un hématome de six centimètres de diamètre témoignera, les jours suivants, de la performance. L’anesthésiste me
colle son masque sur le nez et me raconte des histoires, les bruits cessent… c’est si facile de bien dormir.
Dans la vie ordinaire – je veux parler du quotidien des gens qui se croient en bonne santé – le réveil est
rarement un moment de franche rigolade. Le réveil en salle de réveil, après une intervention de plusieurs heures, est ce que l’on a inventé de plus exotique. Réintégrer le monde des vivants se fait en vomissant, en se vomissant sur soi – alors même qu’on a le ventre vide –, en remplissant trois haricots de carton qu’une infirmière vous tient plus ou moins négligemment sous le menton, ça pue, c’est aigre, ça se
colle dans les poils de la moustache et de la barbe, ça coule le long du cou, mais c’est à prendre pour
preuve de son retour parmi les hommes, dont on ne louera jamais assez l’extraordinaire besoin de fraternité. Il ne reste plus qu’à écarquiller les yeux pour vérifier que la rêverie est terminée. Pour de bon,
si j’ose dire.
Retour à la case départ. Un drain refoule mes humeurs sanguinolentes jusqu’à une poche transparente
accrochée sur le côté gauche de mon lit. À droite c’est une sonde qui transporte jusqu’à une autre poche
mes urines fortement colorées tandis qu’un nouveau cathéter, solidement amaré sur le dessus de ma
main droite, me nourrit d’eau sucrée et d’anti-douleur. Je suis fait. Impossible de bouger, pas question
d’espérer s’enfuir. D’autant que mes jambes sont sanglées dans des bas de contention dont l’aspect général et la couleur ne sont pas sans évoquer ceux des appareillages orthopédiques chers aux fabricants de
mines anti-personnel. Toutefois, dès le lendemain je serais autorisé à revêtir de simples chaussettes de
contention, autrement seyantes, elles aussi destinées à empêcher le vil caillot de sang qui pourrait s’être
perfidement formé dans le mollet de remonter subrepticement vers le cœur, à seule fin d’obstruer sans
vergogne l’artère pulmonaire, et alors là… bonjour l’embolie, pulmonaire elle aussi.
Broutilles 9
Aussi fatigué que si j’avais couru n’importe quel marathon (destiné à oxygéner les poumons du citadin
ordinaire mais néanmoins assez pervers pour y consentir) – c’est bien sûr une image puisque, en aucun
cas, je ne me livre à ce genre d’exhibitions et n’en connais pas davantage les difficultés que les prétendues joies censées redonner à l’homme moderne le goût de l’effort – je somnole quand il fait jour et, bien
sûr, ne parviens pas à dormir dès que la nuit entreprend d’étendre son manteau de velours sombre sur
la ville qui salement soupire sur elle-même. Toutefois, vers quatre heures du matin, l’épuisement finit
par remporter l’épreuve et je m’endors comme un cadavre dans son plumier, interdit de côté droit
comme de côté gauche. Mais il faut naturellement ne pas oublier qu’à partir de cinq heures la vraie vie
reprend ses droits. Le portail coulisse, camions et bennes entrent en action pour un numéro parfaitement rôdé dont le timing est admirablement respecté. On n’ose imaginer l’invraisemblable désordre
auquel nous serions alors confrontés si le chauffeur du camion chargé de fournir les cinq palettes quotidiennes de compresses Stérilux, soudain devenu fou, décidait d’avancer d’une demi-heure l’instant
pourtant inamovible de sa livraison.
Il est six heures. Température : 37,3. Tension : 21. Contrairement à ce que l’on a coutume de nommer
l’après-midi – espace intemporel de vacuité dilaté à un point tel qu’il se confond dans l’esprit du détenu
avec la réclusion à perpétuité – la matinée est riche d’activités intenses. À peine a-t-on eu l’audace de
s’assoupir durant quelques minutes que l’arrivée du charriot suivant s’en vient redonner du sens à
l’existence. Bol d’eau chaude, sachet de thé, quatre biscottes emballées par deux, échantillons de beurre
et confiture, yaourt, sucre en poudre et cuiller à soupe. Toilette au lit, mains expertes gantées de latex
qui en ont vu d’autres n’est-ce pas, un bref passage au cabinet de toilette en compagnie de ses tuyaux,
poches et perfusions, le temps de se brosser les dents tandis qu’on nous refait le lit. Nettoyage des plaies,
changement des pansements. Passage de la serpillère imprégnée de détergent très logiquement parfumé
à la lavande, fenêtres et portes grandes ouvertes afin de faciliter le sêchage tout en encourageant, avec
un succès relatif, l’évasion mentale du patient vers les cîmes des alpages où l’air est si vif et ô combien
revigorant. Visite du chirurgien et de ses assistants – Monsieur Dorléans, comment ça va ce matin ? Ah
oui, il faut attendre que les gaz qui vous ont été injectés s’évacuent, ensuite ça ira mieux… La nuit ? Oui,
on va vous donner quelque chose… bonne journée !
Ensuite, on peut lire quelques pages, jusqu’à l’arrivée du divin plateau repas. Un de mes amis, certes
méridionnal mais d’adoption néanmoins – ce qui tend à invalider tout penchant trop prononcé pour l’affabulation – raconte volontiers son passage (en tant que patient ordinaire ne bénéficiant d’aucune
recommandation particulière) à l’hôpital de Mâcon comme s’il s’agissait d’un séjour gastronomique.
Peut-être serait-il temps aujourd’hui de confectionner une sorte de guide touristique, précisant (outre
la qualité des prestations strictement médicales, le pourcentage de réussites et d’échecs, voire le caractère avenant ou non des infirmières) la nécessaire notation du service restauration. J’entends bien qu’il
ne faille point faire de cette question le critère principal et qu’il vaut mieux, plutôt que l’inverse, confier
son cancer à des mains expertes, au risque de devoir renoncer à l’enchantement de ses papilles parce
que le diplômé en diététique a tendance à privilégier le principe de rentabilité maximum lors du calcul
du fameux rapport qualité-prix.
Une semaine ou deux en milieu hospitalier ne sont-elles pas une excellente occasion de rompre, au moins
temporairement, avec cette tendance à toujours vouloir préférer le meilleur, le foie gras plutôt que les
choux de Bruxelles, l’Époisses au Petit Suisse et le Vosne-Romanée à la Vichy Saint-Yorre.
En l’occurrence, la légèreté de la collation favorise une digestion aisée, on est ainsi relativement dispos
pour accueillir les visiteurs. S’il y en a. Sinon, il ne reste qu’à dormir, comme une bête exotique repue
dans sa cage à qui un morveux idiot lance des cacahuètes parce qu’il ne sait même pas distinguer un
babouin d’un puma. D’aucuns, obéissants par nature ou piétineurs compulsifs, choisissent de s’en aller
déambuler dans les couloirs sonores avec tout leur barda à roulettes, exposant sans vergogne la belle
couleur de leurs urines clapotant dans la poche qui bat le long de leurs mollets livides. Un quart d’heure
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plus tard, ils font le trajet en sens inverse et regagnent leur cellule. Mission accomplie. La hideuse phlébite ne passera pas, du moins le croient-ils.
En fin de journée, c’est-à-dire à l’heure où, en hiver, les municipalités illuminent la moindre impasse
susceptible de receler un électeur potentiel, resurgit le rituel matinal ramené toutefois à l’essentiel.
Température : 37,4. Tension : 20. Les progrès sont spectaculaires. Visite du chirurgien et de ses assistants – Monsieur Dorléans, comment ça va ce soir ? Les gaz ? Ça va venir… Dormir ? Ah oui – à l’infirmière derrière lui – Atarax… bonne nuit à demain !
Le festin du soir ne devrait plus tarder.
Nul ne peut ignorer qu’une intervention chirurgicale entraîne, particulièrement si elle se situe dans les
environs de la zone abdominale, quelques perturbations intestinales. Dès lors, riz à tous les repas, midi
et soir, m’incite à penser que l’économe en charge des approvisionnements alimentaires entretient une
solide connivence avec quelque exportateur chinois et qu’une telle connivence relègue assez loin à l’arrière-plan ses éventuelles préoccupations de diététicien affûté. Un petit pot de compote de pommes (ainsi
est-il indiqué sur l’opercule du contenant) pour clore les agapes et il est temps alors de passer à la suite
du programme du jour. Faute de pouvoir s’en aller en quelque salle de cinéma s’affliger au spectacle
consternant d’un film glorieusement français, la lecture, une fois encore, s’impose. Il faut tenir jusqu’à
vingt-trois heures trente, lorsque l’infirmière – qui propose aux esprits tentés par l’aventure sa tisane
aux vertus prétendument soporifiques – déposera sur ma tablette le précieux comprimé censé m’expédier, mieux qu’une décoction de tilleul, dans les limbes durant quelques heures bienvenues. Sauf
qu’Atarax est un anxiolytique et donc en aucun cas un somnifère. Et que cette nuit-là encore je la passai, lunettes sur le nez, à lire un livre plutôt mal écrit sur un épisode mexicain de la vie d’un musicien
de jazz. Jusqu’à ce qu’à cinq heures commence l’immuable ballet des camions venus vérifier sous ma
fenêtre l’impeccable fonctionnement de l’infatigable portail coulissant. Le lendemain matin, lors de la
visite du chirurgien et de ses assistants, je réclamai, avec d’indispensables sanglots dans la voix, quelque
chose de sérieux, d’efficace qui me permette enfin de dormir de ce bon dieu de sommeil que l’on dit du
juste, alors que je suis moi-même épris de justice, principalement pour tout ce qui me concerne et pourrait menacer de nuire à ma sérénité.
La journée suivante fut donc, ainsi qu’il convient, rigoureusement identique à celle qui l’avait précédée
et, si j’ai jamais éprouvé le besoin de me fixer un but dans la vie, je décidai dès le passage du premier
charriot que la nuit prochaine serait celle où enfin je dormirais comme un quasi-bienheureux. Car il fallait impérativement qu’il en fût ainsi.
Onze heures et demie du soir. J’écarte avec majesté la proposition tisanière et avale sans le moindre état
d’âme le comprimé anonyme que me tend l’infirmière. Selon toute vraisemblance, moins d’un quart
d’heure plus tard, je dormais. Brusquement, j’ouvre les yeux. Je regarde ma montre : trois heures et
demie. Je me lève, j’arrache le cathéter agrippé à ma main droite et abandonne à leur vocation d’accessoires pendouillants les poches de glucose et de paracétamol, j’extrai – sans la moindre douleur – la
sonde urinaire (fétichiste rudimentaire, j’ai conservé, dans un but certainement créatif, les trente centimètres de tuyau transparent préalablement solidement implantés jusqu’au fin fond de mon impuissante vessie), je vais jusqu’au cabinet de toilette, me saisis de la paire de ciseaux que j’avais pris la peine
de glisser – on ne sait jamais, n’est-ce pas ! – dans ma trousse entre le dentifrice et la brosse à dents, je
tranche le drain, très proprement. Puis je me débarrasse de ma chemise de détenu, j’enfile mon pantalon, mon tee-shirt, le pull que je portais lors de mon admission, mon blouson fourré, je mets mon chapeau, je referme mon sac de voyage rouge que je prends de la main gauche, je charge l’autre sac sur mon
épaule droite, j’éteins la lumière et je sors dans le couloir, que j’emprunte jusqu’à l’escalier (escalier
que je n’avais jamais réussi à découvrir lors de mes précédentes visites), je me retrouve dans le hall d’entrée désert et silencieux, je franchis les portes vitrées automatiques, je me dirige vers l’accès au parking
souterrain par où je suis venu et reparti à chaque fois, je n’ai pas le temps de m’apercevoir que la porte
Broutilles 11
métallique est fermée que le gardien en combinaison rouge s’avance et me propose de l’ouvrir, je descends jusqu’au niveau 2b, puis je remonte car, à l’évidence, rien n’est plus désolant qu’un parking vide,
je ressors sur l’esplanade et poursuis mon chemin en direction de la rue qui d’ailleurs est une avenue,
dite des Tamaris. Je marche sur le trottoir, il fait un peu frisquet, je m’assieds un moment dans un abribus… et puis, je décide de rentrer. Dans ma chambre.
Je refais le même parcours, en sens inverse. Lorsque j’arrive à l’extrémité du couloir j’aperçois à l’autre bout les deux infirmières de nuit, je les salue et entre chez moi. Où je me déshabille, range soigneusement mes affaires, enfile à nouveau ma chemise tachée de sang – tout comme mes draps et le carrelage
– dont je ne parviens toujours pas à fermer dans le dos et de manière efficace les boutons pression, et je
me recouche.
Le lendemain matin, je crois comprendre – à demi-mots, comme on dit – que mon escapade a suscité un
possible émoi. Je remarque que les infirmières comme les médecins ne semblent pas aussi sensibles que
moi à l’aspect cocasse de l’événement. Je parviens néanmoins à obtenir de l’une d’entre elles le nom de
ce petit comprimé aux pouvoirs exceptionnels. Imovane, me dit-elle, avec un demi-sourire un peu
contraint. Le soir même le Xanax a replacé l’Imovane. J’ai lu depuis que le Xanax est notamment utilisé dans le traitement du delirium tremens, mais je ne vois toujours pas le rapport.
Quelques jours plus tard, une semaine très exactement après l’intervention chirugicale, je suis autorisé
à sortir. Une infirmière m’a ôté la veille ou l’avant-veille la mini-poche que l’on m’avait installée en remplacement de celle dont je m’étais précédemment débarrassé. Je n’ai maintenant qu’un large pansement
qu’il conviendra de remplacer tous les deux jours. J’ai demandé que l’on me réserve un taxi pour quatre heures de l’après-midi. Assis sur une chaise, j’attends.
J’ai cru deviner que quelques infirmières, surtout parmi les plus jeunes, avaient pleuré à l’annonce de
mon départ mais, très gentiment, je leur ai dit :
– Rassurez-vous, je reviendrai…
février 2012
Broutilles 12
Non
… j’avais demandé à la Persane si elle-même se tuerait un jour.
Sur quoi elle s’était contentée de rire et elle avait dit Oui.
Thomas Bernhard
Nonnon, ne comptez pas sur moi pour approuver – par écrit, vous n’y pensez pas ! – ne serait-ce que
d’un signe de tête (ce qui, vous ne pouvez l’ignorer, n’a aucune valeur devant les tribunaux, fussent-ils
d’exception) quelque loi, décret ou même simple proposition par lesquels je m’engagerais à en accepter
les conséquences. Pensez donc, c’est si facile de dire oui, toulemonde dit oui, oui à plus de bonheur, à
plus de confort, à plus d’argent. Il arrive, quelques fois, que toulemonde – mais le plus souvent une toute
petite partie seulement, choisie en fonction des quotas fixés par la standardiste du fonds monétaire
presque international – obtienne un peu plus d’argent (en échange d’un peu moins de bonheur, mais cela
n’a aucune importance puisque du bonheur personne ne sait de quoi il s’agit en réalité) avec lequel il
croira s’offrir un peu plus de confort. Car avec un petit supplément de confort et d’argent, toulemonde
s’imagine assez facilement que la vie ne sera pas loin de ressembler à un long fleuve tranquille. En tout
cas, il veut se l’imaginer car dire oui c’est espérer. Pratique répugnante dont aiment à user, notamment,
les automobilistes porteurs d’une médaille de Saint Christophe (les ivrognes au volant constituant une
catégorie à part puisqu’ils se passent fort bien de médaille).
Interrogé, voici quelques années par les élites autoproclamées, en tant que membre de la vile populace
afin de connaître, par voie référendaire s’il vous plaît, mon sentiment quant au bien-fondé d’une certaine constitution prétendument européenne, je fis valoir mon opinion en usant de mon mot favori. Le
non majoritaire (ce fut d’ailleurs la seule fois où je me retrouvai du côté de la majorité) agaça en haut
lieu et je n’ai pas oublié avec quel mépris souverain (c’est ainsi que l’on se plaît à fustiger de telles pratiques au sein de républiques que l’on dit bananières, quand on ne s’indigne pas qu’il s’agisse, possiblement, de dictatures dès que nos intérêts y seraient menacés), devant une réponse non-conforme à l’attente, le haut lieu précité décida de passer outre. Les élites, qui sont presque toujours autoproclamées,
n’apprécient guère, et même pas du tout, que la vile populace s’autorise à répondre non quand ellesmêmes ne peuvent envisager d’autre réponse que oui, voilà pourquoi les élites autoproclamées estiment
généralement inopportun de poser quelque question que ce soit à la vile populace. Le non les frappent
comme une insulte. En tout cas comme une épouvantable absurdité. À quoi bon demander leur avis à
des individus qui pourraient sans vergogne répondre non à la question qui leur est posée. Semblable
insolence démontre à quel point la vile populace n’est pas en mesure de percevoir où se situe son avenir,
dans quelle direction il conviendrait qu’elle marchât. Dire non n’est pas constructif. Disent-ils.
Élevé par mes parents selon les préceptes qui avaient encore cours jusqu’en 1968 approximativement,
je sais, lorsqu’il le faut, tempérer mon refus afin de ne pas m’aliéner radicalement l’éventuelle sympathie d’une maîtresse de maison avenante qui m’aura invité à partager sa chère. En d’autres circonstances, je dis non, nonnon, jamais de la vie justement. Je dis non tout de suite, avant même de savoir de
quoi il sera question, c’est non, par principe. Question d’éthique, d’art de vivre, de philosophie, expliquez ça comme vous voulez, moi, mon credo, c’est non. Mais la fourberie est humaine et en disant non
il est toujours possible, si l’on joue un peu finement, de dire oui ensuite, éventuellement, et en cas d’absolue nécessité. Le oui engage, le non n’engage pas, c’est juste un refus. Poli même, pourquoi pas
Broutilles 13
puisqu’on peut même dire non merci alors que, pourquoi pas, on reprendrait bien une tranche de ce
rosbif saignant avec autour les petites pommes de terre sautées si joliment dorées. Non merci, c’est
digne, ce n’est pas dépourvu d’élégance, certains vont jusqu’à y voir une forme de mépris, éventuellement de dédain. C’est à mon avis excessif, surtout lorsque ce non merci est prononcé avec un sourire.
Non merci c’est quand même non, qu’on le veuille ou non.
Cela dit, et en règle générale, le non doit être catégorique, sans appel, dépourvu de toutes circonvolutions. Et il l’est. Prenons le cas de ce pauvre enfant dont la mère tient absolument à ce qu’il aille, alors
que la neige tombe sans cesse depuis deux heures et menace d’atteindre les soixante-dix centimètres
d’épaisseur, jusqu’à la pharmacie lui acheter les préservatifs dont elle un besoin quasi urgent et que sa
timidité naturelle pousse, sans qu’il cherche à se montrer désobligeant à l’égard de celle qui l’enfanta,
à répondre non, qu’il n’ira pas, qu’il ne veut pas… Et la mère, exaspérée, de répliquer : Et celle-là, tu
la veux tandis que le geste, machinal certes mais néanmoins lourd de conséquences, a déjà précédé la
parole, annulant de facto toute interrogation.
Et cette toute jeune fille, encore pubère, qui adore les calissons d’Aix et que son oncle tente d’entraîner
dans les cabinets pour lui apprendre à grandir plus vite que ses copines de classe et qui dit non, non pas
pour se montrer désagréable mais simplement parce qu’elle n’a pas envie et qu’elle sait très bien qu’une
boîte de calissons d’Aix ce n’est vraiment pas cher payé et que cela frise même la mesquinerie. Et que la
mesquinerie – comme la concupiscence – est un vilain défaut, ainsi qu’on le lui a appris au cathéchisme.
Je trouve singulièrement curieux qu’en ces temps violemment placés sous le signe de la compétitivité
aussi peu nombreux soient ceux qui osent dire non. Ils devraient pourtant savoir qu’ils vont échouer,
perdre, et finalement – car la finalité est inscrite dans le principe de compétition – s’incliner, courber
l’échine, s’aplatir, ramper. Mais ils savent si bien se taire et, quand il le faut, dire oui, avant de dire
merci. Pour finir.
L’homme étant ce qu’il est, c’est-à-dire un animal parfois enclin à finasser, il lui arrive d’oser le oui
mais. C’est le oui diplomatique qui précède la négociation d’un bonus. Une finesse de langue qu’affectionnent gourgandines, maquignons et ministres en période électorale. Le oui d’usage courant autorise,
encourage les pires ignominies. Grâce à un oui franc et massif on peut faire la guerre à n’importe quelle
population plus ou moins frontalière, dès lors que celle-ci a elle-même répondu oui, par-delà les chevaux
de frise des douaniers et de manière tout aussi franche et massive. Le oui menace, il ne saurait tolérer
la contradiction et contient en germe l’extermination de tout ce qui n’est pas d’accord, le oui est conquérant, sa vocation est de faire entendre raison, le oui mène les croisades, il brandit l’anathème et hisse
les étendards, il est là pour convaincre et ce qui ne peut être convaincu sera vaincu, tout simplement,
effacé comme on efface sur la boîte aux lettres d’un immeuble le nom d’un locataire disparu la veille.
Progressivement, l’homme a oublié qu’il pouvait dire non, il ne sait plus prononcer ce mot. L’accuse-ton de quelque méfait, lui reproche-t-on une faute, bénigne ou monstrueuse, il se tait, il accepte, veut-il
plaider coupable qu’il répond oui à la question, sans réfléchir plus avant, sans même se demander de
quoi il serait coupable puisqu’il est forcément coupable, cela fait des siècles qu’on le lui répète.
Reconnaît-il avoir tué père et mère, volé la cathédrale de Chartres (Alphonse Chavée l’avait pourtant
mis en garde), décoloré la Mer Noire, oui, il le reconnaît, il avoue. Préférez-vous être pendu, décapité
ou fusillé ? Il ne sait que choisir, en fin de compte cela lui est égal, il n’a pas de préférence, du moment
qu’il est justement puni pour le mal qu’il a fait, oui, il accepte, tout… Finalement, on le condamne à
vivre. Vingt ou trente ans de plus. Il ne dit même plus oui, il acquiesce doucement, en baissant la tête.
Non. Existe-t-il un mot de notre vocabulaire qui affirme avec autant de certitude tranquille un choix
dépourvu d’ambiguité ? Non, bien entendu. Le mot est grave, sourd, sans les aigus flutés ou piquants et
la mollesse paradoxale du oui. On peut aussi, il fallait s’y attendre, affubler le oui d’un point d’interrogation qui dira assez clairement la lâcheté de celui qui l’énonce, avec le non ces hypocrisies-là n’ont pas
cours. Quand c’est non, c’est non, n’est-ce pas !
Broutilles 14
Plutôt que de dire bêtement oui devant monsieur le maire, si les futurs conjoints optaient pour le non,
on mettrait ainsi fin au divorce. Seuls les avocats en pâtiraient, ce qui n’est guère grave, d’autant qu’ils
disposent d’autres sujets de discorde pour faire fructifier leur racket. J’observe avec effarement combien l’homme du XXe siècle (et a fortiori celui du XXIe) a pris l’habitude ô combien funeste de dire continuellement oui, en toutes circonstances. À peine est-il entré dans un restaurant que le serveur s’avance
et lui demande, non sans un certain aplomb : C’est pour déjeuner ? Et l’autre nigaud, sans réfléchir un
seul instant, répond oui. Il ne sait dire que ça, oui, oui, toujours oui. Il me semble que ce serait manifester une certaine liberté de penser, faire preuve d’un minimum d’imagination et, en même temps, de
respect de la vie privée d’autrui que de déclarer au loufiat : Non monsieur, ce n’est pas pour déjeuner,
c’est juste pour vérifier qu’il ne pleut pas à l’intérieur de la salle. Est-ce que je vous demande, moi, si
c’est pour déjeuner que vous êtes là, est-ce que je vous demande si vous êtes satisfait de votre voiture,
combien de loyer vous payez par mois, et des nouvelles de votre anus artificiel ? Non, il ne dit rien de
tout ça, juste oui, du matin au soir, à longueur de journée, de mois, d’année, oui toute la vie, afin de
bien montrer, oui, qu’on a fait en effet le bon choix, que oui tout va pour le mieux et que l’on n’appartient pas à cette catégorie d’éternels insatisfaits, jamais contents, toujours prêts à contredire, à réfuter,
à s’opposer, à empêcher le monde de tourner normalement rond pour le seul plaisir, la seule satisfaction
perverse de dire non.
D’aucuns se targuent d’objectivité. À l’abri de cette excuse honteuse ils prétendent ne dire ni oui ni non,
ce sont les sans-opinion des sondages qui redoutent d’avoir à choisir le mauvais camp, c’est-à-dire celui
du perdant, au point qu’ils préfèrent se taire et continuer prudemment, si on les pousse dans leurs
ultimes retranchements, à avouer que toutes les opinions se valent et que, pour être tout à fait franc, si
vous me dites que ce volet vert est rouge, eh bien je suis d’accord, il est rouge. Semblable couardise justifie parfaitement l’instauration de la plus féroce dictature, seul option politique capable de garantir le
confort intellectuel – l’expression est peut-être exagérée – d’un troupeau trop heureux de n’avoir pas à
se soucier de ce qu’il pourrait penser lui-même. Mais le pourrait-il ?
Lorsque l’homme ne sait plus dire non, lorsqu’il estime préférable d’ignorer désormais jusqu’au sens
d’un mot qu’il ne souhaite plus prononcer, on peut alors l’ôter des dictionnaires. Tout comme le mot
homme. On peut même ôter les dictionnaires.
mars 2012
Broutilles 15
Pas si grasse qu’on le dit, la matinée
Le matin, il peut parfaitement m’arriver de n’être pas de trop mauvaise humeur, pour peu qu’un quelconque importun de service ait eu l’élégance de s’abstenir de me sortir du lit pour s’étonner que je ne
sois pas Denise Morvandiau ou pour me proposer un abonnement à tarif préférentiel au Quotidien de
l’Oncologue, alors même que claironne depuis déjà deux bonnes heures la tourterelle (que j’ai nommée
David Guetta en raison de leur goût commun pour un dodécaphonisme ramené à un seul son, comparable à la découverte stupéfiante du monochrome dans le domaine de ce que les spécialistes des avantgardes continuent d’appeler de la peinture) tourterelle donc, disais-je, qui a choisi de résider sans mon
accord préalable exactement au-dessus de ma pauvre tête sous le prétexte pour le moins fallacieux et
d’une arrogance révoltante que la faîtière de mon toit est à tout le monde – ce qui est quand même excessif d’un point de vue juridique – et que ce sont les plus gênés qui s’en vont. Argument imparable dont
nous avons appris dès la maternelle la terrible efficacité. C’est celui qui le dit qui y est.
D’humeur avenante donc, je ne déteste pas prendre mon petit-déjeuner en terrasse, bien au chaud dans
mon anorak quand la température sous abri n’excède pas – outre moi-même – les sept ou huit degrés
Celsius. À cette heure quand même matinale, puisque le facteur est encore bien loin d’aborder le territoire communal auquel je me rattache avec plus ou moins de bonne volonté, je suis alors peu causant
malgré une certaine tendance à parler tout seul, tendance que les psychanalystes post-lacaniens attribuent, dit-on, à une certaine forme de sénilité précoce. Car il m’est à cet instant totalement impossible
d’émettre un son, de prononcer un mot et, a fortiori, de formuler une pensée.
La table, dite de jardin, est métallique sur laquelle ont été boulonnées des lames de bois de couleur bleu
foncé en remplacement du plateau d’origine dévoré par la rouille. Les fauteuils de plastique blanc témoignent de l’aptitude de nos designers à fabriquer du laid avec du moche. Lorsque le vent a décidé de se
montrer particulièrement odieux, il convient d’arrimer la nappe à l’aide de quelques pinces à linge prévues à cet effet. Je viens d’absorber mon verre de jus de clémentines – le jus d’oranges m’indispose et
je ne consens à en boire que contraint et forcé lorsque, échoué pour quelque raison forcément dramatique dans l’un ou l’autre de ces établissements que l’on nomme bistrots ou cafés, il me faut avaler un
liquide quelconque alors qu’il est encore un peu tôt pour le premier ballon de blanc. Je suis en train de
beurrer méthodiquement mes cinq cracottes (ni quatre ni six cela va de soi, en tout cas pour moi) en
contrôlant parfaitement la manière dont le couteau prélève et étale avec application, délicatesse et
méthode, pour chacune des cracottes, la quantité exacte de beurre nécessaire sans saccager, éventrer,
défigurer la surface du parallélépipède jaune qui doit conserver son intégrité physique au moment où
l’on referme sur lui les différents pans de son emballage rigoureusement indéchirable. Le beurrier est à
proscrire, qui pousse à la barbarie. J’ai opté, il y a maintenant bien des années, pour la cracotte, déçu
par le manque de fiabilité de la biscotte, hostile à l’utilisation de cet outil ridicule nommé grille-pain et
découragé par l’absence totale de savoir-faire de la plupart des soi-disant artisans-boulangers. Ce qui
est tolérable au déjeuner ou au dîner n’est pas admissible aux premiers balbutiements de l’aube, alors
même que les papilles aussi bien que l’œil sont encore vulnérables et nullement disposés à affronter les
pires horreurs. J’ajoute que le choix du beurre est sans appel, en raison même de ma répulsion viscérale à l’égard des concentrés plus ou moins pâteux ou liquides exagérément sucrés que le commun
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nomme confitures et qui ne sont, en vérité, rien d’autre que des conserves.
Lorsque les cinq cracottes sont convenablement beurrées vient le moment où l’on verse sur les deux
sucres bien parallèles au centre du bol blanc à liseré bleu la tisane de thym et romarin. Il y a maintenant une vingtaine d’années probablement que, pour combattre un début d’ulcère à l’estomac, un diafoirus intégriste m’avait sommé d’arrêter net ma consommation, pourtant modeste et essentiellement
matinale, de thé. Laquelle avait pris le relais du café, noir, abandonné depuis des temps possiblement
immémoriaux. Et donc, cette décoction de plantes cueillies dans mon environnement immédiat et tchernobylisées en 1986 alors même que les accords de Schengen, fraîchement signés, avaient autorisé la libre
circulation des capitaux et donc du progrès, cette décoction à laquelle j’ai fini par m’habituer, si bien
qu’une tasse de thé m’est un insipide breuvage, consacre mon éveil et la lente et précautionneuse mise
en marche de ce qui me tient lieu d’organe de pensée. J’en sais pour qui ce concept, ignoré dès la naissance en raison peut-être de son caractère qu’ils estiment exotique, ne vient jamais, à quelque heure du
jour que ce soit, contrarier leur impavide sérénité. Mais revenons au cas qui nous occupe et quelquefois même me préoccupe, je veux parler de mon petit-déjeuner dont le déroulement est, occasionnellement, perturbé par l’irruption inopinée de l’une de ces Matutinales (sortes de pensées fugitives dont
l’émergence semble favorisée par le cérémonial vaguement nourricier succédant au réveil) dont il me
faut enregistrer illico presto l’insolente fulgurance, d’où la nécessaire présence, à portée de main, de
l’un de ces blocs carrés de papier blanc et de l’indispensable crayon HB. La fulgurance est telle qu’il ne
saurait y en avoir une seconde.
Survient parfois, insidieusement, une espèce de compassion mi-attristée mi-enjouée – mais se muant le
plus souvent en un irrépressible et savoureux ricanement – pour ces quelques millions de citadins qui
ont, depuis des heures déjà, avalé leur café, noir ou au lait selon leur degré de perversité, debout dans
la cuisine équipée de leurs rêves imbéciles tout en écoutant avec une perplexité attendrissante l’énumération radiophonique des bouchons sur le périphérique ou la progression ô combien émouvante et simultanée des résultats du Cac 40 et des chiffres du chômage, toutes ces bonnes nouvelles du jour qui revalorisent notre propre existence tandis que derrière la vitre sale dégouline une sorte de crachat breton
dont on peut, à l’instar du camembert, aisément jouir en dehors de sa contrée d’origine.
Après quoi je peux déguster mon yaourt au goût prétendument bulgare en contemplant d’un regard finalement complaisant les chênes encore endormis dans la combe où merles et rossignols se font la conversation, dès que la température les y autorise. Un chasseur de l’armée raye sauvagement la paix du matin,
un autre le suit de près. Les deux font la paire, comme on dit.
La journée est foutue, il faut rentrer.
avril 2012
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Chaud devant !
“Tout ce que je dis, Fergie, c’est que les critères habituels qui permettent de déterminer l’état de putréfaction ne s’appliquent pas dans ce cas. Très peu de sang dans les cadavres. On n’a récupéré qu’une
partie des viscères et, par conséquent, pratiquement pas de micro-organismes gastro-intestinaux pour
procéder à une culture et essayer de désintégrer le tissu. Ce qui fait que tout le processus de décomposition se trouve retardé. En fait, c’est encore plus compliqué, dans la mesure où le truc a séjourné dans
l’eau – la température, l’humidité excessive. J’essaie de me faire une idée de la durée de l’immersion,
mais ce n’est pas facile. Ce qui fait que je me rabats sur les asticots. Que pouvez-vous me dire ?
– Vous ne facilitez jamais les choses, vous, pas vrai, Paul ? soupire Dell avec lassitude. Eh bien, cette
variété de vers dépose ses œufs par paquets d’environ cent cinquante. Selon la température du milieu
ambiant, il leur faut… oh, disons… de huit à quatorze heures pour éclore. S’il fait froid, l’éclosion est
freinée.
– Il a fait plutôt chaud tout le mois.
– C’est vrai. Anormalement. Bougrement trop chaud pour mon goût. Ce que je peux avoir horreur de
l’été.
– Faites-moi grâce de vos considérations météorologiques, voulez-vous, Fergie. Venez-en donc au fait.”
Comme Fergie, j’ai, moi aussi, horreur de l’été. C’est la période de l’année que j’exècre le plus, avec un
dégoût qui va croissant chaque fois que cette saison revient au programme des réjouissances. Je ne suis
pourtant pas – contrairement à Ferguson Dell, conservateur en chef du Département d’entomologie du
Musée d’histoire naturelle de New York, conversant au téléphone avec Paul Konig, médecin-chef de
l’Institut médico-légal, de New York également – je ne suis pourtant pas contraint de m’intéresser à la
genèse des asticots et à leur prolifération en milieu cadavéreux.
Lorsqu’on vient au monde, comme on dit, en plein cœur d’une métropole urbaine comme Paris,
lorsqu’on y grandit et que l’on y passe l’essentiel de ses journées enfermé dans un bureau, lorsqu’on a
goûté durant plusieurs années aux délices transpirantes des transports en commun alors même qu’il
pleut sans cesse, quand il ne neige pas ou gèle à pierre fendre, quand le ciel est immuablement gris et
bas et lourd et pèse comme un couvercle (salut à toi, Baudelaire, ami indigène), sourd doucement,
imperceptiblement d’abord puis enfle et grandit l’absolue nécessité de s’en aller vivre ailleurs, n’importe où même, pourvu que ce soit sous la lumière vitale du soleil.
Au commencement, la chaleur enivre, on se dit qu’enfin l’on connaît la vraie vie, la seule qui, bien sûr,
vaut la peine d’être vécue. On se demande, distraitement, comment font les autres qui sont restés là-bas,
dans la morne grisaille, on s’attendrit peut-être même un instant sur leur sort injuste, on pense – à juste
raison bien évidemment – qu’ils ont fait le choix de la réussite et qu’ils en paient le prix, aussi exorbitant soit-il.
Les années passent (où que l’on soit, elles passent, et ce n’est même pas une consolation) et l’exaltation
s’amoindrit, se ratatine en silence telle une vieille golden oubliée au fond d’un sac à provisions. Avant
la pourriture, et les asticots, encore et toujours eux. On s’aperçoit un jour que l’on opte plus volontiers
pour le trottoir à l’ombre lorsqu’on s’en vient à la ville voisine, poussé par la nécessité de reconstituer
son stock de cigarettes ou de whisky. Voire les deux. On déjeune en terrasse, à condition qu’elle soit couverte et puis, un jour, parce qu’on suffoque, parce que respirer brûle les poumons, parce que la fournaise est insupportable, on préfère être au frais, à l’intérieur. On prendrait volontiers ses repas à la
cave, pas seulement en raison de la proximité immédiate des bouteilles et sans forcément faire le lien
Broutilles 18
avec la température et l’obscurité, l’une et l’autre reposantes, de l’ultime caveau. Sans s’en rendre toujours compte, on s’approche du but. Il y aurait, prétendent les sages autoproclamés, un temps pour
tout.
On se surprend à rêver de Jura ou de Limousin, on songe à l’Irlande. On est plein de tendresse pour les
vaches qui pataugent dans l’herbe grasse et haute jusqu’au poitrail. Les jours de grand abattement,
l’idée nous vient quelquefois de partir pour le Canada, voire le Groenland. C’est assez dire à quel point
la situation est grave, et même désespérée. Mais lorsque revient enfin le confortable hiver, il nous arrive
d’aimer à nouveau le soleil, en ayant une pensée fraternelle pour ceux qui, là-haut, au nord, ne connaissent au quotidien que la gadoue, les gouttières qui fuient et s’enfoncent tout crispés dans l’effroyable
neurasthénie en regrettant un peu, mollement, de ne jamais voir le jour se lever.
D’autres, parce qu’ils n’ont peur de rien et qu’une fois par an, durant un mois, ils éprouvent le besoin
légitime de se ressourcer, comme ils aiment à dire, choisissent d’affronter le mélanome, dont ils semblent
ignorer qu’il sera plus malin qu’eux. Ils bronzent. Complètement métastasés, ils persistent à appeler
leurs nævus verruqueux des grains de beauté et infligent, parfois et même souvent, à des enfants que
l’on oblige à barboter dans le bouillon gras des inévitables bains de mer, le spectacle outrageusement
obscène de leurs enveloppe corporelle recuite, fripée, dont ils persistent à prétendre qu’elle est seulement dorée, à point croient-ils. Comme un pain au chocolat dont le chocolat, ayant fondu, aurait maculé
l’emballage. Ils périront dans d’atroces souffrances, le teint redevenu pâle, très pâle. Les asticots ont
toujours le dernier mot.
Je venais de relire – je relis beaucoup ces derniers temps – un roman d’Herbert Liebermann intitulé
Nécropolis, paru aux États-Unis en 1976 sous le titre City of the Dead, dont le personnage central est
Paul Konig et son royaume la morgue de New York. La température du mois d’avril, à propos duquel
nos aïeux avaient pris la peine de nous mettre en garde, ayant atteint des sommets de fraîcheur bienvenue, mai s’annonçait, dans sa seconde moitié, possiblement caniculaire. Mais Paul Konig avait opportunément réclamé qu’on lui fît grâce de nos considérations météorologiques. Je m’en tins donc aux faits.
mai 2012
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Et puis quoi encore ?
(Suite et fin)
Il y a quelques temps déjà – je crois bien que c’était au cours de l’année passée, comme le temps passe
en effet ! – j’eus l’audace insensée de commettre un textaillon de deux ou trois feuillets dans lequel je me
vantais sans vergogne d’être plus ou moins un artiste, mais plutôt plus que moins car mon orgueil peut
parfois me déborder moi-même sans retenue aucune. Des artistes, j’en connais, des vrais, des remarquables (je reconnais volontiers que la plupart, non contents d’être artistes, sont également bel et bien
morts, ce qui contribue notablement, aux yeux du commun, à l’authenticité de leur glorieux statut).
Mais j’en connais également quelques-uns qui respirent encore, et qui s’échinent à promouvoir leur
œuvre avec une vitalité qui les honore, et me laisse baba. Car, voyez-vous, c’est là une vertu qui me fait
totalement défaut et je crains fort qu’elle ne me permette pas, contrairement à ce que j’ai pu prétendre,
d’arborer de façon on ne peut plus ostentatoire cette qualité revendiquée d’artiste, à la manière dont les
titulaires de la légion d’honneur, des palmes académiques ou, plus modestement, du mérite agricole,
voire les anciens combattants d’ici ou d’ailleurs, exhibent leur ruban de couleur au revers de leur costume croisé ou leurs médailles, pendantes évidemment.
Tirons cette affaire au clair, voulez-vous. Nous ne sommes certes plus en ces temps préhistoriques où
l’artiste, épuisé par la phtysie galopante et/ou – mais le plus souvent et – l’abus de boissons alcoolisées
voire de substances prohibées, déclinait doucement pour trépasser bientôt dans un ultime râle sur le
parquet mal entretenu d’un atelier dont les vitres crasseuses s’ornaient de fleurs de givre dont le pauvre homme ne voyait même plus l’exquise beauté. Cette époque est révolue. L’art a son marché, la peinture est cotée comme le cacao, le sucre ou le riz et l’on sait des artistes dont l’œuvre (n’importe laquelle,
au hasard) se négocie à des tarifs comparables à celui du revenu moyen d’un smicard s’il le percevait
pendant une centaine d’années, ce qui évidemment une vue de l’esprit. Mais, pour accéder au podium,
il faut se donner du mal, beaucoup de mal. Il faut avoir appris à concilier la si fameuse démarche (fonds
de commerce d’une critique forcément très spécialisée) et la tendance du moment sans laquelle la pensée culturelle et le marché, encore lui, seraient bien incapables de savoir ce qu’il convient de promouvoir, de vendre ou d’acheter. Et, accessoirement, d’accrocher dans son salon. Faute de quoi, on
demeure à jamais ignoré des différents ministres de la Culture (nationaux ou locaux) et des institutions
supposées justifier leur existence, et les rétributions qui l’accompagnent et en font tout le sel. Autant
dire qu’alors l’artiste en question, qui n’a vraiment rien compris aux exigences de sa vocation, devra se
satisfaire de l’admiration, tout à fait subsidiaire et tout autant aléatoire, que lui témoigneront ses propres enfants, sa possible compagne tellement admirable d’abnégation dès lors qu’elle n’a pas trouvé
mieux, et peut-être également celle de deux ou trois proches de très longue date ayant compris qu’à partir d’un certain âge on ne se fait plus de nouveaux amis.
Car c’est un fait, hélas, il m’est impossible de me targuer d’avoir dans mon entourage un seul artiste
dont l’œuvre admirable lui aurait valu d’être exposé, de son vivant, seul, dans l’un ou l’autre de ces
temples dédiés à la réussite, avec les compliments de la patrie reconnaissante postillonnés depuis la
bouche même de serviteurs qui, dans l’intimité méditative de leurs commodités, n’en finissent pas de se
demander quel intérêt on peut bien trouver à de telles merdes. Tandis que le pauvre bougre inculte
continuera d’ignorer, sans d’ailleurs s’en porter plus mal pour autant, le génie transcendant dont l’œuvre monumentale (un travail in situ, c’est dire sa pertinence) s’impose aux yeux écarquillés d’une élite
toute ébaubie convoquée pour l’occasion à fouler de son auguste pas solidaire le sol vénérable de
Broutilles 20
quelque grand palais dévolu à la gloire d’un art qui soit vraiment, mais alors vraiment, contemporain.
Non, je n’ai, moi, à me réjouir que du succès relatif, dans le meilleur des cas, d’artistes qui parviennent,
tant bien que mal, à faire bouillir la marmite, comme on dit si joliment mais avec le nécessaire mépris,
sans avoir dû pour cela passer du compromis à la compromission. Leur production parfois se vend,
modestement certes, mais eux-mêmes ne se sont pas vendus. Ils sont encore capables de s’asseoir sur une
chaise sans que cela soit douloureux pour le fondement de leur éthique. Ils ne révolutionnent rien et du
passé n’ont pas fait table rase, la recherche à tout prix de la nouveauté n’est pas inscrite au paragraphe
premier de leur charte professionnelle, ils n’ont d’ailleurs rien signé. Ils n’ont pas l’ambition de changer le monde au moyen de leurs crayonnages ou coloriages, ils travaillent dans leur coin, sans faire beaucoup de bruit (pour rien, aurait dit Shakespeare) et s’exhibent là où l’on consent à ce qu’ils s’exhibent,
avec la certitude qu’ils ne viendront en aucun cas menacer l’hégémonie d’un clan de courtisans adoubés
par les pouvoirs politique et économique. Il leur faut, tels des représentants de commerce, assurer la
promotion de leur marchandise et en assumer les conséquences. C’est que l’article proposé ne séduit pas
toujours et que la clientèle est blasée, donc stupidement exigeante, et même éventuellement insolente,
voire grossière. Aujourd’hui, tout est art – Dubuffet, en son temps, nous avait prévenus. Dès lors, comment savoir, comment ne pas se fourvoyer, comment distinguer le vrai art, le bon art (sans jeu de mot –
un tel artiste n’est pas contemporain, tout juste moderne et date d’une époque révolue !) de l’amateurisme ? On ne peut naturellement pas se fier au prix, comme s’il suffisait de payer cher pour que ce soit
de qualité. C’est qu’il n’existe pas de critères fiables en la matière. En art, la qualité c’est quoi ? Il y a
lurette que les canons de la beauté sont devenus périmés, dès l’instant où un produit est à la mode il s’expose inévitablement à être, un jour ou l’autre, tôt ou tard – mais plutôt tôt que tard car le marché est
avide de nouveauté et n’attend pas – tout bonnement démodé.
Ces artistes-là, je ne lis jamais leur nom dans les compte-rendus de la presse prétendument spécialisée
(qu’en vérité je ne lis point, ce qui ne m’empêche nullement d’en être persuadé), je n’aperçois jamais la
photographie de leur binette définitivement anonyme au côté d’un ministre de tutelle ou de quelque célébrité du moment, fut-elle sportif de haut-niveau ou ânonneur (ou euse) décérébré(e) de tubes de pommade antis(c)eptique. Serait-ce qu’ils n’en valent pas la peine, serait-ce que leur renommée est insuffisante du fait, sans doute, que leur nom ne dit rien à personne ou réciproquement, serait-ce que leur
médiocrité est telle que nul d’important, de hautement qualifié, ne parle jamais d’eux (mais pourquoi
parlerait-on d’eux puisqu’ils sont inconnus ?), serait-ce que leur travail d’artiste ne mérite même pas
que l’on s’y intéresse (mais pourquoi s’y intéresserait-on puisqu’on ne sait pas le moins du monde de
quoi il s’agit dès lors que ceux qui pourraient en parler n’en ont jamais entendu parler ?), serait-ce
qu’ils n’existent pas ou qu’ils comptent pour du beurre ? Peut-être doit-on chercher l’origine d’un semblable ostracisme dans leur incapacité à faire que leurs œuvres soient montrées et vendues chez et par
les maquignons du grand marché international pour être ensuite acquises par de pseudo-collectionneurs
dont le seul talent est de s’entourer de conseillers en spéculation. On est hélas bien loin des mécènes de
naguère et jadis qui possédaient, eux, en plus de l’argent, la faculté à s’émouvoir, à s’enthousiasmer
pour le travail de tel ou tel artiste pour le seul plaisir de pouvoir en jouir à volonté. Nos modernes
parieurs placent leur trop-plein de monnaie sur celui-ci plutôt que sur celui-là, parce que sur celui-là ils
ont déjà misé et qu’il ne faut point mettre tous ses œufs dans le même panier, ainsi que leur disait déjà
leur grand-mère. Ils achètent de l’art contemporain comme on prend des parts dans l’agro-alimentaire
ou le marché de l’armement. Où se situe, en effet, la différence ?
Et nos obscurs artistes, que font-ils pendant que tourne le monde, pendant que circulent les capitaux et
que s’excitent les joueurs ? Ils bricolent en silence et négligent leur pourtant indispensable travail de
relations publiques sans lequel la pratique d’un art n’est rien d’autre qu’un divertissement puéril, une
forme d’onanisme dégoûtant et risible. Qui choisit de se tenir à distance de la société dynamique et
inventive reste à l’écart et meurt, seul et en silence, comme un animal trop vieux ou trop faible qui refuse
Broutilles 21
de combattre. C’est en somme manquer singulièrement d’ambition que de préférer se satisfaire de
seconds rôles, voire d’emplois de figurants, quand, avec un peu d’audace, de culot, d’arrogance on
pourrait, presque facilement, décrocher le rôle titre, celui de meilleur artiste de l’année et rafler tous
les prix, toutes les distinctions, tous les honneurs. À l’instar des prix littéraires ou des palmes d’or cannoises la cargaison est renouvelée chaque année, on distribue aux méritants, à ceux ont su se mettre en
conformité (quelque chose comme un contrôle technique !) et ont bien compris où se situait leur intérêt,
qui n’est pas d’aller à contre-courant, de déplaire en s’écartant de la tendance. Certains de ces artistes
– de sinistres réactionnaires, en vérité, n’en doutez pas – semblent en effet ignorer les avantages qu’il y
aurait pour eux à s’intégrer à l’avant-garde officielle, institutionnelle, en dehors de laquelle il ne saurait exister d’avenir radieux. Ah oui, on peut désormais s’esclaffer en désignant d’un doigt accusateur
l’art bourgeois si solidement implanté dans les grands salons du début du XXe siècle, les Bouguereau,
Meissonnier, Carolus-Duran d’aujourd’hui sont installés dans nos musées nationaux et dans les FRAC,
ils plastronnent à la FIAC et dans les galeries à la mode. Les pompiers du moment s’autoproclament
révolutionnaires et d’aucuns s’efforcent de se persuader que leurs blagues de potaches seraient le
cubisme ou le surréalisme d’une époque tellement saturée d’inventeurs boursouflés.
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Eh oui, mon vieux Corneille, peut-être parce que depuis
longtemps je n’ai plus vingt-six ans ne me tarabuste guère (euphémisme) le besoin de vaincre. Le
triomphe et la gloire me sont préoccupations étrangères, probablement parce qu’aussi vaines qu’éphémères. Quant au péril, vivre en est un bien assez grand déjà et sa conclusion en est l’apothéose, si l’on
peut dire. Voilà pourquoi, peu enclin que je suis à briguer quelque laurier que ce soit, j’admire la pugnacité de quelques-uns de mes amis artistes qui, sans se soumettre aux lois de la réussite obligatoire, s’obstinent néanmoins à se comporter comme si, un jour ou l’autre, la qualité de leur travail allait leur valoir
une reconnaissance méritée. C’est émouvant, vraiment, et je les admire d’oser.
C’est qu’ils voudraient – ils ne doutent vraiment de rien – avoir le droit de vivre en bricolant dans leur
coin, précisément. Et quand je dis un jour ou l’autre je veux dire qu’ils aimeraient beaucoup que cette
foutue reconnaissance, si elle est effectivement méritée, elle leur soit accordée maintenant, de leur
vivant, alors qu’ils sont encore en chair et en os car ils sont de ceux qui pensent que l’avenir, le futur
sont des concepts de propagandistes plus ou moins charmants mais qui ne nourrissent pas leur homme
– oui, je sais, ce sont de bien triviales préoccupations mais il faut savoir que les cadavres ont cessé, définitivement, de créer quoi que ce soit. Hormis de l’humus, éventuellement. En 1961, Henry Miller écrivait à Frédéric Jacques Temple : Ce que nous voulons, nous autres, c’est une réponse maintenant […]
Au diable la postérité ! Dans son Voyage au bout de la nuit, Céline était tout aussi radical : Celui qui
parle de l’avenir est un coquin. C’est l’actuel qui compte. Invoquer sa postérité, c’est faire un discours
aux asticots. J’ai constaté que les gens sérieux, ceux qui ont un vrai métier, reconnu jusque dans les sondages d’opinion, préfèrent en percevoir les dividendes (pour parler comme un banquier, ou son complice) le plus rapidement possible, et de préférence tout de suite, immédiatement, plutôt que posthumément. C’est que, voyez-vous, les morts sont insensibles aux applaudissements, aux compliments et les
artistes sont des vivants (et des morts) comme les autres. Admirons-les quand il est encore temps pour
eux.
Je n’ai plus, moi, cette volonté et moins encore, ce désir. D’aucuns qualifieront ce constat de regrettable, pourquoi pas en effet, mais regrettable pour qui ? Je me retire de la compétition, j’abandonne.
mai 2012
Broutilles 22
Souvent
Souvent je m’interroge… Je ne lis, je n’entends que les propos d’individus bouffis de certitudes. Évidemment que ça rassure, les certitudes, nul besoin de s’interroger puisque tout est là, bien rangé, étiqueté, débarrassé du plus petit soupçon de doute, cette maladie des pessimistes, des dubitatifs, des éternels sceptiques. Et si quelqu’un – de forcément compétent, de bien informé, un expert en somme –
énonce ses certitudes sans que nous n’ayons à le faire, elles deviennent les nôtres et c’est une prise de
risque en moins, la route est droite, convenablement balisée, impeccablement éclairée, il n’y a qu’à
avancer, tout droit, sans se poser de questions imbéciles. Et potentiellement dangereuses puisque, toute
question appelant généralement une réponse – c’est du moins ce qu’espère celui qui la pose –, celle-ci
pourrait tout à fait contrarier les certitudes tellement évidentes qui, même si elles ne sont pas forcément
rassurantes (mais c’est quand même mieux si elles le sont), sont censées nous convaincre que les choses
sont ainsi et qu’il faut, à défaut de s’en réjouir, s’en contenter. Dès lors que l’expert nous assène ses certitudes, nous voilà convaincus que nos incertitudes allaient justement dans le même sens, une fois écarté
ce qui manquait de certitude au sein même de nos incertitudes. Nous sommes confortés, et même réconfortés car, bien sûr, il eût été déraisonnable d’aller s’imaginer que tout aurait pu aller autrement que
pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est très précisément l’absence de raison qui eût pu menacer notre équilibre, et il importait de constater que nous sommes bien installés, n’en déplaise aux défaitistes, au cœur exactement du meilleur des mondes. Partant de là, qui serait assez fou pour aller s’enticher d’idées selon lesquelles le meilleur ne nous serait pas garanti ? Comme l’argent appelle l’argent, le
meilleur ne peut engendrer que le meilleur, c’est en quelque sorte élémentaire, mathématique, cartésien.
On pense très fort au meilleur et, merveille des merveilles, le meilleur survient, tout enveloppé de rose
et de doré, sucré et poisseux comme une sucette à la fraise. Nous avons, certes, entendu dire qu’il existerait, ailleurs, certaines catégories d’individus enclins à douter et, par là même, totalement vulnérables. Et c’est cette vulnérabilité qui, à l’évidence, leur gâche l’existence et les empêche de jouir pleinement du fait ô combien avéré qu’ils évoluent dans le meilleur des mondes. Ces gens-là ne seront jamais
heureux, ils s’interdisent eux-mêmes tout accès au bonheur. Quiconque s’interroge doute, et s’il doute
c’en est fini de la reposante sérénité, de la bienveillante indifférence sans quoi le quotidien est un enfer,
une épreuve permanente. D’aucuns s’en vont rechercher l’oubli de leur affligeante condition dans l’alcool ou les drogues. C’est bien sûr illusoire puisque l’effet n’en est que temporaire, sauf pour qui finit
par sauter le pas et choisit, par exemple, d’être plus mort qu’ivre-mort. Mais c’est, en fin de compte,
opter pour une certitude, définitive celle-là. D’autres s’en remettent à la foi. On touche ici un domaine
où les certitudes sont ontologiques, donc délibérément invérifiables et donc inutilement vérifiables. Elles
sont, un point c’est tout, et l’hypothèse selon laquelle il serait envisageable de les contester est, par
avance, rigoureusement exclue. Croire suppose que l’on accepte, et c’est bien suffisant.
Qu’une telle quantité de sornettes réussisse, encore aujourd’hui, à convaincre (dans convaincre il y a
vaincre) des multitudes d’individus démontre à quel point il est vain d’espérer voir un jour ces multitudes d’individus oser s’interroger, douter et penser par eux-mêmes. Penser par soi-même, décider seul
n’est certes pas sans risque puisque ce que nous pensons, ce que nous décidons n’est jamais totalement
spontané, jamais vraiment innocent – si tant est que ce mot ait une réelle signification. Parmi les gens
que nous avons rencontrés au long de notre existence, parmi les auteurs dont nous avons lu et aimé lire
les textes, certains ont forcément contribué à orienter notre choix, à cet instant précis. Et ce choix est
Broutilles 23
la conséquence, plus ou moins assumée, de nos choix antérieurs. Et d’une part non négligeable de
hasard. Mais c’est encore ici une idée qu’il convient de combattre puisque le hasard n’existe pas, affirment-ils. Tout serait écrit d’avance – probablement dans un grand livre de plusieurs millions de pages,
vu le nombre de cadavres dont la trajectoire y avait été consignée, en corps 4 certes mais quand même…
Tout serait donc là, soigneusement imprimé depuis la nuit des temps, comme on dit sans savoir exactement ce que cela peut bien représenter en journées de travail de huit heures, et le plus époustouflant
serait que ceux à venir, qui ne sont même pas encore dans les couilles de leur géniteur, y figurent évidemment aussi, avec toutes les données indispensables – à faire pâlir de jalousie la Stasi et la CIA – à
une bonne connaissance de son plan de carrière, son poids et sa taille à tous les âges, ses différents numéros de téléphone, ses coordonnées bancaires et celles de sa carte vitale… et, pour finir en somme, le jour
de sa mort, souligné en rouge et complété par le type de cancer qui lui avait été attribué. On est forcément muet d’admiration devant une telle performance, on se dit que ce n’est pas possible une telle
somme de connaissances, eh bien, vous le croirez si vous le voulez, c’est possible. Bien entendu, on peut
également découvrir dans le fameux grand livre la date exacte, avec, dans la marge, l’heure, les minutes
et les secondes, à laquelle toute cette belle histoire se terminera. Enfoncés Nostradanus, Madame Soleil,
Paco Rabanne et consorts ! Certes certes, la consultation du précieux ouvrage est réservée à une certaine élite, le commun n’est pas autorisé à venir fouiner dans les archives, et surtout pas dans celles du
futur. Il faut préserver le suspense, faire en sorte que chacun puisse découvrir au jour le jour les catastrophes et les divins petits bonheurs qui illumineront sa sinistre existence. Le hasard ? disent-ils en ricanant, vous voulez rire – et c’est vrai qu’on aimerait bien, de temps en temps –, le hasard, s’il existait,
cela se saurait, renchérissent-ils. Or, vous voyez bien qu’il n’existe pas, puisqu’on vous le dit.
Convaincant, n’est-ce pas ! Et le grand livre ? Vous voyez bien qu’il existe, puisqu’on vous le dit.
Tout est dans tout, clament-ils. Et c’est vrai qu’une telle affirmation n’engage à rien, on peut tout aussi
bien prétendre que les derniers seront les premiers, qui donc a les moyens de vérifier, qui donc peut présenter des preuves de ce qu’il soutient ? Non, laissez-moi, je vous prie, douter, douter de tout, à n’en
plus finir – sauf quand viendra la fin, bien sûr. Je vous concède cette certitude-là.
mai 2012
Broutilles 24
L’impatience
Enfant, il nous tarde de devenir grand. Pour un peu, on se verrait bien adulte. On aurait un métier, on
gagnerait de l’argent, on s’acherait une voiture – pour être indépendant, autonome (tout de suite les
grands mots !) –, on habiterait un appartement, une maison qui sait !, on voyagerait, en train, en avion,
on irait au café, au restaurant, à l’hôtel, au théâtre, au concert et même à l’opéra pourquoi pas… la vie,
enfin, serait formidable. On se marierait, on aurait des maîtresses, des amants, voire les deux si l’on est
ambidextre…
Évidemment, un jour ou l’autre, tout finit plus ou moins par arriver. Oh, bien sûr, on nous aura pédagogiquement fait comprendre que ce tout-là ne nous tombe pas tout cuit dans le bec, qu’il faut y mettre
un peu du sien, et même plus qu’un peu, qu’il faut – c’est ainsi – se donner du mal et qu’à moins d’être
né avec une cuiller en argent dans la bouche, il faut se la gagner sa vie.
C’est-à-dire qu’en vérité on voudrait tout tout de suite et que ce sera peut-être, et même sûrement, un
rien plus difficile qu’imaginé. On découvre que vivre cela sous-entend nécessairement se battre, pour
tout, en toute circonstance, parce que si l’on ne se bat pas on n’a rien. Et puis, vivre n’est pas tout, si
l’on ambitionne de vivre bien – ce qui signifie vivre confortablement, il n’est pas ici question d’éthique !
– il faut réussir. Se battre est la moindre des choses mais ce qui importe par dessus tout c’est de gagner,
et pour cela il faut nécessairement battre les autres. L’esprit de compétition ne serait-il pas inscrit dans
les gènes ? Examinons un instant ce qui se passe sur la pelouse des stades, sur les rings, observons le
comportement des “champions” (et celui des supporters, qui les vaut bien puisque ceux-là ne sont en
somme que des sportifs par procuration, des compétiteurs avortés qui se défoulent, avec les moyens du
bord, sur les supporters du camp adverse. Ou sur ce qui se trouve à leur portée au moment où la poussée d’adrénaline se fait plus forte. Qu’on leur donne des armes et ce sera la guerre en direct. Et il y en
aura pour prendre les paris, comme au tiercé. D’ailleurs, si l’on y regarde d’un peu plus près, les
guerres, principalement les modernes, font elles aussi l’objet de paris, et certains misent gros, très gros.
Que le meilleur gagne ! Le meilleur… Définition du Robert : adjectif – Qui l’emporte dans l’ordre de la
bonté. nom – Personne supérieure aux autres. Supérieur, voilà le fin mot de l’histoire, le but à atteindre.
On va donc se battre, pour gagner, pour être le meilleur. Naturellement, si j’ose dire, tous les moyens
sont bons pour parvenir à ses fins. Il n’est pas interdit de tuer – par professionnel interposé si on a les
moyens (les banques soutiennent volontiers les âmes bien nées) – pour y arriver. D’ailleurs, c’est un jeu
où rien n’est interdit. On peut même tricher, c’est un talent supplémentaire et reconnu. Écraser, au sens
propre comme au figuré, les plus faibles est un jeu d’enfant, mais plus on monte dans la hiérarchie plus
le supérieur est coriace. C’est même pour cette raison qu’il est le meilleur, à son niveau s’entend et dans
sa catégorie. L’espérance de toute une vie serait d’être un jour maître du monde, nul n’y parvient vraiment car la concurrence est rude et le parcours sévèrement miné. L’ambitieux ne doit jamais douter,
c’est capital pour son avenir, mais il est également tenu à une relative modestie dès lors qu’il aura compris à quel point il est préférable d’être le meilleur sur son territoire et dans sa spécialité en acceptant
que quelques autres meilleurs existent ailleurs, qu’il ne faut combattre qu’à coup sûr et dont il convient
de se méfier en toute circonstance.
Un jour pourtant, le meilleur décline, il perd de sa force et de son intelligence, il s’assoupit plus facilement, oublie des choses essentielles, sa méchanceté légendaire s’émousse, à son tour il devient un faible,
il lui faut passer la main. Voilà qui certes le désole, mais il lui reste l’argent, énormément d’argent, et
avec tout cet argent il peut bien entendu acquérir d’autres automobiles, d’autres avions, d’autres maiBroutilles 25
sons et appartements, d’autres amants ou maîtresses mais cela ne l’amuse plus guère, pas davantage en
tout cas que les cafés, les restaurants ou l’opéra. Non, il préfère encore regarder différents journaux
télévisés. C’est moins fatigant que de lire la presse écrite, même si le terme est impropre. Et cela le
réjouit encore un peu d’apprendre que l’eau commence sérieusement à manquer dans telle partie du
globe, que la famine a décimé la moitié de la population d’une contrée où il n’a même jamais mis les
pieds, que la tuberculose, la malaria, le cancer et le sida font désormais chaque jour plus de morts
qu’une de ces risibles guerres prétendument mondiales, que les deux tiers des habitants de la planète
sont depuis longtemps maintenant très largement passés sous le seuil de pauvreté, que les océans sont
vides de poissons, que des forêts comme celle d’Amazonie sont dorénavant complètement rasées, que les
neuf dizièmes des centrales nucléaires ne sont plus que d’énormes déchets improductifs, sauf à considérer que la mort qu’ils diffusent alentour est une forme de production en déplorant juste que cela ne rapporte plus rien à personne, que l’incinération des millions de cadavres quotidiens ne remplace pas le
pétrole, que…
Oui, cela le réjouit parce qu’il se dit qu’il aura connu tout ça durant son existence, parce qu’il sait qu’il
a pour une part, aussi modeste soit-elle, contribué à ce résultat et qu’il n’y aura pas de suivants pour se
prétendre les meilleurs. Malgré son pacemaker et ses quadruples pontages coronariens, cet homme sait
qu’il va mourir bientôt, très bientôt, et il est heureux d’avoir fait de sa vie une réussite.
Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage. Conseillait Henri Michaux.
juin 2012
Broutilles 26
Heure exquise
Officiellement nous sommes en été depuis deux jours et je n’ai pas encore entendu une seule cigale.
Notez, je vous prie, que je ne m’en plains pas. Mais il est vrai que, dans mon entourage, se murmure
que je serais sourd. Privilège de l’âge ! Il n’empêche que les tourterelles qui claironnent au-dessus de
ma tête alors qu’il n’est même pas encore six heures du matin, je les entends. Certes certes, il y a, c’est
vrai, ce que j’entends et ce que je n’entends pas, probablement parce que je ne veux pas l’entendre, diton avec perfidie, mais s’il y avait dans mon périmètre réservé une cigale occupée à aiguiser ses couteaux
je l’entendrais, croyez-moi. En dehors des tourterelles, rien ne m’insupporte autant que le crincrin des
cigales (je fais ici délibérément l’impasse sur les activités humaines dont l’intention manifeste est de
nuire à ma vacuité, ce que je ne saurais reprocher aux bestioles bruyantes, fussent-elles tourterelles ou
cigales, la volonté de me nuire étant bien le cadet de leurs soucis, j’ose l’espérer).
Or donc, point de cigales et pas encore de grillons pour prendre le relais à l’heure où les premières,
éreintées, éprouvent quand même une vague sensation d’abrutissement. Enfin, je suppose, j’extrapole,
peut-être les cigales sont-elles sourdes, comme les tourterelles, et n’entendent-elles pas le raffut qu’elles
font alors que la canicule incite tout individu normalement constitué à ne rien foutre, et surtout pas du
bruit. Car si elles entendent le vacarme qu’elles mènent et qu’elles en perçoivent pleinement le caractère hystérique, elles devraient cesser immédiatement, un tel comportement compulsif étant fortement
préjudiciable à l’équilibre mental de qui est contraint à le subir, y compris l’auteur lui-même bien
entendu.
Oh ! oui je sais, je sais combien les oiseaux jouissent en règle générale d’une opinion plus que favorable
auprès des représentants de l’espèce humaine qui, à l’exception des baroudeurs automnaux en tenue
camouflée (et hormis l’honorable Chaval soutenant que ce ne sont que des cons), s’attendrissent volontiers sur n’importe quel volatile emplumé, vénérant la colombe (une sorte de pigeon) au motif qu’elle
serait le symbole d’une paix qui n’excite pourtant que les ganaches étoilées, oubliant dangereusement le
pigeon sournois (du latin pipionis) qui fiente d’abondance depuis son perchoir feuillu sur le passant qui
passe et la tourterelle hurleuse (une autre sorte de pigeon) que son projet musical – d’une indigence rare
– n’empêche nullement de concourir chaque année au grand prix de l’Eurovision bas-alpin. L’invention
de la tourterelle constitue un encouragement à l’abattage des arbres de moyenne futaie et des poteaux
de toute sorte supportant des fils électriques ou de téléphone. La tourterelle compromet gravement la
paix de l’âme, la production de chlorophylle et le développement de certaines de nos entreprises du Cac
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La cigale, quant à elle, n’est nuisible que durant une période reltivement courte. C’est qu’il lui faut de
la canicule pour se mettre en joie et que la canicule, dans nos contrées démocratiques, ne dure qu’à
peine deux mois, ce qui est une chance à bien des égards mais il n’en reste pas moins que deux mois, c’est
long ! Surtout pour quiconque n’affiche aucun engouement particulier, c’est-à-dire maladif, pour l’audition quotidienne, ad libitum, de Nevralgy 117 (j’ignore à quoi correspond ce chiffre), espèce de sonate
pour stridulum seul, pouvant également être interprétée en canon. La cigale n’est nuisible que durant
une période reltivement courte, j’en conviens, mais elle est nuisible et c’est là ce qui compte. Qu’elle stridule ou qu’elle craquette (selon les spécialistes évidemment, lesquels soutiennent que seul le mâle se livre
à ce type d’exercice, ce qui nous incite à nous poser la question : mais que font les femelles tandis que
tous ces millions d’hémiptères de sexe masculin s’occupent à craquetter du matin au soir ?) la cigale doit
Broutilles 27
être exterminée. La Fontaine était bien bon qui, parlant d’elle, nous dit qu’elle chanta tout l’été. Le mot
a dû dépasser sa pensée. Vous chantiez ? Eh bien, dansez … maintenant que le dichlorodiphényltrichloroéthane a commencé d’agir…
Officiellement, nous sommes donc en été. Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner qu’une chaleur saharienne plaque au sol tout craquelé n’importe quel velléitaire stupidement tenté de s’en aller voir au patelin voisin si l’herbe y est plus verte, ce que bien évidemment elle n’est pas. C’est l’été, il faut donc en
supporter les effets et accepter de périr par déshydratation, suffocation, insolation, voire d’une embolie cérébrale fulgurante ou d’un cancer dégoûtant de la peau. C’est la saison mortifère où l’étranger (je
veux parler ici de cet individu au teint blafard que pousse à frétiller l’idée qu’il va bientôt pouvoir aller,
en short, pousser son caddie dans les allées populacières du supermarché de la divine zone commerciale)
s’approprie son territoire de sable gris, y plante son parasol, y répand ses ustensiles, allume son transistor et photographie (le mot est peutêtre excessif) tout ce qui traverse son champ visuel avec son téléphone prétendument mobile. C’est la saison où il convient de se claquemurer, de ne sortir sous aucun
prétexte et d’attendre, avec énormément de patience, l’arrivée de l’automne, saison bienfaitrice de l’humanité. L’été est un mauvais moment à passer, comme jadis le furent le service militaire, les épreuves de
fin d’études ou même le cathéchisme pour les pervers. À ceci près qu’étant pervers, le pervers ne subit
pas le cathéchisme mais s’y complaît, s’y épanouit et n’ambitionne nullement de s’y soustraire.
On peut, éventuellement et si les circonstances le permettent, mettre le nez dehors en toute fin de journée, lorsque l’obscurité dissimule enfin les ravages occasionnés par la fournaise du jour et nous permet
de ne plus voir l’horreur de cette végétation jaunie, brûlée, calcinée où survit encore un instant, agonisante, une minuscule tache de verdure – une plante en pot, probablement. On peut alors, en prenant les
précautions d’usage, ôter très doucement ses lunettes noires, dites de soleil, entrouvrir sans précipitation les yeux et contempler, comme si c’était la première fois – ou la dernière – ce paysage obscur où les
arbres ne sont plus que silhouettes, grandes masses sombres se détachant à peine sur le ciel d’un gris
momentanément plus clair. C’est l’heure où les voitures dorment au parking tandis que leurs propriétaires repus digèrent mollement devant l’écran bleuté d’un téléviseur asiatique. C’est l’heure où cigales
et tourterelles récupèrent. C’est l’heure, enfin dévolue aux merles et aux rossignols, qui se racontent
d’un bout à l’autre de la combe des histoires rigolotes, pleines d’imprévus que commentent, depuis la
mare là-bas, à plus ou moins deux cents mètres, grenouilles et crapauds goguenards.
Je fume (les milices aux narines gestapistes ne m’ont pas encore répéré) et termine mon verre de vin où
finissent peut-être de s’enivrer deux ou trois moucherons. Que je ne cherche même pas à sauver (on n’y
voit goutte !) et que j’avale sans minauder.
Cent seize morts en Syrie. J’entends dire qu’il faut ainsi faire barrage à l’intégrisme musulman et défendre les nobles valeurs de l’Occident. En somme, rien de nouveau sous le soleil, la vie continue…
juin 2012
Broutilles 28
Pauvre crétin !
Passéiste, moi ? Allez-y, pourquoi pas ! Le mot est pour vous une insulte, un crachat en pleine face, en
visant les yeux. Pourquoi pas en effet !
Que voulez-vous, je suis quelqu’un d’assez simple, je vis avec ce qui fut. C’est du fiable, à 100% vérifié. Ensuite, bien sûr, on peut discuter et contester la manière dont les choses se sont passées, on peut
invoquer le climat, la conjoncture, le rythme des planètes, affirmer sans ambages que nous n’aurions
jamais perdu nos colonies si, ce jour-là, Pluton s’était trouvé dans Uranus, ou quelque chose de ce
genre-là, on peut tout remettre en question, il n’empêche. Ce qui est fait est fait. Il ne s’agit pas d’extrapolations, de supputations, d’interprétations. À Dien Bien Phu par exemple, l’armée française s’est
prise une branlée de tout premier ordre. Je conçois que ce soit difficile à avaler pour les gens de pouvoir de l’époque comme pour les généraux convaincus que l’Occident est forcément supérieur à la
racaille orientale. Mais c’est ainsi, et c’est même inscrit dans les livres d’Histoire. Français principalement. Le passé, c’est irrévocable. Essayez, aujourd’hui, d’oublier la bataille de Marignan. Impossible !
Et pourtant, ça ne date pas d’hier, pensez donc, 1515, il n’y avait alors ni le poids des mots ni le choc
des photos, mais nul ne prendrait le risque de se couvrir de ridicule en affirmant que ce n’est même pas
vrai. Car il ne s’agit pas d’une projection fumeuse signée Nostradamus ou Élisabeth Tessier, non, c’est
du lourd, de l’intangible, de l’acquis.
Bien sûr, on peut vouloir prétendre à l’objectivité, pendant qu’on y est. On peut user de grossièretés,
comme compromis ou consensus. On peut adhérer au MoDem, à ce compte-là. Seulement voilà, les faits
sont là, il y a même – si l’on accepte de limiter ses investigations aux seules époques de progrès inaugurées avec la découverte du radium par Monsieur et Madame Curie le 26 décembre 1898 – des photos, ou
des films, en couleur avec le son et la musique qui va avec. En vérité, il n’y a vraiment pas lieu d’épiloguer, de tergiverser afin de mettre en doute l’authenticité de ce qui s’est passé de capital ou de dérisoire
durant toutes ces années que nous avons vécues. Oh ! certes, le doute est permis quant à l’exactitude, à
une minute près, de l’arrivée du train en gare de La Ciotat – il y a jolie lurette que plus un train n’arrive à destination à l’heure prévue. D’ailleurs, nul pragmatiste impénitent ne peut nier que les dix
minutes de retard au départ de l’express Granville-Paris sont la cause de sa sortie au travers de la
façade de la gare Montparnasse et de sa chute, dix mètres plus bas, rue de Rennes, le 22 octobre 1895 à
seize heures précises. Pour éviter la répétition de tels désagréments… on a reculé la gare de quelques
centaines de mètres. Ainsi, les passants de la rue de Rennes ne risquent plus rien. Sauf s’ils traversent
la chaussée sans regarder à droite et à gauche. Ou si la bombe atomique iranienne tombe plus ou moins
exactement à l’endroit où ils se trouvaient (avec le nucléaire la précision absolue n’est pas nécessaire).
Ce sont des événements de ce genre qui militent en faveur du passé et garantissent la véracité de son existence alors que le vainqueur du Tour de France 2045, dont nous ignorons pour l’heure l’identité, relève
encore, au jour d’aujourd’hui et à l’heure qu’il est, de la science-fiction la plus inintéressante.
Oh oui je sais. Le futur c’est la porte ouverte sur tous les possibles. Le futur, c’est l’avenir en quelque
sorte, et l’avenir c’est comme une promesse, c’est l’Aventure avec un grand A. L’aventure c’est l’aventure, d’aucuns appellent ça du cinéma ! C’est le louche de l’affaire. Le futur est toujours incertain et il
se trouvera fatalement des individus sans scrupules pour soutenir qu’un jour ou l’autre – en optant pour
Broutilles 29
le vague on s’accorde une marge d’erreur d’un siècle ou deux – l’homme aura cessé d’être nuisible.
Certes, le plus tôt serait le mieux, nous n’avons déjà que trop perdu de temps, mais c’est là une perspective qui s’apparente à un vœu pieux. À moins qu’il ne réussisse, plus ou moins accidentellement, à
mettre fin à ses jours d’une manière globale et définitive. C’est plausible, j’en conviens, mais le caractère utopiste d’une telle proposition ne permet pas, pour l’heure, de se réjouir.
La précarité du futur, en raison même de son caractère “aventureux” ne peut que séduire les doux
rêveurs, persuadés de l’avènement inéluctable du rasage gratuit par des barbiers empressés à promouvoir le bonheur de leurs congénères. Néanmoins, l’âge venant, et avec l’âge nombre d’indélicatesses,
voire d’humiliations, propres (si on peut dire) à nous faire relativiser les bonheurs à venir, la plupart
préfèrent s’en remettre au présent. Ceux-là mêmes, qui commencent à douter de l’avenir, choisissent de
s’invester pleinement, corps et âme pourrait-on dire, dans le merveilleux moment présent. Ni passé ni
futur, on oublie tout. Misons tout – c’est-à-dire plus grand chose – sur la possible ultime étreinte, le dernier gigot d’agneau aux flageolets accompagné de la dernière bouteille de clos-vougeot, peut-être – pourquoi pas, puisque nous abordons aux rives de l’instant suprême – la dernière cigarette. Le lendemain,
s’il y en a un, sera salué comme une rémission (l’expression fait fureur chez les oncologues), une
deuxième chance, l’occasion de remettre ça.
Car le présent est précaire, lui aussi. À peine le constate-t-on présent que déjà il est devenu passé.
Le présent, c’est la mochitude (oui, j’emprunte, n’importe où, sans vergogne, ou je paraphrase) habillée de neuf. C’est pimpant, primesautier, surprenant – tu parles ! À la différence du passé qui nous autorise à trier, à gommer ce qui nous indispose, ce qui nous fut pénible, voire plus si affinités, le présent est
à prendre tel quel. Ce qui nous contraria jadis s’oublie facilement, et puis, comme nous avions vingt ans,
trente ans, cinquante ans de moins, le moche d’alors se pare lui-même des séductions de la jeunesse, futelle relative. On pourrait même aller jusqu’à regretter, sinon les coups que l’on a pris, du moins
l’époque où l’on a pris ces coups. Avec le présent, pas de regrets, pas de nostalgie, on est dans le vivant,
le vrai, le stupéfiant, le formidable. Le nouveau forcément, l’inédit, l’inattendu. Boire pour la première
fois une piquette infâme, voilà quelque chose d’exaltant, c’est comme une seconde naissance, chaque
jour tout recommence à neuf, pour un peu on ferait des projets, on est tenté de dire à voix haute, comme
un imbécile, demain je…
Mais demain, pauvre crétin, cette belle journée qui a nom aujourd’hui s’appellera hier. Et il faudra
attendre, peut-être – probablement même – trop longtemps pour qu’elle ait un parfum, une couleur
enfin inoubliables. Le passé, ça se fabrique doucement, lentement, posément, ça ne s’achète pas tout
emballé au rayon vieilleries des grands magasins, vous m’en mettrez trois boîtes, avec un ruban rose,
s’il vous plaît. Ou noir. C’est pour offrir.
Les premières fois n’ont lieu qu’une seule fois et on ne tombe pas amoureux quand on a du mal à enfiler ses chaussettes. Aller croire que ce qui n’est plus pourrait être encore est ridicule, obscène. Le présent c’est daté, c’est maintenant, lundi 2 juillet 2012 à quinze heures quarante-neuf. Le temps qu’il m’a
fallu pour l’écrire et il est déjà quinze heures cinquante. Le présent ça ne dure pas longtemps, c’est
excessivement périssable. Et vite périmé.
Le présent, c’est le côté fatigant de l’existence.
juillet 2012
Broutilles 30
Abus de confiance
à René Pons
Je crois que je suis quelqu’un d’assez orgueilleux. À moins que je ne sois que présomptueux (ce qui est
moins mal vu). Parce que, en vérité, je n’ai véritablement pas une très haute opinion de moi mais il se
trouve qu’en revanche j’ai une fâcheuse tendance à tenter de faire partager quelques-uns – seulement
quelques-uns et avec quand même une certaine retenue – de mes petits écrits en les envoyant, sans même
un mot d’excuse, à ceux de mes amis (je veux dire que je continue de croire qu’ils le sont toujours) que
j’imagine susceptibles de prendre un modeste et très fugitif plaisir à leur lecture (ce qui est en effet assez
présomptueux). Je me dis parfois que c’est peut-être là une pratique capable d’indisposer le destinataire
qui, ne sachant de quelle façon formuler le fait qu’il préférerait ne rien recevoir du tout car il a quantité de choses autrement essentielles à faire pour occuper utilement son temps de loisirs, choisit le plus
souvent de ne point commenter le contenu de l’envoi à seule fin, se dit-il, de ne pas encourager manifestement, par un intérêt mal compris, le production et l’expédition d’autres écrits de nature similaire. Le
procédé est assez lâche mais il épargne à chacun l’échange d’invectives dont tout bon démocrate, fut-il
centriste, sait qu’il n’est en rien constructif. J’ai certes bien précisé que je n’abusais pas du procédé et
que mes correspondants sont peu nombreux. Mais c’est justement là où se situe le problème puisque ce
sont ceux-là mêmes que j’abreuve, avec parcimonie il est vrai, de ma prose qui sont, a priori, les plus
aptes à constater combien nous gagnerions, certainement, l’un et l’autre à ne plus gaspiller pareillement
un temps qui nous est précieux. Et qui passent allègrement outre ce constat de pur bon sens, allez savoir
pourquoi !
J’ai adressé par exemple à un ami écrivain tout récemment un de mes textaillons où je disais ma détestation, entre autres choses, des claironnades matinales hystériques de la horde de tourterelles qui a
depuis quelques années envahi mon territoire (dont j’avais cru jadis, en me situant hors de portée de
vue et de ragots de mes concitoyens, qu’il fût protégé de l’envahisseur) et du crincrin compulsif mais saisonnier – heureusement – de la cigale qui fait la fierté de l’aborigène empastissé et le bonheur de l’enshorté estival, lequel peut aller jusqu’à en orner – en terre cuite possiblement de Vallauris – le fronton
de sa résidence secondaire chèrement acquise à la suite du trépas d’une quelconque mamie cancéreuse,
ou simplement fragile du cœur. Oui, je sais, vous chuchotez, perfides : il a un ami écrivain et il ne trouve
rien de mieux à faire que de lui envoyer ses laborieuses élucubrations sans visiblement se rendre compte
de l’incongruité d’un tel geste. C’est de l’inconscience ou bien de la prétention. Voire de l’abus de
confiance, persiflez-vous. Pensez donc, un vrai écrivain qui a publié plus de trente livres et qui pourrait, s’il le voulait, passer à la télévision, ajoutez-vous encore. Eh bien, figurez-vous que j’ai la prétention, oui en effet la prétention, de penser que je suis peut-être parvenu, avec ce textaillon dont vous vous
gaussez sans même l’avoir lu, à déclencher de sa part un bref sourire, ce qui n’est quand même pas rien
et (de cela je suis certain) un aveu – affligeant l’aveu, pensez donc ! – par lequel il prend le parti de ces
cigales qui le bercent et l’endorment à l’heure de la sieste et auxquelles il reconnaît avoir consacré un
petit poème très chinois, dit-il. Après quoi, le saint homme dénonce, non sans une certaine animosité, je
cite, le cri des enfants sauvages, le soir, lorsqu’ils hurlent en se poursuivant sur le parking de (s)on
immeuble.
Ce saint homme d’écrivain, voyez-vous, n’est visiblement que haine et détestation vis-à-vis des enfants
qui seront, ne l’oublions pas, les hommes de demain, l’avenir de l’humanité, ceux par qui viendra le
salut. S’il devait y en avoir un. Ce sont, sans aucun doute, et pour l’heure, de délicats chérubins dont
Broutilles 31
la vitalité, l’exubérante jeunesse ne demandent qu’à s’exprimer dans une farandole pleine d’allégresse
et de joie de vivre, alors que leurs tendres parents (le père est alcoolique et la mère, dit-on dans le voisinage, vendrait son corps pour se procurer des substances illicites) ont bien du mal à joindre les deux
bouts parce qu’ils sont tous deux au chômage depuis la précédente victoire du socialisme français. Je
rapporte ici ce qu’en dit la rumeur et ce que prétend la tradition, car je suis moi-même assez peu enclin
à me laisser attendrir par le babillage exaspérant de ces moutards, aussi insolents qu’ils sont incultes,
de qui l’on excuse tout puisqu’ils sont la jeunesse, le sang neuf et autres niaiseries dont se repaissent et
se pourlèchent les babines nos élites prétendument intellectuelles quand le génie épatant d’un chroniqueur mondain les pousse irrésistiblement à citer Voltaire. Ou Jean Guitton.
L’écrivain s’attendrit sur le sort des pigeons chieurs et des cafards volants mais vilipende injustement et
condamne avec la plus vigoureuse véhémence le grain qui germe aujourd’hui et deviendra, si Dieu lui
prête vie, gerbes de fleurs parfumées aux couleurs de l’été. Dit la rumeur. Ces bambins ne hurleraient
pas, ils chanteraient. Ils chanteraient leur espoir d’une vie meilleure, fraternelle et solidaire, la réussite
à laquelle, légitimement, ils aspirent, celle qui naît de l’ambition, de la volonté d’entreprendre grâce à
quoi ils auront bientôt – car ils savent ce que positiver veut dire – une belle automobile aux chromes rutilants (avec le gps et le lecteur cd), un grand appartement avec la cuisine intégrée et la télévision dans
toutes les pièces, et des vacances en Grèce – parce que ça va encore baisser.
Et pourquoi donc ledit écrivain s’en est-il aussi venu habiter tout à côté d’un parking ? S’étonne la
rumeur. N’y-a-t-il pas profusion de lieux enchanteurs, ici ou là, autrement favorables à l’épanouissement de sa sensibilité ? Souvent peuplés de volatiles et d’insectes bruyants, convenons-en mais Paris ne
s’est pas fait en un jour et qui vole un œuf vole un bœuf, il ne faudrait quand même pas l’oublier. Pour
quelles mystérieuses, ou pernicieuses, raisons a-t-il choisi, dit encore la rumeur, de s’implanter au cœur
d’une banlieue défavorisée ? Serait-ce pour mieux exciter son acrimonie, stimuler son amertume, alimenter ses sarcasmes et, finalement, se réjouir de la détresse humaine ? Et pourquoi faudrait-il qu’ils
fussent sauvages, dit à nouveau la rumeur, ces enfants déshérités à qui il conviendrait d’abord de tendre la main, d’offrir un baiser de fraternité, pourquoi les assimiler – péjorativement – à ces peuplades
exotiques qui se nourrissent de racines, ignorent tout de Bernard-Henri Lévy et ne sont même pas abonnées au Monde diplomatique, pourquoi tant de haine en somme ? La rumeur s’interroge. Et je souris à
mon tour en songeant que tout cela va bien finir par disparaître, et que mioches, cigales et tourterelles,
tous pareillement braillards, vont un jour me foutre une paix royale.
En attendant, ce matin, j’ai constaté pour la dix-huitième fois en trois semaines que les sangliers – probablement plutôt ces cochongliers introduits par les sociétés de chasse pour appâter l’adhérent à front
bas en battle-dress camouflé – avaient encore retourné le paillage d’herbe coupée (de mes pauvres mains
d’artiste raté) que j’installe au pied des arbres récemment plantés afin de conserver, autant que faire se
peut, une relative humidité en évitant l’évaporation consécutive à la canicule (je tiens ce procédé d’anciens-écologistes-non-gouvernementaux que la perspective du portefeuille ministériel et de l’appartement de fonction ne turlupinait guère à l’époque et qui, aujourd’hui, doivent être morts de honte).
Je reconnais volontiers que ces bestioles-là (je parle des cochongliers) ne font aucun bruit. Ce qui, pour
l’instant, me fait encore hésiter quant à la pose de mines anti-personnel.
juillet 2012
Broutilles 32
Non mais !
Il y a quelques années – une dizaine peut-être, mais cela n’a aucune espèce d’importance – je m’étais
publiquement posé cette question : Entre Parkinson et Alzheimer, que choisir ? Les gens de bien, comme
ils se définissent eux-mêmes, n’aiment pas choisir car le choix engage, aussi préfèrent-ils que quelqu’un
– peu importe qui, à la limite – le fasse à leur place. Après quoi, selon comment les choses tournent, ils
pourront clamer qu’ils n’y sont pour rien, que ce n’est évidemment pas de leur faute si le vase de JeanPierre Soissons a été cassé, qu’ils n’ont jamais dénoncé de Juifs ou de Roms, ou alors sans le faire
exprès, et que toutes les opinions se valent, surtout celle du vainqueur.
Que choisir donc ? Parkinson et Alzheimer (ne souhaitant toutefois et en aucun cas causer le moindre
tort aux héritiers de ces illustres inventeurs de maladies désormais célèbres, j’entends bien sûr parler
ici de ces pathologies qui connaissent en ce moment un certain succès, même s’il demeure très relatif par
rapport au cancer, lequel se taille la part du lion, comme on dit) Parkinson et Alzheimer disais-je, ont
l’une et l’autre leur intérêt, leurs particularités… et leurs petits désagréments, il nous faut en convenir.
Convenons-en donc.
Avec Alzheimer le patient (ses proches ont un grand mérite à se montrer plus patients que le patient luimême) oublie généralement de quelle maladie il est le sujet. Certes, il lui arrive parfois, très ponctuellement, d’avoir la brusque – et assez désagréable, il faut le reconnaître – révélation de son état et d’en être
quelque peu affecté. Mais, dans l’ensemble, c’est plutôt la belle vie, aussi longtemps que cela dure.
L’Alzheimer peut parfaitement se cumuler avec Parkinson, il n’y aucune contre-indication puisque le
patient ne s’aperçoit pour ainsi dire pas (en tout cas, il l’oublie instantanément) qu’il a renversé son
yaourt aux fruits sur son pyjama des dimanches.
Le Parkinson, quant à lui, souffre énormément de ne pas – ou plus, si son handicap est récent et l’a surpris alors que la veille encore il ne jurait que par l’avenir – parvenir à réaliser en broderie la reproduction à l’échelle 1/100e de la tapisserie de Bayeux. Si Alzheimer s’en mêle, l’inquiétude et la frustration
disparaissent, ce qui constitue incontestablement un point positif.
Mais nous voici sommés de choisir. L’instant est solennel, le suspense à son comble, on pense à ce bien
mauvais film du gros Alfred où, au tout dernier rang de l’orchestre, le type brandit ses cymbales et s’apprête à faire zim boum boum, déclenchant alors… Sauf qu’ici il ne faut s’attendre à nul coup de feu ni
à aucun hurlement et pas davantage, fort heureusement, à ce que Doris Day nous chantonne son inévitable Que sera sera. Il peut bien sûr arriver que le patient, apprenant de son diafoirus aux dépassements
d’honoraires considérables qu’il est condamné, mette fin à ses jours sans attendre, comme on dit dans
les romans populaires, mais l’incident n’est finalement pas courant, les condamnés ont toujours un peu
tendance à vouloir s’incruster.
On opte donc pour l’un, ou pour l’autre, comme à la roulette on choisit les noirs ou les rouges, à cette
différence près qu’au casino les chances de perdre sont multiples tandis qu’avec Parkinson et Alzheimer
on est assuré de gagner, quel que soit l’option retenue.
Compte tenu des avantages respectifs de l’une et l’autre pathologies, compte tenu du bonus que nous
promet le cumul des complémentarités, j’avais à l’époque suggéré que l’on prît les deux sans barguigner.
Je suis certain que la chose est possible, je suis certain que n’importe quel médicastre peut se montrer
Broutilles 33
compréhensif et subvenir – moyennant un petit supplément mais il n’est plus temps de mégotter – à nos
besoins. Pourquoi choisir en effet, au menu il n’est pas écrit fromage ou dessert, on veut tout, on prend
tout et allons nous en mettre jusque là. Et tant pis si c’est trop pour un seul homme – abondance de biens
ne nuit pas, dit-on chez les nantis qu’excite cette rigueur qui jamais ne les concerne – tant pis si nous
nous rendons malades, gavons-nous… Ce n’est quand même pas une petite crise de foie, un estomac trop
rempli ou/et un côlon un peu encombré qui vont nous faire reculer.
Les cancéreux n’ont qu’à bien se tenir, non mais !
juillet 2012
Broutilles 34
Ma tante Henriette et le docteur Watson
Il est exactement seize heures cinquante neuf, c’est-à-dire cinq heures moins une pour les gens ordinaires qui n’ont ni train ni avion à prendre. Enfin ! il était. Car le temps, aussi minime soit-il, pris pour
l’écrire et voilà que j’avais basculé, sans douleur apparente, dans l’heure suivante. Il était donc auparavant seize heures cinquante neuf et je me disais que j’aimerais bien écrire quelque chose. Une petite
chose de rien du tout, qui soit légère, un peu futile même, pas du tout définitive et incontestable, où je
parlerais d’un quelconque n’importe quoi qui ne présente absolument aucun intérêt pour personne,
sauf peut-être pour un psychanalyste qui serait là, planté dans mon dos tel le poignard dont nous savons
tous qu’il provoque généralement une espèce de gêne et nous pousse à nous retourner pour voir de quoi
il s’agit et à nous demander pourquoi et qui nous a planté ce poignard, là, juste en-dessous de l’omoplate gauche, et il serait là le psytruc, justement, occupé à lire par-dessus mon épaule des choses qui ne
le regardent pas, et ce d’autant moins que je n’écris précisément, à cet instant, rien, vraiment rien qui
puisse susciter le moindre soupçon de curiosité, sauf, c’est vrai, pour l’analyste compulsif toujours
enclin – la plupart se font même payer pour ça – à s’en venir fouiner dans la tête des autres afin de leur
révéler de quoi ils souffrent. Et le psychanalyste lui-même en serait baba, constatant qu’il n’y a rien,
mais vraiment rien du tout dans cette tête et qu’il lui va falloir tout inventer, comme la plupart du temps
en pareil cas, pour justifier ses honoraires, son titre, sa qualification, ses références, les diplômes qu’il
se targue d’avoir obtenus.
Oui, j’aurais bien aimé écrire quelque chose pour dire qu’il fait beau, que le ciel est bleu, la mer verte,
laisse un peu la fenêtre ouverte. Sauf qu’il ne ne fait pas beau, il fait chaud. Sauf que le ciel est effectivement bleu et que j’ai, depuis quelques années, une tendresse particulière pour les ciels gris enrichis
de nuages délicatement pommelés comme dans les tableaux d’Eugène Boudin, avec de douces vaches
blanches dans des prés d’herbe grasse. Sauf que j’ignore si la mer est verte et qu’il est préférable, j’allais dire vital, de laisser la fenêtre fermée, ainsi que les volets, pour bien se protéger de l’agression caniculaire. Oui, j’aurais aimé boucler en deux temps trois mouvements une petite nullité parfaitement lisse,
pas vraiment insipide mais idéalement insignifiante à un point tel que le lecteur un tant soit peu lucide
en sortirait consterné, une minuscule chose dont l’inutilité est flagrante, un placebo en quelque sorte
comme en concoctent des écrivains assermentés qui savent ce qu’écrire signifie et le prouvent à longueur
d’année, oui j’aurais aimé connaître la satisfaction de la besogne bien faite, sans effort, sans perte de
temps ridicule, avec juste ce qu’il faut de savoir-faire pour que l’on puisse se dire que c’est exactement
ce que l’on espérait lire et comme ça qu’il fallait l’écrire. Sans que la marche forcée du monde en soit
quelque peu bouleversée, contrariée, retardée. J’aurais aimé.
Comme d’autres disent aimer la vie par exemple, sans savoir précisément à quoi cela peut servir, juste
parce qu’ils savent depuis toujours qu’il faut aimer la vie et qu’ils ne se sont jamais posé la question de
savoir pourquoi. J’aurais aimé, par curiosité. Pour voir quel effet ça fait. À titre expérimental, un peu
comme le saut à l’élastique ou la roulette russe. Encore faut-il en l’occurrence être capable. Le talent
n’est pas indispensable, le savoir-faire si. Et puis, est-ce qu’il n’y aurait pas une espèce d’incompatibilité, voire une contradiction, entre aimer la vie et la roulette russe ? D’aucuns le pensent, ou au moins
le prétendent, qui jouent au Loto.
Broutilles 35
Je dis que j’aurais aimé, soit, mais il faut bien faire la distinction entre aimer et avoir envie. Ne pas faire
ce que l’on prétend aimer vouloir faire nous oblige à déduire que nous n’en avions pas vraiment envie.
On admet certes volontiers qu’il ne suffit pas d’avoir envie de dévaliser la Banque de France ou d’aller
passer un week-end sur la Lune pour réussir à le faire, car on se heurte ici à quelques problèmes au
niveau des moyens. Mais pour écrire une petite chose de rien du tout, de quoi ai-je réellement besoin ?
Du papier et un crayon HB ou, ce qui est désormais à la portée du premier imbécile venu, un ordinateur. Et pourquoi donc n’ai-je pas réussi à écrire cette petite chose de rien du tout ? Tout simplement
parce je n’en avais visiblement pas suffisamment envie. Et pourquoi n’en avais-je pas suffisamment
envie ? On voit par là combien il est dangereux, et stérile, de se poser ce genre de questions, c’est se jeter
à corps perdu – et lorsqu’il est perdu on n’en peut plus rien faire, sinon le jeter – dans la métaphysique
et, à coup sûr, l’histoire se termine mal car nul ne connaît la profondeur de la métaphysique. C’est une
sorte de grand trou noir d’où montent des bruits dégoûtants de succion et des odeurs répugnantes dont
aucun parfumeur, même très à la mode, n’oserait se vanter d’être le génial créateur. La métaphysique
serait le sport favori des philosophes, nous dit-on. Le philosophe moderne, contemporain – osons le mot,
rend très bien en photo et passe remarquablement à la télévision où il tient parfois lieu d’expert sur des
sujets la plupart du temps assez éloignés de l’augmentation du prix du gaz qui préoccupe quand même
un peu l’homme ordinaire qui s’apprête, la tête dans le four, à allumer sa dernière cigarette.
Avant que tout n’explose en faisant des saletés alentour, demandons par exemple au philosophe bien
habillé pourquoi je n’avais pas suffisamment envie d’écrire ce petit quelque chose assez proche de la
nullité absolue alors que, comme lui, j’en serais tout à fait capable. Il l’a prouvé. Demandons-le lui et
sa réponse vous surprendra, alors que celle de ma tante Henriette vous aurait sans aucun doute laissé
pantois d’admiration. Et pour cause, car ma tante Henriette avait le don de synthétiser en très peu de
mots une pensée d’une limpidité extrême. Sans tourner durant quarante-cinq minutes autour du pot,
elle aurait dit que si je n’en avais pas suffisamment envie c’est, évidemment préciserait-elle, parce que
le sujet n’en valait pas la peine. Tout est là, il n’est pas nécessaire de chercher midi à quatorze heures,
ainsi qu’elle aime à conclure, il faut n’écrire que des choses qui en valent la peine. Alors, l’envie nous
vient tout naturellement. Élémentaire !
juillet 2012
Broutilles 36
On ne tient pas toujours ses promesses
Relativement jeune, en tout cas pas encore adolescent me semble-t-il, j’ai manifesté une aptitude que je
qualifierais de normale, ou d’ordinaire, pour la torture des êtres vivants d’une force inférieure à la
mienne. Le citadin ne peut goûter ces plaisirs-là, ignorant qu’il est de la diversité des espèces qui peuplent l’environnement du bouseux authentique, mais également du banlieusard à qui ses parents n’ont
pas infligé l’effroyable obligation de devoir grandir et s’épanouir au cœur d’ensembles architecturaux
où le béton le dispute au macadam. Comme tout un chacun, j’ose le croire, j’occupais une partie de mes
journées – principalement pendant les vacances d’été où l’oisiveté est particulièrement intense tandis
qu’une multitude de bestioles s’offre, bien involontairement, aux recherches scientifiques des nazis en
culottes courtes – à chasser principalement le papillon, sans négliger pour autant d’autres espèces que
leur vulnérabilité désignait d’office aux mains encore un peu malhabiles du tortionnaire débutant que
j’étais alors. J’avais pour la collecte de mes sujets d’expériences un très beau filet, dit précisément à
papillons, sans aucun doute offert par mes parents (dont la complicité en la circonstance ne fait aucun
doute), grâce auquel je procédais à des rapts violents au milieu des herbes folles de la prairie environnante. À l’instar de mon collègue Jean Rostand, nous habitions alors dans la banlieue parisienne où, à
cette époque, les pavillons de meulière s’intercalaient entre des bois de petite ou moyenne importance
aujourd’hui convertis en clapiers collectifs d’une tout autre rentabilité.
Le patient ainsi kidnappé – en termes médicaux on ne parlait pas encore de clients – était instantanément conduit dans le service adéquat, plaqué sur la table d’opération et, sans anesthésie car les moyens
sont souvent insuffisants dans les hôpitaux de campagne, cloué (le plus souvent du premier coup, mais
pas toujours) sur la planchette prévue à cet effet au moyen d’une épingle qui lui traversait l’abdomen
tandis qu’il s’obstinait encore un moment à battre des ailes, ce qui pouvait évidemment s’avérer préjudiciable à la bonne conservation des corps, dont il ne restait plus alors qu’à se débarrasser en l’abandonnant aux fourmis, toujours à l’affût de quelque cadavre encore tiède à décortiquer.
Les sauterelles constituaient elles aussi un excellent sujet d’études, tellement nombreuses en cette
période de l’année. Lucanes (communément appelés cerf-volants), hannetons, bousiers, libellules, tout
y passait puisque chacun sait que la science n’attend pas et que les progrès dans ce domaine ne sont envisageables qu’à la condition de pouvoir multiplier les expériences, tous les confrères du CNRS et disciples du célèbre chercheur Mengele vous le diront. Guêpes, abeilles et frelons ne présentaient absolument
aucun intérêt (le risque ne valait pas la chandelle, comme on dit) mais le gros bourdon – dont j’avais
appris très tôt l’absolue non-dangerosité – n’était surtout pas à écarter et pouvait représenter, aux yeux
des filles un peu gourdes, un bel exploit démontrant ma capacité à surmonter le danger pour que
triomphe la science, et donc le progrès humain. Rendons grâces à ces hommes et femmes ô combien courageux et inventifs, formidables héritiers des époux Curie, de leur fille et de son mari, sans lesquels nous
ne saurions toujours pas déceler le sournois cancer du pancréas ou du duodénum, pour ne citer à titre
d’exemple que ces deux-là. Sans lesquels également nous serions bel et bien incapables de combattre un
tsunami sur la côte Est du Japon ou un groupuscule de vils rebelles en plein cœur de Bagdad.
Broutilles 37
À quel moment exactement ai-je décidé de franchir le pas qui conduit de la simple biopsie à la greffe
d’organe, je ne m’en souviens pas. C’est néanmoins, j’en suis certain, bien avant l’exploit du professeur
Christian Barnard, lequel avait certes réussi la première greffe du rein, puis celle du cœur mais a fini
bêtement par mourir d’une crise d’asthme. On observera ici combien les grands hommes eux-mêmes
sont tout autant vulnérables qu’un quelconque ouvrier nord-africain indisposé par la poussière
d’amiante.
J’ai connu, moi aussi, quelques échecs – assez nombreux même, il ne faut pas se le cacher car le lourd
tribut qu’est tenu de payer le chercheur ne doit en aucun cas handicaper ses réussites futures – et je dois
admettre, par exemple, que le difficile transfert d’un gastéropode terrestre de sa coquille dans une autre
ne fut pas souvent couronné de succès. Mais les meilleurs, les plus performants d’entre nous ont parfaitement compris que ce succès tant recherché ne s’obtient qu’avec énormément de persévérance. Certes,
la tâche est ingrate et les récompenses parfois insuffisantes. C’est sans doute pourquoi, la puberté
aidant, je me suis tourné vers les arts plastiques et l’écriture.
Avec la réussite que l’on sait. Enfin, que moi je sais.
juillet 2012
Broutilles 38
À moins que…
Parmi les dictons populaires j’en retiens un dont il est pour moi aujourd’hui plus que temps de contester la véracité. Ainsi, ne prétend-on pas que certains hommes (voire la plupart des femmes, selon de
doctes statisticiens), comme le vin, se bonifieraient avec l’âge. Je ne nie pas qu’un clos vougeot, un
vosnes romanée, convenablement conservés, s’améliorent notablement en vieillissant et développent
bien agréablement leurs qualités premières. Mes moyens ne me permettant guère d’acquérir un nombre
suffisant de bouteilles dont le millésime ferait référence aux années giscardiennes, voire à celles, extravagantes, du pompidolisme triomphant dont nous découvrons aujourd’hui les conséquences, je me satisfais au jour le jour de nectars se réclamant le plus souvent de l’année précédente. Il va de soi que je ne
refuse jamais de partager avec un ami qui m’aurait obligeamment invité à sa table – ou même dans sa
cave – un grand cru vénérable, pourvu qu’il fût de souche bourguignonne, mais voilà, j’aime les vins
jeunes, légèrement acides, dont on peut encore apprécier la fraîcheur, la vitalité et les arômes de fruits
rouges par exemple, ou ceux de pierre à fusil pour les blancs matinaux.
Peut-être existe-t-il quelque similitude entre mes vins et moi, car je ne m’aime pas vieux. Oh ! je sais
bien, un grand bourgogne de trente ans d’âge n’est pas un vin vieux. N’oublions pas néanmoins que ce
millésime prestigieux peut, du jour au lendemain ou presque, décliner, lui aussi, et finir imbuvable. La
date limite à ne pas dépasser ne figure pas sur l’étiquette, elle est aléatoire, empirique et lorsque l’heure
a sonné il est définitivement trop tard. Car le vin, comme à peu près tout en ce monde, meurt lui aussi.
Je ne m’aime pas vieux mais m’aimais-je jeune ? J’en doute fort. Fringant freluquet je ne rêvais probablement que d’être enfin adulte, grand et fort, de réussir dans la vie pour séduire Rita Hayworth (je ne
connaissais pas encore Kim Novak – nous avions, déjà à l’époque, presque le même âge) et être aussi
célèbre que Bernard Buffet ou Louison Bobet, bien que j’aie renoncé assez rapidement à l’usage de la
bicyclette. Bref, j’aspirais à devenir un grand con alors que je n’en étais qu’un petit.
Si le vin se bonifie avec le temps (jusqu’à un certain point tout de même et pas n’importe quel vin), il
n’en est hélas pas de même pour l’animal, et donc pour l’homme que les ans ont abimé, dévasté, amoindri, au moins physiquement mais il est rare, pour ne pas dire impossible, que les misères infligées au
corps n’aient eu quelques conséquences désastreuses sur le mental. Déçu chaque jour un peu plus, amer
voire aigri au contact ou au spectacle des autres et de lui-même, le bonhomme est acariâtre, acerbe et il
peut devenir méchant… et mordre. En vérité, il se contente d’aboyer. De loin.
Alors oui, c’est vrai qu’en contrepartie les jeunes sont agressifs, insolents et n’ont le plus souvent que
mépris pour les vieillards décrépits mais ils sont, pour la plupart d’entre eux, beaux (surtout les filles !),
riches d’espérances qui ne demandent qu’à être contrariées et le seront évidemment, insolents (c’est
aussi et d’abord une qualité), quelquefois utopistes mais de moins en moins me semble-t-il, et singulièrement candides, leur candeur pouvant facilement confiner à la bêtise. Se pose donc ici la question de
savoir en quoi pourraient-ils se bonifier.
Ils sont notre avenir, dit-on pour se rassurer, pour se dire que ce que nous avons raté ou détruit ils sauront réussir à le faire renaître et fructifier. Ce serait en somme réconfortant pour les Attila que nous
avons été de se persuader que tout n’est pas irrémédiablement perdu, foutu. C’est oublier un peu vite
Broutilles 39
qu’il y a parmi eux des hommes et des femmes qui s’illustreront avec brio, avec énormément de talent
dans le pire, car il n’y a pas de raison que nous en restions là où nous avons laissé les choses entrer en
pourriture. Il n’y a pas de raison pour qu’ils ne fassent pas mieux que nous n’avons fait, ils ont l’ambition nécessaire puisqu’ils sont jeunes et nous leur avons assez brillamment donné l’exemple, leur démontrant que tout est possible, surtout l’abject, surtout l’ignoble.
Je ronchonne, c’est vrai mais j’admets pourtant que le séjour valait la peine – c’est le mot qui convient.
Sans un minimum de curiosité on s’ennuie vite. Néanmoins trop de curiosité quelquefois indispose, on
se sent au bord de l’indigestion, trop c’est trop, on sature, on voudrait vomir mais on n’y parvient pas.
On renonce juste.
J’ai maintenant atteint un âge où je dois me préparer à honorer de ma présence un certain nombre d’enterrements – à moins que… – car mes amis et mes proches, comme on dit, ne sont pas tous en meilleur
état que moi. Qui donc parle de se bonifier ?
juillet 2012
Broutilles 40
Et Dieu dans tout ça ?
Questionnait immanquablement son invité – raconte-t-on, car je n’étais déjà guère adepte de la TSF –
un journaliste du nom de Jacques Chancel (en vérité Joseph Crampes) au terme d’une émission radiophonique quotidienne très prisée d’auditeurs encore mal remis des désordres soixante-huitards. En premier lieu il me semble que ce dans tout ça est un peu vague, qu’il laisse à penser que ce qui vient d’être
dit se résume finalement en un tout ça qui s’apparente au contenu d’une poubelle un lendemain de
réveillon. En second lieu on peut légitimement se demander ce que vient faire Dieu dans un entretien à
prétentions culturelles. Certes, les adeptes soutiennent que Dieu est partout, y compris dans le culturel,
ce qui expliquerait bien des choses. Dès lors quel mal y aurait-il à ce qu’il soit également dans une poubelle ? Aucun, en effet. Si l’on admet l’existence de ce type, pourquoi n’irait-il pas trôner dans une poubelle ? Trôner est excessif, me direz-vous, car cet individu est non seulement partout mais également
dans tout. Or, lorsqu’on est simultanément une vieille boîte de raviolis et les restes de raviolis eux-mêmes
sommairement raclés dans les assiettes sales, mégots vidés d’un ou plusieurs cendriers, quelques pages
d’un quotidien insipide ayant servi à collecter les épluchures de pommes de terre, poireaux et carottes,
lorsqu’on est croûtes de camembert (certains, les sots !, vont jusqu’à ôter et jeter la croûte du camembert), tampons hygiéniques et mouchoirs en papier usagés, cheveux gras et rognures d’ongles, chaussettes trouées, litrons de piquette prétendument bordelaise que son propriétaire a négligé de trier au
mépris des directives démocratiques européennes, feuilles de laitue fanées, peaux d’oranges et pelures
de pommes ou de poires, prospectus et dépliants publicitaires de supermarchés, lorsqu’on est cd de
Francis Lalanne, dvd de Jean Réno et roman policier de Jean-Louis Debré, barquette périmée de coq
au vin cuisiné par un grand chef français résidant à Genève, lorsqu’on est tout ça, eh bien on s’abstient
de la ramener, on se fait tout petit, on cherche à se faire oublier.
D’autant que, non content de puer autant qu’un tas d’ordures où s’en viennent chiner les enfants de Rio
ou de Bombay, le bonhomme (le brave homme) serait également présent dans le produit miracle des laboratoires Servier, il assisterait régulièrement sans broncher à l’excision de gamines de douze ans, à la
lapidation de femmes violées, à la décollation, la pendaison, l’électrocution de tous ceux qui n’ont pas
raison parce qu’ils ont tort, il accompagnerait – God Bless America ! – les bombes au phosphore et celles
à l’uranium appauvri (avec Fat Man et Little Boy il était déjà du voyage sur Hiroshima et Nagasaki), le
désherbage au napalm comme il avait un peu plutôt soutenu les recherches couronnées de succès du juif
Fritz Haber sur le zyklon B – Gott mit Uns ! –, on laisse également entendre qu’un de ces jours il reconnaîtra les siens et que les autres pourront bien aller voir ailleurs s’il y est. Et qu’ils ne trouveront rien
ni personne.
Tandis que la lumière n’en finit pas de baisser, y compris en changeant de lunettes et alors même que
l’automne n’est prévu que d’ici deux bons mois, je me suis posé à mon tour cette question, convaincu
que je pouvais faire aussi bien que Joseph Crampes. Et Dieu dans tout ça ? Me suis-je demandé sans
rire.
Ceteris paribus sic stantibus, comme on dit à la RATP et que les moins ignares auront immédiatement
traduit par toutes choses égales par ailleurs, Dieu, connais pas ! On a beaucoup glosé sur le sujet, on le
fait encore et tout incite à penser que dans deux ou trois mille ans – si Dieu nous prête vie, comme ils
disent – il se trouvera encore et toujours nombre de handicapés mentaux pour continuer à s’interroger,
Broutilles 41
histoire de s’occuper les mains. Outre les professionnels de la profession pour qui c’est le gagne-pain
quotidien et les philosophes, persuadés que déblatérer sans fin sur ce qui n’existe pas est le meilleur
moyen d’avoir l’air intelligent, ne devraient continuer à s’intéresser à ce genre de concept ectoplasmique
que les fous de Dieu que l’existence présumée d’un être supérieur rassure. Celui-là affirmera que Dieu
est un fumeur de havanes, pourquoi pas en effet si l’on veut à tout prix lui trouver une utilité et qui donc
osera contredire celui qui prétendra que Dieu est un chauffeur de taxi en maraude du côté de la porte
de Clignancourt un lundi de Pentecôte à trois heures vingt-sept du matin. Est existant ce qui existe, qui
a une réalité (à chacun son catéchisme, le mien s’appelle Robert). Mon voisin Raoul a une réalité,
presque tous les jours je le vois passer sur son vélo et, même s’il boit un peu trop pour son âge et peut
fort bien – c’est une façon de parler, je ne lui veux aucun mal – trépasser sans prévenir en se jetant sous
le métro dès que les travaux d’extension de la ligne Vincennes-Neuilly au département des Basses-Alpes
seront terminés, les faits sont là : il existe. La table (un très sobre plateau de contre-plaqué de vingt millimètres d’épaisseur posé sur deux tréteaux métalliques peints en noir) sur laquelle j’écris en ce moment
même existe, les espadrilles de couleur violet foncé que je porte aux pieds à l’heure qu’il est existent bel
et bien, l’abricot bien mûr que je viens de manger existait encore il y a quelques minutes. Dieu, quant à
lui, n’existe pas, personne ne l’a mangé, je ne puis m’appuyer dessus pour écrire sur lui-même qu’il
n’existe pas et je ne l’ai jamais vu filer, ivre-mort ou non, sur sa bicyclette pour faire la course avec mon
voisin Raoul qui va très vite dans les descentes parce qu’il n’a plus de freins sur son vélo. Et je ne dis
rien de mes espadrilles…
Oui, je sais, on me rétorquera en haussant les épaules que la réalité de Dieu est essentiellement spirituelle, qu’elle est comparable à celle de l’âme. Et en dehors de Dieu, à quoi pourrait-on comparer
l’âme ? Mystère, n’est-ce pas. Vous voilà pantois tout à coup, tout à fait coi. Vous dites qu’on ne peut
comparer que ce qui est comparable et vous vous en tirez bien, pensez-vous. Vous esquivez et vous
retranchez dans l’illusionnisme, le concret vous est vulgaire, les faits vous répugnent. Prenez un enfant
de, disons cinq ans, et découpez-le vivant, comme savent si bien (cela reste à prouver) le faire les étudiants en médecine. Dépiautez tout, séparez les morceaux, repérez et répertoriez chacun puis, après
avoir constaté qu’il n’y avait nulle âme qui vive dans ce salmigondis dégoûtant, jetez les restes aux
chiens, qui n’attendaient que ça. Conclusion : l’âme est un bobard, donc Dieu est un bobard.
juillet 2012
Broutilles 42
Un bon marché
S’il est un lieu mythique dont le consommateur commun ne saurait s’interdire la fréquentation hebdomadaire, c’est bien le marché (que l’on se gardera de confondre avec les marchés, vénérable institution
inventée par des spéculateurs surdoués pour gruger ledit consommateur, pourtant attentif à l’augmentation surprenante du prix de la carotte ou du riz basmati, même pas garantis biologiques). Certes, il ne
renonce pas pour autant à respecter cet autre rituel qu’est la visite obligatoire au supermarché, voire à
l’hyper, le plus proche. Lorsque l’addiction atteint un très haut degré, le sujet peut même s’en aller
rechercher l’orgasme fulgurant, possiblement répétitif, en exécutant la tournée complète de tous les hangars à boustifaille de son proche environnement, voire du département tout entier si ses ambitions sont
énormes. Mais c’est là un exercice qui exige généralement du client potentiel qu’il soit équipé d’un véhicule automobile, un break au coffre conséquent de préférence, alors que le quidam friand de bains de
foule qui recherche un petit supplément d’intimité s’en vient arpenter pedibus son marché favori, ultime
bastion de ce que l’on nomme avec gourmandise le commerce de proximité. Privilège qui n’est octroyé
au dit quidam qu’à condition qu’il soit d’essence citadine puisque l’archaïque rural se voit contraint
d’affréter pour l’occasion sa bétaillère puant le diésel.
Ce qui fait l’originalité profonde du marché c’est son côté folklorique. On y vient renouer avec la tradition et l’enthousiasme est à son comble lorsque la marchande de poissons égrillarde vante à la cantonnade l’incontestable – du moins le prétend-elle – fraîcheur de sa raie. Notons à ce propos que c’est l’espace convivial de référence – je veux bien sûr parler du marché – pour tout candidat à une quelconque
performance électorale qui s’en vient, au terme approchant de l’un ou l’autre de ses mandats cumulés,
déambuler, serrer des mains, sourire à chacun de ses admirateurs potentiels dans les allées où rôdent le
caddie et la poussette de bébé assassins, tous deux redoutables pour le tibia vulnérable du piéton ordinaire. Le poète aime à chanter, avec émotion et lyrisme, les contrastes colorés, les senteurs plus ou moins
exotiques, l’admirable mixité des langues et des ethnies qui caractérisent à merveille ce lieu de rencontre entre hommes et femmes profondément attachés à la pérennisation d’un mode de vie ancestral. Car
le marché c’est l’agora des simples où s’exprime idéalement le cosmopolitisme dans toute sa splendeur
alimentaire. Certes, le chaland y fait également, ponctuellement, l’emplette d’une paire de bretelles,
d’une ménagère en acier inoxydable ou d’un ficus elastica, mais c’est d’abord et avant tout afin de remplir, par anticipation, son estomac (il a souvent les yeux plus gros que le ventre) qu’il s’en va errer d’un
éventaire à l’autre, à la recherche du saucisson pur porc garanti de pays, du camembert au lait cru
moulé à la louche et du pain au levain biologique cuit au feu de bois également biologique, car sinon le
label n’est pas attribué.
Si le marché limousin, franc-comtois ou berrichon possèdent un charme bien à eux, force est de reconnaître que la palme revient sans contestation possible au marché provençal, dont l’accent chante comme
nulle part ailleurs et que parfume en toute saison cette haleine empastissée où perce parfois, le temps
d’une galéjade coruscante, quelque remugle aillé, savamment mêlé aux vapeurs certainement aphrodisiaques de l’incontournable essence de lavande dont le touriste aime à faire un usage immodéré pour
parfumer ses toilettes et ses draps de lin couleur pistou. Sans ses marchés, la Provence n’existerait qu’à
peine.
Lorsque platanes ou marronniers n’ont pas été abattus afin d’élargir la chaussée, ou pour aménager un
parking ou encore construire l’indispensable salle polyvalente, baguenauder dans un marché provençal
Broutilles 43
durant ce que l’on nomme la belle saison c’est évidemment pouvoir jouir (la perversité autorise tout) à
l’écoute d’un guitareux mâle ou femelle venu vagir son couplet à l’encontre d’un public occupé à la
dégustation d’un impitoyable rosé, de Provence lui aussi, dont les conséquences ne sont pas toujours
immédiates. Indifférentes à l’ignoble provocation du troubadour indigent, les cigales agrippées à leur
tronc s’obstinent à longueur de journées à scier inlassablement et à la main leur contingent de huit cents
kilomètres de fer blanc.
Le moindre bourg doté d’une place et de quelques rues vaguement commerçantes s’enorgueillit d’avoir
son marché. Celui-ci rend impossible une circulation déjà réputée difficile durant les heures diurnes et
voilà notre quidam bien obligé de s’en aller garer son tracteur hors la ville pour, enfin, s’intégrer au
troupeau en sueur qui ondule mollement entre les étals où les mouches se disputent une terrine de sanglier aux herbes, de Provence évidemment, ou une rascasse à l’œil vitreux mais néanmoins garantie du
jour tandis qu’un soleil d’obédience pagnolesque achève de momifier la couche supérieure d’une cagette
de fruits ou légumes, de Provence forcément, déjà méconnaissables parce que fort épuisés par le marché de la veille dans un patelin voisin.
Lundi matin, jour faste pour la population de mes environs qui a commencé à se ruer aux abords de l’agglomération dont le marché jouit d’une réputation singulière, jusques aux départements limitrophes et
même au-delà, dit-on avec la fierté du député-maire d’une commune qui viendrait d’être classée au
patrimoine culturel de l’Unesco. La foule grouille et se répand comme un liquide pâteux entre le stand
du marchand de citrouilles et celui du vendeur de soutien-gorges que sa prévenance pousse à vouloir
participer aux essayages, elle s’immobilise soudain, on avance l’hypothèse effrayante d’un bouchon, on
évoque un instant la défunte N7 à la hauteur de Brignoles un lundi de Pentecôte, puis le trafic reprend,
pas un centimètre carré de bitume n’est épargné, pas une bordure de trottoir qui ne soit annexée à des
fins mercantiles, diverses odeurs de friture font penser à la plage, deux boules de glace à la fraise choient
telles une bouse parmi les mégots piétinés, une petite fille pleure parce qu’elle vient de se prendre une
gifle, t’avais qu’à faire attention espèce d’idiote, le ville est vivante et prospère le commerce, du moins
on l’espère.
À l’ombre d’un micocoulier, j’observe la buée qui glisse lentement le long de mon verre de chablis. Une
mouche minuscule explore avec infiniment de persévérance la surface légèrement poilue de mon bras
appuyé sur l’accoudoir de la chaise-longue. Il va faire chaud aujourd’hui, il est temps de rentrer se mettre au frais.
août 2012
Broutilles 44
C’est la fête à Toto
L’honnête citoyen a, de tout temps (ou dès la plus haute antiquité, comme aimait à dire un admirable
chroniqueur lorsque ce mot avait encore un sens), manifesté un certain engouement pour la fête. Le
citoyen aime fêter. N’importe quoi, pourvu que ce soit l’occasion d’échapper à quelque activité qui lui
serait imposée pour se livrer à des excès de toute sorte, notamment en vastes ripailles largement arrosées. On peut certes le comprendre dans la mesure où – pour la plupart en tout cas – ledit citoyen passe
le plus clair de son temps à exécuter des besognes imbéciles au motif qu’il lui faudrait gagner sa vie. Il
n’avait qu’à, j’en conviens, faire banquier mais il faut des compétences et, reconnaissons-le, tout le
monde ne peut pas être banquier, sinon qui escroquerait-on ?
Le citoyen lambda (qui vaut 30 dans la numérotation grecque, et les Grecs savent compter, principalement en ce début de vingt et unième siècle triomphant) aime fêter et tous les prétextes sont bons. De
l’époque ô combien festive de l’État français nous vient l’idée de fêter les mères, afin d’honorer dignement le deuxième chapitre du célèbre mot d’ordre Travail, Famille, Patrie. Afin de n’être pas en reste,
on décida plus tard de fêter également les pères (qui ne comptent quand même pas pour du beurre dans
l’exaltante entreprise de repeuplement national), puis vinrent les grand-mères, peut-être les grand-pères
mais ils sont généralement déjà morts, et pourquoi pas les belle-mères, les cousins et cousines, les tontons et les tatas, voire les gynécologues obstétriciens dont l’importance est grande en la matière.
L’État, toujours français même s’il se prétend républicain, a lui aussi un certain goût pour la festivité.
Il nomme cela commémorations. Tout est bon, tout fait ventre. On commémore les victoires (militaires)
et les défaites qui, elles, sont civiles. On commémore la Libération en oubliant pourtant un peu vite d’honorer l’Occupation, la Résistance, la Collaboration, la Délation et la Déportation. Et comme nous
sommes, bien que laïque paraît-il, la fille aînée de l’Église, on s’empresse de fêter tout ce que le calendrier compte de saints (il y en aurait facilement trois cent soixante-cinq par an s’il n’avait fallu faire un
peu de place aux Ascension, Assomption, Pentecôte et autres grotesques bondieuseries). De fieffés
coquins sont allés jusqu’à nous programmer des journées de ceci ou cela, Journée de la Femme, de la
Jupe, du Sourire, du Sida alors que nous avions déjà le Jour du Seigneur. Et comme si cela ne suffisait
pas, on nous invente des Fêtes de la Musique, du Cinéma, du Livre (alors que lire est devenu anachronique), du Travail – c’est assez dire le degré de perversion atteint – car il importe d’occuper le temps de
cerveau disponible (comme disait un penseur célèbre) dudit citoyen afin de lui épargner la formation
d’impondérables pensées nocives parce qu’éventuellement contestatrices. Le bonhomme doit festoyer.
Du pain et des jeux, préconisaient les Romains… On en est aujourd’hui arrivés à un stade où les jeux,
et donc les fêtes, occupent une telle place dans l’emploi du temps de l’homme contemporain qu’il en
arrive à oublier qu’il lui manque le pain. Il joue et il fête, et il est ainsi tout à fait content.
Disons qu’il devrait l’être. Car l’individu responsable s’est un jour aperçu qu’il vieillissait un peu plus
chaque jour et que c’était là une excellente occasion de marquer ce fait historique, au moins une fois par
an, en fêtant son anniversaire. Faut-il qu’il soit à ce point stupide pour se réjouir du fait qu’il avance
inexorablement vers la mort. Ainsi, le jour venu – qu’il a encadré de rouge sur le calendrier des Postes
pour ne pas oublier – il frétille du croupion, quand il le peut encore, et attend avec fébrilité l’instant où
il aura droit à son petit cadeau, accompagné de l’inévitable Happy Birthsday to You chanté en canon
pour peu que l’on ait pour l’occasion convoqué la famille, les amis (pour qui en a encore) et les voisins,
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pourquoi pas en effet. Naturellement, ça s’arrose, comme on dit. Champagne ou mousseux, selon l’état
des bourses, accompagnent irrévocablement le rituel annuel. Avant l’Alka -Seltzer du lendemain matin.
Le couronné béat ignore bien évidemment qu’il mourra en plein mois d’août par soixante degrés à l’ombre, le jour de la Transfiguration par exemple, d’un cancer de ceci ou cela que l’oncologue à lunettes
aura qualifié de fulgurant.
Ma voisine, avec qui je n’entretiens aucune relation – particulière ou non – d’autant qu’elle gîte sur la
colline en face, de l’autre côté de la départementale qui nous sépare beaucoup mieux qu’aucun accord
de Shengen, ma voisine donc fêtait ce samedi soir ses quarante années d’existence. Le rituel de l’anniversaire est une pratique rigoureusement masochiste mais l’information avait toutefois été placardée audessus du container à ordures ménagères afin que nul n’en ignore. La bienheureuse avait eue l’extrême
bonté de m’en aviser la veille, me laissant deviner qu’à l’instar des années précédentes – mais en mieux
puisque quarante c’est quand même autre chose que trente-neuf ou trente-huit – il y aurait probablement un peu de bruit. Je sais, par expérience hélas, ce que cache cette formule prétendument rassurante. Dans l’après-midi, les musiciens de l’orchestre procédaient aux réglages, la fameuse balance qui
est à la musique l’équivalent du dosage du vinaigre dans la sauce de salade. Approximativement. À
l’heure du berger, au moment où les ivrognes passent du digestif à l’apéro, je comptais sommairement
une cinquantaine de voitures, assez rigoureusement rangées sur l’herbe calcinée du champ qui s’étend
entre la demeure de l’accueillante et la route. Aux environs de sept heures et demie du soir ils étaient
une centaine, agglutinés autour des tables, occupés à parler la bouche pleine de cochonneries diverses.
On se serait cru au vin d’honneur offert par un élu quelconque pour remercier, sur le budget communal, ses administrés de l’avoir reconduit dans ses éminentes fonctions. Des marmots de sept ou huit ans,
probablement déjà ivres, poussaient des hurlements de cochon qu’on égorge – alors que le porc est totalement étranger à l’imminence d’une surpopulation désormais inévitable qui entraînera la disparition
programmée des peuplades affamées d’Afrique subsaharienne – en se poursuivant sauvagement, plus ou
moins hors de vue de leurs éventuels parents bien trop accaparés par la dégustation des victuailles pour
veiller au sort de leur progéniture. Neuf heures sonnaient au village, il était temps de faire connaître à
la ronde, dans le bruit et la fureur, l’heureuse nouvelle : l’hôtesse épanouie fêtait aujourd’hui ses quarante années de bons et loyaux services. Son dernier rejeton, moins d’un an au compteur, allait faire
connaissance avec les décibels. Jouez hautbois, résonnez musettes ! De tous les coins pourris de France
et de Navarre, les centrales nucléaires dirigent leur production d’électricité vers cette colline en fête afin
que la musique soit. Partout, l’allégresse est à son comble, la liesse générale jusqu’aux abords de la
Méditerranée, la Provence – et pas seulement la Haute mais la Basse tout autant – ne pourra plus dorénavant ignorer les quarante printemps de sa pietà bas-alpine dont l’enfant peut bien brailler tout ce
qu’il sait, personne ne l’entend plus.
À minuit et demi pourtant, l’orchestre remballait ses gamelles et ses bidons. Fin de contrat. Mais l’industrie phonographique veille au grain et la musique enregistrée vaut bien, en termes de nuisances
sonores, ce que peut produire un groupuscule d’histrions à casquettes connecté à EDF. La musique,
encore que le terme soit quelque peu exagéré puisque composée essentiellement d’une pulsation binaire
elle était méthodiquement débarrassée de toute espèce de mélodie, même approximative, fut ponctuellement enrichie de quelques cris vaguement hystériques mugis par de possibles femelles en rut. Jusqu’au
petit jour blême, l’information aura circulé avec détermination, quarante printemps, le saviez-vous,
vous rendez-vous compte de ce dont il s’agit ?
L’an prochain, ce sera quarante et un. Et vlan !
août 2012
Broutilles 46
Loup, y-es-tu ?
J’apprends à l’instant que, pour échapper au loup, les moutons vont pouvoir envoyer des sms.
Naturellement, je suis rassuré. Je me souviens qu’enfants nous avions peur du loup, je me souviens
qu’aller faire caca de nuit dans les cabinets rustiques installés au fond du jardin équivalait, à peu de
choses près, à traverser sans lampe électrique ni escorte militaire la forêt de Brocéliande dont on sait
que les loups, justement, y rôdent encore. Je me souviens qu’on nous racontait alors cette histoire abominable, imaginée par un certain Perrault, où le loup boulotte la mère-grand et aimerait bien se faire
également le petit chaperon rouge. Je me souviens également de l’histoire du loup et de l’agneau, allègrement pompée sur Ésope par un La Fontaine qui ne s’embarrassait guère de considérations psychologiques et égalait, à certains égards, le meilleur de la prose des plus affûtés des behavioristes. Les faits
sont là, effroyables, qui démontrent combien le loup est cruel et méchant. Ne dit-on pas que l’homme
est un loup pour l’homme lorsque l’on entend stigmatiser tel individu qui ne serait pas empreint d’une
belle empathie pour son voisin et ne détesterait nullement le voir pendu, à défaut de pouvoir le pendre
lui-même car il faut savoir raison garder.
Le loup a très mauvaise réputation. C’est la principale raison pour laquelle l’homme a tenté de l’exterminer et y serait parvenu avec plus ou moins de bonheur si de délicats humanistes se réclamant d’une
prétendue écologie alarmiste n’avaient eu la bonne idée d’en capturer quelques spécimens dans les forêts
d’Europe centrale afin de les réintroduire en nos terres civilisées. À proximité des élevages de moutons.
Le loup étant, peu ou prou, comme l’homme et quantité d’autres animaux, il éprouve parfois, lors de
moments de grande vacuité, l’envie quasi insoutenable de manger un petit quelque chose. N’ayant ni
réfrigérateur ni congélateur et nul supermarché dans son environnement immédiat, il opte, parfois à
contrecœur car il est sensible lui aussi, pour le prélèvement d’un mouton, voire d’un agneau si sa faim
est modeste, au sein du troupeau du berger occupé à regarder une émission culturelle à la télévision, tout
en dégustant son verre de mirabelle. Il faut dire, à sa décharge, que le mouton est un peu niais. Ce n’est
d’ailleurs pas pour rien que certains hommes politiques comparent volontiers, an aparté naturellement,
leurs électeurs à des moutons. D’autres, c’est vrai, choisissent plutôt le veau pour exprimer leur dégoût
de l’autre. Mais ce sont là considérations oiseuses qui nous détournent de l’action, aussi nous en tiendrons-nous aux faits, rien qu’aux faits. Dépourvu de cuisine aménagée et d’équipements adéquats, le
loup est contraint de manger sa viande crue, mais encore chaude néanmoins, sans sauce et sans légumes
d’accompagnement. Lorsqu’il a terminé son modeste repas il abandonne les restes sur place car il ignore
tout du tri et des poubelles de couleurs différentes qui sont une des grandes fiertés du bon peuple d’outre-Rhin.
Du coup, le lendemain matin, lorsqu’il a légèrement dessoulé, le berger crie au loup, il gueule au voleur,
à l’assassin dans la vallée, ameute les collègues, la gendarmerie, France 3 Régions envoie une équipe de
diplômés de la Fémis pour filmer en gros plan la dépouille sanguinolente et couverte de mouches qui
traîne dans l’herbe d’un vert tendre où fleurit le colchique violet. En assemblée générale, on décide qu’il
faut tuer le loup, après s’être servi une tournée, générale elle aussi. Le loup n’a qu’à bien se tenir, et à
l’écart de préférence. À peine réhabilité le voilà redevenu paria, on le traque à nouveau, on le suit à la
trace, c’est à qui le tirera le premier comme un lièvre et brandira sur la place du marché les oreilles et
la queue, ou la tête tranchée (façon Salomé avec celle de Saint Jean-Baptiste dans le tableau célèbre de
Lucas Cranach l’Ancien) qu’on jettera sur la table du café de la veuve Poireau en s’esclaffant avant de
lancer le traditionnel Remettez-nous ça, la patronne ! On a le goût de la punition et de l’appétit pour la
vengeance.
Broutilles 47
Sauf que le loup n’est pas né de la dernière pluie – qui remonte à un mois ou deux, ce qui fait que tout
est bien sec, soit dit en passant. Et le loup court toujours. Ce vendredi-là, à l’heure des vèpres, il avait
choisi de faire halte au creux d’un frais vallon où, justement, se désaltérait dans le courant d’une onde
pure un blond chérubin aux fesses potelées. Non, se dit-il, on cherche à me faire plonger, je ne succomberai pas à la tentation. Malgré l’envie qui le turlupinait, car le loup est un homme comme les autres et
les louves elles-mêmes, égalité oblige, sont elles aussi par de soudaines pulsions libidineuses habitées.
C’est en entrant chez son marchand de journaux pour y prendre L’Équipe, car l’histoire se déroule en
pleine période de Jeux olympiques, que le loup découvrit à la une du Figaro – le loup est apolitique, il
n’achète ni Le Figaro ni Libération, seulement L’Équipe – l’énorme manchette. Pour échapper au loup,
les moutons vont pouvoir envoyer des sms, lut-il en écarquillant les yeux. À cet instant précis, surgissant de douze cars stationnés dans l’avenue voisine, trois compagnies de la brigade anti-criminalité se
ruèrent dans la librairie-papeterie du pauvre Tiburce Wellbec, anglais par son père et grec par sa mère,
mitraillant à gauche, à droite et au centre afin qu’il n’y eut pas de jaloux. On releva cent vingt-trois
cadavres, il y en avait jusque dans l’impasse Maurice Papon.
Du loup, on n’entendit plus parler, mais les ragots vont bon train. On dit qu’il court toujours.
août 2012
Broutilles 48
È pericoloso sporgersi
La fenêtre ouverte me renvoie l’image de la partie supérieure d’un buddléia dépassant du toit de la terrasse. Sur chacune des grappes de fleurs violettes les papillons se succèdent un bref instant. Il y en a
surtout des blancs à motifs noirs et des oranges à motifs bruns. Je ne connais rien aux papillons, je ne
suis pas anthropologue spécialisé dans l’étude des insectes lépidoptères. On ne peut pas tout savoir, heureusement ! Ils passent d’une grappe à l’autre, s’en vont, reviennent, à moins que ce soient de nouveaux
visiteurs venus d’un autre arbuste. Je me dis que c’est bien dommage de quitter tout ça, non pas que je
consacre une part importante de mon temps précieux à la contemplation d’événements de ce type mais
c’est l’idée d’être absent qui me chagrine.
Pour la plupart d’entre nous, mourir n’est pas rigolo. Les plus pragmatiques aimeraient ne pas souffrir,
ce qui est un souci légitime mais un privilège qui n’est accordé qu’à de très rares exceptions. Les autres,
c’est-à-dire ceux qui vont souffrir, vont être amenés à faire des choix parfois cornéliens. Car il y a différentes façons de mourir. Séparons pour commencer les postulants en deux catégories distinctes : les
volontaires et les involontaires.
Les premiers se différencient des seconds par leur détermination à couper court aux interminables palinodies auxquelles se livrent les insupportables hésitants sur la question de savoir si cela vaut vraiment
le coup de continuer dans ces conditions, dans cet état et s’il ne serait pas préférable d’en finir une
bonne fois. Parmi les volontaires on rencontre, là encore puisque nul n’est parfait, des indécis qui, bien
que parfaitement convaincus du bien-fondé de leur projet, s’interrogent, parfois longuement, sur la
méthode. Ce sont certes des individus tout à fait respectables qui, dans leur grande majorité, honorent
leurs engagements mais tergiversent inlassablement avant d’opter pour le pistolet, la corde, le poison ou
le plongeon depuis le troisième étage de la tour Eiffel. Ceux-là enquêtent ici et là, comparent les pourcentages de réussite, les risques d’échec, la fiabilité des matériels et s’exposent bien inutilement à la survenance inopinée d’une maladie de longue durée qui ne ferait qu’aggraver les choses et leur pourrir
l’existence.
Chez les involontaires, les choses sont infiniment plus complexes. L’involontaire classique n’aime pas
spécialement mourir mais il en a admis le caractère inéluctable. L’idée en elle-même ne le rebute pas et
il part du principe généralement admis que la mort est contenue dans la vie et que l’une ne va pas sans
l’autre. Ce serait, selon lui, assez comparable au billet d’avion ou de train qui associerait obligatoirement l’aller et le retour. Ou encore à ces offres pratiquées par les fabricants de lessive qui proposent un
baril acheté – un baril offert. La mort comme un cadeau Bonux inclus dans le paquet. Fromage et dessert.
Et puis il y a l’involontaire réticent, qui renacle à mourir. Celui-là affirme qu’il est bien là où il est, que
ce n’est certes pas parfait sur bien des points mais que c’est quand même mieux que d’être mort. On
brandira devant lui le spectre hideux du cancer de la prostate, l’incontinence, le gâtisme, la menace de
la maison de retraite où le pensionnaire est l’objet de sévices corporels et mentaux de la part de tortionnaires aigris et malveillants. Mais l’homme ne change pas d’un pouce sa position. Il aimerait bien, si
c’était possible – il admet les impondérables – vivre cent ans, deux cents ans, voire davantage. Parce
Broutilles 49
que, ce qui l’irrite au plus haut point c’est le caractère définitif de la mort. Il ne verrait par exemple
aucun inconvénient à mourir pendant huit jours, peut-être quinze, comme on part en vacances à La
Baule ou Palavas-les-Flots avant de rentrer tout requinqué pour reprendre le boulot. Mourir à jamais,
c’est un procédé qu’il n’aime pas. Mais alors pas du tout. Car il trouverait particulièrement regrettable
de ne pas jouir du spectacle jusqu’au bout alors que cela fait déjà des décennies qu’il cotise, en quelque
sorte. La privation est quelque chose qui l’ulcère. Le côté échantillon sans le produit complet, entier. Il
ne nie pas qu’il y ait sur terre, dans cette société à laquelle il appartient, des horreurs, des monstruosités, des injustices criantes qui, chaque jour, l’ont révulsé et le révulsent encore, mais il souhaiterait en
voir encore un peu, pendant le plus longtemps possible, indéfiniment pourquoi pas, parce qu’il est
curieux d’assister à la pièce jusqu’au dernier acte, même si le texte est nul, les acteurs épouvantables et
la mise en scène affligeante. Observer jusqu’où l’homme du vingt et unième siècle peut aller dans l’abjection et l’ignominie.
Et puis l’involontaire réticent aimerait beaucoup voir encore le soleil se lever et se coucher au-delà des
collines, les papillons papillonner autour du buddléia, il voudrait revoir le temps de cerises et entendre
encore chanter le merle moqueur en prenant son petit déjeuner sur la terrasse en oubliant délibérément
l’autre gros con qui tire des coups de fusil et sa pauvre conne qui braille après ses mioches. Il voudrait
encore et encore croiser le regard de son chien couché entre ses pieds tandis que sur ses genoux le chat
n’en finit pas de ronronner. Il voudrait encore, et toujours, écouter Lisa Della Casa chanter Strauss et
Lester Young à la clarinette dans St. Tropez, il voudrait…
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Broutilles 50
Demain, le tri !
Selon des sources que l’on dit bien informées, le jeudi 9 août 2012 à 19 h 47 min et 57 secondes nous
étions 7 066 065 119 habitants. Autant dire que ce jour-là il y en a un certain nombre qui n’ont pas pu
reprendre deux fois du riz basmati pour accompagner leurs ortolans. Il est même probable que trois
secondes plus tard, soit à 19 h 47 exactement, nous avions atteint le score triomphal de 7 066 065 120,
c’est-à-dire un de plus, à condition qu’un vilain dictateur démocrate n’en ait pas fait exterminer trois
ou quatre mille pour leur apprendre qui est le chef. Les statistiques ne sont pas absolument fiables, nous
sommes obligés de compter à la louche, en gros. Si nous arrondissons à sept milliards c’est bien suffisant
pour réaliser que le riz basmati, eh bien il n’y en aura pas pour tout le monde. Évitons donc poliment
de parler des ortolans. D’autant que l’emberiza hortulana est très surfait et que ce n’est pas véritablement nourrissant ou alors il en faut des quantités industrielles. Se pose donc la question de savoir s’il y
aura ou non de la dinde à Noël, y compris pour les crêve-la-faim du Sahel et de Romorantin (je ne suis
pas allé vérifier mais il y a certainement des pauvres mal-nourris à Romorantin – on doit d’ailleurs dire
désormais, depuis 1961, Romorantin-Lanthenay – qui est néanmoins une charmante bourgade solognote
n’appelant toutefois aucun commentaire particulier). Et il semble bien que non (je veux parler de la
dinde à Noël).
En effet, une fois admis le principe selon lequel il est économiquement plus satisfaisant de laisser mourir de faim quelques millions de mal-nourris ou pas nourris du tout plutôt que de devoir les exterminer
avec des armes qui coûtent une fortune, un nouveau tri sera nécessaire parmi ceux qui restent. La distinction se fera entre ceux qui choisiront, parce qu’ils en ont les moyens, de ne consommer qu’une nourriture saine, exotique voire rare, garantie biologique et de provenance certifiée, et les autres pour qui
on a inventé les élevages industriels, le poulet de batterie, le veau aux hormones, le saumon gavé aux
farines animales qu’il faut bien écouler quelque part puisqu’elles sont dorénavant interdites pour les
bovidés, les fruits et légumes (à consommer cinq fois par jour) gorgés de pesticides, les produits frais
dopés aux édulcorants, colorants et conservateurs, et le délicieux bordeaux aux arômes de sciure de bois
vinifié sous licence Parker. Quelques esthètes aux papilles délicates et au nez affûté ne manqueront sans
doute pas de pointer d’un doigt accusateur la médiocrité de cette boustifaille, dénonçant la complaisance
malsaine du consommateur ordinaire que son inculture conduit à ne pas savoir faire la différence entre
ce qui est succulent et ce qui abject.
Pourtant, crédieu ! disent-ils, comment se fait-il que vous soyez infoutus de reconnaître une bidoche
pourrie au premier coup d’œil quand vos parents, vos grands-parents élevaient probablement leurs
poules et leurs lapins dans une cabane au fond du jardin, et ces bestioles n’étaient certainement pas
incarcérées à vingt-cinq dans un mètre carré, avec la lumière allumée jour et nuit, nourries de granulés
et assassinées à la chaîne par des tortionnaires avinés et hilares. À l’époque, si on vous avait servi au
dîner de la viande de déporté d’Auschwitz ou de Buchenwald, vous ne l’auriez certainement pas trouvée très goûteuse. Le stress et les conditions d’abattage en eussent été la cause, ajoutent-ils en prenant
des mines d’experts scientifiques cathodiques. Aujourd’hui, vous baffrez ce qu’on vous vend sans rechigner, demain, on vous fera avaler les paupiettes d’un veau qui ne sera rien d’autre que votre voisin de
palier, et vous trouverez ça bon, en tout cas pas vraiment mauvais. Aussi longtemps que vous pourrez
Broutilles 51
payer, après quoi vous deviendrez à votre tour paupiettes ou daube. Parce que vous êtes des pauvres,
des salauds de pauvres.
Et qu’il faudra trier, dans ces sept milliards, en tentant de séparer les crapules des imbéciles. Mais il
arrive que la différence ne saute pas aux yeux.
août 2012
Broutilles 52
Hélas !
L’invention de la rue piétonne, ou piétonnière, a priori chacun y est favorable. C’est même l’enthousiasme qui domine. On ne peut qu’applaudir au concept d’une rue enfin rendue au piéton, à l’individu
qui se meut à l’aide de ses jambes, sans l’aide d’un quelconque véhicule, motorisé ou non car il ne faut
pas non plus mésestimer la dangerosité du piéton déviant équipé d’une bicyclette. Qui donc, privé du
plus élémentaire bon-sens, pourrait dénigrer une telle invention, faite pour le bonheur du bipède et, surtout, pour un profit augmenté du petit commerce dit de proximité. On prétend, mais ce n’est qu’un ondit, que la première rue piétonne parisienne fut instaurée sous le règne des socialistes en 1981 et que ce
fut à celle honorant Condorcet de bénéficier de cet immense privilège. Étendue jusqu’en province – c’est
assez dire si ses vertus sont reconnues jusque dans les zones les plus arriérées – l’expérience n’a épargné aucun patelin, fut-il encore hermétique, le sot, aux joies conjuguées du parking et du parcmètre. Le
moindre trou (on peut éventuellement ajouter du-cul-du-monde lorsqu’il n’est même pas desservi par
quelque métro, autobus ou tramway) a sa rue piétonne, avec parfois des horaires d’ouverture à l’automobile pour cause de livraisons aux susdits commerces de proximité.
La rue piétonne est une trouvaille qui fait palpiter d’allègresse la moindre gargotte dont l’exploitant peut
ainsi étendre son territoire à bouffe jusque dans les jambes de l’infortuné piéton qui se retrouve
contraint de slalomer entre les tables et les chaises, comme un vulgaire serveur, pour se rendre d’un
point x à un point z. Ou y, pourquoi pas. C’est que le piéton, cette race honnie que l’on croyait avoir
définitivement reléguée dans la catégorie des espèces en voie de disparition, le piéton, semble-t-on découvrir, est, qu’on le veuille ou non, le consommateur par excellence. Certes, ce qu’il consomme est relativement modeste d’un point de vue quantitatif mais c’est toujours ça qu’il n’ira pas donner aux caissières
des hypers et supers de la zone commerciale plus ou moins voisine. Et le piéton est d’abord un merveilleux client pour le restaurateur qui l’attend, le guette, l’œil illuminé par la cupidité. Grâce à l’invention
de la rue piétonne, le patron de l’établissement peut passer des six tables coincées entre le comptoir et
les toilettes parfumées à la lavande de synthèse à vingt ou trente selon qu’il réussit à obtenir de s’étendre sur une, deux ou trois des rues adjacentes.
Lorsque la ville concernée est ce que l’on nomme une cité de caractère aux vertus touristiques reconnues
et vantées dans n’importe quel guide dont la fonction est de vanter, il arrive que certaines rues commerçantes montent ou descendent, selon le sens où on les prend. D’où il ressort qu’elles sont en pente et que,
par voie de conséquence, les tables sont en pente elles aussi. Mais le client n’est pas chien et l’aspect exotique – manger dans la rue ! – l’emporte sur tout autre considération qui entendrait privilégier le confort
ou la sécurité. J’entends par sécurité celle menacée par le glissement intempestif d’un verre ou d’une
bouteille sur le plan incliné de la table, déjà handicapée par ses dimensions plus que restreintes. La robe
d’été aux couleurs chatoyantes ou le short immaculé ne sont donc pas à l’abri d’une possible agression
mais toujours le pittoresque l’emporte.
Les bons jours, mais tous les jours sont bons quand la saison est belle, toutes les tables sont occupées, à
l’intérieur comme à l’extérieur. Quelques groupuscules tentent de s’insinuer pour attirer l’attention de
l’un des serveurs afin d’obtenir l’autorisation d’expérimenter à leur tour le repas en pente. On leur
Broutilles 53
conseille alors d’aller visiter la chapelle romane ou le presbytère carrément cistercien et de revenir dans
une petite demi-heure (dans ce type de situation la demi-heure est toujours petite). L’effervescence est à
son comble, le brouhaha général, une centaine d’individus plus ou moins gravement affamés participent
à une bonne soixantaine de conversations différentes et simultanées, on parle fort, on pouffe, on éclate
de rire, un ou deux enfants en bas âge hurlent, fortement dépités de n’être pas dans leur lit habituel en
train de dormir du sommeil du juste, ou à peu près.
L’ambiance est donc résolument festive. Quand tout à coup surgit, à la jonction des territoires individuels de chacun des trois établissements regroupés dans ce périmètre à vocation alimentaire et touristique, la mélopée d’un guitareux qui, s’aidant de l’apport électrique fourni par la centrale nucléaire la
plus proche, tente de surmonter le vacarme général pour délivrer au plus grand nombre son message
empreint de fraternité biblique. Délaissant un court instant leur grillade aux herbes de Provence et leur
rosé bien frais, quelques consommateurs probablement élevés dans l’amour de l’autre applaudissent
l’artiste qui, n’en croyant pas ses ouies, enchaîne avec une deuxième, une troisième des compositions
constituant son vaste répertoire grâce auquel il compte bien enregistrer prochainement un premier
album avant de participer aux Francofolies de La Rochelle qui nous avaient permis de découvrir, ne
l’oublions pas, Thermostat 21, un groupe de folk-rock-rap-punk-hip hop plutôt gothique mais assez
techno néanmoins venu du Berry septentrional.
Au mois d’août, très souvent dans nos contrées à forte valeur ajoutée exotique dont le potentiel caniculaire constitue l’attrait principal, éclate inopinément un orage aux effets dévastateurs dont le client
malin sait profiter pour s’enfuir sans payer, en emportant le cendrier en souvenir. Pas ce jour-là.
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Broutilles 54
Sûr et certain
Souvent je m’interroge, certes, mais quelquefois je me demande si je n’aurais pas, à propos de ceci ou
cela, comme un semblant de certitudes. Quelque chose qui ne susciterait même pas l’ombre d’un doute.
Je n’ignore pas que c’est manifester une certaine arrogance d’où l’insolence ne serait probablement pas
absente, il m’arrive même de songer à m’excuser en me disant que j’ai sûrement dû me tromper quelque
part, que l’erreur est humaine n’est-ce pas et qu’à tout péché, miséricorde. C’est assez dire combien je
puis parfois, mais oui parfois, afficher les stigmates d’une possible détérioration cérébrale. Il n’empêche.
Il n’empêche en effet que je ne vois aucune raison valable de contester l’existence, passée certes mais
néanmoins attestée, de Maurice Couve de Murville par exemple. J’admets volontiers que cela n’a absolument aucune importance et que c’est lui faire un bien trop grand honneur que de se souvenir de son
nom, à défaut d’autre chose qui soit particulièrement intéressant. Mais c’est ainsi, j’ai la certitude que
Maurice Couve de Murville a bel et bien existé. Alors que Bartleby non.
Pourtant, si l’on compare l’existence de l’un et la non-existence de l’autre, on se dit qu’il aurait mieux
valu pour tout le monde que le premier n’existât point et que le second existât autrement qu’en tant que
personnage imaginé par un certain Herman Melville, qui a véritablement existé, lui. Mais il est des attitudes que les personnages de fiction sont seuls capables d’adopter, hélas. Notez bien que je n’ai aucune
animosité particulière pour ce monsieur de Murville qui, en tant qu’homme politique français, n’est,
grosso modo, ni pire ni meilleur que n’importe lequel de ceux qui l’ont précédé aux affaires, comme on
dit sans rire, et pas davantage meilleur ou pire que n’importe lequel de ceux qui lui ont succédé, aux
affaires également, mais ce n’est même plus une façon de parler.
Monsieur de Murville n’aurait pas existé que la France, le monde ne s’en porteraient pas plus mal, au
contraire probablement. En revanche, si Herman Melville avait négligé de créer Bartleby, tout personnage de fiction qu’il soit, nous serions quelques-uns à nous sentir frustrés. Le manque est toujours une
frustration, quand bien même nous ignorons ce qui nous manque. I would prefer not to, je préférerais
ne pas. La réponse du berger à la bergère, formulée avec une élégance rare. Imaginons un instant que,
dans la vie réelle, un employé aux écritures (mais c’est valable pour tout individu soumis aux mêmes
règles, quel que soit son emploi) prononce cette phrase à l’intention de son employeur qui exige de lui
qu’il effectue un travail que l’employé ne souhaite pas exécuter. Bien avant l’invention du CNPF, aucun
employé n’aurait pu tenir un tel propos sans en subir immédiatement les conséquences. C’est ce qui rend
Bartleby attachant, et exemplaire. Lui, ose.
Nous nous sommes à l’évidence quelque peu éloignés de monsieur de Murville, et ce n’est pas plus mal.
Mais à part la certitude que j’ai de son existence, en aurais-je de plus excitantes ? Eh bien oui. J’ai par
exemple acquis très tôt – j’avais alors trois ou quatre ans et j’étais extrêmement précoce – la certitude
(on m’y a beaucoup aidé, à coups de règle en fer et de mises au piquet) que deux et deux font quatre.
Dès lors que nous avons admis que un et un font deux, me fait-on remarquer. Évidemment, ajoutent-ils,
ce constat n’est possible que si nous acceptons de manière catégorique que un égale un, car si un égalait
rutabaga c’est toute la marche du monde qui s’en verrait modifiée. Et Wall Street serait dans les choux.
Broutilles 55
Mes certitudes vacillent, on m’aurait menti. Maurice Couve de Murville n’a jamais existé, pas plus que
le vert des épinards ou la prétendue distance qui sépare la Terre de la Lune. Tout ne serait donc que
mensonges, fabulations, le grand n’importe quoi. Je tombe des nues. Et si monsieur de Murville n’existe
pas, la vie n’existe pas davantage. Et du coup, la mort non plus. Et le cancer de l’anus itou.
Je me suis resservi un verre de brouilly et je suis descendu à la cave en chercher une autre bouteille.
Comme ça n’existe pas je ne risque pas l’ivresse, la cirrhose, le delirium tremens et l’internement chez
les cinglés. Qui n’existent pas. J’ai quand même eu un court instant de panique en réalisant que je rêvais
peut-être, que j’allais me réveiller et retrouver toutes les horreurs auxquelles j’avais jusque là été
confronté, que ce serait épouvantable… et puis j’ai compris que le rêve non plus n’existe pas, que rien
n’existe en vérité. J’en ai eu la certitude.
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Broutilles 56
J’en ris encore
Ce matin c’était le quinze août. Je crois d’ailleurs que ce sera hélas valable durant toute la journée.
L’Assomption, ils appellent ça. Encore un miracle, prétendent-ils. Un jour férié pour les non-miraculés,
sans facteur donc, ce qui me navre énormément car j’aime beaucoup recevoir du courrier. C’est sans
doute la principale raison pour laquelle j’en envoie également, c’est donnant-donnant, y compris pour
les factures. C’était donc le quinze août, jour férié donc. Toutefois, les ouvriers qui bricolent sur mon
toit ayant décidé de faire du zèle, le marteau-piqueur me tira assez abruptement d’un sommeil dont je
dirais qu’il est celui, ne vous en déplaise, du juste. Je fais partie de ces individus que le moindre bruit
indispose et qui supportent très difficilement que l’on plante de grands clous pointus de dix centimètres
au moins dans leur pauvre tête alors qu’ils s’apprêtaient à suborner une frêle jeune fille au milieu d’un
grand champ de sauge médicinale en fleur – c’est un vieux fantasme qu’ont tous les hommes dès lors
qu’ils sont un peu poètes. Peut-être en existe-t-il parmi vous. J’ai donc surgi de ma couche dévastée tandis que les coups redoublaient et je suis descendu, sans même un petit reste d’érection, nourrir les chats
et procéder ensuite à la confection méthodique de mon petit déjeuner. L’air était encore frais et l’on pouvait légitimement s’attendre à ce que ce soit ce que les imbéciles nomment une belle journée. Après avoir
partagé, inéquitablement, mon yaourt avec une des deux chattes je me suis rendu jusqu’à l’un de ces
bancs dont j’aime à parsemer mon territoire afin d’en avoir toujours au moins un qui soit, en fonction
des heures et du déplacement subséquent du soleil, convenablement positionné à l’ombre. On peut certes
se mouvoir avec son banc à la recherche du meilleur coin ombreux, mais c’est terriblement éprouvant.
J’étais donc côté nord, encore un peu hébété mais néanmoins délicieusement bercé par l’absence fort
appréciable, puisque temporaire, de tout récital cigalien, les bestioles en question ne s’épanouissant
pleinement qu’à l’instant où la sauge médicinale se flétrit sous l’action siccative d’un astre criminel que
nous envient bien niaisement les indigènes du Pas-de-Calais et des contrées voisines, déjà durement
frappées par une contiguité qu’elles n’ont pas choisie. J’étais là, inerte et vacant, lorsque mon ouie fut
chatouillée par le clap-clap probablement nikien d’une joggeuse polyarthritique qui entend visiblement
concourir aux prochains jeux paralympiques. Je vis passer cette chose gesticulant grotesquement alors
que tout n’était encore jusque là que silence, calme et beauté. Je sais qu’il est peu amène de se moquer
de son prochain, surtout s’il est diminué et pas du tout mon prochain personnel, c’est pourquoi je ne
m’en moque point mais déplore juste que des médicastres pervers s’autorisent à décider du sort de leurs
patients en les contraignant à survivre dans des conditions lamentables alors même qu’ils n’hésiteraient
pas une seconde à euthanasier leur chien ou leur poisson rouge pour lui épargner conjointement douleur et humiliation. Sans parler du ridicule.
C’est un sujet qui fait débat, nous raconte-t-on. Autant dire qu’en vérité on l’esquive et qu’il disparaît,
discrètement glissé sous le tapis de l’oubli comme font les techniciens et techniciennes de surface avec
leurs moutons, ce qui illustre assez clairement la dimension de ce que l’on entend dissimuler et vient à
point contredire la dangerosité du loup. Alors que des solutions existent, peu coûteuses pour la collectivité, qui soulageraient très durablement la joggeuse polyarthritique et dégageraient mon paysage lorsque
je m’en viens m’aérer l’âme à la suite d’un réveil brutal et totalement inopiné. Personnellement, et sans
animosité aucune à l’égard des personnels concernés mais bien plutôt pour leur venir en aide, je suis
Broutilles 57
tout à fait favorable au lancement d’une vaste campagne d’extermination des joggeuses et joggeurs, surtout lorsqu’ils sont polyarthritiques, ou n’importe quoi d’autre qui pourrait leur être particulièrement
désagréable, mais jamais autant qu’à ceux dont le regard, involontairement ou accidentellement, se
porte sur eux. Je n’ignore pas les réticences de certaines associations qui voudraient faire du joggeur
polyarthritique le porte-drapeau de leur combat pour l’accès aux toilettes publiques des minorités sévèrement handicapées.
Je ne sais pas si vous avez déjà vu courir un joggeur polyarthritique, mais avec un drapeau à la main
c’est encore plus affligeant.
août 2012
Broutilles 58
Oups !
Je connais des hommes, des vrais, poilus des bras, du thorax voire des épaules, que cuisiner une blanquette de veau exalte. Que je te coupe avec le sourire, quitte à en pleurer, les carottes et les oignons en
rondelles, que je te les ajoute à la viande qui baigne dans l’eau froide au fond de la casserole tout en versant le vin blanc – personnellement, le chablis je préfère le boire, assis à l’ombre d’un acacia par exemple, ou d’un micocoulier, en contemplant d’un œil quand même admiratif les maçons occupés, en plein
soleil, à remettre à neuf mon toit tout pourri – et que je te fais bouillir tout ça, mijoter, que je t’égoutte
la viande et laisse encore mijoter, sans oublier, au moment de servir, le jaune d’œuf pour la liaison.
J’en connais qui, partant du principe quasi universel (Jean-Baptiste Poquelin fils lui-même l’a admis)
qu’il faut manger pour vivre, n’hésitent pas à consacrer une part importante de leur temps de loisirs à
se mitonner avec gourmandise et professionnalisme des petits plats. Ils passent là des heures à transpirer au-dessus des fourneaux alors qu’ils pourraient tout à fait se couper un morceau de saucisson,
ouvrir une barquette de taboulé ou un paquet de chips, trancher un morceau de camembert, le tout
arrosé – sans excès il va de soi, encore que – de quelques verres de blanc bien frais. Avant de doucement
s’endormir après avoir lu une quinzaine de lignes d’un livre pourtant éventuellement intéressant.
J’en connais qui s’épanouissent dans la confection de fricandeaux, d’autres que la patiente élaboration
d’un salmis de bécasses parfumées au genièvre rend insensibles à l’augmentation du prix du gaz ou des
transports en commun, j’en connais qui pour une simple ratatouille s’investissent à un point tel qu’ils
en ratent la deux-cent-quarante-troisième diffusion des aventures de Columbo, j’en ai vu frissonner
d’excitation et finir par pleurer d’émotion pendant la préparation de quenelles de brochet à la Nantua,
on m’a raconté qu’un père de famille pourtant très estimé dans son quartier s’était converti au bouddhisme durant les deux heures qu’il avait consacrées à la confection d’un haricot de mouton.
J’en sais également, et ce sont souvent les mêmes, que transfigure l’affrontement programmé avec une
vaisselle de quarante-cinq couverts ou le passage de l’aspirateur sur une moquette que persistent à occuper six morveux en couches-culottes plus ou moins étanches, un teckel à poil long, un saint-bernard d’un
âge vénérable et trois chats angora. On voit par là combien les hommes peuvent nous apparaître différents et certains sujets particulièrement vulnérables au point de succomber aux vertiges de la créativité.
Il ne faut surtout pas s’en offusquer ni les montrer du doigt en pouffant comme n’importe quel mal-élevé
car il s’agit d’êtres simples que dévore la passion, incapables de dire non à l’enthousiasme qui soudain
les envahit, leur réchauffe le cœur et tous les boyaux qui sont alentour, c’est pour eux comme si Dieu
lui-même leur parlait sans se tromper de prénom et qu’ils se sentaient irrépressiblement investis d’une
mission dont ils admettent très bien qu’elle leur échoie et s’en trouvent naturellement honorés. La
nature est ainsi faite et il convient certainement de s’en réjouir, accepter avec reconnaissance de goûter
l’oie à la mode de Visée (une recette qui leur viendrait de Belgique…) qu’ils ont préparée pour nous être
agréable mais refuser poliment afin de ne pas désobliger lorsqu’ils nous tendent l’aspirateur ou le flacon de liquide vaisselle. Et reprendre encore un peu de ce montrachet qui est, ma foi, excellent. Oups !
août 2012
Broutilles 59
Bientôt…
Essayez donc d’écrire quelque chose de rigolo ou de plaisamment poétique quand le thermomètre extérieur, mais sous abri, affiche tranquillement ses trente-sept degrés centigrade et que les maçons, de bien
braves gens au demeurant, manient frénétiquement juste au-dessus de votre pauvre tête de névrosé ordinaire mais quand même vaguement innocent le marteau-piqueur et simultanément la meuleuse d’angle,
que les gravats ruissellent et se déversent en rebondissant sur le toit de la terrasse, écrasée de soleil
comme disent les journaleux que la Provence inspire, tandis que les chats se terrent depuis une semaine
à l’abri du bruit et des projectiles dans l’espoir un peu fou de voir revenir, lorsque la guerre sera terminée, des jours meilleurs faits de tranquillité et de paisible silence, dans l’attente éventuelle des nouvelles trente glorieuses. C’est qu’autour de moi, on dirait un peu Dresde en février 1945.
Essayez de formuler quelque propos d’une intelligence un tant soit peu au-dessus de la moyenne, de
bichonner la phrase, polir le verbe, lustrer la syntaxe, si vous êtes aussi malin qu’on le dit. J’en suis,
moi, dramatiquement infoutu. Il s’en faut d’un cheveu que je n’aille me faire pendre ailleurs, car le
bruit, que dis-je, le vacarme, ajouté à la canicule, nuit à la sérénité du condamné au moment où le préposé se propose de lui passer la cravate de chanvre autour du cou. Il est beaucoup trop nerveux pour
mourir dignement, en dépit du fait que je sois plutôt hostile à l’idée, aussi grotesque qu’obscène, d’associer mort et dignité. La mort est laide, toujours, et elle n’est pas photogénique. Certes, je pourrais tout
aussi bien poser ma candidature en vue d’une hospitalisation pour désordres mentaux, ou même en
invoquant un petit cancer en cours de généralisation, mais on n’entre pas comme ça dans ce genre d’établissement, la recommandation écrite d’un quelconque médecin de famille, fut-il honorablement connu
des pensionnaires de l’hospice voisin, n’y suffirait probablement pas. Pas facile de prétexter l’urgence,
les cerbères retranchés derrière leur vitrage à l’épreuve des balles verraient bien que je ne suis pas à
l’agonie, le ventre ouvert dégorgeant hideusement mes boyaux et pressé d’en finir. Bien sûr, je n’ai qu’à
prendre mes cliques et mes claques et m’en aller pour Dunkerque, au frais, mais avec la chance que j’ai,
l’hôtel que j’aurais choisi serait instantanément bombardé par l’aviation allemande en signe de représailles pour n’avoir pas signé en temps voulu le traité stipulant que la Bundesbank est désormais mon
légataire universel, ignorants qu’ils sont de mon état de pauvre congénital. Et puis Dunkerque ne m’inspire guère. Pensez donc, une ville de cent mille habitants ne parlant pas ma langue, avec un carnaval,
des canaux en veux-tu en voilà et la mer du Nord pour dernier terrain vague, sans compter ses sites classés Seveso II et la centrale nucléaire de Gravelines. Non merci ! Je préfère encore rester ici, me résigner
à devenir totalement et vraiment sourd, impuissant et stérile devant mon écran vide, occupé seulement
à boire mécaniquement afin de palier la funeste déshydratation.
Oui oui, allez-y, ne vous privez pas, écrivez-le ce chef-d’œuvre tel que Thomas Bernhard en personne
en resterait baba s’il n’était occupé ailleurs et remplacé au pied-levé par quelque médiocre goncourtisé
et peut-être bien légiond’honneurisé, allez-y puisque c’est si facile pour vous, allez-y puisque vous
n’avez pas seulement du talent mais du génie tout simplement, allez-y puisque votre beau-frère est le
neveu de la sœur d’un grand éditeur et que vous connaissez personnellement les meilleurs critiques spécialisés pour avoir déjeuné, puis couché cela va de soi, avec le plus célèbre d’entre eux dont j’ai entendu
dire qu’il serait ambi-quelque chose. Possiblement ambidextre. Allez-y et revenez nous voir ensuite
Broutilles 60
lorsque vous aurez constaté les bienfaits de la concurrence libre et non faussée, comme ils disent.
Bientôt le soleil se couchera enfin, l’air deviendra légèrement plus frais – ou plutôt sensiblement moins
brûlant, il commencera à faire nuit, à faire noir, la nuit noire en somme, on entendra alors distinctement grommeler les sangliers longeant la combe et tousser les loirs, et je commencerai à écrire, dans
l’obscurité. Certes, ça ne vaudra sans doute pas tripette mais, nous autres ratés, nous contentons de
peu, une vingtaine de lignes pour ne rien dire d’essentiel ni de définitif, une vingtaine de lignes pour
saluer le silence revenu, le sommeil des bienheureux maçons endormis dans leur lit et la difficulté retrouvée qu’il y a à bichonner la phrase, polir le verbe, lustrer la syntaxe pour se persuader qu’on n’est pas
encore mort.
août 2012
Broutilles 61
Les six cent trente-neuf lecteurs
de Pierre Autin-Grenier
M’avait fait bien rire Pierre Autin-Grenier avec ses six cent trente-neuf lecteurs datant de l’époque de
Toute une vie bien ratée (édition 1997), je suis bien certain qu’il a dû faire beaucoup mieux depuis. La
preuve, il ne publie plus rien, ou presque. Dans le même temps je réalise combien ma déduction est singulièrement paradoxale, la plupart des plumitifs sortent au minimum leur petit roman, souvent bien
épais d’ailleurs, une fois l’an, à la saison des prix, dès lors qu’ils sont devenus des écrivains à succès.
J’ignore si Pierre Autin-Grenier est un écrivain à succès, encore que le fait d’être publié chez Gallimard
à plusieurs reprises et réédité en collection dite de poche indique tout de même une certaine aptitude à
la notoriété. Mais je me dis que, grisé par le succès, il n’habite sans doute même plus Carpentras, roule
en décapotable anglaise et se chausse chez Berlutti. Du coup, il n’a plus le temps, ni l’envie de passer le
temps qui lui resterait à aligner des mots pour en faire des phrases, il n’en voit certainement plus la
nécessité, d’autant qu’on peut sérieusement se demander s’il y en a une.
Moi, des lecteurs je n’en ai pas six cent trente-neuf. Zéro, nada, oualou. Si, un, puisque je suis, moi,
mon meilleur lecteur, pas objectivement bien sûr, mais le plus assidu sans aucun doute. Alors évidemment, six cent trente-neuf ça me laisse rêveur. C’est qu’il faut être déjà sacrément bon pour avoir six
cent trente-neuf lecteurs, certains éditeurs se concentrant essentiellement sur la poésie publient des plaquettes d’une vingtaine de pages dont le tirage ne dépasse jamais, et ce n’est pas sans risque, les trois
cents exemplaires, alors six cent trente-neuf lecteurs, c’est en somme une prodigieuse réussite.
Sacrément bon, disais-je, puisqu’édité, c’est là tout le secret de la performance. Tant que votre petite
prose ne bouleverse, au mieux, que votre entourage immédiat (par la force des choses douloureusement
complaisant), les proches comme on dit, ce n’est même pas un succès d’estime, tout au plus une incitation à changer d’activité. Mais parvenir, sans entregent ni pénétration anale consentie, certes sans
enthousiasme mais consentie néanmoins, à obtenir d’un éditeur qu’il entr’ouvre votre manuscrit, en lise
une page ou deux, en diagonale, et décide abruptement, après en avoir toutefois débattu avec son conseil
d’administration à défaut celui de sa femme de ménage, sollicité l’avis autorisé de son banquier et de ses
assureurs, de publier ce modeste, cet humble paquet de feuillets bidouillés par un type dont nul, en
dehors d’un flic ou deux du commissariat de quartier pour une affaire de contravention impayée ou un
passé vaguement bolchevique, n’a jamais entendu parler, relève de l’exploit dont il serait urgent que l’on
fît trois pages dans Paris Match et une série télévisée. Avec l’espoir pas du tout irréaliste d’une adaptation cinématographique produite par Luc Besson et réalisée par n’importe qui (ce n’est pas ce qui
manque) avec Cotillon et Dujardon.
Il arrive parfois – je n’ose pas dire souvent, ce serait forfanterie dégoûtante – qu’un très léger sourire
défigure assez subrepticement ma face généralement keatonienne lorsque j’écris un petit paragraphe
qui, normalement, devrait déclencher l’hilarité des foules les plus cultivées s’il leur était donné de… Je
suis mon meilleur lecteur, et le plus fidèle parce qu’il m’est arrivé quelques fois, de plus en plus rarement j’en conviens, de coincer un ami (ou se prétendant tel jusqu’à ce jour) de passage et de le contraindre, avant qu’il ne se souvienne d’un rendez-vous urgent qu’il avait failli oublier, à écouter d’une oreille
Broutilles 62
obligeamment intéressée la lecture que je lui faisais de l’un ou l’autre de mes inoubliables écrits. Jamais
je n’en vis un seul revenir le lendemain en réclamant qu’on veuille bien, dans l’instant, lui consentir
l’immense honneur, lui accorder l’ineffable joie d’entendre in extenso les six cent quarante-sept pages
de ce merveilleux recueil qui mériterait à coup sûr qu’on l’éditât dans la Pléiade. C’est que le manuscrit, sorti tout chaud de l’imprimante laser et relié chez le bougnat du coin, n’est quand même qu’un
manuscrit, c’est-à-dire une chose confidentielle qui n’a pas été élevée au rang de livre par la grâce d’un
éditeur compréhensif. Dès lors, ce truc, ce machin n’est en vérité rien. La légitimité lui manque.
Voilà, mon cher Pierre Autin-Grenier, pourquoi vos six cent trente-neuf lecteurs me font cruellement
défaut et pourquoi aussi je suis fort marri de ne pouvoir point m’en contenter. Pour commencer…
août 2012
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Des nouvelles de Petaouchnok ?
Je trouve qu’on ne m’écrit pas beaucoup. Et surtout, pas souvent. Sans compter que les missives que je
reçois n’ont même pas traversé une frontière pour me parvenir. Jadis, au temps de la malle-poste, le
livreur de Chronopost devait payer l’octroi (impôt impopulaire – à croire que d’autres ne le seraient pas
– qui fut supprimé en 1948 alors qu’il n’y avait seulement que dix ans que je n’en payais pas) pour faire
entrer sa camelote dans la commune voisine et j’ai cru deviner que quiconque ambitionnait de passer de
la Loire inférieure à la Loire atlantique était contraint de s’acquitter d’un droit de péage à cet effet.
Depuis 1957 la Loire inférieure et la Loire atlantique ne font plus qu’un, c’est un énorme progrès qui
illustre admirablement l’importance de la décentralisation et justifie, nous dit-on, l’augmentation du
timbre-poste, et de bien d’autres choses encore. C’était une époque où l’on avait encore le sens du territoire et de l’étranger. Je veux parler ici du pays, au sens large du mot et n’entends nullement à mon
tour stigmatiser le romanichel ou le maghrébin.
J’ai certes deux ou trois correspondants – dont un écrivain, quand même ! – mais aucun d’entre eux n’a
eu l’idée, pourtant séduisante, de s’aller expatrier jusque dans des contrées exotiques, au nom évocateur d’aventure, possiblement hostiles parce que célèbres pour les performances de leurs réducteurs de
têtes par exemple, ou leurs piranhas et leurs mygales, des pays où l’on attrape des maladies extraordinaires d’où ils pourraient, s’ils avaient consenti à quitter leur confort bourgeois, m’envoyer des nouvelles autrement amusantes que leurs éternels petits problèmes ordinaires de voisinage, leurs sempiternels conflits avec le type pas très propre ou douteux en tout cas – et particulièrement bruyant, surtout
le samedi soir – qui habite au-dessus, à côté, en face, leurs bisbilles un peu aigres et leurs désaccords
politiques avec la crémière ou le marchand de journaux. Sans être spécialement indifférent j’avoue
qu’être tenu informé régulièrement de l’évolution de l’oignon au petit orteil du pied droit de l’un ou de
leurs cancers respectifs n’est en rien comparable à l’annonce des premiers pas de l’homme sur la lune
(j’apprends à l’instant que l’homme en question vient d’y retourner, définitivement) et que cela n’a
strictement aucun impact compensatoire sur le développement du mien. Je veux parler ici de mon
oignon, naturellement.
Non, j’aurais aimé qu’ils m’écrivissent de quelque Petaouchnok kirghize ou au moins moldave, bloqués
par des congères de six mètres de haut, attaqués par l’ours blanc et le guépard des neiges, qui est pourtant devenu extrêmement rare. J’aurais aimé qu’ils me racontassent la très belle journée qu’ils eussent
passée à chasser l’aborigène pour lui piquer son tutu arc-en-ciel afin d’en revendre l’idée à un illustre
couturier français quelque peu tombé en disgrâce, leur voyage – pour le prix de deux tickets de métro –
à bord d’un iceberg dirigé par un ancien capitaine de la Royal Navy rayé des cadres pour avoir tenté de
sodomiser, tandis qu’elle sucrait ses fraises à la chantilly, la queen Elizabeth alors qu’elle était déjà deux
fois sexagénaire, leur rencontre avec ce vieux protestant de Livingstone qui prétendait en postillonnant
avoir trouvé la source du Nil en sortant d’un concert, un peu trop arrosé, au Salzburger Festspiele au
cours duquel Luciano Pavarotti avait perdu son mouchoir dans le trou du souffleur, j’aurais aimé qu’ils
me narrassent par le menu leur traversée des steppes de l’Asie centrale sur le porte-bagages de la bicyclette d’un Alexandre Borodine particulièrement excité à l’idée de faire enfin la connaissance de son
père qui s’était bien gardé de le reconnaître en 1833 sous prétexte que la mère du petit n’était pas du
même milieu que lui et qui buvait présentement des enfilades de ballons de rosé d’Anjou en compagnie
Broutilles 64
de Pierre de Coubertin, ivre mort, dans un bouge de Macao tenu par le grand-oncle de Pierre Bellemare.
Hélas ! Mes trois correspondants – l’écrivain y compris – se sont abstenus de virer aventuriers autrement qu’en chambre et nul timbre de collection (pour philatéliste débutant que n’a pas encore ému aux
larmes le spectacle du bloc de quatre Cérès vermillon vif de 1 franc dans sa petite pochette de papier
cristal) jamais ne vient orner les enveloppes qu’ils m’adressent et je déplore que nul préposé à casquette
d’amiral ne les ait avec diligence furieusement mitraillées de violents coups de tampons mentionnant
jusqu’au gaufrage les noms de localités inconnues de moi et probablement de mon ancien professeur de
géographie, que j’ai un peu perdu de vue il est vrai. Le contenu pas davantage ne m’invite au voyage,
toujours il ressasse le pitoyable ordinaire, tout autant ennuyeux que celui que je glisse, affligé, dans mes
propres enveloppes, affranchies avec les mêmes timbres, contenant les mêmes mots pour dire les mêmes
maux.
Conscient du danger que pouvait représenter la circulation de proses lyriques dont pourraient se montrer friands d’incorrigibles diarrhéiques verbaux, l’homme intelligent a inventé le téléphone, principalement celui que l’on qualifie de mobile au motif qu’il permet d’appeler – sous réserve d’un nombre de
barres suffisant, ce qui constitue à mes yeux un mystère – depuis les toilettes de n’importe quel restaurant, éventuellement à la mode. Une bien belle trouvaille, et qui ne laisse que peu de traces, sauf pour
la police. Mais nous ne mangeons pas de ce pain-là, plutôt de la brioche.
C’est ainsi que nous ne saurons probablement jamais rien de la passion qui ravagea, pourtant durant
de bien bellles années, un ancien ministre déchu et sa femme de chambre à l’épiderme peut-être un peu
trop foncé.
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Cours-y vite, cours-y vite…
Il y a des gens qui ne connaissent pas leur bonheur. Je me souviens d’un petit poème de Paul Fort que
nous disait avec un plaisir communicatif l’admirable et carrément oublié Jean-Marc Tennberg dans les
années 50-60. Tandis que j’étais là, allongé sur l’étroit divan à me demander ce que je pourrais bien
écrire qui me mette un peu en joie et m’empêche de toujours m’interroger à propos de l’absurdité de
l’existence et des dimensions effrayantes de l’éternité lorsque je ne serai plus des nôtres, d’autres,
inconscients de l’indécence de leur état, marinaient dans une sieste épaisse dont ils n’émergeraient
qu’une ou deux heures plus tard, bouffis, grognons sans même savoir pourquoi.
D’autres encore, admirables de crétinerie, s’abiment dans la contemplation d’un programme télévisuel
de dimanche après-midi ou bien hoquètent niaisement des borborygmes imbéciles en gesticulant stupidement afin d’arracher un sourire au cinquième rejeton de leur fille-mère de dix-huit ans. Ces gens-là
vivent dans la félicité et n’en ont pas même conscience. Ils déjeunent et dînent en faisant semblant de
s’intéresser à l’actualité, ils ont en effet entendu parler de ces mineurs nègres abattus sans sourciller par
des flics noirs en Afrique du Sud alors que l’apartheid n’existe évidemment plus… oui, ils reprendront
volontiers un peu de ce gigot d’agneau, saignant juste ce qu’il faut parce qu’il est, naturellement, indispensable de soutenir l’économie de son pays. Ils sont certes un peu inquiets en constatant juste avant de
venir que l’argent, trois fois rien, qu’ils ont placé dans les fonds de pension américains rapportera probablement un peu moins que prévu en raison de la conjoncture internationale, et cela leur fait un peu
souci. La vie est parfois difficile, il faut se battre, mais on ne va pas encore se lamenter, n’est-ce pas,
parce que les biscottes bio sans sel ont encore augmenté ! Il n’empêche, c’est un vrai crêve-cœur de
constater que nous ne sommes pas certains de pouvoir changer de voiture cette année et que la croisière
dans les îles – on dit les îles sans préciser, évidemment, puisqu’il y en a un peu partout, des îles – est possiblement compromise. Pour Noël on verra, ronchonne celui-ci au chômage depuis sept ans, si j’ai gagné
au Loto. Vingt-huit ans qu’il joue les mêmes numéros, ça devrait finir par porter ses fruits ! De quoi
iraient-ils se plaindre tous, non seulement ils ont le bonheur à portée de la main mais ils pataugent
dedans, comme dans la gadoue qui fait des bruits de succion quand on est équipé de cuissardes. Mais
voilà, ils ne s’en sont pas aperçus, occupés qu’ils étaient à faire des projets d’avenir, à se poser la question de savoir s’ils préfèrent être enterrés avec la tête en direction du levant plutôt que du couchant,
comme si on allait leur demander leur avis. Les gens sont heureux, foutrement, et ils ne le savent pas.
On se demande à quoi servent les psychologues et autres directeurs de conscience.
J’en parle à mon aise. C’est bien simple, je ne me souviens même plus quand j’ai commencé à côtoyer le
bonheur. Depuis toujours, peut-être bien. À la communale déjà, j’avais remarqué que mon voisin de
pupitre connaissait impeccablement les réponses aux questions que lui posait l’instituteur en blouse
grise, et il était ravi d’avoir bien appris sa table de multiplication, son visage épanoui, avec sa raie sur
le côté droit, disait clairement le contentement de soi, la fierté de savoir, le bonheur quoi ! Une haine
certaine pour les mathématiques m’est restée de cette époque et je me réjouis de l’invention de la calculette. Quelques années plus tard, à plat-ventre dans le sable dès six heures du matin, le casque lourd sur
la tête, j’entendais derrière moi l’adjudant-chef hurler ses exigences : tir au coup par coup, cinq balles
seulement et je veux voir les cinq dans la cible. À ma gauche, le deuxième classe Jean-François Beaupré
Broutilles 66
exécuta les ordres à la perfection et je vis, lorsqu’il se tourna sur le flanc pour recueillir l’approbation
de son supérieur, l’expression d’un bonheur ineffable illuminer sa face de lèche-cul chanceux. Puis ce
fut à mon tour et, à peine avais-je caressé de l’index la gachette du fusil-mitrailleur 24-29 (ce sont les
années de mise en service, c’est assez dire la fraîcheur du matériel) que d’une seule rafale je vidai
promptement et sans le moindre atermoiement la totalité du chargeur. Pour ajouter au désastre, ma
cible devait être vraisemblablement intacte puisque la ranger impeccablement cirée du martial sous-officier s’enfonça dans mes reins et que je fus invité à exécuter immédiatement quarante pompes.
Ce ne sont là que deux exemples, assez caractéristiques toutefois, choisis pour illustrer d’assez jolie
manière ma capacité à identifier sans la moindre hésitation toute manifestation du bonheur à laquelle
je pourrais être, en quelque sorte, associé. Ma vie est riche d’occasions analogues où il me fut donné
d’apprécier pleinement ce qui rend celle des autres si délicieusement agréable. Peu ont cette chance et
je dis cela sans me vanter.
août 2012
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Tout le monde ne peut pas être employé de banque
Je ne dis pas le contraire, et je reconnais sans complaisance excessive être quelque peu difficile à vivre.
Peut-être aurais-je pu, dans mon adolescence, m’intéresser, voire me passionner pour les mathématiques et devenir, plus tard mais quand même encore dans la fleur de l’âge comme on dit, employé de
banque par exemple. J’aurais gravi les échelons, j’aurais possiblement pu finir conseiller de clientèle,
j’en ai vu plus tard deux ou trois, ils avaient l’air contents de leur sort.
Seulement voilà, j’avais choisi de faire artiste, ou, à certains moments, écrivain. En aucun cas poète,
c’est vraiment trop difficile, il faut des compétences que je n’ai pas. C’est un peu comme médecin ou
avocat, ou notaire. Des métiers de spécialistes. Il faut avoir le sens du contact humain, et le médecin doit
même pousser le sens du contact humain jusqu’à toucher les gens, des gens qu’il ne connaît même pas,
ou si peu, juste le nom, l’âge, le poids, l’adresse pour les visites à domicile qui sont payées plus cher. Et
puis savoir qu’ils sont malades, qu’ils ne passeront sans doute pas l’hiver et devoir le leur dire, avec
ménagement. Déjà que la simple idée de les ausculter me dégoûte, et je ne parle ici que des généralistes
parce que gynécologue ou proctologue, ce doit être le comble de l’horreur. Je n’ai pas la fibre humanitaire. M’intéresser aux autres, à leurs petits problèmes de santé, domestiques ou financiers alors que
j’ai déjà bien assez à faire avec les miens propres… beurk !
Non, franchement, ça ne me serait même pas venu à l’esprit. J’ai pris l’option inutile. Qui d’ailleurs
n’était pas proposée par le conseiller – conseiller en ceci ou cela, ça semble être une perspective stable
– d’orientation professionnelle. On n’a de comptes à rendre à personne et on peut faire à peu près n’importe quoi, j’en connais même qui se sont spécialisés dans cette discipline-là et qui s’en sortent très bien.
Beaucoup mieux que moi qui ne suis pas très à l’aise dans le n’importe quoi méthodique. J’en suis resté
aux tableaux que l’on peint avec de la peinture en tubes et des pinceaux. Idem pour l’écriture : papier,
crayon et tout le stock de mots – je ne les connais pas tous, mais je me perfectionne – contenus dans le
dictionnaire, noms masculins et féminins, verbes avec toutes leurs conjugaisons et la batterie complète
des adjectifs – j’ai un goût particulier pour les adjectifs – démonstratifs, exclamatifs, qualificatifs, indéfinis, interrogatifs, possessifs, une véritable mine d’or. J’ai assez vite compris qu’il me fallait me doter
de moyens plus modernes que le simple crayon, je me suis acheté une très ordinaire machine à écrire de
marque Olivetti qui m’a donnée entière satisfaction jusqu’au jour où j’ai découvert avec l’ordinateur
que le problème des corrections était bougrement facilement résolu. Désormais, je corrige plus volontiers, mais pas trop, comme me l’avait recommandé un jour à l’école le camarade Delacroix.
Tout ça pour dire que mon degré de réussite avoisine le zéro, que mon compte en banque m’interdit de
m’en aller, quand ça me chante, faire des croisières sur des bateaux qui coulent au fond des mers obscures alors que j’ai horreur de l’eau, que les gens que je croise dans la rue ne me saluent pas parce qu’ils
ne m’ont pas vu à la télévision dans une émission culturelle ou de variétés et que, probablement, ma
condition de raté ordinaire pourrait bien expliquer que je sois quelque peu difficile à vivre, comme ils
disent. Je serais amer, voire aigri, c’est assez dire l’abomination, des accusations à se retrouver excommunié en deux temps trois mouvements. Encore s’agit-il là d’une sorte de supputation de ma part, s’appuyant, par moments, sur une vague impression de gêne ou d’agacement de la part de ceux qui sont ameBroutilles 68
nés, par le plus grand des hasards, à me côtoyer durant quelques minutes qui leur paraissent des heures.
Pourtant je suis assez normalement quelconque mais je crois, je devine que les autres préféreraient que
je sois exactement comme eux (ou du moins ce qu’ils s’imaginent être), c’est-à-dire un type affable, aimable, toujours content de lui, toujours d’humeur égale, enjouée, primesautière, un type avec qui on aimerait finir ses jours en le regardant sourire béatement du matin au soir, un type que ne traverse pas une
minute l’idée intolérable – pour lui principalement – qu’il va mourir, et peut-être même pas dans des
douleurs torquémadesques mais simplement d’épuisement, vaincu par l’injustice énorme que constitue
sa radiation définitive et sans appel du registre des vivants.
De quoi ces gens sont-ils tellement contents ? Alors que l’idée de leur fin prochaine ne les turlupine même
pas entre la poire belle Hélène et le crottin de Chavignol, quand résonne le son du cor dans la forêt de
Rambouillet et qu’ils se demandent, en passant, s’ils ont bien fermé le gaz avant de sortir. Se réjouissent-ils d’avoir une belle situation et déplorent-ils que je n’ai point fait carrière dans l’Administration,
comme laveur de pieds chez Roblot ou en tant qu’égorgeur de moutons diplômé dans les monts du
Vercors ? Au contraire, l’idée de ne servir à rien m’a tout de suite plu. Progressivement, insidieusement,
l’incompréhension, l’inimitié, la désapprobation sont apparues et se sont installées, comme chez elles.
Des coups à vous gâcher le goût du brouilly. Et s’il n’était pas normal, se sont-ils interrogés alors qu’ils
connaissaient déjà la réponse. J’ai fait celui qui n’est au courant de rien, ignorant du grossier subterfuge. Ils aimeraient bien – je les ai percés à jour – avec la complicité du corps médical qui n’en est pas
à une fourberie près, me voir mis à l’écart, à l’abri diraient-ils, hors d’état de nuire en vérité car ils me
pensent nuisible, alors que je n’ai pas un mauvais fond en dépit du fait que je ne me suis pas extrêmement bien intégré.
Difficile à vivre ? Admettons, et cela pourrait me valoir d’être considéré à l’égal d’un génie. Ils prolifèrent aujourd’hui, partout, les génies et on leur reconnaît le droit d’être difficiles à vivre, on les admire,
on les encense, d’eux on accepte tout, d’aucuns se feraient avec gourmandise gifler par un génie, pensez
donc, c’est trop d’honneur, remettez-nous ça s’il vous plaît, encore et encore ! J’aimerais beaucoup
gifler – j’ai giflé un gendarme un jour, c’est un plaisir rare.
Dites-moi, est-ce que je pourrais être un génie, ça me ferait tellement de bien, avant de mourir.
août 2012
Broutilles 69
Je reconnais
Je reconnais qu’il y a quelque facilité à s’en venir, charentaises aux pieds et mine altière – ou trogne
bourrue si j’ai mal dormi, et je dors souvent mal –, combattre depuis son fauteuil Voltaire les injustices,
défendre la veuve de l’orphelin et chanter la beauté d’un monde pour mieux dénigrer les comportements
criminels et suicidaires d’une humanité dont, il faut bien l’admettre, je fais quand même un peu partie.
J’ajoute toutefois que mon appartenance à ce conglomérat de bandits, voleurs, menteurs, crapules et
imbéciles notoires s’est faite sans mon accord et que me voilà aujourd’hui contraint d’en partager les
conséquences, lesquelles en dehors du brouilly et de quelques menus plaisirs tels que la sieste ou la lecture des œuvres complètes de Thomas Bernhard sont souvent bien loin de me mettre en joie.
Il n’empêche que si nous n’étions point là, montés sur nos ergots, nous autres tendres rêveurs et critiques acerbes, qui donc irait dire à l’ouvrier inculte et alcoolique de père en fils, au paysan plus borné
que ses parcelles bien empiriquement acquises ainsi qu’à l’employé de bureau uniquement préoccupé
par la perspective de poser ses prochains congés avant son collègue du département ressources et investissements, qui donc irait leur dire que les glaciers fondent, que le bleuet s’étiole et qu’il serait plus sage,
plus beau, plus généreux de s’aimer les uns dans les autres quand la nuit étend son grand manteau de
pure laine bleue des Alpes valaisannes sur la mercerie de la veuve Cliquaux où brille encore un modeste
quinquet plutôt que de s’en aller guerroyer par monts et par vaux à seule fin d’exterminer le mécréant
pour lui rafler toutes ses économies et les provisions qu’il avait rentrées en prévision d’un hiver qui sera
rude si je me réfère à l’épaisseur de la peau des oignons.
Il n’empêche – mais oui, vous pouvez ricaner ! – que sans Le Caravage, Picasso et même Bernard Buffet
– ne soyons pas sectaires – sans Jean-Jacques Rousseau, Raymond Carver et Paul Guth – montronsnous magnanimes – sans Mozart, Ravel et pourquoi pas Jean-Jacques Goldman – décidément, je suis
plus tolérant que je ne croyais – sans ceux-là et quelques autres (il vous suffit de consulter le Bottin mondain des Arts et Lettres pour vérifier combien nous sommes autre chose qu’un groupuscule) la vie serait
bien morne et vaine l’espérance. Certes, j’en conviens, ces gens n’ont rien fait pour endiguer la propagation de la tuberculose osseuse ou pulmonaire, leurs petits dessins, poèmes ou chansonnettes n’ont pas
solutionné le problème de la faim dans le monde ni fait baisser le prix du kilo de riz basmati que nul
ministre ne vient plus décharger sur son dos devant un bataillon de journalistes dûment convoqués,
Rigoletto n’a en rien contribué à la création de logements à loyer réellement modéré et les sdf continuent
de courir les rues à la recherche d’un carton de réfrigérateur pour fêter Noël à l’abri de la bise. J’ai dit
morne la vie et vaine l’espérance, tant il est vrai qu’artistes et autres bricoleurs de l’inutile n’ont pas
vocation à soulager la misère du monde (songeons que les socialistes eux-mêmes…) mais plutôt à nous
amuser un moment et nous faire croire que, même si c’est peu probable, ça pourrait aller mieux demain
et qu’ils sont là pour nous bercer d’illusions, nous raconter des histoires rigolotes ou un peu tristes mais
tellement jolies, pour nous narrer en images, en notes, en mots toutes les horreurs que l’homme sait si
bien concevoir et nous persuader que nous avons bien de la chance parce que cela pourrait être cent
fois, mille fois pire quand on voit ce qui se passe ailleurs, là où civilisation et démocratie n’ont pas encore
atteint ce degré de plénitude qui fait notre légitime fierté.
Broutilles 70
Et puis, rendons-leur grâces de nous distraire, de nous occuper la tête un instant. Un instant durant
lequel nous oublions, temporairement certes, de nous en aller rejoindre le troupeau pour tuer, piller,
violer et voler, ici ou là selon l’humeur du moment et la nécessité, qui sont reconnaissons-le les occupations préférées de l’homme depuis la plus haute antiquité et bien avant même l’invention de la bombe à
fragmentation et du napalm, ambitieux mais modestes perfectionnements auxquels l’homme en question
travaille d’arrache-pied pour les perfectionner encore. Oui je reconnais qu’à l’exception de quelques
spécimens hautement photogéniques nous sommes le plus souvent absents des cortèges syndicaux, des
défilés battant pavillons aux couleurs patriotardes ou révolutionnaires, c’est qu’en vérité nous sommes
des pitres, des bouffons et que notre rôle est d’amuser le bon peuple en coulisses, dans l’ombre qui nous
va si bien. Ce bon peuple qui choisit de nous ignorer parce qu’en termes de musique, par exemple, il
préfère Yvette Horner ou David Guetta à Gustav Mahler et Billie Holiday.
Eh oui, braves gens, ne riez pas, ou riez si vous voulez au point où nous en sommes, nous symbolisons
l’espérance. C’est assez dire s’il y a de bonnes raisons de désespérer. Parce que, entre nous, sans vouloir jouer la carte du pessimisme scandaleux et compte tenu de ce que Ferdinand Destouches nous a déjà
donné la réponse en son temps ( j’ai certes bien conscience de ne m’adresser ici qu’à une poignée d’érudits, antisémites de surcroît), espérer quoi ? Mais, puisque le pire est à venir, forcément, puisque nul n’y
échappera et qu’il n’est pas indispensable que vous mouriez totalement idiots, nous vous offrons de
jolies choses, entièrement faites à la main pour certains d’entre nous, dont vous pourrez avantageusement orner le mur du salon, juste au-dessus de la commode Ikéa, placer sur l’un des rayonnages de votre
bibliothèque – comment ça, qu’est-ce que c’est ? il y en a aussi chez Ikéa –, écouter en passant l’aspirateur après que vous eussiez pris soin de baisser légèrement le son du téléviseur. Vous verrez, ce n’est pas
si désagréable qu’on le prétend et puis, lorsqu’on s’occupe ainsi la tête, on pense moins au cancer…
août 2012
Broutilles 71
Sept ans de malheur, c’est long !
Mais tout une vie…
Le bonheur. Que n’a-t-on glosé sur ce sujet alors qu’il ne s’agit que d’une hypothèse, que n’a-t-on écrit.
Des romans – de parfois huit-cents pages, des poèmes, des contes, des fabliaux, des essais, des comédies,
des tragédies, des scénarios pour le cinéma, des monologues, des chansons, à croire que l’idée que l’on
s’en fait suffirait à nous dire en quoi il consiste, à le faire exister, à savoir le reconnaître lorsqu’on le
croise dans la rue, dans son lit, dans les bois ou, pour certains qu’inspire la mer toujours recommencée,
dans le naufrage du Titanic. Pourtant, nul épicier ne le propose, en vrac ou au détail, en sachets de
deux-cents grammes, au kilo ou à la tonne. On évoque le marché noir, des réseaux parallèles, certains
tentent bien de nous vendre des ersatz, clandestinement, sous le manteau comme jadis les nus artistiques, à très bon marché parfois mais le plus souvent fort cher, bien que la loi en principe l’interdise et
que l’on condamne certains importateurs de contrefaçons plutôt bien imitées. Mais le client floué s’aperçoit généralement assez vite qu’il s’est fait refiler un placebo. Le prix du bonheur est variable, il n’est
pas coté en bourse, celui qui en a en stock fixe le tarif qu’il veut, à la tête du client. Et il ne suffit pas
d’avoir une bonne tête, au contraire. Il y a bien sûr, ici comme dans tout commerce, le principe de l’offre et de la demande. La demande est nombreuse, impossible à satisfaire, alors c’est l’inflation. Le
hasard, la chance sont aussi des facteurs importants qu’il convient de prendre en considération.
Il en va tout autrement du malheur, qui est gratuit, et aucun margoulin, bien évidemment, ne s’avise
jamais d’en faire la publicité. Qui veut du malheur, pour autrui presque exclusivement et très rarement
pour soi, n’a aucune démarche à entreprendre. Nul besoin d’aller consulter le marabout ou Madame
Irma, qui est un marabout de couleur blanche. Il suffit d’attendre. Quelques excités se seraient plaints
que le temps d’attente ait été excessif et c’est vrai qu’en toutes circonstances on rencontre, inévitablement hélas, un ou deux mécontents mais il ne faut en aucun cas se laisser aller au découragement, à l’impatience qui sont la marque d’esprits continuellement insatisfaits et qu’une candidature au bonheur
rendrait certainement tout autant, si ce n’est davantage, odieux. Car, en vérité, surgit assez rapidement
un bon vieux malheur bien classique. Il arrive qu’il ne soit que minuscule, on ne peut prétendre au gros
lot à chaque fois, mais un jour vient où la surprise est totale et le malheur exceptionnel. D’aucuns se targuent d’avoir connu le malheur cosmique, c’est en effet possible puisque l’évaluation est laissée à l’appréciation de chacun et qu’il faut tenir compte des dispositions particulières de chaque postulant.
Nous savons tous, par ailleurs, qu’un bon malheur ne vient jamais seul, qu’il faut être patient et surtout persévérant. J’ai en mémoire l’aventure en tous points remarquable d’un voisin qu’avait durement
frappé le fait de découvrir à l’âge de six ans qu’il était carolomacérien au motif qu’il était né à
Charleville-Mézières, ce qu’il supportait d’autant moins qu’il était affecté d’un pied-bot et qu’un vendredi saint en revenant des vèpres il était passé sous un camion transportant des Roms qu’on reconduisait chez eux, ce qui l’avait contraint à désormais se déplacer en fauteuil roulant (on n’imagine pas combien les Roms peuvent être à l’origine de la plupart de nos maux). Depuis lors, il attendait, sans succès
Broutilles 72
jusqu’à présent, la mort de ses parents qui le vengerait d’être carolomacérien. Son père venait de fêter
ses quatre-vingt-onze ans et sa mère ses cent-deux. Aussi trépignait-il quelque peu et avait-il fini par
devenir occasionnellement acerbe lorsqu’on lui rappelait, incidemment, qu’il louchait comme son père
et était sourd comme sa mère. Nobody is perfect, avait ajouté pour conclure le professeur de français,
un étranger, qui passait par là et qui se vantait d’avoir traduit tout Elton John en bulgare. Il mourut un
jeudi de l’Ascension, dans la cuisine, quand démarra tout seul son fauteuil sur lequel il était grimpé en
équilibre pour attraper la boîte de mort-aux-rats.
À l’inverse du bonheur, le malheur toujours profite à quelqu’un qui n’en est pas le bénéficiaire. C’est
pourquoi il est si courant que l’on se réjouisse du malheur des autres. Certaines associations humanitaires, des ONG dit-on, sont partout à l’affût de malheureux que l’on regroupe dans des camps pour
pouvoir les décompter à des fins statistiques avec une marge d’erreur aussi minime que possible. Ces
gens-là œuvrent dans le collectif, le malheureux isolé ne les intéresse pas, les médias ne se dérangent
qu’en cas d’exode massif et donc spectaculaire. Le pauvre type tout seul dans sa chambre d’hôtel près
du canal de l’Ourcq qui s’apprête à se pendre par un pourtant bel après-midi de printemps parce qu’il
vient d’apprendre que son fils aîné vient d’engrosser sa mère après avoir égorgé sa sœur peut toujours
attendre une ONG, il ne verra personne. S’il se loupe on lui proposera le secours de la fameuse cellule
psychologique et, pour sept euros cinquante en solde, le livre tellement drôle de Jean-Marie Bigard en
édition de poche.
Le malheur n’est pas très bien considéré, le malheureux encore moins, évidemment. Chez les nantis, le
malheur est rare, plus rare en tout cas que dans les autres couches de la population. On ne parle pas de
malheur, on dit qu’on a un petit souci. Lorsqu’un nanti – capitaliste donc – casse sa voiture, il remplace
sa Bentley par une Rolls ou l’inverse, tandis qu’un anti-capitaliste dont la poubelle à roulettes est jugée
non conforme au contrôle technique se voit contraint d’en voler une autre. Le malheur conduit au vol,
puis nécessairement au crime. Voilà pourquoi les riches ne vont jamais en prison, ou alors juste le temps
de jeter un coup d’œil, pour écrire avec leur nègre personnel un livre de souvenirs.
Le malheur a un côté terriblement négatif, mais sans lui le bonheur serait bien fade.
août 2012
Broutilles 73
Chantons sous la pluie
Enfin il a plu. Jeudi 30 août, jour de la saint Fiacre. Je ne connais personne que ses parents, dans un
accès de franche rigolade, ont un jour eu l’idée d’affubler de pareil prénom. J’imagine le charmant bambin s’en allant vers l’école communale tandis que ses deux andouilles de géniteurs, écartant discrètement
les rideaux de la fenêtre de la salle à manger, pouffent de conserve en chantant à voix basse : un fiacre
allait trottinant, cahin-caha, hu, dia ! hop là ! C’est vrai que le mioche, né avec un pied-bot, boite un
peu, cahin-caha, et qu’avec sa culotte courte couleur de fleur de pissenlit et son anorak immaculé, le
père a beau jeu d’ajouter jaune, avec un cocher blanc. Et les deux imbéciles de rire aux larmes tandis
que le pauvre Fiacre, Dubois par son père, se retourne une dernière fois vers la fenêtre avant de disparaître au coin de la rue Jean Sablon. Qui succéda, avec davantage de moelleux dans la voix, à Yvette
Guilbert dans ce tube inoubliable conçu, paroles et musique s’il vous plaît, en 1888 par l’inoubliable,
mais peut-être un peu oublié quand même, Xanrof.
Oui, il a plu durant la nuit et c’est un plaisir sans mélange que de constater la perte d’une dizaine de
degrés en même temps que la parfaite étanchéité d’un toit refait à neuf. J’ai remarqué depuis quelques
temps déjà combien mes joies étaient devenues modestes, des sortes de discrètes satisfactions. D’autant
plus discrètes qu’elles se font rares. Il y a ce matin une fraîcheur de l’air qui sent délicatement l’automne. Je m’installe sur la terrasse pour prendre mon petit-déjeuner. Le silence est presque total, les
cigales ont remballé leur crincrin jusqu’à l’été prochain, bon débarras ! Sur la colline à l’est, rien de
nouveau, les oies grincent comme une colonie de girouettes rouillées prises dans un vent de force 8 sur
l’échelle de Beaufort mesuré à l’extrémité de la pointe du Raz, où je n’ai jamais mis les pieds mais je
devine que l’on doit s’y sentir comme à la proue d’un trois mâts – commandé par Sterling Hayden sinon
je n’y vais pas – contournant le Cap Horn.
Il a plu, l’herbe et la terre sont mouillées, le ciel est gris et de gros nuages laissent à penser qu’un second
arrosage serait plausible en fin de journée. On doit pouvoir désormais espérer en avoir fini, pour un
temps, avec le feu ronflant des fournaises estivales, la moiteur dégoûtante de son propre corps – sans
parler de celui des autres forcément répugnant. Il a plu et c’est un temps tout à fait approprié pour s’instruire et ainsi connaître un peu mieux les performances de ce fameux saint Fiacre qui, si l’on en croit
les racontars, serait le patron des jardiniers, le fondateur d’un monastère aux environs de Meaux et,
un fameux guérisseur d’hémorroïdes, chancres et cancers. On voit par là combien le bonhomme ferait
fortune, aujourd’hui que pas un seul des êtres humains d’un âge respectable et encore vivants qui me
font l’honneur, au moins une fois l’an, de vider une chopine en ma compagnie n’a réussi à passer entre
les mailles du filet tendu par la gent médicale. Car ce n’est pas au jardinier armé de sa bêche que je
pense, ni au fondateur d’un monastère dont je ne vois guère en quoi il pourrait nous être utile, non, je
songe ici au spécialiste des excroissances douteuses, des ulcères purulents et des nodules perfides. Deux
Pater et trois Ave, le tout arrosé d’une giclée d’eau bénite et nous voilà comme neuf, n’est-ce pas miraculeux et cela ne justifierait-il pas que deux hurluberlus aient eu l’idée pour le moins saugrenue d’intituler Fiacre le fruit de leur copulation hasardeuse.
Il a plu pour la saint Fiacre, pour demain, saint Aristide, on nous annonce du grand beau temps, comme
ils disent. J’espère que le petit Fiacre Dubois, avec son pied-bot, en profitera pour draguer la jeune
Hortense, malgré sa poliomyélite.
août 2012
Broutilles 74
Et les vaches seront bien gardées
Il faut rester chez soi, calfeutré, éviter à tout prix de se mêler des affaires des autres, eux se chargeront
des nôtres, plutôt deux fois qu’une. Il faut rester chez soi, avec du tabac et du vin à la cave, nourrir des
idées de génocide en s’épargnant ainsi de passer à l’acte, car l’altruisme a ses limites et que c’est plus
facile en rêve. On se ressert un verre, on ouvre un livre, ou on en écrit un – en tout cas on essaie, on ne
fait de mal à personne ou juste un peu à soi, mais c’est la vie.
Il y a du vent ce matin, mistral ou vent d’ouest on ne sait jamais ici, ce n’est pas la vallée du Rhône.
Assis sur la terrasse, devant la page presque blanche, presque vide, on regarde ce bout de phrase noire,
qui attend la suite sans s’émouvoir, sans impatience. La chatte Vanille, poursuivie par quelque démon
imaginaire annoncé qui jamais ne paraît, déboule au triple galop telle Randolph Scott sur son destrier
dans un film de Budd Boetticher. Elle s’étale épuisée sur le béton, la tête à l’ombre, envisage de s’endormir là et se relève presque aussitôt, entre dans la pièce du bas un peu sombre, grimpe sur une chaise
où l’attend un coussin dont elle s’est éprise depuis deux jours, à l’abri sous le clavier du piano dont personne ne joue plus depuis lurette. Le piano est un meuble relativement fonctionnel puisqu’on peut, en
prenant quelques précautions car la surface utile est modeste, y déposer une partie de ce qu’on avait
dans les mains en entrant. Le demi-queue offre davantage de possibilités en tant que vide-poche mais
nécessite une aire de stationnement plus importante que le piano droit qu’il faut coller contre un mur
car l’arrière est plutôt moche.
Il faut rester chez soi, jouer du piano si nous en vient soudain l’irrépressible envie, mais il faut alors
préalablement débarrasser le couvercle du clavier. Sinon, et à la grande rigueur, on peut se dire qu’on
a un piano et qu’on en jouerait certes bien un peu mais qu’on a entrepris autre chose et qu’il faut quand
même faire preuve d’un minimum de discipline. D’autant que Stephen Bishop est impérial dans les
Bagatelles du camarade Ludwig. Et puis n’oublions surtout pas que la musique est inopportune en
période de travaux, quand les maçons cognent, clouent, tranchent et ajustent pour me faire un toit qui
soit non seulement étanche mais également aussi joli que possible afin de s’intégrer plus idéalement
qu’une centrale nucléaire dans ce paysage provençal dont nos élus aiment à vanter la sobre rusticité gionesque en même temps que l’atome créateur d’emplois.
Si on ne joue pas de piano on peut tout à fait opter pour… n’importe quoi, par exemple réussir à faire
en sorte que cette page ne soit plus vide, ou presque, mais dise, avec des mots simples compréhensibles
de la plupart, le plaisir – et l’avantage – qu’il y a à rester chez soi, à l’écart de l’agitation, du brouhaha,
des calomnies et des dénonciations, des rafles, des arrestations et des exécutions sommaires, hors de portée – autant que faire se peut et aussi longtemps que les bombardements n’auront pas commencé – de
l’équipe de France 3 Régions, toujours prête à faire irruption chez quiconque est par exemple soupçonné d’écrire un livre dont on aurait déjà vanté la beauté folle et l’époustouflante inspiration – alors
qu’il n’est pas encore écrit – dans les pages littéraires du quotidien Le Monde. Ces gens-là sont sans vergogne, ils surgissent dans votre chambre ou votre salle de bains alors que vous n’avez même pas eu le
temps de passer un slip et de mettre un chapeau, ils veulent savoir si pour dormir vous préférez N°5 de
Chanel ou des boules Quiès, si vous allez aux toilettes avant ou après avoir pris votre petit-déjeuner (ça
Broutilles 75
tombe bien, j’avais déjà pris le mien, voir plus haut), quelle est la marque de votre ordinateur, est-ce
que vous avez une imprimante et si oui laquelle, entre Federer et Nadal vous choisissez qui, croyez-vous
que Laurence Ferrari porte des prothèses mammaires, autant de questions dont les hordes populacières
sont friandes et qui peuvent vous valoir, si vous donnez la réponse attendue, d’être à la tête d’un bestseller.
Non seulement il faut rester chez soi mais il ne faut sous aucun prétexte ouvrir la porte à qui que ce soit,
démarcheur vous proposant l’Encyclopédie Britannicus en quarante-six volumes payables sur douze
ans, duettistes des Témoins de Jehovah ou prétendus inspecteurs des impôts, il ne faut pas davantage
répondre au téléphone quand le nom de l’interlocuteur vous est caché ou inconnu ni accepter de donner votre avis sur telle lessive, nourriture pour chats ou film français. Il faut faire le mort et, pour le cas
où une escapade jusqu’au bourg voisin s’avèrerait indispensable, se déguiser. En labrador ou en teckel
selon les mensurations de chacun, en bulldozer, voire en agent de la force publique – mais c’est interdit
je crois, ce qui – il est bon de le savoir –, en cas d’interpellation éventuelle, oblige à faire usage de son
arme de service. C’est mettre le doigt dans l’engrenage et, dès lors, le génocide est en marche.
août 2012
Broutilles 76
Sinon, comment vivrait-on ?
Oui, bien sûr, il faut relativiser. Le vieillard qui n’en finit pas de mourir sur son lit blanc d’hôpital, sans
se plaindre, sans un mot plus haut que l’autre ; dans sa cellule le condamné à perpète qui depuis longtemps a renoncé à tracer des bâtons sur le mur pour décompter les jours qu’il lui reste à attendre ; le
bœuf, le mouton qu’on égorge avec ivresse pour nourrir des gens qui disparaîtront dans le fracas d’un
bombardement ; le chien, le chat qu’on regarde mourir sans bouger parce qu’on ne sait pas pourquoi ;
les arbres centenaires ou non qu’on tronçonne pour en faire des tables de salle à manger ou des armoires
vaguement normandes ; les requins dont on prélève juste les ailerons pour satisfaire le goût pervers de
prétendus gastronomes aux yeux bridés ; cette fillette de quinze ans qu’on lapide devant deux-cents personnes au Mali, en Iran, au Kurdistan ou en Afghanistan au motif qu’elle aurait aimé un autre homme
que celui qu’on lui avait choisi ; cet enfant qui a volé une pomme et qu’on ampute d’une main pour lui
apprendre les usages…
Il serait préférable de ne pas savoir, de ne pas voir, il serait préférable de reporter son attention ailleurs,
d’ignorer la torture qui fait, dit-on, gagner les guerres et permet d’épargner des vies humaines, il serait
préférable de s’occuper de ses affaires, de contempler un champ de blé qui ondule sous la brise du matin
et d’en faire un poème bucolique, le soleil qui, avant de disparaître derrière la colline, incendie les
nuages et garantit qu’il fera beau demain, il serait préférable de se passionner pour le grand concours
de l’Eurovision ou les Jeux olympiques, oui il serait préférable…
Tandis que je m’échine à recenser les innombrables horreurs et les minuscules bonheurs de l’existence,
une mouche, de dimensions modestes, s’est posée sur l’écran de mon ordinateur, tout en bas, là où s’affichent les spécifications de la mise en page. Elle est parfaitement immobile, je l’ai vue, juste après son
atterrissage, se frotter les pattes de devant comme on se lave les mains sous le robinet et, depuis, elle n’a
pas bougé d’un millimètre. Elle se chauffe, peut-être dort-elle, fatiguée par un long voyage ou bien rêvet-elle à une autre mouche – mâle ou femelle, allez savoir ! – qu’elle aurait rencontrée ce matin en faisant
ses courses au supermarché. Non elle ne dort pas, elle vient tout juste de se frotter les pattes arrières
sous les ailes, dans une position assez acrobatique. Tout à l’heure, lorsque je m’allongerai sur le divan
pour une petite sieste bien méritée, elle viendra peut-être se poser une fois, deux fois, dix fois sur mon
bras, sur mon nez et, un peu exaspéré, je tenterai de l’écraser à jamais d’une claque bien ajustée. C’est
la vie, en somme.
La mouche a fini par s’envoler après que j’aie éteint sa couverture chauffante personnelle. Je note
qu’elle a chié partout sur mon écran. La plupart du temps, une telle ingratitude nous déçoit.
La différence n’est pas si grande, au fond, entre ma copine, temporaire, la mouche – que j’appellerai
Denise parce que ça lui va plutôt bien me semble-t-il, mais le choix des prénoms est toujours un peu arbitraire – et ce petit garçon italien dont l’institutrice avait tenté de couper la langue parce qu’il parlait
trop en classe. Relativisons donc, sinon comment vivrait-on ?
septembre 2012
Broutilles 77
L’heure de l’apéro
Midi moins six ! Je crois que j’ai laissé passer l’heure de l’apéro, mais ce n’est pas parce qu’on s’est un
moment abandonné aux délices extravagantes de l’inutile mais roborative écriture qu’il faudrait renoncer à rattraper son retard et se priver d’un verre ou deux de ce beaujolais blanc qui nous vient de Saint
Laurent d’Oingt que nous découvrimes in situ un dimanche matin, à l’heure où d’autres sortaient de la
messe et se dirigeaient, encore tout étourdis par l’homélie du célébrant à tonsure, vers la pâtisserie afin
d’y faire le plein de gâteaux débordants de crème, juste ce qu’il faut pour accompagner le mousseux.
Oui, je sais, qui dit apéro, boisson, alcool dit forcément alcoolisme, ivrognerie, et donc cirrhose, cancer
du foie, du pancréas… les perspectives sont multiples, aussi les sages s’abstiennent-ils, et meurent d’un
cancer du coude gauche. Ou renversés par une Smart. Quand on y pense et qu’on s’intéresse quelque
peu à ce sujet, on se dit que c’est ô combien étonnant de découvrir les énormes, les immenses possibilités que nous offre la médecine moderne. Du temps de nos aïeux le choix était mince, ridicule, dérisoire,
l’ordinaire était la règle, on mourait d’un refroidissement – il est d’ailleurs assez plaisant de songer
qu’on puisse se refroidir avant même que d’être feu –, d’une bronchite, voire d’une tuberculose mal soignée par le célèbre docteur Robert Koch ou un autre et, le plus souvent, on peut même dire d’une
manière générale, d’une panne de cœur. Aujourd’hui, grâce à la science, on peut trépasser d’un cancer
d’à peu près tout et même de n’importe quoi. Je sais un comédien qui, ayant pu bénéficier d’un cancer
de l’œil qui lui a complètement singularisé le faciès, fait depuis lors une honorable carrière, le cinéma
étant assez friand de figures pittoresques. Si l’on approfondit la question on découvre quantité de cancers inattendus à côté desquels celui du sein, de l’utérus, de la prostate ou du poumon – voire des deux
– sont d’une banalité affligeante. Le cancer de la mâchoire est par exemple assez peu répandu, de même
que celui de la plèvre qui, en revanche, obtient un taux de mortalité supérieur au nombre de cas identifiés, à l’inverse du cancer du testicule – gauche ou droit, peu importe –, moins prisé que celui du côlon
qui peut certes s’épanouir jusqu’au rectum mais n’atteint que le score de quatre-vingt-deux décès pour
un peu plus de deux mille cas, une remarquable performance. J’ai ainsi remarqué que le cancer du rein
n’arrive qu’en huitième position, derrière celui de la vessie, tandis que celui du testicule culmine misérablement au vingt-troisième rang. On voit par là qu’en comparaison de ce que l’on peut attendre d’une
bombe à neutrons le cancer est d’un impact tout simplement dérisoire et qu’il est finalement contre-productif de lui faire une telle publicité, dont il tire tous les bénéfices du seul point de vue marketing. Il
n’est que d’observer avec quelle jubilation et quel à-propos vis-à-vis de leur propre actualité, les célébrités mettent un point d’honneur à trépasser d’un cancer. Il est bien loin le temps où les stars du cinéma
ou de la chanson choisissaient de périr qui dans un spectaculaire accident d’automobile, qui en s’électrocutant dans son bain, qui en sautant du sixième étage. Il y avait alors du panache, du glamour, une
sorte d’héroïsme qui font aujourd’hui gravement défaut aux pitoyables cancéreux.
Il faut savoir que le cancer est malin et qu’il se dissimule sous des noms d’emprunt destinés à brouiller
les pistes et à semer la confusion dans l’esprit déjà perturbé du cancéreux qui pourtant s’ignore encore.
On se méfiera donc à bon escient des mélanomes cutanés, des leucémies plus ou moins aiguës, des lymphomes même non-hodgkiniens, du myélome multiple, du sarcome de Kaposi, des carcinomes et autres
Broutilles 78
glioblastomes, en bref on s’efforcera de se tenir à l’écart de tout ce qui ne s’appelle pas ouvertement cancer et il est sage, dès lors que le praticien a prononcé les mots de tumeur, nodule, grosseur ou tache, de
prendre toutes les dispositions nécessaires auprès du concessionnaire Roc-Eclerc le plus proche.
Les scientifiques français – les autres gardent pour eux le résultat de leurs recherches – qui travaillent
d’arrache-pied comme on dit chez les ruraux, ont mis au point le cancer de l’ongle du pouce du pied
gauche. Les tests effectués sur la population carcérale, principalement d’origine étrangère, se sont révélés positifs. On peut donc, sans enthousiasme exagéré, envisager sa commercialisation avant la prochaine élection présidentielle. C’est un cancer exceptionnel, d’une fulgurance ahurissante. À peine
constate-t-on l’apparition d’une grosseur – ne pas confondre avec l’oignon ordinaire – que la nécrose a
déjà gagné tout l’orteil, deux jours plus tard les métastases ont colonisé tout le pied. Les autorités estiment qu’en moins de deux mois il est possible de rayer de la carte l’équivalent des indigènes d’un département comme la Seine-Saint-Denis, par exemple, mais ce n’est qu’un exemple évidemment. On voit par
là tout ce qu’il est désormais possible d’espérer en termes de lutte contre l’insécurité. La science, si elle
ne sauve pas l’homme, en préservera au moins quelques-uns, c’est en tout cas ce que ceux-là espèrent.
L’oncologue a énormément fait progresser le cancer, avec cet éminent spécialiste tout progrès est dorénavant envisageable alors que, du temps de Molière – si l’on y songe, c’est aberrant et il y a quand même
là de quoi rire énormément – les moyens ne dépassaient pas le stade du clystère et de la saignée, avec les
résultats que l’on sait. Selon un dissident de l’Académie française qui souhaite conserver l’anonymat et
on le comprend, oncologue serait issu de l’adverbe oncques qui signifie jamais. Le terme est archaïque
et ne l’utilisent plus guère que les poètes que la rime turlupine. On comprend d’ailleurs assez mal le lien
qui pourrait unir jamais et un quelconque professionnel de santé. Je précise toutefois qu’il convient
depuis déjà quelques temps de s’adresser, en cas de problème, à l’oncologue plutôt qu’au cancérologue,
ce dernier lui ayant cédé la place, tout comme on préférera la longue maladie ou la tumeur maligne au
cancer dégoûtant. Je reconnais par ailleurs que l’homme de l’art est aujourd’hui aidé de manière considérable par les industriels de l’agro-alimentaire, et par les industriels tout court d’ailleurs, et que nous
ne saurions lui faire, comme on dit, porter seul le chapeau alors qu’il s’affuble déjà, pour pratiquer ses
petites interventions répugnantes, de couvre-chefs de couleur généralement verte d’un grotesque achevé
susceptibles de faire pouffer le patient déjà plus ou moins condamné, au risque de le faire périr par
étouffement. Ce qui serait fort désobligeant pour ledit oncologue et peut regrettablement nuire à la fiabilité des études statistiques. Lesquelles nous indiquent que tous les cancers n’obtiennent pas un taux de
mortalité qui soit égal au nombre de cas répertoriés. J’insiste vigoureusement sur le nombre de cas
répertoriés car il faut ici savoir que beaucoup de malades ignorent qu’ils vont mourir d’un cancer,
jusqu’au jour où c’est trop tard pour consulter l’oncologue du quartier, ou du département pour les
ruraux toujours défavorisés, aussi bien en termes de culture (on expose peu Daniel Buren à Saint-Chélyd’Apcher, dont les citoyens – c’est rigolo – sont les Barrabans) que pour ce qui concerne le nombre de
scanners qui ne soient pas en panne à la date fixée pour la biopsie. On observe ainsi que les chances de
survie sont absolument risibles avec le cancer du foie ou du pancréas tandis que le cancéreux de la thyroïde peut parfaitement espérer continuer à se nourrir de choux de Bruxelles même pas bios avec un
pourcentage de réussite allant de 88 à 95%. Il convient donc, autant que faire se peut bien évidemment,
de préférer le cancer du sein ou de la prostate à celui du poumon qui fait un score plutôt médiocre en
termes de survie. Naturellement, chacun voit midi à sa porte, sauf s’il l’a fermée à double tour et tiré
les doubles-rideaux afin de se laisser aller à mourir tranquillement, discrètement, de son cancer préféré.
Personnellement j’hésite encore, tant le choix est vaste et l’efficacité hasardeuse. Dans l’immédiat, et en
cette fin d’après-midi d’automne (car il est maintenant l’heure de l’apéro du soir et j’ai un peu traîné
en route) assez joliment ensoleillée, je vais me servir un petit brouilly. À ta santé, le crabe !
septembre 2012
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S’abstenir, souvent eut été préférable
Certains jours, allez savoir pourquoi, ça coule, ça file, on en écrirait des pages et des pages, mais jamais
– encore heureux ! – on ne se risque à de telles extravagances. Pourtant, une page par ci, deux pages
par là, le temps encore de remplacer un mot par un autre, forcément plus approprié, on serait presque
content de soi. Évidemment, ça ne dure pas, alors on recommence, une page peut-être deux. C’est que
les mots sont difficiles à manier, autrement plus difficiles que les chiffres qui n’émoustillent que les
comptables. Les hommes que l’on dit d’affaires, quant à eux, ne s’intéressent aux chiffres qu’à condition qu’ils soient devenus des nombres, riches d’une quantité de zéros. Mais les mots, ils ignorent l’usage
qu’on peut en faire, en dehors des contrats bien entendu.
Certains jours oui, et d’autres non. On reste là, assis dans son fauteuil, inerte, aussi vide qu’un verre
vide, à vouloir se persuader que bien sûr ça va venir, qu’il suffit d’écrire le premier mot pour qu’ensuite tout s’enchaîne et se déroule comme une pelote de ficelle dont on a tiré le bout qui dépassait. Rien
ne vient. On regarde le ciel à travers la fenêtre, il est vide lui aussi, vide et uniformément gris. On devrait
se montrer réjoui, satisfait d’être enfin débarrassé de cette poussière sèche de l’été, heureux de pouvoir
à nouveau respirer normalement et enchanté de voir revenir l’automne et ses douceurs attentives. Ce
serait l’occasion idéale pour s’enthousiasmer, sans lyrisme excessif, pour trouver les mots qui disent
exactement combien l’air est redevenu paisible, avec juste ce qu’il faut d’humidité et cette odeur de terre
mouillée. On se laisserait tenter par la pôhaizie, on torcherait un petit pôhaime, avec des lignes courtes
et inégales, dépourvues de ponctuation, si on était un tant soit peu pôhaite. Mais c’est ce rien qui vous
gâche tout, on peut certes écrire rien, sans être beaucoup plus avancé puisque, en soi, tout se tait.
Serait-ce que l’on est devenu idiot, imbécile, l’un ou l’autre de ces sombres crétins contents de tout et
qui ne voient surtout pas pourquoi il serait nécessaire à qui que ce soit d’en tirer commentaire sur une
page ou deux. Quant à parler de ce qui agace, irrite, énerve, vous n’y songez pas, quand même ?
Le temps passe et s’étire, deux heures déjà dont un quart de l’une à grignoter des rillettes de canard sur
une tranche de pain avec un verre ou deux de blanc… Oui oui, je sais, il en est qu’épouvante l’idée que
l’on ose boire du blanc en mangeant des rillettes, et c’est moi que l’on traite de psycho-rigide ou d’intégriste, on croit rêver. Le blanc c’est le matin, le rouge à partir du milieu de l’après-midi, il n’y a pas à
sortir de là. Je vais peut-être aller me reposer un moment, quand il s’agit de perdre son temps on peut
tout aussi bien le faire allongé plutôt qu’assis, à ceci près qu’allongé on se repose mieux. Regardez les
morts, on ne les enterre pas assis ! Et puis, dans une heure ou deux, je reviendrai voir s’il s’est passé
quelque chose dans ma page, on ne sait jamais…
Voilà, on ne peut pas dire que le temps m’ait été favorable. Il y a des jours où il serait préférable de ne
sortir de son lit sous aucun prétexte.
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Sacrée soirée
J’étais il y a quelques jours de vernissage. Je déteste les vernissages, en règle générale je préfère ne pas
et j’évite, mais il faut parfois, nous dit-on, faire contre mauvaise fortune bon cœur et comme je suis
quelqu’un qui a le cœur sur la main j’y suis allé, les mains dans les poches afin que nul ne remarquât
rien. La fortune ne m’a pas souri, quoi de plus normal puisqu’elle était mauvaise. Mais, puisqu’on est
là, autant donner libre cours à sa générosité naturelle. On sort les mains de ses poches afin d’en serrer
quelques-unes dont on ne parvient pas vraiment à se souvenir exactement du nom de leur heureux propriétaire, on accole une fois ou deux, on peut même aller jusqu’à baiser les mains embagousées des
dames si elles ne sont pas trop horriblement tavelées, c’est en somme assez mondain. On finit par tomber sur l’artiste dont les œuvres sont là, que l’on s’efforce de ne pas voir, illuminant la salle de leurs flatulences colorées. On lui dit que c’est très bien, sans entrer dans les détails, quand une sorte d’employé
aux écritures – le critique local affecté aux beaux-arts célèbre, localement s’entend, pour la virtuosité
enthousiasmante de ses envolées dithyrambiques – insiste pour se l’accaparer à des fins essentiellement
élogieuses. Naturellement, on cède volontiers la place, on évite prudemment le rosé provençal à la
tireuse et les morceaux carrés de pizza cloutés d’olives noires jamais toutes dénoyautées et on file vers
la rue où il fait délicieusement bon, à l’écart du bruit et des conversations d’une indigence assez exceptionnelle.
C’est à ce moment-là que m’est revenu en mémoire ce mot obscène, prononcé par l’un, l’une ou l’autre
des vaillants amateurs d’art qui avaient choisi ce soir-là de fougueusement se cultiver. Objectivité !
Pensez donc, l’objectivité était parmi nous et je ne m’en étais même pas aperçu. Rien vu, rien deviné,
je suis décidément d’une inculture crasse. L’ob-jec-ti-vi-té… là, devant mes yeux, à portée de main –
attention, il est interdit de toucher, surtout avec un cutter à la main ! – et je suis passé à côté sans même
m’en douter. Je me demande encore si tous ces gens, ces vaillants amateurs d’art – qui auraient pu s’aller saouler de conserve en quelque tripot à la mode en apprenant les résultats catastrophiques du Cac
40 – je me demande s’ils ont bien perçu l’ampleur d’un événement dont les conséquences peuvent s’avérer capitales pour l’humanité tout entière, ou presque.
Que l’objectivité se soit exhibée, toute nue, devant une poignée de badauds avinés qui auraient peut-être
poursuivi leur chemin en proférant des grivoiseries, passe encore, mais dans une galerie d’art… au vu
de l’élite, enfin… disons sous le regard hautement cultureux d’une soixantaine de personnes – c’était un
samedi, veille d’élections au Mouvement des entreprises de France – qui ne s’y attendaient nullement,
voilà qui ne manqua pas d’en laisser plus d’un, mais pas davantage, tout ébaubi. L’art pourrait donc
être objectif, surprenante découverte alors que la critique, d’avant-garde la critique, y voyait jusque là
l’âme même de la révolution. Mais attention, objectif ne veut pas dire inoffensif, entendons-nous bien,
car sinon à quoi servirait d’innover sans cesse si cela ne débouchait jamais sur une enculturation des
masses et, subséquemment sur leur éveil à la création artistique.
J’étais là, à piétiner le bitume en me demandant comment j’avais pu vivre jusque là en dehors de l’objectivité. C’est un peu comme vivre en dehors de la religion, dans le blasphème et l’impiété dégoûtante.
Dans l’abominable subjectivité. Voilà pourquoi j’étais resté affreusement insensible aux œuvres tellement objectives de cet artiste dont on louait en ce moment même l’admirable capacité à s’effacer le plus
totalement possible afin que sa production atteigne ce haut degré de neutralité.
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Convaincu de m’être jusqu’ici fourvoyé, j’y suis retourné. De la soixantaine d’éminents amateurs d’art
il ne restait que les forcenés, les admiratifs les plus inconditionnels, le gratin en somme. Pour faire bonne
figure et donner l’impression d’être des leurs – comme on dit dans la chanson – j’ai voulu finir ce qu’il
restait de rosé de Provence…
En relevant la tête, maintenant que la salle était presque vide, mes yeux ont englobé en une seule fois la
quasi totalité de l’exposition, j’ai eu comme un étourdissement. Et là, sur la moquette lie-de-vin, j’ai
vomi.
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Le trop-plein du bocal
J’entends dire que l’abus d’alcool serait dangereux. Comme pour le tabac, les mollahs de l’ascèse veillent sur notre santé. En s’assurant le concours d’experts hautement qualifiés ou prétendus tels, certains
intégristes d’État ont même fixé des quotas qu’il convient de respecter avant de s’en aller avec quelques
copains s’envoyer en l’air sur le périphérique, ou, si l’on a l’humeur particulièrement badine et qu’un
malencontreux hasard vous a conduit en de semblables contrées quelque peu déshéritées, sur une petite
départementale reliant Ouistreham à Saint-Aubin d’Arquenay, par ailleurs peu fréquentée à trois
heures du matin. Ayant dès ma plus tendre enfance énergiquement refusé de sacrifier à l’ivresse de la
conduite automobile, j’ignore à peu près tout du bonheur exaltant de ces fantastiques épopées, sauf bien
sûr lorsque je suis invité à y participer en tant que passager plus ou moins volontaire, de préférence à
la place dite du mort puisque j’ai finement remarqué qu’à l’arrière on vomit plus volontiers et qu’alors,
si l’on s’en sort relativement indemne, le propriétaire du véhicule, faisant fi des convenances, a souvent
tendance à nous témoigner quelque aigreur.
Je n’ignore certes pas combien il peut être lourdement préjudiciable de se trouver sur le trajet occasionnellement incertain de l’un de ces conducteurs possiblement exubérants lorsqu’on a eu la malchance
d’être né chat, chien, hérisson, écolier rentrant bien tardivement il est vrai de l’école communale, ou
poivrot accidentel en passe d’être accidenté. Mais la vie n’est-elle pas elle-même, dans sa longue continuité, le terrain propice à quantité de dangers épouvantables ? Bien sûr que si, je ne me le fais pas dire.
Passons sur les diverses bestioles circulant imprudemment sur la chaussée, prioritairement et légalement
affectée au passage de véhicules à plusieurs roues, et concentrons-nous sur cette scène plutôt bien réussie où un ivrogne pédestre croise inopinément un ivrogne automobiliste. Que croyez-vous qu’il arriva ?
comme écrivit Voltaire le jour où il découvrit, par le plus grand des hasards et avant de l’enfiler, un serpent dans l’une de ses pantoufles. Il arriva, d’une part, que le serpent qui avait piqué Jean Fréron creva
et l’on vit, d’autre part, nos deux éthyliques copieusement avancés s’épargner l’un l’autre – mais quand
même l’un davantage que l’autre – pour la bonne raison qu’ils ne s’apercurent ni l’un ni l’autre et qu’il
existe, tout le monde ne cesse de le répéter, surtout eux, un bon dieu pour les ivrognes.
Outre les intégristes qu’exalte l’interdit il convient de se garder au moins tout autant des nutritionnistes,
diététiciens et autres charlatans qui nous tiennent des propos alarmistes, inventent des mesures de rétorsion qu’ils souhaiteraient nous voir appliquer à nous-mêmes dans le but, prétendent-ils, de nous faire
rentrer dans le rang des bien-portants qui mangent bio et boivent de l’eau. Le bon sens populaire –
auquel il faut certes se référer avec prudence – soutient que manger bio ne peut pas nous faire de mal
même si cela ne nous fait pas de bien. Mais boire de l’eau alors que nous allons en manquer dans les
toute prochaines années est tout simplement criminel à l’égard de nos propres enfants. Ces gens que leur
sacerdoce envoute et les pousse à croire qu’ils sont investis d’une mission divine évidemment salvatrice
ont édicté une charte personnelle selon laquelle il faut manger ceci et non cela, en telle quantité et à telle
heure de la journée, et qu’il convient de ne la point transgresser. Ils professent qu’un dîner un peu riche
accompagné d’une ou deux bouteilles de jus de raisins bourguignons (pour peu que le repas s’installe
dans la durée et s’étire jusqu’à plus soif puisque nous n’avons, que je sache, nul train ni avion à prendre) nuirait immanquablement à la sérénité de notre repos nocturne.
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D’une manière générale et sauf exceptions naturellement, j’ai maintenant renoncé aux digestifs de fins
d’agapes qui parfois créent une sorte de casque prussien dont la pointe serait à l’intérieur mais j’ai
remarqué qu’en revanche le vin, bu en quantité suffisante – qui donc parle d’abus ? –, vient assez brillamment à bout de mes angoisses existentielles et assure, sans garantie certes, à mes nuits un confort
soyeux.
Reste évidemment qu’il faut se lever souvent pour évacuer le trop-plein du bocal. C’est à ce genre de
petits détails qu’on réalise que le temps de la jeunesse est définitivement passé.
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Et les mots pour le dire…
Je n’ai – faut-il vraiment le déplorer ? il semble bien que oui – jamais suivi les cours de création littéraire qu’affectionnent les apprentis écrivains américains. Je n’ai pas davantage participé à ces ateliers
d’écriture qu’animent de respectables auteurs que le fruit de leurs publications ne parvient pas à faire
vivre dans une opulence relative. Je suis – je devrais en avoir honte – un pitoyable autodidacte qui se
pique de tartiner sa prose sans avoir jamais rien appris de l’art et la manière.
Les choses sont pourtant d’une évidence extrême. Il faut écrire des phrases simples et celles-ci seront
impérativement courtes. Le lecteur doit être en mesure de comprendre immédiatement ce que l’autre
andouille a voulu dire. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement - Et les mots pour le dire arrivent aisément. Mes trois ou quatre détracteurs (c’est aussi le nombre de mes lecteurs très occasionnels et qui n’insistent jamais pour savoir s’il y aurait du rab) tiennent un certain Nicolas Boileau pour un homme de
raison qui en connaissait un rayon en termes d’écriture. Savoir que je ne lui conteste nullement, bien au
contraire puisque j’applique sa méthode au pied de la lettre, pourrait-on dire, et j’ajoute, sans me vanter, que pour ce qui me concerne les mots pour le dire arrivent aisément, à un point tel que l’on me
reproche d’en mettre trop. Je reconnais, j’avoue que mes phrases sont parfois très copieuses (jadis ma
mère me disait qu’il vaut mieux faire envie que pitié), j’entends médire et dire que d’aucuns les jugent
filandreuses, que j’use et abuse de la parenthèse, des tirets et virgules, et que ma propension à solliciter la digression comme d’autres la métaphore a de bonnes raisons d’agacer quelquefois.
Que faut-il comprendre par le terme phrases simples ? Phrase. Suite de mots comprenant au moins un
syntagme nominal et un syntagme verbal (ex : Il vient), dit le Robert, qui ajoute que ladite phrase peut
être parfois réduite à l’un des deux (ex : Attention !). J’admets qu’en effet il est extrêmement difficile
de faire plus simple et qu’il me reste de gros progrès à faire si je veux parvenir un jour à écrire aussi
sobrement qu’un auteur de bandes dessinées (pardon ! il faut désormais dire roman graphique et excusez-moi s’il vous plaît si je pouffe). Pourquoi se compliquer l’existence en allant chercher à raconter
avec force détails l’obscurité qui gagne progressivement, lentement, ce quartier de la ville où, dans une
ruelle déserte, la vitrine d’un épicier nord-africain vient de s’éteindre. Il suffit d’écrire nuit, et tout le
monde aura compris. Ainsi réussit-on l’exploit de faire à la fois simple et court. Ce faisant, on ne gaspille ni mots, ni papier pour l’impression de l’ouvrage et pas davantage le temps ô combien précieux de
quelque lecteur potentiel.
Non content de n’avoir pas adhéré à la charte du Syndicat-des-écrivains-comme-il-faut j’ai un peu tendance à ne pas trop me soucier de raconter une jolie histoire, ce qui n’est d’ailleurs pas un mince exploit
quand la phrase doit se limiter à un ou deux syntagmes. C’est que je ne sais sans doute pas faire, n’étant
pas le moins du monde romancier. On est romancier ou on ne l’est pas. Peut-être le naît-on. J’ai lu et il
m’arrive de lire encore l’œuvre romanesque, comme on dit, de tel ou tel. Je peux tout à fait y prendre
plaisir et il existe de remarquables romans. Mais ce que j’aime à écrire est moins ambitieux, il ne me faut
qu’un feuillet ou deux et l’intrigue, pour parler comme Agatha Christie, ne m’intéresse guère. Et puis,
cerise sur le clafoutis, non seulement je n’ai pas d’intrigue à proposer, non seulement mes phrases ne
sont pas simples et courtes, mais pis que tout peut-être, je dis je à tour de bras, je ne parle que de moi,
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de mes petits soucis dont chacun se moque éperdument et s’avère peu enclin à connaître mon opinion
sur la tourterelle terrassée par la déshydratation parce que nul n’a songé à lui apporter un verre d’eau
durant ses vocalises ou le cancer de l’anus qui ravagea non loin d’ici cette colonie de chanoines vermeils
et brillants de santé (comme dit encore Boileau) et leur fit douter de l’existence de Dieu. Je crois d’ailleurs que les faits auraient été démentis par l’épiscopat.
Pourtant j’ai bien dû écrire quelque part le ciel est bleu ou il pleut, mais on me lit en hâte, par dessus
la jambe et on ne veut retenir que ce qui me sera préjudiciable à seule fin de me discréditer. On oublie
que j’ai écrit le ciel est bleu pour ne vouloir se focaliser que sur le débagoulis qui, dit-on, lui fait suite,
le précède, l’englobe, le noie et l’ampute scandaleusement de sa fraîcheur concise. Je sais des auteurs
très contemporains qui, écrivant le ciel est bleu, s’en tiennent là et laissent ainsi au lecteur la magnifique
et troublante liberté de compléter, s’il le souhaite, à sa guise. La littérature se veut alors ouverte, à tous
vents, l’œuvre ainsi conçue une sorte d’auberge espagnole dont son auteur serait l’aubergiste.
Attention ! Il vient. Il est reparti. Fin. On perçoit immédiatement dans cette œuvre de jeunesse, dont le
Robert a tiré un extrait désormais célèbre, tout l’art de rester simple en ne s’encombrant jamais de fariboles que l’écrivain présomptueux nommera style et qui lui permettent, en partant d’une action ramassée parfaitement exemplaire, de tirer à la ligne sur trois cents pages. J’ai ajouté le mot Fin – qui n’est
évidemment pas du tout indispensable, bien au contraire puisque nous pataugeons dès lors allègrement
dans la plus indécente redondance – dans le seul but de bien mettre en évidence le fait que l’on est ici
arrivé à la dernière page du roman. On peut bien sûr, tout à loisir, ajouter un tome 2, voire un troisième,
ou davantage si le besoin s’en fait sentir, ou si l’éditeur sent qu’il y a là un filon à exploiter et, à terme,
le possible best-seller de la rentrée. À l’occasion de la sortie dans la Pléiade de ses œuvres complètes
l’écrivain comblé se verra offrir un exemplaire hors-commerce dédicacé par le ministre de la Culture du
moment et expédié par la Poste sous enveloppe affranchie à vingt grammes. On en parlera au journal
télévisé de vingt heures.
Pour ce qui me concerne, j’envisage de succomber à la tentation des notes en bas de page.
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Je pense à l’instant même…
Oui, c’est vrai, j’en conviens, vivre n’est pas totalement dépourvu d’intérêt, mais peut-être est-ce dû au
fait que je suis d’une nature curieuse. Et je reconnais qu’il faut sans aucun doute être d’une nature exagérément curieuse pour consacrer un temps relativement précieux, compte tenu de ce qu’il nous reste
précisément à vivre – je parle pour moi, bien évidemment –, à observer le comportement singulièrement
différent du nôtre d’individus qui, pourtant, sont à peu près semblablement fabriqués sur le même
modèle que nous. Cela dit sans entrer dans les détails et en limitant notre examen comparatif aux seules
apparences, encore qu’il faille, là encore, se méfier desdites apparences. Nous avons tous en effet, peu
ou prou, le même nombre de pieds, de jambes, de bras et de doigts, d’yeux, de nez et d’oreilles, sans
compter les organes dont par décence on s’abstient de parler, et force est de constater qu’en dehors de
dimensions ou de couleur qui ne sont en vérités qu’excentricités destinées uniquement à se faire valoir
auprès de certains publics toujours friands de monstruosités, rien d’essentiel ne nous différencie, physiquement et j’insiste sur ce point, d’Albert Einstein – que je ne connais pas personnellement – ou de
mon voisin d’en face, que je soupçonne néanmoins d’avoir jeté sa vieille épouse dans le puits derrière la
maison pour se livrer à toutes sortes de débauches avec une gamine de dix-sept ou dix-huit ans qui pourrait être sa fille, et qui l’est peut-être d’ailleurs, ce qui ne l’excuse pas pour autant.
Toutefois, les apparences étant ce qu’elles sont, il convient de les dépasser pour aller voir un peu ce qui
se passe d’un point de vue comportemental, on le voit bien chez mon voisin d’en face. Car tout est là. Et
en dépit de la ressemblance criante qui me pousserait à dire bonjour monsieur Pinochet à mon boucher
quand je m’en viens dans son échoppe faire l’emplette d’une entrecôte bien saignante, je me retiens très
fort car l’homme respire la bonté et je l’ai surpris à plusieurs reprises, installé sur une chaise longue
derrière sa vitrine réfrigérée où reposent les quartiers de viande endormie, occupé à lire Jean-Pierre
Martinet. Un homme qui lit Jean-Pierre Martinet ne peut pas être tout à fait mauvais.
En revanche, je sais des gens dont il serait salutaire d’observer d’un peu plus près les us et coutumes,
au-delà même de leur bonne mine et de leur honnêteté de façade. Voire des talents, quand ce n’est pas
davantage, que la société leur prête. J’ai ainsi découvert, pas plus tard qu’hier que le plasticien, comme
ils disent, Yves Klein était rosicrucien. Cela n’explique certes pas tout, mais enfin… Éric Satie l’était
aussi, rosicrucien, bien qu’il n’ait pas été dépourvu d’humour. On voit par là combien il serait quelque
peu arbitraire, et possiblement désobligeant pour eux, de faire fusiller – ou de s’en charger soi-même,
au risque d’y prendre du plaisir – tous les individus qui ressembleraient vaguement à Hitler ou Staline
(d’autres exemples existent qui ne figurent pas tous, ou pas encore, dans les livres d’histoire) tandis que
continueraient de courir par monts et par vaux d’épouvantables salauds plus ou moins anonymes qui ne
ressemblent à aucune célébrité dont la biographie s’étale dans n’importe quel dictionnaire des noms que
l’on prétend propres. Je pense à l’instant même…
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Morne plaine
Dimanche. Je hais les dimanches, chantait dans ma jeunesse la muse de Saint-Germain-des-Prés, c’est
dire qu’elle ne doit plus être toute lisse, Juliette. Je ne hais pas les dimanches, je ne les aime pas beaucoup, c’est tout. Tout ou presque y est interrompu – on n’enterre pas le dimanche et je me demande si,
dans les démocraties qu’excite encore la peine de mort, on exécute ce jour-là les condamnés –, tout y est
suspendu, remis à plus tard au motif que ce serait le jour du seigneur, avec une majuscule s’il vous plaît.
Que l’on honorerait en ne travaillant point. Sauf ceux qui tuent aussi ce jour-là, quel que soit leur seigneur. Et les abattoirs, seraient-ils fermés le dimanche ? Il faut pourtant bien que les peuples mangent
leur ration de viande fraîche. Les restaurants travaillent le dimanche, les boulangers et les pousseurs de
baballe également – du pain et des jeux ! –, les curés aussi, c’est même leur meilleur jour puisque c’est
le jour du seigneur (on ne le répétera jamais trop) et qu’ils se prétendent, en quelque sorte, ses exécuteurs testamentaires. C’est du moins ce qu’on raconte mais je ne m’intéresse guère à ce genre d’activités assez exhibitionnistes. Les facteurs ne travaillent jamais le dimanche, ils vont probablement à la
messe. Avant de faire halte chez le pâtissier afin de s’approvisionner en gâteaux pour le traditionnel
déjeuner chez mémé que la vente, plus ou moins prochaine mais attendue non sans une certaine fébrilité, de son logis bien situé dans un quartier chic rend attachante, même si… Quand il n’est pas de garde,
le médecin préfère passer la journée dominicale en famille à observer sa progéniture en se demandant
de quelle maladie ils mourront, lorsqu’il ne sera plus là et n’aura pas ainsi à redouter l’éventuelle culpabilité d’une erreur de diagnostic.
Dimanche. Sainte Édith. Autrefois, j’ai connu – au sens biblique, comme ils disent en pinçant grandes
et petites lèvres – une Édith. Il me semble qu’elle était un peu rousse mais je me trompe peut-être. Je me
souviens que nous avions passé – bibliquement donc – la nuit dans le lit de sa copine (dont j’ai oublié le
prénom) qui avait un appartement rue des Carmes, à côté de la place Maubert. Dans le meilleur des cas,
en ces temps qu’aujourd’hui l’on dit glorieux et c’est vrai que d’un certain point de vue ils le furent, les
lits ne dépassaient que rarement le cent quarante et, à trois, je reconnais que c’est un peu juste mais il
serait bien indélicat de s’en plaindre. J’espère que tu vas bien, Édith, et ta copine également.
Pour les occupants d’un pavillon en banlieue, le dimanche c’est le jour où l’on tond le gazon en contournant les nains de jardin, le barbecue et l’inévitable balancelle. Aux environs de la Toussaint, JeanAlbert Bouton, chef de rayon au Bon Marché, bâche le barbecue et rentre les coussins de la balancelle,
les nains quant à eux peuvent bien crever d’une broncho-pneumonie. En mai 1945 Joseph-Albert
Bouton, son père, chef magasinier à la Belle Jardinière, tondait déjà, lui aussi. À cette époque on était
facilement un peu oisif et il faut occuper utilement son temps de loisirs, fut-il autre qu’un dimanche.
Quiconque n’a pas de jardinet où libérer son trop-plein d’énergie s’avachit devant un programme culturel cathodique ou bien s’en va boire ses économies au bistrot du coin, pour autant qu’il y ait un coin,
pas trop loin. Privé de son passe-temps favori et de l’ambiance de franche camaraderie qu’il ne quitte
qu’à regret et aussi brièvement qu’il est possible, le salarié s’emmerde copieusement le dimanche. Il
pourrait certes profiter de cette terrifiante vacuité pour s’en aller porter à se mère des roses blanches,
elle qui les aimait tant, mais cela ne se fait plus guère, et puis allez donc trouver des roses blanches un
dimanche, sans compter que le cimetière est loin, tandis que le bistrot… Adieu Berthe !
D’autres s’échinent à assembler des mots pour faire en sorte que la page blanche le soit un peu moins.
Ce sont là occupations ridicules, j’en conviens, mais nous ne pouvons tous aller à la messe, au bistrot ou
tondre notre gazon. Il faut de tout pour faire un monde, paraît-il.
septembre 2012
Broutilles 88
Ensuite, on verra…
Je trouve que c’est une bien maigre consolation de savoir que me survivront – en dehors du nombre
impressionnant d’inconnus plus occupés à d’insignifiantes activités qu’à déplorer ma disparition – une
veuve et une orpheline, abandonnées à leur désarroi épouvantable. Non non, ne riez pas, vous verrez…
Certes, je l’admets, de mon vivant je fus détestable, voire haïssable dans mes meilleurs moments, mais
une fois parti en fumée je suis bien persuadé que l’on me trouvera quantité de qualités dont nul ne soupçonnait jusqu’alors qu’elles fussent miennes. On les aurait prêtées volontiers à n’importe quel imbécile
pourvu qu’il fût tout reluisant de réussite sociale, éclaboussant alentour de sa magnificence les lieux
comme les gens qu’il honorait de sa présence. Je n’avais, moi, à donner en partage que mes détestables
détestations, mon amertume, mes aigreurs et me voilà tout à coup devenu honorable, respectable, peutêtre même admirable de clairvoyance, on me citerait volontiers comme on aime à citer tel éminent philosophe dont nul ne peut ignorer qu’il soit encore vivant, lui. Ah ! qu’il est doux de n’être plus, on
devient presque instantanément ce qu’on ne fut jamais, on vous trouve soudain infiniment de talent,
voire du génie pourquoi pas, qui sied tellement bien aux cadavres encore frais avant que l’oubli n’ensevelisse à jamais ces vertus (?) temporaires. On aura eu vite fait d’ajuster mon costume, de raccourcir à
bonne longueur les manches – c’est que jamais je n’ai eu le bras long – et de refaire les ourlets, je suis
désormais convenable, élégant, présentable. Un œillet à la boutonnière peut-être, mais attention à ne
pas cacher mes attributs de gloire (à titre posthume il va de soi) : la légion d’honneur, les palmes académiques et le mérite agricole – oui, j’ai eu celle-là également, on se demande bien pourquoi mais enfin pas
davantage que pour les autres ! Je n’ignore pas que cette félicité ne durera pas, mais bigre qu’il est bien
agréable d’en profiter et l’on peut comprendre, lorsqu’on y a goûté, le désir, forcené pour certains, d’en
jouir avant que d’être hors-jeu.
J’étais parti pour finir l’année, éventuellement obtenir un bonus pour la suivante, mais on ne sait jamais
vraiment à l’avance comment les vents vont tourner. On est là, on poireaute dans le couloir de la mort
alors qu’aucun recours en grâce n’a été déposé et que la date de l’exécution demeure secrète (en vérité
nul ne la connaît), on pense à autre chose car il faut bien vivre, n’est-ce pas, et se rendre utile à soimême. On mange, on dort – pas toujours très bien –, on lit, on écoute de la musique, le temps passe, on
appelle ça vivre parce qu’on n’a pas trouvé – ni cherché, à quoi bon ! – d’autre mot pour dire ce qui
précède mourir. On néglige de prendre les dispositions nécessaires, Roc-Eclerc attendra le moment propice, c’est qu’il faut se montrer précis avec ces gens-là qui n’opèrent pas dans l’approximatif. On ne
transige pas avec un concept aussi cartésien que le jour et l’heure. Et justement, un beau jour (manière
de dire), nous voilà contraint de confier notre misérable enveloppe charnelle (pour parler comme les
gens d’esprit) aux mains des carabins – on m’objectera que les carabins sont des étudiants et je répondrai qu’en médecine on est étudiant à vie, parce qu’on en apprend peu ou prou tous les jours, sur le tas.
Il n’est certes pas forcément très exaltant d’être ce tas mais il est sans doute satisfaisant de savoir qu’enfin l’on sert, éventuellement, à quelque chose. On pressent que l’aventure est en train de tourner court,
on se dit que ça sent le roussi, ou le faisandé. On est moins pimpant, bon gré mal gré il faut désormais
cesser de faire le mariole. Plus jeune, on aurait pu espérer séduire les infirmières, au moins une en tout
cas, mais il est tard et demeure seule l’humiliation de n’être plus que ce que l’on est.
Broutilles 89
Par la fenêtre ouverte j’entends monter la grande douleur de l’âne du voisin qui clame dans un braiment déchirant son immense tristesse de n’avoir vu personne de la journée qui soit venu partager avec
lui la douceur de cette fin d’après-midi d’automne. La mode est aux ânes, d’autres se satisfont humblement d’un loulou de Poméranie, voire d’un poisson rouge. Dont le silence est reposant. J’étais parti
pour finir l’année, il reste encore trois mois sans entrer dans les détails, ensuite on verra…
septembre 2012
Broutilles 90
Mieux avant
À en croire certaines personnes de mon entourage (je veux parler de celles qui ont eu vent de mon existence) il serait pour le moins inconvenant d’afficher quelque regret à l’égard du passé et carrément indécent d’oser affirmer, sans vergogne, que c’était mieux avant. Chez mes parents, et jusqu’à l’intervention militaire de l’Union soviétique à Budapest – sans qu’il y ait toutefois là quelque relation prouvée de
cause à effet – la dramatique absence de réfrigérateur au foyer ne semble guère avoir généré de graves
conflits domestiques. Nous avions certes une source qui coulait tout au fond du jardin, venue d’un petit
bois où j’avais joué, plus jeune, aux cow-boys et aux indiens avant de découvrir que les filles constituaient un sujet d’études autrement intéressant. Le débit en était suffisamment alerte pour qu’en plein
été on y mît melons et vin blanc à rafraîchir. Mais je reconnais que, quelques années auparavant,
lorsque nous habitions encore dans le onzième arrondissement de la capitale, nulle source ne traversait
l’appartement. Ce qui n’empêchait sans doute pas les adultes (j’étais encore un peu jeune pour participer aux agapes) de boire vin blanc et manger melon, en manifestant davantage de convoitise qu’à l’égard
des topinambours. L’homme étant d’un naturel, semble-t-il, plutôt créatif, il inventa – alors même qu’il
ignorait encore tout de la télé-réalité, le sot ! – la glacière et je me rappelle fort bien qu’à mon arrivée
à Marseille au tout début des années soixante le glacier passait régulièrement au pied des tours de la Viste
pour approvisionner les derniers réactionnaires qui n’avaient toujours pas sacrifié au formidable progrès que constituait la belle armoire blanche carrossée comme une Cadillac. C’est à cette époque que j’ai
fait l’acquisition de mon premier réfrigérateur, un Frigidaire, le vrai. Acheté d’occasion à des gens qui
l’avaient depuis plusieurs années et qui en voulaient un plus grand, premier pas vers le monde enivrant
du consumérisme. Il m’a suivi dans tous mes déménagements et, devenu à mon tour un honnête (!)
consommateur, j’ai fini par m’en débarrasser il y a quelques années – pour un plus grand. Il fonctionnait toujours, et je n’ignore pas combien une telle performance nuit gravement à l’emploi.
Oui, c’est vrai, j’ai la nostalgie des bus d’alors dans lesquels on grimpait quand il avait déjà redémarré
et que le receveur, avec son moulin à prières sur le bide, décrochait la chaîne et la raccrochait derrière
vous en vous aidant à bondir sur la plate-forme. Autres temps, autres mœurs. Traverser Paris à l’arrière d’un de ces bus c’était déjà faire un peu du tourisme, en oubliant complètement la bonne odeur de
gaz carbonique dont on profitait infiniment mieux que les assis sinistres derrière leurs vitres toujours
closes. Reste que l’usager – devenu depuis le client – avait encore, me semble-t-il, le sentiment de n’être
pas que du bétail qu’on transporte mais plutôt un individu autonome capable de décider lui-même de ce
qu’il choisit de faire ou de ne pas faire. Oh ! je sais bien que cette liberté-là n’est pas la vraie en comparaison de celle qui l’autorise à choisir lui-même les maîtres qui l’asserviront, je sais que monter et descendre d’un autobus en marche n’est que caprice infantile compromettant ma propre sécurité, mais je
sais aussi que l’usage des antibiotiques rend les adultes de demain deux fois plus vulnérables que ne
l’étaient les enfants que leurs parents n’emmenaient pas en hâte aux urgences lorsqu’ils s’étaient égratigné un genou.
Il serait donc malsain de s’apesantir lourdement – c’est eux qui le disent – sur ce qui n’est plus et totalement irresponsable d’oser émettre l’idée selon laquelle les pommes du pommier du jardin de mon père,
occasionnellement véreuses, avaient meilleur goût que vos goldens calibrées et bien cirées. On me lance,
Broutilles 91
comme une performance admirable, que l’on vivrait aujourd’hui jusqu’à cent ans. Oui, certains en
effet, mais peut-être pas davantage qu’en ces temps d’avant le nucléaire, l’amiante, les pesticides et
autres fleurons prestigieux du progrès. Cette civilisation fonce au grand galop vers son apogée, à force
de toujours monter il faut bien finir un jour ou l’autre par redescendre, à ceci près que pour la descente
les marches n’ont pas été prévues. Le suicide sera collectif, de gré ou de force. Tout foyer – occidental,
cela va de soi – à peu près normalement respectable détient aujourd’hui autant de véhicules à moteur
qu’il compte de membres, un tel constat a de quoi réjouir les partisans de l’égalité, reste à savoir à quoi
peuvent bien servir toutes ces automobiles plus ou moins rutilantes, si ce n’est de chambre à coucher
pour le chômeur sdf qui a ainsi gagné en mobilité, pour la plus grande satisfaction des entrepreneurs
audacieux qui ont fini par s’approprier le mot d’ordre soixante-huitard, l’imagination au pouvoir.
Rétrograde, réactionnaire, passéiste, conservateur, nostalgique, je serais donc tout cela en même temps.
Et c’est vrai que j’ai peu de goût pour l’expérimentation, je n’ai pas l’âme scientifique, je ne suis pas un
chercheur. N’attendez pas de moi que je m’excuse de n’être pas venu applaudir à la présentation de la
dernière trouvaille et je continue de penser qu’avant le 6 août 1945 vivre était suffisamment agréable à
Hiroshima. Sans que l’on y ajoute un peu de nouveauté.
septembre 2012
Broutilles 92
Le gibbon à joues blanches vous dit merde
Sans auto-flagornerie exagérée je peux dire que je suis quelqu’un qui a beaucoup de chance. Je reconnais certes que l’époque à laquelle je vis est sans conteste une des plus pourries, sinon la plus pourrie
de toutes celles où j’aurais pu vivre, si les choses s’étaient passées autrement. Oui, j’ai énormément de
chance quand je me prends à m’imaginer, plutôt que sorti de la cuisse de Jupiter, né en pleine forêt tropicale du Vietnam de la copulation frénétique de deux gibbons à joues blanches (nomascus leucogenys)
alors que Jésus-Christ lui-même était encore dans les couilles de son papa, occupé celui-ci à poncer des
panneaux de contreplaqué pour le compte d’une multinationale suédoise spécialisée dans le prêt-à-monter-soi-même-en-un-week-end-en-déchiffrant-attentivement-la-notice.
On peine à se faire une idée un tant soit peu exacte de l’existence d’un charmant bambin à poil noir –
les femelles sont généralement de couleur beige – largué par ses parents en pleine jungle forcément hostile, sans boussole ni guide du routard et a fortiori sans le désormais indispensable gps, alors que la
guerre d’Indochine était loin d’avoir commencé et que le général Navarre ignorait encore ce qui l’attendait à Dien Bien Phu. J’ai eu, c’est vrai, une chance considérable en naissant à une époque où les Huns
puis les Maures avaient à peu près complètement quitté le territoire national tandis qu’à la surprise
générale et faisant fi de la ligne Maginot les Prussiens impatients, négligeant d’attendre l’arrivée de Frau
Merkel – laquelle avait néanmoins prévenu qu’elle reviendrait –, tentaient d’imposer les caractères
gothiques dans la presse quotidienne et hebdomadaire, au grand désespoir de Roger Excoffon convaincu
d’avoir, quant à lui, élevé la typographie à un degré d’extravagance insurpassable.
Toutefois, j’aimerais que l’on m’autorise à regretter de n’avoir pas connu, par exemple, le charme particulier de nos comptoirs d’antan. Chandernagor, Pondichéry, Yanaon sont des noms qui font rêver le
poète alors que Bercy – surtout maintenant que n’existe plus la halle aux vins – ou Maisons-Alfort ne
l’incitent que faiblement à s’épancher en quelque églogue langoureux. J’aimerais pouvoir me réjouir de
la bonne idée qu’ont eue Francis Bacon, Paul Rebeyrolle ou Chaim Soutine de m’avoir précédé, comme
ils se sont réjouis eux-mêmes, j’en suis sûr, de la présence avant eux de Van Gogh, Cézanne ou Monet,
qui eux aussi… Être né gibbon il y a dix siècles ou vingt millions d’années, en Cochinchine ou au Tonkin,
m’aurait à coup sûr privé de découvrir un jour Jacqueline du Pré dans le concerto pour violoncelle
d’Elgar. Comme il eut été fort dommage pour moi de n’avoir jamais lu Baudelaire ou Rimbaud, sans qui
je n’aurais sans doute pas croisé la prose de Henri Calet ou Thomas Bernhard.
Et c’est une bien minable posture, me semble-t-il, que de prétendre effacer d’un crachat tout ce qui n’est
pas l’inestimable présent pour se précipiter dans la carrière dès que nos aînés n’y sont plus. Les forfaits
les plus répugnants de l’homme ne sont pas absous parce que John Fante a écrit Demande à la poussière, mais je suis bougrement content que John Fante ait existé avant moi et qu’il m’ait permis de lire
Demande à la poussière. Comme je suis heureux que John Huston ait eu l’idée de faire un film du roman
de Malcolm Lowry Au-dessous du volcan. D’autant que Jacqueline Bisset est splendide et Albert Finney
magnifique, ou l’inverse. Du passé faisons table rase ! Vous ne doutez vraiment de rien. Combien d’artistes, d’auteurs, de compositeurs sont assez fats pour tenter de nous faire croire qu’ils vont nier ce qui
les précède pour mieux édifier une œuvre, la leur, qui soit la virginité même. La table est assez souvent
rase, en effet, mais la table demeure.
Broutilles 93
L’audace (cela reste encore à voir), l’invention (le concours Lépine vit toujours), l’innovation (bien préciser nouveau ! en tête de gondole) de nos créateurs contemporains laissent indifférent le péquin assoupi
digérant son fast-food pas si fastueux que ça et n’interpellent au niveau du vécu que les révolutionnaires
par procuration maniant la dithyrambe amphigourique, citant sans vergogne Barthes ou Debord dont
ils ne connaissent que le nom.
Oui, ils sont quelques-uns, parfois même voire souvent oubliés de la plupart, dont on lit encore ou relit
avec jubilation les livres, dont on écoute encore avec une joie viscérale la musique, dont on regarde la
peinture comme si on la voyait pour la première fois. Ce qui fut un jour à la mode s’est démodé, c’était
dans l’ordre des choses et c’est tant mieux. Certains furent grands par l’œuvre qu’ils ont laissée, d’autres plus modestes parce que moins doués, moins inspirés, moins chanceux mais sans eux tous nous ne
serions que des gibbons. Ce qui, certains jours, ne serait probablement pas plus mal mais c’est évidemment une autre question. Pourquoi faut-il alors s’acharner avec une telle hargne à nier tout ce qui n’est
pas, comme les œufs, pondu du matin ?
D’aucuns seront certes tentés par l’amalgame entre passé et tradition puisque la tradition est ce que l’on
transmet de génération en génération, un héritage du passé donc, comme dit ce bon vieux Robert. Les
fêtes, religieuses ou non, sont la perpétuation d’une tradition, les chapeaux ronds des Bretons, la fondue savoyarde ou la bourrée auvergnate tout autant, et donc la corrida, la chasse, le bizutage, les défilés militaires du 14 juillet, le carnaval ici ou là, la Fête de la bière, les crèpes de la Chandeleur, l’honneur à venger pour les Corses et le caramantran à brûler en sirotant son pastaga pour les Provençaux,
les œufs dissimulés dans le jardin à Pâques ou le sapin décoré et les cadeaux pour Noël également. La
tradition, c’est le droit de vote accordé aux morts. Affirmait Chesterton qui pourtant se voulait catholique. Mais la tradition c’est encore une multitude de petits divertissements ponctuels témoignant d’une
exemplaire exigence morale, comme par exemple l’excision pratiquée dans une quinzaine de pays, principalement en Afrique. Ou la lapidation dont on ira chercher l’origine jusque dans la Grèce antique et
dont le judaïsme et l’islam aiment à s’inspirer pour égayer certaines matinées un peu monotones.
Chaque année, au pélerinage de la Mecque, on lapide même Satan. C’est bien le seul à ne s’en pas porter plus mal. On serait justement tenté de penser que l’exécution de la peine de mort a quelque chose à
voir avec la tradition, on y retrouve le caractère festif qui, à l’exception du condamné, réjouit ou à tout
le moins soulage le bon peuple, trop content de se voir ainsi innocenté encore une fois tout en contribuant à la liesse générale.
S’il est une tradition à laquelle je refuse de sacrifier c’est bien celle qui m’obligerait à faire le pitre
quand les enfants et leurs imbéciles de parents, attroupés devant ma cage, s’amusent à m’expédier à travers les barreaux des morceaux de bananes pourries et des cacahuètes rances.
septembre 2012
Broutilles 94
Double peine
Je sais bien que je ne vais pas faire l’unanimité mais ce matin, après avoir enfilé mon tricot – j’aime
beaucoup ce mot désuet qu’utilisait ma grand-mère pour parler de son sweet – afin de prendre mon
petit-déjeuner sur la terrasse par une température de neuf degrés Celsius alors que huit heures
n’avaient pas encore sonné au beffroi du château reconverti en appartements, ce qui est quand même
délicieusement surprenant en plein mois de septembre – je veux parler ici du petit coup de frais bienvenu, ne m’intéressant guère aux deux pièces-cuisine-salle de bains qui feraient, croient-ils, de ces serfs
qui les louent des sortes de suzerains –, ce matin donc je songeais que, dans un avenir plus ou moins
proche, j’allais énormément me regretter. D’ailleurs, je me regrette déjà un peu. Fontenelle lui-même
également, en son temps, mais nous n’avons lui et moi en commun qu’une relative médiocrité, celle-ci
justifiant peut-être nos regrets. Car regretter ne serait pas digne de l’homme sain de corps et d’esprit
qu’habite une sagesse admirable qui lui fait tout accepter de la vie, au jour le jour, et l’empêche de
jamais surtout se retourner en arrière pour, éventuellement, reconsidérer ses faits et gestes et propos
antérieurs à l’instant présent. Le regret serait en somme dégoûtant puisqu’il est inutile et que l’on ne
peut rien changer à ce qui fut. À quoi bon donc regretter !
Vous imaginez-vous l’un ou l’autre de ces formidables – formidables parce qu’on ne les a pas oubliés –
exterminateurs à qui l’on doit des centaines de milliers de morts revenir nous dire je me suis trompé, je
m’excuse, je ne voulais pas , je regrette… Il faudrait alors, immanquablement, les confier à une cellule
psychologique et les absoudre, leur pardonner, les rassurer sur le fait que ce n’était, après tout, pas si
grave que ça et qu’on ne peut leur en vouloir pour une erreur d’appréciation, l’erreur est humaine nous
le savons tous. Ce serait charitable, chrétien en quelque sorte, ce serait manifester une tolérance sans
défaut. Rentrez chez vous, mon vieux. Deux Pater, trois Ave, une aspirine et n’y pensez plus, ça vous
fait du mal. Non, défions-nous des regrets, disent-ils en hochant la tête avec un air de commisération,
qui nous distraient de la vie qui va et n’attend pas.
Vous ne regrettez jamais, vous, de n’être plus jeune et frétillant plutôt que vieux et moche ? Vous vous
dites , et vous le dites à qui veut l’entendre, que dorénavant vous avez pour vous l’expérience, que vous
savez. Que la maturité vous a anoblit et vous dispense de regretter quoi que ce soit. Que ce serait
déchoir. Ou que même ce serait totalement complètement incompatible avec votre éthique, votre morale,
votre rigueur exemplaire. Regretter, mais vous n’y pensez pas, jeune homme – ils m’appelleraient jeune
homme ! – nous sommes d’un autre temps, tournés vers l’avenir nous n’avons pas de ces états d’âme tout
juste bons à divertir les rêveurs, les instables, les éternels insatisfaits d’eux-mêmes et des autres, nous
sommes des winners et vous n’êtes qu’un has-been (ces gens-là ont une culture époustouflante, ils parlent couramment plusieurs langues et ils savent, tout !).
Les regrets, s’ils sont éternels – mais je n’ignore pas combien l’éternité est inutile –, ce serait juste bon
pour les morts, une formule de politesse. Ou administrative : Nous avont le regrait de vous informé qu’à
conter du premier octobre vous ne fête plus parti de notre entreprise, que vous ne percevré ni votre
salère de septembre ni votre traizième mois ni aucune indemnitée de licenssimant. Signé le directeur des
reçoursses zumènes.
Figurez-vous, bonnes gens, que des regrets j’en ai suffisamment pour remplir le camion-benne qui, une
fois par semaine, vient prélever à quatre heures du matin pétantes le contenu du container à ordures en
Broutilles 95
plastique gris installé à une centaine de mètres de mon lit. Certains jours, et d’autres non, je regrette
d’être né, mais j’imagine que ce penchant peut être lié au coq au vin ou à la daube, ou à ce que j’ai bu.
On boit parfois exagérément pour oublier nos regrets, spécialement celui de n’avoir pas connu plus tôt
le beaujolais blanc d’Oingt dont la franchise éclaire les matins les plus gris – reste qu’il faut ensuite se
coltiner la suite de la journée. Handicapé par trente années de retard, je regrette de n’avoir pu rencontrer Henri Calet et André Hardellet. Je regrette d’ignorer ce qu’a pu devenir le merveilleux libraire de
la rue de Châteaudun à qui je dois quelques-unes des découvertes littéraires décisives de mes vingt ans.
Je regrette l’absence définitive de Delphine Seyrig. Je regrette d’avoir voulu devenir champion cycliste
et d’avoir ainsi fait avorter une future mère de famille qui faisait de la bicyclette – déraisonnable certes
dans son état – en m’entraînant pour le prochain Tour de France. Je regrette que Kim Novak n’ai pas
habité dans mon quartier et que nous ne nous soyons pas réfugiés dans le même café un soir de pluie
quand le macadam noir et luisant reflète les lumières de la ville. Je regrette tous mes chats, tous mes
chiens, mon frère, mon père, ma mère et ma grand-mère, tous réduits à néant, inexistants à jamais. Je
regrette d’avoir compris bien tardivement – il n’y a pas si longtemps, ce qui manifestement démontre à
quel point l’optimisme est une tare – que je ne serais jamais Picasso ni même Chapelain-Midy et pas
davantage Marcel Proust, ou Paul Bourget c’est assez dire l’étendue du désastre. Et vous, vous ne
regrettez rien, vous êtes au-dessus de ça, ce serait indigne de votre part. Bravo, vraiment bravo, on se
doit d’admirer semblable détachement, vous êtes tellement superbes qu’on devrait vous ériger une statue afin de saluer votre grandeur stupéfiante.
Non, voyez-vous, je regrette, mais nous n’avons vraiment rien à nous dire, nous n’avons pas été conçus
sur le même modèle, approximativement s’entend, je pense qu’il vous manque quelque chose, un organe
peut-être. Rien d’essentiel j’en conviens, puisqu’on vit beaucoup mieux sans.
septembre 2012
Broutilles 96
Méfions-nous des vieux !
Je vois l’autre jour un jeune homme qui prend le bras d’une vieille dame pour l’aider à traverser la rue.
Je me dis que c’est bien. En fait, c’était pour lui piquer son sac. Qu’il lui avait arraché sauvagement tandis que la mémé sortait de la poche de son manteau en chinchilla (une bestiole qui ne sert plus guère
aujourd’hui qu’à distraire les tortionnaires des laboratoires) un Beretta 76 avec lequel elle l’alluma à
six reprises dans le dos et le refroidit définitivement alors qu’il ambitionnait de s’élancer en direction de
la station de métro Glacière afin d’aller se tortorer deux douzaines de marennes-oléron N°1 chez Charlot
avec une petite bouteille de chablis. La vieille dame s’approcha sans courir, mais sans hésiter non plus,
du cadavre encore tiède du jeune homme, qui gisait dans une position ridicule sur le bitume de la chaussée, lui reprit son sac et entra dans le premier bistrot sur le boulevard où, accoudée au comptoir, elle
commanda un calva.
Nous avons le plus souvent une vision des personnes âgées qui relève du stéréotype. On a facilement tendance à ne vouloir connaître que l’image de la mignonne petite grand-mère en chaussons fourrés, son
chat sur les genoux, occupée à des mouvements de mandibules parce que, depuis quarante ans, son dentier la gêne. Je me souviens de notre voisine, quand j’habitais encore chez mes parents en banlieue parisienne, une vieille à lunettes et tablier noir qui ce jour-là avait vraisemblablement décidé de se préparer
un civet de lapin alors qu’on était vendredi et que c’est, normalement, le jour du maquereau. Je la vis
revenir du fond du jardin tenant suspendu par les pattes de derrière, comme on tient une botte de poireaux, un bon gros lapin nourri d’herbes tendres qu’elle allait chaque jour lui ramasser à droite et à
gauche, la garce. Arrivée devant sa maison elle se campa sur ses deux jambes et, dans un ample mouvement du bassin, elle lui éclata la tête contre le tronc d’un cerisier en fleur. La femme est peut-être l’avenir de l’homme mais certainement pas celui du lapin, ai-je pensé ce jour-là.
Et ce n’est pas sans un frisson d’inquiétude que je songe à ces petits vieux qui ne sentent pas bon et qui,
en échange d’un sucre d’orge ou d’une sucette à l’anis, bavent sur les joues des petites filles et des garçonnets tout en leur tripotant l’entrejambe et en leur racontant une fois encore comment c’était au chemin des dames quand on montait à l’assaut.
Le vieillard est dégoûtant, malveillant, aigri, jaloux, et c’est bien la moindre des choses puisqu’il sait, à
l’évidence, qu’il ne devrait pas tarder à mourir et que les autres vont, eux, continuer à vivre, ce qui, en
vérité, lui est naturellement odieux. Le vieillard peut également, quand l’occasion le justifie, afficher
une impressionnante indifférence à l’égard de quiconque manifeste dans son entourage, et au-delà éventuellement, une quelconque souffrance qui risquerait de détourner de lui-même l’attention, les soins,
l’affection – tu parles ! – dont il est ordinairement l’objet prioritaire. Le vieillard est épuisant parce
qu’il a ses petites manies auxquelles il tient comme à la prunelle de ses yeux, lesquels ne lui servent pourtant plus à grand chose maintenant qu’il écoute, non sans en perdre la moitié, la télévision. Le vieillard
radote, crachouille calembredaines et fariboles inaudibles, puis s’énerve parce qu’il aurait soudain le
sentiment que nul ne prête la moindre attention à ses borborygmes.
Il est prudent de se méfier des vieillards, car désormais ils sont armés. Souvenez-vous-en, les jeunes !
septembre 2012
Broutilles 97
Mélo
Ses parents, Louis et Hortense Depin, épiciers à La Garenne-Colombes, l’avaient appelée Leucémie en
souvenir de la sœur aînée qu’elle n’avait pas connue, emportée par la maladie à l’âge de trois ans, deux
mois et onze jours, y compris les jours fériés. Leucémie, convenons-en, c’est plus joli et plus facile à prononcer surtout que sclérose en plaques ou lupus érythémateux aigu disséminé. Bien sûr qu’elle aurait
préféré Angelina, Vanessa ou même, pourquoi pas, Denise ou Georgette mais on ne lui avait pas
demandé son avis, son père principalement restant très attaché à la mémoire de Donatienne, son premier enfant, dont la maladie, arborée avec ostentation par sa seconde fille, avait, croyait-il, valeur de
conjuration. On voit par là combien l’ignorance la plus crasse guide le plus souvent les pas et les pensées de l’homme persuadé que ça ira mieux demain et que bien mal acquis ne profite jamais. Alors que
l’Histoire démontre chaque jour le contraire, obligeant l’imbécile ordinaire à soutenir en hochant la tête
que c’est l’exception qui confirme la règle.
Leucémie venait de fêter en famille son treizième anniversaire et au lycée ses professeurs lui prédisaient
un bel avenir, à condition qu’elle accepte de s’investir durant plusieurs années en faculté de médecine,
où elle pourrait choisir de se spécialiser. Quand, par un bel après-midi d’automne, tandis qu’elle était
installée à l’ombre d’une terrasse de café où elle lisait une biographie de Marie Curie, elle fut remarquée
par un producteur qui ressemblait à Luc Besson et qui, passant par là, se demanda un bref instant si
Marie Curie était une journaliste qu’il ne connaissait pas, enjamba l’interrogation et proposa à
Leucémie de faire quelques essais en vue du tournage du prochain film réalisé par n’importe qui avec
Jean Dujardin. Elle minauda quelque peu, invoquant son ignorance du métier d’actrice, son jeune âge,
ses études, ses parents petits commerçants, mais l’homme savait convaincre. Il lui expliqua qu’être
actrice ne nécessite pas de connaître le métier mais plutôt les bonnes personnes et que, si l’aventure ne
la séduisait pas elle pourrait toujours, ensuite, se tourner vers sa vocation première et aller tripoter de
la viande avariée, crever des bubons et triple-ponter les coronaires de vieillards baveux. On lui trouva
un nom, un vrai, elle serait désormais Audrey… Colombe sans s. Cela lui plaisait-il, ne trouvait-elle pas
Audrey plus excitant que Leucémie, notamment Leucémie Depin, ajouta-t-il en éclatant bruyamment de
rire car c’était un homme convaincu de l’immense nécessité de l’humour. Et qui donc avait eu pareille
idée ? Elle lui expliqua et il se dit, en lui-même, qu’une histoire comme ça on pouvait en faire un film à
condition de l’étoffer un peu, d’y incorporer des flics et des poursuites en voitures, peut-être un frère
qui trafique, plutôt un demi-frère noir, ou maghrébin à la rigueur…
Les Depin ne manifestèrent pas un enthousiasme débordant lorsque le producteur, qui les avait invités
à déjeuner dans un restaurant chic sur les Champs-Élysées, leur détailla avec énormément de rubans
dorés la carrière fabuleuse qui allait s’ouvrir pour leur fille, autrement tourbillonnante que celle, bien
sinistre, à laquelle ils l’avaient destinée et où elle allait gâcher sa vie entre internes obsédés sexuels et
cancéreux aigris. La mort dans l’âme ils finirent par se résigner à accepter, soucieux d’offrir ainsi un
bonheur mérité au seul enfant qu’il leur restait.
Audrey Colombe mourut le même jour que Leucémie Depin, en traversant la rue sans regarder pour
aller acheter des biscottes chez le boulanger en face de l’épicerie de ses parents.
septembre 2012
Broutilles 98
L’heure du berger
Il était environ onze heures et demie – l’heure du coup de bar, du berger ou du beaujolais blanc –
lorsque je me suis résigné à entamer une petite sieste regénérante (je me méfie des siestes d’après repas,
qui sont lourdement digestives et contre-productives). Je m’allonge donc, à la recherche d’une fissure
significative je regarde un moment les murs, le plafond, j’entends une mouche énervée qui s’est lancée
dans une suite d’allées et venues frénétiques et désordonnées d’un bout à l’autre de la pièce, puis j’aperçois un loir dont la tête et les yeux exorbités viennent d’apparaître à l’extrémité du divan. Il renifle mes
pieds nus – je supporte de moins en moins toute espèce de chaussures et pas davantage ces chaussettes
imbéciles qui certes tiennent chaud l’hiver mais rien ne nous oblige, sauf les pervers, à nous en aller
patauger dans la neige. Naturellement, je vois bien à la tête ahurie qu’il fait que je ne sens pas le loir, ni
la pomme ou le raisin. C’est une chance car sinon il me les aurait volontiers grignotés mes doigts de
pieds. Je remarque qu’il y en a un deuxième, et un troisième. Au bout d’un moment peut-être bref – je
n’ai pas songé à regarder le réveil posé sur la table basse – ils sont une douzaine qui me cavalent sur le
ventre, le long des bras et des jambes, j’en devine un sur le coussin qui me sert d’oreiller, il vient me
renifler les trous de nez, les poils de barbe, je commence à trouver la situation un peu extravagante
quand je réalise qu’ils sont désormais tous en couleur, de toutes les couleurs. Tous ont en commun ces
yeux globuleux qui font le charme, dit-on, des individus atteints d’exophtalmie que les marchandes de
poissons du Vieux-Port de Marseille nomment par analogie des yeux de bogue. Il y en a des bleus, plutôt cobalt clair, des verts, vert laitue, des jaune citron et jaune orangé, des rouge vermillon, ils me piétinent sans la moindre gêne, ils sont assis ou carrément couchés sur moi, je suis obligé de fermer les yeux
à cause de leurs poils, l’un d’entre eux – ils sont au moins deux cents maintenant – tente du museau et
des pattes de devant de m’ouvrir la bouche, il me mord la lèvre inférieure, j’ouvre la bouche, il s’introduit à l’intérieur, je le sens qui farfouille entre mes dents puis qui s’enfonce en force dans ma gorge, je
sens sa queue poilue qui me chatouille la glotte, il continue d’avancer, un autre s’est précipité à sa suite,
j’ignore maintenant, tellement les choses se précipitent, combien ils sont là-dedans à se taper la cloche
avec mon petit déjeuner et ce qu’il doit rester de mon dîner de la veille…
Je me demande encore comment ils ont fait pour ressortir.
octobre 2012
Broutilles 99
Le quinze août, passe encore…
Ce matin, à l’heure où la plupart de mes congénères étaient occupés à tondre les trois poils qui leur poussent au menton, je me suis subitement souvenu de la joggeuse polyarthritique que j’avais observée tandis qu’elle gesticulait ridiculement sur le bitume dans l’espoir un peu vain de rallier la commune voisine,
distante d’une dizaine de kilomètres, en moins de quarante-huit heures. Je m’en suis souvenu, c’était
précisément le jour du quinze août et, comme je ne l’ai jamais revue depuis, je me suis dit qu’elle avait
dû trépasser en route, au cours de cet ultime parcours et qu’elle aurait sans doute basculé dans un ravin
où quelque bête sauvage affamée l’aura consommée, peut-être encore chaude ou seulement tiède. Ne doit
subsister aujourd’hui, près de deux mois plus tard, qu’un petit tas de quelques os déformés, un pauvre
qui passait par là ayant récupéré les maigres attributs vestimentaires, principalement les chaussures,
possiblement en bon état.
À moins qu’elle n’ait succombé à la proposition d’un automobiliste obligeant de l’accompagner de toute
urgence au centre d’euthanasie le plus proche, mais je sais que les sportifs, fussent-ils de haut niveau,
mettent un point d’honneur à n’accepter jamais de terminer l’épreuve autrement que sur leurs deux
jambes, fussent-elles en aussi piteux état que le reste de la carcasse – je fais ici l’impasse, par courtoisie, sur les facultés intellectuelles. Toujours est-il que la pauvre chose ne court plus, en tout cas sous mes
yeux, et que j’en suis quelque peu contrarié tant les distractions se font rares.
C’est que, l’hiver approchant à petits pas, je me surprends parfois à humer l’ennui, et le sapin. Ce sont
là des conditions qui peuvent pousser certains tempéraments fragiles à une consommation excessive de
boissons alcoolisées susceptible d’encourager naissance et/ou prolifération de pathologies, comme disent
les médicastres, plus ou moins mortifères. Le suicide, quel qu’en soit le procédé choisi, s’accommode en
effet assez bien de ces ambiances grises, un peu poisseuses, où l’on irait facilement jusqu’à lire un trentième –peut-être moins – des œuvres complètes de Christian Bobin tant la nausée est épaisse et déroutante la vacuité. Il ne faut pourtant, sous aucun prétexte – aussi fameux soit-il, céder à l’attrait de la
solution finale individuelle. En groupe c’est évidemment différent, on se sent épaulé, soutenu, mais cela
bascule le plus souvent dans la pantalonnade. Mourir est une chose sérieuse, dont les conséquence ne
sauraient être sous-estimées. Et puis, j’aime beaucoup l’hiver et il faut savoir trouver dans l’ennui le
lieu tellement favorable à l’inaction. On est là, inerte, on ne fait strictement rien, on se demande juste
pourquoi on est là, sans avoir le moindre besoin d’une réponse, surtout intelligente. Peut-être va-t-on
jusqu’à imaginer des gens qui marchent dans le froid alors qu’il y a ici une température idéale, engourdissante. Les heures se suivent et se ressemblent, dehors il pleut, les voitures qui circulent font gerber
les flaques, il fait un temps à écouter les suites pour violoncelle seul mais il faudrait alors se lever, marcher, déplacer les lignes… On écoute juste l’eau qui ruisselle, on se dit qu’il faut être demeuré pour s’en
aller faire du jogging par un temps pareil, surtout lorsqu’on est polyarthritique.
octobre 2012
Broutilles 100
Le mot pour rire
Il est des mots qu’il serait indécent de prononcer et même davantage puisqu’il faudrait également s’interdire de songer à ce qu’ils évoquent. Des mots qui font plus ou moins peur et qui vous gâchent un
déjeuner, une soirée entre amis. Des gros mots en somme, des mots tabous comme on aime à dire avec
une sorte de gourmandise dans le regard. La prohibition fait toujours cet effet-là. On peut sans beaucoup de crainte dire con, bite, cul, chatte, zob, vomi ou caca mais attention, un lourd interdit pèse sur
le mot mort. Résultat, on se tait, on occulte toute tentation de penser que la mort, dans dix minutes, un
mois ou cinq ans – voire davantage, quelle différence ? – va régler son compte de manière définitive à
celui ou celle avec qui nous sommes en ce moment même en train de bavarder, de prendre un verre, de
regarder un film ou de parcourir une exposition parce que il ou elle sont nos amis, ou plus si affinités,
et que ce serait alors plomber l’ambiance et qu’il est préférable donc de parler d’autre chose, de penser
à autre chose parce que la vie est là et qu’il sera bien temps de revenir sur ce sujet quand il sera trop
tard.
On devrait penser à la mort quand on est avec des amis, ne pas perdre de vue le rideau qui bouge derrière les êtres que nous aimons. Notait Roger Rudigoz le magnifique dans son Journal d’un écrivain.
Mais on s’abstient, par pudeur, par délicatesse, parce qu’il ne faut surtout pas ternir la brillance de
l’instant et que, pour exister, il convient de nier la mort. Sinon, la vie serait un enfer. Déjà que…
Mieux vaut faire comme si de rien n’était, comme si l’idée ne nous avait même pas effleuré, parler de la
pluie et du beau temps, du dernier chapeau qu’il ou elle s’est acheté, de la pêche à la ligne ou des licenciements boursiers, qui sont certes une honte mais quand même relativement modeste au regard de l’absence irrévocable et catégorique de celui ou celle qui nous fait face dont on se refuse à lire sur le visage
les traces d’une fatigue, d’une usure que le sourire épanoui mais peut-être un peu forcé ne parvient
pourtant jamais à totalement effacer. Il n’empêche que le rideau a bougé.
octobre 2012
Broutilles 101
Kaputt !
Au motif, ô combien fallacieux, qu’il faut bien mourir un jour, que nous ne pouvons rien pour l’empêcher et, cerise sur le pet-de-nonne, que ce serait même une bonne chose, d’aucuns se réjouissent préalablement à l’idée qu’ils pourraient trépasser d’un arrêt cardiaque, pendant leur sommeil et que ce
serait, en somme, quasiment formidable. Ils en oublient même, sans le moindre complexe, qu’arrêt cardiaque ou pas, le résultat est qu’ils seront bel et bien morts. Kaputt, comme disent les consommateurs
de bretzels. Ce qui séduit généralement dans cette formule expéditive c’est son caractère radical qui
écarte tout compromis, toute notion de sursis. Enlevez, c’est pesé ! une charmante expression qui nous
viendrait, dit-on, d’un prophète qui vendait des dattes sur le marché de La Mecque. Soit dit en passant,
je trouve personnellement quelque peu suspecte l’hypothèse d’un prophète qui vend des dattes, il y
aurait là qui s’apparente au cumul des mandats, un peu comme si le pape vendait du boudin sur la place
Saint-Pierre mais foutre ! pourquoi pas, puisque, selon les adeptes du consensus mou, il n’y aurait pas
de sot métier.
Le bientôt mort qui l’ignore encore, après avoir avalé sa camomille – certains optent plus volontiers
pour le tilleul – se glisse dans les draps tout propres du jour, enfile éventuellement – bien que la coutume
s’en soit un peu perdue – son bonnet de nuit à pompon puis saisit, sur la table de nuit Henri II, qui lui
vient de ses ex-beaux-parents charcutiers à Issy-les-Moulineaux, en même temps que ses lunettes pour
voir de près, le dernier ouvrage d’une quelconque auteure germanopratine appelé à devenir un best-seller et s’endort à la page dix-sept. Au matin, on constate qu’il ne s’est pas réveillé et qu’il ne le fera désormais plus jamais. On dit alors qu’il est mort de sa belle mort (expression dégoûtante s’il en est) et tout
le monde est content. Les proches se réjouissent d’avoir ainsi échappé aux corvées qu’implique la dégénérescence, quand encore ne s’y ajoutent pas deux ou trois pathologies particulièrement handicapantes.
Car le proche ne l’est que jusqu’à un certain point et sa dévotion a des limites que l’incontinence par
exemple resserre considérablement.
Ce qui enchante dans l’arrêt cardiaque c’est l’effet de surprise, l’inattendu. Rien n’est en effet plus
déprimant que ces subclaquants qui s’accrochent et durent interminablement, alors qu’on pourrait
faire nettoyer et repeindre la pièce. Pour peut-être la louer à un étudiant en économie néo-libérale, propre sur lui et dont les parents sont disposés à financer sans mesquinement compter des études qui n’en
finissent jamais. Ce qui émerveille, et peut même attendrir, dans l’arrêt cardiaque c’est, quand le sujet
s’y prend assez tôt, la fraîcheur du cadavre. On se dit qu’on gardera un bon souvenir de lui, tandis que
pour l’oncle Marcel, décédé plus que centenaire avec des tuyaux partout depuis plus de dix ans, ce fut
d’un pénible insensé (d’où l’intérêt qu’il y a à choisir une maison de retraite qui soit à trois ou quatrecents kilomètres, parce qu’il faut bien comprendre qu’on ne peut pas passer son temps sur les routes à
faire des allées et venues, d’ailleurs parfaitement inutiles puisque le pauvre vieux…).
L’idéal serait donc, pour ne point désobliger, de mourir jeune et en bonne santé. Avec une bonne assurance-vie, en faveur des proches évidemment. Le cœur de l’homme est un organe relativement fragile,
comparé à celui de la tortue (sauf quand un marmot avec un mauvais fond la met sur le dos et la regarde
pédaler dans le vide en attendant que le cœur, justement, s’arrête). Cela vient du fait que la tortue ne
fume pas, ne boit pas d’alcools forts et ne regarde jamais de matches de foot à la télévision en avalant
Broutilles 102
des canettes de bière et en se goinfrant de cervelle de veau, ce qui est très mauvais pour le cholestérol.
Une telle fragilité – qui ne fait que s’accroître à l’usage – rend l’homme mûr, comme on dit, particulièrement vulnérable durant les fêtes de fin d’année où il fait assez souvent le bonheur des obséquieux en
costume gris curé en civil chargés de l’éradiquer définitivement en plus ou moins grande pompe.
Quelques pisse-froid affirment que les bons vivants font les bons morts, déplorant toutefois que cela
nécessite d’avoir du temps devant soi, qu’en somme, du côté des proches, il ne faut pas être pressé.
L’arrêt cardiaque chez le sujet jeune et bien portant est donc beaucoup plus rare qu’au sein de la confrérie des gens horriblement heureux qui ont décidé de s’en mettre jusque là (geste de la main au-dessus de
la tête). C’est pourquoi, quiconque souhaite mourir jeune et en bonne santé doit y mettre un peu du sien.
On verra par la suite combien ils en seront loués.
octobre 2012
Broutilles 103
De l’importance d’être toujours content
Le bourreau tranchant à la hache la tête du condamné sans s’y reprendre à deux ou trois fois s’enorgueillissait volontiers de savoir exécuter correctement son travail, son équivalent contemporain qui procède par injection létale a quand même, reconnaissons-le, infiniment moins de mérite et cette virtuosité
qui lui fait défaut peut parfois entacher son bonheur et nuire à son mérite. Le procureur qui obtient la
tête de l’accusé, ne fut-ce que sous la forme plus “humaine” de la condamnation à perpétuité, peut également rentrer chez lui la tête haute et embrasser sa femme en claironnant je l’ai eu. Quand vient la belle
saison, pour lui, l’écologiste vaillant met un point d’honneur à ne jamais rentrer bredouille et balance
avec désinvolture, mais non sans une légitime fierté, sur la table en formica du bistrot de la mère Rabiot
le cadavre encore tiède du lièvre prétendument sauvage lâché trois jours plus tôt par les adhérents (dont
lui-même donc) de la société de chasse. Le fringant militaire qui largue sa bombe au napalm sur un petit
village de paysans exagérément bridés ou bronzés a de bonnes raisons d’afficher son contentement, peu
de temps après il sera d’ailleurs décoré pour ce haut fait de pacification (comme on disait en Algérie).
On peut parfaitement comprendre le désarroi de ses successeurs apprenant que la pratique est désormais interdite. Officiellement s’entend. Tentons d’imaginer l’exaltation de l’huissier qui s’en vient, à
l’heure réglementaire, faire procéder à la saisie des quelques biens appartenant à une famille d’immigrés qui sera ensuite reconduite jusque dans son pays d’origine par deux policiers hilares, tellement
honorés et ravis de servir avec célérité la République. Le respectable chef d’entreprise qui jette à la rue
ses six cent cinquante-deux ouvriers pour délocaliser son usine dans un pays où la protection sociale
n’existe même pas et qui se réjouit à s’en décrocher la machoire d’avoir su mettre à temps ses profits à
l’abri en quelque paradis fiscal. L’un ou l’autre de ces six cent cinquante-deux ouvriers constate qu’il
est dorénavant bien triste de ne plus pouvoir continuer à bichonner avec une belle conscience professionnelle ses mines anti-personnel tellement performantes que le monde nous envie. Et ce ministre, ce
tout nouveau chef d’État qui ont menti avec tellement de talent pour obtenir un emploi qui soit à la hauteur de leurs appétits et qui chuchotent et sourient joliment en se disant que l’électeur est quand même
bien facile à manipuler. Cet artiste notoirement reconnu qui est parvenu – artiste parvenu, osons l’oxymore ! – à obtenir ce que l’on nomme sans rire une commande publique grâce à quoi le peuple de crétins illétrés – le public de la commande, en somme – pourra ouvrir enfin sa sensibilité aux audaces affolantes de la nouveauté toujours plus nouvelle.
Nul ne me paraît plus obscène que ces individus contents d’eux-mêmes, tout replets de grasse satisfaction lorsqu’ils ont réussi ceci ou cela. L’échec ne les concerne pas, mieux, ils l’ignorent. Et ils vont, de
succès en réussites, fiers de leur œuvre, car le bourreau comme le bidasse, l’artiste tout autant que le
dictateur (fut-il à la tête d’une démocratie) sont infiniment comblés par les résultats jusque là obtenus
et revendiquent sans le plus petit soupçon de confusion la glorieuse paternité de ce qu’ils nomment sans
sourciller ni rire, leur œuvre. Forçats de l’admirable, ils continuent inlassablement, avec un enthousiasme juvénile, alors qu’ils pourraient parfaitement se reposer, au matin du septième jour succédant à
leur performance magnifique. C’est dire à quel point ils sont conscients de leur capacité à se montrer
toujours les meilleurs. À ceux qui n’ont visiblement pas une conscience très aiguë de l’excellence de leur
savoir-faire on fera remarquer qu’ils ne sont jamais contents, que leur perpétuelle insatifaction nuit
Broutilles 104
bien évidemment à leur réussite et que, sans la foi en eux-mêmes et en leur talent (je répugne à user du
mot génie) il est en somme bien naturel, logique, dans l’ordre des choses qu’ils ne soient que d’obscurs
minables. On les taxe bien sûr de pessimisme, de négativisme chronique sous prétexte qu’ils osent faire
remarquer que tel vainqueur du Tour de France (compétition dont ils se foutent par ailleurs complètement) a certainement usé de substances illicites, que cette robe verte aurait été beaucoup mieux en bleu,
que c’est en effet une belle journée mais que ça va à coup sûr se gâter en fin d’après-midi, que la tarte
aux abricots est excellente mais qu’ils auraient préféré de la glace au chocolat, qu’on a beau avoir
obtenu des places gratuites si c’est pour voir une pièce aussi nulle avec des acteurs aussi mauvais…
Les éternels insatisfaits pourraient bien être des optimistes qui reconnaissent s’être trompés.
octobre 2012
Broutilles 105
On l’a échappé belle
On était dans les années soixante-dix, les fameuses Trente glorieuses – dont nul n’avait encore remarqué
qu’elles le furent – tiraient à leur fin et la mode était alors à la musique baroque, sur instruments prétendument d’époque s’il vous plaît, le choix du diapason étant laissé à l’appréciation de chacun pourvu
que jamais il ne fut à 440. C’est qu’il fallait faire authentique. On avait ressorti les vieilles crécelles ferraillantes qu’idolâtrent encore une poignée d’adorateurs humides de Wanda Landowska, tout faisait
ventre pourvu que ce fut ringard et criminel pour l’oreille de l’amateur de musique un tant soit peu attaché à la tonalité de son temps. Clavecins aigrelets, hammerflügels et pianos-forte anémiques, violes
d’amour ou de gambe aphones, on vantait la supériorité de tout un arsenal de reliques puant la naphtaline, les idoles du moment se prénommaient Nikolaus, Franz, Gustav, Sigiswald et le diapason tendance était à 415. La TSF, qui n’avait toujours pas découvert les remix envoûtants de Mister Guetta
(lequel têtait encore un peu sa mère), ne jurait plus que par le baroque. On baroquait à tout-va, les gourous de la restauration revisitaient Bach, Rameau, Mozart et quelques obscurs tâcherons délicieusement
oubliés au son d’antiques – plus ou moins authentifiées puisqu’on privilégie le terme d’instruments
anciens plutôt que d’époque, ce qu’ils sont certes dès lors qu’on ne précise pas laquelle – casseroles récupérées chez les brocanteurs patentés du Marché aux Puces, Beethoven y passait à son tour, et puis
Schubert, c’est que le baroque a alors de l’appétit, les dents longues et que le romantisme ne lui fait
même pas peur tant les baroqueux le méprisent. On remplace les voix de soprano par celles sans timbre
de garçonnets impubères qui font la gourmandise de pédophiles au regard concupiscent, à défaut de castrats (la pratique est quelque peu tombée en désuétude et l’on n’obtient pas les résultats souhaités avec
la castration chimique, une des fiertés pourtant de l’État de Californie) on se rue sur les hautes-contre,
quelques-uns enregistrent des tubes fameux et Klaus Nomi déguisé en clown blanc fait le bonheur des
discothèques même si ce n’est pas très dansant. Nous sommes dans le spectacle son et lumières,
Versailles, ses ors et sa galerie des glaces sont la dernière boîte à partouzes à la mode, des artistes – eux
aussi à la mode – n’y accrochent-ils pas aujourd’hui leurs breloques colorées, signes manifestes d’une
redécouverte de l’innocence originelle.
Las (façon de parler), tout passe, tout lasse, les modes sont vouées à être un jour démodées. Les thuriféraires, qui, marchant à reculons, balançaient dans les airs leurs encensoirs (comme l’écrivait Nerval)
peinent désormais à conserver la pole position qui leur avait été attribuée d’office en récompense de services rendus à la corporation (il faut que tout le monde puisse travailler et il n’existe pas de sot métier)
des O.R.L. associée à celle des fabricants de prothèses auditives. Tous ceux qui ont consulté durant ces
funestes années se sont pourtant entendu répondre que l’organe était sain et que le handicap venait probablement d’ailleurs. Les amateurs de musique – ceux qui aiment – rédécouvrent dans la béatitude, au
diapason à 440, le son plein et rond, soyeux, ample et subtil d’un orchestre dont les instruments bénéficient des perfectionnements successifs que les compositeurs d’antan auraient jadis aimé connaître. Nul
doute que le vieux Ludwig, tout sourdingue qu’il était, aurait préféré qu’on lui jouât sa Hammerklavier
sur un Pleyel d’aujourd’hui plutôt que sur une saleté de piano-forte datant de Mozart, possiblement
comparable au Shantz dont un certain Badura-Skoda se fait le démonstrateur impuissant. Et le petit
père Jean-Sébastien, que n’aurait-il donné pour que Paul Tortelier vint lui-même interpréter ses Suites
pour violoncelle seul sur son instrument moderne, accordé à 440.
Broutilles 106
C’est que nos beaux esprits de musicologues avisés ont eu un peu trop vite fait d’ériger en doctrine respectueuse d’une soi-disant authenticité un opportunisme mercantile visant essentiellement à créer un
nouveau marché dont ils allaient être les heureux bénéficiaires. Ils ont été quelques-uns à en profiter, il
était temps que ce folklore s’émousse, notre oreille s’en trouve tout attendrie de reconnaissance.
Laissons les survivants s’exciter, désormais plus ou moins en cachette, et réjouissons-nous de pouvoir
encore et toujours écouter les Suites pour orchestre de Bach par Fritz Reiner ou les Brandebourgeois
par Munchinger. Réjouissons-nous que l’on ait eu la bonne, l’excellente, la merveilleuse idée d’enregistrer Ingmard Seefried, Elisabeth Grümmer et Lisa Della Casa en lieu et place des voix de faussets de
quelques petits chanteurs à la croix de fer, réjouissons-nous qu’aient existé Kathleen Ferrier, Marylin
Horne, Aafje Heynis et Maureen Forrester afin de nous épargner les dégueulendos indigents de travelos
mal rasés. Le baroque agonise, enfin une bonne nouvelle.
octobre 2012
Broutilles 107
Il pleut
Me font allègrement pouffer ceux-là qui, à peine le bel automne a-t-il commencé de pourrir les feuilles
des platanes déjà calcinées, ratatinées par l’effroyable soleil de l’odieux été, s’en viennent gesticuler en
agitant les bras en l’air comme pour prendre le ciel à témoin du désastre qui s’annonce et hurlent dans
les rues désertes où soufflerait la bise, disent-ils, pour dénoncer le terrible drame qui menace.
L’apocalypse aurait franchi les frontières, l’hiver, l’abominable hiver serait à deux pas, répandant sur
son passage douleur et désolation, meurtres et famine, tuberculose ou modestes mais sournoises fluxions
de poitrine. On l’entendrait rugir, à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud car on raconte qu’il
est partout à la fois ce vil serviteur du malin. D’aucuns auraient sans l’ombre d’un doute relevé des
traces de son avancée, des enfants seraient probablement déjà morts dans tel département particulièrement déshérité où la maladie progresse plus rapidement qu’ailleurs, certaines familles ayant retiré leurs
économies de la Caisse d’Épargne auraient envoyé leur progéniture chez des cousins privilégiés disposant d’une résidence secondaire sur la Côte d’Azur que le cataclysme devrait épargner.
Au journal télévisé on aurait montré des images de routes emportées par les flots, de villages tout entiers
rasés par des coulées de boue, de gros bourgs inondés dans les environs de Nîmes tandis que non loin de
Grenoble la neige aurait enseveli une école et un hôpital, des matelas flotteraient sur l’Isère, se lamentet-on. À l’heure qu’il est les recherches ont dû être abandonnées, annonce un présentateur à la mine
défaite, on serait par ailleurs sans nouvelles de trois navires dont un super tanker de 200.000 tonnes qui
auraient tous trois sombré au large de Perros-Guirec. Un autocar rempli de retraités bordelais pourrait
bien avoir été happé puis englouti lors de l’effrondrement d’une galerie au cours d’une excursion que
les malheureux effectuaient pour la première et dernière fois de leur vie dans une région minière de
Lorraine. La nation compte ses morts et ses disparus, dans une allocution radiodiffusée le nouveau
ministre de la santé aurait déclaré avoir pris toutes les précautions nécessaires pour éviter une possible
pénurie de vaccins anti-grippaux mais on signale en plusieurs points du territoire des cas de scorbut et,
curieusement, de malaria. On laisse entendre que la plupart des centres hospitaliers sont débordés et
manquent de lits, devant l’insuffisance criante de personnel compétent aurait été avancée la possibilité
de réquisitionner l’armée et la police. Voire de faire appel à la solidarité de nos voisins méditerranéens,
ce qui inquiète certains.
Il pleut. Devant mon ordinateur, pieds nus dans mes espadrilles dépareillées, en tee-shirt troué j’écoute
assez béatement ruisseler les trombes d’eau sur mon toit tout neuf. Les gouttières débordent, la plateforme devant la maison m’évoque irrésistiblement les plaines de la Marne où les cratères creusés par les
bombes étaient remplis d’une eau boueuse, mais on ne distingue présentement aucun cadavre, fut-il
civil. Le chemin qui descend vers la route ressemble à une rivière en crue, il est toutefois réconfortant
d’observer que nul ne paraît s’y être noyé à l’heure actuelle. Je ne distingue plus la colline en face et il
semble qu’aucun automobiliste n’ait pris le risque inconsidéré de s’aventurer seul sur la petite départementale, même pour s’en aller chercher des secours. Il pleut, on a je crois annoncé une chute spectaculaire des températures de l’ordre de dix à quinze degrés. Je suis bien. Le vent s’est levé qui secoue violemment les arbres pour les débarrasser de leurs dernières feuilles qui traversent mon horizon à des
vitesses supersoniques, il cogne comme un forcené à la jonction des deux bâtiments, furieux que l’on ait
obstrué ce passage où il aimait jadis s’engouffrer comme chez lui. Certains prévisionnistes auraient
Broutilles 108
laissé entendre que l’hypothèse d’une chute de neige durant la nuit n’est pas improbable, les alarmistes
trépignent. Je suis tout à fait bien. Le ciel est noir, au loin, dans la vallée, le tonnerre roule tout un chargement de barriques. J’ai passé commande hier de beaujolais blanc, le vide de certains casiers m’avait
inquiété mais tout danger est désormais écarté, je devrais être livré en début de semaine prochaine. On
peut tenir jusque là. Pour le brouilly il me faudra attendre encore une quinzaine mais la situation est
sous contrôle. Je suis extrêmement bien. L’hiver peut vraiment commencer.
octobre 2012
Broutilles 109
Un instant d’égarement
J’avais, il y a de ça quelques jours à peine, manifesté une certaine satisfaction en constatant l’arrivée
quasi-soudaine d’un hiver que les fâcheux qualifiaient, un peu hâtivement me sembla-t-il, de tragiquement précoce. J’étais alors dans un état vraisemblablement euphorique, exagérément sans aucun doute,
trop heureux d’en avoir enfin fini – temporairement j’en conviens – avec les diverses agressions générées par les odieux mois d’été où sévissent sans la moindre retenue humanitaire la canicule, la cigale, la
tourterelle et l’enshorté aux cuisses couleur de gambas mayonnaise. Il pleuvait tandis que j’étais là, assis
devant mon ordinateur, jouissant sans complexe aucun d’un confort, certes relatif, dû en priorité au fait
que j’avais enfin pu remiser sur les étagères du labo-photo les cuvettes de plastique qui m’avaient permis durant plusieurs années de récupérer cette désormais délicieuse – mais à l’époque honnie – eau de
pluie qui s’égouttait alors, avec une insolente et variable prolixité selon les emplacements où elle avait
choisi de s’illustrer, des plafonds de chaque pièce de l’étage, celui situé au-dessus de mon lit constituant
un affront de niveau 6 sur l’échelle de Richter de mes emmerdements qui en compte, il est vrai, douze.
Sauf que, sur le moment, on a facilement tendance à penser que la création d’un niveau treize est devenue indispensable. Certains individus qu’un affligeant optimisme aveugle, probablement sous l’influence malsaine de quelque gourou plus ou moins exotique et dégoûtamment zen, soutiennent qu’il faut
savoir relativiser. D’autres, égarés par une mystique toute darroussinienne quand même un peu datée,
rétorquent qu’il n’y aurait pas mort d’homme. Certes certes. On aimerait néanmoins les y voir quand il
faut tenter de s’endormir sur l’oreiller de gauche alors que celui de droite demeure bâché par un sac
poubelle de cinquante litres ouvert en deux dans le sens de la longueur et supportant l’une de ces
cuvettes sonores où goutte et éclabousse avec une précision de métronome nazi le contenu des millions
de chasses d’eau de tous ces enfoirés de chrétiens montés au ciel dans le seul but de nuire aux déshérités d’en-dessous qui ne vont jamais à la messe.
J’avais donc laissé sans vergogne s’épancher mon modeste petit bonheur d’homme enfin au sec que
n’agresse plus – temporairement, oui je sais, intile de me le rappeler ! – l’inexorable et calamiteuse dictature estivale qui suscite chaque année des vocations parmi les oncologues spécialisés dans le traitement
pourtant sans espoir du mélanome malin que d’imbéciles victimes continuent stupidement d’appeler
grains de beauté. Et voilà que ce matin, tandis qu’il pleut inlassablement, je me suis surpris à reléguer
à l’arrière-plan, là où la mise au point n’est visiblement pas faite, la constatation pourtant bienheureuse
de mon état d’absolue sécheresse. Je parle ici de celle qui touche à mon épiderme, concernant celle de
mon inspiration comme on dit je développerai plus loin, si j’en suis capable. Car au premier plan, s’affiche avec une netteté agaçante la révoltante évidence : pieds nus dans mes espadrilles dépareillées j’ai
froid. Aux pieds précisément. À seule fin de compenser la faible capacité calorifique de mon tee-shirt et
m’obstinant à vouloir ignorer les vertus du thermolactil de Damart, je venais d’admettre l’impérieuse
nécessité qu’il y avait à enfiler à la minute même et sans tergiverser un gilet en polaire par-dessus cet
article garanti pur coton, troué ou pas, auquel j’avais fini par m’attacher durant la nuit précédente.
J’ajoute que mon impuissance – je n’ai pas écrit une ligne depuis au moins une semaine – ne m’aide pas,
bien au contraire, à trouver l’existence, en ce précoce début d’hiver bougrement frisquet, bien enthousiasmante. Pour tout dire, je trouve que ce dimanche sent quand même un peu la mort. Dès le réveil j’ai
Broutilles 110
fait ce constat désagréable : au-delà de dix centimètres alentour de mon corps le drap était froid, glacé.
La couette n’y pouvait rien. J’ai, dans la foulée, renoncé à prendre mon petit-déjeuner sur la terrasse.
À quoi bon si c’était pour n’apercevoir au travers du brouillard humide que l’ombre vague des collines
et, plus près de moi, le squelette nu des arbres du verger dégoûtant d’eau. Pour se réjouir de l’irruption de l’hiver il faut être amoureux, ou avoir gagné au loto, ou encore avoir couvert sans effort ne
serait-ce qu’un seul petit feuillet d’une prose délicieusement hilarante dont l’inutilité ne nous sera pas
même apparue durant les trois ou quatre heures ayant suivi cet exploit.
Pour être heureux, hiver comme été, il faut être vraiment con.
novembre 2012
Broutilles 111
Quelle horreur !
Méfions-nous des gens heureux, ils mentent. Méfions-nous des gens heureux ou qui prétendent l’être. Ce
sont d’immondes fabulateurs, des sortes de croyants crédules – ne rechignons point devant l’outrance
pléonastique – qui en arrivent à se persuader de la véracité de leurs mensonges et qui les répètent, les
assènent avec la ferme intention d’en convaincre leurs interlocuteurs, lesquels sont tellement désireux
de goûter eux aussi un jour au bonheur qu’ils gobent tout ce qu’on leur raconte du moment que c’est
joli, tout rose et bleu avec partout des rubans et des nœuds, de la gelée au milieu qui coule et qui poisse,
si douce et sucrée que c’en est un ravissement lorsque ça leur ruisselle dans le gosier après avoir traversé
le conduit auditif. Méfions-nous des gens heureux, ce sont des espèces de comédiens de province qui
interprètent pour eux-mêmes d’abord et pour un public acquis d’avance une pièce d’Émile Coué – un
auteur plus ou moins oublié que quelques illuminés tentent parfois de remettre à la mode en arguant du
bon sens – et qui affichent avec une obscénité répugnante les signes extérieurs d’une richesse qu’ils n’ont
évidemment pas puisqu’elle n’est que virtuelle.
Car, entre nous, qui peut aujourd’hui se targuer d’être heureux, ou même de l’avoir été à un certain
moment de sa sinistre vie, quitte à s’inventer des séquences insensées pour se convaincre qu’elles ont
véritablement existé, qui peut sans rougir de honte user de mots moelleux, rondouillards et vides de
signification, qui a assez de morgue pour se prétendre heureux quand le bonheur des uns ne peut, diton parmi les sages, s’édifier et prospérer que sur le malheur des autres, quels sont ces mufles, ces vantards insolents, ces goujats satisfaits que leur arrogance incite à manifester publiquement une telle forfanterie, qui sont-ils, quel intérêt ont-ils à dissimuler sous une apparence aussi obscène leur pitoyable
et tellement ordinaire médiocrité ?
Bien sûr, la nostalgie étant malgré tout ce qu’elle est, le vieillard peut fort bien, dès qu’il a dépassé la
quarantaine, enduire d’un bonheur factice les moments les plus insignifiants dans le seul but de se
raconter une existence qui n’aurait pas été totalement consternante. D’aucuns agissent ainsi, parce qu’il
est, au final, révoltant de constater que l’on a vécu pour rien, parfaitement inutilement et qu’il faut bien
compenser la vérité de ce fiasco par quelques anecdotes imaginaires que rien ne nous interdit d’inventer. Ne dit-on pas, sans rire, que le bonheur ne fait de mal à personne, alors qu’il en est pour qui l’éventualité d’un semblant de bonheur ne peut naître que du mal qu’ils font, encore déplorent-ils que cela ait
été si bref, trop bref. On a souvent tendance à penser, sans trop y réfléchir, que seuls les idiots auraient
cette capacité mais pour estimer que l’on est heureux, ou qu’on l’a été pendant quelques minutes, il ne
faut pas être idiot, il faut avoir la faculté d’évaluer, de comparer, il faut pouvoir faire la différence entre
bonheur et malheur. Qui sont deux états à peine différents et, en quelque sorte, paroxistiques auxquels
nous n’accédons qu’exceptionnellement, car ils sont en vérité peu supportables par l’individu qui a bien
compris la nécessité de la neutralité centriste, du gris passe-partout, de la conformité, de la si confortable normalité. Mais peut-être est-ce cela être heureux !
Il ne faut pas attendre de grands mouvements de révolte d’une société que l’on a convaincue de son bonheur, disait le camarade Rudigoz.
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Je me demande
Je me demande si je ne suis pas déjà un peu gâteux, à toujours rabâcher les mêmes choses je sens bien
que j’indispose, ou que j’agace. Les vieux radoteurs indisposent et agacent. Pourtant, je n’ai même pas
encore tout à fait quatre-vingts ans, c’est assez dire si je promets, pour peu que je tienne le coup encore
cinq ou six années de mieux ça va probablement devenir insupportable. Pour les autres, s’entend. En
parlant de centenaire, on en voit quelquefois à la télévision qu’on est allé, par pur voyeurisme, cruellement extraire de leur cocon où ils étaient tranquilles, un peu assoupis et complètement sourds, comme
des qui auraient passé trop de temps collés aux méga-baffles des rave party à renifler de la techno par
les oreilles. Entre nous, c’est pas vraiment joli à voir le centenaire, ça opine continuellement de la tête
à la façon de ces chiens artificiels installés sur la plage arrière des voitures, ça postillonne, ça se bave
dessus le gilet, ça sent le liniment et l’urine, l’œil toujours humide s’est à jamais perdu dans le vague à
la recherche d’un vieux souvenir à revisiter encore une fois avant de l’oublier l’instant d’après. Certes,
sachant que c’est à peu de choses près ce qui nous attend il faut se montrer indulgent, surtout vis-à-vis
de ceux qui ont conscience de leur état mais, heureusement pour eux, la plupart ne se rendent plus
compte de rien, ils sont déjà ailleurs, c’est-à-dire nulle part. Le monde tourne, la vie continue, sauf pour
eux. Le plaisir que l’on peut éprouver à déféquer, ils en sont privés et font sous eux sans même s’en apercevoir, privés qu’ils sont ainsi des petites joies que procure la création. Sans dents, manger se résume à
sucer et laisser fondre, tout a un goût de médicament ou pas de goût du tout. Le vieillard est généralement encombrant, c’est pourquoi on a inventé les maisons de retraite où il exaspère une bande de nervis qui se vengent sur lui de leur existence de larbins torcheurs, mais, non content d’encombrer il
contrarie la sérénité par son comportement asocial et ses propos incohérents, quand ils ne sont pas
agressifs.
Je n’ai, il est vrai, pas encore atteint cet état végétatif émaillé de soudains éclats de furie hystérique. Si
j’en juge par l’attitude, certes méfiante mais toujours amicale, du moins en apparence, des personnes
plus ou moins régulièrement astreintes à me côtoyer, ma décrépitude demeure supportable. Il n’empêche.
Il n’empêche que je m’interroge et m’inquiète. Car je n’ignore pas – j’ai observé sans joie et sur d’autres les effets peu encourageants de la sénescence – combien nous ne sommes guère objectifs (j’ai moimême passé mon temps à dénigrer l’objectivité et à dénoncer son hypocrisie centriste) quand il s’agit de
notre propre délabrement, on se dit facilement que ce n’est rien, ou pas grand-chose, que ça va passer
et que demain, ou après-demain, tout ira bien, de nouveau. On ne remarque naturellement pas – on préfère en tout cas ne pas remarquer – cette étrange habitude qui nous est venue de ressasser obsessions,
aigreurs, regrets, et détestations dont le nombre ne cesse de croître au fil des jours, car c’est une habitude comme une autre et si l’on a réussi à tenir le coup aussi longtemps c’est quand même au mérite de
quelques habitudes qu’on le doit. On peut bien sûr, dans l’allégresse de la jeunesse insouciante, choisir
l’improvisation permanente mais cela ne dure qu’un temps. Un jour, on refuse bravement de céder à
l’habitude de respirer… et on meurt. Évidemment. Comme meurt le militaire un peu distrait qui a
oublié de tirer le premier.
Ce matin, observant pour la dernière fois peut-être – on ne sait jamais de quoi demain sera fait, n’estce pas ! – le soleil devant lequel glissaient de noirs nuages lourds de menaces (la menace est génétiquement obèse et n’observe aucun régime macrobiotique qui la rendrait légère et gracieuse) je songeais à
Broutilles 113
l’effarante probabilité de voir un jour tous les clous sur lesquels on tape sauvagement depuis des siècles
à coups de marteau se rebeller, revendiquer leur droit à l’autodétermination et, finalement, exiger leur
indépendance. Et, ne l’obtenant évidemment pas car nous ne sommes point hommes à nous laisser dicter notre conduite par de vulgaires clous, ils choisiraient d’entrer dans la clandestinité dont nous savons
par expérience que toujours elle sourit aux minorités. Les vis et les boulons, qui souffrent moins c’est
vrai, pourraient néanmoins se joindre au mouvement, on passerait sans crier gare de la révolte à la révolution et la vie deviendrait vite infernale. Le clou rouillé peut, dans bien des cas, provoquer le tétanos
et la question se pose : avons-nous de quoi vacciner sept milliards d’individus ? En commençant par les
vieux, espérons-le, qui sont les plus vulnérables. Le clou rouillé, et tordu, n’a plus rien à perdre, il sait
que sa vie est foutue, il est donc volontaire et le morceau de planche abandonnée retournée où il est
emprisonné depuis des mois sera sa contribution à la cause. Tout biscornu qu’il est, il lui restera assez
de vitalité pour traverser la semelle en élastomère puis, encore plus facilement, la chaussette en coton et
acrylique mélangés, à pois ou à rayures, pour atteindre enfin l’épiderme tendre et moelleux du pied,
gauche ou droit, de l’ouvrier polonais dont le coût du travail est très largement inférieur à celui du directeur général de l’entreprise de travaux publics qui l’emploie puisqu’il est exonéré de charges sociales,
patronales faut-il le préciser. Le tétanos pourrait bien alors devenir contagieux.
L’épopée du clou est certes édifiante mais il ne faudrait toutefois pas qu’elle nous fît oublier ce qui est à
l’origine de ce court récit en prose (de style élevé, comme nous le rappelle fort opportunément le
Robert), à savoir que je me demande si je ne suis pas déjà un peu gâteux. Mais, depuis que j’ai vu avanthier un clou qui m’observait avec un air sournois, je garde désormais jour et nuit une paire de tenailles
par devers moi. Je ne me laisserai pas faire…
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Il faut être indulgent avec les ratés
Un artiste, un écrivain n’ayant pas réussi sont forcément des aigris, des jaloux qui en veulent à la terre
entière. L’échec ne les dispense même pas de patauger dans l’ingratitude la plus vile. Pourtant, ce peintre-là qui s’est imaginé un temps avoir du talent au motif qu’on acceptait, ici ou là, d’exposer ce qu’il
continue d’appeler avec emphase ses œuvres, n’est pas même parvenu à s’en faire acheter une par l’une
ou l’autre de ces institutions auxquelles on accorde un budget pour en disposer à cet effet en respectant
la tendance du moment. Bien sûr, quelques-uns de ses proches ont fait l’effort, à condition qu’il consentît à n’être pas trop gourmand, d’acquérir une ou deux petites choses pour accrocher dans le salon où
cela s’accorderait plutôt bien avec la couleur des rideaux. On peut toujours espérer voir un jour sa cote
grimper et comme on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve, n’est-ce pas… Mais rien ne s’est jamais
produit dans le sens que l’on attendait, probablement qu’il n’a pas fait ce qu’il fallait pour ça, l’artiste !
Quant à l’écrivain, son principal avantage réside dans le fait que nul n’a à se sentir obligé de faire semblant d’aimer ce qu’il tartine. Ses manuscrits restent au chaud – ou au frais, selon la saison – dans ses
tiroirs, nul éditeur n’en veut, ce qui écarte l’éventuelle obligation qu’il y aurait à acheter son dernier
opus. Ha ! ce n’est pas lui qui décrocherait le Goncourt, ou même le Renaudot, voire le Fémina ou le
Prix littéraire de la Fédération des Couteliers ambidextres de Thiers. Non, rien ! Il a bien tenté de nous
lire quelques-uns de ses chefs-d’œuvre mais il a finalement compris qu’en littérature comme ailleurs, du
talent on en a ou pas et qu’il faut savoir rester à sa place.
Et c’est bien ce qui surprend chez ces gens-là. L’humilité leur fait la plupart du temps défaut. Tout un
chacun est certes capable de barbouiller ou de gribouiller, nul n’en fait pour autant une affaire d’État
et le charcutier comme le conseiller clientèle de la Société Générale ne se prennent ni l’un ni l’autre pour
Picasso ou Marcel Proust. Pourtant, Édouard Broque peint de très jolies aquarelles, très ressemblantes
et coloriées avec goût, Pierre-Louis Badoncle écrit de son côté de bien beaux poèmes aux rimes toujours
riches et d’une sensibilité infiniment délicate. Le dimanche.
Seulement voilà, l’Artiste et l’Écrivain ne sont pas des amateurs, ils ambitionnent davantage d’avantages et n’iraient pas déchoir en accrochant, pour l’un, sa production sur les murs de la salle polyvalente du patelin à l’occasion de la fête votive communale et, pour l’autre, en publiant à compte d’auteur
ce qu’il nomme un pamphlet visant, dit-il sans plaisanter, à dénoncer sans ambages la scandaleuse collusion entre une nomenklatura soi-disant culturelle et le pouvoir politico-financier d’un État gangrené
par la corruption, l’affairisme et l’arbitraire. Ces deux-là s’imaginent sans doute que leur pitoyable
échec a valeur de certification d’un génie ignoré, ils se verraient bien maudits avec une couronne
d’épines sur le front, le sang coulant sur leur belle chemise en popeline blanche, dans l’attente d’une
reconnaissance un peu trop tardive puisque posthume. Sauf que, même posthume, il n’y aura pas de
reconnaissance, le génie n’était en fait qu’un petit don de rien du tout qu’ils ont été infoutus de faire
fructifier. Car le don principal, le don essentiel dont il faut plus que tout autre être honoré dès l’enfance
c’est celui de l’opportunisme. L’opportunisme fait germer le talent, le transforme en réussite, l’opportuniste n’est pas mesquin ni même bassement calculateur, il fait ce qu’il faut au moment où il faut et nul
ne saurait lui tenir rigueur de faire pour son art ce que quantité d’autres font pour quelques billets de
banque. D’autant que nos deux individus n’ont en aucun cas à faire la fine bouche, à s’offusquer de ce
Broutilles 115
que l’on puisse les comparer à quelque hétaïre marchandant son corps pour survivre sans y trouver
l’ombre d’un minuscule plaisir. Baudelaire n’affirmait-il pas lui-même que l’art n’est que prostitution.
Quiconque choisit de s’exhiber, d’une manière ou d’une autre, ne peut prétendre à la pureté, à l’innocence. En vérité, nul ne le peut, et il faut s’en réjouir car l’existence nous serait encore bien plus
navrante à supporter s’il n’y avait ces pitres qui ont réussi, qui gesticulent et pérorent en nous faisant
des grimaces et des signes de connivence. Que les autres, qui n’ont que leur échec à présenter en guise
d’excuse à leur médiocrité, soient quelque peu amers, on le comprendra aisément.
Mais, en démocratie, on soutient que tout le monde a le droit de vivre.
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Et avant d’être spécialiste, t’étais quoi ?
La grande innovation du siècle passé c’est le spécialiste. Et on en invente encore de nouveaux, sans doute
pour saluer dignement notre entrée triomphante dans le siècle suivant. Des spécialistes, il y en a pour
tout. On peut certes comprendre qu’il soit nécessaire d’affiner quelque peu dans le domaine de la médecine par exemple et que l’on demande au proctologue de se pencher avec intérêt sur l’anus du patient,
là où le généraliste s’avère insuffisamment compétent. Encore qu’il soit permis de s’étonner de ce que
l’urologue ne puisse pousser ses investigations jusqu’à extrémité du côlon et se retire piteux avant l’issue, sans conclure. Ce qui toujours, nous en conviendrons, est frustrant. L’oncologue est quant à lui une
sorte de généraliste du cancer, il s’intéresse à tous les cas, quelle qu’en soit la localisation, il suppute en
aparté et demeure ouvert à toutes les extrapolations. Son diagnostic est toujours sans appel et amuse
beaucoup son entourage. Moins son client, qui n’est doté que d’un humour fort maigrichon.
Je suis en revanche totalement pantois devant la multitude de spécialistes du mental que l’on regroupe
généralement sous l’appellation – forcément réductrice – de psys. Ces individus-là mettent un point
d’honneur à se singulariser en prétendant qu’un psychologue n’est ni un psychanalyste, ni un psychothérapeute, éventuellement un psychopathe mais en aucun cas un psychopédagogue, ni un psychiatre et
pas davantage un psychorigide – encore que. Si l’on admet la nécessité d’une spécialisation à outrance
dans l’exercice de la médecine (les psys constituant une corporation à part, extra-médicale, s’apparentant plutôt aux méthodes de l’Inquisition ou de la Stasi, avec chez certains schismatiques un net penchant pour la gaudriole grotesque) il n’en va bien évidemment pas de même pour tous les ogues dont on
a sanctifié le professionnalisme par une inscription dans les pages jaunes de l’annuaire.
Je prendrai ainsi pour exemple le cas des musicologues, technocrates de type bruxellois acharnés à codifier, classer, hiérarchiser, expliquer, analyser, décortiquer, nomenclaturer tout ce qu’une tripotée de
fabricants de symphonies, sonates, cantates, opéras et autres partitions plus ou moins rigolotes se sont
obstinés à produire pour égayer les fins d’après-midi mélancoliques d’oisifs désespérément ignorants du
Top 50 et de la renommée internationale de certain remixeur des musiquettes des autres.
Le musicologue est comparable au médecin légiste qui dépiaute son cadavre afin de déterminer si les
tripes à la mode de Caen encore contenues (après toutefois relachement inopiné des sphincters) dans son
pauvre bide de défunt éventré proviennent de l’Hédiard de la rue d’Italie à Aix-en-Provence ou du
Géant Casino de Plan-de-Campagne. Le musicologue est un examinateur post-mortem de la musique, en
cela il se distingue de l’œnologue à qui l’on a confié la fécondation d’un liquide vineux correspondant
aux critères du moment et qui affirmera péremptoirement, sans l’avoir jamais goûté, que seul le Clos des
Mouches 2009 de Joseph Drouhin est digne d’accompagner un petit salé aux lentilles vertes du Puy. Le
musicologue n’écoute pas la musique, il la met en fiches. L’œnologue n’est pas un buveur de vin mais un
ingénieur chimiste qui expérimente un produit.
En ces temps où nous autres occidentaux ne sommes plus capables de fabriquer une paire de chaussettes
ou un ouvre-boîtes (en raison du fameux coût du travail, il va de soi), le recours à l’expert est devenu
institutionnel. Lorsque survient un problème – que nous qualifierons pertinemment d’économique
puisque c’est le seul domaine qui puisse faire véritablement problème – tout dirigeant un peu prudent
Broutilles 117
nomme une commission, laquelle commission s’entoure d’une nuée d’experts qui émettent des avis dont
les membres de ladite commission tireront des rapports dont les conclusions déboucheront sur un certain nombre de recommandations. L’expert n’est pas spécialement intelligent mais il doit s’être rapidement renseigné (il dispose pour ce travail d’un staff composé d’individus plus ou moins compétents) sur
le sujet qui lui vaut d’être sollicité – quelle est, par exemple, à votre avis, Monsieur l’expert, la courbure d’une banane en-dessous et au-dela de laquelle ce fruit est impropre à la commercialisation ? – afin
de fournir une réponse susceptible de correspondre aussi exactement que possible aux objectifs que s’est
fixés le dirigeant, dont nous avons un peu trop rapidement oublié l’importance primordiale. On voit par
là combien l’expert en question doit tout savoir de la banane, comme il lui faudra, quinze jours plus
tard, ne rien ignorer de l’interrupteur électrique dont il est – par ailleurs et par nécessité puisque nul
expert ne peut mener une carrière convenable en n’étant pointu que sur la banane – l’éminent spécialiste.
Il est dès lors aisé de comprendre combien notre existence serait extrêmement dangereuse sans l’avis de
ces spécialistes grâce à qui nous pouvons désormais demeurer complètement idiots, enfin débarrassés de
toutes les interrogations qui nous dépassent et risqueraient de nuire à notre santé, aussi bien physique
que mentale, alors même que les raisons qui justifieraient l’adjonction d’un arôme artificiel de banane
dans le beaujolais nouveau continuent de nous demeurer obscures. À moins que l’expert en beaujolais
nouveau ne soit le même qui décide de la courbure de la banane.
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Il n’empêche que la récession…
J’ai remarqué ce matin que le murier platane laisse choir ses larges feuilles encore vertes, signe que nous
n’allons vraisemblablement pas vers des jours à haut degré de transpiration. Pourtant, la couverture
nuageuse est des plus favorable et le brouillard tarde à se lever. En conséquence de quoi, humidité mise
à part, la glace dans les caniveaux n’est pas de saison et il n’y a pas lieu de ressortir immédiatement les
piolets ni de convoquer les chasse-neige. Les réserves de brouilly ont été reconstituées il y a une heure
et nous goûterons ce midi le beaujolais nouveau, autant dire que j’ai de sacrés projets d’avenir – certes
à court terme – et que les grands froids peuvent bien ratatiner le moral de l’autochtone, je m’en fous.
Je viens d’apprendre que la zone euro était officiellement entrée en récession, ce serait en somme comme
une sorte de surprise puisque nul n’avait, semble-t-il, prévu une chose pareillement prévisible. La croissance est en berne, on se demande sur quoi on va bien pouvoir désormais faire des profits puisqu’on a
spéculé sur à peu près tout et que ça ne suffit pas. Pourvu que ça ne dure pas trop longtemps sinon nous
allons nous apercevoir que la vie ne vaut probablement pas d’être vécue si c’est pour ne pas changer de
voiture quand on en a envie. Et l’emprunt russe à l’envers, un siècle plus tard, voilà de quoi nous faire
aimer les ex-vilains rouges reconvertis dans l’éloge du Kapital.
Mais pourquoi donc, une fois encore, me suis-je laissé détourner l’attention par une nouvelle péripétie
de l’affairisme institutionnel ? Je manque singulièrement de détachement, d’indifférence pour dire les
choses simplement vis-à-vis de ce que commettent ces organisations légalement criminelles dans le but
d’asservir sans combats ni bombes (ce qui contrarie énormément les fabricants d’armes) des populations
entières par ailleurs tout occupées à regarder Questions pour un champion ou son équivalent bulgare,
je ne suis pas zen du tout, je ne parviens pas – il faut dire que je n’essaie guère, autant dire pas du tout
– à m’élever au-dessus de ces petites misères quotidiennes qui sont pourtant, à en croire les chercheurs
en relativité, le sel de l’existence. Je suis vraiment nul en gros bonheur insolent, certain jour faste je me
fais une petite joie minuscule, d’une brièveté exemplaire, aussitôt allumée aussitôt éteinte, c’est que je
n’ai aucune disposition pour la réjouissance éclatante dont on pourrait faire le sujet principal d’un film
probablement français où s’épanouirait sans fausse pudeur ce talent particulier et tellement français –
c’est là où nous brillons vraiment – pour la gaudriole superbement épatante. C’est bien simple, lorsque
je suis invité à me joindre aux convives d’un repas réunissant des gens de bonne compagnie et d’une
classe sociale qui leur est commune, il m’arrive parfois – de moins en moins d’ailleurs, on ne m’invite
plus guère – de vouloir glisser, pour faire comme tout le monde, entre la poire et le fromage alors que
nous n’en sommes qu’au rôt, un trait d’esprit. Le flop est retentissant, les conversations cessent immédiatement, on n’entend plus soudain que le bruit tonitruant d’une fourchette heurtant sans le vouloir
vraiment la porcelaine possiblement de Limoges d’une assiette où déjà se fige la sauce au sang accompagnant quelque venaison, tout le monde me regarde, et puis, au terme de cinq bonnes – ce qualificatif est
impropre – minutes de silence pétrifiant, le ronronnement des bavardages reprend, je finis mon verre
d’un bordeaux normalement quelconque et allume un cigare afin que l’on me déteste complètement.
Je me suis une fois encore égaré, alors que je voulais m’attendrir un instant sur le sort peu enviable de
ces feuilles de mûrier platane qui tombent en tourbillonnant, comme le font chaque année depuis la
Broutilles 119
fabrication du mûrier platane les feuilles d’automne, y compris celles de l’acacia (qui sont déjà tombées
depuis longtemps) et celles du chêne qui, elles, tomberont plus tard, parce que c’est comme ça. Le
mûrier platane (Morus Kagayamae, Morus platanifolia ou Morus bombycis) est un arbre d’ornement
dont les municipalités, qui disposent d’un budget à cet effet, préfèrent choisir une variété stérile afin
d’éviter que les trottoirs ne soient tout dégueulassés par leurs fruits, les défécations des loulous de
Poméranie associées aux glaviots des tuberculeux ainsi qu’aux mégots des femmes en cheveux qui fument
dans la rue suffisant amplement à cette tâche. Le mûrier platane peut atteindre six à huit mètres de haut
mais on le taille généralement avec une grande sévérité afin de lui confectionner cette forme de parasol
qui remplace avantageusement le modèle Pernod-Ricard qui souvent s’envole quand souffle cette saleté
de mistral. C’est pourquoi il se plaît plus particulièrement au sud, très au sud, de la Loire où il sert également de perchoir à la cigale, lorsque celle-ci passe des heures à aiguiser ses couteaux quand l’honnête
citoyen aimerait bien pouvoir faire la sieste en paix.
Il n’empêche que la récession…
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Miroir, mon beau miroir
L’homme, de type courant, aime à se contempler au miroir. La femme, davantage encore, mais c’est bien
naturel, pour peu que son apparence soit assez éblouissante et nous fasse oublier, juste un nécessaire
instant, cette beauté intérieure dont il est fait grand cas dans les romans à caractère outrancièrement
psychologique. L’homme de type courant aime à se contempler au miroir car il est généralement satisfait de ce qu’il voit, jusqu’au jour où il se surprend lui-même à constater à quel point chaque matin
ajoute un petit supplément d’affliction à la déjà longue liste des détériorations dont il est victime depuis
qu’il a cessé, à son corps défendant, de s’imaginer capable, sans exagération, de séduire la si troublante
épouse du boulanger. Petit à petit il finit par céder à la tentation du délit de faciès, il note les poches
sous les yeux qu’il lui faut orner de lunettes pour voir de près comme de loin, il note les plis, les rides,
la viande molle, l’inexorable progression de la désertification de son cuir chevelu et, en revanche, le poil
qui lui pousse dru dans les narines et les oreilles – et il ne s’agit là que de la partie présentée au miroir,
l’usage de l’armoire à glace est à proscrire.
Un lundi matin il s’est découvert des taches brunes sur le front, il a aussitôt jeté à la poubelle le miroir,
persuadé dans un accès d’optimisme imbécile qu’il s’agissait de chiures de mouches ou d’une probable
altération du tain de ce miroir qui avait bien entendu fait son temps, lui. Hélas, dans son insolente propreté, le remplaçant tout neuf afficha sans attendre les mêmes stigmates. L’homme, que son pragmatisme
incite à ne se point laisser bercer d’illusions stériles, a très vite pris les dispositions nécessaires afin de
s’épargner le spectacle affligeant de sa propre déliquescence, il a définitivement renoncé à se raser et à
se coiffer – d’autant que, n’est-ce pas… pour si peu – et, désormais, pour se brosser les dents, il s’abstient d’allumer la lumière, ce qui lui vaut de rester une journée entière avec des coulures de dentifrice
dans la barbe.
L’homme, de type courant, ne se contemple plus au miroir. Il ne se reconnaîtrait pas. Il avait gardé de
lui l’image d’un garçon avenant, toujours souriant, dynamique, content de lui et donc content des
autres, en toutes circonstances vêtu avec élégance, bichonné, pomponné, parfumé, un homme qu’on
avait plaisir à rencontrer, avec qui on déjeunait volontiers – d’autant que c’était régulièrement lui qui
invitait. Il est dorénavant devenu une sorte d’étranger pour lui-même. Auquel il ne repense qu’avec
aigreur, une aigreur tellement acide qu’elle lui ôte le goût de la nostalgie. Vieux et moche, voilà ce qu’il
est maintenant et il faudrait être sacrément pervers pour venir se regarder dans la glace, non pas celle
de la salle de bains qui a rejoint la précédente dans le container à ordures mais pas davantage celle du
vestibule aujourd’hui recouverte d’un drap noir où ne manque, au centre, que ses initiales brodées au
fil d’argent.
L’homme, de type moins courant, n’a jamais cessé de se contempler au miroir, lui. Sa décrépitude ne lui
saute pas aux yeux, il ne la voit pas, à moins qu’il ne veuille pas la voir. Il fait comme si de rien n’était,
parle d’expérience, de connaissance de la vie, de sagesse, il s’imagine que son charme passé séduit
encore, ou plutôt qu’il séduit toujours, alors qu’il ennuie ou en agace plus d’un. Il réussit ainsi à se persuader de son invulnérabilité, de sa beauté dont il se plaît à dire qu’elle est celle de l’âge mûr, oubliant
un peu vite qu’à l’instar des poires ou des bananes l’excès de mûrissement produit l’inexorable pourriture. Son capilliculteur lui ayant suggéré la possibilité d’avoir recours à des implants il s’est montré totaBroutilles 121
lement offusqué au point de quitter les lieux en lâchant, comme un crachat : Et pourquoi pas une moumoute ! Il s’astreint chaque semaine à pratiquer un certain nombre d’activités dites sportives, tennis,
natation, gymnastique qu’il complète par une heure quotidienne de jogging matinal, il observe un très
strict régime alimentaire, ne boit ni vin ni alcool, ne fume plus depuis qu’il a appris que Nat King Cole
était mort d’un cancer des poumons à quarante-cinq ans et use avec méthode des petites pilules bleues
qui l’aident à croire à l’excellence de ses performances sexuelles.
Ce dimanche-là, à cinq heures de l’après-midi, face à son miroir, l’homme remarque la présence d’un
gros bouton un peu blanc sur sa joue gauche. Il presse de ses index droit et gauche l’excroissance
hideuse, le sang gicle, barbouillant la glace et le lavabo, et très rapidement tout le reste suit, ne laissant
sur le carrelage de la salle de bains qu’un petit tas de vêtements souillés. C’est la dernière fois que
l’homme se vit au miroir.
novembre 2012
Broutilles 122
Un mot pour un autre
Dire de son bistrotier qu’il est raciste sous prétexte qu’il aurait refusé de servir un apéritif à une personne dont l’épiderme est affecté d’une carnation exagérément colorée démontre à quel point il est des
mots dont il faut user avec circonspection parce qu’ils peuvent blesser cruellement celui à qui on les destine. On en arrive, dans des cas d’une violence extrême, à évoquer la possibilité d’un racisme antiblancs, c’est assez dire combien la surenchère menace tandis que la bienveillante tolérance s’avère obsolète. Raciste, antisémite, fasciste sont des mots assurément destinés à humilier quiconque s’est laissé
aller à employer des formules simplificatrices dans le seul but de se faire bien comprendre de son voisin
de comptoir. Nous croisons désormais, sans même le savoir, dans le rue, au travail ou au restaurant,
voire dans les toilettes de la gare Montparnasse, quantité d’homophobes, d’érythrophobes, de germanophobes, d’anglophobes auxquels se mêlent parfois d’innocents claustrophobes que perturbe sévèrement
l’épouvantable perspective de devoir un jour finir enfermé dans un plumier plus ou moins en chêne tandis qu’au dehors l’air embaumera ce matin-là le chèvrefeuille et le fumier de moutons. On voit par là de
quelle manière nous avons aujourd’hui renoncé à connaître le sens des mots que nous utilisons, nous
avons l’invective facile et nous manions l’anathème avec la virtuosité dont s’enorgueillissent généralement les lanceurs de couteaux peu soucieux de l’avenir de leur pourtant mignonne partenaire. Mais la
virtuosité n’est rien sans ce supplément d’âme qu’apporte une connaissance approfondie de la sémantique du langage et l’injure n’acquiert sa signification pleine et entière que lorsque celui qui la profère
en sait au moins l’éthymologie et n’ignore rien des vulnérabilités de celui qu’il s’apprête à injurier.
Celui-ci maudissait son voisin juif sans même savoir si celui qu’il s’apprêtait à dénoncer avait véritablement un appartement mieux meublé que le sien. Il était antisémite par opportunité comme le petit-fils
du Juif précédemment occis est arabophobe parce qu’il ne supporte pas que les habitants de la Palestine
s’appellent des Palestiniens. J’en connais qui traitent, un peu à la légère il va sans dire mais je le dis
quand même, de nazi n’importe quel individu rigoureusement attaché au respect d’un règlement dont il
n’est même pas l’auteur, alors que – selon le Robert qui est formel sur ce point précis – pour être un
authentique nazi il faut être membre du parti national-socialiste allemand, ce qui n’est, pour l’instant,
pas donné à tout le monde. Nazi ou fasciste, pourquoi pas centriste si l’on veut se montrer vraiment désagréable, l’insulte fleurit au coin des rues, dans les réunions entre amis, autour de la table familiale où
refroidissent les tripes à la mode de Caen (que certains mécréants consomment en buvant du cidre, doux
chez d’éventuels extrémistes provocateurs). On a vu des chevaliers d’industrie – c’est ainsi qu’ils entendaient qu’on les nommât – qualifier, sans vergogne, leurs salariés d’ouvriers à seule fin de les rabaisser
plus bas que terre, on a vu des moins que sous-officiers traiter de tapettes, de gonzesses, voire de cons
d’intellos des garçons ayant tout juste obtenu leur BEPC qui ne parvenaient pas, durant les exercices
de tir de nuit, à placer cinq balles dans la cible avec leur Lebel de la guerre de quatorze, on a vu des instituteurs en blouse grise qui ressemblaient à Pétain affubler des noms de crétin, d’idiot congénital, d’erreur de la nature un enfant de douze ans incapable de se souvenir de la date de la signature du
Concordat entre Pie VII et Bonaparte ou de multiplier de tête un million six-cent-vingt-trois par septmille quarante-cinq virgule dix-neuf.
Il n’empêche, c’est celui qui le dit qui y est.
novembre 2012
Broutilles 123
Les mots, encore les mots…
S’il est des mots que l’homme moderne ne rechigne pas, bien au contraire, à utiliser à seule fin de se
valoriser en discréditant l’autre, il en est dont, en tant qu’homme moderne, donc ambitieux, viril et
combatif, il s’interdit de faire usage. Mieux, il les a définitivement proscrits de son vocabulaire, les
jugeant indignes de lui, tout juste bons à retourner croupir dans le jargon, ridiculement poétique, d’individus mollassons, au regard languide, plus ou moins efféminés, d’un siècle aujourd’hui dépassé. Notre
battant – un combattant sans autre arme que sa volonté de réussite – ignore, ou vomit quand on lui en
fournit l’occasion, les mots qui pourraient le fragiliser. Sentimental, sentimentalement, sentimentalisme,
sentimentalité sont ainsi écartés à jamais puisqu’ils font référence à des états répugnants dont il entend
demeurer indemne et qu’il préfère abandonner à des déviants probablement masochistes. États dont il
tolère, au point de les trouver éventuellement charmants, la manifestation chez les personnes de sexe dit
faible, plus enclines à de tels épanchements qui seraient parfaitement ridicules chez le mâle normalement constitué. Tout ce qui touche aux sentiments rend vulnérable, on ne fabrique pas des vainqueurs
à partir d’individus sensibles à l’affectif. D’ailleurs, sensibilité, sensiblerie sont des mots tout autant
honnis. On comprend dès lors l’aversion qu’éprouve l’homme véritable pour tout ce qui pourrait se
réclamer du romantisme ou s’y apparenter. On touche ici à la dégoûtation suprême, on se gausse, on
pouffe, on ricane, on méprise avec panache, on frôle bouddha et ses bouddhins… Romantique ? vous
n’y pensez pas ! Traiter quelqu’un de romantique constitue l’injure absolue, mieux vaudrait qu’il fût né
difforme, aveugle (noir, juif et borgne avait suggéré Sammy Davis Jr.) et incapable de conduire une automobile, ce qui constitue pourtant déjà une tare inconcevable. D’aucuns consentiraient à ce qu’on laissât vivre n’importe quel dictateur (de père en fils ou élu démocratiquement, comme on dit) coupable,
mais fier de lui néanmoins, de l’extermination de la moitié de ses sujets plutôt que d’accepter l’idée, seulement l’idée, de déjeuner dans le même établissement qu’un quelconque se réclamant du romantisme
ou lui trouvant simplement d’authentiques qualités.
Jamais il ne viendrait à l’esprit de l’homme vraiment moderne de se découvrir le moindre intérêt pour
la peinture de Delacroix, Géricault ou Turner, pour Le voyageur contemplant une mer de nuages de
Caspar David Friedrich dont il ne sait pas ce que c’est et ne tient pas à le savoir, et L’ile des morts de
Böcklin pas davantage. Mais il ne rate aucun vernissage où la présence du ministre de la Culture est
annoncée. Hugo, Musset ou Baudelaire, il en a certes entendu parler mais il préfère, et de loin, BHL et
Houellebecq, qu’il n’a d’ailleurs pas lus. Côté musique, avec un s tient-il à préciser, il se veut éclectique
et affectionne la musique baroque sur instruments d’époque, Jean-Michel Jarre et les Sex Pistols, sans
compter qu’il est abonné aux concerts de l’Ircam où il n’a pas toujours, pas souvent, le temps de se rendre, ajoute-t-il. Schumann, Schubert, Beethoven l’ennuient à mourir, Mahler ? oui il se souvient d’un
film dont ce type aurait écrit la musique au début des années soixante-dix. Korngold ? non, connais pas !
C’est-à-dire que, voyez-vous, les romantiques m’agacent avec leurs perpétuels états d’âme, leur moi et
leur je, qui ne m’intéressent absolument pas, l’art doit être universel et se situer au-dessus des petits
problèmes personnels de l’artiste, comprenez-vous ?
Bien sûr que nous comprenons. En tout cas, moi je comprends qu’il y aurait là un avant et un après formidables, et entre les deux : rien, le vide total, sidéral sidérant, une période durant laquelle il ne s’est
Broutilles 124
rien passé, une sorte d’hibernation un peu longue qu’il est préférable d’oublier, et même d’ignorer. Il
conviendrait en somme, selon vous, de rayer de l’Histoire la totalité du dix-neuvième siècle afin de
n’avoir plus ensuite qu’à ébarber ce qui dépasse ici ou là. Mais savez-vous que, selon des sources sûres,
il y aurait des espèces de néo-romantiques en plein vingt et unième siècle ? Si je plaisante ? Pas du tout.
Leur coller un genre d’étoile jaune, dites-vous. Pourquoi pas en effet, et les déporter… dans des camps
pour les rééduquer, une révolution culturelle en quelque sorte… Ce qui est fait est fait, a-t-il ajouté en
s’enfonçant profondément l’index dans la narine droite, mais des gens comme ça, que leur sensibilité
exacerbée rend impropres à la consommation, il faut surtout les empêcher de se reproduire.
Heureusement qu’il existe des hommes qui pensent à tout, des pragmatiques.
novembre 2012
Broutilles 125
Non, je ne suis pas mort
à André de Richaud
Vendredi dernier en fin de journée – il avait neigé et le blanc dégoûtant avait recouvert toute la campagne environnante – j’ai appris ma mort. Mon décès comme ils disent, certains mots étant proscrits du
langage diplomatique. Toujours est-il qu’on en reste évidemment baba, avec une curieuse impression de
frivolité et d’inexactitude. C’était en toutes lettres, m’a-t-on rapporté, dans la rubrique nécrologique du
quotidien Le Monde et je reconnais que c’est toujours un peu désagréable de découvrir dans les médias,
ou par des racontars plus ou moins malveillants, une information qui nous concerne directement. Le
journal Le Monde jouit d’une réputation de journal sérieux, plutôt centriste même si l’on a prétendu un
temps qu’il pouvait être de gauche, ce qui ne manque pas de me faire ricaner. Cette réputation de
sérieux centriste incite le citoyen ordinaire à prendre pour argent comptant tout ce qu’il apprend en
parcourant les colonnes de son quotidien favori dès lors qu’il considère que les journalistes y revendiquent un grand souci d’objectivité et y pratiqueraient systématiquement la vérification des informations
dont ils font état. C’est assez dire mon étonnement lorsque, sur un ton franchement narquois, un de mes
amis, pourtant poitevin d’adoption, m’annonça ce jour-là mon regrettable trépas, survenu le dimanche
18 novembre sans autre précision horaire. À l’âge de soixante-treize ans est-il indiqué, ce qui prouve
bien l’ampleur de la supercherie. N’importe qui, même en période de paix franco-allemande, serait
néanmoins pareillement stupéfait. Le lendemain, je trouvai dans la boîte prévue à cet effet, et à d’autres, un courrier de la Société des Gens de Lettres adressant à ma veuve ses compatissantes condoléances
et l’invitant à effectuer les démarches nécessaires afin qu’elle perçût, si l’occasion s’en présentait,
d’éventuels droits d’auteur.
La veuve du défunt n’ayant pas le même prénom que la mienne, il me fut aisé d’en déduire qu’il y avait
là une sorte de malentendu, d’autant que je n’étais pas aussi mort qu’on le prétendait et que je n’ai
jamais eu l’honneur d’appartenir à la très honorable Société des Gens de Lettres puisque je n’ai même
pas été capable de publier trois ouvrages au moins, fussent-ils de la plus médiocre qualité, ce qui n’a en
l’occurrence strictement aucune espèce d’importance. J’écrivis donc immédiatement – je n’aime guère
laisser s’installer dans la mémoire des gens des certitudes erronées susceptibles de me porter préjudice
– à la chargée de mission de ladite société, noblement domiciliée en un hôtel parisien que j’imagine particulier, pour lui faire part non pas de mon décès mais de la continuation de mon existence, aussi insignifiante soit-elle.
Il faut en effet, autant que faire se peut et là je pouvais, s’efforcer de rétablir la vérité des faits et réfuter les quiproquos sachant que, le moment venu, il sera toujours temps d’informer les peuples de ma
renonciation à poursuivre une existence que d’aucuns peuvent éventuellement qualifier d’inopportune
mais qu’il me plaît néanmoins de poursuivre, en dépit de l’augmentation du prix du gaz, des socio-démocrates et de mes cancers désagréablement avérés mais auxquels j’ai, encore cette nuit, courageusement
résisté, tout en me rendant sur Internet afin de voir un peu de quoi il retourne concernant l’intégrité de
mon identité. J’en ai repéré cinq – pas un de plus – qui, visiblement et sans vergogne, n’ont pas hésité
à porter mes propres nom et prénom sans même se renseigner au préalable afin de savoir si une telle
usurpation n’était pas de nature à m’indisposer. L’un est troisième adjoint à la mairie de Sancerre après
avoir dirigé une entreprise de peinture et vitrerie baptisée Aux trois couleurs. Peut-être un fervent
Broutilles 126
patriote ! mais ne nous méprenons toutefois pas, nous n’avons pas l’exclusivité du tricolore. Le second
– sans qu’il y eût là de ma part la moindre tentation de hiérarchiser – serait proviseur du lycée JeanBaptiste Vuillaume, école nationale de lutherie à Mirecourt dans les Vosges. Un troisième pourrait bien
être ou avoir été, malgré une légère incertitude, agriculteur à Voiscreville, dans l’Eure, où il fut maire
de 1983 à 1995. Il y a ensuite un ex-président du Lions Club de Houdemont, dans la communauté
urbaine du Grand Nancy et, pour finir – circonstances obligent – un agent de la RATP d’environ cinquante-cinq ans habitant Baulne, charmante (?) commune située à quarante et un kilomètres au sud de
Paris-Notre-Dame qui est, comme chacun sait ou devrait savoir avant de s’embarquer sur l’autoroute
pour les stations de sports d’hiver alors que le chasse-neige n’est même pas encore passé, le point zéro
des routes de France.
De ces cinq-là, lequel a choisi de trépasser en laissant croire à des dizaines, voire des centaines de
femmes éplorées que ce pouvait être moi le cadavre, lequel a sciemment encouragé la confusion en ignorant la détresse qu’il risquait de susciter parmi mes admiratrices, et peut-être même quelques admirateurs possiblement pédérastes ? La matinée tire à sa fin, elle aussi, et en me resservant un verre de beaujolais blanc puisqu’il est maintenant près de onze heures, je m’interroge. Et si ce n’était aucun de ces
cinq-là, ni d’ailleurs moi-même j’en témoigne, ce serait alors qu’un septième larron à l’état-civil identique a sournoisement passé l’arme à gauche – ou peut-être au centre-droit, question de contexte – et
s’en est allé rejoindre les racines de ces pissenlits dont seule la feuille est comestible quand le printemps
raccourcit les jupes des filles, avec des lardons frits et un coup de brouilly. Si tel est le cas, j’aimerais
beaucoup qu’il se dénonce ou qu’à la rigueur ses proches le fassent à sa place, d’autant que la délation
est depuis 1943 un sport national généralement récompensé avec autre chose que des médailles.
Car, quoi qu’en disent les langues de vipère et les jeteurs de sorts, je ne suis pas mort. Non mais !
décembre 2012
Broutilles 127
Concernant la belle nuit de Noël
Maintenant que nous avons échappé – de très peu certainement – à la traditionnelle fin du monde, voilà
que nous nous acheminons à grande vitesse vers la terrifiante période, non moins traditionnelle, des festivités dites de fin d’année. À défaut de finir le monde nous finirons l’année. Ce qui est fait n’est plus à
faire, réjouissons-nous donc, et apprêtons-nous à en aborder une nouvelle. J’exècre ce rituel auquel
souscrivent les uns et les autres, y compris les plus pauvres qui se seront encore davantage serré la ceinture pendant les mois précédents pour faire l’indispensable fête au moins une fois par an. J’exècre ces
obligations à engloutir une quantité exagérée de boustifaille accompagnée, afin de faire descendre, du
non moins obligatoire et insipide champagne, pour faire comme les riches. Lesquels en boivent toute
l’année, mais du bon, ajoutent-ils en rotant discrètement. D’aucuns auront, le lendemain, mal à la tête,
c’est ainsi que le foie se venge de ce qu’on lui a fait subir la veille. D’autres, incapables d’atteindre les
cabinets dans les délais qui leur étaient impartis, auront piétiné dans leur propre vomi, imprégnant et
parfumant la moquette pure laine pour les uns tandis que d’autres rendaient le parquet préalablement
bien encaustiqué encore plus glissant. Dans une débauche de rubans et de papiers hardiment colorés qui
s’en iront remplir des poubelles déjà saturées d’ordures, les inévitables échanges de cadeaux imbéciles
auront précédé de fort peu l’ânonnement plus ou moins choral des ridicules vœux et souhaits censés
conjurer les infortunes à venir. Quelques-uns mourront dans leur voiture, peut-être toute neuve, sans
avoir connu le service des urgences totalement saturé de l’hôpital le plus proche, à cent quarante kilomètres de l’accident, lui-même partiellement détruit en raison d’un incendie qui s’était déclaré au
moment précis où les pompiers, les plus proches eux aussi, fêtaient de leur côté les derniers instants
d’une année marquée par la combustion plus ou moins rapide de sept de leurs collègues dans l’exercice
de leur profession.
Mais c’est la tradition, la coutume m’objectera-t-on, serais-tu donc totalement insensible au regard
émerveillé de l’enfant à qui le père Noël, descendu spécialement du ciel avec sa hotte sur le dos, aura
déposé au pied du sapin – qui peut-être prendra feu durant la nuit – le dernier jeu vidéo grâce auquel
le charmant bambin pourra tuer plein de vilaines gens, virtuellement bien sûr en attendant de grandir
encore un peu afin de régler ses comptes pour de vrai. C’est la belle nuit de Noël, continue inexorablement, jusqu’à l’enviable fin du monde probablement, de chuchoter à pleins poumons le castrat corse
tandis que dans les chaumières le chef de famille éventre au milieu des applaudissements la dinde
Monsanto qui faisait bien, plumée certes mais avant cuisson, ses trente-cinq kilos. Grâce à la science on
peut désormais nourrir tous les survivants. D’autant que l’appétit n’est pas identique chez les uns ou les
autres. Surtout pour ce qui concerne les autres.
Dans des régions du globe autrement exotiques, ça sent également le sapin mais sans petit papa Noël. Ici,
on bombarde, là on exécute – sommairement ou en bonne et due forme, ailleurs on lapide, les cadeaux
ne sont pas toujours bien emballés mais c’est le geste qui compte, l’intention comme on dit. Il est vrai
aussi que Noël et l’an neuf ne tombent pas partout aux mêmes dates, la pourtant nécessaire harmonisation n’est pas pour demain. Il faut respecter la culture de chacun et ses petites particularités, n’est-ce
pas, c’est ce qui fait la belle diversité de l’humanité.
Broutilles 128
D’autant que tous les sujets n’ont pas les mêmes ambitions. On peut aisément comprendre que chez le
chrétien blanc par exemple il existe une différence notable entre les aspirations du pauvre et celles du
riche, aspirations qui, pour légitimes qu’elles soient, au moment de se souhaiter une très bonne année,
tendent à exacerber la jalousie de l’un et le mépris de l’autre, au risque de gâcher la soirée. Voilà pourquoi il est préférable qu’à cette occasion chacun reste chez soi, l’un choisissant de s’enivrer à la Marie
Brizard et l’autre de délocaliser ses ateliers de confection de bermudas pour unijambistes à OulanBator.
On voir par là combien l’homme, quand bien même il a marché sur la Lune et inventé le presse-agrumes
nucléaire, s’avère peu disposé à partager sa dinde Monsanto avec n’importe lequel de ses semblables,
fut-il lui aussi chrétien de race blanche, sous le fallacieux prétexte que c’est Noël et qu’il faudrait, en
pareille circonstance, s’aimer les uns dans les autres.
Je préfère encore me torcher à la Marie Brizard, considérant que, renseignements pris, on annonce
moins quarante-trois degrés en cette fin de journée précédant la fameuse belle nuit de Noël à OulanBator.
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Un homme
J’ai terminé cette nuit la lecture d’un livre délicieusement succinct – et c’est heureux sur un sujet pareil
– que m’avait chaudement recommandé mon collègue de bureau René Pons. Le titre en est Un homme
(Everyman en version originale) et son auteur Philip Roth, dont j’avais déjà préalablement goûté avec
gourmandise la prose désopilante. Il me semble que sur la question de la vieillesse et de ses maux nul n’a
fait mieux. La quatrième de couverture laisse entendre qu’il s’agirait d’un roman, bien que cette mention ne figure ni en une ni en page de faux titre. On peut alors être tenté de penser que cette ravissante
histoire de déchéance n’est que fiction et que – les auteurs ayant souvent tendance à laisser libre cours
à leur imagination débridée – Philip Roth se porte comme un charme, si tant est que les charmes se portent bien. Sauf qu’il s’apprête à franchir inexorablement le cap redoutable, sinon fatidique, des quatrevingts printemps, comme disent les poètes que l’hiver n’inspire guère. Quatre-vingts printemps, en
même temps, à un mois près, que Kim Novak. Ce qui, d’un point de vue purement sexuel, m’oblige à lui
préférer Kim Novak mais je n’ignore pas que certaines personnes peuvent afficher, dans ce domaine,
des goûts extravagants et nullement dépourvus d’ambiguité. J’ignore si, au moment de devenir octogénaire, Philip Roth a, comme le personnage de son livre, déjà dû faire face aux assauts conjugués de la
solitude et des triple ou quadruple pontages, mais que ce soit ou non le cas… quel talent ! En un mot,
j’ignore si ce livre est aussi autobiographique que je l’imagine.
Dans tous les cas, oui, quel talent il a pour nous faire partager la détresse que recouvre ce mot terrible,
vieillir. Quand tout l’appareil se déglingue, un morceau après l’autre et qu’il faut bien se résoudre à
admettre que ça finira mal, sans peut-être personne pour ramasser les restes quand ces restes respirent
encore, là, sur le carrelage de la cuisine, éclairés par la porte du frigo restée ouverte. Ce n’est pas une
bataille, la vieillesse, c’est un massacre.
Philip Roth a cessé d’écrire en 2010, comme René Pons. Un matin quelconque, ensoleillé ou pluvieux,
ou carrément dans l’obscurité de ces levers précoces qui font les délices obligés des insomniaques compulsifs, on pose le pied – le droit ou le gauche, quoi qu’en dise un dicton populaire il n’y a pas de différence – par terre et on se dit : À quoi bon ! La décision est prise, on n’écrira plus. Un choix catégorique
que l’on pourrait appliquer avec une détermination identique vis-à-vis du tabac ou de l’alcool, voire de
l’existence, ce qui serait une manière radicale de tout résoudre globalement, d’un seul geste. Je n’ai,
personnellement, encore rien décidé et je persiste et m’accommode de mes petits vices.
Un autre de mes collègues de bureau, Claude Seignolle, me disait avoir refermé son plumier à cinquantesept ans. Dès l’enfance c’était déjà un précoce. Pour ne plus avoir à se relever la nuit afin de griffonner
quelques mots essentiels sur un bloc-notes prévu à cet effet, disait-il. Il en est en revanche qui n’arrêtent jamais, aussi longtemps qu’il leur reste un souffle de vie. C’est qu’en vérité la position de leurs
œuvres sans cesse incomplètes en tête de gondole des supermarchés génère des recettes, lesquelles
déclenchent des impôts et c’est la fuite en avant, il leur faut encore et toujours pisser de la copie à destination de leur éditeur favori pour alimenter les presses d’un imprimeur afin, ensuite, de remplir les
camions du diffuseur qui, lui-même, s’en va garnir les rayonnages des libraires. Viennent ensuite les lecteurs éventuels et les ouvriers chargés du recyclage des invendus. Non content de veiller à la stabilité de
son compte en banque l’auteur prolixe contribue à la santé des entreprises et combat l’inexorable destruction des emplois. On voit par là combien cesser d’écrire est criminel.
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Pourtant, Philip Roth n’est pas un auteur inconnu, ignoré des médias et des foules avides de célébrités.
Il a énormément écrit et publié, il est célèbre et l’amertume de l’écrivain à jamais obscur lui est étrangère. Il n’a, lui, aucune raison valable de vouloir préférer le silence, afin de ne pas continuer à désobliger son entourage. Pourquoi se tait-il donc ? Son roman serait-il à ce point autobiographique ? À moins
qu’il n’ait opté pour la vieillesse sereine, avec le cercle famille qui s’agrandit sans cesse et procurerait
l’illusion de se voir prolongé. À moins qu’il n’ait, à la longue, acquis la certitude d’avoir déversé le tropplein de ce qu’il avait sur la patate, comme on dit. À moins qu’il n’ait choisi, une bonne fois, de finir
retraité, rentier, inutile et content de l’être, pour s’en aller, à l’heure de la sortie des lycées proposer des
bonbons aux jeunes filles en fleurs et puis, peut-être un peu amer, marcher vers les cafés tapageurs aux
lustres éclatants et demander des bocks ou de la limonade… on n’est pas sérieux quand on a…
Combien dites-vous déjà ?
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Au gui l’an neuf
Voilà ! il fallait s’y attendre et quiconque l’ignorait et l’ignore peut-être encore se soucie bien peu du
temps qui passe, sans compter qu’il affiche une indifférence crasse à l’égard des informations essentielles. Car, les faits sont là, dans leur évidence sidérante, nous sommes désormais, depuis quelques
minutes seulement et de manière irrévocable, entrés dans une nouvelle merveilleuse année. Ici et là, on
pourlèche la face plus ou moins avenante de son voisin de table, de comptoir ou de piste de danse, éventuellement à l’aplomb exact de trois branches de gui accrochées à la suspension et qui perdent déjà leurs
si jolies petites boules blanches. D’aucuns vont même jusqu’au baiser de bouche, avec la langue, comme
si faire ripaille et festoyer exigeait que l’on ne gaspillât point le moindre débris alimentaire. On chuchote
des propos graveleux, on hurle des âneries, on va même jusqu’à proférer à voix haute d’imbéciles
bonnes résolutions dans le claquement des bouchons de champagne qui endommagent ce qui se situe
malencontreusement sur leur trajectoire. On rit beaucoup, bruyamment, comme pour effacer, oublier
la déplorable année morte et se persuader que sa suivante sera nécessairement meilleure. De joyeux
drilles exhibent sans honte – il y a lurette que le ridicule ne tue plus, a-t-il d’ailleurs jamais tué, j’en
doute – des chapeaux de carnaval, répandent en gesticulations imprécises des poignées de confettis et de
serpentins, on s’esclaffe, on glousse, il faut à tout prix montrer qu’on est heureux. Dans la rue, on
entend les détonations des pétards, à moins que ce ne soient des coups de feu. Klaxonner est en temps
normal prohibé mais ce soir-là chacun se débonde et affirme sa liberté retrouvée, l’ambiance est festive,
façon mariage ou match de foot, le bruit est le marqueur indiscutable du bonheur de l’homme épanoui.
L’allégresse est à son comble, on brûle des voitures, il y a des records qu’il faut battre, y compris sur la
route et le ministère tient les comptes. Recroquevillés dans leurs cartons de frigos, les pauvres aimeraient bien être de la fête, mais c’est une époque révolue et ils la regrettent quand même un peu – les
regrets, ça ne remplace pas un vrai lit sous un vrai toit. À quelques heures à peine de jet supersonique
on tue, on pille, on viole, c’est que, voyez-vous, le nouvel an n’est pas le même pour tout le monde.
Chacun a son calendrier, qui diffère de celui de son voisin, les us et coutumes des uns ne sont pas nécessairement identiques à ceux des autres, bien qu’il y ait parfois quelques similitudes.
Je crois que je vais aller me coucher. J’ai un livre qui m’attend, L’empire du moindre mal, de JeanClaude Michéa. Mon égoïsme ne m’autorise pas à m’agglutiner au troupeau lorsqu’il s’agit de se réjouir
à l’idée d’aborder un an neuf dont je ne peux attendre rien de bon, et certainement rien qui soit meilleur que ce qui a précédé. Je préfère n’avoir pas à marquer d’une pierre, blanche ou noire, le passage
d’un temps à un autre, d’un âge à un autre quand tout n’est en vérité qu’inévitable continuité, cheminement pénible vers le pire. Tout à l’heure il faudra se lever, tout comme hier et avant-hier, et pourtant
nous aurons franchi un cap, qui n’est pas celui de bonne espérance, au-delà duquel le mardi succède
pareillement au lundi et ainsi de suite jusqu’à la fin. Est-ce qu’un tel événement justifie qu’on le fête,
permettez que j’en doute. Peut-être, tout à l’heure, le soleil se lèvera-t-il lui aussi, à moins qu’il pleuve
ou que le brouillard soit assez dense pour que certains retours festifs s’interrompent brutalement, quelle
différence cela fera-t-il avec la veille, avec l’an passé ? Est-ce que ça valait la peine d’en faire une histoire ?
janvier 2013
Broutilles 132
Ralentir, travail !
Il est pour le moins affligeant de devoir constater que l’homme du vingt et unième siècle persiste à voir
dans le travail son occupation favorite. Qu’en son temps Voltaire ait pu affirmer que le travail éloigne
de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin est admissible. On a depuis son époque appris à
constater et vérifier à quel point le fait de travailler, et donc d’être rétribué – à cette occasion et si peu
que ce soit –, incite l’homme à satisfaire des besoins dont il ignorerait encore l’existence s’il avait continué à faire la sieste au lieu de se rendre au bureau, à l’usine ou aux champs. Si les sacro-saints scientifiques consentent à admettre que la fonction crée l’organe, les technocrato-économistes admettront sans
doute, et ce d’autant mieux qu’ils ne l’ignorent pas, que la monnaie crée le besoin. Supprimons le salaire
et l’aliéné ordinaire sera ainsi dispensé d’avoir envie de changer de voiture, d’appartement ou, plus
modestement, d’aspirateur.
Pour combattre l’ennui, quantité d’options s’offrent à lui : dès lors que huit ou dix heures de sommeil
ont reconstitué son capital santé il peut, sans se laisser aller à des excès insensés, lutiner sa voisine de
palier voire sa fille si la mère est occupée à des activités domestiques ou simplement d’humeur acrimonieuse, lire quelques chroniques d’Alexandre Vialatte et découvrir ainsi d’admirables proverbes bantous tout en dégustant une bouteille de chablis. Il peut aussi écouter de la musique fabriquée par d’autres que lui ou en produire lui-même, au piano, au violon ou au cornet à pistons, voire au triangle selon
qu’il est délicieusement seul ou qu’il doit, en revanche, respecter la sérénité d’autrui. Il peut s’en aller
errer au hasard dans les rues de la ville et bousculer sauvagement les groupes occupés à stagner devant
une vitrine, un arrêt d’autobus ou quelque rien justifiant qu’à cet endroit l’on stagne. Il peut, s’il est
de tendance bucolico-agricole, parcourir avec entrain les trois cent cinquante hectares voisins de sa résidence primaire ou secondaire, en choisissant d’explorer chacun des chemins ou sentiers qu’il rencontrera et rentrer au foyer, une fois la nuit tombée, crotté et fourbu mais divinement heureux. Il peut
regarder pendant une durée variable laissée à la libre appréciation de chacun un film, français de préférence, d’une nullité incommensurable, en dégustant allongé sur le canapé et sans avoir ôté ses godillots
gadouilleux une bouteille de brouilly, si la scène se passe après l’apéro du matin. Il peut également, pour
peu qu’il soit d’humeur badine, rédiger un courrier à l’intention du directeur de l’hôpital où il a été
opéré de l’appendicite trente-huit ans plus tôt afin de lui demander de vouloir bien préciser pour quelles
raisons la cicatrice de ladite intervention se situe du côté gauche de son abdomen. C’est un domaine ou
chacun peut laisser libre cours à son imagination et le patient sujet à l’ennui peut tout à fait, menacé de
sombrer dans la mélancolie, s’offrir une petite gâterie en exécutant plutôt salement un ou deux banquiers dont la réputation n’est plus à faire. Tout est préférable plutôt que de s’avilir dans un travail forcément imbécile sous le fallacieux prétexte qu’il lui faudrait gagner sa vie, nul n’a à gagner sa vie, il lui
suffit juste de la vivre, ce qui n’est déjà pas une mince affaire.
Reste, nous dit Voltaire, la question du vice. Or, travailler est un vice, un des plus malsains et sans doute
le plus dégoûtant qui soit, bien pire que l’alcoolisme dans la mesure où la CGT elle-même l’encourage.
D’où il ressort que prétendre éloigner un vice par la pratique relativement assidue d’un autre vice relève
quand même de la supercherie, pour ne pas dire de l’escroquerie.
On voit par là combien le travail, lorsqu’il n’est pas de pur divertissement, observé à distance d’un œil
amusé ou dubitatif et éventuellement abordé avec toutes les précautions d’usage, peut compromettre
Broutilles 133
gravement l’équilibre, physiologique et psychique, de l’homme ordinaire confronté à l’illusoire nécessité de faire absolument quelque chose, voire de se rendre utile. Il est par ailleurs singulièrement cocasse
de voir chanter les louanges du travail et de ses vertus par des individus dont la principale activité est
essentiellement de s’enrichir grâce au travail des autres. L’actionnariat est quand même la plus belle
invention permettant d’illustrer à la perfection la non-nécessité du travail.
Il est toutefois réconfortant de constater que le cancer n’épargne pas les rentiers.
janvier 2013
Broutilles 134
Une petite pensée pour les pauvres
J’aimerais beaucoup avoir du talent, beaucoup, vraiment beaucoup, énormément, tellement énormément qu’une jeune et fière institutrice lirait à voix haute, comme d’autres du Lamartine et sans même
reprendre son souffle, jusqu’à quarante ou cinquante pages de ma prose à des crétins boutonneux qui
se demanderaient – sans comprendre, les sots ! – pourquoi cette andouille menace à tout instant de tomber en pâmoison, de défaillir tandis que les vapeurs la submergent et l’obligent à dégraffer son corsage
alors qu’aux vitres de la classe les fleurs de givre d’un hiver rigoureux n’ont toujours pas fondu ; j’aimerais beaucoup avoir un talent d’une insolence tellement éclatante qu’il inciterait chacun à l’humilité
et contraindrait Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline à revenir un instant parmi nous pour s’excuser publiquement de m’avoir précédé, reconnaissant qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne pouvaient pas
savoir et qu’ils regrettaient amèrement d’avoir, sans vergogne certes mais en toute innocence, recouvert
de leur ombre tutélaire, telle un parasol Ricard déployé sur le sable de Paris-plage, oui recouvert mes
pauvres mots ordinaires qui n’aspiraient pourtant qu’à s’épanouir comme s’épanouissent, au solstice
d’été, les bégonias de Madame Souchon à Nasbinals si chers à PAG ; oui j’aimerais beaucoup, et même
davantage encore, que mon talent – s’il était semblablement considérable – fasse l’objet d’études approfondies et de remarques élogieuses de la part de journalistes spécialisés écrivant dans des journaux spécialisés qui s’en viendraient en causer d’abondance dans le poste sur France Culture, à l’heure de l’apéritif, à seule fin d’éduquer les masses et de leur faire ainsi pleinement prendre conscience de l’importance de mon moi et de l’impérieuse nécessité qu’il y aurait dès lors pour eux à se cultiver un peu, quitte
à remettre à plus tard la lecture, certes palpitante, des aventures extraordinaires de quelque prestigieux
acteur de cinéma soucieux de ne point dilapider d’inconséquente manière son patrimoine ; j’aimerais,
mais disons plutôt que j’aurais aimé qu’il en fut ainsi et que l’on me prêtât – nonobstant les soixante
euros indispensables pour m’acheter un pantalon plus ou moins neuf fabriqué par des enfants de sept
ans aux yeux bridés, que l’on me prêtât donc un talent sans lequel l’homme, aussi bien élevé soit-il, sombre inéluctablement dans la mélancolie débilitante, l’alcool et le doute quant au bien-fondé qu’il y aurait
pour lui à poursuivre une existence misérable qu’aucun rayon de soleil matinal jamais ne vient éclairer
de sa tendresse bienveillante ; bien sûr – qui oserait affirmer le contraire ? – que j’aurais aimé que l’on
m’aimât pour mon talent plutôt que – et je vais le dire sans ambages ni périphrases – pour ma beauté
virile (dont je me demande aujourd’hui en quel égout elle a bien pu sombrer, à moins que jamais elle
n’eut existé) ou pour ce que représente mon livret A ; nul ne peut se prétendre indifférent au succès, à
la gloire, à la reconnaissance émue des foules manifestant bruyamment, peut-être avec quelque excès
pourtant compréhensible, leur enthousiasme débordant après la publication de ses œuvres complètes
par un véritable grand éditeur parisien, publication ayant immédiatement généré une traduction en
quatorze langues, dont l’ouzbek, le kirghize et le bas-breton ; nul ne peut faire fi des honneurs, des
hôtels particuliers ici et là, des courtisanes innombrables et des grosses limousines – je ne parle point ici
de ces solides laitières qu’au matin frisquet l’on croise le panier au bras dans les allées du marché de
Limoges ; nul ne peut passer outre l’enivrant bonheur d’être enfin quelqu’un, quelqu’un d’important il
va de soi, quelqu’un qui ne soit pas obscur, ignoré, négligé mais que plutôt l’on invite et acclame, dont
on boit jusqu’aux paroles les plus profondément affligeantes, dont on guette le moindre sourire comme
Broutilles 135
le moindre froncement de sourcil, quelqu’un qui ne serait pas quelqu’un mais celui-là uniquement,
incomparable, exceptionnel, le seul, celui qui a tant de talent que c’en est à la fois une bénédiction et
une injure lancée à la face des incultes multitudes ; j’aurais beaucoup aimé avoir du talent… seulement
voilà, je n’en ai pas, ou alors si petit, si minuscule, si modeste que je devrais en avoir honte, comme on
a pu avoir honte de nos parents quand l’un d’eux tenait absolument à nous accompagner jusqu’à l’école
et tentait même de nous embrasser devant tout le monde avant de repartir.
Il n’empêche que mon petit talent tout rikiki, je n’en ai pas honte – pas plus que de mes parents mais
c’est trop tard pour le leur dire. Mon tout petit talent se repose non loin de moi, dans des tiroirs en carton. Parfois, je lui fais prendre un peu l’air, à l’abri des regards envieux car j’en sais qui n’en ont pas
du tout, de talent et je comprends qu’ils en soient quelque peu frustrés, les pauvres !
janvier 2013
Broutilles 136
Naître ou ne pas
Ayant eu ce matin-même la confirmation de la part des autorités compétentes que nous ne serions pas en
mesure d’éviter que meurent de faim ou de froid, ou les deux puisque c’est possible, des individus à peu
près aussi ordinaires que moi sans porter préjudice au train de vie d’élites auto-proclammées – ce qui
serait évidemment intolérable dans une société où le concept de liberté justifie tout – j’ai réalisé que nous
ne sommes pas maîtres de notre existence. C’est hélas une tragique évidence, et qui m’a beaucoup
contrarié. Nous avons certes la possibilité de choisir entre fromage et dessert – encore que, sur ce point
précis, j’ai pour habitude de prendre les deux, surtout s’il y a de la glace au dessert : deux boules de
chocolat, deux boules de menthe, une coulée de chocolat chaud, le contenu d’un verre à liqueur de Get
27 et de la Chantilly au-dessus de ras-bord, l’ombrelle en papier crépon étant plus que facultative. Nous
pouvons également préférer être raisonnablement – certains, renonçant à la raison au profit de l’excentricité, optent pour excessivement – riche plutôt que pauvre, notons toutefois qu’il faut pour cela de
solides dispositions préalables. Nombre d’entre nous, s’ils en avaient l’opportunité, n’hésiteraient pas
l’ombre d’un instant entre un appartement de douze pièces avec le personnel idoine dans un quartier
tranquille et un studio de douze mètres carrés au confort rudimentaire avec vue sur le périphérique.
Concernant la perspective d’une mort annoncée à plus ou moins long terme, chacun affiche ses petites
préférences, partir en fumée ou en fumure, décider du jour et de l’heure, un mardi plutôt qu’un vendredi (qui est le jour du poisson) au moment de l’apéritif du soir par exemple, il suffit pour cela de préciser par écrit ses envies lorsqu’il est encore temps. Faute de quoi on peut fort bien finir viande à dissection pour carabins boutonneux et hilares. En revanche, quiconque ambitionne de mourir en bonne
santé doit s’y prendre vraiment très tôt. En bref, nous n’avons pour vivre, et trépasser, que l’embarras
du choix. Les moyens d’y parvenir sont laissés à l’inspiration de chacun et bien entendu soumis à l’ampleur de ses ressources et nous aurions mauvaise grâce à réclamer davantage d’autonomie, de liberté
pour dire les choses simplement. En revanche, nul ne nous a contacté pour la naissance, tout s’est fait
dans notre dos et nous en subissons les conséquences durant toute notre vie, que celles-ci soient éventuellement bienheureuses ou plus couramment désastreuses. Reconnaissons que c’est quand même un
comble. Ainsi moi…
Moi qui suis né au numéro 28 de la rue Trousseau dans le onzième arrondissement de Paris le onze
février mille neuf cent trente-huit, cinq minutes après que cinq heures de l’après-midi aient sonné au
carillon Westminster ornant glorieusement le mur de la salle à manger de l’appartement d’Anselme
Triboulet qui s’apprêtait justement à mettre un terme à sa sieste pour écouter Albert Lebrun à la TSF,
bien que le sympathique Anselme fut totalement étranger à cet événement par ailleurs d’une importance
toute relative, sauf pour moi. C’était un vendredi (qui est le jour du poisson) et il ne pleuvait pas, mais
la température extérieure relevée au parc Montsouris était de 6,7°, ce qui n’est en rien exceptionnel à
semblable époque de l’année, surtout si l’on songe qu’à Istres le mistral soufflait à deux cent cinquante
kilomètres heure et qu’il ne faisait sans doute pas bon s’adonner – à ce moment et en plein cœur des
plaines désertiques de la Crau où fleurit pourtant l’asphodèle d’Ayard – aux joies bien inoffensives de
la peinture sur le motif dont je ne devais découvrir que plus tard le charme agreste.
Paris était alors une charmante bourgade pour laquelle la Wehrmacht ambitionnait déjà, bien avant
Broutilles 137
Jean-Claude Decaux, de créer une nouvelle signalétique urbaine. J’habitais chez mes parents, qui
m’avaient reconnu en dépit du fait qu’à cette période de l’année il fasse nuit de bonne heure, et l’idée
d’être domicilié dans la rue dédiée à un général célèbre pour ses exploits coloniaux au Sénégal ne m’indisposait pas encore. J’étais niais (je ne buvais que du lait, c’est significatif) et ma culture se limitait à
bien peu de choses – d’autant que Michel Sardou n’était pas encore né. M’attaquer à La Recherche du
temps perdu ne me disait rien dans la mesure ou perdre son temps n’était pour moi qu’une sorte d’habitude que je ne parvenais pas à conceptualiser afin de la convertir en éthique comportementale édifiée
en quelque sorte à partir du vécu. Poil au menton, comme aimait à dire mon institutrice importée du
Bas-Berry, qui est une région certes déshéritée mais très portée sur l’humour.
Naître au beau milieu de l’hiver n’est pas en soi une tare infamante, on s’épargne ainsi bien des transpirations dégoûtantes et la guerre qui se prépare – en ces temps primesautiers il s’en préparait toujours
une – nous trouvera armé pour résister aux abus de topinambours et de rutabagas. Le froid est un agent
primordial de la sélection naturelle, n’en réchappent que les coriaces que la broncho-pneumonie n’atteint pas et la phtisie galopante encore moins, j’en suis la preuve vivante – pour quelque temps encore.
Exception faite, bien sûr, de la grippe espagnole, quatre cent mille morts en 1918-1919 rien qu’en France
(dont Guillaume Apollinaire et Edmond Rostand, c’est assez dire son éclectisme), à laquelle j’ai brillamment survécu puisque je n’étais à l’époque que spermatozoïde en attente au vestibule, donc encore peu
enclin à faire parler de moi, fut-ce par moi-même.
On devrait certes pouvoir décider de ne pas naître du tout, mais quel dommage ce serait de n’avoir pas
connu Le Chanteur de Mexico et Catarinetta bella tchi tchi, sommets incontestables de l’art du bel canto
post-verdien ; ainsi que Georges Pompidou puis à deux reprises les socialistes au pouvoir, les prestigieuses agences de sécurité sanitaire (des aliments, des médicaments, des produits de santé – la nuance
serait, semble-t-il, importante –, de l’environnement, du travail, etc), le nucléaire pour tous, Louis
Leprince-Ringuet et ses grandes oreilles, la Nouvelle vague, Mireille Mathieu et Pascal Obispo, les
normes européennes, la monnaie et la pensée uniques, l’éthylotest et la ceinture dite de sécurité, tous les
ministres de la Culture et Daniel Buren, la purée Mousline et les dragées Fuca ; mon cœur s’affole et
saigne à l’idée d’avoir failli ignorer à jamais les Alain (Minc et Finkielkraut, suis-je contraint de préciser à l’intention de certains bas-alpins que l’abus de farigoule et de génépi peut rendre hermétiques à
l’herméneutique) inénarrables duettistes engagés ; comment peut-on imaginer vivre en harmonie avec le
monde – je ne parle pas ici de cet organe dit de presse employant d’ex-journalistes que leur neutralité
de droite rend, d’un point de vue éthique il va de soi, irresponsables – sans avoir été confronté au résultat proprement (?) sidérant des créations architecturales du vingtième siècle, celles du vingt et unième
s’annonçant pleines de promesses ; songeons un instant à nos pauvres ancêtres maintenus durant toute
leur existence dans une ignorance crasse et obligés de se déplacer à bicyclette ou en carriole à cheval
dans un paysage désespérément privé d’autoroutes à péage, de McDo, de zones commerciales et industrielles, de Zénith et de multiplexes tandis que dans le morne azur ne circulait aucun Airbus ambitionnant de relier Rio de Janeiro à Paris en moins de temps – ou presque – qu’il ne faut pour le dire ; songeons à l’injustice dont furent victimes ces hommes, ces femmes et ces enfants incapables d’espérer
connaître un jour la mayonnaise en tube, le potage au vermicelle en pack, le colin d’Alaska rectangulaire, le cep de Tchernobyl qui permet de nourrir toute une famille et le lapin sans oreilles de
Fukushima, la chimiothérapie comme le mariage pour tous, sans oublier, par souci imbécile de concision, cette multitude de petits et grands bonheurs qui nous feront probablement regretter un jour de
nous absenter pour si longtemps.
Car il est vrai que j’aurais assez aimé voir se flétrir et sécher sur pied la dernière touffe de chiendent,
se suicider l’ultime scorpion et crever lamentablement le dernier homme, à condition que ce soit moi.
Ma curiosité me perdra.
janvier 2013
Broutilles 138
Le mur du son
Pas plus tard qu’aujourd’hui, durant le déjeuner, je viens d’avoir, une fois encore, une discussion portant sur l’usage – j’allais écrire l’utilisation – de la musique enregistrée. Je n’ignore pas que, toutes générations confondues, il existe des individus pour qui la musique est un produit de consommation identique à un autre dont on se sert pour meubler un espace vide, tout comme, au cours d’une conversation
on utilise les naturellement, tout à fait, c’est certain, je ne vous le fais pas dire, à seule fin de laisser
croire à son interlocuteur que ses propos ont retenu toute notre attention alors qu’en vérité leur incommensurable absence d’intérêt nous avait quasi instantanément plongé dans une confortable hébétude.
Depuis que des chercheurs prétendument scientifiques – encore qu’il n’y ait guère là matière à se vanter – ont découvert – du moins le prétendent-ils – que Les Quatre saisons de Vivaldi diffusées dans une
étable encourageaient les bovidés à produire davantage de lait, on se croit obligé de répandre en tous
lieux plus ou moins publics et du matin au soir des hectolitres de diarrhée sonore, occasionnellement
musicale à des degrés divers, afin, disent-ils, d’inciter le client de supermarché à acheter les saletés plus
ou moins séduisantes dont il va ainsi avoir potentiellement envie, voire besoin si sa lucidité a depuis longtemps cédé le pas à une concupiscence exacerbée de consommateur agréé. La musique, ou ce que l’on
nomme ainsi, est partout, depuis les mangeoires collectives où l’homme se rend aux heures des repas
ordinaires à seule fin de remplir en un temps record sa poche digestive jusqu’aux moyens de transports
en commun et leurs centres de transit en passant par les ascenseurs, les toilettes publiques et les salles
d’attente des médicastres et assimilés.
Je me souviens d’un homme d’une grande urbanité qui avait fait installer dans ses commodités un système de verrou qui, lorsqu’on le fermait, déclenchait instantanément la diffusion du deuxième concerto
pour piano et orchestre de Rachmaninov par Arthur Rubinstein et le Philadelphia Orchestra dirigé par
Eugene Ormandy, permettant à l’infortuné convive d’évacuer ses flatuosités sans craindre d’indisposer
bruyamment à l’autre extrémité du couloir les convives occupés à déguster leur haricot de mouton.
Le vieillard – la vieillarde tout autant, les veuves s’avérant plus résistantes que les veufs – qu’une solitude tenace délabre chaque jour un peu plus laisse à longueur de journée radio et télévision occuper son
espace désert de leurs bruits divers qu’il charge de lui tenir lieu de colocataire peu contrariant. Quand
bien même il serait devenu sourd comme un pot de terre trop cuite, le solitaire ouït. On a remarqué que
les aveugles – les non-voyants pareillement – acquièrent souvent des capacités auditives accrues et le rossignol à qui l’on a crevé les yeux chante, paraît-il, avec davantage de talent et de conviction. D’où l’initiative d’un parfumeur célèbre qui n’embauchait en qualité de nez que des aveugles sourds auxquels il
avait fait cautériser les papilles gustatives, car en tout art il convient de rechercher l’excellence.
De même qu’il affectionne l’ingestion d’images quelles qu’elles soient dès lors qu’elles sont animées et
éventuellement agrémentées de dialogues imbéciles ou simplement quelconques, l’homme du vingtième
siècle, et a fortiori celui du vingt et unième, aime à baigner dans une ambiance à prétention musicale,
mais sans prétention néanmoins, principalement lorsqu’il est à table. Écouter n’est pas sa préoccupation, il lui suffit d’entendre. Vaguement. Plus ou moins, sans que cela gêne la conversation ni la mastication, il s’agit d’une musique de fond, d’ambiance comme on dit, chargée de donner un peu de moelleux au repas sans que celle-ci ne vienne nuire au bon déroulement de celui-là ni ne s’avise de contraBroutilles 139
rier la délicate frivolité d’une demi-douzaine de conversations croisées déjà normalement inaudibles –
mais ce n’était pas non plus le propos qu’elles le fussent, audibles. C’est le caractère festif qu’il convient
de privilégier, un peu à la manière des Soupers du Roy d’antan, mais en moins bruyant bien sûr, l’avantage de la musique enregistrée se situant au niveau du potentiomètre régissant le volume sonore souhaité.
Je répugne personnellement à faire deux choses en même temps, je mange ou j’écoute de la musique. On
raconte que Napoléon Bonaparte était capable d’avaler une assiettée de spaghettis bolognaise tout en
dictant son courrier et en sodomisant à peu près convenablement Joséphine de Beauharnais à qui il ne
fallait pas en promettre. On a vu où semblable dispersion l’a mené. Gérard Swang, mélomane averti particulièrement pointilleux quant au respect du diapason à 440 et sexologue de grande expérience – ce qui
n’est visiblement pas incompatible –, disait écarter la moindre distraction et s’interdire de boire ou de
fumer en écoutant quelque musique que ce soit, pourvu qu’elle en fût. Bien souvent, les bredouillis
sonores dont on nous inflige l’audition obligée durant toute une soirée n’en sont point mais ce n’est pas,
semble-t-il, une raison suffisante pour ne pas être contraint de les entendre.
Plus la musique choisie est insignifiante – l’insipide n’est pas exclu et l’exécrable admis – meilleur, croiton, est le service rendu. On voit par là combien un tel art de vivre se montre en parfaite adéquation avec
la médiocrité de l’époque.
janvier 2013
Broutilles 140
J’aime beaucoup la guerre
Dussé-je me mettre à dos quelques groupuscules de dangereux pacifistes qui se targuent, assez véhémentement je dois dire, de n’être qu’amour vis-à-vis de gens qu’ils ne connaissent même pas et à qui ils ne
confieraient en aucun cas les clés de leur appartement du boulevard Malesherbes, j’aime beaucoup la
guerre. Surtout si je ne suis pas obligé de la faire. N’étant ni marchand d’armes ni même ouvrier spécialisé dans la fabrication des mines anti personnel en tant qu’adhérent CGT manifestant pour le plein
emploi, nul ne saurait odieusement m’accuser de faire fortune en semant la mort à travers le monde.
On a beaucoup médit de la guerre, invoquant les victimes innocentes, le caractère souvent imprévisible
des bombardements, le penchant naturel de l’homme pour la barbarie alors qu’il ne fait qu’exécuter les
ordres dans le seul but de la gagner cette bon dieu de guerre et, ainsi, de rétablir l’ordre et la démocratie, la justice et le respect des droits de l’homme, puisque c’est précisément de lui dont on parle. Bien
sûr, l’enthousiasme ou même la simple bonne volonté entraînent parfois le brave militaire à commettre
divers petits excès, c’est en quelque sorte humain et on ne saurait tenir rigueur, voire condamner lourdement et quelque part un peu injustement, celui qui, dans un louable souci d’efficacité, cherche à trop
bien faire et se surpasse dans l’action. Il est facile de toujours s’en laver les mains et de laisser aux autres
le soin de salir les leurs, il est confortable de suivre l’évolution des conflits depuis son fauteuil et d’y
ajouter son commentaire, mais quand il s’agit d’aller sur le tas et d’exterminer le vil ennemi, les candidats à l’exégèse optent pour le repli stratégique, tant il est vrai que les observateurs aiment à prendre
du recul, de la hauteur avant de se lancer dans l’analyse.
Depuis qu’il a été décidé de confier la besogne à des professionnels, j’aime encore davantage la guerre.
Et d’ailleurs, je note qu’elle est infiniment mieux faite. De mon temps, on embauchait des adolescents
encore imberbes, tout juste sortis de l’école, qui n’avaient, dans la plupart des cas, aucune des aptitudes
requises pour mener à bien leur mission de pacification. Le souci du travail bien fait leur était le plus
souvent étranger et, tout comme l’étranger justement, il ne l’aimaient pas beaucoup. C’étaient des amateurs, au sens péjoratif du mot, des apprentis sans diplôme, de la bleusaille dépourvue de cette belle
conscience du devoir qui forme le héros et déforme aux genoux son pantalon de treillis à force de rester
assis à jouer à la belote et boire de la bière. Désormais, tout soldat qui est amené à passer l’arme à
gauche dans l’exercice de ses fonctions n’a que ce qu’il mérite puisque la mort est son métier, comme
disait si bien Robert Merle. Dont ce n’était pas le métier.
J’aime beaucoup la guerre qui fait de temps en temps quelques jeunes veuves encore fraîches, brièvement éplorées et généralement en manque d’affection car le militaire, à l’instar du représentant de commerce et du dictateur de modèle courant, voyage beaucoup et affectionne la péripatéticienne exotique
en qui il aime à déverser son trop-plein d’amour quand la lune se lève au-dessus du mirador et que le
drapeau pendouille le long du mât fièrement dressé nu dans l’azur de contrées insoumises où il fera bon,
au matin radieux, traquer le rebelle au regard sournois.
Sans la guerre l’homme s’emmerde grave, il est alors contraint de se tourner vers la télévision pour suivre les péripéties de celles que mènent des nations que leur PIB autorise à investir dans l’innovation.
L’homme peut alors choisir de changer de nationalité.
janvier 2013
Broutilles 141
L’humour et les autres
Ces temps sont austères. Pourtant ne sommes-nous point libéraux, libérés et follement décomplexés ?
Alors que nous devrions pouffer sans cesse, rire de tout, en bref fustiger d’un humour roboratif les
coups du sort qui nous accablent tandis que l’oncologue tergiverse et tarde encore à nous dévoiler son
plan B d’extermination des métastases. Désormais, les familles se décomposent et se recomposent en
moins de jours qu’il n’en faut pour changer d’appartement, on se perd un peu dans les prénoms des
diverses progénitures, ce qui devrait donner naissance à des quiproquos hilarants, eh bien non, personne ne rit, les gens sont plus recroquevillés sur eux-mêmes qu’à l’époque de la glorieuse inquisition ou
de l’indispensable épuration, ils n’ont aucun humour. C’est pour le moins navrant, car ce ne sont pas
les occasions qui manquent de nous désopiler. Ces temps sont tellement austères qu’il nous faut dorénavant tourner beaucoup plus de sept fois sa langue dans sa bouche – et uniquement dans la sienne – avant
de se gausser du moindre handicapé physique ou mental qui gesticulerait devant nous en bavotant ses
borborygmes ; nous risquons à tout instant la condamnation, le fouet, le garrot, l’énucléation, voire
l’émasculation (et cent soixante années de Smic d’amende) pour avoir osé seulement sourire de quelque
trait d’esprit tournant un peu en dérision son voisin juif, homosexuel, trichromosomique ou militant à
l’un ou l’autre des trente et un partis centristes. Tout est sous contrôle et l’heure n’est pas à la rigolade,
le sérieux prévaut et il n’est que de voir la trogne de nos législateurs pour imaginer l’intense contraction
de leurs sphincters lorsque se pose pour eux la question de savoir si le rétablissement de la peine de mort
n’est pas indispensable pour contrer l’éventuelle influence pernicieuse de quelques énergumènes insolents qui se comportent comme si l’holocauste n’était qu’histoire ancienne, comme si la pédérastie ne
nuisait en rien au peuplement de la nation et la fabrication de mutants une prodigieuse opportunité
scientifique, l’indigence politique n’apportant qu’une très modeste contribution à l’impérieux besoin
d’hilarité qui habite l’individu vaguement pensant au moment où il s’apprête à déguster son potage au
vermicelle face à Claire Chazal.
S’il est un domaine dont le bipède à roulettes s’interdit de ricaner c’est bien celui où il se réfugie afin
d’être dispensé de raisonner par-lui-même. On ne plaisante pas avec les religions, qui n’ont pas été
inventées pour libérer l’homme mais au contraire pour l’asservir et chacun sait que l’on n’asservit pas
quiconque pouffe à chaque prétendue vérité assénée comme les articles de quelque code pénal puant la
vengeance, quiconque s’esclaffe au spectacle de médiocres comédiens en costumes outrageusement rutilants qui débitent leur sabir administratif dans des décors d’un kitsch extravagant. On voit par là combien Milan Kundera voyait juste lorsqu’il soutenait que la religion et l’humour sont incompatibles.
L’humour qui est la seule attitude digne que l’homme libre – du moins le croit-il – et lucide – c’est un
choix qu’il lui appartient de faire – se devrait d’adopter quand son existence est en jeu, et elle l’est
constamment. Il faut alors commencer par rire de soi – et ce n’est pas facile – pour bien rire des autres.
En aparté, car l’autre, bien souvent, n’a aucun humour. Surtout pour ce qui le concerne.
janvier 2013
Broutilles 142
La propriété c’est le viol
J’entends dire, à voix basse, ces jours-ci que le viol serait le sport favori en Inde. L’Afrique du Sud
aurait d’ailleurs protesté, arguant du fait qu’elle détient le record en la matière. Face à semblable
conjoncture, on se perd en conjectures. Certes, l’Inde peut avancer de sérieuses excuses, à commencer
par l’occupation britannique qui, malgré les relations consanguines propres à la monarchie et les déficiences physiques et mentales liées à de telles habitudes, n’explique cependant pas tout. On notera également cette pratique singulière consistant à jeter à la poubelle les fœtus de sexe féminin, créant ainsi un
déséquilibre qui contraint la population masculine à se masturber n’importe où – on sait combien les
eaux sacrées du Gange où le peuple aime à venir se purifier constituent un formidable dépotoir à spermatozoïdes à jamais gaspillés – et à violer tout ce qui porte jupette afin de satisfaire ses besoins les plus
élémentaires en termes d’épanouissement de la mâle sexualité dès lors qu’il ne trouve plus à portée de
main chaussure à son pied. L’Inde peut se vanter de disposer de l’une des plus importantes armées au
monde et nul ne peut ignorer combien l’homme fait un meilleur soldat que la femme puisqu’il est
exempté de tout congé de maternité, justifiant ainsi la sélection prénatale. Elle s’est même dotée d’un
armement nucléaire, tout comme son voisin le Pakistan, et l’on attend de savoir lequel des deux reprendra à son compte la désormais célèbre boutade du comte d’Anterroche à la bataille de Fontenoy, en
1745, proposant au duc de Cumberland (commandant une troupe abracadabrante composée d’Anglais,
de Hollandais et d’Allemands – on voit par là combien ces gens-là n’ont guère de fondement patriotique)
de tirer le premier. Le militaire aime assez violer, depuis la plus haute antiquité cela fait partie des prérogatives du métier et nul ne souhaite devoir reprocher à quelque défenseur de la nation que ce soit de
faire mal son travail. Le policier, le gendarme, le contrôleur, le vigile jouissent de privilèges identiques,
c’est ce qui confère à l’uniforme tout son prestige et ce ne sont certainement pas les membres les plus
vigoureux du clergé, si joliment costumés, qui me contrediront.
Une question pourtant se pose. Pourquoi faut-il que ce soient les pays émergents – tandis que s’effaçaient les aveugles et les sourds au profit des non-voyants et des mal-entendants, le tiers-monde et les
pays sous-développés se sont mis à émerger – qui raflent la mise au palmarès des meilleurs violeurs à nos
démocraties avancées où l’on est tout de même fort attaché au respect des coutumes et traditions, pourquoi ? Faut-il en déduire que nos femmes sont toutes devenues moches, que nos adolescentes préfèrent
s’adonner au plaisir virtuel par le biais des jeux vidéo et du téléphone portable plutôt que d’exciter le
mâle occidental, lequel a peut-être perdu de sa curiosité naturelle, de cet esprit de découverte qui faisait la fierté des colons que nous envoyions jadis civiliser le monde et n’aspire plus désormais qu’à affermir sa réussite sociale, fut-ce en dédaignant les jeux de l’amour et du hasard, faut-il ?
Il reste aujourd’hui, dans les cités de nos belles provinces gauloises, et dans les corporations citées plus
haut en référence, quelques cas isolés qui entendent visiblement perpétuer le caractère festif de ces rencontres inopinées entre deux solitudes que rien, a priori, ne prédisposait à communiquer. Mais on
devine bien des réticences. Voila pourquoi nombre de nos concitoyens choisissent l’exil et exportent leur
savoir-faire principalement en Inde ou en Afrique du Sud où ils savent qu’ils ne seront montrés du doigt
qu’en raison de leurs performances. Du coup, l’expatrié fiscal se sent moins seul à l’étranger.
janvier 2013
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Parlez-moi d’amour,
redites-moi des choses tendres…
On parle beaucoup de l’amour. Tout le monde en parle, principalement les romanciers, les poètes et
toutes ces sortes de gens qui n’ont vraiment pas grand chose d’intéressant et d’utile à faire dans la vie.
Les concierges du seizième arrondissement elles-mêmes… Édouard Balladur – dans ses Mémoires d’un
gros con publiées chez Fayard et dont il reste encore dix-huit mille exemplaires stockés (en attendant le
retour de la monarchie) dans les caves de la banque Rothschild – va jusqu’à affirmer avoir surpris dans
le métro deux chômeurs ostensiblement maghrébins occupés à évoquer les enchantements de la passion
amoureuse, alors qu’il n’a jamais pris le métro. Encore enfant, et donc soumis aux interrogatoires imbéciles de ses géniteurs qui lui demandent en public s’il aime mieux son père ou sa mère, le futur cancéreux quelconque affirme préférer le lard et les parents sont bien obligés de rire comme crétins diplômés
puisque ce sont eux qui lui ont appris l’hilarante répartie, qu’eux-mêmes tenaient de ces vénérables
boute-en-train qui les avaient mis au monde alors que René Vietto s’interrogeait pour savoir s’il allait
ou non donner son vélo en bon état à Antonin Magne, à l’époque du vrai Tour de France. Ce qui est une
autre forme d’amour dont la pratique s’est avérée obsolète avec l’irruption de l’érythropoïétine.
L’amour est une activité importante dans la courte vie de l’être humain, elle peut prendre diverses
formes parmi lesquelles on retiendra principalement l’amour maternel, filial ou fraternel dont la coutume veut qu’il ne débouche jamais, sauf exception évidemment, sur des pratiques que la morale
réprouve, mais ce ne sont pas les exemples ô combien édifiants qui manquent. Nous ne nous attarderons
pas sur l’amour du métier, du pouvoir, de son prochain ou d’un quelconque dieu qui sont des amours
vénales, pour consacrer l’essentiel de cette réflexion au seul amour qui fait vraiment du bien quand on
n’a pas baisé depuis plus de deux heures. Je veux bien sûr parler de ce curieux syndrome qui peut parfois installer sur le visage de l’individu, qu’il soit d’essence mâle ou femelle, cette expression sidérante
d’idiotie que l’on ne rencontre plus guère que chez le gagnant du Loto, l’usager compulsif de psychotropes ou l’animateur cathodique. L’animateur catholique pouvant, quant à lui, atteindre en crête le
niveau extatique de ce que l’on nomme la béatitude anale. Chez l’électeur moyen de type courant, y compris et même surtout centriste, l’amour qu’il lui arrive de vouloir manifester à l’égard de l’un de ses
congénères peut parfois prendre un caractère dramatique. Nous nous abstiendrons ici de toute discrimination à caractère sexuel visant à discréditer certaines coutumes propres (c’est bien sûr une façon de
parler) à certaines couches de la population que révulse la perspective de forniquer avec une personne
de sexe opposé et nous mettrons à part les adeptes de la zoophilie dont la singularité peut parfois nuire
à la préservation de l’espèce. Pourquoi dramatiques, me direz-vous. Eh bien parce que l’amour est
aveugle, c’est même Platon qui l’affirme alors qu’à son époque le préservatif n’avait pas encore été
inventé tandis que les éjaculateurs précoces existaient déjà. L’amour est aveugle a un point tel que l’expression tomber amoureux fait partie du langage usuel, c’est assez dire combien l’idée même de chute
est associée à celle d’amour. Observons d’ailleurs au passage que ce n’est pas l’amour – simple sentiment, inclination, comme on dit chez Robert – qui est aveugle mais bel et bien l’amoureux, celui ou celle
qui s’imagine, durant un plus ou moins bref laps de temps, que l’erreur aurait été d’attendre encore de
rencontrer le bon et beau parti, que l’ivresse, la folie, la passion pour dire la vérité, emportent tout, que
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le ciel est bleu, la mer verte, laisse un peu la fenêtre ouverte… et ces raviolis ne sont-ils pas délicieux.
Or, il se trouve qu’ils sont trop cuits, qu’ils ont attaché et que la cesserole est bonne pour la poubelle et
que tu pourrais t’abstenir de péter au lit. Non seulement l’amoureux est aveugle mais, en plus, il n’a pas
d’odorat. L’amour, c’est mieux avant.
Les scientifiques ont observé que lorsque l’amour a fini par s’user et finalement se dissoudre – c’est un
cas unique dans les annales de la médecine et ce sans aucune intervention chirugicale ni charlatisme –
l’aveugle recouvre la vue. Il peut alors jeter aux orties sa canne blanche et faire piquer son chien, ni l’un
ni l’autre ne lui servent plus à rien. Il récupère au fond de l’armoire son vieux pull troué auquel il était
demeuré tellement attaché et s’autorise désormais à péter au lit. Même en semaine. Néanmoins, car il ne
faut surtout pas porter un regard trop idéaliste sur ce phénomène, quand l’aveugle réintègre le domaine
des vivants, ce n’est certainement pas de gaîté de cœur qu’il se retrouve confronté à la médiocrité ordinaire d’un quotidien sinistre et incolore dont les illusions ont disparu, comme disparaissent de l’évier
les redoutables traces de saleté sous la formidable action de quelque produit miracle célèbre pour sa
capacité à récurer sans frotter. L’ex-amoureux voit et ce qu’il voit ne l’enthousiasme guère, il a beau fermer les yeux la réalité reste là, vraiment moche et, principalement à l’heure où passent les cigognes, il
aimerait bien retomber amoureux.
Mais c’est trop tard, tout a une fin et l’envie ne suffit pas.
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En fin d’exercice, le bilan s’impose
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Le plat du chef
Qu’est-ce que j’apprends…
Les infirmières d’Aix-en-Provence
Non
Pas si grasse qu’on le dit, la matinée
Chaud devant
Et puis quoi encore ?
Souvent
L’impatience
Heure exquise
Pauvre crétin !
Abus de confiance
Non mais !
Ma tante Henriette et le docteur Watson
On ne tient pas toujours ses promesses
À moins que…
Et Dieu dans tout ça ?
Un bon marché
C’est la fête à Toto
Loup, y-es-tu ?
E pericoloso sporgersi
Demain le tri
Hélas !
Sûr et certain
J’en ris encore
Oups !
Bientôt…
Les six cent trente-neuf lecteurs de Pierre Autin-Grenier
Des nouvelles de Petaouchnok ?
Cours-y vite, cours-y vite…
Tout le monde ne peut pas être employé de banque
Je reconnais
Sept ans de malheur, c’est long ! Mais toute une vie…
Chantons sous la pluie
Et les vaches seront bien gardées
Sinon, comment vivrait-on ?
L’heure de l’apéro
S’abstenir, souvent eut été préférable
Sacrée soirée
Le trop-plein du bocal
Et les mots pour le dire…
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Je pense à l’instant même…
Morne plaine
Ensuite, on verra…
Mieux avant
Le gibbon à joues blanches vous dit merde
Double peine
Méfions-nous des vieux
Mélo
L’heure du berger
Le quinze août, passe encore…
Le mot pour rire
Kaputt !
De l’importance d’être toujours content
On l’a échappé belle
Il pleut
Un instant d’égarement
Quelle horreur !
Je me demande
Il faut être indulgent avec les ratés
Et avant d’être spécialiste, t’étais quoi ?
Il n’empêche que la récession…
Miroir, mon beau miroir
Un mot pour un autre
Les mots, encore les mots…
Non, je ne suis pas mort
Concernant la belle nuit de Noël
Un homme
Au gui l’an neuf
Ralentir, travail !
Une petite pensée pour les pauvres
Naître ou ne pas
Le mur du son
J’aime beaucoup la guerre
L’humour et les autres
La propriété c’est le viol
Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres…
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Jean-Claude Dorléans
Terre Noire 04300 Sigonce
0492729571 – 0977605398
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