De prison Audiard s`est évadé

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De prison Audiard s`est évadé
cinéma
FRANCE Grand Prix du jury au Festival de Cannes, «Un Prophète» atomise un genre très balisé.
Rencontre avec Jacques Audiard, qui signe là son chef-d’œuvre, et avec son comédien.
De prison Audiard s’est évadé
MATHIEU LOEWER
J
acques Audiard était jusque-là tenu pour un réalisateur «intéressant». Si Sur mes lèvres et De battre
mon cœur s’est arrêté ont déjà prouvé qu’on l’avait
sous-estimé, Un Prophète impose le fils du scénariste-dialoguiste Michel Audiard comme un auteur avec
qui il faut compter. En narrant l’initiation criminelle et
l’émancipation psychologique d’un jeune détenu d’origine maghrébine, il transcende le genre du film de prison ou
de gangsters pour décrire une trajectoire individuelle aux
résonances complexes.
Percutant par sa peinture réaliste de l’univers carcéral, Un Prophète s’aventure encore sur le terrain de l’allégorie – la prison comme métaphore de la société – et du
fantastique avec le fantôme de la première victime de
Malik (Tahar Rahim), acculé à un meurtre qui lui assure la
protection d’un parrain corse (Niels Arestrup). Rencontre
avec un cinéaste au sommet de son art.
Photos.
Pour survivre en prison,
Malik El Djebena
(Tahar Rahim) se place
sous la protection du
parrain corse César
Luciani (Niels Arestrup).
Ci-dessous:
Le cinéaste français
Jacques Audiard.
FILMCOOPI
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le thème de la prison?
Jacques Audiard: Un ami producteur m’a fait lire un
scénario qu’il développait. Ça me tentait, mais c’est en
présentant De battre mon cœur s’est arrêté à la prison de
la Santé que j’ai vu quelle forme le film pouvait prendre.
J’avais aussi envie de tourner avec des comédiens qui, en
couleur de peau et en idiome, ressembleraient davantage
au monde dans lequel on vit. Je voulais aller vers une altérité – d’autres cultures, d’autres langues, d’autres voix – et
retourner au cinéma comme témoignage du réel.
Si le cinéma n’a pas un peu cette fonction-là, je doute
de sa pertinence. Il y a trente ans, réaliser un film politique,
c’était entrer dans un genre: il y avait Costa-Gavras, etc.
Aujourd’hui, faire du cinéma implique une attitude politique. A quelle distance sera-t-on de la réalité? Va-t-on
tourner en numérique, sur fond bleu en ayant recours à
l’image de synthèse? Ces choix esthétiques sont aussi politiques. Certains cinéastes refondent le cinéma par le cinéma lui-même, par le postmodernisme et le classicisme,
comme Tarantino ou James Gray. D’autres réinsèrent du
réel dans la fiction.
Dans quelle optique avez-vous retravaillé le scénario?
– Tout était dans le scénario original, mais Malik sortait de prison après 40 pages. Nous l’avons gardé dans la
prison, qui est un lieu dramatique fort. Il s’agissait aussi
d’élargir le genre, de ne pas faire un film de voyous, et de
donner une intériorité au personnage.
Pourquoi n’avez-vous pas tourné dans une vraie prison?
– Je suis venu en Suisse visiter des prisons en activité
et je pense même que j’aurais pu obtenir l’autorisation
d’y tourner – ce qui, je ne vous le cache pas, me paraît hallucinant. En France, ce n’est pas la peine de poser la question. Cela dit, il faut d’abord se demander si on veut aller
vers le documentaire, ce qui ne m’intéressait pas, ou vers
la fiction. C’est bien sûr un film documenté, mais je voulais dépasser cela pour faire de la fiction et du cinéma de
genre. Avec le genre, on n’est plus dans la revendication sociale, mais dans le conflit, la survie, dans des sentiments
humains et universels. Je tiens beaucoup à la fonction démocratique du genre. Si on me demande de me positionner entre film d’auteur et film de genre, je me situe du côté
du second. Parce que c’est populaire, accessible à tous. Je
cours ainsi le risque exorbitant d’être compris.
Un Prophète se profile comme une parabole.
Quelle en est la morale?
– Si le film dit quelque chose, c’est la supériorité de
l’intelligence et de la réflexion sur la force brutale. Je ne
sais pas quelle est la morale, mais le personnage est
moral. C’est un héros positif que je voulais «vertueux».
Faut-il déduire de l’histoire de Malik que, pour
s’en sortir dans la société où nous vivons, la prison
est une «bonne école»?
– A défaut de morale, voilà toute l’ironie du film. C’est
dans ce paradoxe, dans cette «idée éreintante» selon l’expression d’André Breton, qu’il recèle un bon sujet. Finalement, ces lieux extrêmes n’offrent-ils pas la dernière possibilité pédagogique? Si la société le déplore, c’est à elle de
proposer autre chose.
Un Prophète a été comparé à Scarface de Brian
De Palma. Le rapprochement vous paraît-il judicieux?
– Non, pas du tout. Nous avons voulu faire de Malik
un anti-Tony Montana. Aujourd’hui, s’il y a une proposition à faire, c’est celle-là: présenter les Arabes autrement
que comme des terroristes sanguinaires et inconscients,
montrer un mec intelligent, réfléchi, qui sait où se situent
le bien et le mal, qui n’est pas versé dans ce truc débile du
code de l’honneur des voyous. Le prophète, c’est quelqu’un
qui annonce autre chose.
«Malik ne devait ressembler à personne»
perçu dans un docu-fiction, un film
d’horreur et une série TV, Tahar Rahim
fait, à 28 ans, ses vrais débuts sur le grand
écran en tête d’affiche d’Un Prophète. Impeccable dans la peau de Malik, le jeune
comédien commence très fort.
A
Comment avez-vous abordé ce rôle?
Tahar Rahim: Je me suis beaucoup documenté, j’ai suivi une préparation très Actors Studio. Alors que pour ce film-là, il fallait faire tout le contraire! Malik ne devait
ressembler à personne, être quelqu’un de
neuf. J’ai ensuite travaillé d’une façon plus
instinctive, dans l’échange avec les autres
comédiens, le rapport à l’espace, l’instantané, le vécu. J’ai d’ailleurs attendu le pre-
mier jour de tournage pour me rendre sur
le décor. Comme ça, je découvrais la prison
comme Malik.
Comment Jacques Audiard
vous a-t-il dirigé?
– Avec lui, il ne faut pas pratiquer son
métier, mais l’exercer. Tu dois le surprendre, mais lui aussi te surprend tous les
jours. Il peut te donner une nouvelle page
de scénario juste avant de dire «action!», te
crier des instructions pendant que tu joues
une scène.
Trouver votre place face à Niels Arestrup
n’a pas dû être évident...
– On ne trouve pas sa place face à Niels
ARGENTINE • «LES ENFANTS SONT PARTIS»
Père au bord de la crise de nerfs
En dix ans, Daniel Burman s’est profilé sur la scène internationale comme l’un des chefs de file du jeune cinéma argentin.
Connu pour sa comédie Toutes les hôtesses de l’air vont au paradis, et pour son plus mélancolique Le Fils d’Elias, le cinéaste,
35 ans, continue son exploration des liens familiaux avec une figure paternelle dans Les Enfants sont partis.
Marié, père de trois grands enfants, écrivain célèbre,
Leonardo (Oscar Martinez) voit sa vie bouleversée par le départ
de Julia, sa fille cadette qui va vivre en Israël avec un jeune ro-
Arestrup, il vous invite à la prendre. C’est
un grand monsieur, très à l’écoute et qui
ne fait pas son grand comédien, tout Niels
Arestrup qu’il est, avec son CV de douze
mille pages. Il ne donne pas de conseils, il
donne tout dans le jeu, dans le corps, dans
les yeux. Il suffit de le regarder.
re, à écrire et à compter, mais aussi à grandir, à faire des choix, à suivre un but. Et ce
qu’il apprend en prison va lui servir à l’extérieur. Il se découvre surtout une intelligence qu’il ne soupçonnait pas.
Qu’est-ce qui rend Malik si sympathique?
– Je n’en sais rien, je ne suis pas scénariste (rires). Il a une famille, il fait partie
d’un groupe. Mais, à mon avis, il va chercher à se détacher du milieu. Pourtant, je
ne l’imagine pas non plus avoir une vie rangée, travailler à la Poste... (il baille à s’en
décrocher la mâchoire) Excusez-moi, c’est
le ramadan.
PROPOS RECUEILLIS PAR MLR
– On éprouve de l’empathie pour lui
parce que ce n’est pas un criminel «de nature». Il est forcé d’agir comme ça pour
survivre, mais il prend en grippe les gangsters et le sang. Il n’aime pas ça du tout. Du
coup, on a là un véritable être humain,
qu’on voit évoluer et s’en tirer au milieu de
toutes ces brutes. En prison, il apprend à li-
mancier. Dès lors, le film se fait la chronique douce-amère de la
vie de ce quinquagénaire esseulé, alors que son énergique
femme Martha (Cecilia Roth, vue chez Almodóvar) comble le
vide familial en retournant à l’université. En proie à une certaine incommunicabilité, notre dramaturge vit une aventure
amoureuse dont on ne sait pas si elle est réelle ou fantasmée.
Dès la première scène, un dîner de retrouvailles entre
anciens étudiants, la référence à Woody Allen s’impose. Le thème (les affres d’un intellectuel névrosé) comme certaines séquences au ton sarcastique et jazzy rappellent l’œuvre du juif
new-yorkais. On pense aussi à l’humour minimaliste de Nanni
Moretti, à la manière qu’a le cinéaste italien de désamorcer son
comique par une note grave et mélancolique.
On quitte Malik à sa sortie de prison.
Quel pourrait être son futur?
Daniel Burman n’est pourtant pas à la hauteur de ces
illustres modèles. Son portrait sensible et maîtrisé d’un personnage attachant demeure finalement trop lisse. Il manque à cette figure de père-écrivain une forme d’excentricité pour nous
captiver totalement. Ses rapports au monde extérieur, ses relations avec sa famille ne sont pas assez développés. Les non-dits
ne débouchent pas sur une véritable représentation de sa vie
intérieure.
Avançant par petites touches, parfois drôles, souvent
justes, le film donne l’impression de faire du surplace. D’autant
que le rapport entre la réalité et les fantasmes reste à l’état
d’ébauche. Pas assez troublant, Les Enfants sont partis dégage
toutefois un charme discret.
LAURENT ASSÉO
LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 5 septembre 2009 • 23