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UNIVERSITÉ
PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE VI
Equipe de Recherche en Histoire de l’Art Contemporain (ERCO)
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline/ Spécialité : Histoire de l’art / Art contemporain
Présentée et soutenue par :
Corine GIRIEUD
le : 6 mai 2011
La Revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) :
Une vision sociale de l’art
Sous la direction de :
Monsieur Serge LEMOINE
Professeur, Paris IV Sorbonne
JURY :
Madame Françoise LEVAILLANT
Directrice de recherche, CNRS
Présidente du jury
Monsieur Pierre WAT Professeur, Paris I Panthéon-Sorbonne
1
Remerciements
Nous tenons à remercier Monsieur Serge Lemoine de nous avoir invitée à
venir travailler dans son équipe et de nous avoir fait confiance.
Nous remercions également les personnes qui ont accepté de répondre à nos
questions, Mme Denise René, Mme Sylvie Nordmann, M. Claude Parent, M. Michel
Ragon, M. Pierre Soulages et tout particulièrement M. Roger Bordier dont la
correspondance nous a été précieuse.
Nos remerciements vont également vers ceux qui ont suivi l’avancée de nos
recherches et nous ont permis de progresser grâce à leurs remarques et conseils,
Natalie Adamson de l’Université de Saint-Andrews, Yves Chevrefils-Desbiolles de
l’IMEC ainsi que Didier Schulmann de la Bibliothèque Kandinsky.
Enfin, nous voulons remercier les personnes qui ont effectué les relectures de
ce travail, notamment Christophe Henry, ainsi que Caroline Moine pour son aide
déterminante.
2
Avant-propos
Nous avons entendu parler de la revue Art d'aujourd'hui pour la première fois
lors d’un entretien avec John-Franklin Koenig, co-fondateur de la revue Cimaise sur
laquelle nous préparions un mémoire de maîtrise. Les propos n’étaient guère
élogieux ; il évoquait une revue très fermée, aux mains de la Galerie Denise René et
de Victor Vasarely.
Pourtant, ce que nous en dit, deux mois plus tard, Jean-Paul Ameline alors
qu’il finalisait l’exposition que le musée d’Art moderne consacrait à la galeriste de la
rue de la Boétie, était d’une toute autre nature. Il nous a bien fallu vérifier par nousmême ces propos divergents et consulter Art d'aujourd'hui.
Quelle ne fut notre (agréable) surprise en découvrant les couvertures colorées
et originales, l’articulation écrits/images, la largesse dans les illustrations. Puis, à la
lecture des sommaires, la variété des articles a définitivement assis notre curiosité.
Le DEA nous permit de mettre au clair quelle voie nous voulions prendre pour l’étude
de cette revue. Il devenait évident que le lien qu’elle cherchait à tisser avec la société
faisait, pour nous, le principal intérêt d’Art d'aujourd'hui. Cela d’autant plus que nous
y lisions une actualité sans cesse renouvelée et un écho à nos préoccupations sur la
démocratisation de la culture ainsi que sur une intégration des arts à la vie
quotidienne.
3
La revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) :
une vision sociale de l’art
Sommaire
Introduction............................................................................................................... 6
I. Art d'aujourd'hui, une histoire............................................................................ 17
1.
De L’Architecture d’aujourd’hui à Art d’aujourd’hui .................................... 19
a. L’Architecture d’aujourd’hui ------------------------------------------------------------------------- 21
b. Art d'aujourd'hui : une nécessité ------------------------------------------------------------------- 35
c. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs------------------------------- 45
2.
Cinq années d’existence : juin 1949 – décembre 1954 ................................ 74
a. La ligne éditoriale---------------------------------------------------------------------------------------- 75
b. Art d’aujourd’hui hors les pages ------------------------------------------------------------------- 89
c. Aujourd’hui : art et architecture--------------------------------------------------------------------103
3
Art d'aujourd'hui en chiffres......................................................................... 115
a. Présentation chiffrée ----------------------------------------------------------------------------------117
b. Quantification des citations et des participations -------------------------------------------120
c. Du côté du lectorat : une tentative d’évaluation ----------------------------------------------128
II. L’art pour tous dans Art d’aujourd’hui ........................................................... 142
1.
Didactisme ..................................................................................................... 144
a. Clarté de la mise en pages---------------------------------------------------------------------------146
b. Donner le goût de l’art --------------------------------------------------------------------------------157
c. Pour mieux aborder l’abstraction -----------------------------------------------------------------166
2.
Le quotidien de l’art ...................................................................................... 176
a. Les artistes au jour le jour ---------------------------------------------------------------------------177
b. Réflexions sur les musées --------------------------------------------------------------------------193
c. L’art au quotidien, l’art dans le quotidien-------------------------------------------------------215
4
3.
La synthèse des arts ..................................................................................... 228
a. Des rédacteurs impliqués ----------------------------------------------------------------------------230
b. La synthèse des arts dans les pages ------------------------------------------------------------244
c. La synthèse des arts dans le texte----------------------------------------------------------------254
III. L’art pour tous : une vision sociale de l’art................................................... 270
1.
Pour un art social .......................................................................................... 272
a. Œuvre commune et bien commun ----------------------------------------------------------------273
b. Le reflet d’une époque --------------------------------------------------------------------------------284
c. Un autre point de vue : le réalisme socialiste -------------------------------------------------298
2.
Vers un art de masse .................................................................................... 312
a. Les Trente Glorieuses : de la désolation à la consommation ----------------------------314
b. Société de loisirs et culture de masse-----------------------------------------------------------324
c. Art social versus art de masse ---------------------------------------------------------------------338
3.
Du devenir des objectifs d’Art d'aujourd'hui .............................................. 353
a. L’art dans le quotidien --------------------------------------------------------------------------------355
b. L’enseignement de l’art en milieu scolaire -----------------------------------------------------369
c. La place des publics dans les musées d’art moderne et contemporain--------------381
Conclusion ............................................................................................................ 397
Bibliographie......................................................................................................... 409
Archives-------------------------------------------------------------------------------------------------------409
Sources--------------------------------------------------------------------------------------------------------410
Méthodologie ------------------------------------------------------------------------------------------------411
Contexte artistique, culturel et historique ---------------------------------------------------------411
La presse -----------------------------------------------------------------------------------------------------422
Les pratiques culturelles --------------------------------------------------------------------------------424
Les musées --------------------------------------------------------------------------------------------------425
L’art à l’école ------------------------------------------------------------------------------------------------426
5
Introduction
L'objet de la présente recherche se concentre sur trente-six numéros
constitutifs de l’ensemble des parutions d'un périodique : Art d'aujourd'hui. Ce dernier
n'est plus en devenir ; en conséquence, la somme de ses trente-six livraisons forme
un tout que l’on peut appréhender dans sa globalité. Sur un rayonnage de
bibliothèque, il s’agit d’un volume carré de vingt-quatre centimètres sur trente et un,
par douze d'épaisseur. L'important est bien sûr ailleurs mais avant de tourner les
pages d’Art d'aujourd'hui et d’y plonger, il est plaisant de rappeler – de manière un
peu romantique il faut en convenir – le peu de volume qu'occupe cet objet d’étude à
l’aune de l’étendue des champs qu’il ouvre à l’exploration.
Il n’est pas sûr qu’Art d'aujourd'hui soit plus une revue1 qu'un magazine2. Les
terminologies de chacun ne permettent pas de trancher. Comme un magazine, Art
d'aujourd'hui propose une publication périodique, attache de l'importance à
l'illustration et cible son lectorat. C'est d'ailleurs peut-être ce lectorat très ciblé –
jusqu’à la spécialisation – qui ferait entrer le périodique dans la catégorie des revues.
Il reste également probable qu'Art d'aujourd'hui évolue vers le statut de revue –
terme plus valorisant car l'autorisant à s'inscrire dans le temps – parce que devenant,
aujourd’hui, soixante ans après la parution de son premier numéro, un sujet d'études.
La salle que lui a consacrée le musée national d'Art moderne durant l'année 2008
vient affirmer ce statut autant qu’elle confirme l'intérêt d'Art d'aujourd'hui en tant que
traces, sources de l'histoire de l'art et des idées.
Cependant, un périodique, du fait qu’il consigne des pensées régulières
inévitablement marquées par leur époque, devient-il pour autant de fait une source
pour l’historien ? Ce dernier ne se constitue-t-il pas ses propres archives ? Ne
seraient-elles pas à considérer, non pas tant comme un tout composé mis ensuite à
la disposition du chercheur, en attente de sens, que comme n’existant qu’à partir du
moment où elles se trouvent révélées par celui qui la reconnaît ou la nomme ainsi ?
Avant d’aboutir à ce document originel, ne faut-il pas, pour reprendre les mots de
1
« Publication périodique souvent mensuelle, qui contient des essais, des comptes rendus, des
articles variés, etc. » dans Le Petit Robert, Paris, 2009.
2
« Publication périodique, généralement illustrée », Op. cit..
6
Roland Barthes, « classer, échantillonner, si l’on veut constituer un corpus »3 ? En
d’autres termes, n’est-ce pas l’historien qui constitue son corpus à partir d’éléments,
certes pertinents, mais qu’il lui revient de valoriser ? Face à la somme que peut
représenter une collection entière de revues à classer et échantillonner, il est
nécessaire de se rattacher à un document plus léger, synthétique, qui donne une
vision de l’ensemble des textes parus. L’outil indispensable est un récapitulatif des
sommaires, qui se trouve justement publié dans le dernier numéro d’Art
d’aujourd’hui. Illustrées de leur couverture, les livraisons sont détaillées par les titres
des articles, leurs auteurs et les numéros de page. Se voient également mentionnées
la provenance de la couverture, ainsi que celle de l’encart illustré s’il y a lieu. Cet
ensemble constitue une base de données qu’il convient d’annoter, de compléter,
voire de corriger, et à laquelle on se réfère en permanence. Les sommaires, en
offrant une vue d’ensemble, permettent d’appréhender rapidement le nombre de
revues selon les années, de dégager les thèmes récurrents ainsi que les séries (dont
on saisit leur fréquence et leur durée). On perçoit également le rythme de rédaction
des différents critiques4.
Parcourir et même simplement feuilleter avec attention l’ensemble des revues
de nombreuses fois s’avère également nécessaire pour se mettre en mémoire les
différentes livraisons. Cela permet de se familiariser avec chaque numéro,
d’envisager l’évolution de la mise en pages, de saisir l’enchaînement des articles
dans un dossier spécial, de noter les récurrences et les textes qui retiennent dès
l’abord l’attention. Cette relative maîtrise des numéros peut constituer un gain de
temps non négligeable dans les recherches ultérieures.
Les éléments constitutifs d’un périodique doivent également être considérés
avec une attention particulière ; il s’agit de l’ours – qui nomme les membres du
comité de rédaction –, des quatrièmes de couverture et des éditoriaux. S’ils sont
réguliers, ces derniers renseignent sur les préoccupations et les aspirations des
rédacteurs. Ce n’est pas le cas d’Art d'aujourd'hui. Cependant, l’absence d’éditorial
3
La Chambre claire, Paris, 1980, p. 14.
Cela ne peut être visualisé que pour les textes longs ; les actualités, brèves critiques d’expositions
ou de livres étant regroupées sous des termes génériques sans que soient énumérés ni le contenu, ni
les auteurs.
4
7
régulier reflète aussi une volonté ou une réalité d’un comité de rédaction dont les
membres ont tous la même importance. Un éditorial met souvent en avant une même
personne au fil des numéros, lui offrant une tribune de choix pour exprimer
enthousiasmes et colères. Cela fait également prendre conscience de l’ensemble du
ton d’Art d’aujourd’hui. Ses textes, dans leur grande majorité, exposent des faits,
rendent compte du travail d’un artiste, développent une idée, l’expliquent, mais ne
cherchent pas la controverse. Seule la revue de presse, "Critique de la critique", qui
paraît à dix reprises, en quatrième de couverture, est un espace où la plume se fait
plus vive.
"Critique de la critique" ou non, les quatrièmes de couverture ne sont pas à
négliger. Divisées en petits rectangles publicitaires, elles renseignent sur des
expositions contemporaines à la livraison, sur des éditions de revues, livres,
lithographies, séries limitées luxueuses. Une partie de l’actualité peut ainsi se lire à
travers ces petites annonces, et notamment l’activité éditoriale soutenue des éditions
d’Art d’aujourd’hui. Enfin, l’observation de l’évolution de l’ours informe sur les entrées
et les départs des rédacteurs. Reste ensuite à en trouver les raisons, internes au
comité ou propres au parcours de chacun.
C‘est une fois que l’on a dégagé tous ces paramètres que l’on peut avancer
dans une lecture plus approfondie. Il vaut mieux l’envisager motivée par une
recherche particulière (les critiques relatives à la muséographie, les textes abordant
la synthèse des arts, les aspects relevant d’une volonté de didactisme, etc.). Il reste
en effet difficile de maintenir son attention, et par conséquent de tirer parti, d’une
lecture systématique, chronologique et désintéressée des articles. Appréhender les
textes in extenso, à la suite les uns des autres, et sans but précis pour chacun
d’entre eux revient à avancer sans boussole dans une forêt inconnue. Cette dernière
se mue curieusement au fil de la lecture en paysage de plus en plus dénudé,
semblable à une vaste plaine aride et stérile. Une approche par thèmes stimule la
lecture et la rend féconde.
Cette méthodologie est d’autant plus nécessaire ici qu’Art d'aujourd'hui, à son
origine, ne possède pas de projet éditorial bien défini. Probablement que si ses deux
co-fondateurs, l’artiste Edgard Pillet et l’ingénieur André Bloc pouvaient apporter leur
témoignage, ils souriraient à l’évocation même de cette idée. La réalisation de la
revue est le résultat d’un besoin ressenti par un créateur, Edgard Pillet, de trouver
une tribune, aussi modeste soit-elle, afin de pouvoir présenter, commenter et laisser
8
une trace du retour d’effervescence de la vie culturelle dans le Paris de l’aprèsguerre. Le peintre ne cherche pas même à écrire dans cette publication ; simplement
à la voir éclore. Il fait la constatation que l’actualité artistique parisienne s’intensifie
mais que par manque de relais, elle reste sans écho. A l’image d’un Diderot puis d’un
Baudelaire décrivant les œuvres des Salons à ceux qui ne se déplaceront pas,
Edgard Pillet souhaite que tout amateur d’art puisse profiter de cette vitalité de la
création, quel que soit le lieu où il habite.
Afin de mieux connaître ce lectorat, différentes méthodes d'exploration ont été
envisagées en gardant une pertinence qui fait avancer le propos. La méthode
quantitative, si elle rebute un peu de prime abord, a semblé finalement d'autant plus
indispensable à une recherche qui souffre d'un manque de sources complémentaires
à celle que compose la revue. Il a fallu trouver des indices plus que des preuves : les
courriers, peu nombreux, disponibles dans les archives, l'ours qui renseigne sur la
distribution de la revue à l’étranger, les publicités contenues dans la revue, son prix,
la comparaison avec les autres périodiques. Cette approche ne prenant son sens
que traduite en actes et en personnes, ne doit servir qu’à circonscrire la vie de la
revue et non pas, au contraire, à la désincarner. Pour cela, le recours aux archives,
même réduites, mais aussi et surtout le recueil de témoignages d’acteurs de
l’époque, permettent de confronter la froideur des chiffres et des graphismes aux
souvenirs que laisse une réalité vécue.
L’ensemble de textes mis en pages et illustrés qui constitue une revue permet,
dans les quelques centimètres carrés évoqués plus haut qui la délimitent, d’ouvrir
vers de nombreux horizons. Aborder un organe de presse inscrit dans le passé
implique, en effet, de couvrir plusieurs domaines. D'abord celui de l'Histoire car son
rédactionnel découle de l'actualité, c'est sa raison d'être. Cette actualité, devenue
aujourd’hui historique, se lit ici dans sa contemporanéité, donc avec ses partis pris,
ses enthousiasmes et ses manques. Véritable source au même titre que des
archives ou la collecte de témoignages, il s’agit, de la même façon, de poser sur les
livraisons le regard du chercheur qui tend à une inatteignable objectivité. Avec Art
d'aujourd'hui, c’est aussi un pan complexe de l’histoire de l’art qui est convoqué ;
celui de l’après Seconde Guerre mondiale, du renouveau de l’abstraction et, partant,
d’un désir d’implication de la création dans la société. De ce fait, un troisième champ
alimente cette recherche, celui de la sociologie.
9
La prise avec le réel contemporain à la revue et les liens qu'un organe de
presse tisse avec ses lecteurs (particulièrement Art d'aujourd'hui), invitent
naturellement à cette approche sociologique mais ici, elle est renforcée par la ligne
même du périodique, inscrit dans un rapport social à l’art. La carence des fonds
d’archives rend ainsi impératifs l’appui solide sur ce que l'on possède d’avéré et la
revendication de la démarche quantitative afin de n'affirmer que ce qui a été validé
par les chiffres – données qui semblent les moins aléatoires. Elles alimentent la
définition de la ligne éditoriale et orientent sur l’audience d’Art d'aujourd'hui et son
aura afin de supposer son empreinte ; son impact sur le milieu artistique ne peut se
circonscrire à la revue d'esthétique ou d’actualité artistique puisqu’elle se trouve
portée par des ambitions sociales.
Mais il faut rester lucide quant à l’impact de la revue et l’on gardera en
mémoire l’avertissement que Pierre Bourdieu formule dans L’Amour de l’art :
« Comme la prédication religieuse, la prédication culturelle n'a toutes
les chances de réussir que lorsqu'elle atteint les convertis.
[…]
S'ajoute à cela le fait que les "besoins culturels" ne sont nullement
des besoins primaires (comme celui de s'alimenter), contrairement à
ce qu'avancent les adeptes du "don", mais bien plutôt des besoins
secondaires, qui s'accroissent à mesure qu'on les assouvit, et dont la
conscience de la privation décroît à mesure que croît la privation. Le
fossé culturel en matière d'amour de l'art peut donc aller
s'agrandissant. »
Un fossé d’autant plus profond que le besoin sollicité est singulier. Les rédacteurs
d’Art d'aujourd'hui gardent en ligne de mire ce qui est pour eux la finalité de toute
création plastique : l’abstraction, une expression encore jeune et très marginalisée
par le grand public – cible pourtant espérée de la revue.
Le champ sémantique lui-même ouvre des débats et perspectives. Georges
Roque5 propose une étude des termes "art abstrait", "abstraction", "non figuration",
5
Dans Qu’est-ce que l’art abstrait, Paris, 2003.
10
"art non objectif" et "art concret" qui permet de saisir toute la complexité et les
amplitudes possibles de ce détachement de l’imitation du réel. Alors que les
rédacteurs de la revue restent stricts sur l’acception de l’abstrait, sur ce qui
appartient ou non à cette expression, ils emploient indifféremment les termes "art
abstrait", "abstrait", "abstraction" et "non figuration". Une largesse lexicale qui se
trouve reprise dans le développement ci-dessous.
Il est question un peu plus haut de notre intérêt presque a priori pour le corpus
initial que constitue Art d'aujourd'hui. Cette curiosité est suscitée par l’inscription de
la revue dans un temps très délicat de l’histoire de l’abstraction. Or cette forme
d’expression est encore bien récente au regard de l’ensemble de l’histoire de l’art.
Chose rare dans la discipline, nous pouvons en effet situer sur une échelle de temps
proche de nous, les débuts non pas d’un mouvement mais véritablement d’une
esthétique nouvelle ; une nouvelle manière d’exprimer, de créer. A l’image de la
photographie et du cinématographe, l’histoire de l’abstraction se lit dans les archives
et témoignages récents, quand les réalisations donnent des indices sur les
différentes tentatives et expériences, les débuts de l’abstrait, les concurrences de
paternités mais aussi son évolution. De même, on s’accorde sur le fait qu’avec les
années cinquante, l’abstraction est dans une période de renouveau ; l’après
Seconde Guerre mondiale lui offre des raisons de s’épanouir dans une quête
d’exprimer ce qui ne peut être représenté, figuré. Néanmoins, dès 1953-1954, l’art
abstrait entre dans ce que Sylvie Lecoq-Ramond appelle une période de
“classicisation”6.
S’ensuit un débat sur un potentiel conformisme de l’abstraction qui conforte
les tenants d’une nouvelle expression plus gestuelle, lyrique, dans l’idée que le
combat doit se tourner autant contre la figuration que contre une abstraction
géométrique sclérosée. Et Art d'aujourd'hui, précisément, participe à l’académisation
de l’avant-garde du fait même, comme l’analyse Georges Roque, que la revue fait
partie d’un réseau qui, en se contentant de lui-même – et ce, malgré lui –, clôt des
possibilités7. L’ambition des rédacteurs ne peut se passer de la mise en place de ce
réseau, ni d’une relative académisation. Pour réaliser leurs objectifs, de grande
6
“Les Vies différées de l’abstraction”, dans Abstractions France 1940-1965, Paris, 1997, p. 20.
11
envergure, ils ne peuvent se passer de tenter de convaincre le plus largement
possible, de répandre les idées que sous-tend l’art géométrique. Ils ne peuvent se
passer d’agir. Ce qui est, selon Alain, une nécessité de la créativité :
« Le grand secret des arts, et aussi le plus caché, c'est que l'homme
n'invente qu'autant qu'il fait et qu'autant qu'il perçoit ce qu'il fait. Par
exemple, le potier invente quand il fait ; et ce qui lui apparaît plaisant
dans ce qu'il fait, il le continue. Le chanteur aussi. Et celui qui
dessine, aussi. Au contraire ceux qui portent un grand projet dans
leur rêverie seulement, et qui attendent qu'il s'achève dans la pensée
seulement ne font jamais rien. L'écrivain aussi est soumis à cette loi
de n'inventer que ce qu'il écrit ; dès que ce qu'il a écrit a valeur
d'objet, il est amené à écrire encore et encore autre chose. »8
Ainsi, l’avant-garde géométrique, par la générosité de son propos, contient en
germe son académisation puisqu’elle n’est pas de ces avant-gardes qui ne
souhaitent rien d’autre que d’œuvrer dans une forme de contre-culture. Cependant,
même les rédacteurs de la nouvelle revue Cimaise – qui se pose en concurrente
d’Art d'aujourd'hui dès sa création en 1952 – reconnaissent bien vite une phase de
dénaturation de l’abstraction lyrique que Michel Ragon commente en des termes vifs
qui lui sont familiers :
« L’art abstrait, oui bien sûr, je l’aime toujours, mais je le préférais
quand il était frais. Il commence à sentir mauvais. »9
Il faut encore rappeler que le propos des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui ne se
résume pas à la défense d’une chapelle esthétique. Il y a une forte dimension sociale
dans les ambitions affichées par la revue – ce qui, du reste, constitue l’essentiel de
notre intérêt a priori. Le rôle que se donnent les rédacteurs, en effet, est de faire un
tri, de clarifier la situation artistique afin de répondre à cette volonté d’un plus large
accès à l’avant-garde abstraite. Cette démarche n’est pas la plus courante
aujourd’hui où la critique marque sa distance par rapport à un lectorat néophyte en
imposant une norme de ce qui est contemporain, et donc estimable, mais en ne
7
8
Op. cit., p. 206.
Alain, Propos sur l’esthétique, Paris, 1923, p. 50.
12
cherchant pas à le justifier10. La critique d’art vécue par Art d'aujourd'hui se
rapprocherait plus de celle énoncée par Sainte-Beuve un siècle plus tôt (en 1852)
dans ses Derniers portraits littéraires :
« Je pense sur la critique deux choses qui semblent contradictoires
et qui ne le sont pas :
1° Le critique n’est qu’un homme qui sait lire et q ui apprend à lire aux
autres.
2° La critique, telle que je l’entends et telle que je voudrais la
pratiquer, est une invention, une création perpétuelle. »
Certainement que l’historien lecteur, même occasionnel, d’Art d'aujourd'hui
associe sans difficulté à la revue l’approche didactique telle que l’entend le premier
énoncé. Il nous revient de démontrer que l’invention n’est pas absente des pages du
périodique d’André Bloc, qu’il s’agisse de leur composition comme de leurs
ambitions. Il faut rappeler cette évidence que l’objet du présent travail (des textes
critiques mis en pages) est à la fois observé mais également, lui-même, somme
d’observations d’observateurs11. Il s’agit alors, pour l’historien, de prendre de la
distance face à des objets qui sont eux-mêmes des prises de distance par rapport à
l’actualité. On se trouve donc, déjà, face à un filtre manifeste, avoué ; ce filtre
implique que la critique s’expose, de fait, à la contestation voire à l’opposition. Les
rédacteurs d’Art d'aujourd'hui font en sorte, cependant, de ne pas s’exposer à
l’incompréhension. Pourtant, à lire dans les essais d’histoire de l’art, la réduction
d’Art d'aujourd'hui à des querelles de chapelles, on mesure l’échec de la revue dans
le domaine de la démocratisation de la connaissance. Le travail qui suit propose de
reconsidéré quelques préjugés sur cette revue qui a participé pleinement à l’histoire
de l’abstraction encore naissante en étant elle-même actrice et en devenant la trace
9
ème
"Petit Bilan pour tous", dans Cimaise, 5
série, n°1, septembre–octobre 1957, pp.20 à 26.
On pourra se référer notamment aux études de Nathalie Heinich sur le sujet dont l’Art contemporain
exposé aux rejets, Etudes de cas, Nîmes, 1998.
11
Richard Leeman se trouve face à cette même conclusion avec Le Critique, l’art et l’histoire : « On
touche là à la question épineuse et fondamentale de la constitution du fait historique : à la différence
de l’histoire, l’histoire de l’art comprend parmi ses objets des acteurs (les critiques d’art) dont une des
activités consiste précisément à construire, à hiérarchiser, à sélectionner un corpus d’artistes. »,
10
13
de classification et de théorisation de l’expression abstraite. Ce sont ses recherches,
ses conclusions qui constituent aujourd’hui pour partie, les sources de l’histoire de
l’art d’un moment clef du XXème siècle.
Que le lecteur soit prévenu : cette recherche en histoire de l'art aborde peu les
artistes et leur travail, ne propose pas d'analyse détaillée d'œuvres plastiques ni
d’une évolution stylistique. On le constate en feuilletant les annexes, elles ne
contiennent pas de reproductions d'œuvres auxquelles il faudrait se reporter pour
mieux saisir une description, une étude, un commentaire. La presse reste en effet un
bon point de départ à des observations esthétiques ; le précédent travail sur la revue
d’André Bloc, entrepris par Georges Richar-Rivier, La Nouvelle Ecole de Paris et la
revue Art d'aujourd'hui ou les abstractions du début des années cinquante12, se
concentre sur le groupe d’artistes gravitant autour du périodique. Il y a en effet des
filiations, des influences à établir entre les artistes lecteurs et les œuvres des plus
anciens, qui sont reproduites ; entre les écrits des critiques et l’évolution de certains
créateurs ou du public. Ou encore dans l’évolution tant sémantique que de la
réception d’un mouvement13 voire d’une dénomination14.
Le propos est ici de partir d’une matière première qu’est la revue Art
d'aujourd'hui. Du sondage de ses sommaires puis de sa lecture méthodologique ont
découlé trois axes d'études. La ligne d’Art d'aujourd'hui qui s'appuie sur un
didactisme tant dans les articles que dans la façon de les mettre en pages. La
manière d'aborder la création par une démystification de l'acte créateur au profit de
son aspect laborieux et journalier dans l’expérimentation ; mais aussi dans son abord
et dans sa délectation qui doit se faire au quotidien, sur toute chose. Cette vision
trouve son accomplissement dans sa réalisation grâce à la synthèse des arts, union
parfaite de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. Cette intégration des arts
dans l’urbanisme et l’architecture constitue le troisième pivot de la ligne de la revue.
Rennes, 2010, p. 19.
12
ème
Doctorat de 3
cycle, sous la direction d’Hubert Damisch, Université de Lille III-EHESS, Lille,
1987.
13
On peut citer Pour ou contre le fauvisme, par Philippe Dagen (1994) ainsi que l’exposition Les
Fauves et la critique au musée de Lodève, (1999).
14
Natalie Adamson a ainsi fait une recherche sur L’Ecole de Paris dans son ouvrage : Painting,
Politics and the Struggle for the Ecole de Paris, 1944-1964, Surrey, 2009.
14
Cette étude faite, les choses se trouvant ainsi posées, les pistes lancées par
les rédacteurs nous apportent matière à réflexions. Est-ce de cette déconstruction
dont parle Françoise Levaillant ?
« Entre la description à petits points, faite de citations et
d’anecdotes, et la langue de bois dans laquelle se fige presque
toujours un discours pétri de "stratégies", il conviendrait de trouver
un autre protocole d’analyse, quitte à déconstruire l’objet (la revue)
pour parvenir à poser des séries de questions pertinentes. »15
Il a semblé, quoi qu’il en soit, nécessaire à la recherche de trouver la bonne
distance par rapport à la revue afin de pouvoir exploiter les thématiques qu’elle
développe dans ses pages et de tisser les liens vers des problématiques actuelles –
Art d'aujourd'hui devenant centre de l’étude et point de départ pour d’autres
réflexions.
« [...] l’histoire a changé sa position à l’égard du document : elle se
donne pour tâche première, non point de l’interpréter, non point de
déterminer s’il dit vrai et quelle est sa valeur expressive, mais de
travailler de l’intérieur et de l’élaborer : elle l’organise, le découpe, le
distribue, l’ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries,
distingue ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas, repère les
éléments, définit les unités, décrit des relations. »16
Ces réflexions prennent corps jusque dans la forme même du développement qui,
telle une mise en abyme, questionne la possibilité de rendre un doctorat clair dans
ses découpages en proposant d’introduire chaque grande partie puis en les
15
Dans la préface à Yves Chevrefils-Desbiolles, Les Revues d’art à Paris 1905-1940, Paris, 1993, p.
11.
16
Michel Foucault, L’Archéologie du Savoir, Paris, 1994 (réédition de 1969), p 14.
15
ponctuant
d’autant
d’intertitres
que
nécessaire
à
la
compréhension
de
l’enchaînement des idées. Car il nous semble que si « l'homme n'invente qu'autant
qu'il fait et qu'autant qu'il perçoit ce qu'il fait »17, sa production n’existe pleinement
que lorsqu’elle rencontre un public ou un lectorat.
17
Alain, Ibid.
16
I. Art d'aujourd'hui, une histoire
« Que réservons-nous aux chroniqueurs de l’an 2000, s’il
leur prend envie de s’arrêter à nouveau et de se retourner
sur le chemin parcouru ? »1
Appréhender un périodique dans sa globalité suppose que ce dernier n'existe
plus. La somme des exemplaires constitue alors une entité qui se prête à l'analyse.
Au regard de ce corpus cohérent, il devient nécessaire d’envisager la manière la plus
complète et partant, plurielle, de le questionner. L'approche se fait donc d'abord
historique afin de donner une réponse à Julien Alvard, soucieux des traces qu'il
laisse aux «chroniqueurs de l'an 2000». Il faut en effet s’arrêter et se retourner,
revenir à la genèse de la revue, au contexte dans lequel elle s’est développée et aux
hommes qui l’ont portée. Ici, l'analyse se fait plus précise afin de déterminer le style
de chacun ainsi que leur place et leur rôle au sein d'Art d'aujourd'hui.
Ces animateurs, de texte en texte, d'ambitions en réussites ou en échecs,
donnent à la revue sa ligne éditoriale. Forts de leurs convictions, pour promouvoir
l'avant-garde abstraite, ils mènent des actions au quotidien qui se trouvent relayées,
accompagnées, initiées par Art d'aujourd'hui. Pourtant, au terme de cinq années, et
malgré l'enthousiasme qui transparait dans chaque livraison, le mot « fin » vient clore
l'histoire de la revue. Il s’adjoint cependant le mot « début » d’une nouvelle aventure,
celle d’Aujourd’hui : art et architecture.
L’analyse se poursuit par l'indexation, la quantification et la mise en
graphiques du corpus. Car une revue se présente aussi par le nombre de ses
années, de ses séries, de ses livraisons, de ses pages ; puis par le décompte précis
des interventions de ses rédacteurs, des participations des artistes aux couvertures,
aux encarts couleurs. Enfin, une revue se définie aussi par ses lecteurs, reflet de la
portée de ses aspirations, justification de sa publication. La disparition des archives
1
ère
Julien Alvard, "Sur l’autre versant du demi-siècle", dans Art d'aujourd'hui, 1
1950, p. 46.
série, n°7-8, mars
17
ne permet pas leur dénombrement exact mais il devient possible de dessiner leur
profil, en creux.
18
1. De L’Architecture d’aujourd’hui à Art d’aujourd’hui
« L’architecture étant un art comme les autres avec pour
seule
différence
ses
obligations
fonctionnelles,
l’architecte, auteur des projets, doit être un véritable
créateur. »2
L’histoire de la revue L’Architecture d’aujourd’hui est très étroitement liée à
celle de son fondateur, André Bloc. Ingénieur de formation, il se découvre très vite un
goût pour l’édition auquel s’ajoute bientôt celui pour l’art de bâtir. Ces deux passions
le guident alors tout naturellement vers la réalisation de la revue L’Architecture
d’aujourd’hui dont le premier numéro sort en novembre 1930. Cet organe œuvre pour
la modernité qui doit se manifester dans tous les domaines du bâti, y compris – et
peut-être, surtout – dans le logement social. Après la Seconde Guerre mondiale,
c’est à un véritable combat que L'Architecture d'aujourd'hui doit se livrer face aux
décisions prises dans le cadre de la Reconstruction.
Si l’après-guerre reste une période troublée pour l’architecture, elle l’est tout
autant pour le monde de l’art. Les recherches plastiques s’intensifient et se
diversifient tant que la presse s’empare des débats d’idées que soulèvent
notamment les oppositions entre abstraits et figuratifs. Le peintre Edgard Pillet
regrette cependant que l’abstraction ne jouisse pas d’un véritable espace
d’expression et de défense. C’est avec l’aide d’André Bloc et de la logistique de sa
revue d’architecture que peut se réaliser et perdurer Art d'aujourd'hui. La première
livraison, réalisée hâtivement, n’est guère épaisse mais l’esprit est bien là.
Il est impulsé par la participation de critiques et d’animateurs très actifs. André
Bloc s’entoure avec talent de personnes qui non seulement partagent ses idées mais
en plus, les divulguent avec autant de fougue que de clarté. Se joignent à Edgard
2
André Bloc, “L’Action de L'Architecture d'Aujourd'hui”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, avril 1961,
cité dans Aujourd’hui : art et architecture, numéro spécial André Bloc, n°59-60, décembre 1967 , p. 21.
19
Pillet, Léon Degand, Julien Alvard, Roger Van Gindertael, Pierre Guéguen, Michel
Seuphor, Félix Del Marle, Pierre Faucheux, Roger Bordier et Charles Estienne.
20
a. L’Architecture d’aujourd’hui
C’est avec la personnalité d’André Bloc qu’il faut envisager les débuts de
L'Architecture d'aujourd'hui. Ingénieur des Arts et Manufactures diplômé de l’Ecole
centrale en 1920, il travaille comme secrétaire du Syndicat du Caoutchouc à partir de
1924. Il est remarquable que dès cette année, il s’approprie et dirige la Revue
générale du Caoutchouc, modeste publication que son patron lui laisse bien
volontiers. L’homme a déjà le pressentiment de la nécessité de faire circuler les
idées par l’écrit3. On le voit, trois caractéristiques ressortent de ce début de
parcours : d’abord André Bloc n’est pas architecte mais ingénieur ce qui explique
peut-être son goût pour les techniques et les matériaux nouveaux. De plus, dès cette
première expérience, s’affirme la facilité qui va être la sienne à passer outre les
frontières des différentes disciplines (édition, architecture, sculpture, peinture,
dessin). Enfin, sitôt enfermé dans le cadre d’un travail, André Bloc cherche à élargir
son quotidien, et c’est en dirigeant une revue qu’il agit. A cette même époque, celui
que tous les témoignages décrivent comme ayant « une insatiable curiosité »4,
fréquente des architectes dont Le Corbusier, Francis Jourdain et Auguste Perret. Estce la persuasion des créateurs avec lesquels il discute ? Il semble que très
rapidement André Bloc donne à leur discipline une place centrale dans le quotidien
et donc dans la vie des Hommes ; au point qu’il entre dans un véritable combat pour
la jeune architecture5. Julius Posener – architecte qui va faire partie de l’aventure de
L'Architecture d'aujourd'hui – décrit ainsi André Bloc :
3
Domitille D’Orgeval fait remonter le goût d’André Bloc pour les revues à ses études durant lesquelles
il est rédacteur pour la Revue des Centraux - il y lance d’ailleurs en 1923 un appel à contribution au
Corbusier. Il devient ensuite secrétaire général de La Revue science et industrie et de celle de
l’Ingénieur. Dans L’Engagement et la contribution d’André Bloc pour l’architecture et les arts de
l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art sous la direction de Serge Lemoine, Université de
Paris IV-Sorbonne, Paris, 1996-1997, p. 9.
4
Jean Ginsberg, “Témoignages”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 159. On le comprend
également en consultant ses archives – essentiellement photographiques – déposées au musée de
Grenoble par Natalie Seroussi, actuelle propriétaire de sa villa à Meudon. Ce fonds est constitué pour
l'essentiel de traces de voyages en Italie, au Maroc et en Tunisie.
5
Il raconte dans L'Architecture d'Aujourd'hui n°106, mars 1963, p. 2 : « Dès 1921, Le Corbusier fut
mon guide. Je n’avais qu’un espoir, m’évader de mes besognes professionnelles pour me rapprocher
de l’Architecture et des Arts Plastiques. »
21
« [Il] était révolté. Telle fut ma première impression : un petit homme
“qui s’indigne, qui se méfie”. […] Un homme qui a du flair et qui ne se
sent absolument pas sûr, sur le terrain où il vient de s’engager. Il
désirait y acquérir un droit de cité. […] Sa curiosité professionnelle,
sa curiosité en matière d’architecture, était pratiquement illimitée. Un
homme conscient de se consacrer à une tâche difficile et inquiétante.
Il était tenace, brave, décidé. Je ne vis pas [ces qualités]. Je trouvais
un homme qui m’irritait un peu. A l’époque, je ne pensais pas me
trouver en face d’un homme qui serait un jour considéré comme un
artiste […]. Peut-être en ce temps-là, je n’étais pas seul à ignorer ses
dons potentiels. André Bloc lui-même les pressentait-il ? Je ne crois
pas. »6
Les débuts de la revue
Son avidité dévorante pour seul véritable atout, André Bloc décide de fonder
une revue avec l’architecte Marcel Eugène Cahen7. Elle doit avoir pour titre
Construire, un verbe qui, selon eux, résume à lui seul leur programme : « C’était le
programme, la doctrine d’Auguste Perret, et nous étions perretistes. »8. Mais ce nom
existe déjà pour une revue aux idées sur l’architecture très éloignées de celles des
jeunes gens et qui traite Le Corbusier d’« obusier » ! Trouver un titre n’est pas la
seule difficulté qui attend André Bloc : Marcel Eugène Cahen décède alors que la
revue n’est encore qu’à l’état de projet. Le jeune ingénieur doit trouver une légitimité
dans cet univers d’architectes dont il ne fait pas encore partie. Il s’attache les
services de la veuve de son ami en tant que secrétaire générale et de l’architecte (et
6
“L'Architecture d'Aujourd'hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940”, dans Aujourd’hui,
décembre 1967, op. cit., p. 14.
7
Claude Parent apporte une précision à la création de la revue que nous n’avons trouvée nulle part
ailleurs : « [Le patron d’André Bloc] avait une petite revue sur le caoutchouc qu’il lui a confiée car elle
ne l’intéressait pas ainsi qu’une autre petite revue sur l’architecture qu’il ne voulait même pas garder.
Et c’est de là qu’André Bloc a créé L'Architecture d'Aujourd'hui. » Voir entretien, annexes IX.
8
“L'Architecture d'Aujourd'hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940”, dans Aujourd’hui,
décembre 1967, op. cit., p. 14.
22
fils d’architecte) Pierre Vago, en rédacteur en chef. La ligne éditoriale, quant à elle,
s’établit aisément dans un mouvement de révolte que Julius Posener qualifie de
nécessaire lorsqu’il commente la note d’intention d’André Bloc : « Ce texte est
combatif, plein de colère et d’idéal. La situation exigeait ce langage et cette
attitude. »9 Les membres de L’Architecture d’aujourd’hui déplorent en effet tant
l’enseignement de l’architecture tel qu’il est dispensé en France que la qualité
plastique des constructions, ils exigent une adaptation de la profession d’architecte à
l’époque ainsi qu’une véritable réflexion sur l’habitat social. Il faut rappeler que la
revue est créée durant une période de fort ralentissement de l’architecture en matière
de logements. Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de
l’Urbanisme de 1948 à 1953, met cela en rapport avec le gel des loyers appliqué
depuis 1914. De cette décision prise pour aider une population en guerre puis au
sortir de la guerre, naît une situation infernale : les propriétaires n’investissent plus
dans leurs biens immobiliers dont l’état se dégrade et Claudius-Petit de comptabiliser
« treize millions de taudis et des innombrables immeubles présentant
les stigmates d’une vétusté accentuée par des dizaines d’années
d’oubli du plus modeste entretien. »10
C’est dans ce contexte que la revue s’est « improvisée »11, rue Duphot dans le
huitième arrondissement parisien, depuis les locaux du Syndicat du Caoutchouc
avant de s’installer définitivement chez son fondateur, rue Bartholdi à Boulogne-surSeine. Le rédacteur en chef Pierre Vago accomplit un travail de fond, demeure la
cheville ouvrière de la revue, lui donne vie au quotidien. Mais c’est pourtant le nom
de Bloc qui lui reste définitivement attaché :
« En relisant L’Architecture d’aujourd’hui, on est toujours en
présence d’André Bloc. Conscient, exigeant, à la pointe des
événements, des idées et de la pensée, curieux, stimulant, sévère, il
est partout, dans toutes les pages, derrière ses collaborateurs et ses
amis qu’il anime et oriente. »12
9
Ibid., p. 18.
“Choses vécues”, dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1981, p. 627.
11
Julius Posener, op. cit., p. 14.
12
Georges Candilis, “1945. L’A.A. reparaît”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 24.
10
23
Car s’il n’est pas encore reconnu par les architectes comme un des leurs, André Bloc
sait cependant où il va dans le domaine de la promotion et de la diffusion d’un art qui
correspond à ses attentes. Cette détermination s’avère bénéfique à la revue qui,
selon Julius Posener,
« [devient] presqu’aussitôt la première en France et, après trois ou
quatre ans, une des principales revues du monde […]. Son influence
se fit sentir immédiatement. Je ne peux évidemment parler que de la
région dont j’étais alors le correspondant : l’Allemagne. Chacun des
architectes contactés voulait me rencontrer, me remettait des
documents et, ce qui était plus rare, était ensuite satisfait de la
publication. […] Il est hors de doute que la Revue a été accueillie
avec enthousiasme. »13
Une revue ambitieuse
Créer une revue qui s’engage sur la voie d’une avant-garde, la faire vivre
coûte que coûte14 même dans une période peu favorable reste un schéma que l’on
rencontre aisément dans la première moitié du XXème siècle. Yves Chevrefils
Desbiolles en cite de nombreux exemples dans son ouvrage Les Revues d’art à
Paris, 1905-194015. Il reste cependant remarquable, dans le cas de L’Architecture
d’aujourd’hui, que cet organe de presse ne s’enferme pas dans un fonctionnement
de petites revues vivant de souscriptions, accessibles aux seuls abonnés et
quelques autres privilégiés. Il semble au contraire que l’équipe de L’Architecture
d’aujourd’hui raisonne dès le début comme doit le faire une revue de large audience.
Et cela passe notamment par la recherche de publicités qui se trouvent peut-être
plus aisément pour une revue d’architecture, celle-ci pouvant faire appel aux
13
Julius Posener, op. cit., p. 20.
Pour cela, André Bloc hypothèque une maison. Il lui faut ensuite cinq années pour équilibrer les
comptes, durant lesquelles il continue à accomplir son métier d’ingénieur. Détails livrés par Roger
Bordier dans André Bloc : l’expression ardente et diversifiée d’une œuvre qui rayonne vers son temps,
la communauté humaine, la présence des choses, tapuscrit non daté (écrit très probablement entre
1964 et 1966). Archives privées de la Galerie Philippe Samuel.
14
24
entreprises en bâtiments et en matériaux. Ainsi, les membres de L’Architecture
d’aujourd’hui se donnent les moyens financiers d’assurer la réalisation d’une
véritable revue16.
Son aspect la fait d’ailleurs se distinguer d’un organe de presse à la
publication confidentielle. Richement illustrée, elle laisse la part belle à la
photographie qui selon André Bloc intéresse bien plus le lecteur que les plans voire
les textes. Cela n’est pas de l’avis de tous ; Pierre Vago parle d’un « petit conflit
interne entre la rédaction et Bloc » et raconte que lui-même a dû se « [battre] pour
que la revue ne devienne pas le Vogue de l’architecture », précisant : « C’était un
peu la tendance de Bloc. »17 Cette comparaison avec le magazine de mode pose la
question du lectorat de L’Architecture d’aujourd’hui : comment André Bloc l’envisaget-il ? Jusqu’à quel point veut-il étendre sa diffusion ? Il est vrai qu’ainsi que le note
Pascal Ory, la presse des années trente autant que celle des années cinquante a
pour modèle le magazine ou le journal abondamment illustrés au moyen de la
photographie18. De plus, les revues d’architecture se doivent de diffuser auprès de la
profession et des étudiants des représentations de ce qui se construit. Ces clichés,
appelés tubards par les architectes, font la richesse d’une revue. L’Architecture
15
Paris, 1993.
Même si cela implique quelques compromis quant à son indépendance financière comme l’explique
Julius Posener (op. cit.) : « Une revue, indépendante des institutions et associations, dépend de sa
publicité. C’est pourquoi on trouve parfois dans L'Architecture d'Aujourd'hui des bâtiments médiocres
largement présentés. Cela était évidemment inévitable. » Cette remarque se lit également dans le
texte de Jean-Claude Garcia, "Fantasmes, soixante ans de réclame" paru dans L'Architecture
d'Aujourd'hui de décembre 1990, n°272, p. 32 : « De la réclame l a plus grossière (« achetez mes
menuiseries métalliques ») à la forme la plus éthérée de l’auto-promotion (interview complaisante de
l’architecte-démiurge), en passant par la « ligne » de la revue, la morale et même l’éthique (éditos,
billets d’humeur, lettres de lecteurs), l’AA a pratiqué toutes les formes euphémisées de la publicité
dont parle Bourdieu. Rien que de naturel là-dedans, puisque l’AA se vend doublement : à ses lecteurs
et à ses annonceurs. [..] (p.33) On remarque en outre une certaine confusion entre le rédactionnel et
la pub, les mêmes anti-rouilles [SIC - ndla], ascenseurs et autres éviers-vidoirs apparaissant dans les
deux rubriques. »
17
“Pierre Vago et les débuts de L'Architecture d'Aujourd'hui 1930-1940”, propos recueillis par Gilles
Ragot dans Revue de l’art, n°89, 1990, p. 79.
18
L’Aventure culturelle française, 1945-1989, Paris, 1989, p. 94. Pascal Ory donne comme exemple
de magazine illustré en plein essor, Paris-Match, organe ô combien tributaire de l’impact de ses
clichés photographiques. Rappelons que depuis 1880, date de la première parution d’une
photographie dans un journal, les appareils de prise de vue se sont considérablement améliorés,
devenant plus petits, plus légers, plus maniables, plus sensibles à la lumière. Durant les années trente
les appareils Leica font leur apparition dans le monde de la presse ; petits et silencieux, ils permettent
de prendre des photographies sur le vif. Conjointement se développent les publications illustrées de
16
25
d’aujourd’hui en renouvelle la vision en les privilégiant au détriment des plans et
coupes. S’appuyant sur l’évolution de leur technique, les photographes proposent
des angles de vue inédits, des plans serrés voire des gros plans sur des détails
d’architecture19. André Bloc impose également au périodique un incessant
renouvellement de sa présentation, depuis sa mise en pages jusqu’à son logo, sa
typographie et même sa reliure puisque L’Architecture d’aujourd’hui sera un temps
reconnaissable à sa spirale sur le côté gauche. C’est qu’André Bloc aime l’avantgarde, la recherche, la nouveauté qui se retrouvent ainsi tant dans le contenu que
dans la forme de la revue.
« Notre
programme
est
net :
défendre
tout
effort
créateur,
encourager les recherches et aussi briser les barrières qui ont trop
longtemps séparé l’architecte et l’ingénieur. »20
C’est par ces mots qu’André Bloc annonce les ambitions de la revue. On y lit le goût
pour la nouveauté tant dans les réalisations que dans les matériaux et les
techniques. Il faut toutefois noter qu’André Bloc reste lucide et ne conçoit pas la
modernité comme une réponse parfaite à tout problème. Qu’il s’agisse d’une
question de style :
« Notre époque, paraît-il, ne saurait créer de beauté qu’en utilisant la
ligne droite, la surface plane ou le volume géométrique entièrement
dénudé. Nous nous refusons à accepter cette thèse. […] Nous ne
voyons aucune raison pour condamner systématiquement l’ornement
quand celui-ci n’est pas une chose surajoutée, quand il s’intègre
dans la construction et y joue un rôle utile à côté de son rôle
décoratif. […] Ne nous laissons pas séduire par des formules faciles
dont la valeur est éphémère et qui servent surtout de recettes à des
professionnels sans talent et sans personnalité. »21
photographies.
19
Pour plus de détails sur ce point, se référer à l’article d’Henri Bresler, "Clichés et tubards, la
perversion de l’image", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., pp. 20 à 23.
20
“Programme de L'Architecture d'Aujourd'hui”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, mai 1931, cité dans
Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 14.
21
André Bloc, “Pour ou contre l’ornement”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, février 1932, cité dans
Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 24.
26
Ou qu’il s’agisse de technique :
« Les matériaux nouveaux, dont nos inlassables inventeurs nous
présentent sans cesse d’intéressantes applications, permettent
parfois des solutions fort séduisantes, donnent des possibilités
d’économie. Nous devons être prêts à les accueillir mais sans
négliger systématiquement les matériaux classiques. »22
Chantiers, organe technique de L'Architecture d'aujourd'hui
La revue s’adjoint d’ailleurs en février 1933 une nouvelle publication,
Chantiers, qui a pour sous-titre : organe technique de L’Architecture d’aujourd’hui. Ce
magazine connaît treize numéros puis se trouve remplacé par les Cahiers
Techniques de L’Architecture d’aujourd’hui périodique également consacré aux
matériaux de construction ainsi qu’à des problèmes techniques23. L’architecte
Edouard Menkès en est le rédacteur en chef et en signe le programme dans ce
premier numéro de 1933. Chantiers se veut pratique et met à disposition de ses
lecteurs nombre de tableaux – comme cette "Table analytique des matières" en page
vingt-huit - et de conclusions d’études – ainsi du "Rapport du laboratoire d’essais du
conservatoire national des Arts et Métiers", sur deux pages, ou encore de l’"Etude
des bruits et de l’isolement phonique des matériaux et des bâtiments", occupant cinq
pages. Le nouveau périodique débute également une série de planches techniques à
déplier en fin de magazine, "Technologie du bâtiment", destinées ensuite à être
regroupées puis publiées dans un ouvrage de référence.
Mais bien que les animateurs de L’Architecture d’aujourd’hui semblent
proches des préoccupations pratiques des architectes et des usagers, les remarques
22
André Bloc, “A propos d’humanisme”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, mars 1945, cité dans
Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 17.
23
Le magazine ne trouve pas l’audience qui lui permette de perdurer et les publications cessent en
1935. André Bloc invoque, de plus, la difficulté « d’établir une ligne de démarcation très nette entre la
technique et l’architecture ». L'Architecture d'Aujourd'hui augmente alors sa parution annuelle à douze
numéros au lieu de dix et englobe dans son sommaire la partie technique. Cf. Rémi Badouï,
"Chantiers" dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 64.
27
de Rémi Baudouï apportées dans le numéro anniversaire de la revue de décembre
199024 indiquent pourtant de véritables défaillances concernant l’ancrage de
L’Architecture d’aujourd’hui dans le réel. Se référant aux numéros d’avant-guerre, de
janvier 1939 jusqu’à l’été, Rémi Baudouï met l’accent sur le décalage entre l’actualité
et le choix des thèmes des numéros spéciaux : l’équipement de l’habitation,
l’habitation, les constructions en montagnes, les édifices publics, enfin, durant l’été,
les vacances et les loisirs. Le nombre de pages de la revue se trouve cependant
divisé par deux en août 1939 à la demande de la Fédération nationale des Journaux
français. Pourtant, les rédacteurs de L’Architecture d’aujourd’hui sont confortés dans
leurs choix éditoriaux avec la déclaration de guerre, avançant qu’ainsi, les liens entre
la France et les autres pays restent maintenus et que les architectes partis au front
demeurent informés d’une actualité qui les concerne. Enfin, à partir de 1940, la
parution de L’Architecture d’aujourd’hui est suspendue, et ce jusque mai 1945. André
Bloc se voit contraint de s’enfuir dans le Sud de la France où il s’initie à la sculpture
et subvient aux besoins de son couple en faisant le commerce de sa production de
poteries25.
L'Architecture d'aujourd'hui et la Reconstruction
Avant cette interruption, nous l’avons vu, la question du logement social se
pose déjà mais après la Seconde Guerre mondiale, elle s'affirme dans l’urgence. La
situation de la France vis-à-vis de la Reconstruction cumule les handicaps dont
24
"L'Architecture d'Aujourd'hui, d’hier à aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre
1990, op. cit. Le point que nous abordons concerne la page 69.
25
On peut lire néanmoins dans une lettre de Bloc - à en-tête barrée de L'Architecture d'aujourd'hui adressée à Albert Gleizes : « Il ne m’est plus permis de m’occuper d’artisanat et je dois me contenter
d’assister impuissant à la dégénérescence d’une production qui en ces heures difficiles auraient pu
reprendre une existence réelle. » Ce courrier, daté du 27 décembre (sans indication de l’année),
provient de Biot. On trouve également, adressé à la même personne le 12 juin 1942, cet autre courrier
envoyé de Sirey dans le Périgord noir, très probablement antérieur à celui cité ci-dessus. Il montre
une fois encore les grandes difficultés que rencontre le couple Bloc durant la guerre : « Des amis
comme vous nous aident à passer de bien pénibles moments. A peine arrivés ici, nous apprenons par
un entrefilet paru au Journal officiel qu’un administrateur provisoire est maître désormais de tous nos
biens et en particulier de ce vieux manoir de Sirey que j’ai progressivement restauré au cours d’une
dizaine d’années. » Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne,
28
l’architecte et urbaniste Marcel Lods établit la liste dans un texte paraissant dans le
premier numéro de L’Architecture d’aujourd’hui d’après-guerre, "L’industrialisation du
bâtiment"26. Il y décrit une corporation d’architectes très hiérarchisée et très fermée
et y regrette l’écrasant héritage du glorieux passé du bâtiment français à quoi
s’ajoute, de la part de la population, un attachement aux formes du passé : il faut
reconstruire à l’identique. Peut-être pour mieux faire oublier les destructions de la
guerre et retrouver au plus vite le quotidien d’avant. Mais c’est, bien sûr, réagir sans
aucune vision d’ensemble ni prospective ; l’état des logements s’étant détérioré,
nous l’avons vu, entre 1918 et 1939, place est laissée à l’insalubrité, l’inconfort, la
laideur. Une situation que déplorent certains professionnels, architectes, urbanistes,
industriels mais aussi les législateurs qui, malgré une situation politique très
instable27, réussissent à voter des lois qui facilitent la reconstruction et la
construction de logements adaptés aux besoins de l’époque28.
Enfin, et il s’agit-là face à une lourdeur difficilement surmontable, les
entreprises du bâtiment souffrent d’un équipement insuffisant, de méthodes
archaïques – plus proches de l’artisanat que de l’industrie – et d’une organisation
toute aussi mal adaptée. Seules quelques-unes d’entre elles ont continué leurs
activités durant la guerre, sous les ordres allemands29, la plupart connaissent un
retour à l’activité violent, se retrouvant face à une tâche dont elles ne peuvent peutêtre même pas mesurer l’ampleur30. La reconstruction s’avère lente et limitée à une
Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Albert Gleizes.
26
Mai-juin 1945, n°1, pp. 29 et 30.
27
« De novembre 1944 à septembre 1948, six ministres, sous huit gouvernements, partagèrent la
responsabilité de conduire la reconstruction du Pays. Il eût été difficile d’espérer une action réfléchie,
cohérente, à long terme. Heureusement, le Parlement assurait une sorte de continuité quand il mettait
au point les lois proposées par un ministre, soutenues par un autre et présentées au vote par un
troisième ou un quatrième. » Eugène Claudius-Petit, dans Paris-Paris 1937-1957, op. cit., pp. 630 et
633.
28
Pour plus de détails sur ces lois et sur les « effets pervers » de certaines, on pourra se reporter au
texte d’Eugène Claudius-Petit cité ci-dessus, qui propose un regard personnel sur cette période.
29
Encore que, si l’on considère la réflexion d’André Bloc dans "A propos d’humanisme" (dans
L'Architecture d'Aujourd'hui, juillet-août 1945, n°2, pp. 77 et 78), on peut do uter que ces industries-là
aient pu se confronter à de l’architecture moderne : « L’ennemi ne pouvait qu’encourager de pareilles
tendances [celles d’une architecture d’avant-guerre, ndla] destinées à briser l’intelligence et l’esprit
créateurs des Français. »
30
Eugène Claudius-Petit chiffre à quinze millions le nombre de « logements détruits par la guerre ou
délabrés jusqu’à l’insupportable par l’inconscience de plusieurs générations, à bâtir en vingt ou vingtcinq ans. » Il commente sa conférence de presse du 4 novembre 1948 annonçant les ambitions du
29
reproduction de ce qui se faisait avant guerre. On re-construit, on ne s’adapte pas à
l’époque et à ses nouveaux matériaux tels que l’acier et le béton armé, le
préfabriqué, qui permettraient des réalisations plus rapides et en plus grand nombre.
La France prend du retard en architecture et André Bloc, dans différents textes de
L’Architecture d’aujourd’hui, en impute la faute aux seuls pouvoirs publics – pour leur
lourdeur administrative, pour leur crainte de l’avant-garde, et par là même, pour leur
mauvaise influence sur le public31. André Bloc nourrit peut-être une croyance trop
forte en l’homme du peuple. Il lui semble que si l’ouvrier en bâtiment conserve des
gestes et habitudes désuètes, et le locataire, des goûts passéistes et empreints de
nostalgie, ils n'en sont en rien responsables.
Les actions de L'Architecture d'aujourd'hui
On peut voir également dans ces différentes remarques contre l’Etat et ses
représentants, plus qu’une rancœur, une lassitude. André Bloc entreprend en effet
en faveur de la jeune architecture de très nombreuses actions et celles qui
demandent l’aide de l’Etat rencontrent assez systématiquement des réticences voire
un refus net. Il est possible de résumer les activités parallèles à la revue par ces
mots de Pierre Vago, écrits en 1950 pour l’éditorial du numéro célébrant le vingtième
anniversaire de la revue :
« L’Architecture d’aujourd’hui n’est pas seulement une revue, c’est
un mouvement, c’est une tendance, c’est un état d’esprit qui s’est
manifesté
et
conférences,
se
manifeste
congrès,
de
concours,
multiples
façons :
émissions
voyages,
radiophoniques,
32
publications diverses, etc. »
ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (construire quarante-cinq à soixante mille logements
en trois ans, en prévoyant la nécessité d’un total de trois cent mille sur trente ans) : « On ironisait. On
se gaussait. Il fallut abaisser la barre de nos ambitions pour ne point trop choquer. » Il estime, au final,
à vingt-deux mille le nombre de logements terminés en 1948. Dans Paris-Paris 1937-1957, op. cit.
31
On peut le lire de manière plus ou moins explicite, dans “Mission de la France”, mars 1947, “A
propos d’humanisme”, mars 1947, “Un siècle d’architecture française”, février 1953, et même plus
tard, “Responsabilités de pouvoirs publics”, octobre 1964, puis septembre 1966.
32
Cités dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 51.
30
Mais pour mieux se rendre compte du dynamisme de l’équipe de
L’Architecture d’aujourd’hui ainsi que de l’importance que prend peu à peu la revue
dans le monde des architectes, une rapide chronologie s’impose33. Dès 1931, André
Bloc et Pierre Vago créent les Réunions Internationales d’Architecture (R.I.A.) afin
que se rencontrent les architectes des différents pays. Pierre Vago, homme
d’organisation maîtrisant six langues, permet au projet de perdurer et de s’amplifier.
Forte du succès des R.I.A., est fondée le 20 juin 1948, l’Union Internationale des
Architectes (UIA). Mais avant cela, toujours en 1931, André Bloc met en place des
visites de chantiers. En mars 1933, il organise une exposition destinée à faire
connaître au grand public les créations françaises, puis internationales en avril de la
même année. Il programme également un voyage d’études à Vienne pour les élèves
de l’Ecole des Travaux Publics de Paris. D’autres séjours suivent, tel celui de mars
1936 à Alger à l’occasion de l’exposition de la Cité Moderne d’Alger.
A partir de février 1934, l’équipe de L’Architecture d’aujourd’hui est chargée de
concevoir les Expositions de l’Habitation qui ont lieu au Grand-Palais tous les deux
ans. Elle en profite pour y proposer des conférences et lancer un concours. C’est
également dans ce cadre qu’André Bloc met en place une exposition de l’Union pour
l’Art qu’il fonde le 17 juin 1936. Elle a pour but de réunir les architectes, les peintres
et les sculpteurs, dans l’esprit de la synthèse des arts qui demeure chère à son
fondateur. Cette Union pour l’Art, prémices du Groupe Espace, rassemble
notamment – outre Bloc et Vago – André Derain, Raoul Dufy, Francis Jourdain, Henri
Laurens, Le Corbusier, Fernand Léger, Aristide Maillol, Robert Mallet-Stevens, Henri
Matisse, Auguste Perret, Pablo Picasso ou encore Ossip Zadkine. Ces noms
prestigieux ne permettent pourtant pas à l’exposition de se monter ; pas plus que
celle projetée lors de l’Exposition universelle de 1937. L’existence de l’Union pour
l’Art s’interrompt.
Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale sont davantage tournées
vers l’édition. Ainsi paraît en janvier 1947 le premier numéro de L’Architecture
33
Pour cela nous prenons appui sur les textes de l’architecte Pierre Roux-Dorlut, “L’Action de L’A.A.
depuis sa fondation”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., pp. 46 à 51, de la secrétaire de
L'Architecture d'Aujourd'hui, Renée Diamant-Berger, “De l’Union pour l’Art à l’Association pour une
Synthèse des Arts Plastiques et au Groupe Espace”, Ibid., pp. 54 et 55, ainsi que de Jean Dubuisson,
31
d’aujourd’hui édité à Buenos Aires en langue espagnole, La Arquitectura de Hoy,
destiné au lectorat sud-américain. L’expérience dure peu de temps mais elle reste un
témoin de l’importance de la revue hors de France : près de la moitié de ses
exemplaires est vendue à l’étranger34. Pierre Vago communique en effet ces chiffres
dans un entretien :
« On a commencé en 1930 avec un tirage de mille deux cents
exemplaires pour atteindre plus de dix mille en 1940. Nous avions,
rien qu’en Amérique latine, mille six cents abonnés ! Plus que les
revues argentines et brésiliennes réunies. »35
En mai 1946 paraît le premier numéro hors-série "Art et architecture", et enfin,
la même année voit l’édition de deux ouvrages de Le Corbusier. De même, une
“Tribune des Jeunes” est créée dans les pages de la revue afin de montrer les
projets et les réalisations des jeunes architectes. En 1948 paraît un hors-série
consacré au Corbusier, et l’année suivante, le second dédié aux arts plastiques.
Pierre Faucheux qui va tenir un rôle important dans Art d'aujourd'hui, réalise une
exposition autour de ce numéro pour la Galerie Maeght36. Entre 1948 et 1952, deux
autres ouvrages de Le Corbusier ainsi que la Grille C.I.A.M.37 sont édités.
Les autres activités ne sont cependant pas complètement oubliées puisque
reprennent en novembre 1947 les cycles de conférences interrompus durant la
guerre. Ils sont inaugurés par Le Corbusier. En mars 1949 les idées d’avant-garde se
trouvent plus largement diffusées grâce à une série d’émissions radiophoniques. Les
“André Bloc, homme d’action”, Ibid., pp. 52 et 53.
34
Pour plus de précisions sur le sujet, voir "Les Ventes de la revue depuis son origine", dans
L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., pp. 54 et 55 (non signé). Ajoutons un revers au
succès de la revue qui se retrouve ainsi contrefaite pendant quinze ans dans une version russe,
Ojiourdoui, de mauvaise qualité mais qui séduit un lectorat important (cf. Jean-Louis Cohen,
"Ojiourdoui, le pirate russe", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, Ibid., p. 76).
35
Dans Revue de l’art, 1990, op. cit., p. 78.
36
Dans son livre de mémoire Ecrire l’espace, Paris, 1978, Pierre Faucheux décrit la scénographie qu’il
a mise en place pour cette exposition : « Pour présenter un numéro spécial consacré aux arts
plastiques, je m’efforçai d’animer l’espace, de rendre la présentation mobile, dynamique. J’utilisai des
micro-échafaudages, assemblés avec les étriers inventés par Le Ricolais, pour présenter dans
l’espace des œuvres de Klee et de Kandinsky. J’en fis également une roue pour présenter “en
continu” le Manifeste du Corréalisme de Frederick Kiestler. Cela choquait, cela plaisait, c’était réussi
avec des moyens très rudimentaires, le départ de ma carrière d’architecte était donné, je ne le savais
pas. » p. 131.
37
Les C.I.A.M. sont les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne.
32
organisations d’expositions recommencent également avec une présentation de
l’architecture française en Finlande en mai 1949, ensuite avec la septième édition et
première de l’après-guerre, de l’Exposition de l’Habitation au Grand-Palais au début
de 1950, enfin avec une exposition Alvar Aalto à l’Ecole des beaux-arts en avril de la
même année.
Parallèlement à tout cela, en 1949, André Bloc entreprend avec Le Corbusier
un nouveau projet d’envergure : l’Association pour une Synthèse des Arts Plastiques.
Henri Matisse en est le président. Henri Laurens, Fernand Léger, Charlotte Perriand
et Maria Elena Vieira da Silva participent à l’aventure. De manière tout à fait
exceptionnelle, l’association bénéficie de l’aide de l’Etat et de la Ville et doit réaliser
une exposition Arts et Architecture à la Porte Maillot en juin 1950. Le terrain est
vaste, il permet de projeter de nombreuses constructions qui doivent cependant
pouvoir être démontées six mois plus tard. C’est ce point que Le Corbusier refuse,
désireux que l’exposition s’installe pour plusieurs années. Son obstination, semble-til, fait échouer le projet (qui connaît aussi de lourds problèmes de financement) et lui
vaut le ressentiment de Bloc. Ce dernier s’engage alors à l'initiative de l’artiste
plasticien Félix Del Marle, dans la création du Groupe Espace, le 17 octobre 1951.
Réunissant architectes, sculpteurs, peintres et artisans des métiers d’art, il œuvre
une fois encore pour une intégration des arts dans l’architecture. Nous y reviendrons
plus loin.
André Bloc ne craint pas de se confronter à des problèmes profonds. Il mène
son combat pour une architecture nouvelle avec une vision globale qui le conduit sur
tous les fronts. Ainsi, s’il travaille assidûment à la promotion de l’architecture auprès
du grand public, il entreprend également une remise en question de l’enseignement
de cette discipline. Suite à la constitution, en 1957, d’un groupe de réflexion, il
propose un programme pour une nouvelle école d’architecture. Cette dernière est
agréée, le terrain pour la bâtir, disponible et offert, mais le projet s’arrête là. Une
réforme de l’enseignement de l’architecture se met en place, lentement. A défaut
d’un établissement formant de jeunes architectes selon de nouvelles méthodes, Bloc
fonde le Grand Prix d’Architecture dont le premier est décerné en 1959.
Enfin, citons un dernier projet, une grande idée défendue avec vigueur. Elle
prend le problème de la Reconstruction à bras le corps et permet de l’envisager en
grand. Face à une capitale qui s’engorge, qui se construit en tous sens et qui ne peut
loger décemment tous ses habitants, le Comité de L’Architecture d’aujourd’hui
33
projette, en 1960, la construction d’un Paris-Parallèle : « […] Nous proposons de
créer, à côté du Paris historique, un Paris moderne adapté à la vie
contemporaine. »38 Le projet surprend par son envergure et sa hardiesse, mais il
correspond parfaitement aux ambitions du comité de L’Architecture d’aujourd’hui : il
permet
d’envisager
urbanisme
et
architecture
en
harmonie
avec
la
vie
contemporaine, de bâtir selon des formes et des techniques nouvelles sans se
soucier de ce qui existe à côté; d’augmenter très sensiblement le nombre des
logements, et d’offrir à chacun un cadre de vie digne d’une société moderne. Somme
toute, c'est par son envergure et par sa hardiesse que ce projet redonne à Paris une
place de choix dans l’innovation architecturale. Cette cité parallèle tient du pari
autant que de l’évidente solution à un problème complexe. Elle apparaît à la fois très
déroutante et très simple. Les autorités n’y voient apparemment aucune évidence ni
aucune simplicité. Le comité de L’Architecture d’aujourd’hui n’a pourtant pas avancé
cette idée à la légère ; les numéros de février-mars et juin-juillet 1960 en témoignent
ainsi que le suivant qui reprend les panneaux présentés lors de l’exposition du
Syndicat des Architectes de la Seine sur le thème "Equiper la cité". Dans la livraison
de septembre 1961, André Bloc lance encore un appel :
« Parmi nos dirigeants, se trouvera-t-il la personnalité courageuse,
capable au besoin d’affronter l’impopularité, mais susceptible
d’engager immédiatement la solution salutaire ? »
L’homme connaît les échecs de celui qui est en avance sur son temps. Cela
ne l’empêche pas de rebondir inlassablement de projets en projets, tout comme en
1949, période durant laquelle, nous venons de le voir, les publications se multiplient.
L’une d’entre elles n’avait pas été mentionnée : il s’agit d’Art d'aujourd'hui.
38
André Bloc, “Paris et sa région”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, juin 1960, cité dans Aujourd’hui,
décembre 1967, op. cit., p. 40.
34
b. Art d'aujourd'hui : une nécessité
L’éditorial du premier numéro d’Art d'aujourd'hui résume ainsi l’actualité
culturelle parisienne :
« L’activité artistique n’a jamais été aussi grande à Paris. Les
expositions se succèdent à une telle cadence que les critiques d’Art
ne parviennent même pas toujours à les visiter toutes. Plus que
jamais, Paris est la capitale des arts. »39
C’est en effet une période de multiples recherches plastiques où se côtoient de
grandes personnalités de l’art comme Picasso, Matisse et Léger, des figuratifs aussi
différents que Bernard Buffet ou Alberto Giacometti, ou encore André Fougeron, et
des artistes qui s'éloignent de la figuration sans en franchir les limites qui les
mèneraient à l'abstraction. On pense à ceux qui ont participé en 1941 à l’exposition
Vingt jeunes peintres de tradition française – Jean Bazaine, Maurice Estève, Jean Le
Moal, Alfred Manessier, Gustave Singier, etc. – mais aussi à Jean Dubuffet et à Jean
Fautrier. Viennent enfin les abstraits, eux-mêmes divisés entre les géométriques et
les lyriques, qui se font connaître un peu plus tard. A cet élan créatif, répond la
fondation de galeries dont les deux plus avant-gardistes sont tenues par des
femmes : Colette Allendy et Denise René.
Une actualité artistique foisonnante
D’autres lieux d’exposition se multiplient à Paris : les salons. Alors qu’il existe
déjà les Salons des Indépendants (1884), d’automne (1903), des Tuileries (1923) et
des Surindépendants (1934), viennent s’ajouter celui de mai (en 1945), des Réalités
Nouvelles (1946), de la Jeune Peinture (1950), des Peintres témoins de leur temps
(1951), de l’Ecole de Paris (1954) et enfin, Comparaisons (1955). Toute une
dynamique qui, de plus, s’inscrit dans une période où le marché de l’art est
39
ère
Art d'aujourd'hui, juin 1949, 1
série, n°1, non signé, non paginé.
35
florissant40. Mais cette effervescence ne vient que d’initiatives aussi personnelles que
dispersées ou ne concerne que des microcosmes loin des institutions qui ne
parviennent pas à œuvrer durablement pour l’art moderne. La France manque d’une
politique culturelle allant dans ce sens.
Le musée d’Art moderne
Encore qu’il faille nuancer puisque c’est en 1947 que le musée national d’Art
moderne ouvre ses portes41 avec ce qui correspond selon Raymonde Moulin à l’une
des deux seules périodes où se manifeste « une politique volontariste, orientée vers
la modernité »42 entre 1945 et 1981. Cette modernité n’est cependant pas l’avantgarde ; il s’agit pour le directeur des musées nationaux, Georges Salles,
« [d’]agir sans retard pour s’entendre avec les artistes tels que
Matisse, Bonnard, Braque, Picasso, Rouault, pour effectuer avec
leur aide un choix d’œuvres particulièrement significatives des
différentes phases de leur carrière. »43
C’est ainsi qu’un important fonds se constitue avec l’aide précieuse du directeur du
musée d’Art moderne, Jean Cassou, qui entretient d’étroites relations avec les
artistes. L’entrée de ces œuvres au musée appuie un peu plus la position de leurs
créateurs aux yeux des défenseurs de l’abstraction. Un appui qui doit leur paraître
quelque peu superflu tellement ces artistes demeurent présents par leur réputation44.
40
Raymonde Moulin, dans L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, 1992, le note page 168 : « Lors de
la saison de ventes 1951-1952, Paris se situait au premier rang pour le montant global des affaires. »
Gérard Monnier explique également dans L’Art et ses institutions en France, Paris, 1995, que durant
l’Occupation, les tableaux deviennent « un système de refuge pour une monnaie incertaine. […]
L’activité des ventes à l’hôtel Drouot est intense en 1941 et 1942 » p. 313. Il développe plus loin, à
propos du début des années cinquante, l’idée d’une « euphorie du marché de l’art », pp. 329 et
suivantes.
41
Il est inauguré le 9 juin 1947.
42
Op. cit., p. 132. L’autre période se situant « entre 1962 et 1972, sous l’impulsion de la politique
d’André Malraux. »
43
Propos énoncés lors de la réunion du Conseil artistique des musées nationaux, le 3 novembre 1945
cité par Gérard Monnier, op. cit., p. 321.
44
Georges Richar-Rivier, dans son doctorat La Nouvelle Ecole de Paris et la revue Art d'aujourd'hui
ou les abstractions au début des années cinquante (Lille, 1987), s’attache davantage que nous aux
36
Dans les pages d’Art d'aujourd'hui, Léon Degand se montre intransigeant avec
la politique d’exposition du musée national d’Art moderne et avec Jean Cassou.
Denise René ne l’interprète pourtant que comme un simple désaccord professionnel
reconnaissant pour elle-même qu’elle était : « très amie avec Jean Cassou mais
[que] sur le plan artistique il n’allait pas aussi loin [qu’eux] et se montrait plutôt
conservateur. »45 Michel Ragon exprime cette même amitié pour l’homme et admet
volontiers le rôle prépondérant qu’il a joué :
« C’est tout de même grâce à lui qu’existe le fondement du musée
d’Art moderne ; grâce à ses amitiés auprès de Picasso, de Matisse,
de Léger et d’autres qu’il a pu obtenir un fonds de musée qui
n’existait pas du tout. Jean Cassou s’est occupé de ça. Ensuite, la
génération des années cinquante, de l’art abstrait, ce n’était plus sa
génération ; et même avant ça, il n’aimait pas beaucoup les œuvres
de Mondrian. » 46
Car si Jean Cassou laisse au travers de textes d’Art d'aujourd'hui l’image d’un
homme en retard sur son temps, « il a cependant compris l’art de la période
précédente. »47 Celle qui, finalement, lui est la plus contemporaine et celle qui
n’avait pratiquement pas été admise dans l’enceinte d’un musée, en tout cas, de
manière aussi considérable et raisonnée. Jean Cassou rappelle qu’il
« fallait rattraper un retard et faire en un an ce qui aurait dû être fait
en quarante ans, dans le cours de quarante années, au fur et à
mesure que l’on vivait ces quarante années. »48
évolutions esthétiques de l’époque et réalise, de ce fait, une étude précise de la vie artistique
parisienne. Ainsi de la partie "Les manifestations d’art abstrait après guerre" (pp. 62 à 75) et "Essai de
chronologie rasonnée des principales expositions d’art abstrait et quelques autres à Paris, de 1944 à
1954" (pp. 181 à 299).
45
Entretien avec Denise René, voir annexe VII. On constate par ailleurs que pour rédiger son ouvrage
Panorama des arts plastiques (NRF, Paris, 1960), Jean Cassou cite des extraits de Témoignages
pour l’art abstrait, ouvrage phare des éditions Art d'aujourd'hui (pp. 725 à 727 et 729 et 730). De
même la revue se trouve mentionnée dans les remerciements (p. 51). Ces écrits comptent dans leur
sommaire, outre les grands mouvements et les grands peintres, une partie consacrée à "La
Renaissance des métiers" qui comprend la tapisserie, le vitrail et la peinture murale. On voit ici une
communauté de pensée avec les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui.
46
Entretien avec Michel Ragon, voir annexe VIII.
47
Ibid.
48
Dans Une vie pour la liberté, Paris, 1981, p. 282. D’autre part, Jean-François Chougnet précise :
37
Présence de l’art abstrait dans les galeries
Ainsi, le devant de la scène est occupé par les artistes nés à la fin du XIXème
siècle et qui sont encore vivants dont Picasso, Matisse et Léger. Dans son entretien,
Michel Ragon complète la liste par Miró et les surréalistes, expliquant que seules les
galeries marginales de Denise René et Colette Allendy exposent l’art abstrait49.
Pourtant, les galeries déjà bien installées, Galerie de France, Maeght, Drouin, Carré,
ne tardent pas à présenter des œuvres d’art concret. C’est le titre que la Galerie
René Drouin donne à une exposition de l’été 1945 montrant des travaux de Jean
Arp, Robert et Sonia Delaunay, César Domela, Otto Freundlich, Jean Gorin, Auguste
Herbin, Wassily Kandinsky, Alberto Magnelli, Piet Mondrian, Antoine Pevsner,
Sophie Taueber-Arp et Théo Van Doesburg. Puis en mars 1946, elle organise une
rétrospective Kandinsky. Une autre est consacrée à Robert Delaunay l’année
suivante à la Galerie Carré où les mobiles d'Alexander Calder ont été présentés en
1946. Cette dernière exposition, soulignons-le, ne concerne pas les œuvres d’un des
pères de l’abstraction mais celles d’un artiste de moins de cinquante ans.
On le comprend, cette période devient peu à peu favorable à l’art abstrait. Et
l’exposition qui marque l’essor de cette esthétique reste celle qu’organise la Galerie
Maeght au printemps 1949 accompagnant la publication de l’ouvrage rédigé par
Michel Seuphor : L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres (éditée chez
Maeght). De même, un pas de plus vers l’abstraction historique est apporté une fois
encore par la Galerie Drouin qui édite la traduction française de l’ouvrage de
Kandinsky Du spirituel dans l’art, jusque-là inexistante50. L’art abstrait vit ainsi une
période d’ascension dont il convient, pour ses défenseurs, de maîtriser la réception
critique. Tout reste encore à jouer puisque pour l’essentiel les amateurs qui visitent
ces galeries découvrent cette esthétique et cela... à travers des créations des années
dix et vingt.
« [Jean Cassou], avec le soutien de Jean Paulhan et d’André Gide, parvint à faire admettre aux
responsables de collections d’art ancien, qu’il était de l’intérêt national d’attribuer pendant deux ans la
priorité des ressources de la Réunion des musées nationaux à l’art moderne. » "Réconcilier l’Etat et le
génie", dans Paris 1944-1954, op. cit., p. 212.
49
Op. cit., p. XXXVIII.
50
L’édition originale date de 1912.
38
Absence de l’art abstrait dans les institutions parisiennes
La
jeunesse
elle-même
n’est
pas
formée
à
l’abstraction
puisque
l’enseignement divulgué à l’Ecole des beaux-arts de Paris reste très académique.
Raymonde Moulin, suite à une série d’entretiens avec des artistes, le qualifie
d’anachronique « dans ses aspects esthétiques plus d’ailleurs que dans ses aspects
techniques »51. Elle cite les propos d’un artiste qui pénètre dans l’école quelques dix
ans plus tard :
« Je suis allé voir les Beaux-Arts de Paris en 1957. C’était zéro.
C’était l’impressionnisme. On a visité certains ateliers, c’était triste ;
nous, dans nos écoles (Amérique latine), tout le monde connaissait
Mondrian ; il y avait des professeurs qui parlaient de Picasso, de
Klee, de l’art concret, du tachisme. On a trouvé les étudiants ici
enfermés dans l’école et très limités. »52
De même, tout au long de ses cinq années d'existence, Art d'aujourd'hui
publie des articles dénonçant la frilosité de nombre d’événements artistiques officiels.
Il en est ainsi des Biennales de Venise dont la rédaction de la revue commente par
ces mots le communiqué de presse de l’édition de l’année 1952 :
« Comme aux précédentes Biennales de Venise, la France ne
présentera pas un panorama authentique de la Peinture et de la
Sculpture de l’Ecole de Paris. Nous dénonçons, une fois de plus, les
responsables d’un choix aussi tendancieux. »53
Ou que Léon Degand critique en ces termes en 1954 :
« Décevant, comme d’habitude, et je n’écris pas ces mots sans
tristesse. Est-il concevable que la France, où les phénomènes les
plus importants et les plus exaltants de l’art moderne se sont
produits et ne cessent encore de se produire, ne donne au public
international de Venise qu’un spectacle aussi terne ! »54
51
Op. cit., p. 308.
Ibid.
53
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°5, juin 1952, p. 30.
54
ème
“La Biennale de Venise”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°6, septembre 1954, p. 24.
52
39
Enumérer les critiques de la revue envers l’institution serait aussi long
qu’inutile ; et les emportements de Léon Degand feront l’objet de plus
d’approfondissements lorsqu’il sera question des expositions des musées d’art
moderne. Rappelons pourtant la déception de Michel Seuphor face à l’indifférence
que suscite son ami Mondrian :
« […] mon écriture s’accompagne d’une méditation triste. De
grandes rétrospectives de l’œuvre de Mondrian ont eu lieu après sa
mort dans des lieux officiels et des galeries d’art en Amérique, en
Hollande, en Suisse. Rien n’a été fait à Paris. Aucun Musée, aucune
galerie d’art ne semble s’intéresser à ce peintre qui passa vingtquatre années de sa vie à Paris et y peignit plus de deux cents toiles
qui sont aujourd’hui des classiques de l’art abstrait. »
Suivent ses phrases sur Jean Cassou :
« En 1949, M. Cassou m’a assuré, dans une conversation, qu’une
rétrospective de Mondrian au Musée d’Art Moderne s’imposait,
qu’elle se ferait dans les deux ou trois ans à venir. Quatre ans et
demi ont passé depuis cette entrevue, il n’est plus question d’une
telle exposition et, récemment, M. Cassou me déclarait qu’il n’a pas
encore reçu la grâce de comprendre ce peintre. »55
Cette rétrospective consacrée à Mondrian a lieu au musée de l’Orangerie, en 196956.
Avant cela en 1954, Willem Sandberg réalise une exposition de l’artiste pour la
Sauf mentions contraires, les graisses, majuscules et surlignements dans les citations sont ceux de la
mise en pages d’Art d'aujourd'hui.
55
ème
“Mondrian indésirable”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 1.
56
Serge Guilbaut cite dans son article "Comment la Ville lumière s’est fait voler l’idée d’art moderne"
(dans Paris 1944-1954, op. cit.) « une longue lettre confidentielle de six pages [de Jean Cassou] au
directeur général des Arts et des Lettres, parlant de la baisse de prestige de l’art français » et datant
de 1957. Elle exprime la méfiance du conservateur du musée national d’Art moderne envers
l’abstraction en général et Mondrian en particulier, rattachant in fine ces créations à une Allemange
que le résistant qu’il a été ne peut regarder qu’avec défiance : « L’énergie créatrice, l’excitation
spirituelle sont désormais ailleurs, et il faut en rapporter l’origine et la cause à Munch, à Mondrian, à
l’expressionnisme germanique. Ce sont les Américains qui, malgré les témoignages de sympathie
qu’ils adressent encore à cette pauvre vieille France, démentiront ces assertions théoriques : leur goût
est actuellement formé par tous les artistes, professeurs, etc., qui ont été chassés d’Allemagne par
Hitler. »
40
Biennale de Venise puis cherche un musée parisien pour l’accueillir. L’événement a
finalement lieu à la Galerie Denise René.
L’abstrait, une esthétique pour l’après-guerre
Résumer l’accueil réservé à l’abstraction est chose impossible sans tomber
dans le cliché de l’art maudit considéré par les nombreux néophytes comme trop
intellectuel, nécessitant trop de connaissances et demandant une formation du
regard. Il faut donc avancer à pas mesurés et nuancer le propos car l’art non figuratif,
malgré les réticences qu’il peut susciter, reste une esthétique adaptée à cette
période d’après-guerre. Encore que là aussi, il faille progresser avec prudence : le
qualificatif « abstrait » n’est pas toujours employé à bon escient. Charles Estienne
n’est-il pas obligé de faire le point en 1947 dans le numéro spécial des Amis de l’art :
“Pour ou contre l’art abstrait” en expliquant la différence entre « abstraction » et
« déformation »57 ? Picasso n’est pas abstrait, Matisse non plus, et Jean Fautrier ne
l’est pas davantage.
Pourtant, son exposition Les Otages, en 1945 à la Galerie René Drouin, sème
le doute par cette interprétation plastique d’une série d’exécutions s'étant déroulées
à proximité du lieu où se cachait le peintre durant la guerre. Les tableaux montrent
des visages qui peuvent tout aussi bien être des plaies, de la chair, qu’une
représentation symbolique de la souffrance, ou encore de la matière picturale posée
largement sur du papier. Sous ce titre tout à fait intelligible qu’est Otages se mêlent
ainsi des notions et des interprétations multiples pour des œuvres qui s’avèrent être
à la frontière entre la figuration et l’abstraction ; quelque chose d’informel. Il en est de
même pour l’Allemand Wols qui, horrifié par le nazisme, expose la même année
dans cette galerie, des œuvres qui tendent vers une non figuration des choses et des
êtres. L’artiste cherche ailleurs à atteindre une vérité. Jean Dubuffet présente,
également à la Galerie René Drouin en 1947, des portraits qui disent et nient à la fois
l’individualité.
57
Dans l'article “L’Art abstrait au XX
ème
siècle“, p. 30.
41
L’art abstrait possède cette distance qui permet d’exprimer des sentiments,
des valeurs, des concepts tels que la paix, la souffrance, la Résistance, le courage
ou la liberté. Autant de notions que l’après-guerre véhicule. A cela s’ajoute
également l’impossibilité de figurer ce qu’il est déjà difficile de nommer ou même de
concevoir : les camps d’extermination. Il faut aller au-delà de la figuration pour
exprimer quelque chose venant d’au-delà de l’imagination. Ne pas figurer devient
ainsi le moyen de répondre à un besoin d’incarner des sentiments et à la difficulté de
représenter l’innommable. Cela devient également l’alternative nécessaire à un
réalisme misérabiliste (comme le décline Buffet) ou à un réalisme pesant qui n’a pour
ambition que d’appuyer les propos du parti communiste français. Ainsi, il apparaît,
comme le signale Michel Ragon, que cet art abstrait « répond vraiment à une
nécessité de [cette] époque. » 58. Des artistes s’engagent donc dans cette voie même
si tous n’abandonnent pas tout à fait la figuration.
Elaboration d’Art d'aujourd'hui
L’éditorial d’Art d'aujourd'hui le mentionne : « L’activité artistique n’a jamais été
aussi grande à Paris. » On se rend compte de surcroît, qu’elle n’a jamais dû être
aussi multiple et finalement, aussi complexe. L’écrit doit prendre le relais et la critique
d’art occupe alors une place importante dans la presse, qu’elle soit spécialisée ou
non. Il devient nécessaire de clarifier des notions telles qu’abstraction et figuration ;
et à l’intérieur de chacune, de spécifier les différences entre abstrait géométrique et
gestuel, entre réalisme bourgeois et réalisme socialiste. L’abstraction n’a cependant
plus de tribune attitrée depuis le départ de Léon Degand des Lettres françaises en
1947. Le paradoxe veut pourtant que cette esthétique si libre dans ses
interprétations, si ouverte aux appropriations diverses, demeure si déroutante pour
beaucoup qu’elle nécessite plus qu’une autre, l’appui du commentaire. Sa
dénomination elle-même pose problème. On le remarque dès 1947 avec les statuts
de la Société du Salon des Réalités Nouvelles qui indiquent dans l’article premier
58
ème
"La Grande Peur des bien-pensants" dans Cimaise, 2
série, n°5, avril 1955, p.23.
42
vouloir être promoteur des « œuvres de l’art communément appelé : art concret, art
non figuratif ou art abstrait, c’est-à-dire d’un art totalement dégagé de la vision
directe de la nature. »59
Edgard Pillet relate une discussion avec André Bloc au cours de laquelle la
triste constatation de « l’absence de revue défendant l’art abstrait » devient le projet
de créer « un simple hebdomadaire de quelques pages » 60. Le jeune artiste prend le
projet à cœur mais le modeste budget récolté ne lui permet pas de faire aboutir
l’entreprise. André Bloc intervient alors en offrant « les moyens techniques et
financiers, l’organisation et les services de L’Architecture d’aujourd’hui. » Cette
proposition est en cohérence totale avec l’homme mais aussi avec sa ligne de
publications. Si l’on se réfère en effet au deuxième numéro consacré aux arts
plastiques par L'Architecture d'aujourd'hui de mars 1949, on lit sous la plume d’André
Bloc l’importance qu’il met dans la connaissance des artistes contemporains. A la
suite de cet éditorial louant la rencontre entre plasticiens, se trouve publié – comme
une réponse directe – l’ouvrage photographique de Willy Maywald, "Artistes chez
eux". Pablo Picasso, Georges Braque, Maurice Utrillo, Georges Rouault, Henri
Matisse et d’autres, ouvrent ainsi les portes de leur atelier, se présentant dans leur
quotidien.
Artistes chez eux existe également en dehors des pages de ce hors-série,
publié, l’année suivante, aux éditions de L'Architecture d'aujourd'hui. C’est aussi le
cas du Manifeste du corréalisme de Frederick John Kiesler qui se présente en
couleurs et avec des pages à déplier dans le numéro dédié aux arts plastiques. Des
illustrations en couleurs dont bénéficient un important article sur Paul Klee ainsi
qu’une sérigraphie venant clore un texte de Charlotte Perriand sur le Japon. De
nombreuses esthétiques se succèdent ainsi dans l’épaisse et luxueuse publication
montrant combien les arts plastiques sont présents dans L'Architecture d'aujourd'hui.
C’est ainsi que par un dimanche après-midi d’avril 1949, Bloc et Pillet réalisent le
premier numéro d’Art d'aujourd'hui. Il est constitué des pièces que le peintre a déjà
59
Cité par Domitille d’Orgeval "L’Abstraction géométrique au Salon des Réalités Nouvelles de 1946
aux années 2000. L’histoire d’une incessante conquête", dans Permanence de l’abstraction
géométrique aux Réalités Nouvelles, Tours, 2007.
60
“Art d'aujourd'hui”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 58. Sauf mentions contraires, les
43
rassemblées ainsi que de documents recueillis pour L’Architecture d’aujourd’hui
notamment en vue d’un numéro consacré aux arts plastiques. On constate aussi que
l’article de Charlotte Perriand, “Spectacles au Japon”, « huit pages déjà imprimées
sur papier jaune paille », se retrouve dans le numéro vingt-trois de la revue
d’architecture ainsi que dans ce premier exemplaire d’Art d'aujourd'hui.
L’ensemble de la livraison se compose d’éléments d’origines diverses. On le
comprend d’abord avec la double page d’annonces d’expositions qui a le défaut des
initiatives engagées : elles veulent dire trop de choses. On y voit par un jeu de
photographies qu’André Fougeron a « l’art de peindre aussi vrai que nature » (la
photographie fait se confondre le peintre au travail et sa toile) ; à cette illustration
s’opposent une devanture de boutique réalisée par Jean Mazet dans l’esprit de
l’abstraction géométrique et une structure du bureau de La Hune par Pierre
Faucheux, etc. Autant d’éléments juxtaposés qui ne sont pas commentés et doivent
parler d’eux-mêmes.
On le constate aussi à travers les textes, ainsi celui de Pierre Guéguen, “Le
Dessin”, qui est un extrait de son livre Esthétique. D’autres figurent à la fois dans Art
d'aujourd'hui et dans le numéro vingt-quatre (mai-juin 1949) de L’Architecture
d’aujourd’hui qui annonce la parution de la nouvelle revue dédiée à l’art abstrait. Il
s’agit de l’article de Daniel-Henry Kahnweiler sur Henri Laurens, dans une
composition moins illustrée et réduite à une page. En face, à droite, est reproduite la
page d’Art d'aujourd'hui contenant l’éditorial ainsi que diverses brèves. Un encart
avec un symbole de main à l’index tendu – tel qu’il apparaît dans les premières
livraisons d’Art d'aujourd'hui – mentionne :
« Aux 1000 premiers abonnés d’Art d'aujourd'hui, nous offrons un
exemplaire du Manifeste du Corréalisme ou un crédit de 250 francs à
valoir sur les éditions de L’Architecture d’aujourd’hui. »
Suivent les deux pages sur "Le Mur" qui ouvrent Art d'aujourd'hui ainsi que le
reportage photographique de la présentation de L’Architecture d’aujourd’hui à la
Galerie Maeght.
citations qui suivent sont également tirées de ce texte.
44
Le lien étroit entre les deux revues se trouve clairement mentionné61. Il se
devine aussi à la lecture du numéro que L’Architecture d’aujourd’hui consacre aux
arts plastiques en 1949 car on y rencontre des plumes communes à Art
d'aujourd'hui : Pierre Guéguen et Charles Estienne. On y lit déjà un texte de
Charlotte Perriand sur le Japon où elle séjourne longtemps mais aussi des mises en
pages semblables – on pense notamment à “Art abstrait et architecture” d’Estienne –
ou des publications dont la revue d’art se fait l’écho comme l’album de photographies
Artistes chez eux de Maywald sur un texte de Francis Ponge et le Manifeste du
Corréalisme de Frederick Kiesler – ici, avec des pages qui se déplient. Léon Degand
ne participe pas à ce numéro spécial et il ne signe qu’un court texte dans Art
d'aujourd'hui en tant que directeur du musée de São Paulo. Mais André Bloc prend
contact avec lui dès le 7 septembre 1949, lui envoyant une lettre à une adresse
parisienne temporaire à l’en-tête de L’Architecture d’aujourd’hui expliquant qu’Alberto
Magnelli l’a informé de son « très prochain retour » et ajoutant :
« Il me serait très agréable de pouvoir vous rencontrer d’urgence,
d’une part, au sujet du prochain numéro de notre revue, d’autre part,
pour l’organisation de certaines expositions à l’étranger. »62
L’équipe d’Art d'aujourd'hui se met en place dès le troisième numéro en octobre 1949
avec l’arrivée de ce célèbre critique.
c. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs
Le comité de rédaction est composé d’André Bloc et d’Edgard Pillet – ce
dernier assure les fonctions de secrétaire général de rédaction et de gérant – ainsi
que de Pierre Faucheux, responsable de la mise en pages. Cette base ne varie
61
ème
On ne le reverra que dans l'éditorial d’Art d'aujourd'hui de février-mars 1952 (3
série, n°3-4) :
« Jamais plus, il ne fut question de L’Architecture d’aujourd’hui. Qu’il nous soit permis de rappeler à
nos lecteurs que si Art d'aujourd'hui a pu se maintenir et se développer, c’est grâce à L’Architecture
d’aujourd’hui qui lui a assuré la meilleure caution morale. »
62
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art
moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand.
45
guère, le nom de Pierre Faucheux ne disparaissant du comité directeur qu’avec le
numéro d’août 1953 bien que depuis plus de deux ans, la composition des revues
est réalisée, pour l’essentiel, par Paul Etienne-Sarisson puis par Pierre Lacombe.
Dès le quatrième numéro, Léon Degand, revenu de São Paulo, se joint au comité. Il
y reste jusqu’à la fin. Hermine Chastanet63, Julien Alvard et Roger Van Gindertael y
participent un temps, ainsi que Félix Del Marle (qui y reste toute une année), puis
Madame Marguerite Bloc, Pierre Guéguen et Michel Seuphor qui s’associent au
comité des huit derniers numéros – qui courent sur plus d’une année. Art
d’aujourd’hui bénéficie donc de quelques grands noms de la critique d’art des
années cinquante auxquels s’ajoutent pour un unique article ou plus régulièrement
ceux de Charles Estienne, Georges Boudaille, Pierre Descargues, Cécile Agay,
Herta Wescher, René Massat et Roger Bordier qui demeure attaché à la revue
jusqu’au dernier numéro. Des artistes, des critiques d’art étrangers ainsi que des
conservateurs de musées sont également sollicités.
André Bloc
Divers témoignages relatent en effet qu’André Bloc accepte voire provoque les
participations de personnes extérieures à ses revues. Il envisage cela comme un
moyen d’aider ceux qui développent les mêmes idées que lui. Par la rédaction d’un
article, il offre un espace d’expression, facilite la rencontre avec d’autres acteurs de
la vie artistique64. Décrit comme une personne d’une curiosité toujours en éveil,
63
Hermine Chastanet, sculptrice, est la directrice des Editions Falaize qui publie Formes et Vie : revue
trimestrielle de synthèse des arts dont le comité de patronage est composé du Corbusier, d’Albert
Gleizes, de Fernand Léger et de Fredo Sidès. Cette revue ne connaît que deux numéros, en 1951 et
en 1952.
64
Un exemple frappant de ce trait de caractère est l’anecdote de la rencontre entre André Bloc et
Claude Parent, relatée par ce dernier : « [Ionel] Schein et moi lisions L'Architecture d'Aujourd'hui qui
était notre bible, mais un article dans lequel André Bloc écrivait qu’il fallait aider les jeunes nous avait
déplu. Nous lui avons donc envoyé une lettre plutôt vive lui indiquant qu’il possédait deux revues dans
lesquelles on ne voyait pas beaucoup l’appel aux jeunes qu’il faisait et qu’il devenait ainsi peu
crédible. Deux jours plus tard André Bloc nous contactait pour nous dire qu’il avait le projet de fonder
un groupe - le Groupe Espace - et qu’il allait voir ce que nous étions capables de faire. […] En bref, ce
qui me plaît là-dedans, c’est la morale de l’histoire : nous avons envoyé une lettre agressive et nous
avons eu en réponse la grande générosité d’André Bloc. Au lieu de nous mépriser et de nous ignorer,
46
encourageant avec passion les initiatives des jeunes créateurs qui doutent parfois de
l’aboutissement de leurs recherches, le directeur de la revue se montre aussi très
exigeant, intransigeant, n’acceptant pas les hésitations ou les reculs de ses amis
lorsqu’ils se retrouvent face à des difficultés. André Bloc est poussé par une grande
ambition : celle d’une plastique nouvelle. Il se donne les moyens de cette aspiration
et ne souffre aucune mollesse de la part de ses compagnons de route. Lui-même
s’investit dans des voies multiples : outre l’édition et les différentes actions qu’il
entreprend pour la défense de ses idées, il réalise des sculptures, des architectures,
des sculptures habitacles, des peintures, des reliefs, des tapisseries, des vitraux, des
mosaïques ainsi que des objets. En somme, un créateur complet à même de réaliser
à lui seul la synthèse des arts qui lui est si chère.
On retrouve dans le vocabulaire employé par André Bloc dans ses articles,
cette même détermination. Ses termes sont catégoriques. Quant aux propos, ils
tendent parfois à la dramatisation et se veulent en tout cas alarmistes. Les deux
textes rédigés pour Art d'aujourd'hui n'étant pas les plus éloquents en la matière, il
faut se tourner vers ceux de L’Architecture d’aujourd’hui. Ils affichent une grande
assurance (« notre propagande est simple », « notre programme est net ») et
critiquent sans détours tout ce qui semble aller dans la mauvaise voie comme André
Bloc le fait avec ses amis (« de redoutables travers », « des conséquences
désastreuses »,
« les
choix
les
plus
navrants »).
En
outre,
« médiocre »,
« médiocrité » ainsi que « danger », « dangereux », reviennent fréquemment (« le
compromis qui en résulte n’est ni bon, ni mauvais, il est médiocre. », « le triomphe de
la médiocrité », « la médiocrité généralisée », « sclérose dangereuse », etc.) ce qui
ajoute à l’alarmisme du discours (« les architectes de tous les pays ont des tâches
urgentes. », « une certaine opinion publique s’éveille à propos des désastres
enregistrés depuis quinze ans », « L’Architecture d’aujourd’hui déplore depuis des
mois les méthodes employées »).
Cette assurance, André Bloc l’a acquise avec l’expérience. Pierre Vago note
en effet que :
il s’est dit : "Je veux les voir" ». Voir entretien op. cit..
47
« les premiers textes d’André Bloc [portent] plutôt sur des aspects
marginaux. La place de l’ornement dans l’architecture ; la peinture, la
sculpture, les arts décoratifs, sont abordés sous un aspect
anecdotique. »65
Bloc avance avec précaution dans cet univers dans lequel il doit gagner sa légitimité.
Il lui faut acquérir une vision plus juste, plus profonde mais aussi plus globale de ce
qu’il pressent être un combat de la plus haute importance. Cela, afin de tenir le rôle
qu’il se donne en étant un des animateurs les plus actifs de l’avant-garde. Dans Art
d'aujourd'hui, s’il n’écrit pratiquement jamais, André Bloc est cependant de toutes les
décisions continuant ainsi d’accomplir son rôle :
« Il n’écrivait pas mais il était très présent. Il relisait tout. […] Il était
très ouvert, très accueillant. Du moment qu’il avait formulé certaines
exigences, qu’il sentait que vos propres convictions en étaient assez
proches, il n’insistait plus. En ce qui me concerne, je dois dire que
j’ai été très libre dans la revue, tout à fait libre. »66
Une liberté qu’il a somme toute intérêt à accorder aux critiques afin de pallier
ses propres lacunes. Tel qu’il est rédigé dans les carnets privés de Léon Degand, le
court paragraphe intitulé « Compétence de Bloc, André » montre que le sujet est
abordé entre rédacteurs. Ainsi, à propos de la préparation de la livraison présentant
un panorama de la peinture de 1900 à 1950 (daté de mars 1950) il écrit :
« Je lui passe une reproduction couleur d’un splendide Gauguin, très
Gauguin. Bloc : “Est-ce Cézanne”. Pillet me raconte que pour le
même numéro il lui manque une reproduction pour le chapitre sur les
Fauves. Bloc : “Mais nous avons un Gauguin !” »67
65
Texte introductif au numéro d’Aujourd’hui consacré à André Bloc, décembre 1967, op. cit., p. 3.
Dans cette même livraison, Julius Posener avance des propos similaires lorsqu’il relate les dix
premières années de L'Architecture d'Aujourd'hui : « André Bloc s’est exprimé uniquement à propos
de questions [intéressant] la politique de la Revue, […] et parfois à propos des expositions de
sculptures […]. Il n’a pas abordé la critique architecturale proprement dite, bien qu’on ait souvent eu
l’impression qu’il se sentait capable de le faire. » (pp. 18 et 19).
66
Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V.
67
Note en date du 14 avril 1950. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche
du musée national d'Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Léon Degand.
48
Edgard Pillet
Edgard Pillet est un artiste68. Comme André Bloc, sa curiosité le mène à
aborder différentes formes d’art. D’abord sculpteur, il reçoit en 1939 le Prix de
sculpture Abd el-Tiff, et se fait ensuite connaître par ses peintures. L’année 1948 est
pour Edgard Pillet celle du Prix de la jeune peinture, de sa rencontre avec André
Bloc puis avec Le Corbusier. Il expose tant à la Galerie Denise René qu’à celle de
Jean-Robert Arnaud69 tournée vers l’abstraction lyrique, mais aussi dans divers
salons et bien au-delà des limites de Paris. Ses activités artistiques s’étendent à
l’écriture (il publie Plastique en 1941 ainsi qu’une pièce de théâtre, des romans et
des poèmes70), à la réalisation de films d’art (Génèse en 1951 et Idéogrammes en
1954) mais surtout à des créations s’intégrant à l’architecture dont le plus bel
exemple reste les peintures murales de l’imprimerie Mame à Tours. C’est en
collaboration avec son architecte Bernard Zehrfuss qu’en 1952, Pillet donne à la
peinture des fonctions qui dépassent le cadre du décoratif : souligner les axes de
circulations, mettre l’accent sur la sécurité et enfin, harmoniser le lieu de travail.
En plus de cette abondante activité artistique, Edgard Pillet se fait médiateur.
Pour cela, il ne se contente pas d’Art d'aujourd'hui mais fonde en 1950 avec le
peintre Jean Dewasne une académie d’art : l’Atelier d’art abstrait. Il se charge de la
communication du Groupe Espace, réalise deux films sur l’art en 1951, sur Alberto
Magnelli et Henri Laurens, et produit Ecoutez voir, une émission de radio, avec Léon
Degand. Lorsqu’en 1955 Art d'aujourd'hui cède la place à Aujourd’hui, Pillet ne suit
pas la nouvelle revue, il part enseigner aux Etats-Unis à l’Université de Louisville puis
à l’Art Institute de Chicago et ne rentre en France qu’en 1958. Il poursuit ses
recherches plastiques qui le mènent notamment à la réalisation du Creuset en 1959,
68
Pour cette brève étude, nous nous appuyons essentiellement sur les écrits de Marc Ducourant pour
Edgard Pillet, Grenoble-RMN, 2001, ainsi que dans le cadre de son D.E.A., L'Œuvre d'Edgard Pillet
(sous la direction de Serge Lemoine, Université Paris IV, 1999) qu’il a eu la gentillesse de nous
confier.
69
Jean-Robert Arnaud, qui fonde avec John-Franklin Koenig la revue Cimaise en 1952, ouvre
également les colonnes de sa revue à l’œuvre d’Edgard Pillet qui réalise la couverture du troisième
numéro de la revue, en janvier 1954.
70
A cette période, il gagne sa vie notamment en publiant des romans policiers sous le pseudonyme
d’Arshie skay.
49
technique qu’il met au point pour produire une œuvre qui serait le négatif d’un relief.
Dans les années soixante, il découvre le village de Carboneras en Andalousie.
Enthousiaste, inspiré, il le présente à ses connaissances – dont André Bloc – pour
lesquelles il y conçoit des villas. Il en réalise sept en tant qu’architecte. Jusqu’à sa
mort en 1996, Edgard Pillet travaille tant à la peinture de chevalet qu’à l’intégration
d’œuvres dans l’architecture et l’urbanisme.
Michel Ragon, dans l’entretien qu’il nous a accordé, qualifie Pillet de « très
modeste ». Si sa présence dans Art d'aujourd'hui reste indéniable, c’est une
présence qui ne s’affiche pas. Edgard Pillet cumule les fonctions de gérant et de
secrétaire de rédaction, il n’en sort que très rarement. Il ne s'expose en tant que
rédacteur que pour remplir une autre fonction, celle de chargé de communication
qu’il tient dans le Groupe Espace. En décembre 1953, il publie dans les pages de la
revue un compte-rendu des actions du groupe71. C’est dans cette même livraison
qu’il entame la série "Pour un large débat", s’étendant sur quatre numéros de
décembre 1953 à mai-juin 1954.
"Pour un large débat", ne concerne pas les artistes mais les théoriciens et les
critiques. Edgard Pillet réalise des entretiens avec quatre d’entre eux, tous de
nationalités différentes : Mario Pedrosa (chargé de cours en architecture à
l’Université du Brésil)72, Gert Schiff (critique d’art allemand)73, Oscar Reutersvaerd
(professeur de théorie de l’art à l’Université de Stockholm)74 et Gillo Dorflès (peintre
et critique italien)75. Il s’agit, ainsi que l’explique en introduction le secrétaire de
rédaction, de répondre à une demande du comité afin de
« tenter de préciser à travers la diversité des témoignages les points
de croisements majeurs, les carrefours d’unanimité où se regroupent
les opinions les plus larges, et de cette ligne graphique de sommets,
tirer les enseignements “d’un fait collectif”. »76
71
ème
“Le Groupe Espace”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953, p. 18.
Dans Art d’aujourd’hui, décembre 1953, op. cit., pp. 14 à 16.
73
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, pp. 16 à 17.
74
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954, pp. 42 à 43.
75
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, pp. 36 à 37.
76
Dans Art d'aujourd'hui, décembre 1953, op. cit., p. 14.
72
50
Les entretiens évoluent en fonction de l’interlocuteur mais Edgard Pillet aborde cinq
points de façon systématique : L’art abstrait a-t-il un avenir et quel est-il ? Est-ce ou
non une véritable révolution plastique ? Y a-t-il des sources communes entre la
science et l’art ? Quelles sont les origines de l’art abstrait ? Que penser de
l’utilisation de la peinture dans l’architecture ?
Dans cette introduction, Edgard Pillet qualifie les intervenants de « plus
éminents représentants de la critique d’art » et le rapide curriculum vitae qu’il
propose d’eux est à la mesure de ce qu’il avance. Outre les titres qu’il décline, on
retient les commentaires de Pillet : « Son rôle au Brésil est déterminant » (Pedrosa),
« Sa connaissance très étendue et très perspicace de l’art moderne » (Schiff), « [Sa
thèse sur Claude Monet] semble devoir renverser radicalement, et de façon
saisissante, les conceptions qu’on s’est faites sur l’impressionnisme et sur le chef du
mouvement. » (Reutersvaerd) et enfin, « Les exemples de créateur-critique sont trop
rares pour que le témoignage de M. Gillo Dorflès ne retienne toute notre
attention »77. Ainsi présentée sous forme d’entretiens, cette série laisse le rédacteur
en retrait. Mais s’il s’en tient à son rôle de journaliste, Edgard Pillet se montre à la
hauteur de ses interlocuteurs ; il maîtrise, en effet, parfaitement son sujet et ne
semble en rien décontenancé par les références citées par les uns et les autres, s’en
servant même pour relancer le débat tout en faisant souvent glisser ces entretiens
vers le ton de la conversation. Edgard Pillet a visiblement l’ambition de continuer sa
série et de la conclure par un bilan d’ensemble comme il l’évoque à plusieurs
reprises78. La raison de l’interruption de "Pour un large débat" reste à définir. Est-ce
pour raisons personnelles ou est-ce la perspective de la fin d’Art d’aujourd’hui qui
pousse le rédacteur à arrêter la série ? Rappelons qu’Edgard Pillet se prépare à
partir enseigner aux Etats-Unis et également, que la revue cesse de paraître à la fin
de l’année 1954.
77
Notons que ces quatre critiques ont déjà participé à Art d'aujourd'hui. Le premier a rédigé “Les
ème
ème
rapports de la science et de l’art”, 4
série, n°6, août 1953, 3
de couverture. Et surtout, les trois
derniers ont largement collaboré à des numéros spéciaux : Gert Schiff à celui consacré à l’Allemagne
(août 1953), Oscar Reutersvaerd, à celui des Pays nordiques (octobre-novembre 1953) et Gillo
Dorflès, à celui sur l’Italie (janvier 1952).
78
Il écrit dans ce qui est le quatrième et dernier volet de la série : « […] parmi l’ensemble des
réponses que nous avons recueillies et que nous recueillerons. » Ce futur indique bien le désir qu’à
Pillet de poursuivre ses recherches.
51
Plus personnel est l’article “Suppositions et certitudes”79 qui recueille trente
aphorismes sur le rôle de la critique, la difficulté de créer et la sincérité qu’il faut y
mettre. C’était dans cet esprit que Pillet avait conçu Plastique en 1941. La forme
choisie – une succession de maximes – ainsi que le style – direct et sûr comme il
convient pour cet exercice – trahissent l’envie, chez leur auteur, d’être efficace. Il
s’agit de dire le maximum de choses dans l’espace qui lui est imparti. Ce peut être
tout bonnement une manière de s’exprimer qu’affectionne Pillet mais on sait
également que le plaisir d’écrire est très présent chez lui80. Aussi est-il surprenant de
constater combien Pillet s’est tenu à l’écart de l’écriture dans Art d'aujourd'hui même
si son rôle au sein du comité a pu être déterminant. Il reste vrai que de grands
critiques participent à la revue donnant peut-être l’impression à Edgard Pillet qu’il se
rend davantage utile dans la coordination.
Léon Degand
Lorsque Léon Degand commence sa collaboration à Art d'aujourd'hui, il est
déjà un critique reconnu. Il écrit régulièrement depuis 1931, d’abord en Belgique, son
pays natal, puis à Paris. Sa notoriété – acquise notamment par ses articles dans Les
Lettres françaises81 – le mène à rencontrer Francisco Matarazzo-Sobrinho, un
industriel et mécène brésilien qui désire fonder un musée d’art contemporain à São
Paulo. Alberto Magnelli et son frère Aldo, installé au Brésil, sont à l’origine de la
rencontre et Degand se voit proposer la direction du musée. C’est donc dans le but
de promouvoir l’art européen en Amérique latine que Léon Degand y débarque en
juillet 1948 avec cent cinquante œuvres prêtées par ses amis artistes. Le musée
ouvre ses portes en mars 1949 mais en septembre, Degand quitte ses fonctions,
déçu par la tournure que prend ce projet qui s’annonçait pourtant prometteur. Il a eu
néanmoins le temps de réaliser une exposition pour l'ouverture du lieu. Le texte de
79
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 12.
Marc Ducourant le développe en effet dans son mémoire de D.E.A., op. cit.
81
Il y est le grand défenseur de l’abstraction jusqu’à ce que les Lettres françaises se retrouvent
dirigées exclusivement par les communistes. La revue promeut alors le réalisme socialiste et ne laisse
80
52
présentation – signé par la « direction administrative » – qui ouvre le catalogue
explique que le dessein de l’événement n’est pas de :
« favoriser l’une ou l’autre tendance de l’art contemporain au
détriment de toutes les autres. […] Cependant, fidèle aussi à un
programme d’information du public, le Musée d’art Moderne a estimé
qu’il pouvait valablement, pour son inauguration, présenter deux
tendances
parmi
les
plus
rénovatrices
de
la
plastique
d’aujourd’hui. »82
De plus les problèmes dus au transport des œuvres ont obligé à une limitation « en
majeure partie, à l’Ecole de Paris. » Ainsi, sur les cinquante et un artistes présentés
on retrouve : Arp, Calder, Robert et Sonia Delaunay, Del Marle, de Staël, Dewasne,
Deyrolle, Dias, Domela, Freundlich, Gonzalez, Hartung, Herbin, Kandinsky, Kupka,
Lapicque, Léger, Magnelli, Miro, Poliakoff, Marie Raymond, Schneider, Servranckx,
Singier, Soulages, Taeuber-Arp, van Tongerloo, Bram et Geer Van Velde, Vasarely,
et Villon. Mais aussi Atlan, Béothy, Bazaine, Le Moal, Manessier, Schneider, Singier
ou Picabia.
Le texte précise que Léon Degand a eu la charge du choix des œuvres. Cela
est lisible à la seule énumération des artistes exposés auxquels Degand reste fidèle
dans Art d'aujourd'hui. Tout comme l’on voit déjà dans le texte rédigé par le directeur
lui-même ce qui caractérise son style dans la revue : la clarté et l’assurance du
propos au service du lecteur. Sa conclusion pourrait être celle d’un article d’Art
d'aujourd'hui :
« De tout cela on ne saurait sans abus, conclure à la supériorité ou à
l’infériorité de l’Abstraction à l’égard de la Figuration. Il ne s’agit, en
réalité, que de deux modes d’expression, séparés uniquement par
des différences de langage. Il appartient aux artistes de douer ces
langages de force expressive, et, au public, de s’en assimiler
plus de place à l’abstraction. La collaboration de Léon Degand cesse en 1947.
82
Dans Do Figurativismo au abstracionismo, São Paulo, 1949, pp. 13 et 14 puis, résumé et traduit p.
15.
53
intimement les particularités afin de ne rien perdre de ce qu’elles
expriment. »83
Comme il a été vu précédemment, André Bloc contacte Léon Degand à peine
son retour à Paris. Le critique a quarante-deux ans, beaucoup d’expérience et il
impose très vite son style dans la revue. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est
pas la collaboration de Léon Degand qui amène les détracteurs à donner une image
sectaire de la revue84. Le critique ne fait pas toujours dans la subtilité lorsqu’il aborde
son engagement : « […] la lutte, contre la figuration que nous portons en nous, est
fort loin d’être terminée. »85 Ou encore : « Lardera, Signori en sculpture, Bozzolini,
Gregori, en peinture, d’autres encore, servent ici, avec nous, la même cause. »86 On
notera le vocabulaire employé – « lutte », « cause » – associé à des tournures telles
que : « nous portons en nous » ou la mise entre virgules du « avec nous » qui se
rapproche de la terminologie du discours (« servent la même cause que nous » ne
donnerait pas le même effet). Ce critique vedette défend l’abstraction géométrique
avec fougue mais il reste avant tout un œil attentif à la créativité dans sa diversité,
reconnaissant sans mal qu’« un chef-d’œuvre figuratif vaudra toujours mieux qu’une
médiocrité abstraite. La qualité importe avant la tendance. »87. De même, les autres
collaborateurs restent ouverts à différentes formes d’art. Edgard Pillet voit ses
œuvres très commentées dans Cimaise ; André Bloc aime les peintres naïfs (tout
comme Pierre Guéguen) et sera même de plus en plus tenté par le lyrisme, nous le
verrons plus loin. Roger Van Gindertael et Julien Alvard écrivent bientôt à Cimaise.
Quant à Charles Estienne, Michel Seuphor et Félix Del Marle, ils sont trop connus
par ailleurs et n’écrivent pas assez fréquemment à Art d'aujourd'hui pour que leurs
convictions se confondent avec la ligne de la revue.
Léon Degand occupe la place du critique ; il est celui à qui l’on se réfère. Art
d'aujourd'hui publie des textes qui mettent en évidence ce statut : l’opinion de
83
Dans la traduction résumée p. 52.
Art d'aujourd'hui considéré comme une revue ne s’intéressant qu’à l’art géométrique est un
raccourci que l’on rencontre fréquemment. Nous y reviendrons plus loin.
85
ème
“Robert Delaunay”, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°8, octobre 1951, p. 10.
86
ème
“Italiens à Paris”, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°2, janvier 1952, p. 19.
87
Une affirmation qui prend d’autant plus de valeur qu’elle est publiée dans son introduction à
l’ouvrage majeur des éditions d’Art d'aujourd'hui, Témoignages pour l’art abstrait, Boulogne, 1952,
84
54
Degand, ses comptes-rendus, sont d’importance (“Note d’un critique d’art continental
sur la peinture et la sculpture d’aujourd’hui en Grande-Bretagne“88 ou encore “Notes
de voyage d’un critique d’art”89). C’est d’ailleurs majoritairement à lui que reviennent
les textes de synthèse à finalité didactique, ceux qui résument une tendance90, qui
définissent l’évolution d’une technique ou d’un art91 ou qui font le point sur une
question théorique92 et qui souvent introduisent un numéro spécial93. Une fois
encore, la formulation même de certains de ses titres renforce cette idée d’une
volonté d’expliciter le sens des styles et des œuvres à l’intention des lecteurs :
“Signification du collage”94 ou “Situation et signification du cubisme”95. Léon Degand
rédige les textes clairs de celui qui connaît son domaine, qui sait où il va et qui a la
capacité de guider les autres. Car l’enjeu est là : il ne faut pas induire le lecteur en
erreur, le dérouter. Cette discipline, il aimerait que d’autres se l’imposent à euxmêmes et on peut souvent lire sous la plume de Degand des mises au point comme
celle qui conteste qu’à la Biennale de Venise on ait classé parmi les abstraits
Bissière (« qui n’est pas très abstrait »), de Staël, Estève et Vieira da Silva. Il ajoute :
« On dira qu’il faut être bien obsédé par les querelles d’école pour ne
pas voir des abstraits dans ces trois derniers peintres. Mais pas du
tout ! Il suffit de ne pas être aveugle, incompréhensif. »96
p.11.
88
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°2, mars 1953, pp. 16 et 17.
89
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°6, août 1952, p. 33.
90
ère
ème
Ainsi de “Futurisme” (1 série, n°7-8, mars 1950, p. 17), “La Peinture cubi ste” (4
série, n°3-4,
mai-juin 1953, pp. 8 à 31), “Guillaume Apollinaire et le cubisme” (Ibid., mai-juin 1953, pp. 71 à 73).
91
ère
“Essai de classification” (1 série, n°7-8, mars 1950, pp. 2 à 4), “Bibliographi e pour comprendre la
ème
peinture” (2
série, n°2, novembre 1950, pp. 16 et 17), “Introdu ction à Cinquante ans de sculpture”
ème
(2
série, n°3, janvier 1951, pp. 1 à 5), “La Sculptur e de 1930 à 1950” (Ibid., janvier 1951, pp. 20 à
ème
ème
27), “La Peinture mexicaine du XVIII
siècle à nos jours” (3
série, n°6, août 1952, pp. 8 à 10).
92
ème
“La Querelle du chaud et du froid” (4
série, n°1, janvier 1953, pp. 9 à 14) ou “L’Art et la
ème
ème
photographie” (3
série, n°7-8, octobre 1952, 2
de couverture et pp. 10 et 11) qui avance que ce
n’est pas la prétendue concurrence que la photographie ferait à la figuration qui aurait amené
l’abstraction.
93
Le fait que ce soit Léon Degand et pas un autre rédacteur qui introduise les numéros spéciaux lui
confère implicitement - même s’il n’y en a pas dans Art d'aujourd'hui - une position de rédacteur en
chef.
94
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 2.
95
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°3-4, mai-juin 1953, p. 1.
96
ème
“La Biennale de Venise“, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°6, septembre 1954, p. 24.
55
Degand sait choisir ses exemples, ses rapprochements d’idées pour amener le
lecteur à l’exacte compréhension de ce qu’il énonce. Il l’écrit lui-même :
« Le critique d’art ne doit pas se figurer que tous ses lecteurs lisent
ses articles avec autant de soin qu’il les écrit. Il évitera donc les
subtilités, lesquelles sont presque toujours interprétées à son
désavantage. »97
C’est certainement dans le même but qu’il sait aussi être radical dans ses propos et
parfois moqueur quand son agacement ou sa colère l’emporte. On peut lire par
exemple :
« La France ne sait-elle plus que l’on attend toujours d’elle une
leçon d’invention et de vigueur ? Et qu’elle décourage et amoindrit
ses meilleurs éléments en les mêlant à ses médiocres, à ses
nullités ? A quoi prétend-on en accrochant les lamentables et
gigantesques “tartines” des Minaux et Rebeyrolle, par exemple ?
Croit-on que les autres pays ne soient pas capables de montrer
d’aussi mauvaise peinture ? »98
Il faut l’avouer, ses emportements et ses petites piques ajoutent de la saveur à
ses textes ; et même si cela frise parfois la mauvaise foi, on prend plaisir à le voir
déconstruire un discours contraire au sien. Il le fait avec Charles Estienne, avec les
écrits d’Apollinaire dans son article “Guillaume Apollinaire et le cubisme”99 ou avec
Alfred Manessier. Cela dans un exercice qu’il semble affectionner : reprendre les
écrits ou paroles qui le choquent et les commenter afin d’avoir, ainsi, le dernier mot.
La méthode est, convenons-en, un peu malhonnête car ce type de pratique donne
raison au dernier qui argumente. Mais la mauvaise foi reste le plaisir des polémistes !
Lorsqu’il reprend les réponses de Manessier lors d’un entretien accordé à un
journaliste suédois justement à propos de son texte “Lettre à quelques peintres
figuratifs que guettent l’abstraction”100 Degand use avec bonheur de son esprit
mordant. Chaque réponse de l’artiste est commentée par une petite phrase incisive
97
ème
“Propos sur la critique”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°7, octobre-novembre 1953, p. 27.
ème
ème
“La XXVI
Biennale de Venise”, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°6, août 1952, p. 17.
99
Op. cit.
100
ème
Léon Degand, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°5, juin 1952, pp. 1 à 5.
98
56
et lapidaire. Il va même jusqu’à citer les deux interventions de Madame Manessier
qui deviennent cocasses car totalement hors de propos. Ainsi, en mentionnant la
malheureuse question de l’épouse : « Monsieur, désirez-vous un peu de confiture
avec votre pain ? » Degand souhaite-t-il que le lecteur établisse un lien entre la
confiture tartinée sur le pain et la peinture de Manessier sur la toile ?! Nous
dépassons peut-être les intentions du critique mais ce dernier est incisif quand il
commente la première intrusion de la malheureuse dans l’entretien : « Et tous les
peintres abstraits se ressemblent complètement. » Il y répond : « Sans doute, chère
Madame, puisque tous les Nègres se ressemblent aussi : tous sont noirs. »101
Même s’il se montre souvent inflexible, Léon Degand pratique un humour qui
emporte l’adhésion du lecteur, lui procurant, par sa répartie, un réel plaisir. Ce plaisir
vient aussi de la clarté de ses analyses que lui apporte sa profonde confiance en
l’abstraction. Mais cette même foi peut altérer son jugement. N’accordant pas de
qualité au langage pictural d’Edward Hopper, Degand considère par exemple que
son travail « ne vaut même pas le calendrier du facteur. »102 De même, il qualifie
Francis Bacon et Lucian Freud de « valeurs pour le moins mineures et strictement
locales »103. Ces appréciations aussi catégoriques qu’hâtives ne surprennent pas de
la part de celui qui écrit : « Il n’est pas de critique sans courage. »104
Julien Alvard
Si aujourd’hui le nom de Degand est plus connu que celui d’Alvard, il n’en
reste pas moins que ce dernier a fortement marqué ceux qui l’ont côtoyé. Pierre
Restany, qui a travaillé avec Julien Alvard à la rédaction de Cimaise, en fait une
description qui semble contenir les différents témoignages recueillis :
101
ème
“Manessier et la recherche d’une logique picturale”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°1, janvier
1953, pp. 20 à 23.
102
ème
“Artistes américains contemporains au Musée d’art moderne de Paris”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°5, juillet 1953, p. 15.
103
“La Biennale de Venise”, dans Art d'aujourd'hui, septembre 1954, op. cit., pp. 25 et 26.
104
“Propos sur la critique”, dans Art d'aujourd'hui, octobre-novembre 1953, op. cit., p. 26.
57
« Julien Alvard avait sans doute la personnalité la plus forte [parmi
les rédacteurs de Cimaise – ndla] sur le plan à la fois de la culture et
de l’intelligence pure. Son nom était un nom de plume105. Il était
descendant d’une famille noble de province et avait reçu une très
bonne éducation. Il travaillait comme rédacteur au ministère du
Travail et sa critique était très intéressante. […] D’une culture
extrêmement raffinée, encyclopédique, parfois même un peu
libertine, Alvard était véritablement un grand maître des métaphores
subtiles et sophistiquées. Il était certainement un élément de pointe
dans l’activité de Cimaise. Ses critiques étaient lues avec grand
intérêt par de nombreuses personnes et elles portaient souvent
beaucoup quand elles étaient négatives. C’était un personnage qui
imposait sinon l’estime, du moins un certain respect. Ce qui était
mérité car c’était un bel esprit. »106
Un homme très cultivé, qui force l’admiration, c’est également ce que l’on retrouve
sous la plume de la critique d’art du New York Times, Dore Ashton, qui lui envoie une
lettre en date du 2 août 1954, suite à la lecture d’un texte d’Alvard sur la Biennale de
Venise. On peut y lire : « I cannot tell you profoundly impressed I am with you
brilliant, unprecedented essay. [...]I confess I have still not "understood" your
philosophy […] »107
Les premiers textes de Julien Alvard ne laissent pas transparaître la forte
personnalité que l’on devine derrière ces témoignages – et que Michel Ragon qualifie
même de « complexe ». Qu’il commente le Salon des Réalités Nouvelles ou
l’exposition d’art mural à Avignon108, Alvard s’en tient à son rôle de critique et écrit
des textes plutôt conventionnels. Son style est assez libre, ne se souciant pas de
répétitions ou de formulations parfois proches du langage parlé. Mais quelques mois
plus tard, dès mars 1950, dans le texte sur l’école de Paris qu’il livre pour le numéro
105
Son véritable nom était Emmanuel Valat de Chapelain.
Entretien réalisé le 17 mai 2000 dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous
la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1.
107
« Je ne peux vous dire à quel point je suis impressionnée par votre essai brillant et sans
précédent. […] Je l’avoue, je n’ai pas encore "compris" votre philosophie. ». Bibliothèque Kandinsky,
Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges
Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard.
106
58
retraçant cinquante ans de peinture109, Julien Alvard construit son argumentation
comme il le fera par la suite. Les éléments se posent lentement, le critique s’arrête
sur des descriptions de l’époque, ses cafés, ses personnages, ses histoires, ses
potins, et il ne vient au cœur du sujet qu’après cette longue introduction qui semble
avoir pour but premier de satisfaire le plaisir d’Alvard. Une telle digression autour du
sujet se retrouve dans le numéro consacré à l’art mexicain avec “L’art populaire”110
qui s’étend sur la civilisation mexicaine perdue par la colonisation plus que sur ce
que le titre laisse augurer. Ici, le sujet est particulièrement bien traité mais il arrive
aussi que des articles deviennent confus à force de citations, d’exemples et de
références insuffisamment précises pour être explicites111.
Parmi les développements propres à Alvard, notons celui de “Quelques jeunes
Américains de Paris”112 qui vient alimenter une livraison dédiée à la peinture aux
Etats-Unis. Dans cet article assez court qui contient six paragraphes, quatre d’entre
eux, longs et argumentés avec fougue, sont consacrés à une réelle réflexion sur
l’attrait de Paris pour les artistes étrangers. La vieille Europe y est violemment
critiquée :
« J’essaye de me mettre à la place d’un de ces jeunes peintres
américains qui un jour décide de venir en Europe. Qu’attend-il de
cette terre où les préjugés les plus rétrogrades ont encore cours
[…] ; qu’attend-il de ce Paris infatué de sa personne, las de ses
traditions et fier de son passé, ce Paris où plus rien de grand ne
semble devoir se produire […]. »
Pourtant le rédacteur reconnaît que la capitale française reste le lieu où « le peintre
s’éprouve, se choisit et se trouve plus simplement et plus naturellement. »113 On le
voit, ce texte destiné à établir un panorama des jeunes artistes américains vivant à
108
ère
Ces deux textes se trouvent dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé.
ère
“L’école de Paris”, dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, pp. 38 et 39.
110
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°6, août 1952, pp. 11 à 14.
111
On pense notamment à “D’un certain “sentiment” du XXème siècle : formes et couleurs murales,
ème
Galerie Denise René”, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°7, juillet 1951, pp. 38 et 39 ou “D’abord
ème
série, n°2, janvier 1952, p. 29 et 33.
donner à voir”, dans Art d'aujourd'hui, 3
112
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°6, juin 1951, pp. 24 et 25.
113
Op. cit., p. 24.
109
59
Paris114 permet à Julien Alvard d’aborder un sujet qui lui tient suffisamment à cœur
pour le relancer plus de quatre ans après dans Cimaise. Il y entamera en effet ce qui
deviendra un débat au sein du comité de rédaction115 avec un texte au titre sans
appel : Paris sans école116. Cet article est pour lui l’occasion de revenir sur ce qu’il
juge être « une situation catastrophique » de Paris, « vaste nécropole ».
C’est avec une courte critique sur Rezvani dans la rubrique Expositions, en
août 1953, que Julien Alvard achève sa collaboration avec Art d'aujourd'hui. Les
circonstances de la rupture sont retracées par le critique lui-même :
« Le choc fut senti dans le numéro de juillet de 1953. Un article, je
dirais même un complot brassant pêle-mêle tout ce qui avait nom
“informel” ou ”lyrique” [provoqua, dit-on], des coups de téléphone
explosifs chez André Bloc, me valut une lettre courtoise dans
laquelle on m’informait qu’on ne pouvait collaborer dans une même
revue sans un minimum d’idées communes. C’était parfaitement vrai.
[…] Cimaise était prête à paraître ; le premier numéro sortit avec une
visite d’atelier à Mathieu qui me permettait d’afficher mes goûts avec
ostentation. »117
Alvard livre à plusieurs reprises de longs textes synthétisant différentes
expositions118 et on imagine sans peine avec quelle aisance il les mène. Avec “D’une
nature sans limites à une peinture sans bornes”, article à l’origine du désaccord, le
114
Les anciens soldats américains se voient accorder une bourse - le G.I. Bill - afin qu’ils puissent se
reconvertir. Elle correspond à soixante-quinze dollars par mois ce qui revient, en venant vivre en
France, au taux de change de l’époque, à un salaire moyen. Ces jeunes gens choisissent d'étudier
dans le pays de leur choix. De plus, ceux qui envisagent des études artistiques bénéficient d'une
somme un peu plus importante afin de pouvoir se fournir en matériel.
115
Michel Ragon répond en effet à Julien Alvard avec “L’Ecole de Paris se porte bien”, dans Cimaise,
ème
3
série, n°2, décembre 1955, p. 17. Puis Herta Wesch er apporte son regard depuis l’Allemagne : “A
ème
l’Ecole de Paris”, dans Cimaise, 3
série, n°3, janvier-février 1956, p. 16. Enfin, Ro ger Van
Gindertael remplit son rôle de rédacteur en chef en venant clôre le débat : “Le Complexe de l’Ecole de
ème
Paris”, dans Cimaise, 3
série, n°4, mars 1956, p. 9.
116
ème
Cimaise, 3
série, n°1, octobre-novembre 1955, pp.10 à 11.
117
“De Art d'aujourd'hui à Aujourd'hui : parcours d’une revue”, dans Aujourd'hui, décembre 1967, op.
cit., p. 60. Le texte tel qu’il est rédigé initialement par Alvard précise ceci : « [...] provoqua, dit-on,
(mais c’est certainement faux) des coups de téléphone explosifs chez André Bloc. » Bibliothèque
Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre
Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard.
118
ème
Ainsi de “Hasards et intentions”, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°5, juin 1952, p. 27, et “D’abord
ème
donner à voir”, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°2, janvier 1952, p. 29 et 33.
60
critique traite de l’actualité des Galeries Arnaud, Craven (avec une exposition
organisée par Charles Estienne), Pierre Loeb et Fachetti ainsi que de Jackson
Pollock présenté au musée d’Art moderne. On le voit par les illustrations et les
artistes exposés : il s’agit de geste, de lyrisme, de spontanéité. Le rédacteur paraît
enthousiaste et ce texte prend des allures de plaidoyer pour cette esthétique dite
« chaude » contre l’abstraction géométrique et tout ce qu’elle porte en elle de
rationnel :
« On est évidemment aux antipodes de cette peinture digérée
(abstraite ou non) qui n’a d’autre intérêt qu’une incroyable aptitude à
la pédagogie. Là tout est clair, honnête, fabricable et pousse à
l’illusion d’un art à la portée de tous : bon public et bons élèves.
Comment s’étonner dès lors qu’elle mette en circulation ces fameux
produits de bonne qualité (terme d’épicerie pour le beurre et les
confitures) produits qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui
nous occupe. »119
Ce n’est pas la première fois que Julien Alvard s’exprime sur la synthèse des
arts. Son opinion, d’abord favorable120, évolue jusqu’à devenir très critique et l’on
trouve avec surprise un texte du rédacteur dans les éditions Art d'aujourd'hui qui
fustige ce grand espoir d’un art à portée de tous. Il y écrit :
« Nous avons vu naître vers les années 1920-1925 la notion d’un art
fonctionnel. […] En 1952 ces conceptions portent des fruits amers et
l’on voit s’épanouir une tendance à rationaliser les éléments
picturaux pour en tirer l’espoir d’une peinture enfin débarrassée de
ses scories subjectives, des œuvres selon l’intelligence, parfaitement
119
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°5, juillet 1953, p. 3. Ses notes manuscri tes (non datées)
commentent ainsi l’œuvre de Mondrian, père fondateur de l’abstraction géométrique : « on a [sic]
jamais vu tant d’universalité mise en cause pour une aussi grande stérilité. » Elles ne sont pas plus
tendres avec Vasarely, le jeune chef de file, qui « s’est contenté de reprendre ce qu’on voit dans les
grands magasins pour faire loucher les enfants ». Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation
et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien
Alvard.
120
ère
On peut lire en octobre 1949, (1 série, n°3, non paginé), alors qu’il commente le S alon des
Réalités Nouvelles : « Ce n’est pas sans danger qu’on dresse en permanence le rempart de l’art pur
entre les œuvres artisanales et les productions industrielles. Tout ce qui est “objet dans le commerce”
n’est pas antiartistique par essence. […] On en est toujours à souhaiter que cette “Réalité Nouvelle”,
qui a maintenant fait ses preuves comme peinture de chevalet, puisse trouver sa justification et
61
aseptiques, un art sain pour individus sains, bons époux, bons pères,
bons citoyens, art zéro pour individus zéro.
[...] Je conçois parfaitement qu’on puisse faire œuvre bonne et
éminemment souhaitable en cherchant le confort à l’usine, dans la
rue et dans l’habitation. Les formes fonctionnelles existent et sont
parfaitement justifiées. Et il ne m’est jamais venu à l’esprit de nier les
effets curatifs ou reposants de la couleur.
Mais lorsqu’on cherche à utiliser la peinture ou l’architecture pour
harmoniser des locaux de travail en vue d’une amélioration du
rendement et du bien-être des travailleurs, lorsqu’on s’efforce de
répandre leurs vertus psychologiques, peut-on vraiment dire que l’on
fait appel à l’art ? » »121
Julien Alvard s’est-il « déjugé » comme l’entend aujourd’hui Denise René122 ou a-t-il
pondéré un temps ses profondes convictions, conscient qu’Art d'aujourd'hui restait
malgré tout la seule revue proche de ses aspirations ? A partir de novembre 1952,
une nouvelle tribune lui est offerte sous la forme des bulletins de la Galerie Arnaud
qui deviennent en octobre 1953, Cimaise, revue de l’Art Actuel à laquelle Alvard
participe jusqu’en 1957.
Roger Van Gindertael
Roger Van Gindertael va devenir le rédacteur en chef de Cimaise dès
l’établissement de son premier comité de rédaction – en octobre 1953 – du fait de
son expérience de la presse123, de son sérieux et de sa modération. Ce sont ces
mêmes qualités que l’on retrouve dans Art d'aujourd'hui endossant souvent le rôle du
chercheur. Comme Léon Degand, il signe les articles ayant pour but d’aiguiller le
lecteur. Mais Gindertael s’acquitte de sa tâche au prix d’un véritable travail de
prouver sa nécessité dans le domaine architectural. »
121
Dans Témoignages pour l’art abstrait, op. cit., p. 286.
122
Voir entretien en annexe VII.
62
documentation et de synthèse qu’il entreprend avec la conscience d’en faire profiter
les lecteurs :
« Il est possible de tirer des observations et des expériences de
Kandinsky une leçon de peinture, dont je voudrais essayer de
résumer les données principales. »124
Ainsi Roger Van Gindertael se montre très rigoureux dans ses articles de fond
mais plus libre, plus littéraire, dans les petites critiques de la rubrique "Les
Expositions" qu’il alimente avec assiduité. Ces notes plus personnelles semblent des
échappatoires pour cet esprit « conventionnel, […] avec une certaine lourdeur dans
le sérieux » ainsi que le définit Michel Ragon125. Mais selon Pierre Restany, elles
montrent aussi un homme cultivé et ouvert « à toutes les recherches proprement
picturales »126.
Herta Wescher
L’historienne de l’art allemande, spécialiste du collage et auteur de Die
Collage, collabore rarement à la revue mais ses liens avec les deux précédents
rédacteurs méritent d’être mentionnés ici. Retracée dans les pages de la revue
Cimaise, l’histoire raconte que les trois critiques ont été débauchés sans difficulté
d’Art d'aujourd'hui. La collaboration d’Herta Wescher à la revue d’André Bloc
concerne, pour l’essentiel, son domaine de spécialisation. Elle rédige d’ailleurs deux
textes sur le même sujet puisqu’un numéro est consacré au cubisme puis un autre,
au collage, et que l’on sait la place qu’a tenue cette technique dans les expériences
plastiques de Braque, Picasso et Gris, notamment. Le second texte est une synthèse
du premier qui, lui, s’attarde sur chaque artiste cubiste. Néanmoins, les deux articles,
très bien illustrés, le sont par des reproductions toutes différentes.
123
Il a écrit dans différentes revues de Belgique dont il est originaire.
ère
“La Leçon de peinture de Kandinsky”, dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950, non
paginé (3 pages).
125
Voir entretien annexe VIII.
126
Op. cit.
124
63
Pierre Guéguen
Pierre Guéguen est une figure singulière dans la rédaction d’Art d'aujourd'hui :
« Il reste un des seuls à s’être intéressé très tôt à Dubuffet, à
Chaissac […]. Il demeurait un peu un outsider dans le milieu, il était
plus littéraire, il s’intéressait à des artistes en dehors de la mode de
l’époque, mais qui sont d’ailleurs bien représentés dans Art
d'aujourd'hui. »127
André Bloc étant lui aussi amateur d’art naïf, la revue leur laisse en effet une large
place, occupée presque exclusivement par les textes de Guéguen128. Mais c’est
surtout par son style très personnel qui s’accorde parfaitement avec ses thèmes de
prédilection, que la critique de Pierre Guéguen surprend. Critique ne convient
d’ailleurs pas pour décrire cette littérature qui se plaît à filer la métaphore, jouer avec
les mots (« plein d’allégresse quatorze-juillette ! »129) et pratiquer l’absurde comme
pourrait le faire un pataphysicien :
« Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, que le
Gouvernement
s’étant
aperçu
d’une
fâcheuse
erreur
dans
l’affectation de certains monuments publics, a profité du Bi-Millénaire
pour redresser ces glissements. Il a donc décidé que, désormais,
l’institut de France servirait d’Observatoire des Arts et des Lettres, au
lieu de se confiner dans le culte des termites et l’élevage des
moisissures.
Les académiciens seront contraints de passer, à tour de rôle, une
nuit sous la Coupole, pour observer le mouvement des astres
127
Entretien avec Michel Ragon, voir annexe VIII.
Cécile Agay, les deux premières années, apporte sa contribution avec des textes sur des
esthétiques proches mais on constate que c’est Pierre Guéguen qui rédige l’intégralité des dossiers
ème
des deux numéros spéciaux "Les Néo-primitifs" (2
série, n°4, mars 1951) et "Paris vu par les
ème
peintres primitifs modernes" (2
série, n°7, juillet 1951) et une grande partie de "Les Enfants-Les
ème
série, n°2, novembre 1950).
Fous" (2
129
ème
A propos de l’exposition Leuppi, Istrati, Bozzolini, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, marsavril 1954, p. 62.
128
64
nouveaux qui se lèvent à l’horizon de la Peinture, de la Sculpture et
de la Littérature. »130
Le lecteur se laisse volontiers emporter par cet esprit fantasque et inspiré qui
insuffle un petit vent de légèreté bienvenu dans les pages d’Art d'aujourd'hui. Avec la
livraison consacrée à la photographie131 Guéguen s’amuse au commentaire de
chaque cliché, glissant un bon mot pour chacun et baladant le lecteur d’une page à
l’autre au gré de son texte. Cet humour sert aussi à ridiculiser les esprits étroits et à
appuyer son sens critique :
« Alors qu’on laisse impunément salir, dans les salons (par des toiles
qui feraient mieux de rester blanches, des tableaux qui auraient tout
intérêt à devenir noirs) des mégamètres de cimaises ; alors qu’on
favorise même cet exhibitionnisme, en organisant, dans les
administrations à budgets comprimés, le Salon des troglodytes du
Métro ou celui des Garçons de Bureau du Ministère des Chemins
rénovés […] »132
Cependant, lorsqu’il s’agit de donner des clefs de compréhension et d'expertise de
cette esthétique qui peut facilement être dépréciée par manque de connaissances,
Pierre Guéguen se montre aussi rigoureux que didactique. Il le montre dans les
dossiers que la revue consacre aux néo-primitifs ainsi qu’aux dessins d’enfants et
d’aliénés133.
Michel Seuphor
Michel Seuphor a vécu les débuts de l’abstraction. Grand ami de Mondrian,
spectateur principal de son œuvre, il devient dans les années cinquante le grand
témoin de la naissance de l’art abstrait, et celui qui a fondé avec Joaquín TorrèsGarcia le groupe et la revue Cercle et carré (1930) réunissant entre autres Arp,
130
Dans Art d'aujourd'hui, juillet 1951, op. cit., p.17.
ème
3
série, n°7-8, octobre 1952.
132
ème
“Le Graphito”, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°3-4, février-mars 1952, p. 45.
133
Op. cit.
131
65
Mondrian, Taeuber-Arp, Vantongerloo, puis Baumeister, Robert Delaunay, Domela,
Freundlich, Gorin, Kandinsky, Moholy-Nagy, Schwitters, etc. Avant cela, dès 1921,
alors qu’il n’a que vingt ans, Seuphor se fait connaître pour diffuser les idées de
l’abstraction dans sa revue anversoise, Het Overzicht (Le Panorama)134. Puis en
1927, il publie avec Paul Dermée, à Paris, Les Documents internationaux de l’Esprit
nouveau, un numéro unique dans lequel on peut lire :
« PUBLIC, – vous apprendrez en quoi les créateurs nouveaux
transforment la face du monde et vous renouvellent vous-mêmes à
votre insu. Voulez-vous rester des hommes du moyen âge ? Non.
Alors soyez d’aujourd’hui. Nous vous y aiderons. »135
Aussi, lorsqu’il revient à Paris en juin 1948 après un exil dans le Sud de la
France entamé en 1934 et qu’il se rend au Salon des Réalités Nouvelles, il constate :
« Je suis reçu presque triomphalement par tout le monde : “Seuphor est enfin là”,
“Ah, vous êtes revenus ! Nous avons besoin de vous”, etc. Et tout le monde était
charmant avec moi. »136 L’ami de Mondrian, qui avait connu les abstraits de l’avantguerre et dont artistes et critiques se voulaient les héritiers, ne pouvait
qu’impressionner mais aussi intriguer.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que dès le premier numéro, Michel Seuphor
collabore à Art d'aujourd'hui, revue qui se place dans l’héritage de Mondrian et dont
les animateurs pourraient co-signer les lignes citées ci-dessus parues dans Les
Documents internationaux de l’Esprit nouveau et se reconnaître dans l’enthousiasme
de partager, de diffuser une avant-garde. Seuphor n’est cependant pas attaché à la
revue ; homme libre, il participe à son retour à plusieurs projets tels Derrière le miroir,
la revue éditée par Aimé Maeght, ou L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres
somme qu’il rédige en 1949, également à l’initiative du galeriste. On le retrouve dans
la programmation de la Galerie des Deux-Iles où il propose Jean Arp, Sonia
Delaunay, Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov, Francis Picabia, Léopold
Survage.
134
Avec Het Overzicht, Michel Seuphor en est déjà à sa troisième revue.
Cité dans Y. Chevrefils Desbiolles, Paris, 1993, op. cit., p. 99.
136
Michel Seuphor : un siècle de liberté. Entretiens avec Alexandre Grenier, Paris, 1996, p. 244.
135
66
Ses textes pour Art d'aujourd'hui sont chargés de son passé. Seuphor a
acquis une grande respectabilité qui n’est pas due à l’âge – il est de la même
génération que la plupart des autres collaborateurs – mais à son expérience. C’est
donc à lui que l’on fait appel pour évoquer Mondrian, Van Doesburg, Taeuber-Arp, le
néo-plasticisme etc. Ainsi, lorsque le Stedelijk Museum d’Amsterdam expose De Stijl,
une double critique est proposée dans la revue. Celle de Léon Degand se veut
quelque peu polémique :
« Le Néo-plasticisme, entend-on parfois, serait une impasse. […]
Parce que nous sommes tous condamnés à mourir un jour, sommesnous des “impasses” ? »137
Michel Seuphor, de son côté, rappelle le développement du mouvement, revient sur
la revue De Stijl, sur le rôle primordial de Mondrian quant à la théorisation des idées
et sur l’importance de Van Doesburg pour la vie de cette revue.
L’homme apparaît en effet plus modéré, peut-être un peu éloigné des débats
d’actualité ; il en a menés d’autres en leur temps. Ses brèves critiques d’expositions
révèlent une curiosité qui ne s’enferme pas dans une esthétique. Roger Bordier se
souvient :
« Seuphor n’était pas le plus exigeant de ce petit groupe. Il était
certainement plus éclectique que nous ne l’étions Degand, Pillet et
moi. Nous avions sans doute des points de vue esthétiques plus
arrêtés que lui qui était au fond plus ouvert. »138
On trouve cependant sous son nom des textes plein d’agacements139, de regrets140,
voire de colère lorsqu’il rappelle qu’aucune exposition de Mondrian a eu lieu dans
une institution parisienne141.
137
ème
“L’Exposition du Stijl”, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°8, octobre 1951, p. 26.
Voir entretien, annexes V.
139
ème
“Les Muses fonctionnaires”, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°1, octobre 1950, p. 19.
140
ème
“L’Aubette”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953, pp. 10 à 13.
141
ème
“Mondrian indésirable”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 1.
138
67
Félix Del Marle
Félix Del Marle est présent dans Art d'aujourd'hui tant pour son œuvre d’artiste
que par ses articles. Cependant il écrit peu dans la revue bien qu’il en partage les
idées. Dès 1926, avec Vouloir, revue lilloise dont il devient le rédacteur en chef, il
diffuse les idées du néo-plasticisme et y publie en 1927, “Le Home – La Rue – La
Cité” de Mondrian, article théorisant les idées de l’artiste. Félix Del Marle le soumet
en juillet 1949142 à André Bloc (alors qu’Art d'aujourd'hui vient de paraître), qui le
diffuse effectivement dans la revue en décembre de cette même année. Avec cette
lettre de l’été 1949, Del Marle remercie également André Bloc de l’avoir mis en
contact avec l’architecte Paul Herbé qui lui propose de travailler à la mise en
couleurs de vastes réalisations pour la ville de Niamey. Ainsi, avant d’être liés par la
réalisation de la revue, Del Marle et Bloc se retrouvent dès le départ sur les idées de
la synthèse des arts qui les mèneront à fonder le Groupe Espace en 1951143.
Pierre Faucheux
Pierre Faucheux, quant à lui, reste l'homme de la composition dont l’inventivité
et le sens de la recherche (qu’il s’agisse du papier, de la typographie, de la mise en
pages, des couleurs, des documents servant d’accroche pour la première de
couverture) marquent un tournant dans l’édition lorsqu’il entame en 1946 sa
collaboration avec le Club français du livre dont il devient directeur artistique la même
année. En 1954, il suit Bernard Gheerbrant, créateur de la Hune, dans l’aventure du
Club des libraires français qui tente de contrer la vente par correspondance. Il y crée
quatre cent quatre-vingt livres. C’est lui qui donne à Art d'aujourd'hui son identité
visuelle associant à la rigueur les débordements de ces cadres stricts de manière à
intégrer les leçons du néo-plasticisme tout en les dépassant avec liberté.
142
Lettre en date du 29 juillet 1949 de Félix Del Marle à André Bloc. Bibliothèque Kandinsky, Centre
de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou,
Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
143
Félix Del Marle meurt en décembre 1952.
68
C’est également Pierre Faucheux qui se charge de la conception de
l’exposition du numéro de L’Architecture d’aujourd’hui consacré aux Arts plastiques à
la Galerie Maeght. Ses réalisations ne se limitent pas à la deuxième dimension :
concevant la librairie La Hune boulevard Saint-Germain en 1949, Faucheux entame
une carrière d’architecte. Il est à l’origine de l’aménagement intérieur du musée d’Art
moderne de la Ville de Paris et de l’ARC, il travaille aux côtés de Charlotte Perriand à
la création de la station de ski des Arcs, il aménage en outre un appartement modèle
en 1952 pour Paris Match, présenté ensuite au Salon des arts ménagers. Une fois
encore Art d'aujourd'hui s’adjoint les talents d’un homme à la créativité polymorphe.
Roger Bordier
De son côté Roger Bordier entame tardivement sa participation à Art
d'aujourd'hui puisqu’il y publie ses deux premières brèves dans le numéro d’octobrenovembre 1953 :
« J’avais déjà écrit ici ou là, et j’ai fait la connaissance d’un artiste
abstrait de l’époque, Edgard Pillet, qui animait avec Jean Dewasne
un atelier d’art abstrait, rue de Rennes. Des conférences y avaient
lieu régulièrement. Nous avons rapidement sympathisé, Edgard Pillet
et moi. J’aimais ce qu’il faisait et il m’a dit faire partie du comité de
rédaction de la revue Art d'aujourd'hui. […] C’est donc par son
intermédiaire que j’ai été présenté à André Bloc. Celui-ci m’a d’abord
demandé de faire quelques comptes-rendus d’expositions puis m’a
proposé de collaborer à la revue […]. »144
Le rédacteur trouve rapidement sa place : dès le numéro suivant, en
décembre 1953, il commence "L’Art et la manière" qui reste une des idées fortes et
originales d’Art d'aujourd'hui. Cette série fait ressortir un atout du rédacteur : il
possède le sens du titre. Non pas les titres journalistiques qui jouent avec les mots
quitte à s’éloigner du fond même de l’article, mais des titres qui font souvent se
144
Voir entretien annexe V.
69
balancer deux termes, résumant le style de l’artiste ou introduisant d’emblée le
lecteur dans la problématique de l’article. On peut citer : “Automatisme et méthode
chez Mortensen”, “Cicero Dias et le fait mural”, “La constante sollicitation d’André
Bloc” ou encore “Mesure de Pillet : réflexe intellectuel et reconnaissance de
l’imprévisible”. D’autres articles portent des titres qui sonnent parfois comme un
slogan, qui marquent le lecteur : “Il faut lever l’hypothèque des salons”, “Il faut
maintenant connaître Lacasse”, “L’Art est un service social”. Une concision que l’on
ne retrouve pas dans le corps du texte qui se compose de longues phrases aux
nombreuses virgules, de développements enrichis de digressions. Curieusement,
Roger Bordier n’en devient pas pour autant confus. Il s’en dégage une générosité
intellectuelle, un grand appétit d’échanges d’idées. Une richesse qu'il met au service
de la revue, l’alimentant abondamment de ses textes. Cela témoigne aussi de la
confiance immédiate qu’André Bloc accorde à Roger Bordier lui permettant la
réalisation d’une série importante (occupant dans chaque numéro six à huit pages) et
lui confiant la rédaction de la quasi-intégralité du numéro "Synthèse des arts", thème
ô combien important dans Art d'aujourd'hui.
Charles Estienne
Charles Estienne, lui, écrit des phrases longues et amphigouriques. S’il n’est
pas un chroniqueur assidu d’Art d'aujourd'hui, le critique a sa place dans cette
énumération pour le rôle qu’il tient dans le monde de l’art des années cinquante,
dans la revue et hors d’elle. Après la Seconde Guerre mondiale, Charles Estienne et
Léon Degand sont les deux grands défenseurs de l’abstraction145. Le premier dans
Combat pour lequel il écrit à partir de mars 1946, le second dans Les Lettres
françaises. Pierre Guéguen, qui livre de vertes critiques du rédacteur, note,
moqueur : « [Charles Estienne] à qui il arrive de s’exprimer clairement parfois »146
145
On les retrouve d’ailleurs dans le sommaire du numéro spécial des Cahiers des Amis de l’art :
"Pour ou contre l’art abstrait", n°11, 1947 parmi l es cinq articles de critiques que contient la revue (en
plus des dix témoignages d’artistes).
146
ème
“Matière et maîtrise une évolution : le tachisme”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, mars-avril
70
C’est effectivement ce qui ressort des articles publiés dans Art d'aujourd'hui : un style
lourd, des phrases interminables pouvant constituer à elles seules un paragraphe
comme on peut en lire par exemple dans le portrait qu’il livre de Deyrolle147. A cette
forme pesante s’ajoute l’impression que le critique cherche en permanence la
formule, la phrase susceptible de résumer une vérité de l’Art. Il pérore ainsi :
« De par même sa définition, et du fait qu’il est dans sa pratique
quotidienne une protestation contre la vision habituelle des choses,
l’art est certes un paradoxe permanent ; et singulièrement l’art
moderne, et sa pointe la plus aiguë, l’art abstrait, dont actuellement
le scandale essentiel, et peut-être le rôle essentiel, sont d’accuser la
coupure irréductible entre la vision moyenne, la vision prosaïque des
choses, et l’autre vision, dont l’artiste est sans doute le détenteur,
mais dont le spectateur peut être le co-participant, si du moins il veut
faire l’effort d’inventer sa vie au lieu de la subir. »148
Avec Léon Degand, ils forment un couple de critiques unis vers un même but
mais ils demeurent
« très différents. [Charles Estienne] se considérait comme écrivain,
artiste, musicien, chanteur alors que [Léon Degand] était critique
d’art à part entière et écrivain. » 149
Estienne compose un personnage complexe et versatile qui agace souvent ses
pairs150 et lui vaut d’être ouvertement critiqué dans Art d'aujourd'hui, ce qui sera
1954, pp. 52 et 53.
147
ème
“Jean Deyrolle ou la continuité de la peinture”, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°5, avril-mai
1951, pp. 18 à 21.
148
ème
“Hans Hartung : un style de l’expressif pur”, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°4, mars 1951, p.
20.
149
Entretien avec Denise René, voir annexe VII.
On peut lire dans le texte "Déterrons le feu" de Jean-Clarence Lambert (Paris, 1984) que Charles
Estienne désirait publier une sélection de ses textes de critique d’art dans un ouvrage qui devait porter
le titre de L’Humeur romantique. Cela renseigne, en effet, sur le regard que ce dernier portait sur cette
activité.
150
On retrouve par exemple ces mots dans la bouche de Michel Seuphor : « [Estienne] était très
important, et personne n’aurait osé contester ses choix… Que je trouvais très douteux […]. Engagé
dans une critique très parisienne et très liée au négoce, il a défendu des peintres qui ne le méritaient
pas vraiment. », Paris, 1996, op. cit., pp. 263 et 264. Il faut également citer le très ironique “A la
tienne, Estienne” dans lequel Michel Ragon reproche au rédacteur de ne pas parler d’art… du moins
dans sa rubrique Art de France-Observateur… Il ajoute que le souvenir « sentimental » que l’on peut
71
abordé plus loin. Il faut néanmoins souligner que le critique reste respecté et
apprécié par les artistes. Lorsqu’en octobre 1953, la revue publie “Le Bonimenteur
de l’académisme tachiste” de Pierre Guégen et Cimaise, “Un peu de clarté dans le
brouillard (d’octobre)”151 dans lequel on trouve, sous la plume du si modéré
Gindertael, une attaque contre Charles Estienne, une réplique paraît dans Combat le
18 décembre 1953. “Un communiqué du Salon d’Octobre”, signé par Pierre
Alechinsky, Denise Chesnay, Jean Degottex, René Duvillier, Krisek, Marcelle
Loubchansky, Jean Messagier, James Pichette et Jean Pons, affirme un soutien
sans faille à Charles Estienne et l’assure d’une « entière confiance »152.
Nous l’avions vu en introduction : André Bloc aime s’entourer de personnes
qui non seulement partagent ses idées mais en plus, les divulguent avec autant de
fougue que de clarté. Il sait également s’en séparer quand l’entente ne lui semble
plus possible. Charles Estienne détient la fougue mais pas la clarté ; de plus, comme
Julien Alvard, ses idées divergent peu à peu de celles d’André Bloc et s’éloignent de
la ligne de la revue jusqu’à la critiquer ouvertement153. Le critique endosse alors le
rôle de traitre pour les animateurs d’Art d'aujourd'hui qui prennent grand plaisir à
relever ce qu’ils jugent être ses débordements154.
avoir pour les écrits d’Estienne dans Combat après 1945 « époque héroïque de l’art abstrait », serait
bien mis à mal si on les retrouvait : « si l’on s’avise de relire ces fameux articles, on s’aperçoit avec
effarement de leurs contradictions. » Après avoir réduit à peu de choses le fond des articles de
Charles Estienne, Ragon s’en prend à son style, se moquant des fréquentes citations qui ponctuent
e
ses textes pour ne pas dire qui l’alimentent... Cimaise, 2 série, n°7, juin 1955, p.24.
151 ère
1 série, n°1, octobre 1953, pp. 18 et 19.
152
John-Franklin Koenig, co-fondateur de Cimaise, a constitué des pressbooks de la revue. Celui de
1953-1957 contient cette coupure de presse de Combat. Bibliothèque Kandinsky, Centre de
documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Galerie Arnaud.
153
On peut lire en effet dans son pamphlet L’Art abstrait est-il un académisme ? (en 1950) des propos
opposés aux idées que défend Art d'aujourd'hui, tels : « Quant au mythe du travail collectif, lié à celui
de l’époque, parlons-en. Au vrai, c’est une solution de paresse, qui dispense de s’interroger à fond
soi-même. Ne vous fatiguez pas, semble-t-on dire. Faites comme nous (un certain art abstrait),
donnez votre blanc seing à l’époque, puisqu’elle s’exprime par vous. Ce que vous appeliez votre
liberté est le dernier repaire du romantisme et de l’obscurantisme. » (p. 20) Ou encore des atteintes
qui peuvent être plus personnelles, ainsi : « L’humour est ce qui manque le plus aux pratiquants de
l’abstraction froide pour atteindre cet angélisme qui serait leur seule justification, mais qui ne saurait
être qu’une révolte supérieure de l’esprit, et ne supporte pas d’être confondu avec le sérieux tant
conseillé du travail en équipe, et l’on doit même dire, du travail en série. » (p. 26).
154
Ils peuvent être sévères et durs avec leur ancien ami. Ainsi, dans Art d'aujourd'hui de février-mars
ème
ème
1952 (3
série, n°3-4, 2
de couverture) : « Et c’est parce que certains n’ont pas voulu le
comprendre ou l’admettre qu’ils nous ont quittés. Cependant leur optique différente de la nôtre suivie
72
de leur départ ne saurait, en aucun cas, justifier ou même simplement expliquer un sot esprit de
représailles et des propos diffamatoires. Nous sommes suffisamment absorbés par nos tâches […]
pour ramener, comme il se doit, à leur juste plan, les vaines querelles suscitées par quelques
ambitieux ou quelques ratés des arts ou des lettres. » Le nom de Charles Estienne n’apparaît pas
mais c’est bien de lui dont il s’agit ici ; aucun autre rédacteur n’a engendré de telles philippiques. Ces
propos contre le critique inconstant prennent d’autant plus de poids qu’ils sont publiés dans un texte
un peu solennel faisant le bilan des deux premières années.
73
2. Cinq années d’existence : juin 1949 – décembre 1954
« L’Abstraction, sous quelque forme que ce soit, doit être
abordée sans compromis, ou ne doit pas l’être. »155
La revue est créée, l’équipe rédactionnelle, trouvée. Quant aux ambitions,
elles demeurent inhérentes à la fondation même d’Art d'aujourd'hui. Aussi, sa ligne
éditoriale ne fait pas l’objet d’une note d’intentions mais elle se dessine de texte en
texte, se devinant souvent plus dans les indignations des rédacteurs. Elle mène
aussi, une fois encore à cette question du sectarisme d’Art d'aujourd'hui qu'il serait
vain d'arbitrer et de trancher mais dont il s’agit de cerner l'origine.
Une certitude donne, néanmoins, une orientation forte à la revue. La
conviction qu'un art s’adressant au plus grand nombre, mis à sa disposition, peut
améliorer la vie de tous. Cette confiance en la création abstraite se manifeste aussi
par un grand nombre d’actions qui touchent l’édition, les expositions, le cinéma et
s’affirme aussi par la création du Groupe Espace et la réalisation de l’Atelier d’art
abstrait.
Malgré toutes ces initiatives, tous ces élans qui se concrétisent, Art
d'aujourd'hui cesse de paraître selon la volonté même de son directeur André Bloc.
Cette fin annonce une naissance, celle d’Aujourd’hui : art et architecture, une revue
plus largement ouverte à la création industrielle afin de faire tomber les frontières
entre les différentes formes de création ainsi qu’il l’a toujours prôné dans les pages
d’Art d'aujourd'hui. Une sorte de continuité, en somme.
155
ème
Léon Degand, “Le Septième Salon des Réalités Nouvelles”, dans Art d'aujourd'hui, 3
août 1952, p. 26.
série, n°6,
74
a. La ligne éditoriale
L’éditorial du premier numéro d’Art d’aujourd’hui décrit le manque de presse
spécialisée :
« Or, à part quelques bulletins et journaux peu ou mal illustrés,
aucune publication régulière, consacrée aux arts plastiques, n’offre
aux artistes et amateurs d’art une tribune sérieuse pour permettre
aux grands courants artistiques de s’affronter, et pour orienter des
recherches plus ou moins cohérentes. »156
La situation n’évolue guère si l’on en croit le premier numéro du bulletin de la Galerie
Arnaud, trois ans plus tard :
« L’intérêt croissant que prend le public aux manifestations
concernant l’art moderne est sans proportion avec la faible ampleur
des moyens d’information qui lui sont accordés. Quand elle en traite,
la grande presse, à l’exception de quelques rares revues et journaux,
se limite aux grands maîtres et ignore systématiquement tout ce qui
n’est pas depuis longtemps consacré. »157
C’est en effet la grande presse qui se fait le relais des expositions, depuis les
quotidiens comme Combat, Le Figaro, L’Humanité, Le Monde, Libération, jusqu’aux
magazines hebdomadaires comme Les Lettres françaises. Ces périodiques
généralistes sont les tribunes des critiques les plus connus et se font l’écho de
l’actualité des arts et des débats qui en découlent. Journal d’informations,
l’hebdomadaire Arts se présente quant à lui comme un généraliste culturel ainsi que
le montre son sous-titre : Beaux-arts – Littérature – Spectacle. La partie consacrée
aux beaux-arts souffre particulièrement du peu d’illustrations et de la mise en pages
très sobre du journal. Elle souffre aussi d’un profond désintérêt pour une création
contemporaine, sinon pour l’avant-garde, préférant consacrer ses pages à
l’impressionnisme ou à l’école de Paris du début du siècle. Les quelques marques
d’intérêt pour l’abstraction se résument à des formules lapidaires qui ne favorisent
156
ère
Art d’aujourd’hui, 1
série, n°1, juin 1949, texte non signé.
75
pas la compréhension des lecteurs, comme ici à propos d'une publication d'Art
d'aujourd'hui alors que cette esthétique n'est déjà plus une redécouverte :
« Peinture et sculpture non figuratives constituent un apport non
négligeable : on s’en persuadera en feuilletant Témoignages pour
l’art abstrait et en visitant l’exposition de la librairie La Hune, mais
par pitié, Messieurs les Abstraits, ne vous éreintez pas à nimber vos
productions de méditations in-sensées qui tendent à vous justifier
face à ce que vous répudiez. »158
Soin de la mise en pages, clarté et didactisme
De leur côté, lorsque les animateurs d'Art d'aujourd'hui décrivent la revue, il en
ressort deux principales qualités dont la première énoncée concerne le soin apporté
à la présentation ; vient ensuite la volonté de clarté dans les textes mêmes159. Ces
deux exigences sont mises au service de la création plastique et des artistes : large
place est laissée à une illustration de bonne qualité afin que les œuvres puissent
s’exprimer d’elles-mêmes et le complément apporté par les textes doit leur rester
fidèle en s’en tenant à l’étude. On notera cette remarque dans les pages d’Art
d'aujourd'hui qui sonne comme une critique de ce qui se fait à l’époque : « Pas de
littérature, sclérose de l’esprit de création ; pas d’élucubrations tourmentées, mais
une analyse du fait plastique »160 L’art abstrait, création qui se passe de sujet,
devient un terrain de choix pour le littérateur en verve161. Rien de cela dans Art
157
Bulletin de la Galerie Arnaud, n°1, octobre 1952.
Claude Grégory, "A propos d’un témoignage sur l’art abstrait", dans Arts, vendredi 21 mars 1952,
p. 5.
159
On trouve deux présentations de la revue par elle-même. D’abord dans le numéro 3-4 de la
troisième série (février-mars 1952) sous forme d’un éditorial prenant place en deuxième de
couverture. Ensuite, les archives de la revue contiennent un document non daté (qui a dû être rédigé
fin 1951-début 1952) faisant un bilan de la deuxième série, probablement en vue d’être diffusé à des
fins publicitaires.
160 ème
2
série, n°3-4, op. cit.
161
On peut d’ailleurs citer cette remarque que Sophie Duplaix avance dans le texte “Ecrits de
peintres : du manifeste à l’aphorisme” dans Abstractions France 1940-1965, Paris, 1997 : « A ce titre,
il n’est qu’à parcourir la production critique de l’époque – extrêmement littéraire dans sa forme, quand
les critiques eux-mêmes n’étaient pas avant tout des écrivains – pour s’imprégner du ton général qui
158
76
d'aujourd'hui dont les rédacteurs s’appliquent non seulement à rester au plus près de
l’œuvre mais aussi à en devenir des passeurs. On le verra en deuxième partie avec
des séries d’articles comme "Le Passage de la ligne", véritable introspection
demandée aux artistes abstraits afin qu’ils expliquent et commentent leur choix pour
cette forme d’expression, ou encore "L’Art et la manière" qui fait entrer le lecteur
dans les secrets d’atelier.
L’esprit d’analyse, clair, cartésien qui construit les pages de la revue sied à
cette abstraction qui se plie elle-même à la rationalisation de l’architecture et de
l’urbanisme. Pour le critique, le didactisme qui sous-tend chaque article n’est pas
moins que le pendant de la volonté des artistes néo-plasticiens ou des théoriciens du
Bauhaus de réaliser un art immédiatement intelligible puisque débarrassé de toute
lecture iconographique, sans nécessité de culture préalable, si ce n'est la seule
observation et appréciation des rapports de formes, des rythmes, des harmonies ou
des dissonances colorées. Un art pour la collectivité, sans aucun doute mais qui
demande pourtant un œil exercé et débarrassé de son ancrage dans la
représentation. Il faut constater ici un échec dans le lien désiré entre créations et
public ; la didactique doit alors prendre le relais. Cette volonté d’être lisible,
compréhensif, doit également s’envisager en regard du contexte d’après-guerre où
l’art abstrait se trouve marginalisé par la figuration – depuis un paysagisme abstrait
pratiqué notamment par Bazaine, Le Moal, Manessier et les autres participants à
l'exposition Vingt jeunes peintres de tradition française, jusqu’à Bernard Buffet – et
par les grands maîtres vivants, Picasso, Matisse et Léger, qui se retrouvent, peutêtre malgré eux, bien envahissants pour les jeunes générations. Quant au
surréalisme né en 1924, son dégoût pour la guerre et sa réappropriation grinçante ou
poétique de la réalité lui font conserver toute son actualité. Il inspire de nouveaux
artistes tentés par une écriture automatique ou la capture du quotidien.
Néanmoins, ces autres tendances de l’art ne sont pas les seules entraves à
une plus large reconnaissance de l’abstraction géométrique ; cette esthétique doit
prouver de surcroît qu’elle n’est pas morte avec le néo-plasticisme quelque trente à
quarante ans auparavant, qu’elle a encore des choses à dire, des nouveautés à
semblait de mise pour commenter l’abstraction. », p. 32.
77
apporter. L'abstraction telle qu'elle a éclos au cours des années 1910 se nourrissait
de spiritualité tout autant que d'une nouvelle perception sensible du monde à travers
le prisme scientifique, d'un infiniment grand à un infiniment petit. Un regard qui effraie
bien plus qu'il ne fait rêver dans cet après-guerre aux airs d'apocalypse. De plus, en
quoi l'art abstrait serait-il différent de tous les autres mouvements picturaux qui se
sont succédés ? Cette esthétique ne porte-t-elle pas en elle sa fin quand Piet
Mondrian répète jusqu'à sa mort un même modèle strict et Casimir Malevitch
entretient un nihilisme pictural fatal ? La stérilité de l'abstraction n'était-elle pas en
germe chez ses initiateurs mêmes ?
Il est alors nécessaire d’opérer un tri sévère afin de bien faire comprendre ce
qui est valable de ce qui ne l’est pas dans l’abstraction de cette fin des années
quarante. Et cette discipline doit s’intensifier avec l’engouement que connaît peu à
peu l’art géométrique :
« De quatre-vingt-neuf participants à sa fondation, le Salon des
Réalités Nouvelles réunissait quatre cents envois de seize pays
différents en 1948. Un tel gonflement des effectifs de l’art abstrait ne
se produisait pas sans qu’il en résultât un étalage de médiocrité. »162
Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui n’ont de cesse de répéter que « la géométrie est
aisée mais l’art est difficile »163 ou, s'adressant aux artistes, qu'il faut
« bien se persuader que l’Abstraction n’est pas un cadeau qu’il suffit
d’accepter de l’extérieur, mais une conquête, vécue, de l’esprit par
l’esprit. Hors de là, il n’est que de vagues exercices de style. »164
Colères et impertinence, des armes contre le rejet de l’abstraction
Le ton employé par les rédacteurs montre l'inébranlable foi qu'ils ont en l'art
abstrait ; la légitimité de cette esthétique, son impact sur la création passée, actuelle
162
Michel Ragon, 50 ans d’art vivant, Paris, 2001, p. 51.
ème
Michel Seuphor, "Le Salon des Réalités Nouvelles", dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°6,
septembre 1954, p. 29.
163
78
et future ne font aucun doute pour eux. Aussi, s'il est juste de constater qu'ils ne sont
pas polémistes comme le seront souvent les animateurs de Cimaise165, leur
assurance les mène parfois sur les voies de l'impertinence. On le voit avec les saines
colères de Léon Degand, on la trouve aussi sous la plume de Michel Seuphor, Pierre
Guéguen ou Paul Etienne-Sarisson. Elle se manifeste contre tout ce qui s'apparente
à un rejet de l'avant-garde qu'il s'agisse de manifestations artistiques ou de
personnalités liées à la création. Ainsi cette charge de Michel Seuphor contre un
architecte qui s'insurge à la réception d'un carton d'invitation à l'exposition de Nicolas
Schöffer à la Galerie de Mai :
« Un certain M. Biret manifesta sa désapprobation en retournant
l’invitation avec ces mots : “Prière de ne pas m’importuner avec une
billevesée semblable. Il n’y a pas encore que des poires en France.”
M. Biret, qui est architecte de son état, n’a certainement jamais vu la
beauté d’un échafaudage. Aucune idée nouvelle ne pénétrera dans
le canon de beauté de M. Biret, fort de son code Napoléon et de sa
vieille France : nous sommes au complet, rien n’entre plus. S’il était
écrivain, il ne donnerait pas le moindre coup de canif dans son
Littré : français, langue morte. Penchons-nous avec pitié sur le cas
multiple de ce respectable citoyen qui a dû avoir bien du mal, il y a
quelques années, à se défaire de ses faux-cols empesés et de son
chapeau melon. Il ne s’engage que sur les routes depuis longtemps
officielles et il n’y aura plus jamais de printemps pour lui, car il
redoute tout renouveau comme un acte révolutionnaire capable
d’apporter des fleurs qui soient hors catalogue. Tout ce qui n’est pas
dans le dictionnaire est méchant, tout ce qui est fossilité [sic] est bon.
Telle est la morale de M. Biret, honnête homme et grincheux. »166
Ce texte est extrait d'une critique de l'exposition Schöffer qui s'enthousiasme pour le
travail de l'artiste autant qu'il attaque ses détracteurs. Il est caractéristique du ton que
l'on trouve parfois dans la revue et qui paraît être le résultat d'un fort agacement que
164
Léon Degand, Témoignages pour l’art abstrait, éditions Art d'aujourd'hui, Boulogne, 1952, p. 12.
A cette comparaison, Roger Bordier a répondu : « Non, en effet… très critiques mais pas
polémistes. On recherchait d’abord ce qui nous intéressait plutôt que ce que l’on pouvait contester. »
Entretien op. cit., annexe V.
165
79
le rédacteur ne parvient plus à contenir. Derrière cette critique se devinent toutes les
autres remarques que les animateurs d'Art d'aujourd'hui subissent.
"Critique de la critique"
Contrairement à bon nombre d’organes de presse, Art d’aujourd’hui ne
propose pas à ses lecteurs de rendez-vous réguliers à travers des rubriques qui
reviendraient à chaque livraison. On peut cependant retrouver dans tous les
numéros, une ou plusieurs pages de brèves critiques des expositions. Il aurait été, en
effet, difficile d’échapper à cet exercice presque obligatoire de balisage des
manifestations en cours. Cette rubrique apparaît sous une dénomination simple, "Les
Expositions", et elle se trouve souvent accompagnée d’"Informations" et parfois de
"Bibliographie" dont, là encore, les titres parlent d’eux-mêmes. Reste cependant un
rendez-vous que les lecteurs retrouvent dans neuf livraisons et qui permet aux
rédacteurs de laisser libre cours à leurs emportements, il s’agit de la rubrique
"Critique de la critique". Elle devient un indice de l'image que les rédacteurs ont de
leur revue.
Elle se situe en quatrième de couverture et sa mise en page reproduit des
coupures de presse sous lesquelles se trouvent des commentaires, au départ non
signés (excepté une critique d’un discours de Maurice Thorez par Léon Degand167).
La "Critique de la critique" paraît du numéro deux au numéro six de la première
série168 (à l’exception de la cinquième livraison) puis s’interrompt pendant plus d’un
an pour reparaître en mars 1951. Paul Etienne-Sarisson se charge alors de distribuer
blâmes et bons points aux critiques jusqu’en octobre 1951169. Cette rubrique permet
un droit de réponse aux autres médias, autorise aussi une manière de défouloir et
porte peut-être l’espoir de mettre chacun dans le droit chemin de l'abstrait.
166
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°5, juin 1952, p. 23.
ère
Dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950, quatrième de couverture.
168
Soit de juillet-août 1949 à janvier 1950.
169
Soit du quatrième au huitième numéro de la deuxième série.
167
80
En réalité, c'est d'abord une façon de se positionner contre : s’opposer aux
journaux à grand tirage qui ne prennent pas la chose artistique au sérieux et
préfèrent relater les petites phrases et menues attaques des uns et des autres,
s’attarder lors d’un entretien, sur l’anecdotique plutôt que sur la pensée de l’artiste.
Pour Art d'aujourd'hui, c’est tout un public potentiel qui se trouve désinformé :
« Voilà, sans doute, ce que nos “Grands Journaux” (grand par le
tirage) appellent l’information objective. Samedi-soir tire à quelque
700 000 exemplaires. Pratiquement, c’est donc près de deux millions
de Français qui le lisent. »170
Ce positionnement s’opère aussi à l’encontre de la presse spécialisée en arts
plastiques qui ne montre aucune tentative d’ouverture vers l’abstraction donnant
souvent de celle-là l’image d’une création élitiste et prétentieuse tout en se
consacrant en parallèle à des informations dénuées d’intérêt (comme peut l’être cette
annonce de la réalisation d’une ville en forme de cochon par un millionnaire
hollywoodien parue dans le journal Arts). Pour Art d'aujourd'hui, c’est autant de
lignes perdues, dans une presse spécialisée déjà trop rare, pour défendre la jeune
création.
Des rédacteurs convaincus
Le ton de cette rubrique doit en agacer plus d’un car les rédacteurs d’Art
d'aujourd'hui se donnent implicitement ici une position de supériorité : à l’évidence, il
ne peut s'agir que d'incompréhension et de méconnaissance de la part de leurs
contemporains. Ce ton doit surtout agacer Charles Estienne qui occupe une grande
place dans les sarcasmes de l’équipe rédactionnelle. On le sait, depuis la création de
L’Architecture d’aujourd’hui, André Bloc a constitué une équipe de fidèles
convaincus. Cette remarque de Julius Posener à propos de la cohésion au sein de la
revue d’architecture n’est pas très éloignée de ce que l’on constate dans Art
d'aujourd'hui : « [André Bloc] n’était pas, d’ailleurs, le seul à présenter la politique de
170
ème
Paul Etienne-Sarisson, dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°6, juin 1951, dernière de couverture.
81
la Revue aux lecteurs. Cette tâche était aussi celle de Pierre Vago, puis à partir de
1937 environ, d’André Hermant. L’unité de ton de ces manifestes d’auteurs différents
est remarquable. Tout le monde était d’accord sur les grandes lignes de la
revue. »171 Ce sont à peu près ces même mots que prononcent Roger Bordier
lorsqu’il évoque les prises de décisions dans le comité172. Si les personnalités sont
fortes au sein de la revue, aucune n’est mise en avant plus qu’une autre par une
tribune particulière, un éditorial ou un billet d’humeur.
Il est vrai cependant que dans leurs différents textes, les critiques emploient
facilement la première personne du singulier s’impliquant pleinement dans leurs
propos : « Oserais-je avouer que je me suis souvent fort ennuyé aux précédentes
expositions des Réalités Nouvelles »173. Cela crée aussi une proximité avec le
lecteur qui a par exemple le sentiment de suivre et profiter des réflexitons de Michel
Seuphor dans l’exposition "Véhémences confrontées" à la Galerie Nina Dausset :
« Au vernissage, j’avais aimé cette exposition homogène [...]. Mais
j’avais conscience que c’était là une pensée très méchante [...].
L’effet de surprise n’eut lieu que lorsque je fus rentré chez moi » 174,
ou Léon Degand au Salon de mai :
« En parcourant les premières salles, j’ai été frappé par le caractère
quasi indiscutable du parfum de qualité, dégagé par les toiles de
Lapicque et de Le Moal [...]. J’ai retrouvé avec beaucoup de plaisir,
Radou [...]. Poliakoff m’étonne toujours [...]. Je suis heureux de
saluer le retour de Descombin [...] »175
De manière générale, les textes semblent rédigés pour être lus par des personnes au
moins curieuses de l’abstraction géométrique si ce n’est complètement acquises à la
171
"L’Architecture d’aujourd’hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940", dans Aujourd’hui,
décembre 1967, op. cit., p. 19.
172
« C’était une mise en commun des idées. Cela se faisait assez librement, de façon très détendue.
Bon, il y avait souvent André Bloc qui faisait des propositions mais on en discutait ensuite, on faisait
un choix et une majorité l’emportait. Au fond, cela se déroulait assez simplement. Là, il n’y avait pas
de grands débats. C’est peut-être que l’on était d’accord sur un certain nombre de données majeures
à introduire dans la revue. » Entretien op. cit., annexe V.
173
ère
Roger Van Gindertael, "Réalités nouvelles", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°10-11, mai-juin
1950, p. 42.
174
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, p. 29.
82
cause. Cette impression de se trouver entre fidèles n'alimente-t-elle pas l'image
doctrinaire de la revue ?
Une réputation de sectarisme
Pour être plus précise, cette réputation est alimentée aujourd’hui par les
historiens dans leur comparaison entre ce que l’on appelle l’abstraction froide et
l’abstraction chaude. La terminologie même des qualificatifs induit qu’un courant est
plus rigide que l’autre dans le cadre d’un parallèle que les membres de Cimaise ont
alimenté. Fondée pour défendre le lyrisme, la revue de Jean-Robert Arnaud se
positionne contre les autres esthétiques voulant jouer les trublions dans un petit
monde de l’art que la jeune équipe juge ankylosé. Cimaise se pose donc contre l’art
géométrique ressenti comme monopolisant le milieu de l’abstraction. Cette noble
bataille fait d’Art d'aujourd'hui une cible dont le souvenir reste vivace dans la
mémoire de John-Franklin Koenig :
« Gindertael, Herta Wescher et Julien Alvard étaient à Art
d’aujourd’hui où ils ne pouvaient pas beaucoup écrire sur leurs amis
parce que ceux-là ne faisaient pas de peinture géométrique ce à
quoi Art d’aujourd’hui était presque exclusivement consacré. […]
Au fond, à un certain moment, Cimaise était la seule revue au
monde qui parlait uniquement de l’art contemporain en général. Il y
avait Art d’aujourd’hui mais cela restait très limité : c’était devenu de
plus en plus un organe autour de Denise René avec Vasarely
dirigeant un peu le tout. Cimaise était beaucoup plus élargie. »176
Herta Wescher établit un bilan similaire lorsqu’elle se remémore les débuts de
Cimaise :
« Gindertael, Alvard et moi avions été, pour un temps plus ou moins
long, membres du comité d’Art d'aujourd'hui, mais nous l’avions tous
175
176
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°6, juin 1951, p. 28.
Entretien réalisé le 23 mars 2000, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise,
83
abandonné sans trop de regret en faveur de Cimaise. Alors que pour
la première on était obligé de soutenir, exclusivement, l’art
géométrique, “fonctionnel” dans lequel André Bloc, jusqu’à la mort de
Léon Degand, voyait le salut unique, Cimaise nous permettait de
nous tirer de cette impasse. »177
Pourtant, la critique allemande n’a que peu écrit dans Art d'aujourd'hui ; trente-huit
brèves il est vrai mais seulement dix-sept articles dont douze parus dans le seul
numéro consacré au collage. Enfin, Michel Ragon, simple témoin de l’entreprise
géométrique, en vient, avec son vocabulaire imagé, au même verdict :
« Il faut se replacer dans cette année 1953, où la seule tribune dont
disposaient les artistes abstraits était Art d’aujourd’hui, revue alors
extrêmement
sectaire
pour
laquelle
hors
de
l’abstraction
géométrique il n’y avait pas de salut, pour comprendre combien le
n°1 de Cimaise ressemblait à un manifeste. Seule, C laude-Hélène
Sibert et moi-même n’avions jamais collaboré au bulletin paroissial
de l’Eglise abstraite orthodoxe. »178
Il est probable que Léon Degand, particulièrement engagé dans cette
esthétique abstraite, est un vecteur de ce sectarisme décrié. Alors, n’est-il
qu’apparent ou bien fondé ? La réponse ne sera pas catégorique. On sait que la
revue évolue dans le petit monde de l’art, lui-même divisé en plus petits mondes et
qu’Art d'aujourd'hui est bien implanté dans le microcosme de l’abstraction
géométrique. Celui-ci est compris dans l’ensemble à peine plus vaste de l’abstraction
(terme mal défini pour le public néophyte), lui-même satellite du milieu artistique, etc.
Une longue liste de sous-ensembles pourrait être établie ; retenons seulement qu’il
s’agit d’une succession d’univers aussi réduits que divers, engagés, et parfois même
quasi autonomes. Ce que l’on retrouve avec l’art géométrique autour de la Galerie
Denise René, du Salon des Réalités Nouvelles, d’Art d'aujourd'hui, et même de la
sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1. Souligné par nous.
177
"Une entreprise courageuse", dans Cimaise, n°100-101, janvier-avril 1971, p. 63. Souligné pa r
nous.
178
Cimaise n°100-101, op. cit., p. 66. Souligné par nous.
84
rupture avec Charles Estienne. Un monde qui a sa vie propre et qui intrigue ou
agace ceux qui le regardent depuis l’extérieur.
Confirmation ou infirmation de cette réputation ?
Voilà pour l’image. Mais à lire attentivement l’ensemble des revues Art
d'aujourd'hui sans faire de comptabilité et en se fiant simplement à sa mémoire, on
obtient une impression d’ensemble. Elle permet de se rapprocher de ce que peut
ressentir un lecteur de la revue avec pour avantage la certitude d'être face à une
somme complète, exhaustive. On remarque alors que ce sont souvent les mêmes
artistes qui sont cités lors de textes sur des expositions collectives ou des foires. Ce
sont les œuvres d’Emile Gilioli, Berto Lardera, qui sauvent un salon, le travail de
Robert Jacobsen et Richard Mortensen qui retient l’attention lors de l’exposition des
artistes danois en France, ou celui de Victor Vasarely, Serge Poliakoff, Alberto
Magnelli et Edgard Pillet lors d’une Biennale, ou encore des oeuvres du Groupe
Espace, de Félix Del Marle et de Paul Etienne-Sarisson qui illustrent un compterendu du Salon des Réalités Nouvelles179. Il est indéniable qu’Art d'aujourd'hui
détient un répertoire d’artistes dont les noms s’égrainent d’un numéro à l’autre et qui
deviennent une base semblable à de solides fondations.
Et pourtant, sur cette base, viennent se greffer des sujets qui montrent
l’ouverture de la revue à de nombreuses formes d’art pourvu qu’elles soient jugées
de qualité. Son premier numéro n’est-il pas annoncé dans L’Architecture
d’aujourd’hui par un article sur Henri Laurens, artiste figuratif ? C’est aussi avec un
article de Léon Degand sur la rétrospective de ce même sculpteur au musée d’Art
moderne que le critique fait une mise au point. Il regrette que les artistes
académiques soient « abondamment salués par une presse délirant de conformisme
avisé et de crainte panique de l’avant-garde » et fait remarquer que
« c’est donc dans cette revue, qui passe pour un des bastions du
sectarisme abstrait et où l’on a maintes fois rendu hommage à
179
Cette liste d’artiste n’est pas exhaustive, il faudrait au moins y ajouter Jean Arp, André Bloc, Jean
85
Laurens […] qu’il faudra redire, avec joie et en toute amitié pour
l’homme et l’œuvre, quelle est la valeur de ce grand sculpteur
figuratif. »180
Ces propos ne doivent pas surprendre venant de celui qui concluait deux ans
plus tôt son texte français du catalogue Do figurativismo au abstracionismo au
musée d’Art moderne de São Paulo, par ces phrases :
« De tout cela on ne saurait sans abus, conclure à la supériorité ou à
l’infériorité de l’Abstraction à l’égard de la Figuration. Il ne s’agit, en
réalité, que de deux modes d’expression, séparés uniquement par
des différences de langage. Il appartient aux artistes de douer ces
langages de force expressive, et, au public, de s’en assimiler
intimement les particularités afin de ne rien perdre de ce qu’elles
expriment. »181
Un simple regard sur les couvertures de la revue indique aussi que dès le
troisième numéro, Fernand Léger est à l’honneur alors qu’il est non seulement
figuratif mais aussi un des trois grands maîtres qui, avec Picasso et Matisse,
accaparent le devant de la scène, laissant bien loin derrière l’avant-garde abstraite.
De même Henri Laurens (qu’il faut encore mentionner), l’art traditionnel mexicain, le
cubisme, la photographie et le collage dans leurs diversités, ainsi que les dessins
d’enfants et d’aliénés, les peintres primitifs, font la couverture de la revue (deux fois
pour ces derniers). Soit un quart des numéros qui consacrent leur une à un art autre
que l’abstraction ou la synthèse des arts. De même, le choix des peintres primitifs
modernes que les rédacteurs de la revue font à l'occasion de la célébration du
bicentenaire de Paris est intéressant. Ce numéro demeure une singularité parmi
l’ensemble des publications d’Art d'aujourd'hui. Il ne s’adresse pas au lectorat
habituel de la revue, ou du moins, pas seulement à celui-ci. Sa cible se veut très
sensiblement élargie, et pourquoi pas jusqu'aux touristes profitant de l’été pour visiter
la capitale française ? Bien que ce ne soit pas un hors-série, cette livraison se
présente comme telle : c’est la seule qui ne publie pas le rendez-vous habituel des
Dewasne, Jean Deyrolle, Cicero Dias, Antoine Pevsner et Sophie Taeuber-Arp.
180
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°6, juin 1951, p. 29.
86
chroniques d’expositions (qui sera en revanche présent dans le numéro de
décembre 1951 qui tient lieu de catalogue pour l’exposition Klar Form). On entend
bien qu’une couverture illustrée de sept détails d’œuvres naïves et attachantes de
Camille Bombois, Maurice Utrillo ou Louis Vivin soit plus spontanément attractive que
si les animateurs d’Art d'aujourd'hui avaient tenté une approche abstraite de Paris !
Toutefois, les rédacteurs d'un organe sectaire, « exclusivement consacré » à
l’abstraction géométrique, n’auraient pas donné autant d’importance à une
esthétique qui leur est en apparence aussi étrangère, ou alors ils auraient agi avec
une bonne dose de cynisme mercantile.
Ajoutons la remarque de Charles Estienne – alors encore très engagé dans la
défense de l’art abstrait – qui exprime bien que l’on peut renoncer à l’abstraction
sans pour autant devenir un mauvais peintre aux yeux des rédacteurs d’Art
d'aujourd'hui. Elle concerne Jacques Villon182 :
« […] Il a fait un certain nombre de "peintures abstraites" – au sens
le plus classique du terme – et il ne les a d’ailleurs jamais reniées.
Mais trop libre – trop bohème, avoue-t-il modestement – il avait
d‘autres choses à dire […] »183.
Cette phrase reste dans le droit fil des avertissements de Michel Seuphor et Léon
Degand cités au début de cette partie : l’abstraction ne doit pas être un garant de
modernité pour l’artiste mais un medium pour son expression la plus intime.
Il est probable cependant que l’image de la revue ne concerne pas la revue
elle-même. Cette expérience humaine dont nous ne conservons des traces qu’à
travers de l’écrit dépasse pourtant le cadre des pages d’Art d'aujourd'hui. Des
phrases sont échangées dans les ateliers et les vernissages, des susceptibilités se
trouvent blessées, des avis divergent. Julien Alvard expose un court récit de la
conception de l’ouvrage Témoignages pour l’art abstrait édité par la revue dont on
peut suivre l’évolution tumultueuse dans les courriers du critique. La conclusion qu’il
en donne éclaire sur notre question :
181
P. 52.
Le peintre est d’ailleurs interrogé par Roger Van Gindertael pour sa série "Le Passage de la ligne"
en août 1952.
183
ère
"Jacques Villon", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (quatre page s).
182
87
« C’est alors qu’André Bloc décida d’éditer un livre qui serait
consacré à des témoignages d’artistes tournant autour de l’art
abstrait. Roger Van Gindertael et moi-même furent chargés de
recueillir les interviews. Il n’y eut aucune exclusive. Je fus chargé de
demander à Soulages, Hartung et Schneider184 leur concours qu’ils
refusèrent, entraînant à leur suite un nombre de peintres lyriques et
faisant de ce livre et de son promoteur une figure de proue de la
géométrie. »185
Enfin, pour engagé que soit Art d'aujourd'hui, la revue ne l’est pas
politiquement. En revanche elle est un véritable organe social au service des artistes.
Des textes qui posent clairement les problèmes que rencontrent les artistes pour
vivre, les solutions envisagées par les pouvoirs publics pour y répondre avec le
positif et le négatif de chacune, des propositions, des réflexions, seront détaillés plus
loin. Mais jamais les rédacteurs ne sortent des limites de l’univers de la création. Et
l’on est d’ailleurs presque surpris de lire dans les pages d’Art d'aujourd'hui les
quelques rares références à la Seconde Guerre mondiale dans le numéro
"Allemagne" d’août 1953 avec lesquelles Michel Seuphor, Gert Schiff et John Antony
Thwaites introduisent chacune leurs contributions186.
184
Pierre Soulages explique aujourd’hui qu’ils ne souhaitaient pas témoigner pour l’art abstrait au
même titre qu’ils ne l’auraient pas fait s’agissant de l’art figuratif ou de toute autre expression ; l’idée
d’appartenir à une famille d’artistes pour laquelle il faudrait s’exprimer ne convenant pas à ces esprits
libres.
185
L’antipathie devait être partagée ; le critique évoque plus loin le départ de Charles Estienne de la
rédaction, expliquant qu’il s’intéresse alors à « des peintres douteux quant à la rigueur de leurs
conceptions, Marie Raymond, Soulages, Degottex, Macelle Loubchansky, Duvillier, Hartung,
Schneider, Poliakoff ». Tapuscrit du texte pour Aujourd'hui spécial André Bloc (op.cit.), non publié en
l’état. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art
moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard.
186
ème
Michel Seuphor y revient également avec "L’Aubette", 4
série, n°8, décembre 1953, pp. 10 à 13,
ce café-dancing aménagé par Van Doesburg, Arp et Taeuber-Arp ayant été détruit par les nazis.
88
b. Art d’aujourd’hui hors les pages
Il faut le souligner dès maintenant : Art d'aujourd'hui n’est pas la première
revue d’art à organiser des événements. Yves Chevrefils Desbiolles, dans son
ouvrage Les Revues d’art à Paris, 1905-1940, en cite de nombreuses. Citons par
exemple Montparnasse (1914 puis 1921-1930) qui est à l’origine d’expositions, de
conférences et de récitals au Cabaret du Caméléon187, Formes (1929-1934) qui
fonde un Comité qui « agira sur l’opinion publique par des articles, par des
conférences, par des expositions de projets, de maquettes de modèles, etc., etc. »
dans le but d’une « éducation à l’art français » 188 ou L’Art sacré (1935-1969) qui en
appelle à la création de Comités d’art sacré : « Centre de propagande pour l’art
véritable, de documentation régionale, d’organisation de conférences, expositions et
manifestations d’art. »189
Les éditions Art d'aujourd'hui
Cependant, Art d'aujourd'hui développe de nombreuses activités et cela, dans
des domaines divers. La revue bénéficie de l’importante structure qu’est
L’Architecture d’aujourd’hui. Diffusée depuis 1930 (avec une interruption de 1940 à
1946), elle offre à André Bloc dans les années cinquante, « un poids, quand même
assez remarquable [puisque] tous les meilleurs architectes contemporains
collaboraient à cette revue » ainsi que l’explique Michel Ragon190. Ce poids se
comprend tant du point de vue de l’influence de leur fondateur, de la diffusion
internationale de la publication que d’une logistique qui permet d’agir avec aisance.
Ainsi, à partir de 1946 la revue publie des ouvrages sur l’architecture tels que
Manière de penser l’urbanisme et Trois Etablissements humains, en 1948, La Grille
CIAM d’urbanisme, puis Le Modulor par Le Corbusier en 1950. Art d’aujourd’hui crée
187
Chevrefils Desbiolles, op. cit., p. 166.
Ibid.
189
Op. cit., p. 171
190
Voir entretien annexe VIII.
188
89
également une collection – Arts plastiques – dans laquelle paraissent un ouvrage sur
Paul Klee, le livre de photographies de Willy Maywald avec un texte de Francis
Ponge, Artistes chez eux, ainsi que le Manifeste du Corréalisme de Frederick Kiesler.
D’autres publications touchent au plus près la vie de la rédaction comme ce livre,
André Bloc. Réintégration de la plastique dans la vie, réunissant un texte de Pierre
Guéguen et des sérigraphies couleur d’André Bloc (collection Espace) ou encore un
recueil de poèmes de Roger Bordier, Mouvantes intentions.
Mais l’événement éditorial reste cependant, au début de l’année 1952, la
parution de Témoignages pour l’art abstrait, somme de trois cent quatre pages
d’entretiens menés par Roger Van Gindertael et Julien Alvard avec « trente-deux
peintres et sculpteurs de toutes tendances »191 et une introduction de Léon Degand.
Cet ouvrage est présenté au Séminaire des Arts à Bruxelles où se tient une
exposition d’envergure réunissant non seulement des photographies extraites de
Témoignages pour l’art abstrait accompagnées de couvertures d’Art d’aujourd’hui,
mais également des œuvres des artistes interrogés dans le livre.
Cet accrochage n’est ni anecdotique ni isolée ; André Bloc la prend
suffisamment au sérieux pour faire le voyage jusqu’à Bruxelles afin d’assister au
vernissage. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’une de ses revues est exposée.
Dès le premier numéro de la revue en juin 1949, les activités d’Art d'aujourd'hui ont
dépassé l’horizon de ses pages : dans une mise en espace de Pierre Faucheux
constituée de structures modulaires de type échafaudage sur laquelle s’orchestrent
originaux d’œuvres reproduites dans la revue, agrandissements photographiques et
textes, la Galerie Maeght présente le second volume que L’Architecture d’aujourd’hui
consacre aux arts plastiques avant que la Librairie-Galerie La Hune ne mette en
scène dans sa vitrine ce premier numéro d’Art d’aujourd’hui. La revue devient un
objet que l’on exhibe192.
191
ème
ème
Annonce parue dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°3-4, février-mars 1952, 3
de couverture.
L’ouvrage est ainsi décrit : « 27 planches hors-texte en couleurs, 200 reproductions en noir, 1500
exemplaires ». Il est nécessaire de préciser que les artistes interrogés sont «de toutes tendances» au
sein de l'abstraction ; restriction qu'annonce d'ailleurs bien le titre.
192
Il est cependant plus courant qu’une équipe rédactionnelle se trouve à l’origine d’une exposition
thématique comme peut l’organiser par exemple la revue concurrente Cimaise. Un de ses rédacteurs
propose en effet chaque année durant l’été, une sélection d’artistes : c’est la série des expositions
Divergences qui connaît sept éditions. Quant aux expositions Pentagone, elles se déroulent l’hiver et
90
Les expositions
Contrairement à d’autres directeurs de revues, André Bloc ne possède pas de
lieu d’exposition. On peut supposer que cela ne lui semble pas nécessaire car le
caractère entreprenant de l’homme ne laisse pas douter que s’il le jugeait utile, il se
lancerait dans l’aventure des galeries avec la même ferveur que tout ce qu’il
entreprend. Mais celle de Denise René existe, son dynamisme est le parfait
complément de celui d’Art d'aujourd'hui193. Quant à sa ligne, elle est tellement proche
de celle d’Art d’aujourd’hui que certains y voient des ententes commerciales entre les
deux. Ce n’est pas le cas mais des liens se tissent de manière tout à fait visible.
Lorsqu’en 1954 Art d’aujourd’hui édite un second album de sérigraphies194, il
correspond si bien à la ligne de la Galerie Denise René qu’une exposition y est
organisée. Elle présente les planches originales de l’ouvrage gravées par Wilfredo
Arcay d’après les œuvres de Bloc, Bozzolini, Breuil, Dewasne, Deyrolle, Dias,
Dumitresco, Istrati, Jacobsen, Lacasse, Leppien, Marie Raymond, Mortensen, Pillet,
Poliakoff et Vasarely195. Mieux, elle les met en relation avec les peintures que
Wilfredo Arcay a transposées en sérigraphies, et elle expose les différents états des
sérigraphies196.
mettent également en évidence les choix des rédacteurs de Cimaise puisque les cinq critiques
attachés au comité de rédaction (Roger Van Gindertael, Julien Alvard, Herta Wescher, Michel Ragon
et Pierre Restany) présentent chacun sept artistes. Hormis la première édition des Divergences qui a
lieu à la Galerie Babylone en juin 1952, les autres événements se déroulent dans les murs de la
Galerie Arnaud. Avec l’artiste John Franklin Koenig, le galeriste Jean-Robert Arnaud a été, rappelonsle, le fondateur de Cimaise.
193
Denise René raconte : « Avec l’appui des artistes et plus particulièrement de Vasarely, nous avons
fait du 124 de la rue La Boétie un centre culturel avec un grand nombre d’expositions, des
organisations de soirées-discussions sur les arts plastiques, etc. » Entretien op. cit., annexe VII.
194
Un premier album, Maîtres de l’art abstrait est annoncé dans le numéro d’août 1953. Sa description
est ainsi faite : « 16 planches en couleurs dont certaines en 25 couleurs. Format 49 X 64. 300
exemplaires numérotés signés par les artistes. » Cette première publication contient des œuvres
d’artistes à l’origine de l’abstraction : Arp, Balla, R. Delaunay, S. Delaunay, Gleizes, Herbin,
Kandinsky, Klee, Kupka, Léger, Magnelli, Mondrian, Picabia, Taueber-Arp, Van Doesburg et Villon. Ce
premier album n’est cependant pas ignoré par la Galerie Denise René puisqu’une présentation de ses
planches y est organisée au début de l’année 1954 ; tout comme à Bruxelles, où la Galerie
Aujourd’hui réalise une exposition plus importante autour de ce même ouvrage.
195
Denise René note : « Il y avait presque tous nos artistes dans cet album ». Entretien op. cit.. Et les
premières phrases du texte de Michel Seuphor (cité plus bas) le disent clairement : « La Galerie
Denise René pavoise ! Ses peintres sont là au grand complet dans leurs plus beaux atours. »
196
Ce qui fait écrire à Michel Seuphor que « des états intermédiaires [sont] plus expressifs et même
plastiquement plus accomplis que l’état final ». “Deuxième Album de sérigraphies”, dans Art
91
La démarche inverse existe aussi : Art d’aujourd’hui peut se greffer sur un
projet déjà existant. Il en va ainsi de l’exposition itinérante Klar Form organisée par
Denise René en collaboration avec le peintre Mortensen et le sculpteur Jacobsen.
Les œuvres de vingt artistes abstraits tournent ainsi dans plusieurs villes des pays
nordiques (Copenhague, Aarhus, Helsinki, Stockholm, Oslo, …). Les choses se
passent très simplement comme le rappelle Denise René :
« Quant aux responsables d’Art d’aujourd’hui, nous leur avons
proposé de consacrer un numéro à l’exposition afin d’en faire le
catalogue, ce qu’André Bloc a accepté puisque cela élargissait
l’audience de la revue à la Scandinavie, à la Belgique, etc. »197
C’est ainsi que le numéro de décembre 1951 se trouve presque exclusivement
consacré à l’exposition Klar Form. Il présente chaque participant sur une pleine page
par une courte notice biographique accompagnée d’une brève approche critique,
d’une photographie de l’artiste et de deux reproductions d’œuvre. Cette livraison ne
dénote pas, elle accueille : Arp, Bloc, Calder, Del Marle, Dewasne, Deyrolle, Dias,
Domela, Herbin, Jacobsen, Lapicque, Le Corbusier, Léger, Magnelli, Mortensen,
Pillet, Poliakoff, Marie Raymond, Taeuber-Arp et Vasarely.
Un autre événement lié à la Galerie Denise René touche la revue de très près.
Il s’agit du Salon de la sculpture abstraite dont le président est Roger Bordier, critique
d’Art d’aujourd’hui. Dans cet espace de réflexion et d’expression, le rédacteur livre
ses observations. En mai-juin 1954, il critique sans ménagement le Salon de la jeune
sculpture qui selon lui accorde trop de place à une sculpture figurative dénaturée et
répétitive pour ne laisser que « la partie la plus sombre et la moins dégagée » des
jardins du musée Rodin à la « vraie jeune sculpture »198, celle de Nicolas Schöffer,
Berto Lardera, André Bloc ou Emile Gilioli (ces artistes ont entre quarante-deux et
cinquante-huit ans). C’est cette même livraison, consacrée à la synthèse des arts,
que Roger Bordier rédige en grande partie. Engagé dans une réflexion sur les
salons199 et promoteur de l’intégration des arts dans la vie quotidienne, le critique
ème
d’aujourd’hui, 5
série, n°7, novembre 1954, p. 28.
197
Entretien op. cit., annexe VII.
198
ème
Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 58.
199
Le texte “Il faut lever l’hypothèque des salons” que Roger Bordier publie dans Art d’aujourd’hui
92
s’associe à Denise René, Jean Arp, Nicolas Schöffer et François Stahly pour créer
trois mois plus tard, le Salon de la sculpture abstraite. Celle qui s’intègre à
l’architecture.
Art d’aujourd’hui consacre à l’événement neuf pages qui ressemblent en tous
points à un catalogue : préface du président, indications biographiques et
photographie de tous les exposants, présentation critique et illustrée de leur œuvre et
note d’intention des organisateurs200. Bien que l’appui d’André Bloc et de sa revue fut
un atout, Roger Bordier reconnaît aujourd’hui ne pas avoir su toucher un large public,
préoccupation pourtant constante de ces animateurs qui récusent l’idée d’un art
élitiste201. Il précise que la communication autour de l’exposition ne s’est guère
aventurée au-delà des frontières d’un public conquis d’avance, se limitant aux
lecteurs d’Art d’aujourd’hui, aux habitués de la Galerie Denise René et aux divers
contacts proposés par les artistes. Le microcosme de l’abstraction géométrique
semble bien vivre en vase clos autour de ses galeries, ses critiques, ses artistes, ses
amateurs, ses détracteurs et sa revue.
Un lectorat sollicité
L’ambition fédératrice d’Art d’aujourd’hui reste toutefois une réalité. La revue
souhaite devenir un repère pour les jeunes artistes ; elle les aide et leur offre parfois
l’occasion d’être vus même s’ils ne sont pas connus. Il faut garder en mémoire
combien il est important pour un plasticien de voir son travail reproduit et diffusé202 :
ème
(5
série, n°6, septembre 1954, p. 22) aborde longueme nt la question de la nécessité ou non d’une
sélection des artistes dans les salons.
200
ème
Art d’aujourd’hui, 5
série, n°8, décembre 1954, pp. 3 à 11.
201
Propos recueillis par courrier le 16 novembre 2005 : « Cela dit, je me rends bien compte
maintenant, avec le recul, qu’il eût fallu faire plus, car si nos intentions étaient ouvertes, nous restions
un peu trop “entre nous”. Je veux dire : entre convaincus, entre critiques, animateurs et artistes
partageant pour l’essentiel les mêmes points de vue. » Voir en annexes, p. XXVIII.
202
Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui sont bien conscients de cette nécessité et de la situation
paradoxale qu’elle peut engendrer. On trouve d’ailleurs sous la plume de Léon Degand ces réflexions,
ème
dans “Propos sur la critique”, Art d'aujourd'hui, 4
série, n°7 octobre-novembre 1953, p. 27 :
« Faiblesse de l’artiste. Plutôt un article d’éreintement que le silence. » Plus loin : « C’est peu de louer
les artistes que l’on trouve bons si l’on ne condamne pas explicitement ce que l’on trouve mauvais.
L’éloge n’acquiert sa pleine signification que lorsque l’on peut l’opposer à son contraire. Mais l’on
93
faire la couverture d’une importante revue de l’avant-garde représente une chance
incroyable. Le fonctionnement classique d’un organe de presse où les rédacteurs
vont voir des expositions qu’ils commentent ensuite pour le bénéfice des lecteurs, ne
s’applique pas à Art d'aujourd'hui. Si l’on en juge par les archives de la revue203, ces
lecteurs sont bien souvent artistes eux-mêmes. Les frontières sont donc poreuses et
Art d’aujourd’hui le prend en compte. Lors de la première année, une annonce est
diffusée dans le sixième numéro (en janvier 1950) afin d’informer les lecteurs qu’ils
peuvent concourir à la conception d’une couverture pour les livraisons "Cinquante
ans de peinture", "Cinquante ans de sculpture" et "Les Musées d’art moderne".
Il en est de même dans le numéro d’août 1952 où se trouve annoncée la
préparation d’une livraison consacrée à la photographie. Plutôt que de se contenter
des noms connus, il est demandé aux lecteurs d’envoyer leurs propres clichés. Paul
Etienne-Sarisson, responsable de ce numéro, opte pour une classification
thématique organisant sur une même page des photographies signées par des
inconnus ou des célébrités, avec pour seul souci la qualité du cliché et le dialogue
entre les images. Mais le propos ne s’arrête pas aux pages de ce numéro. Durant le
mois qui suit sa sortie, le 24 novembre 1952, Léon Degand et Paul Etienne-Sarisson
proposent une conférence à la Sorbonne, au Cercle Paul Valéry, ayant pour sujet :
« Esthétique de la photographie d’aujourd’hui ». Accompagnée de « projections [de]
documents »204 commentés par les deux collaborateurs de la revue, cette
intervention n’est autre qu’une présentation de ce numéro d’Art d’aujourd’hui
consacré à la photographie.
n’accordera pas à n’importe qui les honneurs et la publicité d’un éreintement. » Et cette anecdote :
« Ce peintre à ce critique : “Les critiques ? Tous des idiots. Ta revue ? Complètement idiote.” Le
critique au peintre, en fin de conversation : “L’un de ces jours j’irais bien à ton atelier, voir ce que tu
fais. ” Le peintre, alléché : “C’est pour un article dans ta revue ?” » De plus, citons cette lettre du
peintre Jean Bazaine, en date du 28 novembre 1949, adressée à Degand à propos d’un texte sur sa
peinture, qui s’achève par ces mots : « Et cette photo-timbre-poste parue à l’envers !... » (Bibliothèque
Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre
Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand). On peut lire également à ce sujet les quelques
exemples riches d’enseignement que cite Françoise Levaillant dans sa préface aux Revues d’art à
Paris 1905-1940 op. cit., pp. 13 et 14.
203
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art
moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.
204
ème
Annonce diffusée dans Art d’aujourd’hui spécial photographies, 3
série, n°7-8, octobre 1952, p.
94
Les films sur l’art
L’esprit d’initiative d’André Bloc et les moyens qu’il se donne pour défendre
ses idées semblent sans limite. Après avoir créé quatre revues, édité bon nombre
d’ouvrages et équipé sa rédaction d’un atelier de sérigraphie, il se lance dans la
production de films sur l’art. On peut facilement suivre l’évolution du projet dans les
pages d’Art d’aujourd’hui. En avril-mai 1951, Léon Degand fait le compte-rendu d’une
projection organisée par l’association Les Amis de l’art : « Il est temps de prêter
attention, et très sérieusement, à ce qui se passe dans [ce] secteur nouveau de la
diffusion artistique. »205. Le numéro de juillet 1951 annonce – photographie du
tournage à l’appui – qu’André Bloc et Edgard Pillet entament une série de films sur
l’art. Dans les deux livraisons suivantes, Léon Degand puis Roger Van Gindertael
rédigent un texte général sur le sujet206.
Deux courts métrages sont alors réalisés par Edgard Pillet, un sur Alberto
Magnelli et un second sur Henri Laurens. On comprend aisément l’attirance des
rédacteurs de la revue pour le film sur l’art : il bénéficie de l’attrait du cinéma, art
populaire plus à même de séduire le plus grand nombre que la lecture d’une revue
spécialisée207. Cela semble particulièrement probant lorsqu’il s’agit de filmer la
sculpture. Le cinéma permet de mieux appréhender la troisième dimension ; il offre la
possibilité d’avoir un point de vue global sur une œuvre dans un même plan,
d’effectuer un panorama vertical ou circulaire dans une seule prise ou d’offrir
successivement différents angles de vue (gros plans, plans larges, etc.) grâce au
montage. La caméra devient ainsi l’outil nécessaire, indispensable, qui souligne une
exigence partagée par certains sculpteurs :
64.
205
ème
“Films sur l’art”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, p. 28.
206
ème
“Le Film sur l’art”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°8, octobre 1951, pp. 27 à 29. Et “Quelque s
ème
remarques à propos des films sur l’art”, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°1, décembre 1951, pp. 31
et 32.
207
L’enthousiasme pour le cinéma de la part de partisans de la synthèse des arts se lit déjà en 1927
sous la plume du co-fondateur de la revue Vouloir (n°26), Emile Donce-Brisy, dans un article intitulé
“Puissance du cinéma” : « Une synthèse ! Architecture, plastique, chorégraphie, beauté naturelle et
beauté recréée, statisme et dynamisme, vie multipliée, langage nouveau, universel ! ». Cité dans le
catalogue Vouloir, Lille 1925, Le Cateau-Cambrésis, 2004, p. 27.
95
« Observée circulairement, l’œuvre ne [doit] montrer aucune partie
neutre, inexpressive, mais se reconstituer plastiquement dans la
même unité au fur et à mesure que le regard la [découvre]. »208
Cependant, si le cinéma de ce temps apporte le mouvement, la couleur manque
encore comme dans les reproductions de la revue. De plus, les rédacteurs d’Art
d’aujourd’hui préconisent dans leurs articles l’abandon du commentaire et de la
musique. Est-ce parce qu’Edgard Pillet partage ces idées que son second film – celui
sur Henri Laurens – est muet ? Lui qui a beaucoup écrit durant toute sa vie, qui est à
l’origine de la création d’Art d’aujourd’hui se passe ici de l’appui du texte. Il est
difficile d’affirmer qu’il s’agit-là d’un choix délibéré du réalisateur. Son épouse, Sylvie
Nordmann, évoque en ces mots son travail :
« Je ne suis pas certaine que le choix du muet soit au départ
volontaire mais plus dicté par des considérations financières. En
revanche, Edgard disait qu’il était très content in fine que ce soit ainsi
et il était particulièrement content de la dernière séquence où
Laurens qui d’après lui détestait être le sujet de photos ou de films,
se “libérait” et cueillait une fleur. »209
Le caractère expérimentateur de Pillet lui aura certainement permis de transformer
une faiblesse en force en exploitant toutes les capacités de son outil. C’est en tout
cas en plasticien qu’il a abordé, avec la caméra, le travail de Magnelli, jouant sur des
rapports de formes par les enchaînements qu’il propose. Le film reste très didactique
établissant, sans redondance, un lien très fort entre le texte de la voix off et
l’image210.
208
Propos de Roger Bordier recueillis par courrier, op. cit., p. XXVIII.
Echange de courriels du 6 décembre 2005.
210
Film visionné dans les archives privées d’Edgard Pillet.
209
96
Le Groupe Espace211
Comme le souligne Roger Bordier, « tourner autour » d’une œuvre en trois
dimensions constitue une des préoccupations des sculpteurs et des architectes
membres du Groupe Espace :
« Le débat qui dominait alors portait, dans les deux arts, sur un
même refus : celui de la face préférentielle. Pour les architectes,
l’exemple
le
plus
détestable
était
la
fameuse
façade
haussmannienne. Tout pour la rue, l’opulence présentée aux
passants, et derrière, peu importe… Il fallait donc concevoir des
types de construction égalitaire, n’excluant pas pour autant
l’esthétique mais celle-ci devant concerner toutes les parties. De
même, pour les sculpteurs, engagés sensiblement dans une
réflexion identique, l’on devait pouvoir, comme ils aimaient à dire,
“tourner autour” »212.
L’action de la revue s’étend, réticulaire, à tous les domaines non encore
exploités. Ainsi en va-t-il de la création du Groupe Espace au sein duquel on
retrouve quelques fidèles du comité de rédaction de la revue : André Bloc
(président), Félix Del Marle (secrétaire général et principal initiateur de ce projet),
Edgard Pillet (délégué à la propagande) et Pierre Faucheux (membre du comité).
Paul Etienne-Sarisson et Pierre Lacombe participent à l’assemblée générale
constitutive de l’association du 17 octobre 1951 au Grand Palais213. Elle comprend
des architectes, des constructeurs et des plasticiens d’avant-garde qui désirent
travailler ensemble à la Reconstruction de la France de l’après-guerre. Comme il a
été vu à travers les débats qui animent L’Architecture d’aujourd’hui les réalisations en
cours ne correspondent pas, selon eux, aux avancées techniques et sociales de leur
temps. La raison première reste « la dissociation des arts plastiques : peinture,
211
Pour une étude synthétique et complète du Groupe Espace, on pourra se référer au texte de
Véronique Wiesinger, "La Synthèse des arts et le Groupe Espace 1945-1975", dans Abstraction en
France et en Italie 1945-1975. Autour de Jean Leppien, Paris, 1999, pp. 119 à 134. En attendant le
résultat des recherches de Juliette Combes Latour dans le doctorat qu’elle prépare sur le sujet.
212
Op. cit.
213
ème
ème
Pour la liste détaillée des participants, voir Art d’aujourd’hui, 3
série, n°1, décembre 1951, 2
de couverture.
97
sculpture, architecture »214. Seule une intelligente synthèse de ces trois disciplines
peut rendre la vie plus harmonieuse. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : du
conditionnement de l’être humain par son environnement. Les membres du Groupe
Espace préconisent dans leur manifeste diffusé par Art d'aujourd'hui en octobre
1951 :
« Un Art soucieux des conditions de vie, privée et collective, un Art
essentiel même à l’homme le moins attiré par les valeurs
esthétiques. Un Art constructif qui, par d’effectives réalisations,
participent à une action directe avec la communauté humaine. »215
Ici
encore,
Art
d'aujourd'hui
reste
une
source
fiable
pour
suivre,
sporadiquement il est vrai, l’évolution du Groupe Espace. Elle se fait l’écho des
concours ouverts aux membres, de la création d’une branche suisse, anglaise puis
suédoise216. Elle présente les résultats du concours pour l’immeuble au 19 de la rue
du Docteur Blanche sans pour autant mentionner qu’il s’agit également d’une
exposition ouverte au public depuis le 18 juin217, commente sur deux doubles pages
l’importante exposition qui se tient à Biot durant l’été 1954218, illustrée par des
photographies d’œuvres au milieu d’un paysage méditerranéen (un espace couvert
protégeant maquettes et clichés) sans réelle démonstration d’une synthèse des trois
arts. Et surtout, en décembre 1953, Edgard Pillet y publie un bilan qui montre assez
bien combien cette association séduit les créateurs219 :
214
ème
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°8, octobre 1951, 2
de couverture.
Op. cit., voir en annexes p. X. Le manifeste est également publié le même mois dans L'Architecture
d'aujourd'hui n°37.
216
Domitille D’Orgeval signale également la fondation de Groupes Espace en Belgique en 1952 à
l’initiative de Jo Delahaut (nous trouvons dans Art d'aujourd'hui la trace d’un groupe "Art abstrait"),
puis à partir de 1955, en Italie, Finlande, Tunisie et Turquie. Dans L’Engagement et la contribution
d’André Bloc pour l’architecture et les arts de l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art, Paris,
1996-1997, op. cit., pp. 39 et 40.
217
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°5, juillet 1953, pp.22 et 23. La livraiso n précédente, qui couvre
les mois de mai et juin 1953, est celle dédiée au cubisme. Exceptionnellement, elle ne contient pas de
page d’actualités.
218
ème
Pierre Guéguen, “Une démonstration du Groupe Espace”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°6,
septembre 1954, pp. 18 à 21.
219
Le nombre de ses adhérents va croissant, certains y voyant sûrement la garanti d’obtenir des
contrats. La consultation du fonds Delaunay qui contient les coordonnées de chaque membre année
après année, rend ce chiffre tangible par l’augmentation sensible des pages de ces annuaires.
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne,
Centre Georges Pompidou, Paris.
215
98
« la liste de nos adhérents : 52 architectes, 22 peintres, 8 sculpteurs,
26
plasticiens,
ainsi
que
des
décorateurs,
entrepreneurs,
constructeurs, mosaïstes, tapissiers, peintres-verriers, céramistes,
etc., groupant 16 nationalités différentes ».
Mais la séduciton ne semble pas s’étendre aux maîtres d’ouvrage puisque Edgard
Pillet ne peut citer que trois « principaux ouvrages » : les usines Renault à Flins, la
Maison de la Tunisie à la Cité universitaire de Paris et l’imprimerie Mame à Tours220.
L’architecte Claude Parent, alors membre du Groupe Espace, considère aujourd’hui
la revue comme l’organe de presse qui diffuse le mieux les idées de l’association221.
Dans les faits, il n’y a cependant que trois articles et six brèves et annonces en lien
direct avec le Groupe. Mais l’esprit est là et le Groupe Espace ressemble bien à un
formidable outil de mise en pratique des idées développées par Art d'aujourd'hui222.
L’Atelier d’art abstrait
La même synergie caractérise les relations entre Art d'aujourd'hui et l’Atelier
d’art abstrait que créent Edgard Pillet – co-fondateur de la revue – et l’artiste Jean
Dewasne223. Dans sa livraison d’octobre 1950, Art d'aujourd'hui annonce son
ouverture le 16 octobre dans des locaux situés rue de la Grande-Chaumière (connue
pour ses académies d’art). La semaine suivante, une conférence y est organisée par
les collaborateurs d’Art d’aujourd’hui. Car cet Atelier ne dispense pas seulement des
cours de technique, il propose également des interventions d’artistes et de critiques
220
ème
Edgard Pillet, “Groupe Espace”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953, p. 18.
Dans un entretien du 7 novembre 2006, Claude Parent avance même que le Groupe Espace a surtout
fonctionné du temps du ministère d’Eugène Claudius-Petit : « Il donnait des commandes aux
architectes et aux artistes qui faisaient parti du Groupe Espace. Il jouait le jeu d’aider les artistes. Du
jour où ce ministre a dû arrêter la politique, ça a été plus dur. » Voir entretien annexe IX.
221
er
Entretien, le 1 décembre 2005.
222
Aujourd'hui : art et architecture prend le relais pour présenter et commenter les autres
manifestations du groupe à partie de 1955.
223
Lydia Harambourg avance que « c’est à la demande de l’Ambassade américaine qui le sollicite que
Dewasne ouvre un atelier qui doit accueillir les G.I. auxquels leur gouvernement offre quatre ans de
bourse. » Dans L’École de Paris, Neuchâtel, 1993, p.142.
99
reconnus, les conférences des Mardis de l’Atelier224. A la lecture de la note
d’intention de Dewasne et Pillet225, on constate qu’une même ligne guide l’Atelier
d’art abstrait et la revue. Ainsi, l’un et l’autre envisagent l’histoire de l’art comme
tendue vers l’abstraction226. De même, un peu à la manière Art d’aujourd’hui, dans
ses pages de brèves (propositions de bourse, appels pour des expositions, etc.),
Dewasne et Pillet veulent multiplier les occasions de rencontres et d’échanges227.
Enfin, de ces rencontres et échanges découle une idée partagée par les tenants de
l’abstraction géométrique et de la synthèse des arts : le travail collectif.
« [Les élèves] ne se contenteront pas de recevoir. […] Ils
participeront, chacun selon son désir, à une œuvre collective et à
chacun incombera une part de responsabilité dans les réussites
comme dans les échecs du mouvement. »
En somme, il s’agit ici de contribuer non seulement à une réalisation particulière mais
aussi à la réalisation de l’abstraction.
Notons que l’apparition de cet Atelier d’art abstrait cause quelques remous
dans le monde de l’avant-garde de l’époque. Son existence revient pour certains –
notamment les abstraits lyriques –, à académiser l’avant-garde abstraite. Michel
Ragon, futur critique de Cimaise, traduit parfaitement ce point de vue : « Dans le
milieu où j’étais, cela paraissait une plaisanterie : faire une académie d’art abstrait
c’était vraiment le non sens absolu. Donc je n’y suis jamais allé. »228 La création de
cet Atelier n’est pas non plus sans conséquence sur les rédacteurs d’Art
d’aujourd’hui ; elle est la cause d’une première scission entre les membres de la
224
Le programme de ces conférences se trouve dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1992, p. 420.
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°1, octobre 1950, p. 32.
226
On lit sous la signature des deux artistes : « On ne peut comprendre l’histoire de l’art depuis un
siècle si on néglige son but essentiel, la marche à l’abstraction. » Cette même interprétation reste très
sensible dans Art d’aujourd’hui et notamment dans le numéro « Cinquante ans de peinture » qui
replace l’abstraction dans la continuité de l’histoire de l’art. Léon Degand écrit en conclusion de son
“Essai de classification” : « Le mouvement pictural, de 1900 à 1950, se caractérise par une conquête
progressive de l’autonomie de la peinture, comme langage et comme expression. » Dans Art
ère
d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, p. 4.
227
« Il devient en effet indispensable de créer un lieu où les jeunes peintres puissent connaître tout ce
que leurs aînés ont déjà apporté à cet art ; un lieu où les contacts, les réflexions et les discussions
qu’ils auront entre eux, pourront être constamment revivifiés par la fréquentation des plus grands
artistes et des esprits les plus éclairés en cette matière. »
228
Entretien, op. cit.
225
100
revue et Charles Estienne lorsque celui-ci signe L’art abstrait est-il un
académisme ?229. Sa collaboration avec Art d’aujourd’hui continue néanmoins
jusqu’en 1951230.
Cependant, loin de vouloir figer l’abstraction dans un quelconque moule
académique, Dewasne et Pillet cherchent plutôt à former les jeunes artistes à la
technique comme le reconnaît aujourd’hui Michel Ragon :
« J’ai ensuite été ami avec Dewasne et en discutant avec lui je me
suis aperçu que ce […] qu’il voulait enseigner dans cette académie
d’art abstrait, c’était la vie des matériaux, les couleurs, tout un côté
scientifique de la peinture qui allait mal, évidemment, avec
l’abstraction lyrique, bien plus instinctive. »231
Les deux artistes ont pourtant pris les devants en précisant dans leur note
d’intention :
« Il ne s’agira pas, dans cet atelier, de recevoir l’enseignement d’un
maître ; mais plutôt de recueillir tous les renseignements utiles pour
tirer en commun les leçons qui s’imposeront. »
Le jeu sur les termes d’ « enseignement » et de « renseignement » l’indique : l’Atelier
d’art abstrait ne propose pas une lecture unique de l’abstraction, il tient compte, au
contraire, de toutes les expériences232.
Au-delà de l’Atelier, le pamphlet de Charles Estienne ne reste pas sans suite :
dans le numéro de mars 1951, Léon Degand répond longuement à son collègue
avec L’épouvantail de l’académisme abstrait233. Comme à son accoutumé, le critique
se montre déterminé et démonte méthodiquement l’argumentation de Charles
Estienne ; mais le ton reste assez courtois. Il n’en est pas de même trois ans plus
tard dans un extrait de l’ouvrage de Pierre Guéguen, Art abstrait, art scandaleux234 et
229
Editions de Beaune, Paris, 1950.
Précisons que Charles Estienne a peu écrit pour la revue. On compte en effet huit articles et six
ère
ème
brèves de juillet-août 1949 (1 série, n°2) à avril-mai 1951 (2
série, n°5).
231
Entretien, op. cit.
232
Nous préférons utiliser le terme d’expérience plutôt que celui d’avis car il est bien entendu que
l’Atelier n’est pas tant un lieu de discussions que de pratique. Si le discours n’est pas exclu, il ne peut
cependant que se soumettre à la pratique.
233
Pp. 32 et 33.
234
Publié aux Editions de Beaune comme L’Art abstrait est-il un académisme ?
230
101
titré “Le Bonimenteur de l’Académisme Tachiste”235. Charles Estienne y est décrit
comme un critique instable, narcissique et opportuniste ne faisant encore illusion
qu’auprès d’un « infra petit monde » de « cinq pelés ». Pierre Guéguen le compare à
une belette qui va occuper les terriers creusés par les autres. Au fond, ce qui est
reproché dans un premier temps à Charles Estienne, c’est d’avoir trahi236 les
abstraits géométriques qu’il défendait jusqu’alors aux côtés de Léon Degand, en
accusant l’Atelier d’art abstrait de dérive académique. Dans un second temps, en
1954, c’est son engouement pour le tachisme qui est dénoncé par les rédacteurs
d’Art d’aujourd’hui. Et c’est bien Charles Estienne que Léon Degand vise, une fois de
plus, dans “Attention aux simulateurs”237 lorsqu’il aborde le cas de « la simulation
sublimée », sorte de synthèse de l’automatisme des Surréalistes et de l’abstraction. Il
n’a pas encore été possible d’établir un lien certain entre ces différents écrits et une
mention faite dans les archives de la revue238 à un procès opposant Charles
Estienne à Pierre Guéguen en avril 1954239. Mais le doute reste assez faible et l’on
peut constater que l’affaire a fait son chemin.
Elle a même largement dépassé les limites de l’Atelier d’art abstrait puisque
l’existence de ce dernier ne va pas jusque là : Edgard Pillet interrompt cette activité
dans le courant de l’année 1952240. Marc Ducourant invoque des raisons financières
et le manque de temps de l’artiste pour se consacrer à sa propre création241. Avant
cela, tout au long de l’aventure de l’Atelier d’art abstrait, Art d’aujourd’hui remplit avec
assiduité son rôle de passeur d’informations. D’octobre 1950 (mois de la création de
235
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°7, octobre-novembre 1953, pp. 29 et 30. O n notera que Pierre
Guéguen renvoie à Charles Estienne ce gros mot qu’est « académisme » !
236
Le verbe « trahir » ne semble pas trop fort. C’est en ces termes que Denise René parle encore
aujourd’hui de Charles Estienne : « Il n’était pas à une contradiction près pour être original, y compris
jusqu’à sa trahison. » Entretien, op. cit. annexe VII.
237
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, pp. 10 et 11.
238
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art
moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.
239
ème
Dans Art d'aujourd'hui de mars-avril 1954 (5
série, n°2-3), Pierre Guéguen écrit “Matière et
maîtrise une évolution : le tachisme” dans lequel il épingle encore Charles Estienne, accusant
notamment des « retourneurs de vestes » de « stéréotyper » le Géométrisme abstrait (p. 52).
240
Jean Dewasne ralentit le rythme de ces rendez-vous avec les jeunes artistes mais continue son
ème
action ainsi que le rappelle un petit encadré paru dans Art d’aujourd’hui de janvier 1953 (4
série,
n°1) : « L’atelier d’art abstrait de Jean Dewasne p oursuit son activité […]. Cours et corrections tous les
mercredis à 10h30. »
241
Dans son mémoire de D.E.A., L’Œuvre d’Edgard Pillet, op. cit.
102
l’Atelier) à juin 1952, la revue fait mention de ses activités dans dix numéros sur les
douze parus : annonce du programme des conférences, résumé de celles-ci,
comptes-rendus des activités, photographies de l’Atelier, informations diverses.
Enfin, la livraison d’avril-mai 1951 s’illustre par une couverture réalisée à l’issu d’un
concours donné aux élèves de Pillet et Dewasne. L’Atelier d’art abstrait, par ses
idées, sa pratique, ses conférences données en grande partie par les rédacteurs
d’Art d’aujourd’hui, apparaît bien comme un prolongement de la revue.
Ainsi, les animateurs d’Art d'aujourd'hui tentent de pallier la frilosité des
musées face à l’avant-garde, et utilisent les techniques à disposition (cinéma,
imprimerie) ainsi que les entreprises individuelles et leurs logistiques (telles que les
galeries) dans un même but : la défense de l’abstraction géométrique et de la
synthèse des arts. Ici, la dispersion des initiatives n’est qu’apparente. Elle permet
d’œuvrer pour la réalisation effective de la synthèse des arts grâce au Groupe
Espace, pour la formation des nouvelles générations de peintres grâce à l’Atelier
d’art abstrait242, et pour la formation des différents publics grâce à la multiplication
des sources d’informations (conférences, éditions de livres et de revues, films sur
l’art, expositions en France et à l’étranger). Ainsi, Art d'aujourd'hui se trouve au cœur
d’un large programme où chaque projet a sa place et sa part de public à conquérir.
c. Aujourd’hui : art et architecture
Pourtant, les pages d’Art d'aujourd'hui dévolues à la promotion de l’abstraction
géométrique et de la synthèse des arts deviennent bientôt trop étroites pour englober
ce large champ d’action. "Art" pèse lourd tant dans le titre que dans la revue. Ce
terme à la définition flexible et multiple enferme cependant la revue dans une
acception trop classique qui ne fait pas assez de place aux arts appliqués. C’est en
tout cas l’avis d’André Bloc… et il ne fait pas l’unanimité :
242
Roger Bordier raconte : « Cet atelier était très connu aussi pour les conférences qu’il organisait rue
de Rennes, au fameux "44" dans l’immeuble où habitait Sartre. Il y avait d’ailleurs en ce lieu bien
d’autres rencontres et il était courant d’entendre : tu viens au 44 ?... On se voit demain au 44… »
103
« Ce changement de titre a été sujet à discussions parce que nous
étions contre – Degand aussi, je crois. Art d'aujourd'hui devenait
Aujourd’hui, on supprimait le mot "art", cela nous gênait beaucoup.
Mais André Bloc voulait développer la revue dans un esprit
d’élargissement ; c’est-à-dire continuer à la développer sur le plan
artistique mais plus amplement, la diversifier vers toutes les
initiatives, les objets de design, tout ce qui relevait d’un certain
fonctionnalisme dont on parlait beaucoup à ce moment-là. Le design
intéressait André Bloc qui voulait introduire dans la revue la création,
l’invention d’objets, de mobilier. Il est vrai que jusque-là, avec Art
d'aujourd'hui nous étions dans le domaine peinture-sculpture. André
Bloc voulait aller au-delà et pouvoir parler aussi bien d’une peinture
que d’une nouvelle forme de machine à écrire. »243
Les deux dernières livraisons d’Art d'aujourd'hui
Le numéro de novembre 1954244 annonce l’intégration d’Art d'aujourd'hui dans
Aujourd’hui : art et architecture, sous forme d’un “Faire-part de naissance“245. Sur
une pleine page, douze paragraphes commençant par « aujourd’hui » – en gras et
dans une police de taille supérieure au reste du texte – présentent la revue à paraître
dans sa forme (une pagination triplée par rapport à celle des numéros courants d’Art
d'aujourd'hui et l’introduction de la couleur), sa fréquence (un bimestriel) et son
contenu. Ici, la filiation avec Art d'aujourd'hui est appuyée ; une manière de rassurer
le lecteur et de l’amener au dernier paragraphe, qui se montre insistant ?
« Aujourd’hui a besoin de votre concours et vous prie instamment de
souscrire votre abonnement et surtout de faire connaître la revue
autour de vous pour aider à faire connaître ce que notre époque
apporte de plus vivant et de plus valable dans le domaine des arts. »
Dans Quand triomphait l’art abstrait, Pantin, 2009, p. 21.
243
Entretien avec Roger Bordier, voir annexes V.
244
Il s’agit de l’avant-dernière livraison d’Art d’aujourd’hui.
245
Op. cit., p. 8.
104
Le ton surprend par son autorité qui presse le lecteur à reconduire « son »
abonnement ; tel un devoir rendu à la justice artistique et non à la raison sociale. La
pression est forte, chacun possède un rôle auquel il ne doit pas faire défaut, y
compris le lecteur.
Avec des textes tels que “L’artiste et l’éthique“246 de Vasarely, “Le Commerce
de l’art“247 de Seuphor et “L’art de négliger l’essentiel“248 de Degand, cet avantdernier numéro d’Art d'aujourd'hui prend des airs de conclusion. Tous signés par une
plume de renom – un artiste phare de l’abstraction géométrique, le critique de
l’abstraction historique et une forte personnalité de la revue –, ces articles font un
point sur les préoccupations propres à leur rédacteur. Vasarely propose un bilan de
sa situation d’artiste : la place du créateur, son rôle, son attitude, celles des critiques,
des conservateurs, être à l’avant-garde et/ou être reconnu, la création et les muses,
les techniques, le monde moderne. Ses réflexions s’accompagnent tout au long du
texte des notions de courage, de persévérance et avant tout, de travail. Michel
Seuphor livre, quant à lui, un article à la violence désabusée. Ni les artistes, ni les
critiques, ni les marchands ne trouvent grâce à ses yeux. Seuls le public et l‘œuvre
possèdent, selon lui, une vérité ; le public est capable d’émotion et l’œuvre existe.
Enfin, Léon Degand revient sur l’amalgame qui perdure entre l’abstraction et une
certaine figuration, avec la nécessité de saisir ce qui sépare ces deux expressions.
Art d’aujourd’hui paraît donc une dernière fois en décembre 1954 avec un
numéro un peu hybride qui contient une déclaration mordante du comité de rédaction
adressée aux « pouvoirs officiels », “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs
officiels“249. Il s’agit d’un récapitulatif accusateur de toutes les incongruités relevées
dans les musées et les foires internationales, lequel aurait parfaitement trouvé sa
place aux côtés des textes cités précédemment ; là encore, une forme de conclusion
aux cinq années de réquisitoire contre les méthodes d’expositions des institutions. A
la suite de cela, un texte sur Paule Vézelay250 se trouve pris entre neuf pages
246
Op. cit., p. 16.
Op. cit. p. 17.
248
Op. cit., p. 22.
249
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, décembre 1954, p. 2 et voir également en annexes p. XI.
250
ème
Michel Seuphor, “Paule Vézelay“, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, op. cit., p. 12.
247
105
constituant un petit catalogue du premier Salon de la sculpture abstraite251 et onze
sur la calligraphie japonaise252. Enfin, avant les traditionnelles pages consacrées à
l’actualité des expositions, se trouvent récapitulées les cinq années de couvertures et
de sommaires des trente-six numéros d’Art d'aujourd'hui253. Janvier 1955 laisse alors
place à la nouvelle formule.
Janvier 1955, premier numéro d’Aujourd'hui : art et architecture
La couverture en papier glacé d’Aujourd’hui se compose de quatre
photographies représentant un avion254, la bibliothèque d’enfants d’Hiroshima255, un
fauteuil de jardin présenté à la dixième Triennale de Milan dans la section étrangère
Grande-Bretagne (page 91 de la revue) ainsi qu’un détail d’une sculpture d’Eduardo
Chillida256. Cette Une a tout d’un programme : pour la réunion de la technique, de
l’architecture, du design et des beaux-arts. Cela n’est pas sans rappeler la
couverture du premier numéro d’Art d'aujourd'hui avec sa Villa Savoye de Le
Corbusier, sa sculpture d’André Bloc et sa peinture de Vasarely : un autre
programme, pas si différent. La typographie reste la même également mais la
pagination se trouve multipliée par trois avec cent huit pages, dont vingt et une de
publicités en ouverture du numéro257. En privilégiant l’architecture et le design sur
les beaux-arts, Aujourd’hui attire les annonceurs de l’équipement. Ces importantes
251
Cet ensemble est constitué de “Premier Salon de la sculpture abstraite“, par Roger Bordier, p. 3,
des “Exposants“, pp. 4 et 5, de “Diversité des œuvres, des hommes, des idées“, pp. 6 à 10, et de
“Pourquoi un Salon de la sculpture abstraite“, p. 11. Comme nous l’avons vu plus haut, Roger Bordier
assure la présidence de ce Salon.
252
Avec des textes de Michel Seuphor, “La Calligraphie japonaise“, pp. 13 et 14, et de Shiryu Morita,
“Quelques œuvres classiques de la Calligraphie“, pp. 15 à 17, puis “Classification des tendances des
calligraphes contemporains au Japon“, p. 18, et enfin, “Œuvres de calligraphes et notes
biographiques“, pp. 19 à 23.
253
Voir annexes pp. II à VI.
254
Il s’agit probablement d’un « A V ROE "Atlantique", transport long courrier », si l’on en juge par les
clichés de l’article non signé "Formes en mouvement", pp 46 à 51.
255
Cette architecture du cabinet d’architectes Kunz Tange et du cabinet d’ingénieurs Tuboi, est
détaillée dans les pages 38 et 39.
256
L’œuvre est également présentée à la Triennale de Milan dans la section étrangère espagnole et
illustre un texte de José Luis Sanchez, pp. 76-77.
257
Pour cette première année, le nombre de pages de publicités reste le même avec le deuxième
106
sociétés d’aménagements ou de mobilier (peintures, robinetterie, aéronautisme, ou
encore les marques Formica ou Saint-Gobain, etc.) mettent davantage de moyens
dans leur publicité et s’affichent, pour la plupart en pleine page et pour certaines, en
couleurs. Les galeries quant à elles, se partagent toujours une page divisée en
parcelles de petits rectangles. On constate une concordance ente la charte
graphique des annonces et celle de la revue. On lit effectivement page X258 cet
avertissement :
« Nous
avions
demandé
aux
annonceurs
de
notre
revue
"Aujourd’hui" de bien vouloir nous apporter leur collaboration amicale
en donnant à leur publicité une présentation en harmonie avec le
caractère de la Revue.
Nous avons le désir de présenter, dans tous nos numéros, des
cahiers de publicité d’environ 25 pages, nous avons eu seulement à
refuser une page, qui devait paraître en couverture et dont la
conception aurait nui à la démonstration que nous désirions tenter.
Nous nous excusons très vivement auprès de cet annonceur qui,
nous l’espérons, se rangera par la suite à nos avis et nous
adressons nos vifs remerciements à tous ceux qui nous ont fait
confiance. » 259
Une tribune maintenue pour l’abstraction
Divisé en "Art d'aujourd'hui", "Art, science et technique", "Architecture",
"Equipement de l’habitation", "Formes en mouvement", "Dixième Triennale de Milan",
le sommaire expose clairement les différentes disciplines abordées dans la revue. La
partie consacrée aux arts plastiques se situe dans la continuité d’Art d'aujourd'hui260 ;
numéro puis descend à douze dans les trois autres livraisons.
258
Les annonces sont numérotées à part en chiffres romains.
259
L’équipe d’Aujourd’hui compose d’ailleurs six de ces pages (dont trois pour Lacombe). Notons
aussi ces fauteuils « Style AA » édités sous le contrôle d’Aujourd’hui par « R. Guys ».
260
Il est d’ailleurs à noter que lors de l’entretien avec Roger Bordier, lorsque nous lui demandons de
107
les signatures demeurent d’ailleurs familières (Léon Degand, Michel Seuphor, Roger
Bordier, Pierre Guéguen à partir du quatrième numéro. L’ouverture d’Aujourd'hui audelà des limites de l’abstraction géométrique provoque également le retour de Julien
Alvard et Herta Wescher, pourtant impliqués dans le comité de la revue Cimaise. Huit
pages avec des reproductions en couleurs se voient consacrées aux œuvres
abstraites de Ben Nicholson, et Léon Degand conserve même sa tribune en débutant
deux séries : "Pour une révision des valeurs" et "Le Monde comme il va" dans
lesquelles le rédacteur s’exprime avec l’assurance qu’on lui connaît. Le chapeau de
la première série précise ainsi :
« Aujourd’hui commence ici une série d’articles où l’on s’efforcera de
réviser un certain nombre de valeurs qui ne sont souvent établies
que par la force d’inertie de l’habitude ou par manque d’informations
sérieuses. Il ne suffit pas, en effet, de mettre l’accent sur les
créateurs et les principes qui méritent l’attention, l’admiration, la
sympathie, il importe aussi de débarrasser leurs abords de tout ce
qui leur porte préjudice et avec quoi l’on risquerait de les
confondre. »261
André Derain inaugure ce nouvel emportement de Léon Degand. Suivent Courbet,
Picasso ainsi que des notions générales. Plus personnels encore sont les textes du
"Monde comme il va" qui commentent et critiquent l’actualité culturelle vue depuis le
quotidien du rédacteur. Enfin, la partie "Art d'aujourd'hui" se voit complétée par "Les
Expositions", "Les Galeries", et "Photographies" qui offrent un éclairage sur
l’actualité.
On constate avec ce premier numéro qu’Aujourd’hui ne fait pas subir un
changement brusque à la ligne éditoriale d’Art d'aujourd'hui. L’ancienne revue
semble avoir simplement été absorbée par la nouvelle, d’ailleurs bien plus
volumineuse, et complétée par d’autres axes d’études ; le Faire-part de naissance a
tenu ses engagements – ou peut-être faut-il parler de « promesses » car ne
nous raconter la fin d’Art d'aujourd'hui, il relate celle d’Aujourd'hui : art et architecture ne faisant pas
de distinction claire entre les deux revues.
261
Op. cit., p. 13.
108
s’agissait-il pas un peu de rassurer rédacteurs et lecteurs ?262 Aussi, Léon Degand
maintient-il le cap de l’abstraction géométrique avec, dans la livraison suivante, en
mars-avril 1955, une critique de l’exposition Mondrian que complète un texte de
Michel Seuphor. Vasarely y rédige "Notes pour un manifeste"263 et Roger Bordier,
"Le Mouvement, l’œuvre transformable"264 alors que dans la double page réservée
aux annonces des galeries se trouve celle du "Mouvement" chez Denise René.
L'exposition, organisée à l'initiative du rédacteur séduit par des œuvres animées de
Jean Tinguely exposées à la Galerie Arnaud à la fin de l'année 1954. Elle marque
une étape dans l'appréhension de l'œuvre d'art saisie dans un instant donné plutôt
que fixée pour l'éternité. Léon Degand se charge du commentaire de cet événement
dans le numéro suivant265. Les repères (rédacteurs, artistes, galerie) sont conservés.
En dehors de ces pages consacrées aux arts plastiques, Roger Bordier publie
également "Polychromie architecturale"266 ainsi qu’une enquête sur la présentation
des œuvres dans les musées267, puis dans les galeries268. Ces textes entretiennent
une continuité avec les réflexions d’Art d'aujourd'hui269 sur l’accessibilité de l’art
auprès d’un large public et l’importance de son accrochage.
Une ouverture vers d’autres esthétiques et d’autres créations
Le ton d’Art d'aujourd'hui bien que conservé se retrouve dilué dans l’épaisse
revue dont le but s’élargit à la recherche « dans le monde entier, [des] œuvres les
plus caractéristiques où la création plastique a pu s’exercer correctement » comme
262
En troisième de couverture du dernier numéro d’Art d'aujourd'hui (décembre 1954) se lit en effet :
« A la suite de l’annonce de l’intégration d’Art d'aujourd'hui dans notre nouvelle revue Aujourd’hui,
nous avons reçu de nombreuses lettres de regrets et d’encouragements […] » Suit un courrier très
touchant de lecteur « peintre-instituteur », vivant en province, qui exprime avec émotion et
enthousiasme combien la revue, ses rédacteurs, leur style, les artistes qui y sont présentés
fidèlement, sont devenus familiers pour lui-même et sa femme.
263
Dans Aujourd’hui, n°2, mars-avril 1955, p. 10.
264
Op. cit., pp. 12 à 17.
265
Dans Aujourd’hui, n°3, mai-juin 1955, p. 14.
266
Dans Aujourd’hui, mars-avril 1955, op. cit., pp. 34 à 39.
267
"Musée d’art moderne", dans Aujourd’hui, mars-avril 1955, op. cit., pp. 58 à 73.
268
"Galeries d’art moderne", dans Aujourd’hui, n°3, mai-juin 1955, pp. 66 à 69.
269
Les thèmes récurrents d’Art d'aujourd'hui sont abordés largement dans la deuxième partie de cette
109
l’annonce André Bloc dans l’éditorial. Il ajoute : « Nous croyons à l’Unité de la
création, qu’il s’agisse d’urbanisme, d’architecture, d’équipement intérieur ou d’art
pur. »
270
Les champs s’élargissent, donc, mais avec le même souci d’être au plus
près de la création qui animait déjà l’ancienne revue. Ce programme se trouve repris
en introduction de la rubrique "Equipement de l’habitation" avec la nette volonté
d’encourager ainsi les créateurs :
« Nos lecteurs trouveront ici quelques réalisations françaises
nouvelles, dans le domaine de l’ameublement ou de l'équipement,
choisies parmi celles qui nous ont semblé les plus valables.
Comparées aux modèles étrangers présentés dans ce numéro à
l’occasion de la Dixième Triennale de Milan, elles permettent
d’apprécier l’effort de quelques jeunes décorateurs français dans le
domaine du meuble de série. Nous avons l’intention d’ouvrir ici une
rubrique permanente où tous les véritables créateurs disposeront
d’une tribune pour la publication de leurs œuvres. »271
Cette annonce est suivie de quatre pages de photographies. Ces dernières sont
omniprésentes dans Aujourd’hui dont la mise en pages fourmille d’originalités et
d’audaces : flèches en surimpression colorées reliant différentes illustrations et
barrant les textes, photographies colorisées par aplats ou en quadrichromie, titres
des différentes parties en couleurs très vives avec des jeux optiques à la manière de
l’art cinétique, etc. Sur ce point, Aujourd’hui se différencie nettement d’Art
d'aujourd'hui dont la présentation, quoique recherchée, restait plus austère. On peut
y percevoir une adaptation aux couleurs et à l'audace que l'on rencontre dans les
affiches des années cinquante.
A posteriori, le maquettiste Pierre Lacombe définit ainsi les buts d’Aujourd’hui
dans le dernier numéro de la revue :
« L’ambition de la revue Aujourd’hui fut de donner un reflet vivant
des créations artistiques de tous les domaines plastiques. Tout en
traitant de peinture et sculpture comme Art d'aujourd'hui, elle élargit
étude.
270
André Bloc, éditorial d’Aujourd’hui, janvier-février 1955, op. cit., p. 3.
271
Aujourd’hui, janvier-février 1955, op. cit., p. 42.
110
son programme à l’architecture, les arts appliqués, mobilier,
équipement, art photographique, art de l’ingénieur, constructions,
ponts, avions, navires, esthétique industrielle, etc… Aucun domaine
plastique dont la qualité était reconnue ne la laissa indifférente. Cette
optique s’accordait parfaitement aux idées d’André Bloc, qui
souhaitait un monde harmonieux où tous les éléments fussent en
accord, et dont les préoccupations plastiques prenaient le pas sur
toute autre considération. »272
Le changement de titre de la revue n’est donc pas anecdotique. En reléguant en
arrière plan « art » et « architecture », André Bloc se donne le droit de s’intéresser à
tout ce qui relève de la contemporanéité (Pierre Lacombe emploie d’ailleurs le terme
de « vivant »), sans restriction. Et la liste énumérée ci-dessus reflète bien l’insatiable
curiosité d’André Bloc mais aussi son parcours : on y lit l’ingénieur de formation
devenu artiste, architecte, plasticien. C’est aussi l’image d’une époque durant
laquelle l’espérance en la science et les techniques est très forte.
Le reflet du besoin de nouveauté d’André Bloc
Claude Parent explique sans détour le choix de ce changement de titre :
l’appétit d’André Bloc se retrouve par trop rationné par ses deux revues et cela, il le
refuse273. L’Architecture d’aujourd’hui est devenue intouchable et immuable, quant à
Art d'aujourd'hui, elle tient sa force de sa stricte ligne éditoriale. Leur fondateur
ressent alors le besoin de s’échapper d’autant qu’il est en train de commettre « une
grande trahison en passant à l’abstraction lyrique »274 et que le rédacteur qui donne
le ton d’Art d'aujourd'hui n’est autre que Léon Degand, inlassable défenseur de
l’abstraction géométrique. André Bloc « [préfère] s’en libérer. » Incapable de
statisme, exigeant à l’extrême, toujours prompt à l’autocritique, il ne peut supporter
272
"Aujourd’hui – 1955-1967", dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 60.
Claude Parent écrit à propos de la décision d’André Bloc : « J’applaudissais à cette "critique" qu’un
homme aussi important avait le courage de se faire à soi-même. », dans "Souvenir d’Aujourd’hui",
dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 170
274
Entretien avec Claude Parent, op. cit. annexe IX. Ainsi que la citation suivante.
273
111
que « la merveilleuse et passionnelle petite revue Art d'aujourd'hui »275, sa revue, ne
lui permette pas d’aller là où sa curiosité le mène276. Il laisse cependant la même
équipe en place mais à la mort de Léon Degand, en 1958, le critique Charles Delloye
prend en charge la rubrique et l’oriente vers le lyrisme – ce qui convient bien sûr à
André Bloc. Julien Alvard décrit ainsi cette période qu’il considère comme « le début
d’un nouvel âge d’or de la revue. » Il explique :
« Il n’y avait plus de problème de principe. La revue était ouverte à
tout le monde, on disposait de beaucoup de place. On peut dire que
pendant cinq ou six ans, elle a donné un compte-rendu presque
exhaustif des activités parisiennes. Puis tout recommença à
s’embrouiller. [Avec les débuts du Pop Art, André Bloc] décida que
les temps n’étaient plus à la peinture (ce qui était vrai d’ailleurs) mais
plutôt à la sculpture et à l’architecture expérimentale. Bref, on
retourna à la synthèse des arts comme au premier jour et à la
nécessité de sortir de la confusion. »277
Voilà résumée – par la plume très personnelle de Julien Alvard – une partie de
l’évolution d’Aujourd’hui. On s’aperçoit qu’André Bloc, s’il aime la nouveauté, ne la
cherche pas à tout prix et que ses goûts restent inscrits dans l’abstraction et la
synthèse des arts. Toutefois, au milieu des années cinquante, l’art géométrique est
accepté, ce n’est plus une avant-garde. Dès 1952, Jean-Robert Arnaud et John
Franklin Koenig créent la revue Cimaise pour défendre l’abstraction lyrique
émergente et faire contrepoids à Art d'aujourd'hui, à la Galerie Denise René et plus
généralement, à ce qu’ils considèrent comme l’abstraction froide. Cette même année
Edgard Pillet cesse d’animer l’Atelier d’Art abstrait qui, selon Roger Bordier : « attir[e]
évidemment beaucoup de monde [et a] une assez large audience intellectuelle. Ses
275
Claude Parent, "Souvenir d’Aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op.
cit., p. 170.
276
A la lecture du texte de Véronique Wiesinger,"La Synthèse des arts et le Groupe Espace 19451975", on trouve d’autres explications qui viennent compléter celle-ci : l’inefficacité d’Art d'aujourd'hui
à défendre la synthèse des arts parce que « peut-être pas assez lue par les architectes », le désir
d’Edgard Pillet de « se consacrer à sa propre carrière » ainsi que le coût de la revue qui ne pouvait
obtenir comme publicités que de modestes encadrés de galeries. Op. cit, p. 127.
277
"De Art d'aujourd'hui à Aujourd’hui parcours d’une revue", dans Aujourd’hui, décembre 1967, op.
cit., p. 60.
112
conférences plais[ent] », il ajoute que ce succès ne se limite pas au microcosme des
amateurs de l’abstraction géométrique et précise :
« Il faut dire qu’à cette époque, il n’y [a] guère que ceux que l’on a
appelés – plus tard, d’ailleurs – les géométristes. Ils occup[ent] le
haut du pavé. »278
Cette peinture surprend et séduit un nombre de plus en plus important de
personnes279. André Bloc ne peut que vouloir s’évader vers d’autres esthétiques.
Dans le même élan d’ouverture qui lui fait créer Aujourd’hui, il propose aux
architectes Claude Parent et Patrice Goulet d’animer la partie Architecture de cette
nouvelle revue qui se doit d’être internationale et novatrice. Claude Parent la qualifie
aussi de « violente et agressive »280 : Aujourd'hui ouvre ses colonnes à des projets et
constructions auxquels L’Architecture d’aujourd’hui n’a pas su s’intéresser :
« Ce contenu moderne est allé à Aujourd’hui pour laquelle on ne
disait rien : c’était l’autre revue de Bloc. […] Aujourd’hui est devenu
la figure de proue de L’Architecture d’aujourd’hui. »281
Ainsi, le changement de cap qu’il fait opérer à Art d'aujourd'hui évite à la revue de
sombrer dans le médiocre, soit par d’inévitables concessions qui auraient amené les
rédacteurs à apporter leur commentaire au travail d’épigones de l’abstraction, soit en
subissant la dévalorisation de la popularité de cette esthétique. Comme le note en
effet Raymonde Moulin :
« Ces techniques, apparentées au dumping, ont été largement
utilisées en France dans les années cinquante. Il n’est pas exclu
qu’elles aient eu des conséquences néfastes sur la réputation et le
278
Entretien avec Roger Bordier, op. cit., Annexe V.
Raymonde Moulin, dans son ouvrage L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, 1992, parle plus
généralement de « dictature abstraite » : « Au cours des années cinquante […] le devant de la scène
était occupé par les représentants, en concurrence les uns avec les autres, des différentes tendances
abstraites. Les tenants de la nouvelle figuration évoquent ordinairement cette dure période de la
“dictature abstraite”. » p. 336.
280
Claude Parent, "Souvenir d’Aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op.
cit., p. 171.
281
Entretien avec Claude Parent, op. cit., annexe IX.
279
113
devenir économique de l’art abstrait français qui a connu, à certaines
exceptions près, deux décennies de traversée du désert. »282
La fin d’une aventure
Le 8 novembre 1966, André Bloc fait une chute mortelle alors qu’il
photographie les ruines d’un temple de New Delhi. A soixante-dix ans, sa soif de
découverte lui est fatale. Aujourd’hui : art et architecture se trouve bientôt
condamnée, elle ne possède ni l’aura de L’Architecture d’aujourd’hui ni son nombre
d’abonnés et d’annonceurs. Seule l’énergie et la volonté de son fondateur pouvait en
maintenir la publication. Le dernier numéro sort en décembre 1967, il est entièrement
consacré à André Bloc. Les années qui suivent son décès mettent également en
danger L’Architecture d’aujourd’hui. Sous la direction de sa veuve, Pierre Vago
assure la présidence intérimaire jusqu’à ce que Madame Bloc, ne pouvant imposer
un membre de l’équipe plutôt qu’un autre, propose l’architecte François HébertStevens comme rédacteur en chef, en avril 1967 sur une proposition de Charlotte
Perriand, puis Marc Emery un an après. Mais les directions que prend ce dernier,
donnant une très large place à l’urbanisme, déplaisent au comité. Ces dissensions
finissent de convaincre Madame Marguerite Bloc de vendre la revue, ce qu’elle
entreprend en 1972 auprès du groupe Expansion. Cette décision déplaît autant
qu’elle choque : on ne se débarrasse pas ainsi d’une institution ! Pierre Vago se sent
trahi, la rupture est définitive. Le comité démissionne en 1975 mais le titre perdure.
282
Dans L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit., p. 53.
114
3 Art d'aujourd'hui en chiffres
« Parmi les quelques cinq mille lecteurs d’Art
d'aujourd'hui, beaucoup possèdent la collection complète
de notre revue. »283
En 1986, Harry Bellet rédige un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise. Se
basant sur des techniques propres à l’archéologie, il choisit de privilégier une
approche combinant « des méthodes informatiques et de gestion de données »284.
L’étude de la revue se compose alors en grande partie d’index et de tableaux. Ayant
travaillé sur cette même revue, en 2001, nous avons pu en apprécier l’utilité. Dans le
cadre de cette thèse, il a semblé indispensable de réfléchir aussi à la méthodologie
de cette étude. C'est-à-dire : comment aborder une revue ? Quels peuvent être les
axes, les méthodes qui permettront d’approfondir la recherche ? Comment donner un
nouvel éclairage tant sur la revue que sur les possibilités offertes pour l’aborder ?
La mise en questions de ce travail même conduit à donner une place
importante aux index de la revue même si leur caractère purement utilitaire les
relègue dans les parties annexes. Cette démarche privilégiant le quantitatif est peu
courante en histoire de l’art, il faut en convenir. Elle n’est pourtant pas à négliger
dans ce corpus. Au-delà d’une approche tautologique de la recherche, ces outils
d’inventaire constituent une indispensable et indéniable aide pour poursuivre
l’ensemble de l’étude. Ils font ressortir des particularités d’Art d'aujourd'hui qui
n’apparaissent pas à la lecture – même approfondie – et viennent confirmer ou
infirmer des impressions. Léon Degand a-t-il une fréquence de publication qui
pourrait expliquer son influence sur la ligne éditoriale ? André Bloc profite-t-il de sa
revue pour se sur-représenter ? Victor Vasarely est-il aussi présent que John
283
ème
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°3-4, février-mars 1952, 2
de couverture.
Harry Bellet, Cimaise, 1953-1963, Mémoire de maîtrise sous la direction de Fanette Roche,
Université de Paris I, 1986, p. 2.
284
115
Franklin Koenig le prétendait ? D’autres artistes accaparent-ils les pages ? Ou
certains sont-ils curieusement discrets voire absents ?
Ces observations alimentent cette étude. Elles découlent de tableaux et
courbes qui s’appuient pour la majorité d’entre eux sur les index. Ils en sont le reflet
graphique et permettent de visualiser les artistes les plus cités ou qui ont le plus
collaboré à Art d'aujourd'hui, ainsi que la fréquence de participation des rédacteurs.
D’autres tableaux quantifient également l’évolution physique de la revue. Autant de
données qui viennent s’ajouter à ce qui a pu être écrit précédemment, qui
l’enrichissent d’un regard nouveau puisqu’ils forcent à se projeter un peu plus dans le
quotidien d’Art d'aujourd'hui afin de donner sens aux chiffres.
Enfin, qu’en est-il de l’audience d’Art d'aujourd'hui ? Qu’elle est la portée d’une
revue aux si grandes ambitions (artistiques et sociales) ? Une question qui persiste à
la lecture de textes dénonçant la quasi-indifférence des pouvoirs publics pour l’art, de
réflexions sur les conditions d’amélioration de vie des artistes, de recherches d’une
démocratisation de la création, d’articles de révolte sur l’absence d’une
muséographie intelligente, de notes encourageant l’apprentissage des arts à l’école.
Tout cela ne subsiste-t-il qu’imprimé sur le papier ou a-t-il une chance de trouver un
écho en dehors des pages de la revue ?
116
a. Présentation chiffrée
L’histoire d’Art d'aujourd'hui a été racontée, ses rédacteurs, présentés, sa
ligne éditoriale, déterminée, et ses actions, détaillées. Il reste encore à envisager les
variations quantifiables de la revue, c’est-à-dire la fréquence de ses parutions et
l’évolution de sa pagination. Les réflexions qui suivent découlent des tableaux et
graphiques réalisés à partir des ours et des sommaires d’Art d'aujourd'hui (annexe I).
Selon leur nature et pour des raisons de lisibilité, certaines de ces représentations
chiffrées se trouvent, elles aussi, en annexes, d’autres, dans le corps de la thèse.
Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries et par années civiles
Si l’on se réfère aux deux tableaux en annexes X et XI, on constate que bien
que jusqu’au début de l’année 1952 (3ème série, n°3-4, février-mars) l’ours qualifie Art
d'aujourd'hui de revue mensuelle285, l’irrégularité des parutions est flagrante, eten
premier lieu dans le nombre de livraisons éditées dans chaque série : neuf lors de la
première, puis huit, six, sept et enfin six. Dans la fréquence ensuite, qui ne respecte
pas un rythme bimestriel. Cela n’est pas stabilisé avec les années – on aurait même
tendance à penser que la première série reste la plus régulière, avec, visiblement, la
tentative d’une cadence mensuelle. Enfin, les séries ne commencent jamais au
même mois : juin, octobre, décembre, janvier puis février. Le tableau indiquant les
parutions par année civile montre cependant une couverture assez dense de la
période de ces presque six années. On constate également que plus d’un trimestre
sépare la première de la deuxième série. Cette période correspond à un changement
de maquette : les couvertures deviennent cartonnées, la pagination augmente. De
plus, le premier numéro de la deuxième série, consacré aux musées, est une
publication d’envergure qui demande la participation de relais à l’étranger. On y
trouve en effet un texte de Willem Sandberg, de la documentation sur des musées
285
ème
Tout en précisant, dès octobre 1950 (2
série, n°1), à côté des tarifs d’abonnements annue ls :
117
américains ainsi qu’un compte-rendu de Michel Seuphor revenu d’un séjour en
Hollande.
Février et surtout septembre restent des périodes plus calmes. On ne peut
que constater cet état de fait ; il est difficile d’en tirer des conclusions. A posteriori, la
parution des publications semble tellement éloignée de toute logique (une fréquence
strictement bimestrielle, un numéro double en été ou un numéro consacré au Salon
des Réalités Nouvelles en août, etc.) que l’on ne peut que supposer que cette
irrégularité n’est que le résultat de diverses contraintes : retard dans les textes,
difficulté à obtenir des reproductions, temps nécessaire à la réalisation de la
maquette, période pleine pour l’imprimeur, etc. S’adjoint à cela la participation des
artistes pour certaines couvertures et pour les encarts couleurs qui s’ajoute à la
gestion des collaborateurs.
Evolution de la pagination
Ce graphique met en évidence le nombre de pages de la revue, numéro par
numéro. Ce décompte est établi sur la base de la pagination d’Art d'aujourd'hui.
Ainsi, le nombre de pages de la première année comprend à chaque fois la
couverture comme l’indique le seul numéro paginé de cette série (soit le deuxième).
En revanche, pour les autres années, la couverture n’est pas prise en compte
puisqu’elle ne l’est pas dans la table des matières des revues.
De plus, un point gris indique les numéros contenant un encart couleurs.
« 8 numéros ».
118
80
64
48
40
36
32
1ère série n°1
n°2
n°3
n°4
n°5
n°6
n°7-8
n°9
n°10-11
2ème série n°1
n°2
n°3
n°4
n°5
n°6
n°7
n°8
3ème série n°1
n°2
n°3-4
n°5
n°6
n°7-8
4ème série n°1
n°2
n°3-4
n°5
n°6
n°7
n°8
5ème série n°1
n°2-3
n°4-5
n°6
n°7
n°8
Nombre de pages
24
Numéro des revues
Contrairement à la fréquence de parution, la pagination, elle, reste assez
stable. Le graphique met bien en évidence la scission que provoque la deuxième
série par rapport à la première en posant la charte définitive de la revue : vingt-quatre
pages pour la première série puis trente-deux les années suivantes, les numéros
doubles et le numéro spécial bicentenaire de Paris286 exceptés ainsi que le premier
de la cinquième série287, pour lequel une double page, dans un papier de couleur
jaune, a été rajoutée.
Les numéros doubles se trouvent au nombre de deux dans les première,
troisième et cinquième séries ; on en trouve un seul la quatrième année et aucun la
deuxième. Hormis celle de mai-juin 1950, ces livraisons correspondent à des
numéros spéciaux : "Cinquante ans de peinture", "Le Graphisme et l’art",
"Photographies", "Le Cubisme", "Collages" et "Synthèse des arts". Cependant, tous
les numéros spéciaux ne sont pas doubles, loin de là puisque l’on peut en
286
ème
2
série, n°7, juillet 1951.
119
comptabiliser dix-neuf. Notons enfin que la livraison la plus longue n’est pas même
consacrée à l’abstraction mais au cubisme, avec quatre-vingts pages.
Les encarts couleurs se généralisent à partir de la troisième série. Ils sont au
nombre de dix-sept. On imagine les difficultés que doit entraîner ce pari de publier
une sérigraphie dans presque chacun des numéros sur trois ans, sollicitant un artiste
et un graveur. Les trois livraisons, entre décembre 1951 et décembre 1954, qui ne
contiennent pas d’encart couleurs correspondent à trois numéros doubles
d’envergure : "Le Graphisme et l’art", "Photographies" et "Synthèse des arts". S’il
s’agissait des seules livraisons importantes de ces trois années, il aurait pu être
avancé que le comité de rédaction se trouvant déjà trop absorbé par la réalisation du
magazine ne pouvait envisager les préoccupations d’un encart couleurs. Cependant,
le numéro consacré au cubisme288 et le spécial "Collages" contiennent l’un et l’autre
une planche hors-texte. Ces cinq livraisons forment chacune un tout depuis la
couverture (souvent recherchée) jusqu’à la quasi-totalité voire la totalité des textes.
L’encart couleurs se doit d’être, lui aussi, en accord avec le sujet : "Cubisme" offre un
hors-texte de Juan Gris quand "Collages" en propose un réalisé d’après un collage
de Magnelli. Une technique chez cet artiste qui fait de surcroît l’objet d’un article289.
N’a-t-il pas été possible de trouver un hors-texte (ou une idée de hors-texte) en lien
avec les trois autres numéros spéciaux ? On le comprend sans mal pour
"Photographies" ; on peut en imaginer la difficulté pour "Le Graphisme et l’art" et
"Synthèse des arts".
b. Quantification des citations et des participations
Il s’agit maintenant d’envisager la revue dans son temps, c’est-à-dire de définir
l’impact qu’elle a pu avoir sur ses lecteurs et notamment sur les artistes. Grâce à
l’appui des index en annexes et des sommaires de la revue (annexe I), des tableaux
287
En février 1954.
Numéro le plus conséquent par son épaisseur et par le travail sur sa mise en pages.
289
ème
Herta Wescher, “Collages de Magnelli“, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954, p.
288
120
et graphiques peuvent être réalisés puis commentés. Ils permettent de visualiser ce
qui n’est actuellement que succession de noms et de titres, et de classer puis
d’interpréter les informations générales que livrent ces deux sources. Certaines de
ses représentations se trouvent ci-dessous dans le corps du texte, d’autres en
annexes.
Citations des artistes par articles
La première constatation que permet le graphique en annexe XII est qu’Art
d'aujourd'hui ne consacre pas plus de six articles à un artiste en cinq années. On
peut alors en conclure qu’il n’y a pas d’artiste qui monopolise les pages de la revue.
En allant un peu plus avant dans le détail, on remarque une forte présence
des aînés puisqu’ils se partagent vingt-huit articles, quatre couvertures et deux
encarts couleurs à eux huit, c’est-à-dire : Herbin et Mondrian (six articles chacun),
Kandinsky (cinq), Robert et Sonia Delaunay (trois et deux), Van Doesburg (deux),
Moholy-Nagy (deux) ainsi que Kupka (deux)290. Léon Degand écrit sur ce dernier un
texte didactique et très richement illustré d’œuvres tant abstraites que figuratives291.
Ainsi, les figuratifs ne sont pas absents non plus, avec douze articles, trois
couvertures et deux encarts couleurs pour ces cinq artistes : Braque (deux articles),
Lapicque (deux), Laurens (trois), Léger (trois) et Villon (deux). Il y a aussi, bien qu’ils
ne soient pas présents dans ce tableau, tous les peintres naïfs, primitifs, néoprimitifs, les aliénés, dont les œuvres illustrent abondamment les trois numéros qui
leur sont consacrés292.
Il faut revenir un instant sur la place que tiennent Mondrian et Herbin dans les
pages de la revue et y lire leur importance auprès des jeunes peintres abstraits de la
période. Auguste Herbin, s’il ne bénéficie pas aujourd’hui de la même aura que
39.
290
On remarque qu’il manque le nom de Malevitch. Il est présent dans Art d'aujourd'hui mais
seulement une fois, avec "Le Passage de la ligne" en juin 1952.
291
ème
“Kupka“, dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°3-4, février-mars 1952, pp. 55 à 58.
292
ème
ème
"Les Enfants – les fous" (2
série, n°2, novembre 1950), "Les Néo-primitifs" (2
série, n°4, mars
ème
1951), "Paris vu par les peintres primitifs modernes" (2
série, n°7, juillet 1951).
121
Mondrian, a eu une grande influence après guerre. On pourra s’en convaincre en
lisant le texte de Serge Lemoine, "Paris 1950 : Auguste Herbin et son cercle"293 qui
décrypte les apports du peintre dans les créations de la jeune génération,
particulièrement Vasarely294. Ce que Julien Alvard commente en ces termes,
négligeant le talent du maître au bénéfice des circonstances ou de la nécessité :
« Les valeurs d’Herbin sont devenues énormes, inabordables mais il
fallait bien un ancêtre aux peintres comme Vasarely ou Dewasne, il
fallait un ancêtre pas trop éloigné dans le temps pour qu’il puisse
figurer auprès d’eux sans leur porter ombrage. Et le sort a voulu que
ce soit Herbin qui en serait le premier étonné, lui qui jusqu’à la fin de
sa vie s’est contenté d’un bol de lait tous les soirs en guise de repas,
tellement il était dans le besoin. »295
En définissant la ligne éditoriale de la revue, une impression d’ensemble
s’était dégagée en ne se fiant qu’à la mémoire des noms d’artistes. A l’appui d’un
décompte précis, certaines absences paraissent étonnantes : celles de Gilioli, Gorin,
Hartung, Lardera et Schneider. Il est vrai que pour des raisons de lisibilité il a fallu
renoncer à un tableau synthétisant l’index des brèves ; cela aurait mené à une liste
que son interminable longueur aurait rendue inutilisable296. Mais si l’on s’arrête sur
ces courtes critiques d’expositions, pour les cinq artistes cités plus haut, on en
dénombre trois pour Gilioli, deux pour Hartung, Lardera et Schneider mais aucune
pour Gorin. De même, le tableau qui suit contient les quatre premiers noms mais pas
celui de Jean Gorin. Le plasticien et théoricien d’architecture néo-plastique, membre
de Cercle et Carré puis d’Abstraction-Création, investi dans la création du Salon des
Réalités Nouvelles dont il devient pendant un temps le secrétaire général, et membre
293
Dans Auguste Herbin et son cercle, Galerie Lahumière, Paris, 2008.
De même, Céline Berchiche consacre ses travaux universitaires à l’influence d’Auguste Herbin
après 1945.
295
Texte non daté. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée
national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. Il faut néanmoins
pondérer les propos du critique : Auguste Herbin n’a pas dû être aussi « étonné » que l’écrit Julien
Alvard. Le peintre était, en effet, très actif à cette période dans la diffusion de l’art abstrait ; ne seraitce que par son rôle au Salon des Réalités Nouvelles.
296
Nous avons comptabilisé deux cent quatre-vingt douze artistes cités sur quatre cent cinquante
brèves.
294
122
du Groupe Espace, n’est en effet présent dans la revue que par un texte de sa
plume, “Influence de Mondrian” écrit lors de la première année en décembre 1949.
Citations des artistes par séries, encarts couleurs et couvertures
En croisant les deux tableaux en annexe XII et XIII, on constate que les séries
"Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" jouent un rôle capital dans ces
décomptes. Sur les trente et un artistes les plus cités qui figurent dans le tableau
précédent, vingt-deux sont interrogés dans l’une ou l’autre de ces deux séries, voire
dans les deux pour neuf de ces plasticiens. De plus, la liste ci-dessous rend compte
des artistes à qui la revue consacre un dossier car ce sont ceux-là aussi qui se
retrouvent obligatoirement dans le tableau des créateurs les plus cités. L’ensemble
de ces artistes, dans toutes leurs diversités (vivants et morts, abstraits et figuratifs,
jeunes et moins jeunes) constitue à peu de chose près ce que l’on peut appeler « la
base d’Art d'aujourd'hui ». Il faut persister à y ajouter Hartung, Gilioli, Lardera et
Schneider, ainsi que Sophie Taeuber-Arp qui a disparu de cette liste.
Arp : dossier de trois articles et "L’Art et la manière"
Bloc : "L’Art et la manière"
Calder : dossier de deux articles
Del Marle : dossier de deux articles
Robert Delaunay : dossier de deux articles et "Le Passage de la ligne"
Sonia Delaunay : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Dewasne : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Deyrolle : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Dias : "L’Art et la manière"
Domela : "Le Passage de la ligne"
Herbin : dossier de trois articles, "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la
manière"
Jacobsen : "L’Art et la manière"
Kandinsky : dossier de quatre articles, "Le Passage de la ligne"
Kupka : "Le Passage de la ligne"
Lapicque : "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui"
Léger : dossier de deux articles
123
Magnelli : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Moholy Nagy : dossier de deux articles
Mondrian : dossier de quatre articles et "Le Passage de la ligne"
Mortensen : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Pevsner : dossier de deux articles, "L’Art et la manière"
Pillet : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Poliakoff : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Schöffer : "L’Art et la manière"
Van Doesburg : dossier de deux articles, "Le Passage de la ligne"
Vasarely : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière"
Villon : "Le Passage de la ligne"
Il y a donc, et cela apparaît clairement avec ces deux tableaux, des artistes
que l’on pourrait qualifier d’attachés à la revue comme ils peuvent l’être à une
galerie297 et de nombreux autres aux esthétiques différentes, présents dès la
couverture d’Art d'aujourd'hui, qui offrent aux lecteurs une belle diversité de styles.
Revenons sur le reproche de sectarisme dont les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui se
défendent à plusieurs reprises dans les pages de la revue. Quelques éléments de
réponse ont déjà été avancés, ajoutons celui-ci : certains artistes demeurent très
présents dans la revue. Les critiques font partie des proches connaissances, ils
s’intéressent à leurs œuvres et il est donc logique qu’ils s’adressent à eux plutôt qu’à
d’autres artistes pour des projets qui les obligent à un certain investissement, voire à
de la complicité avec le rédacteur. Il en est ainsi des séries "Le Passage de la ligne"
et "L’Art et la manière" qui nécessitent une connivence entre les deux parties et aux
couvertures et encarts couleurs qui demandent du temps à l’artiste. Ce dernier
tableau démontre que de façon systématique, un artiste qui répond aux deux
entretiens réalise soit une couverture, soit un encart couleurs, soit les deux298. Ce qui
signifie que ces artistes-là se rendent très disponibles pour Art d'aujourd'hui et créent
ainsi une sorte de cercle autour de la revue. Il s’agit de Sonia Delaunay, Dewasne,
297
La confrontation entre cette liste d’artistes et ceux participant à l’exposition itinérante Klar Form
organisée par la Galerie Denise René montre d’ailleurs que sur les vingt et un artistes de Klar Form,
seuls Marie Raymond, Le Corbusier et Sophie Taeuber-Arp ne sont pas communs aux deux listes.
Les deux derniers apparaissent cependant dans les tableaux.
124
Deyrolle, Herbin, Mortensen, Magnelli, Pillet, Poliakoff et Vasarelly. Des noms qui ne
surprennent pas. Mais qui aurait pu dire que Magnelli participait aux deux séries, se
retrouvait deux fois en couverture et réalisait deux encarts299 ?
Interventions des rédacteurs par articles
Le graphique en annexes XIV ne révèle pas de surprise : on retrouve parmi
les rédacteurs les plus assidus d’Art d'aujourd'hui les noms de Léon Degand, Roger
Van Gindertael, Pierre Guéguen, Michel Seuphor, Roger Bordier et Julien Alvard. Ce
dernier ayant finalement peu collaboré. Bien sûr, l’écrasante participation de Degand
saute aux yeux : soixante-quatorze articles alors que Gindertael, deuxième par le
nombre de textes, n’en rédige que quarante-cinq. Les écrits de Degand couvrent il
est vrai, l’ensemble des publications d’Art d'aujourd'hui : depuis sa première
participation en octobre 1949 (soit dès la troisième livraison) jusqu’à novembre 1954,
l’avant-dernier numéro. Seules les revues de décembre 1949 et de juillet 1951 (cette
dernière, consacrée au bicentenaire parisien et entièrement rédigée par Guéguen)
ne contiennent pas d’article de Degand. Il faut ajouter le dernier numéro, en
décembre 1954, qui ne mentionne aucun article signé du critique. Mais sa
participation active ne fait pas de doute dans le texte non signé et collectif Le
Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics tellement il semble être la
conclusion de tous les reproches aux musées accumulés par Degand au long de ces
cinq années300.
Le premier texte de Gindertael date de janvier 1950 et le dernier, de juillet
1953301. Moins constant que celle de Léon Degand, il est pourtant l’auteur de deux
298
Cf. annexes I et II.
Magnelli que Julien Alvard considère, peut-être avec la pointe d’ironie qui lui est coutumière,
comme le père de la revue. Dans le tapuscrit du texte pour Aujourd’hui n°59-60 consacré à André
Bloc et paru en décembre 1967. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du
musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard.
Ajoutons que l’artiste est également le sujet d’un des films d’Edgard Pillet.
300
Voir annexes p. XI.
301
A cette date-là paraît le quatrième et dernier bulletin de la Galerie Arnaud et se prépare Cimaise :
revue de l’art actuel pour octobre 1953 dont Roger Van Gindertael devient le rédacteur en chef.
299
125
séries dans la revue : "Le Passage de la ligne" (vingt-deux articles) et "Peintres et
sculpteurs d’aujourd’hui" (trois articles) qui lui offrent une large tribune. Viennent
ensuite Pierre Guéguen (dont la présence est assez régulière tout au long des cinq
années mais qui doit surtout sa troisième position à la rédaction de la quasiintégralité des numéros de novembre 1950, mars 1951, juillet 1951 et d’octobre
1952), Michel Seuphor et Roger Bordier. L’investissement de ce dernier reste
remarquable : ses premiers articles datent de décembre 1953 (il ne collabore donc
qu’une année à Art d'aujourd'hui) mais il s’agit déjà de ceux pour la série "L’Art et la
manière" qu’il alimente de vingt et un textes. Il participe à tous les numéros jusqu’à la
fin, prenant même en charge une très grosse partie du numéro de mai-juin 1954
consacré à la synthèse des arts. Ainsi dans six numéros le critique rédige entre deux
et quatre articles pour la série auxquels il adjoint un article sur un thème tout à fait
différent dans cinq livraisons.
Interventions des rédacteurs par brèves
On le voit dans le graphique en annexe XV, les courtes critiques d’expositions
réunissent pour l’essentiel les rédacteurs réguliers de la revue : Alvard, Bordier,
Degand, Estienne, Guéguen, Seuphor, Van Gindertael, et Herta Wescher. Ajoutons
Delahaut qui assure une correspondance assez régulière depuis Bruxelles. Les
interventions extérieures sont cependant beaucoup moins nombreuses pour les
brèves que pour les articles.
La large participation de Léon Degand est une fois encore saisissante. Une
telle production d’écrits influe fortement sur la ligne d’Art d'aujourd'hui. Les choix
éditoriaux de Léon Degand se révèlent éclectiques ; ses activités quotidiennes se
devinent foisonnantes. Il écrit énormément et ses sujets sont d’autant plus diversifiés.
Il les appuie de connaissances indispensables à la rédaction des textes qui lui sont
attribués faisant la synthèse sur un point ou introduisant un numéro spécial. Restent
pourtant des choix propres, des colères, (notamment sur les musées) et enfin, de
nombreux articles sur l’abstraction ou sur des artistes abstraits. Mais on peut trouver
aussi sous la plume de Degand des textes sur Braque, Klee, Léger, Moore, Picasso,
la peinture mexicaine, etc. Ainsi, il y a quantitativement plus d’articles sur les
126
abstraits écrits de la main de Léon Degand mais – il s’agit de l’affirmer ici – sans
exclusive.
Qu’en est-il de Roger Van Gindertael, Julien Alvard et Herta Wescher si on
met en perspective leurs participations à Art d'aujourd'hui avec leur départ pour la
revue Cimaise ? Les deux rédacteurs cessent de collaborer à la revue d’André Bloc
en août 1953302, Herta Wescher quant à elle poursuit la rédaction de brèves jusqu’au
dernier numéro. Elle est, de plus, l’auteur de la livraison consacrée au collage en
date de mars-avril 1954. Ainsi, le témoignage qu’elle livre au début de l’année 1971
dans le centième numéro de Cimaise303 possède des inexactitudes : contrairement à
ce qu’elle avance – sûrement pour faire court – Herta Wescher n’a pas fait partie du
comité et elle a même peu écrit dans Art d'aujourd'hui. Trente-huit brèves il est vrai
mais seulement dix-sept articles dont douze parus dans le seul numéro "Collages".
Cependant, l’intérêt de ce texte est qu’il révèle combien ces deux revues pourtant si
proches par leur ligne et leurs préoccupations, se plaçaient dans une concurrence
d’idées - d’ailleurs plus visible chez les rédacteurs de Cimaise qui avaient la
conviction de devoir s’opposer à un monopole de l’abstraction géométrique. Ainsi,
lorsque Herta Wescher écrit : « On était obligé de soutenir, exclusivement, l’art
géométrique, "fonctionnel" », il devient difficile aujourd’hui d’en juger tellement les
frontières entre l’abstraction chaude et froide apparaissent floues, poreuses… et très
secondaires avec le recul du temps. On constate cependant qu’elles l’ont sûrement
toujours été puisque Cimaise consacre des textes à Pillet, que ce dernier y fait une
couverture dès le troisième numéro (et Deyrolle dès le premier), que des artistes
comme Poliakoff, Gilioli, Hartung, Herbin, Domela, Schöffer, etc. demeurent
communs aux sommaires des deux revues. D’ailleurs, une étude détaillée sur la
réalité de cette concurrence entre Cimaise et Art d'aujourd'hui, comparant des index
302
Leur dernière brève paraît dans le numéro d’août 1953 mais Roger Van Gindertael écrit son
dernier article pour la livraison de mai-juin de la même année et Julien Alvard pour celle de juillet.
303
"Une entreprise courageuse", dans Cimaise, n°100-101, janvier à avril 1971 : « Gindertael, A lvard
et moi avions été, pour un temps plus ou moins long, membres du comité d’Art d'aujourd'hui, mais
nous l’avions tous abandonné sans trop de regret en faveur de Cimaise. Alors que pour la première
on était obligé de soutenir, exclusivement, l’art géométrique, “fonctionnel” dans lequel André Bloc,
jusqu’à la mort de Léon Degand, voyait le salut unique, Cimaise nous permettait de nous tirer de cette
impasse », pp. 62 à 65.
127
réalisés par Harry Bellet et ceux établis ici, ainsi que les thématiques développées
dans les deux revues, montre une grande similitude entre elles304.
c. Du côté du lectorat : une tentative d’évaluation
Tout ce qui constitue Art d'aujourd'hui vient d’être listé puis chiffré en détail :
sa parution, sa pagination, ses rédacteurs ainsi que son contenu. Reste maintenant
à envisager sa réception. Cela prend d’autant plus d’importance que les rédacteurs
de la revue possèdent une véritable ambition de promotion de l’avant-garde
abstraite, de son initiation auprès du plus grand nombre. Ce bien louable dessein qui
les anime n’est pas que théorique : les actions menées par chacun d’eux, plus ou
moins dans le cercle de la revue, montrent un engagement fort sur le terrain de l’art
qui contribue certainement à la diffusion et à l’application de ces idées généreuses.
Il existe quelques difficultés à chiffrer précisément le lectorat. Les archives
d’Art d’aujourd’hui sont en effet quasi inexistantes, Madame Marguerite Bloc ayant
détruit ou s’étant séparée de la plus grande partie de ce qui a constitué la vie de son
époux. Il ne reste rien, non plus, dans les archives du gérant, Edgard Pillet. Sa
veuve, Sylvie Nordmann, garde précieusement et communique bien volontiers tous
témoignages touchant à l’œuvre de l’artiste mais c’est à regret qu’elle a constaté que
rien n’avait été conservé des documents administratifs d’Art d'aujourd'hui. Enfin,
l’association pour le contrôle de la diffusion des médias, plus connue sous le sigle
OJD (Office de Justification de la Diffusion), ne possède pas dans son catalogue les
chiffres de la revue.
Il faut donc se pencher, dans un premier temps, sur ce que dit la revue d’ellemême. Les éditoriaux sont rares dans Art d'aujourd'hui, ils servent à annoncer un
changement dans la publication ou, comme en février-mars 1952305, à faire le point.
On y apprend que la revue compte « quelques cinq mille lecteurs » dont un grand
304
Comparaison réalisée par nous dans le cadre du colloque Les Revues d’art : formes, stratégies et
ème
er
réseaux au XX
siècle, 1 , 2 et 3 avril 2008, Cité du livre d’Aix-en-Provence.
305
ème
ème
Editorial signé Art d'aujourd'hui, dans le numéro double 3-4 de la 3
série, 2
de couverture.
128
nombre « possè[de] la collection complète ». De plus, en janvier 1951, les membres
de la revue se félicitent de sa longévité : « Avec ce numéro, Art d'aujourd'hui entre
dans sa troisième année. Pour une revue d’avant-garde, cela constitue déjà un âge
respectable, tant d’essais sans lendemain ayant été tentés. » Enfin, ils mettent
l’accent sur l’internationalité d’Art d'aujourd'hui :
« Nous comptons maintenant dans le monde entier un grand nombre
d’amis.
Les
encouragements
sont
nombreux
et
souvent
enthousiastes. Sans prétention de notre part nous croyons qu’une
revue indépendante, énergique et vivante, est maintenant entrée
dans le domaine des réalités. » 306
Art d'aujourd'hui à l’étranger
La lecture attentive des ours renseigne, en effet, sur les pays (et villes) de
distribution. Leur liste se complète ainsi au fil des numéros :
2ème série, n°5, avril-mai 1951 Argentine (Buenos Aires), Belgique (Bruxelles),
Brésil (São paulo), Italie (Turin). Viennent s’ajouter :
- 2ème série, n°6, juin 1951 Suède (Stockholm)
- 2ème série, n°8, octobre 1951 Milan
- 3ème série, n°1, décembre 1951 Uruguay (Montevideo)
- 4ème série, n°2, mars 1953 États-Unis (New York et Los Angeles)
- 4ème série, n°3-4, mai-juin 1953 Danemark (Copenhague)
- 5ème série, n°1, février 1954 Iran (Téhéran) et Japon (Tokyo)
306
ème
"A nos lecteurs", 2
série, n°3, 2
ème
de couverture.
129
Pays distributeurs d’Art d'aujourd'hui
Si le planisphère ci-dessus montre une répartition plutôt intéressante des pays
distributeurs d’Art d'aujourd'hui, on peut cependant supposer que cela est le fruit de
contacts très personnels pris par les membres de la revue. A chaque ville
mentionnée ne correspond probablement qu’un seul lieu de vente, librairie ou galerie
d’un ami de confiance. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à ce que la première liste
établie contienne les villes de São Paulo où Léon Degand exerça en tant que
directeur du musée d’Art moderne, et de Bruxelles avec laquelle Roger Van
Gindertael tisse des liens étroits. Cette vision du quotidien de la revue peut expliquer
le fait qu’elle ne soit vendue ni en Grande-Bretagne, ni en Espagne, ni en Allemagne,
pays proches, voire limitrophes ; une situation qui ne serait non pas le résultat d’une
volonté (des numéros spéciaux sont d’ailleurs consacrés à la Grande-Bretagne et à
l’Allemagne) mais celui d’une défaillance dans le réseau des connaissances307.
307
La tentation est grande, alors, d’extrapoler sur les liens à établir pour permettre la diffusion
130
Ainsi, il est difficile d’établir un rapport direct entre l’étendue de la diffusion
d’Art d'aujourd'hui et une réelle demande d’un lectorat potentiel. L’évolution du prix
peut être, elle, un indice de la bonne santé de la revue.
Le prix de la revue
700
630
600
500
400
300
280
270
230
225
200
100
70 80
Numéro des revues
Evolution du prix d’Art d'aujourd'hui
internationale d’Art d'aujourd'hui. Ainsi, par exemple, l’exposition collective, Synthèse des arts,
réalisée en 1953 par Charlotte Perriand et réunissant au Japon Fernand Léger et Le Corbusier, seraitelle la clef qui a ouvert les portes de Tokyo à la revue ?
131
n°8
n°7
n°6
n°4-5
n°2-3
n°8
5ème série n°1
n°7
n°6
n°5
n°2
n°3-4
4ème série n°1
n°6
n°7-8
n°5
n°2
n°3-4
n°8
3ème série n°1
n°7
n°6
n°5
n°4
n°3
n°2
2ème série n°1
n°9
n°10-11
n°6
n°7-8
n°5
n°4
n°3
n°2
0
1ère série n°1
Prix du numéro en Francs
180
125
Nombre de pages
n°7
n°8
n°3-4
n°5
n°6
n°7-8
4ème série n°1
n°2
n°3-4
n°5
n°6
n°7
n°8
5ème série n°1
n°2-3
n°4-5
n°6
n°6
n°7-8
n°9
n°10-11
2ème série n°1
n°2
n°3
n°4
n°5
n°6
n°7
n°8
3ème série n°1
n°2
1ère série n°1
n°2
n°3
n°4
n°5
Numéro des revues
Prix de la revue en Francs
Evolution du prix et de la pagination d’Art d'aujourd'hui
(le nombre de pages et le prix du premier numéro sont considérés comme l’indice de base, soit zéro)
On en remarque une augmentation constante jusqu’au début de la troisième
série. La publication d’un numéro double et du spécial "Paris vu par les peintres
primitifs modernes"308 (forcément plus chers) est l’occasion d’élever sensiblement le
prix de la livraison suivante. Comme le montrent les graphiques ci-dessous, avec la
deuxième série, alors que le nombre de pages de la revue reste stable, son prix ne
cesse d’augmenter (tous les deux numéros). Cela semble correspondre à une
période de tâtonnements : la revue change deux fois d’imprimeur309 et trouve son
image en adoptant des couvertures cartonnées souples et des pages un peu
épaisses. Enfin, les prix se stabilisent avec le numéro de janvier 1952 (3ème série,
n°2). Un équilibre financier a dû être trouvé avec l’imprimeur qui ne change plus (et
308
ème
2
série, n°7, juillet 1951, édité à l’occasion du bi centenaire de Paris.
Durant la première année, Art d'aujourd'hui sort des imprimeries Mont-Louis de Clermont-Ferrand ;
ème
du premier au sixième numéro de la deuxième série, des imprimeries de la Plaine (Paris 20 ), puis,
309
132
l’édition d’encarts couleurs qui se systématise). En 1953 la création du Livre de
Poche en France déclenche une révolution dans l’économie de l'édition. Son prix est
de 150 Francs alors qu'un ouvrage traditionnel se vend à 600 Francs. Pour cette
même somme dans une période proche, l'amateur peut acquérir le numéro double
consacré à la photographie (octobre 1952), au collage (mars-avril 1954) ou à la
synthèse des arts (mai-juin 1954) ; la livraison dévolue au cubisme étant quant à elle
30 Francs plus chère. Un numéro courant lui revient à 300 Francs, soit le double d'un
roman publié en format poche mais le lecteur possède alors en plus de son
magazine (richement alimenté de photograhies), un encart couleurs.
2300
2000
1800
1200
1200
800
Abonnement pour la France
Abonnement pour l'étranger
Numéro des revues
Evolution du prix de l’abonnement d’Art d'aujourd'hui
L’abonnement à Art d'aujourd'hui connaît lui aussi une augmentation régulière
jusqu’à la troisième série. Son prix est presque multiplié par trois jusqu’à sa
stabilisation en décembre 1951. Notons que dès le premier numéro, la revue est
envisagée comme un média exportable puisque le prix de son abonnement vers des
ème
des imprimeries André Tournon et Compagnie (Paris 14
).
133
n°8
n°7
n°6
n°4-5
n°2-3
n°8
5ème série n°1
n°7
n°6
n°5
n°3-4
n°2
4ème série n°1
n°6
n°7-8
n°5
n°3-4
n°2
n°8
3ème série n°1
n°7
n°6
n°5
n°4
n°3
n°2
2ème série n°1
n°9
n°10-11
n°7-8
n°6
n°5
n°3
n°2
n°4
800
700
1ère série n°1
Prix de l'abonnement annuel en Francs
1000
pays étrangers est mentionné. Un autre indice du lectorat de la revue réside dans la
conception de ses couvertures. A partir de sa deuxième année, en effet, Art
d’aujourd’hui fonctionne sur le principe du numéro thématique mais le sujet n’est que
rarement annoncé sur la couverture310. On peut supposer que la revue compte sur
un lectorat fidèle – le peu de presse artistique aidant – qui achète de manière
systématique et ce, quel que soit le thème du contenu. La seule tentative d’attirer
d’autres lecteurs est réalisée en anticipant sur l’achat d’impulsion provoqué par une
couverture attrayante : "Paris vu par les peintres primitifs modernes". Ce numéro
paraît en juillet 1951 lors de la célébration du bicentenaire de la capitale. Cette
livraison ne comporte pas de rubrique "Expositions" alors que même le catalogue de
l’exposition Klar Form311 n’y échappe pas. Enfin, autre singularité, cette livraison
compte quarante pages.
Un lectorat de fidèles
Ainsi, hormis ce numéro spécial, les rédacteurs écrivent (peut-être malgré
eux) comme s’ils ne s’adressent qu’à des habitués. Cela est d’autant plus sensible
lorsqu’ils s’expriment à la première personne, font part de leurs lacunes (« […] un
sculpteur dont j’ignorais l’existence »312) ou limites (« Comme tout Parisien
sédentaire, je suis imparfaitement averti de l’art britannique contemporain. »313), ou
lorsqu’ils emploient un ton aussi libre qu’efficace pour rendre compte d’un salon ; ils
agissent alors comme le feraient les membres d’un bulletin associatif. Mais peut-être
faut-il voir dans ces tournures personnelles une manière de décomplexer l’approche
de l’avant-garde, prouvant ainsi que tout un chacun peut se permettre une analyse
propre de l’art en général et de l’avant-garde en particulier.
310
Sur les vingt-cinq livraisons parues depuis cette date, vingt-deux se consacrent à un thème qui
n’est mentionné sur la couverture que de neuf d’entre elles.
311 ème
3
série, n°1, décembre 1951.
312
Julien Alvard, "Exposition Méditerranée au Musée de l’Annonciade à Saint-Tropez", octobre 1950,
ème
2
série, n°1, non paginé.
313
ème
Roger Van Gindertael, "Peintres britanniques d’aujourd’hui", mars 1953, 4
série, n°2, p. 12.
134
La dichotomie entre le prosélytisme de la revue et sa réalité existe pourtant.
Art d'aujourd'hui s’adresse à un lectorat restreint constitué en grande partie d’artistes.
Ses lecteurs sont ceux qui recherchent les informations distillées dans la revue sous
forme de communiqués de presse livrés tels quels, d’annonces de concours,
d’appels à participation, etc. Ce micro-public se devine aussi avec des séries comme
"L’Art et la manière" et "Le Passage de la ligne" qui n’existent que parce que les
artistes interrogés ont pleinement confiance en Roger Bordier et Roger Van
Gindertael qui mènent respectivement ces enquêtes314. D’un style bien différent mais
amenant à la même conclusion sont les pages – surprenantes – qui ouvrent le
numéro d’octobre 1949 avec "Artistes en vacances". On y voit Picasso et Goetz
discutant en maillot de bain, les pieds dans l’eau ou encore Picasso et Magnelli à
Golfe-Juan. Y fait suite, "Le Petit écho de Gordes" qui publie une photographie de
Charles Estienne en train de dormir, torse nu, en short et babouches sur un fauteuil
AA315 alors que le texte mentionne : « Charles Estienne travaille d’arrache-pied
depuis deux mois sur des ouvrages tenus secrets. » Tout cela est bien évidemment
très anecdotique mais renseigne cependant sur le fait que la revue ne craint pas, en
diffusant ce type de photographies et en les légendant aussi légèrement que celle
présentant Estienne, de perdre de la crédibilité, de décevoir ses lecteurs. Les
rédacteurs sont à l’aise avec eux et peuvent se montrer moqueurs et ironiques
envers leur ami dès les débuts de la revue. A l’évidence il y a des réflexes
communautaires dans Art d'aujourd'hui. D’ailleurs, le court éditorial de la livraison
inaugurant la troisième année316 n’évoque-t-il pas les « amis » de la revue plutôt que
ses lecteurs : « Nous comptons maintenant dans le monde entier un grand nombre
d’amis » ?
314
« Oui, une grande confiance. Sans cela, ça n’aurait pas fonctionné, cela n’aurait pas été
possible. » Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V. Ce dernier reconnaît également que si la
revue peut publier les photographies d’œuvres à l’état d’ébauche prises par Sabine Weiss pour "L’Art
et la manière", c’est que son lectorat est supposé déjà bien connaître le style des artistes interrogés.
315
Appelé ainsi par Charles Bernard qui commercialise alors ce fauteuil, en clin d’œil à André Bloc.
316
ème
ème
Janvier 1951, 2
série, n°3, 2
de couverture.
135
Une revue que l’on s’approprie
Des lecteurs se sentent en effet très proches de la revue. Le dernier numéro
publie en troisième de couverture la lettre de l’un d’entre eux qui montre son
attachement à la revue. A deux reprises est employé le terme de « familier » (« le
même groupe d’artistes, qui nous sont devenus si familiers », « tous ces noms
devenus familiers ») ainsi que « amis artistes »317. Les archives de la revue livrent
aussi des témoignages enthousiastes :
« Art d'aujourd'hui est irremplaçable pour nous instituteurs-artistes
(ma femme est poète, moi-même peintre-graveur – nous nous
occupons beaucoup d’Art à l’école également). Du fond de notre
Bourgogne nous suivons avec beaucoup d’intérêt l’évolution de
l’Art… jeune ! – Votre publication est un très précieux et fidèle
messager. »318
Si l’on en juge par les lettres conservées dans les archives, c’est souvent pour
ses qualités de « très précieux et fidèle messager » qu’Art d'aujourd'hui est apprécié.
La rédaction reçoit d’ailleurs de la part d’un public varié (artiste, étudiant, simple
amateur) des demandes de renseignements sur divers sujets (bibliographies, dates
et inscriptions à des salons, etc.). Et bien entendu, de l’autre côté de la chaîne, ceux
qui veulent faire passer une information adressent à la revue communiqués et
photographies. Art d'aujourd'hui sert de référence à ses lecteurs et la rédaction
insiste, dans ses réponses, sur l’âpreté de sa tâche :
« Croyez bien que nous menons, en France, un très dur combat.
Nous avons beaucoup d’ennemis, mais, par contre, nous avons
aussi la joie de recevoir, assez souvent, des lettres agréables »319
317
ème
Décembre 1954, 5
série, n°8.
Lettre non datée, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée
national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
319
Lettre non datée, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée
national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
318
136
Celles-là ne semblent que peu réconforter André Bloc dont les soucis d’ordre
matériel et sûrement humain, paraissent l’accabler. Ainsi, lorsqu’un peintre du Nord,
Pierre Leclercq, envoie un courrier plein d’enthousiasme,
« Je serai très heureux de pouvoir vous être utile, et suis à votre
disposition si je puis vous servir en quoi que ce soit. Notre région
étant très défavorisée en ce qui concerne les manifestations d’art
contemporain, votre revue est le seul lien qui nous rattache à la vie
artistique nationale et internationale »,
le directeur de la revue se montre plus abattu qu’à son habitude :
« […] si vous souffrez de l’isolement, nous, nous avons par contre
d’autres difficultés d’ordre matériel et technique et en outre, à faire
face à des luttes et à des intrigues diverses.
Il faut beaucoup de courage pour continuer à maintenir la Revue qui,
comme vous pouvez peut-être le soupçonner, laisse un bon
déficit. »320
André Bloc souffre en outre de l’antisémitisme ambiant et de la jalousie qu’il
suscite auprès des autres artistes. Claude Parent le relate ainsi :
« Il faut savoir qu’à l’époque, on lisait dans les journaux : "La bande
à Bloc pleine de métèques". André Bloc a gagné des procès pour
diffamation. On était pourtant après la guerre. C’est incroyable que
les Français parlent de "juifs" et de "métèques" ! »
Ou encore :
« Bloc était un dévoreur de nouveautés : il ne pouvait pas
s’empêcher de papillonner, dès qu’une chose dans l’air du temps lui
plaisait, il se demandait ce que lui pourrait en faire. Cela irritait le
monde artistique parce que c’était un homme qui avait deux revues
et qui pouvait publier autant qu’il voulait ses propres recherches et
leur donner ainsi une sorte de caution morale.
320
Lettre du peintre Pierre Leclercq, datée du 30 janvier 1954, et réponse d’André Bloc, non datée,
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne,
Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
137
[…]
Il faisait surtout des catalogues et des expositions pour le Groupe
Espace fondé avec Félix Del Marle. Ce qui n’était pas toujours
possible aux autres artistes car souvent ni eux ni la galerie n’en
avaient les moyens et n’avaient pas non plus la facilité de se projeter
dans le monde entier. Les artistes ont donc développé une sorte de
jalousie ou d’envie vis-à-vis d’André Bloc qui avait des revues. Son
appétit, sa curiosité pour les idées nouvelles ne l’ont jamais quitté.
Cela a été quelquefois mal pris alors qu’il fallait plutôt saluer cet
enthousiasme de jeune homme. »321
Les archives Delaunay contiennent en effet un texte diffamatoire signé
Georges Labro dans La Journée du bâtiment du 15 février 1952 à propos du
Manifeste du Groupe Espace considéré comme de la « littérature faisandée d’où
s’exhale la puanteur d’un orgueil démesuré et d’un mercantilisme à peine voilé... »
S’ajoutent à cela, des plasticiens « qui seraient pour la plupart des étrangers ou des
naturalisés de fraîche ou d’ancienne date. » S’ensuit une liste de noms à
consonance étrangère ; des artistes qui, selon l’auteur, ne craignent pas
« [d’]orienter les commandes des travaux d’architecture vers les
prêtres de l’art abstrait, de dévorer goulûment l’espace des artistes
français, de canaliser à leur profit les commandes et de se faire
patronner pour cela par un officiel de notre République dont la bonne
foi évidente a été surprise. »322
Avec le Groupe Espace, on voit combien les enthousiasmes successifs
d’André Bloc – et donc une certaine instabilité – ajoutés à la place grandissante qu’il
prend dans le milieu artistique, agacent. Ce groupe de plasticien devient pour nous
un microcosme qui permet d’imaginer les relations de son président à une autre
321
Entretien avec Claude Parent, op. cit., voir annexe IX. Roger Bordier dresse le même portrait dans
son entretien : « Il y eut sans doute quelques propos déplaisants, mais nous en avions pris l’habitude.
La réussite d’André Bloc à la tête de ces grandes revues L’Architecture d’aujourd’hui et Art
d'aujourd'hui suscitait bien des jalousies, bien des envies. » Voir annexe V.
322
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art
moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Delaunay. Ce même fonds d’archives renseigne
sur le fait que de cet article a découlé un procés qu’André Bloc a gagné.
138
échelle sociale. Ces difficultés d’ordre personnel, humain, social, expliquent
probablement en partie le peu d’écho que connaît, aujourd’hui, l’œuvre d’André Bloc
dans son ensemble (artistique, architecturale, éditoriale, etc.). Le témoignage du
sculpteur Gisiger donne au personnage une dimension d’artiste maudit mais il
apporte aussi une précision notable :
« Mais cette époque incertaine […] l’a obligé de vivre pratiquement à
l’écart. Ni ses revues, ni son activité de polémiste n’ont su attirer
l’attention sur cet homme qui méritait plus qu’un autre qu’on
l’écoutât. »323
Le financement d’Art d'aujourd'hui
Dans ce contexte délicat pour la jeune revue Art d'aujourd'hui, bénéficier de
l’aura et des finances de L’Architecture d’aujourd’hui devient tout bonnement vital :
« Qu’il nous soit permis de rappeler à nos lecteurs que si Art
d'aujourd'hui a pu se maintenir et se développer, c’est grâce à
L’Architecture d’aujourd’hui qui lui a assuré la meilleure caution
morale. Il était donc bon de redire que l’action d’Art d'aujourd'hui
s’est toujours poursuivie dans le plus large désintéressement. »324
Un désintéressement possible (et en partie subi) pour Art d'aujourd'hui grâce
aux 20% de publicité qui alimentent, en revanche, la revue d’architecture à partir de
juin 1940 :
« Toujours 20% de publicité en juillet 1950, sans doute un des
derniers numéros à accueillir les annonces artisanales. Mais les
affaires ont repris, avec 141 pages et 29 de pub, près de cinq pages
323
"Témoignages", dans Aujourd’hui spécial André Bloc, décembre 1967, op. cit. p. 160. Souligné par
nous.
324
ème
ème
Editorial signé Art d'aujourd'hui, dans Art d'aujourd'hui, 3
série n°3-4, février-mars 1952, 2
de
couverture.
139
pour le grand classique que reste l’étanchéité, trois pour la peinture
et autant pour des entreprises générales. » 325
Les entreprises du bâtiment investissent plus dans leur communication que
les artisans et, a fortiori, les galeristes. Art d'aujourd'hui ne peut espérer toucher ces
entreprises mieux loties financièrement326 mais, comme vu plus haut, Aujourd'hui :
art et architecture en bénéficie dès sa création. Pour cela, un important travail en
amont a dû être réalisé par des membres de la revue d’architecture auprès de ses
annonceurs ; le réseau d’Art d'aujourd'hui se limitant aux galeries, aux éditeurs d’art,
à la fonderie Susse et aux fournisseurs de matériels de beaux-arts. On trouve dans
les archives un courrier d’André Bloc, daté de l’année 1951 et adressé à la Galerie
Carré, justifiant ainsi une élévation des tarifs des publicités : « nous avons augmenté
fortement le tirage de la Revue, ce qui justifie ce changement. »327 Cette indication
n’est relayée par aucun chiffre, ni dans le courrier lui-même, ni dans les archives de
l’imprimeur – introuvable –, ni dans celles de la fonderie Susse – toujours en activité
– qui auraient pu donner des indices supplémentaires.
Cette tentative d’évaluation, malgré un manque évident de chiffres, mène
pourtant à une conclusion, celle d’un lectorat restreint, composé pour l’essentiel
d’amateurs et d’artistes, donc de personnes déjà acquises à la cause de l’avantgarde abstraite. Reprenons, cependant, ici les mots de Jean-Pierre Rioux qui décrit
une presse florissante (généraliste, satirique, enfantine, de vulgarisation, etc.) au
325
L’ensemble de ces chiffres provient de l’article de Jean-Claude Garcias, "Fantasmes, soixante ans
de réclame", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 33. Il précise que la
livraison d’avril-mai 1931 comptait « un bon tiers de pub » (p. 32). De notre côté, nous avons
dénombré dès le premier numéro de L'Architecture d'Aujourd'hui, en novembre 1930, dix-neuf pages
d’annonces en introduction puis six à l’intérieur du magazine sur les cent deux pages totales ;
annonces pour des entreprises liées au bâtiment (ascenseurs, contreplaqué, dallage de liège,
caoutchouc, peinture). Trois ans plus tard, le premier numéro de 1933 s’ouvre avec soixante et une
pages de publicités auxquelles s’ajoutent trois autres dans des papiers et formats différents. Ces
pages ne sont pas comptabilisées dans le sommaire et six autres publicités s’ajoutent à l’intérieur du
magazine. L’abondance des annonceurs dans la revue attire même une société de communication
dont l’accroche est la suivante : « Ne dispersez pas votre budget de publicité à tort et à travers. »
326
Il est à noter que ces sociétés ne boudent pas complètement le deuxième numéro hors-série de
L'Architecture d'Aujourd'hui consacré aux arts plastiques (1949) puisque sur cent quarante deux
pages, quatorze sont des publicités pour les peintures laquées, les enseignes, des entrepreneurs
divers et Susse Fondeurs qui devient par la suite, un annonceur fidèle d’Art d'aujourd'hui.
327
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art
moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
140
début du 20ème siècle, laissant peu de place aux plus spécialisées et confidentielles
mais néanmoins influentes :
« Devant tant de spécialités plaisantes mises à portée de mains, on
comprend par contraste que les revues de culture générale, même
prestigieuses et encore florissantes, aient été cantonnées dans les
rayons pour élites et que les "petites revues" artistiques ou politiques
n’aient influé – fortement d’ailleurs – que par le réseau discret du
public averti ou le canal militant de la sympathie avant-gardiste, très
loin des bains de foule de la grande presse. »328
328
Le Temps des masses, le vingtième siècle, Histoire culturelle de la France, Paris, 2004, p. 81.
141
II. L’art pour tous dans Art d’aujourd’hui
« L’art est un service social »1
Si l’abstraction est considérée par d’aucuns comme un art ne s’adressant qu’à
une élite intellectuelle capable de comprendre des œuvres sans contenu ni sujet2, Art
d’aujourd’hui démontre tout au long de ses pages que l’élitisme ne se situe pas à ce
niveau-là. Dans ce but, la revue propose des mises en pages aérées qui éclairent
des textes rédigés avec la réelle volonté d’amener le lecteur vers la création
abstraite, en lui facilitant l’accès à la compréhension des œuvres. Tout le monde peut
ressentir une forte émotion devant une œuvre, il suffit seulement d’avoir un peu
aiguisé son regard.
Ce regard, on le porte d’abord autour de soi, et les rédacteurs d’Art
d’aujourd’hui cultivent cette idée en lançant de régulières passerelles entre la
création et le quotidien. La rue devient le lieu de rencontres fortuites3 où affiches,
cabanes de foire et tatouages peuvent se prêter aux commentaires du critique d’art.
Cela sans prétention, car si le quotidien contient de l’art, les rédacteurs rappellent
aussi que l’art et surtout la vie des artistes, restent également bien ancrés dans le
quotidien.
En revanche, si l’art se trouve réservé à une élite, c’est bien plutôt dans
l’échelle sociale qu’il faut la chercher. Le tableau de chevalet, s’il n’est pas remis en
question dans Art d’aujourd’hui, ne doit cependant pas être la seule alternative pour
approcher la création. La synthèse des arts représente ainsi pour les rédacteurs de
1
ème
Roger Bordier, “L’Art est un service social”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954,
p. 13.
2
Nous faisons ici référence au discours prononcé le 19 décembre 1949 par Maurice Thorez : « Nous
considérons, quant à nous, qu’il n’est pas indifférent de donner un contenu au tableau, de lui trouver
ère
un sujet […] » que Léon Degand épingle dans sa "Critique de la critique", dans Art d’aujourd’hui, 1
ème
série, n°6, janvier 1950, 4
de couverture.
3
“Rencontres fortuites” est le titre d’un article d’Edouard Boubat qui met en relation - a posteriori - des
photographies prises dans la rue et des œuvres de Seurat, Bazaine et Lohse, dans Art d’aujourd’hui,
ère
1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (deux pages) .
142
la revue une solution contre cette discrimination sociale. Loin d’être omniprésente
dans ses pages, elle relève cependant d’une véritable préoccupation.
143
1. Didactisme
« L’art moderne est difficile à comprendre ? Oui, pour
ceux qui n’ont pas appris son langage. »4
Est-ce en réaction au peu de place laissée à l’avant-garde par les musées que
les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui choisissent d’aborder l’actualité non pas seulement
en critiques, mais également en pédagogues ? L’attention est portée sur la mise en
pages sans l’appui de laquelle les tentatives de didactisme dans les sujets mêmes
des textes n’auraient pas un impact suffisant. Les compositions claires, allégées,
privilégiant les illustrations, restent les meilleures alliées de cette volonté de
transparence.
La méthode employée par les rédacteurs fait se porter l’attention sur de
fréquents rappels historiques : il faut clarifier l’évolution des formes. Est d’ailleurs
citée, dès la troisième livraison, cette déclaration de Léon Degand prononcée au
deuxième Congrès International de la Critique d’Art, alors qu’il entame tout juste sa
collaboration avec la revue :
« Le public ne peut pas comprendre l’art moderne parce que l’art
moderne est incompréhensible. Or, pour qui n’entend rien à la
peinture, il y a autant de mystère indéchiffrable dans la composition
d’un Vermeer de Delft que dans celle d’un Juan Gris ou d’un
Kandinsky.
Combien de fois faudra-t-il encore répéter que
l’identification d’une cruche, d’un mur ou d’un corps humain, dans un
tableau figuratif, n’équivaut en rien à la compréhension de sa
signification
plastique ?
En
vérité,
l’art
moderne
n’est
incompréhensible que pour ceux qui ne comprennent pas l’art
ancien. Et l’incompréhension de l’art moderne pourrait bien
4
ème
Léon Degand, “La Situation sociale et économique de l’artiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4
n°8, décembre 1953, p.18.
série,
144
constituer
une preuve d’incompréhension générale des
arts
5
plastiques. »
Ainsi, parallèlement à ces éclairages historiques, les rédacteurs s’appliquent à
former le regard et le goût de leurs lecteurs à une abstraction géométrique exigeante,
considérée comme l’aboutissement de toutes les formes antérieures. Le moment du
passage de la figuration à l’abstraction chez différents artistes devient d’ailleurs le
sujet d’une des principales séries de la revue. Autant d’initiatives qui tendent vers un
même but : la promotion de l’art abstrait.
5
“Je ne prétends pas être artiste ou critique d’art… ou le jeu des devinettes”, dans Art d’aujourd’hui,
série, n°3, octobre 1949, non paginé.
ère
1
145
a. Clarté de la mise en pages
Le souci d’une mise en pages qui privilégie la clarté est manifeste dans Art
d’aujourd’hui. La présence du graphiste Pierre Faucheux dans le comité directeur
jusqu’en juillet 1953 n’est certainement pas étrangère à cela. Même si dès mars
1951, Paul Etienne-Sarisson prend en charge la composition de certains numéros,
on peut supposer que la ligne générale qui ne change que très peu au cours des
années, a été impulsée par Pierre Faucheux. On retrouve d’ailleurs à travers ses
mots, un principe qui peut s’appliquer à la mise en pages de la revue : « Quel résultat
esthétique, direz-vous ? L’accord parfait entre la signification du texte et la forme
typographique adoptée. »6
Lorsque Paul Etienne-Sarisson, dans un communiqué envoyé à d’autres
revues, commente son travail sur le numéro consacré à la photographie7, il explique :
« […] Je me suis efforcé de présenter une revue qui soit autre chose
que l’habituel “album-de-belles-images-en-pleine-page” qu’il nous est
donné de voir. Par le jeu de la mise en pages, les rapports d’échelle,
la confrontation des documents, l’emploi des blancs, certaines
citations, j’ai tenté de présenter, dans une Revue de défense de l’art
non-objectif, une image qui voudrait être originale et qui soit le fidèle
reflet des possibilités actuelles de la photographie en dehors de
certaines “cuisines”, telles que surimpression ou photogrammes,
lesquelles prétendent atteindre le subjectif par des moyens un peu
faciles. »8
On constate la volonté de se démarquer de ce qui a déjà été fait auparavant
(« présenter une revue qui soit autre chose que l’habituel “album-de-belles-imagesen-pleine-page” qu’il nous est donné de voir »), ceci parce qu’Art d’aujourd’hui, en
tant que revue d’avant-garde, ne doit pas se placer à la suite des autres mais doit
6
Pierre Faucheux, Ecrire l’espace, Paris, 1978, p. 168.
ème
Il s’agit d’Art d'aujourd'hui, 3
série, n°7-8, octobre 1952.
8
Lettre datée du 18 novembre 1952, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de
recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges
Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
7
146
innover (Paul Etienne-Sarisson le précise : « dans une Revue de défense de l’art
non-objectif » – on remarque le « R » majuscule) et parce qu’elle se doit d’être un
bon représentant de cette technique photographique (« le fidèle reflet des possibilités
actuelles de la photographie »).
Il ne faut pourtant pas s’attendre, en feuilletant Art d'aujourd'hui, à y trouver
des mises en pages audacieuses et de la pure recherche graphique. La typographie
reste, à première vue, d’un confondant académisme : alternances de polices bâtons
et à empâtements, titres lisibles et découpages des textes immédiatement visibles.
Mais il faut bien comprendre que pour ceux qui conçoivent que la beauté d’un objet
tient à son adéquation avec sa fonction, la composition de la revue ne peut être
valable que mise au service du propos du rédacteur. Les textes très découpés et en
doubles colonnes facilitent la lecture et ne la découragent pas, quand une sage
composition ne détourne pas le lecteur du but de l’article. On peut même ajouter
qu’elle n’effraie pas un néophyte qui, attiré par la couverture colorée, viendrait
feuilleter la revue. On remarquera d’ailleurs plus loin que la courte collaboration avec
Willem Sandberg, graphiste de formation, se révèle périlleuse pour la compréhension
même du contenu de son texte. Ainsi, si au regard des ambitions avant-gardistes
d’André Bloc la revue apparaît comme un échec, mise en équation avec son but
didactique, Art d'aujourd'hui, remplit très honnêtement son rôle. La revue, comme les
rédacteurs, se met au service des artistes, de la création et des lecteurs.
L’affaire Van Doesburg
L’intérêt que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui portent à la mise en pages se lit
également dans cet ensemble de lettres qui font réponse à une vive critique de
Madame Théo Van Doesburg quant à la présentation du dossier consacré à son mari
alors disparu9. Outre les simples constats de fautes – une photographie imprimée à
l’envers ainsi que « des erreurs de légendes » –, elle déplore « l’ensemble des
clichés […] très mal réparti en surface » parce que « trop petits » et « trop
9
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953, pp. 1 à 9.
147
nombreux ». Ce qu’elle résume séchement par ces mots couperets : « En bref la
mise en pages me paraît laisser à désirer »10.
C’est le secrétaire général de rédaction, Edgard Pillet, qui reçoit ce courrier et
en avertit André Bloc par téléphone avant de le lui faire parvenir, le lendemain même
accompagnée d’un mot qui récapitule les erreurs de présentation. Edgard Pillet se
montre impartial ; s’il n’est pas aussi sévère sur la mise en pages, il reconnaît des
points faibles et argumente son propos. C’est finalement plus le fonctionnement
général de ce numéro qu’il remet en question : pourquoi, si la revue consacre huit
pages à un artiste, ne pas reproduire une de ses œuvres en couverture ou sur
l’encart couleurs11 ? Jean Dewasne a, en effet, spécialement composé la une de
cette livraison alors qu’une seule page lui est consacrée avec un texte de Léon
Degand dans la rubrique "Expositions"12. Le hors-texte, quant à lui, a été réalisé par
Wilfredo Arcay qui reprend un relief de Sophie Taeuber-Arp composé pour l’Aubette
à Strasbourg. Dans la continuité du dossier sur Théo Van Doesbourg, Michel
Seuphor présente, au moyen d’un texte13 illustré de nombreuses photographies ce
lieu exemplaire de l’intégration des arts dans l’architecture inauguré en 1928.
Néanmoins, comme le déplore Edgard Pillet, la fidèle adaptation sérigraphique
d’Arcay de l’œuvre en trois dimensions et à plus grande échelle de la plasticienne,
s’avère être d’une qualité moyenne. La transposition n’offre en effet qu’une
composition de rectangles colorés de tailles différentes dont le rythme ne peut être
retrouvé du fait de l’absence de relief et de jeu d’ombre. Le travail de Sophie
Taeuber-Arp perd ici tout son sens.
L’affaire suit son cours et André Bloc fait passer une copie de la lettre de
Madame Van Doesburg à Paul Etienne-Sarisson le 25 février 1954 afin qu’il lui
10
Lettre datée du 22 février 1954, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche
du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Art d'aujourd'hui.
11
Lettre datée du 23 février 1954, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche
du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Art d'aujourd'hui.
12
Op. cit., p. 28.
13
Michel Seuphor, “L’Aubette de Strasbourg”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 10 à 13.
148
fournisse des arguments en réponse à la plainte14. Le maquettiste se défend de tout
et explique :
« Les personnes […] que j’ai consultées m’ont au contraire affirmé
qu’elles trouvaient cette mise en pages très conforme à l’esprit de
l’œuvre de Théo V. D. [sic] »15
Bien sûr, la diagonale chère à l’artiste néo-plasticien ne trouve pas sa place dans les
lignes de force des compositions de la revue, mais reproductions de tableaux et
même photographies d’intérieur (au moyen d’escaliers ou de cadrage en plongée)
laissent la part belle à cette dynamique. Les pages du dossier sont en revanche très
clairement composées selon un rythme d’horizontales et de verticales qui délimitent
des rectangles de tailles différentes. Rythme qui ne dénote pas avec les œuvres de
Théo Van Doesburg mais crée des rencontres parfois difficiles entre petites et
grandes illustrations comme l’a noté Edgard Pillet. Cette petite affaire qui n’a même
pas eu de suite dans les pages d’Art d’aujourd’hui contrairement à ce que demandait
Madame Van Doesburg, montre, même si elle paraît anecdotique, tout l’intérêt
qu’André Bloc porte à la mise en pages. Dès réception du courrier, en effet, Edgard
Pillet le prévient par téléphone et le directeur lui demande de joindre un commentaire
écrit à la lettre qui va lui être expédiée16. Les archives ne permettent pas de
connaître la suite des échanges mais on saisit à la lecture de la lettre du secrétaire
de rédaction combien la question lui semble importante, combien, de manière
générale, il reste attentif aux critiques extérieures : « […] l’encart que nous avons
passé n’est pas de l’avis général fameux », et attendant une même attention de la
part du comité : « […] je crois qu’il serait bon d’en discuter en comité. »17
Il est certes malvenu de se fâcher avec la veuve d’un des pionniers de cette
abstraction tant soutenue. De plus comme cela a été vu précédemment avec
14
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art
moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
15
Lettre datée du 16 mars 1954, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche
du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Art d'aujourd'hui.
16
Lettre d’Edgard Pillet à André Bloc datée du 23 février 1954 : « Comme vous me le demandez voici
mon opinion là-dessus », Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du
musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Art d'aujourd'hui.
149
L’Architecture d’aujourd’hui, André Bloc insiste dès la création de la revue pour que
sa mise en pages soit toujours à l’avant-garde des créations graphiques. Il privilégie
également les photographies, argumentant que ce sont vers elles que les lecteurs
portent leur regard plutôt que vers les plans ou même les textes18. Une idée qu’il
pousse peut-être à l’excès dans les premières années si l’on en juge par le
témoignage de l’architecte Julius Posener qui parle de la « manie de collectionner
qui se manifestait au sein de la Revue ». Il explique :
« On voulait tout publier. Il est indéniable que la présentation de telle
ou telle œuvre en souffrit souvent. De belles présentations […] sont
des exceptions. Beaucoup plus souvent, le lecteur avait l’impression
qu’on lui présentait trop de choses et trop rapidement. La qualité
parfois douteuse des clichés contribuait à cette impression du “à
peine vu”. Pour avoir un exemple de chaque type de bâtiment, on
photographiait parfois d’autres revues, ce qui donnait de petites
illustrations, des “timbres-poste” à grande trame. »19
Si l’envie de partager tout ce vers quoi sa curiosité le mène ne faiblit pas chez André
Bloc, la manière va quant à elle sensiblement s’améliorer.
Omniprésence de la photographie
On le constate dans l’évolution de la mise en pages d’Art d’aujourd’hui et dans
la comparaison de celle-ci avec celle de ses contemporaines. La composition des
pages acquiert plus de clarté ; elles s’aèrent, s’ordonnent (les textes à la verticale au
milieu d’autres à l’horizontale disparaissent), se structurent dans un équilibre entre
images et textes. On se trouve certainement sous l’influence de l’art géométrique et
cet ordre permet une meilleure compréhension des textes. Cela est conforté, comme
le pensait André Bloc, par l’omniprésence des photographies dans les pages de la
17
Op. cit.
Cf. Gilles Ragot, “Pierre Vago et les débuts de L’Architecture d’aujourd’hui, 1930-1940”, dans
Revue de l’art, n°89, 1990, pp. 77 à 81.
19
“L’Architecture d’aujourd’hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940”, dans Aujourd’hui
spécial André Bloc, n°59-60, décembre 1967, pp. 19 et 20.
18
150
revue. Indispensable en art, le support visuel l’est d’autant plus lorsque l’on
commente des œuvres récentes, pour l’essentiel inconnues du lecteur. De ce souci
permanent découle un accord rigoureux entre reproductions d’œuvres et leurs
descriptions par les critiques. Il est en effet rare qu’une illustration ne fasse pas écho
à un commentaire. Le lecteur ne se trouve pas désemparé par des réflexions et des
explications qui sans image deviendraient stériles. De plus, qu’il habite ou non à
Paris, il peut ainsi avoir connaissance de l’évolution des formes – bien qu’une
illustration ne remplace jamais l’œuvre originale.
Les reproductions, quoi qu’en noir et blanc, restent généralement de bonne
qualité et de taille respectable même si les rédacteurs déplorent parfois dans leurs
textes de ne pouvoir présenter aux lecteurs que des œuvres privées de leurs
couleurs, de leur format et de leur matière. Il faut certainement voir là une aspiration
à une technique toujours plus performante de la reproduction qui reflète bien l’état
d’esprit de cette période d’expansion des Trente Glorieuses et, une fois de plus, un
vrai attachement, déjà, à l’impact visuel. Cela se retrouve dans le texte que Georges
Boudaille consacre à l’affiche :
« Notre civilisation, a-t-on dit, est la civilisation de l’image. La vitesse
croissante permise par le progrès, devenant un impératif vital,
l’homme moderne ne lit plus. Il parcourt ses journaux et ne connaît
plus que l’illustration. Qui me contredira ? Pas le “lecteur” ( ?) de
cette revue où le cliché (ceci soit dit sans amertume), a la meilleure
part… »20
Par ce parallèle, le rédacteur donne à Art d’aujourd’hui les qualités qu’il reconnaît à
l’affiche tout au long du texte : « attirer le regard le plus distrait », « forcer l’attention
la plus indifférente », « incruster dans la mémoire la plus rétive un nom encore
inconnu ». Ces propriétés données à l’affiche la rendent « ignoble ou sublime ;
appliquées à la revue, on peut y trouver de grandes qualités de didactisme. Quoi qu’il
en soit, la revue Art d’aujourd’hui correspond à son époque et évolue avec elle.
20
ère
Georges Boudaille, “L’Affiche”, dans Art d’aujourd’hui, 1
(deux pages).
série, n°6, janvier 1950, non paginé
151
Absence d’articles fleuves
La presque totale absence d’articles fleuves couvrant d’interminables pages
joue également son rôle dans la séduction du lecteur, souvent plus attiré par des
interventions écrites courtes. Si le sujet demande un texte long, ce dernier se trouve
alors clairement orchestré pour faire apparaître des paragraphes bien distincts et ne
pas donner l’impression au lecteur qu’il s’engage dans une fastidieuse et rébarbative
étude. L’exemple de l’article "Les Néo-primitifs"21 est assez éloquent qui se divise en
trois grandes parties (avec notations en chiffres romains), elles-mêmes divisées.
Pierre Guéguen construit d’ailleurs ici son article comme on le ferait pour un cours ou
un exposé ; il porte d’abord sa réflexion sur le problème de dénomination de cette
mouvance, puis en détermine les caractéristiques et en montre enfin les
répercussions dans l’art moderne. Cela avant de s’arrêter sur neuf artistes, répartis
en trois catégories "Les Imaginateurs", "Les Visionnaires" et "Les Maîtres de la
réalité".
On retrouve parfois ce découpage méthodique à l’échelle d’un numéro entier
comme c’est le cas du spécial "Pays nordiques"22. Une première division fait
apparaître les quatre pays sur lesquels les rédacteurs s’arrêtent : Suède, Finlande,
Islande, Danemark. Puis, à l’intérieur de cette partition, l’exemple le plus frappant
reste "L’Art abstrait en Suède" orchestré lui-même en quatre périodes, de 1910 à
1952. Le lecteur est ainsi guidé dans sa découverte. Ce découpage révèle
également l’attention toute particulière donnée aux dossiers. Ainsi, celui consacré à
Wassily Kandinsky23 se veut très complet et cette qualité est lisible au seul parcours
des titres des articles. “W. Kandinsky”, un court écrit de l’artiste ouvre l’ensemble,
puis se succèdent "Situation de Kandinsky", "La peinture de Kandinsky – Expression
de l’universalité spirituelle", "La leçon de peinture de Kandinsky", "Bibliographie des
œuvres de Kandinsky" et enfin “Bibliographie des œuvres publiées sur Kandinsky".
Ces huit pages permettent de lire quelques lignes de l’artiste, de saisir son évolution
jusqu’à l’abstraction, de déchiffrer sa peinture, d’aborder son principal ouvrage
21
ème
Pierre Guéguen, "Les Néo-primitifs", dans Art d’aujourd’hui, 2
ème
Art d’aujourd’hui, 4
série, n°7, octobre-novembre 1953.
23
ère
Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950.
série, n°4, mars 1951, pp. 1 à 19.
22
152
théorique, Du spirituel dans l’art, et de posséder des bibliographies détaillées de et
sur le peintre théoricien.
L’extrême rigueur de la série "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui"
L’accord entre la rigueur de la mise en pages et la volonté de didactisme
atteint son point le plus haut avec les trois études monographiques que Roger Van
Gindertael propose : "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui". Il a déjà été souligné que
le critique est à son habitude très méthodique dans la rédaction de ses textes. Ici, la
présentation de chaque double page emprunte à celle de la fiche de synthèse. Dès
la table des matières, il est précisé que le but des articles est de « réunir une
documentation de base sur les artistes contemporains […] jusqu’aux plus jeunes. »
Et de décrire avec application la forme même de ces études :
« Suivant le modèle de cette première double page, chaque étude
comprendra : un portrait de l’artiste – une notice biographique – un
catalogue succinct des œuvres principales indiquant pour chacune
d’elles : période, date, titre, format (haut. sur larg. en cms) et
propriété – une bibliographie – et un bref commentaire de l’œuvre
dont l’évolution sera représentée par une suite de reproductions
datées. »24
Cette série se place effectivement sous le signe de la méthodologie, mais Roger Van
Gindertael ne rédige que trois articles sur cette forme peut-être finalement trop rigide,
trop empruntée à la pédagogie et donc mal adaptée à un magazine. Les textes
portent sur Charles Lapicque25, Gérard Schneider26 et André Lanskoy27.
Comme indiqué dans la table des matières, ces portraits, composés selon une
même grille, présentent sur la page de gauche une photographie de l’artiste au
travail sous laquelle se trouvent son nom en larges et gras caractères ainsi que des
24
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, deuxième de couverture .
Op. cit., pp. 26-27.
26
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°6, juin 1951, pp. 26-27.
27
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°8, octobre 1951, pp. 30-31.
25
153
« notes biographiques ». Sur les deux autres tiers de la largeur de la page,
s’orchestrent dans la symétrie, la reproduction d’une œuvre ainsi qu’une chronologie
des « œuvres principales ». En une seule page se trouvent déjà réunies nombre
d’informations classées selon qu’elles concernent le parcours de l’artiste ou son
travail. A droite, un « commentaire » se fait aussi bref qu’efficace d’autant qu’il se
trouve encadré de huit à dix reproductions titrées et datées, éloquentes quant à
l’évolution de l’œuvre. Les autres numéros d’Art d’aujourd’hui poursuivent les
présentations d’artistes mais sans s’astreindre à cet exercice qui ne laisse quasiment
pas de place à l’affect. On peut comprendre qu’après avoir commencé cette série
biographique sur les peintres, Roger Van Gindertael ait eu envie de s’arrêter sur leur
« passage de la ligne »28 – abordé plus bas – plutôt que de résumer une vie d’artiste
à une énumération de périodes.
Le numéro spécial photographie
Le didactisme par la forme n’exige pas obligatoirement une telle rigueur. Ce
peut également être une mise en pages intelligente permettant au lecteur de saisir
des idées par delà le texte. On le constate notamment dans le numéro consacré à la
photographie29. Composé lui aussi en séries de doubles pages, il fait se rencontrer et
interagir les clichés. On comprend que des photographies ont été choisies
essentiellement pour le sens qu’elles apportent par leurs confrontations à une ou
plusieurs autres. Pierre Guéguen qui réalise le texte principal du numéro le note en
commentant les clichés de Paul Etienne-Sarisson et d’Agnès Varda. Découpé selon
la même composition triangulaire, le second oppose au noir du premier, le blanc
éclatant d’une montagne de sel :
« Et grâces soient rendues à l’Art Abstrait, à la vision nouvelle qu’il
nous donne du monde dont il se détourne (mais c’est une bonne
méthode !) car ce qui nous frappe maintenant dans une aussi belle
28
Pour ceux qui l’ont passée puisque Charles Lapicque qui inaugure la courte série de trois textes, est
figuratif. Il fait cependant partie de la Galerie Denise René et participe à l’exposition Klar Form.
29
Art d'aujourd'hui, octobre 1952, op. cit.
154
page, c’est d’abord le magnifique triangle noir […]. La photo jumelle,
d’Agnès Varda, bénéficie rythmiquement de cette splendeur. »30
Le commentaire de Pierre Guéguen vient souligner la mise en pages mais il ne
s’impose nullement, étant distribué dans les pages selon les besoins de la
composition plutôt que du lien texte/images puisque ces dernières se répondent l’une
l’autre.
Seule une citation vient quelques fois appuyer un parallèle entre deux clichés
comme c’est le cas avec ce plan serré d’un mur de pierres et de ciment par Daniel
Masclet, et cette foule durant un meeting sous la pluie prise en plan large par
Siegfried Lauterwasser : « Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de
pierres d’espèces différentes, et qu’il te faille imaginer quelques scènes…, tu y
découvriras des combats et figures de mouvements rapides, d’étranges airs de
visages… »31 Il est étonnant que ce parallèle, contrairement au précédent dont la
composition triangulaire faisait oublier le sujet, renvoie à la figuration. Ici les aspérités
du mur évoquent scènes et personnages. Mais il faut peut-être voir là un moyen de
renvoyer les deux clichés à leur évidence formelle commune : la matière.
Deux contre-exemples
La mise en pages se trouve ainsi encore exploitée dans le but d’éclairer le
regard, de donner à réfléchir. On reste alors surpris lorsque cette clarté fait défaut
comme c’est le cas à la lecture du numéro consacré à l’Italie32. Cette livraison ne
bénéficie pas des découpages très clairs des autres Art d'aujourd'hui et semble par
comparaison d’autant plus confuse. Sous le grand titre "Art abstrait / Italie 1951", la
table des matières indique les textes des différents critiques italiens chacun portant
sur une ville (Milan, Florence, Rome, Naples, Turin, ainsi que, plus indistinctement,
Venise et Bologne). La lecture n’est cependant pas guidée par un tel découpage : les
textes se succèdent, généralement avec une police différente mais sans titre. Le
30
31
Op. cit. p. 43.
Léonard de Vinci, op. cit. p. 30.
155
lecteur passe ainsi de l’un à l’autre sans bien en savoir le sujet ni même, s’il n’est pas
suffisamment attentif, sans comprendre que son thème et son auteur ont changé.
C’est l’unique exemple de dossier dont la présentation dessert le contenu.
Cette confusion peut se retrouver en revanche à l’échelle d’un article, mais là
encore, il s’agit de cas très rares. Deux, seulement, ont été relevés. Ainsi "Réflexions
disparates sur l’organisation d’un musée d’art d’aujourd’hui"33, possède une
présentation assez déconcertante. Sa mise en pages le rend brouillon et il faut
posséder le témoignage de Willem Sandberg34, auteur du texte, pour comprendre
pourquoi cet écrit du conservateur du musée d’Amsterdam est si mal mis en valeur.
Ce célèbre directeur du Stedelijk Museum raconte en effet que c’est là un des
premiers textes qu’il écrit et qu’ayant du mal à mettre en ordre ses idées, il opte pour
« un texte central avec de longues digressions en marge » accompagné
d’illustrations. Avant de travailler au Stedelijk Museum, Sandberg était graphiste et il
poursuit cette activité pour les publications du musée. Ses réalisations sont
reconnaissables à son refus des majuscules et de la ponctuation35, ce qu’André Bloc
publie tel quel dans la revue, accompagné d’un photomontage. Ainsi, le document
reçu à la rédaction est fait, comme le titre l’indique, de notes disparates. Pourtant,
présenter ces réflexions les unes en-dessous des autres, sans majuscule ni
ponctuation, avec, de plus, des citations occupant les trois quarts de la largeur, alors
que d’autres, écrites en petits caractères, n’en prennent que le quart, confère à
l’article un aspect très pêle-mêle. La pertinence des réflexions se perd quelque peu
dans cet enchaînement de phrases qui n’ont pas forcément de lien entre elles. Ici la
fidélité au texte original conduit le maquettiste à la desservir. Il en est autrement d’un
article d’Herta Wescher, "Aspects nouveaux du relief"36. Ce texte, bien que découpé
en thèmes distincts par l’auteur, ne se voit pas ponctué d’intertitres faisant apparaître
son développement, comme c’est habituellement le cas. Ses sept pages ordonnent
paragraphes et illustrations abondantes avec harmonie mais sans le souci de servir
32
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°2, janvier 1952.
Willem Sandberg, dans Art d’aujourd’hui, 2ème série, n°1, octobre 1950, pp. 1 à 9.
34
Dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 165.
35
On trouvera des indications biographiques sur Willem Sandberg dans le texte d’Ad Peterson,
"Sandberg ou le musée engagé" dans 1945, les figures de la liberté, Genève, 1995, pp. 138 à 143.
36
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°7, novembre 1954, pp. 1 à 7.
33
156
le fond de l’article. Cependant ces exemples de mises en pages chaotiques, par leur
faible nombre (seulement trois) et par le fait que l’on puisse en énumérer rapidement
les erreurs, démontrent au final combien le comité d’Art d'aujourd'hui se préoccupe
de la lisibilité de ses articles.
b. Donner le goût de l’art
Il est tentant de penser que le lectorat de la revue, en majorité constitué
d'amateurs, pourrait souhaiter une publication plus propice à la contemplation,
nourrie de textes littéraires balançant avec des reproductions pleines pages sans
commentaire. Comment donner le goût de l'art dans une période où les publications
sur le sujet sont rares (a fortiori celles sur l'art moderne) et les ouvrages peu
illustrés ? Quand les grands auteurs d'histoire de l'art publient ou ont publié leurs
essais mais sur des périodes déjà anciennes ? Art d'aujourd'hui qui propose une
formule légère, sans cesse actualisée, bien illustrée et bien documentée, se
distingue. La pesanteur du didactisme ne doit pas alors être ressentie par les initiés,
eux-mêmes en manque d'informations et d'acquisitions régulières sur l'art. Donner le
goût de l'art par l'explication, la remise en questions des prêts à penser, l'ouverture,
peut permettre à chacun de forger sa propre curiosité.
Des numéros spéciaux pour approfondir les sujets
On a souvent l’impression en lisant Art d’aujourd’hui que les rédacteurs sont
seuls contre tous, menant à la fois un combat contre des idées reçues, contre une
presse traditionaliste, et contre les institutions françaises frileuses. C’est donc un
véritable programme de sensibilisation à la création plastique d’avant-garde qui se
dessine a posteriori dans les pages de la revue. L’anecdote que relate Léon
157
Degand37 est assez éloquente quant au peu de crédibilité accordée aux artistes de
leur temps, même les plus fameux. Il raconte qu’un journaliste vient de citer un
entretien imaginaire avec Picasso qu’il a pris pour vrai et dans lequel l’artiste dit être
« un fumiste, abusant de l’imbécillité de ses contemporains ». Le rédacteur d’Art
d’aujourd’hui déplore que tout le monde ait accepté ces propos sans sourciller alors
qu’« un examen sérieux des œuvres de l’artiste leur aurait démontré leur erreur. »
Mais voilà : combien de personnes savent lire une œuvre ?
Durant ses cinq années de parution, Art d’aujourd’hui ouvre ses colonnes à de
nombreuses formes de créations en prenant le temps de les aborder largement. Les
sujets ne sont pas survolés mais approfondis à travers des dossiers voire des
numéros spéciaux. Dès la deuxième année, la revue systématise ce fonctionnement
en mettant un thème en évidence dans presque toutes ses livraisons. Cela permet,
aussi bien aux rédacteurs qu’aux lecteurs, de prendre le temps d’explorer un sujet et
de profiter, selon le cas, de la participation de spécialistes (notamment pour les
numéros consacrés à la création de pays étrangers). Ainsi, de livraison en livraison,
les lecteurs d’Art d’aujourd’hui acquièrent ou affinent des connaissances en histoire
de l’art et dans l’appréhension d’une œuvre. Cela sous différents angles :
- par le biais d’un panorama de la création d’un pays ou d’un ensemble de
pays ("La Peinture aux Etats-Unis", "Italie 1951", "Art mexicain", "Sculpture aux
U.S.A. ", "Grande-Bretagne", "Allemagne", "Pays nordiques")
- par la présentation des styles et des mouvements ("Les Enfants – Les Fous",
"Les Néo-primitifs", "Paris vu par les peintres primitifs modernes", "Ecole de Paris –
20 artistes", "Le Cubisme")
- par une approche technique de l’art ("Arts graphiques", "Photographies",
"Collages", "Synthèse des arts")
- sans oublier un numéro consacré aux musées d’art moderne et un autre à
l’espace dans les arts plastiques.
37
ème
Léon Degand, “L’Affaire Picasso”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°6, août 1952, p. 29.
158
S’ouvrir à la diversité des arts
Dans cet esprit de didactisme et cette ouverture aux différents arts qui portent
les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, notons le très complet numéro consacré au
collage38 rédigé dans sa presque intégralité par la spécialiste en la matière, Herta
Wescher. Quarante pages font le point sur cette technique dans l’art contemporain
depuis le cubisme jusqu’au constructivisme, pour ensuite aborder de plus larges
notions telles que la spontanéité, les rapports de plans qu’offre cette technique, ou
ses effets de matières. Cette approche très dirigée que propose Art d’aujourd’hui va
parfois jusqu’au scolaire comme on peut le constater avec le dossier consacré à la
calligraphie japonaise39. Michel Seuphor rédige une introduction qui explique la
raison du texte, replaçant le sujet dans son actualité : des expositions à New York, à
Paris puis dans différents pays d’Europe, et l’influence de la calligraphie sur certains
peintres contemporains. Suit alors une étude de Shiryu Morita – lui-même artiste
japonais et directeur de revue – qui par sa méthode d’explication s’apparente plus à
un cours magistral qu’à un article de presse. L’ensemble est découpé en trois
grandes parties : “Quelques œuvres classiques de la Calligraphie”40 (elle-même
divisée entre la Chine et le Japon) permet un retour historique sur cet art,
“Classifications et tendances des calligraphes contemporains au Japon”41 éclaire sur
les différentes écoles ; enfin, “Œuvres de calligraphes et notes biographiques”42 fait
un point sur les artistes calligraphes japonais. Ce dossier est très soigné, très bien
documenté, procédant le plus souvent par de courts commentaires de chacune des
nombreuses illustrations.
On le devine, la stratégie repose sur l’espoir que plus la revue s’ouvre sur les
autres arts (que ce soit vers le passé ou vers d’autres pays), plus le regard des
lecteurs est susceptible lui aussi de s’ouvrir. L’approche peut donc être très
méthodique ou apporter un éclairage nouveau sur des idées reçues. La lecture qui
est faite de l’exposition consacrée aux arts du Mexique et qui donne lieu à un
38
ème
Art d’aujourd’hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954.
ème
Art d’aujourd’hui, 5
série, n°8, décembre 1954, pp. 13 à 23.
40
Op. cit., pp.15 à 17.
41
Op. cit., p 18.
39
159
numéro spécial43 apparaît comme éminemment moderne dans une France où la
question de la colonisation est loin d’être réglée. Ainsi Roger Van Gindertael donne
une approche sensible et sensée de l’évolution de cet art. Il semble avoir posé les
bonnes interrogations afin de ne pas accepter d’emblée les schémas habituels :
« Il serait vain de ne pas reconnaître l’incompatibilité des deux
civilisations qui se heurtèrent pendant les opérations militaires de
Cortez et ne manquèrent pas de s’opposer pendant la longue
période d’occupation, avant de se résoudre dans le métissage, dont
l’art populaire actuel est le résultat. Cette expansion de la sensibilité
et de l’esprit indigènes dans le “populaire” doit suffire à faire rejeter
l’idée d’une collaboration efficace entre les deux “esprits” dans
l’élaboration immédiate des œuvres d’art de l’époque dite coloniale.
La dominante, comme la domination, y est espagnole. Aucune
continuité d’une tradition indigène ne s’y dessine clairement ; en
toute objectivité, il y a rupture complète. On peut, tout au plus, faire
état d’une surcharge de décoration pour détacher de la branche
maîtresse du baroque ibérique le rameau du style mexicain. Mais
encore n’est-ce pas tellement évident. Et ne faut-il pas attribuer cette
redondance à la médiocrité décadente des artistes émigrants et à
une main-d’œuvre plus docile que convaincue, plutôt qu’à la
pénétration du mode d’expression des indigènes qui avaient toujours
donné au contraire, jusque-là, des preuves de leur sens du contraste
mesuré, des formes exactement expressive et de la vraie grandeur ?
[…]
L’Art aztèque est bien mort avec la “découverte” des Amériques. »44
C’est bien par l’observation des œuvres mexicaines créées avant la colonisation que
le rédacteur arrive à cette conclusion. Il oppose en effet à la « surcharge de
décoration » qu’il voit dans les créations de l’époque coloniale, le « sens du contraste
mesuré, [les] formes exactement expressives et [la] vraie grandeur » des œuvres
42
Op. cit., pp. 19 à 23.
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°6, Août 1952.
44
Roger Van Gindertael, “L’Art baroque”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 6 à 7.
43
160
postérieures. La culture du colonisé pâtit de cette violente intrusion. Le schéma se
renverse : ce n’est plus l’artiste mexicain, issu d’une culture prétendument primitive,
qui serait la cause d’une expression artistique grossière, mais plutôt le colonisateur
espagnol, qui aurait emmené sur ces terres lointaines des créateurs d’une
« médiocrité décadente » incapables d’insufler une inspiration sincère aux artistes
dépossédés de leur culture esthétique.
"Cinquante ans de gravure"
De manière toute naturelle pour une revue qui s’attache à la défense de
l’abstraction, ses deux premiers grands dossiers sont consacrés aux deux importants
précurseurs de l’abstraction, Piet Mondrian45 et Wassily Kandinsky46. Mais poussant
la réflexion plus avant sur la nécessité de guider les lecteurs au plus près, les
rédacteurs d’Art d’aujourd’hui consacrent les deux numéros suivants à un panorama
recouvrant les cinquante dernières années de peinture47 puis de gravure48. Le
numéro "Cinquante ans de sculpture"49 sort quant à lui neuf mois après. Il est très
illustré et aborde méthodiquement cet art du modelé à travers les grands
mouvements (le suprématisme, le néo-plasticisme, le constructivisme, le cubisme,
Dada et le surréalisme, l’expressionnisme, les sculptures naïves mais aussi les
sculptures de peintres). La livraison consacrée à la gravure, toujours dans cette
volonté d’être extrêmement didactique, s’ouvre sur une histoire de cet art :
“Cinquante années de gravure”50 par Jean Adhémar, conservateur adjoint au Cabinet
des estampes (on voit ici encore que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui font bien
volontiers appel à des spécialistes).
On trouve dans le texte qui suit, “L’Artiste et l’artisan”, un exemple type des
rapprochements qu’utilise Léon Degand pour bien se faire comprendre. Alors qu’il
45
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°5, décembre 1949.
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°6, janvier 1950.
47
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, Mars 1950.
48
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°9, avril 1950.
49
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°3, janvier 1951.
50
Op. cit., pp. 2 à 6.
46
161
explique la différence entre artiste et artisan en mettant en garde des dangers pour
l’artiste de se complaire dans « la virtuosité » de sa technique, il explique :
« Il ne suffit pas d’être calligraphe pour être écrivain. Un nouveau
caractère d’imprimerie ne détermine pas l’apparition d’une nouvelle
littérature. »51
Le numéro est en grande partie constitué de différents témoignages sur cette
technique plutôt que de textes théoriques. On devine qu’il n’a pas toujours été
possible pour le comité de rédaction d’obtenir la même exigence pédagogique que
celle qu’il s’impose à lui-même. Cependant, certains graveurs jouent le jeu du
didactisme comme Albert Flocon qui livre un texte riche d’enseignements sur son art
avec des informations techniques précises52 : le bon positionnement du burin sur la
plaque de cuivre, la lenteur du travail, les limites de la technique, etc. D’autres
détonnent en revanche, comme cet extrait d’"A la Gloire de la Main" de Gaston
Bachelard53 dont le texte plutôt poétique use d’un style complexe, inhabituel dans la
revue.
"Cinquante ans de peinture"
La première livraison de cette série de panoramas est la plus méthodique. Les
trois premières pages des "Cinquante ans de peinture" présentent une classification
des mouvements et tendances de la peinture54. De manière presque scolaire le nom
du mouvement est écrit en lettres capitales au-dessus de la reproduction en noir et
blanc d’une œuvre représentative. Viennent ensuite, collé à la reproduction, le nom
de l’artiste, puis, dessous, un très court paragraphe indique les grandes lignes
nécessaires à la découverte du mouvement. Tout cela reste très synthétique
puisqu’une double page suffit à couvrir – en plus du sommaire et de l’ours – la
51
52
Dans Art d'aujourd'hui, avril 1950, op. cit., p. 7. Albert Flocon, "L’Eloge du burin", dans Art
d’aujourd’hui, op. cit., p. 13.
53
Gaston Bachelard, “Matière et main”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 9.
54
Léon Degand, “Essai de classification”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 2 à 4.
162
période qui va de 1900 au suprématisme en abordant l’expressionnisme, le
fauvisme, le cubisme analytique, le rayonnisme, le futurisme, l’abstraction, la peinture
métaphysique, le collage, l’orphisme, et le cubisme synthétique. Suivent sur une
seule page le constructivisme, Dada, le néo-plasticisme, le purisme, le surréalisme,
le néo-humanisme, l’école de Paris, les naïfs, et même les enfants et les fous. A cela
s’ajoutent deux autres petits encadrés, non illustrés cette fois-ci : "Caractère général"
et "Situation en 1950".
Les indications apportées sont très claires, il s’agit de pistes pour comprendre
les différentes tendances exposées. Léon Degand ne rentre pas dans les détails et
son efficacité à résumer tous ces mouvements montre la maîtrise de ses
connaissances. Il lit l’histoire de la peinture depuis 1900 comme une longue marche
vers l’abstraction, idée qui se confirme dans sa conclusion :
« Le mouvement pictural, de 1900 à 1950, se caractérise par une
conquête progressive de l’autonomie de la peinture, comme langage
et comme expression. »55
L’ensemble de ces trois pages constitue donc une série de fiches concises,
synthétiques, donnant l’essentiel de chaque mouvement (influences, opposition à
une tendance, etc.). Chacun d’entre eux se trouve ensuite détaillé dans un long
article très illustré, au ton parfois un peu professoral. Cette dérive se trouve
contrebalancée par des textes qui prennent la forme de témoignages (“Dada” de
Gabrielle Buffet-Picabia et “Le Purisme” de Le Corbusier) et rendent la lecture plus
vivante, permettant de maintenir l’attention.
Certains textes méritent que de s’y arrêter tel celui qu’André Lhote consacre
au cubisme56. Son approche habile pour aborder les déformations et les perspectives
aléatoires qui peuvent surprendre dans les tableaux de Cézanne, d’abord, et des
artistes cubistes, ensuite, est à relever. Il explique ce choix plastique en énumérant
des exemples d’illusions optiques auxquelles nous sommes quotidiennement sujets :
le rapport des formes entre elles qui deviennent plus ou moins obliques, plus ou
moins convexes selon qu’elles sont à proximité d’autres formes, elles aussi plus ou
55
56
Op. cit. p. 4.
André Lhote, “Le Cubisme”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 11 à 15.
163
moins verticales, plus ou moins rectilignes, ou encore la luminosité d’un objet qui le
rend plus présent dans l’espace. Exposées ainsi, ces distorsions n’apparaissent plus
comme fantaisistes mais au contraire comme le résultat d’une attentive observation
de la réalité que les peintres inscrivent dans une permanence, à l’image de ce que
cherchait Paul Cézanne. Ce temps immuable se trouve dans le rapport à établir entre
l’objet et sa forme géométrique, en quelque sorte matricielle. De cette démonstration
André Lhote aboutit à une lecture du cubisme à travers une évolution vers
l’abstraction :
« Le Cubisme sut trouver, justement, le revêtement coloré, mais
abstrait, qui convenait à son entreprise de réintégration de la
peinture dans son domaine spécifique, qui est, sans conteste
possible, celui de la transposition géométrique du dessin et de
l’organisation plastique et colorée d’une surface, dédiée, non aux
objets matériels, mais aux analogies plastiques, aux métaphores
poétiques tirées des objets. »57
Cette lecture est sensible dans l’ensemble du numéro, notamment, une fois
encore, sous la plume de Léon Degand. Il écrit quatre textes dans le cadre de ce
panorama de la peinture moderne, chacun d’entre eux démontre que la finaltié
picturale se trouve dans l’abstraction. Lorsqu’il rédige une étude sur Klee, il s’attache
à expliquer sa démarche qui serait non pas une réinterprétation de la réalité mais la
transcription de sa pensée abstraite :
« Paul
Klee
semble
partir
de
cette
expression
picturale,
immédiatement imaginée, pour lui subsituer une métaphore plastique
qui constitue, en quelque sorte, une expression picturale au
deuxième degré. »
Il la conclut par ces mots :
« Rien d’étonnant, dans ces conditions, si l’œuvre de Klee connaît
un renouveau de prestige auprès de maints jeunes peintres qui,
57
Op. cit., p. 15.
164
aujourd’hui, sans aller jusqu’à l’abstraction intégrale, se détournent
résolument de tout réalisme. »58
De même, il aborde le futurisme comme étant précurseur, en certains points, de
l’abstraction, notant :
« Mais n’est-ce pas là une allusion à cette complexité des sentiments
que la peinture contemporaine a tendance à exprimer en s’abstenant
de plus en plus de toute image limitée à un seul aspect simpliste du
monde extérieur ? Voire, en généralisant son expression picturale
par l’usage de l’Abstraction ? »59
Son texte de conclusion à l’ensemble du numéro rétrospectif, "Les Nouveaux
Courants picturaux à Paris de 1930 à 1950", rend évident le sentiment de limpidité
qui se dégage des écrits de Degand. Il découle de l’assurance avec laquelle le
rédacteur exprime ses idées sur l’évolution de la création plastique : toute tendue
vers une libération du sujet, en marche vers l’abstraction.
"Cinquante ans de sculpture"
Cette livraison consacrée à la sculpture est l’ultime épisode de la série des
numéros thématiques rétrospectifs. Alors que les deux premiers se suivent, ce
dernier arrive sept mois et quatre livraisons plus tard. Son introduction, rédigée par
Léon Degand60, expose les difficultés rencontrées pour aborder un tel sujet ; l’histoire
et le développement de la sculpture moderne se divisent difficilement en
mouvements. Cet art évolue en fonction de personnalités, électrons souvent libres,
indépendants de tout groupement d’artistes et par le fait, difficilement classables. Or,
l’ambition même de ces numéros spéciaux reste la précision que vient appuyer un
inévitable catalogage. Le texte de Léon Degand s’étend sur cinq pages mais il se
trouve curieusement interrompu alors qu’une sculpture de Calder détourée occupe la
58
Léon Degand, “Klee”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 16.
ère
Léon Degand, “Futurisme”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, p. 17.
60
ème
ème
Art d'aujourd'hui, 2
série, n°3, janvier 1951, 2
de couverture puis pp. 1 à 5.
59
165
majeure partie de la page laissée blanche. La fin du texte – trois paragraphes – est
ainsi reléguée en fin de numéro, dans la partie "Bibliographie"61.
L’introduction est suivie de "Prolégomènes", réflexions sur les innovations
dans la sculpture durant les années précédant la Première Guerre mondiale,
exposées par Félix Del Marle62. Ce dernier écrit peu pour Art d'aujourd'hui et sa
participation la plus importante concerne cette livraison. Trois autres textes courts
regroupés en un dossier bien illustré portent sur le suprématisme, le néoplasticisme
et le constructivisme – des courants de pensée esthétiques dans lesquels s’inscrit
l’artiste, ce qui le pousse d’ailleurs à se citer lorsqu’il aborde la doctrine de Mondrian
et Van Doesburg. Entre les différents écrits de Del Marle s’articule une visite de
l’atelier de Constantin Brancusi réalisée par Julien Alvard. Néanmoins, le peu de
place accordée à cet artiste majeur ainsi que la neutralité du texte laissent supposer
que l’entretien n’a pas été réalisé expressément pour ce numéro et qu’il s’agit là d’un
réemploi.
Cécile Agay propose, en une page, un panorama des "Sculptures naïves"
entre palais du facteur Cheval, lion de manège et roches sculptées par un ermite,
quand Roger Van Gindertael et Léon Degand s’illustrent dans un domaine qui leur
est réservé : la synthèse didactique. A eux deux, ils se partagent le cubisme, Dada et
le surréalisme, l’expressionnisme ainsi que les peintres sculpteurs, mais également
une synthèse 1930 à 195063. Enfin, notons en quatrième de couverture, une publicité
plein page et bicolore de la fonderie Susse illustrée de sculptures en bronze de Bloc
et de Gilioli. C’est la seconde et dernière fois que la fonderie fait une publicité aussi
prestigieuse dans la revue. La précédente concernait le numéro consacré aux
musées d’Art moderne.
c. Pour mieux aborder l’abstraction
61
Op. cit., p. 28.
Op. cit., pp. 6 et 7.
63
Ces textes courent sur quinze pages soit la moitié du numéro.
62
166
Durant sa quatrième année de publication, Art d’aujourd’hui consacre au
cubisme une livraison très complète – et la plus épaisse des trente-six numéros64. Un
texte retrace la naissance du mouvement, rédigé par celui qui la connaît le mieux : le
marchand
Daniel-Henry
Kahnweiler.
Suivent
des
articles
qui
abordent
méthodiquement toutes les techniques (peinture, collage, sculpture et dessin), et se
succèdent ainsi analyses et témoignages (de Kahnweiler ou de Gabrielle Buffet).
Enfin, l’ensemble se trouve ponctué de documents d’archives : photographies,
illustrations, textes mis en pages par Apollinaire et fac-similés de la revue Sic (Sons,
Idées, Couleurs) que Pierre Albert-Biro crée en janvier 1916 pour laisser libre cours à
ses talents multiples, tant plastiques que littéraires, sans s'attacher à une école et
ses inévitables querelles.
L’abstraction, but ultime
Telle la colonne vertébrale du numéro, l’important article de Léon Degand65
fait le point sur le mouvement, son évolution, et permet de présenter et de
commenter méthodiquement chacune des nombreuses reproductions. Toujours avec
pédagogie, Léon Degand avance doucement dans son historique du cubisme et
ménage des pauses dans son argumentation : « Faisons le point au terme de cette
première période du Cubisme. »66 C’est que toute sa démonstration tend là encore
vers un seul but, annoncé dès l’introduction du numéro67 : le cubisme, comme tant
d’autres mouvements, n’est qu’une étape vers l’abstraction, but ultime. Ainsi, de la
conclusion de “La Peinture cubiste” :
« Au fond, le mouvement cubiste fut et se voulut un acheminement
vers l’Abstraction. Et le fait que la plupart des Cubistes se refusèrent
64
ème
Art d’aujourd’hui, 4
série, n°3-4, mai-juin 1953.
Léon Degand, “La Peinture cubiste”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 8 à 31.
66
Ibid., p. 19.
67
Léon Degand, “Situation et signification du cubisme”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 1.
65
167
à la conclusion logique de leurs efforts, ou l’ignorèrent, n’y change
rien. »68
Cela révèle d’une part que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ne voient pas d’autre
issue pour l’art que l’abstraction – il n’est par exemple jamais fait mention du readymade, et Marcel Duchamp n’est cité que dans les présentations de Dada et du
surréalisme du numéro rétrospectif sur la peinture. D’autre part, envisager l’évolution
de l’expression plastique depuis les impressionnistes, sous l’angle de l’éclosion finale
de l’abstraction, permet aux rédacteurs d’Art d'aujourd'hui d’affirmer la place
prépondérante de cette avant-garde.
Car de nombreux exemples sont cités dans Art d’aujourd’hui de l’indifférence
voire du rejet dans lesquels évolue l’art abstrait au début des années cinquante, à
travers la radiodiffusion, la télévision ou la presse écrite. Les rédacteurs de la revue
ne peuvent que déplorer ce que Léon Degand résume en ces termes :
« Depuis que les arts plastiques ont accédé à l’autonomie de leurs
moyens et de leurs fins, une nouvelle critique est née : celle qui se
vante de son incompréhension. Comme s’il y avait lieu d’être fier de
ne pas comprendre. » 69
Ils se livrent alors à une bataille contre de nombreux a priori opposant inlassablement
clarté et didactisme à la méconnaissance, opposant aussi à la mauvaise foi décrite
ci-dessus, une forme de prosélytisme :
« Nouvelle logique de cette nouvelle critique : je ne comprends pas
donc c’est incompréhensible. Je n’éprouve aucune émotion, donc
l’œuvre est exclusivement cérébrale. L’œuvre ne m’inspire que des
plaisanteries, donc elle est ridicule. Je désespère de comprendre,
donc l’œuvre est le témoignage d’un désespoir. »70
Il y a urgence à combattre l’ignorance et c’est en allant au plus proche de la création
abstraite que l’on peut aider à comprendre cette forme d’art71.
68
Léon Degand, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 31.
ème
Léon Degand, “Propos sur la critique”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°7, octobre-novembre
1953, p. 25.
70
Ibid.
71
« En effet, tant qu’une place spécifique n’aura pas été créée dans l’équipement mental des individus
69
168
Combattre l’ignorance
Ce peut être d’abord par une analyse fine des composantes de ce langage
comme on peut la lire sous la plume de Julien Alvard :
« Ce qui m’a paru soudain frappant c’est la façon, toute différente de
la peinture, dont la sculpture pose le problème de l’abstrait. En effet,
elle heurte si fort par son caractère insolite que même les moins
avertis ou les plus hostiles ne peuvent se raccrocher à cette notion
de décoratif qu’ils invoquent fréquemment devant la peinture
abstraite. Tout ce qu’il peut y avoir de fête pour les yeux dans la
couleur est absent ici. Seule, demeure la forme dans son austérité,
avec son encombrant volume. […] Devant les monolithes de Gilioli,
on est complètement dérouté. […] La notion de contenu est
entièrement dépassée. On est en présence de la forme pure. »72
Ici, le critique ne commente pas les œuvres du Salon de la Jeune Sculpture pour
elles-mêmes mais utilise leurs caractéristiques, parfois arides, pour en faire les
représentantes de l’abstraction. Il suffit donc de regarder, de ne pas « se raccrocher
à cette notion de décoratif », de ne pas se laisser envahir par la seule contemplation
des couleurs. L’avant-garde abstraite fait se conjuguer la composition, le rythme, les
lignes, les courbes, etc. qui sont ainsi mis violemment en relief par la sculpture.
Combattre l’ignorance hostile à l’abstraction, ce peut être également se
rapprocher des créateurs, tenter de connaître leurs préoccupations esthétiques, leur
profonde évolution. A plusieurs reprises, les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui posent le
problème du moment où un artiste figuratif réalise une œuvre abstraite. Dès les
portraits d’artistes de Roger Van Gindertael (présentés dans le sommaire comme
pour un tel objet, tant que celui-ci se heurtera à des attentes relevant d’économies "ordinaires"
auxquelles […] il n’est pas adapté, il ne rencontrera dans les processus cognitifs que le vide - vide qui
lui-même sera vécu dans le malaise, soit humilié ("je ne comprends pas") soit scandalisé ("il n’y a rien
à comprendre"). » Nathalie Heinich, "Christo à Paris, 1985 : emballé, pas emballé ?" dans L’Art
contemporain exposé aux rejets, Etudes de cas, Nîmes, 1998, p. 13.
72
ème
Julien Alvard, “A propos du Salon de la jeune sculpture”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°1,
octobre 1950, p. 30.
169
« une documentation de base sur les artistes contemporains »73), la question est
sous-jacente, ainsi de la courte biographie de Gérard Schneider74 qui tente
d’expliquer comment le peintre a commencé avec une peinture figurative pour
devenir abstrait. La phrase : « Dans l’œuvre de Schneider, ce moment est crucial qui
l’amène logiquement à la non-figuration. » indique bien que le critique cherche à
comprendre comment et quand un artiste « passe la ligne ». De même, on lit dans la
chronologie des « œuvres principales », une division en « peinture d’imagination »,
puis « période intermédiaire », et « période abstraite». On retrouve ce même
découpage dans le portrait d’André Lanskoy75 qui nomme pour la première fois cette
notion de passage retenue par Roger Van Gindertael : « Le passage d’un monde à
l’autre s’est fait sans rupture et sans changement de signification. »
La série "Le Passage de la ligne"
Le rédacteur ne poursuit pas cette série et en entame une autre en juin 1952.
"Le Passage de la ligne" aborde un sujet plus délicat : retrouver, commenter et
comprendre le moment où l’artiste quitte l’imitation du monde réel pour l’abstraction.
Le titre du premier épisode “Quelques documents pour aider à mieux comprendre
PASSAGE DE LA LIGNE
LE
réunis par R. V. Gindertael”76, donne du rédacteur l’image d’un
chercheur et montre également l’ambition didactique du projet. Car si Roger Van
Gindertael entreprend des recherches c’est dans l’idée de servir les lecteurs auprès
desquels il semble s’excuser lorsque les textes qu’il possède de Casimir Malevitch
ne répondent pas précisément à la question : « Je suis moins bien documenté pour
retrouver les circonstances de ce moment important et ses coordonnées
psychologiques. »77 Avec cette série, il semble vouloir répondre simplement à une
73
ème
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, 2
de couverture.
ème
Roger Van Gindertael, “Schneider”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°6, juin 1951, pp. 26 à 27.
75
ème
Roger Van Gindertael, “Lanskoy”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°8, octobre 1951, pp. 30 à 31.
76
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°5, juin 1952, p. 17.
77
Ibid., p. 19.
74
170
demande tacite des lecteurs, se définissant comme étant « uniquement un
rapporteur »78.
On retrouve ici encore l’esprit méthodique et didactique de Roger Van
Gindertael. Il commence son enquête par les précurseurs : Wassily Kandinsky,
Casimir Malevitch, Piet Mondrian, Théo Van Doesburg et Georges Vantongerloo79 et
poursuit avec Frank Kupka, Jacques Villon, Robert puis Sonia Delaunay et Alberto
Magnelli80. Pour rédiger son premier épisode, ainsi que le texte sur Robert Delaunay,
le critique s’appuie sur les écrits des artistes. Il fait ensuite des entretiens avec ses
contemporains81 et n’oublie pas les très jeunes en allant à l’Atelier d’art abstrait de
Jean Dewasne et Edgard Pillet (artistes qu’il interroge également) 82. Il y rencontre
Araceli Gilbert, Pascal Navarro, Horst Egon Kalinowsky et Wilfredo Arcay83 pour
essayer de comprendre comment « on passe la ligne » une fois que l’on a l’exemple
des aînés.
Des textes introspectifs
Cette ambitieuse série demande aux artistes de se replacer dans ce moment
déterminant de l’évolution de leur œuvre. Roger Van Gindertael ne s’éloigne jamais
de son sujet et fait preuve d’une grande rigueur tout au long des entretiens qui ne
s’orientent jamais vers des généralités sur le travail de l’artiste. Le critique s’en tient à
circonscrire le moment du passage, à en comprendre le déclencheur et
l’enchaînement des faits. Les textes qui en ressortent sont d’une grande limpidité.
On devine l’ampleur du travail de Roger Van Gindertael lorsqu’il n’a pour
références que les écrits des artistes. Avec ceux de Wassily Kandinsky84, il fait
78
Ibid., p. 18.
Ibid., pp. 17 à 21.
80
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°6, août 1952, pp. 18 à 22.
81
ème
Roger Van Gindertael réalise des entretiens avec Auguste Herbin et César Domela (3
série, n°7ème
8, octobre 1952), et avec Jean Deyrolle, Serge Poliakoff et Victor Vasarely (4
série, n°2, mars
1953).
82
ème
Art d’aujourd’hui, 4
série, n°1, janvier 1953, pp. 15 à 19.
83
Ce dernier réalise ensuite à trois reprises les sérigraphies des encarts couleurs de la revue d’après
ème
ème
ème
des œuvres de Juan Gris (4
série, n°3-4), Carlsund (4
série, n°7) et André Bloc (5
série, n°1).
84
Op. cit., pp. 18 à 19.
79
171
preuve de rigueur dans ses choix. On comprend qu’il a dû opérer un tri drastique
dans un corpus important afin de rester dans les limites de son projet. De l’analyse
des textes le rédacteur détermine la « circonstance » du passage (précisant que
l’artiste nomme cela le « durchbruch », soit : « la percée »), c’est-à-dire la vision du
tableau de Monet, La Meule, puis « l’intention » (« aller plus loin »), « le moyen »
(« abandonner la nature et l’objet ») et enfin le « pourquoi » (« le spirituel »). Certains
écrits, moins explicites sur le point précis de la recherche de Roger Van Gindertael,
l’oblige à reconnaître : « Je pense pouvoir m’abstenir de reproduire leurs écrits qui
n’intéressent pas directement le moment du passage. »85
Ainsi, tout au long des cinq épisodes, le rédacteur aborde à travers "Le
Passage de la ligne", la solitude et les doutes de Frantisek Kupka dans son travail
vers l’abstraction, les hésitations de Jacques Villon à définitivement quitter la
représentation de la réalité, l’intérêt pour la couleur de Robert Delaunay qui le mène
à l’abstrait, ou l’importance des hasards dans les passages d’Auguste Herbin et de
Jean Deyrolle. Ces réalisations abstraites qui semblent hermétiques voire
prétentieuses à certains amateurs, apparaissent ici comme le résultat d’un long
cheminement effectué par d’humbles artistes. L’amusante anecdote relatée par
Serge Poliakoff montre que le créateur reste lucide face à son travail86. L’artiste
explique combien, jeune, il fut enthousiasmé par la richesse des peintures de
sarcophages vus lors de son voyage en Angleterre. Il raconte qu’alors que les
gardiens détournaient le regard, il était allé gratter la surface de l’une des pièces afin
de s’assurer qu’une telle densité colorée provenait bien, comme il le pensait, de la
superposition de différentes couleurs. Il adopta alors cette technique que Léon
Degand commente plus tard en ces termes : « On s’est beaucoup arrêté à la matière
de cette peinture, pour la déplorer, la louer, l’imiter, pour y trouver le secret de
l’incompréhensible
séduction. »
Son
secret,
à
l’origine
d’« un
succès
étourdissant »87, Serge Poliakoff le livre ici simplement et n’hésite pas à démystifier
l’acte créateur précisant que ne se souvenant pas exactement du mot
85
A propos de Van Doesburg et de Vantongerloo”, ibid., p. 21.
Op. cit., pp. 21 à 22.
87
ème
Léon Degand, “Poliakoff”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, décembre 1954, p. 32.
86
172
« sarcophage » et aimant jouer de son Français approximatif, il avait pendant
longtemps appelé cette époque de jeunesse, sa « période saragophe » !
L’ensemble de ces témoignages éclaire davantage sur l’abstraction qu’un
texte très théorique. Roger Van Gindertael l’espérait bien dès la présentation de la
série, ajoutant que ces expériences « intéressent un point très précis de “l’actecontre-nature” reproché aux artistes abstraits. »88 Car c’est toujours de cela qu’il
s’agit : défendre l’abstraction. D’abord parce que c’est une forme d’expression
actuelle voire d’avenir, ensuite parce que loin d’être engendrée par un « acte-contrenature », elle résulte de la prise en compte des seules qualités de l’expression
plastique (composition, forme, couleur, ligne, matière, etc.). Enfin, plus que la
figuration, l’art abstrait permet l’intégration de la peinture et de la sculpture dans
l’architecture. Ces trois évidences prouvent bien l'impérieuse nécessité du combat
contre l’ignorance ; il faut accepter l'art de son époque. L'article que Michel Seuphor
rédige sur le café-dancing de l'Aubette à Strasbourg met en perspective la
méconnaissance et le mépris pour l'art moderne tels qu'ils ont été pratiqués par le
propriétaire des murs après la Seconde Guerre mondiale, période encore toute
proche :
« [Il] se croyait sans doute très éclairé en remplaçant ces fantaisies
démodées par un style plus proche de 1900 et beaucoup plus en
accord, évidemment, avec le goût du jour. »
L’auteur conclut :
« Ainsi furent anéantis par la paresse de l’intelligence, par une
carence lamentable de jugement, les plus pertinents exemples qui
furent réalisés à ce jour de l’art moderne spatialement appliqué. »89
Une seule arme valable contre l’ignorance : l’art à l’école
88
ème
Roger Van Gindertael, “Le Passage de la ligne”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°5, juin 1952, p.
18.
89
ème
Michel Seuphor, “L’Aubette de Strasbourg”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°8, décembre 1953,
173
Par quels moyens peut-on remédier à l'indifférence du public envers les
artistes ? Léon Degand le constate en énumérant les différentes aides susceptibles
d’être apportées aux artistes (achats de leurs œuvres par les institutions, bourses,
obligation d’inclure une création artistique dans la construction de bâtiments
importants, etc.) : seul le contact régulier des plus jeunes avec l’art qui leur est
contemporain reste une solution valable90. Ainsi, Art d’aujourd’hui donne l’exemple
d’une école de Montrouge construite par Pierre Vago et mise en couleurs par André
Bloc et Pierre Lacombe, et cite les réactions des élèves91. D’autres fois, un rédacteur
informe d’initiatives de peintres qui enseignent les techniques artistiques aux enfants,
afin de donner plus tard des adultes qui aient :
« une connaissance plus profonde, une compréhension plus juste,
un esprit critique moins dangereusement intuitif de l’art, et pour tout
dire, pour dire mieux, du faire. Et c’est cela qui est important. »92
La question de l’enseignement de l’art, notamment à l’école, se pose d’autant plus
qu’à cette période, les nombreux enfants du baby-boom sont déjà scolarisés. Ainsi,
inlassablement, Art d’aujourd’hui prône le didactisme :
« La critique explicative est qualifiée parfois de didactique, pour la
discréditer. A la vérité, elle l’est. Et heureusement, sans quoi rien ne
suppléerait aux lacunes de nos diverses sortes d’enseignements. »93
Il faut voir cela comme une première étape contre la discrimination sociale et
culturelle – idée qui sera détaillée au terme de cette étude. Une inspectrice des
écoles maternelles toute aussi favorable à l'introduction de l'art dans les écoles et
œuvrant en ce sens, argumente en 1960 dans la revue Art enfantin94 sur cette
p. 11.
90
ème
Léon Degand, “La Situation sociale et économique de l’artiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série,
n°8, décembre 1953, pp. 17 à 18.
91
ème
“Ecole à Montrouge”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 32.
92
ème
Roger Bordier, “L’Enfance devant la technique”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°7, novembre
1954, p. 32.
93
ème
Léon Degand, “Propos sur la critique d’art”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°7, octobrenovembre 1953, p. 25.
94
Ce périodique, organe du Mouvement de l'Ecole moderne initié par le pédagogue Célestin Freinet,
est dirigé par son épouse, Elise Freinet, qui donne une orientation artistique à l'éducation.
174
nécessité d'autant plus impérieuse pour des enfants dont le cadre de vie, dessiné par
une architecture moderne, se standardise :
« Dans un monde mécanisé où les esprits et les cœurs se
banalisent, s’uniformisent à l’image de ces cubes de béton et de
ciment, geôles modernes des fourmis humaines, nous avons plaisir à
venir chaque année nous replonger à l’écoute du monde au milieu
de ces œuvres fraîches, naïves ou recherchées, mais toujours
créées dans la joie des mains, du cœur et de l’esprit. »95
95
Madeleine Porquet, "XVIè Congrès international école moderne 10-14 avril" dans Art enfantin, n°34, juin-septembre 1960, p. 2.
175
2. Le quotidien de l’art
« Il ne faut pas sortir, selon moi, du cadre du métier. »96
Avec Art d'aujourd'hui, l’art devient donc compréhensible ; les rédacteurs font
en sorte qu’il devienne également abordable. L’acte créatif n’est pas appréhendé
comme le fruit d’une géniale inspiration mais comme celui d’un long labeur.
L’attention se trouve alors souvent portée sur la technique des artistes – leurs
recettes, leurs exigences – à tel point qu’une série lui est consacrée : "L’Art et la
manière". L’artiste devient ainsi l’égal de l’artisan, voire de l’ouvrier. Comparaison
appuyée par les différents textes traitant des difficiles conditions de vie des jeunes
créateurs.
L’art dans notre propre quotidien se trouve avant tout au musée qui reste un
espace à privilégier et surtout, à en croire les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, à
améliorer. Des textes paraissent à plusieurs reprises, s’attachant particulièrement à
la scénographie d’une exposition, d’un musée. Le bilan des manifestations
parisiennes qu’établit la revue n’est pas bien brillant, et cela paraît d’autant plus
insupportable aux rédacteurs qu’elles ont lieu dans la Capitale des Arts.
Cependant, au-delà des cimaises privées et institutionnelles la contemplation
reste possible et c’est ce que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui entreprennent de
démontrer durant les cinq années de publication. La création se rencontre dans la
rue grâce à une affiche, une peinture de baraque foraine, des graffiti ou un tatouage.
Elle prend des formes multiples – art brut, art populaire, dessins d’enfants – mais
seuls le regard et l’attention que le spectateur saura y porter la révéleront. Enfin, l’art
au quotidien devient tangible pour le lecteur qui peut collectionner les sérigraphies
accompagnant dix-sept livraisons ou répondre aux sollicitations régulières à
participer à l’élaboration de numéros de la revue.
96
Propos de Robert Jacobsen recueillis par Roger Bordier pour la série "L’Art et la manière" : “Le Fer
ème
et le faire de Jacobsen”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 48.
176
a. Les artistes au jour le jour
Art d’aujourd’hui privilégie dans ses pages, une approche de l’art par sa
technique. Cela peut se faire par une mise au point sur l’une d’elles comme le
propose Georges Boudaille avec les photogrammes, mettant l’accent sur le procédé
lui-même de cette méthode de reproduction photographique et trouvant là une
« agréable occasion de revenir sur cette technique qu’on s’apprête trop vite à
oublier. »97 L’intérêt porté à la pratique se voit également dans les portraits
d’artistes ; ainsi celui du sculpteur Robert Tatin par Pierre Guéguen qui apprécie
notamment ses recherches menées sur la coloration de la terre avant cuisson. Il
remarque alors :
« Un génie comme Picasso, potier provençal n’a pas techniquement
apporté de progrès dans la céramique. Il a dû conserver le mode
traditionnel »98.
Sont ainsi mis sur un pied d’égalité la recherche formelle, plastique et
l’expérimentation technique. Le génie de Picasso, l’image de l’artiste inspiré ne prend
pas plus de place dans Art d’aujourd’hui que l’artiste travailleur, dur à la tâche ou
bricoleur. Un ouvrier de l’art.
La série "L’Art et la manière"
Preuve de l’importance accordée aux techniques, Art d’aujourd’hui consacre
une série de six articles à ce sujet, "L’Art et la manière". Les prémisses se lisent dans
des textes tels que la conférence du graveur Anton Prinner99. Il donne des astuces
pour graver au burin et à l’eau-forte, puis livre ses découvertes, insistant sur la
nécessité d’expérimenter. La série, elle, ne débute que quatre années plus tard avec
97
ème
Georges Boudaille, “Photogrammes”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, p. 17.
ème
Pierre Guéguen, “Tatin”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 54.
99
“La Gravure : la science du burin – le mystère de l’eau forte – les trouvailles”, dans Art d’aujourd’hui,
ère
1 série, n°3, octobre 1949, non paginé (dix pages).
98
177
le numéro de décembre 1953. Elle rend compte du travail de treize peintres et sept
sculpteurs100. A l’initiative de ce projet, Roger Bordier raconte comment une simple
idée a séduit les membres du comité pour devenir une des séries phares de la
revue :
« C’était au départ une petite idée mais elle a vite pris de
l’importance grâce à des gens comme André Bloc et Léon Degand
qui avaient un rôle important dans le comité. “Secrets de fabrication”,
je le prenais presque ironiquement – bien que sérieusement quand
même – : chaque peintre, chaque sculpteur, doit avoir son secret de
fabrication, si on l’amenait à l’avouer. […] Cela m’a conduit à faire ce
que j’ai appelé "L’Art et la manière". »101
Les textes mettent en évidence le fait que la façon dont travaille l’artiste est
déterminante pour comprendre sa démarche. La lecture des témoignages d’artistes
et de leurs préoccupations tant plastiques que techniques, révèle à quel point toute
une partie de leur travail échappe à l’amateur, aussi attentifs qu’il puisse l’être. Cette
série permet également de montrer que l’artiste est un travailleur dur à la tâche, qui
cherche, expérimente, se trompe ou réussit. Roger Bordier décrit ainsi Alberto
Magnelli : « […] il n’est pas de ceux qui prétendent peindre sous la dictée de
l’inspiration. » Ou encore : « Magnelli, sûrement, croit à l’état de grâce. Mais l’état de
grâce, et tant pis si je parais terriblement prosaïque, c’est encore, au fond, une
technique. »102
Roger Bordier se montre moins rigoureux que Roger Van Gindertael pour la
série d’articles du "Passage de la ligne", et s’autorise quelques digressions. Mais si
certains textes font parfois des infidélités au projet de départ, les illustrations qui les
accompagnent ne s’en éloignent jamais et restent très explicites : une photographie
de l’artiste au travail, des reproductions de croquis préparatoires, des gros plans sur
100
ème
Les artistes interrogés pour la série "L’Art et la manière" sont : Herbin, Poliakoff, Pevsner (4
ème
série, n°8, décembre 1953, pp. 19 à 25), Magnelli, Deyrolle, Gilioli, Vasarely (5
série, n°1, février
ème
1954, pp. 20 à 25), Hartung, Pillet, Jacobsen et Dewasne (5
série, n°2-3, mars-avril 1954, pp. 44 à
ème
51), Arp, Mortensen, Bloc, Bozzolini (5
série, n°4-5, mai-juin 1954, pp. 44 à 51), Sonia D elaunay,
ème
ème
Schöffer, Dias (5
série, n°6, septembre 1954, pp. 12 à 17), Seuphor et Lardera (5
série, n°7,
novembre 1954, pp. 18 à 21).
101
Entretien avec Roger Bordier, voir en annexes.
102
ème
Roger Bordier, “Simplicité de Magnelli”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 20.
178
les toiles pour montrer la matière et le trait. Roger Bordier explique d’ailleurs l’intérêt
de la présence de la photographe pendant le temps de l’entretien et l’on saisit ici
combien l’introduction du reportage photographique dans cette série est une
appropriation, par la revue, des moyens – et des nouvelles modes éditoriales – qui lui
sont contemporains :
« J’allais dans l’atelier de l’artiste avec une photographe qui
s’appelait Sabine Weiss. Nous faisions tout en même temps car je
voulais que ce soit très vivant, que ce soit une rencontre vécue et
non pas une organisation journalistique avec un reporter qui vient, et
ensuite un photographe. Donc je prévenais les artistes et nous
discutions pendant que la photographe opérait. […] J’avais dit que
l’article ne se ferait qu’à cette condition. J’y tenais beaucoup parce
que précisément, je voulais que l’on soit dans un vécu, chez l’artiste,
avec l’artiste chez lui, devant sa toile, bien installé dans son œuvre,
l’accomplissant. Sabine Weiss suivait très exactement l’entretien ; je
posais mes questions, prenais des notes et elle voyait ce qu’il fallait
photographier. Il y avait un certain nombre de choses au mur que
l’on commentait, d’autres en train… Celui qui s’est le mieux prêté à
ce jeu de l’œuvre en train – qui fait un peu penser au film de Clouzot
sur Picasso103 – c’est Hartung. Je le croyais plus réservé mais au
contraire, il s’est mis à peindre devant nous. »104
Roger Bordier précise alors que seul Serge Poliakoff s’est montré hésitant sur
la présence de la photographe. L’article sur sa technique en pâtit qui ne peut
présenter que trois clichés – en noir et blanc rappelons-le – de trois étapes de son
travail105. Cela apparaît d’autant plus préjudiciable à une œuvre dont on sait
l’importance de la couleur. Les autres artistes bénéficient de beaucoup plus
d’illustrations pour présenter leur travail. Certains ne montrent que leurs mains
manipulant des outils mais cela reste très éclairant. D’autres se prêtent volontiers au
jeu et offrent l’occasion de les saisir dans les diverses étapes de leur création.
103
Le Mystère Picasso, 1955.
Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V.
105
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953, pp. 22 et 23.
104
179
Cette série soulève diverses questions découlant de la technique. Ainsi,
Auguste Herbin106 et Berto Lardera107 se préoccupent de la conservation et de la
stabilité de leurs œuvres. On constate également combien l’intérêt des artistes pour
leur époque se répercute dans leur technique ; que ce soit en utilisant de nouveaux
matériaux tel le polyester qu’emploie André Bloc pour enchâsser les verres de ses
vitraux108, ou « l’intervention de la science la plus moderne dans l’animation, voire la
sonorisation de la sculpture » chez Nicolas Schöffer109. Comme l’explique Jean
Dewasne :
« Pourquoi s’étonner, donc, qu’un artiste profite de tous les progrès
que la science moderne met à sa disposition ? Il me semble que
s’offre là, pour lui, le moyen de se mettre au niveau des techniques
de sa civilisation, en un mot de maintenir le contact indispensable
avec son temps. »110
L’inspiration qu’offre la modernité est ainsi illustrée par Silvano Bozzolini qui part de
la photographie d’une salle de cinéma durant une projection en cinémascope pour
n’en garder que les lignes et les plans dans une œuvre abstraite111. De même Sonia
Delaunay traduit dans des compositions abstraites, les rectangles de couleur des
affiches de campagnes électorales, les halos de lumière autour des lampadaires du
boulevard Saint-Michel ou les rythmes du fox-trot et du tango du Bal Bullier112. Roger
Bordier commente :
« […] Le concept de traduction s’exerce généralement sur des
réalités très actuelles ce qui signifie du même coup la disposition de
l’art non-figuratif à rendre visuellement, les impressions mentales et
physiques qui sont celles de son temps. »113
106
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953, p. 21.
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°7, novembre 1954, p. 21.
108
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 48.
109
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre 1954, p. 15.
110
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série n°2-3, mars-avril 1954, p. 50.
111
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 50.
112
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre 1954, p. 12.
107
180
L’artiste, homme de métier
Bien sûr, la thématique de la technique des artistes amène souvent à lancer
des ponts vers cet autre travailleur manuel, l’artisan. La comparaison avec ce dernier
s’avère toujours valorisante, l’artisan étant vu comme modeste et persévérant :
« [Hartung est] un travailleur conscient, capable d’observer les règles
de l’auto-critique et doué d’une patience véritablement artisanale.
[…] Ainsi, ces toiles, qui paraissent d’un seul jet, Hartung les travaille
souvent pendant quatre ou cinq semaines. On ne saurait mieux
prouver, n’est-ce pas, cette patience artisanale dont nous parlons
plus haut. »114
De nombreux artistes sont ainsi comparés à des artisans – Robert Jacobsen, Silvano
Bozzolini, Nicolas Schöffer, Cicero Dias ou Berto Lardera –, toujours dans une vision
très positive. Le savoir-faire artisanal devient une référence ; Cicero Dias dit accorder
« le plus grand intérêt […] à la parfaite technique d’un peintre en bâtiment.»115 Quant
à Emile Gilioli, il affirme que l’apprentissage reçu en observant les tailleurs de pierre
des bordures de trottoirs lui a été plus bénéfique que celui des Beaux-Arts de Nice et
de Paris116.
La période durant laquelle la série est conçue marque les débuts des années
fastes pour l’abstraction géométrique qui engendre une importante production
d’œuvres médiocres. Il y a donc le souci de se démarquer fortement de ce succès
factice. L’artiste doit apparaître comme un travailleur qui « vingt fois sur le métier
[remet son] ouvrage »117, il n’a rien de commun avec la figure romantique de l’artiste
doué que décrypte Nathalie Heinich :
113
Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, op. cit., p. 50.
ème
Roger Bordier, “Hartung ou l’improvisation travaillée”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°2-3,
mars-avril 1954, pp. 44 et 45.
115
ème
Roger Bordier, “Cicero Dias et le fait mural”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre
1954, p. 17.
116
ème
Roger Bordier, “La progressivité chez Gilioli”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, p.
23.
117
Nicolas Boileau, L’Art poétique, Chant I, 1674.
114
181
« Don plutôt qu’apprentissage ou enseignement, inspiration plutôt
que labeur soigné et régulier, innovation plutôt qu’imitation des
canons, génie plutôt que talent et travail. »118
Bien au contraire, Roger Bordier a à cœur d’expliquer à propos de Berto
Lardera :
« Cette sensibilité, il ne prétend pas la recevoir de quelque sublime
condition d’artiste existant en soi. […] Il reconnaît l’avoir découverte,
et la découvrir encore, patiemment, dans l’apprentissage de la
manière, la répétition du travail quotidien »119
Et c’est d’ailleurs bien sur ce point que s’étend Jean Dewasne, insistant sur le fait
que l’artiste doit au moins égaler sinon dépasser l’artisan, faisant remarquer que
même si ce dernier « ne [vise] qu’à l’utile, au pratique, au solide, et tout au plus à
l’agréable, à l’attirant », il ne concevra pas qu’une carrosserie de voiture craquelle.
Dewasne ajoute :
« Ce n’est jamais qu’un moyen de transport corporel. Ce qui véhicule
la pensée, l’esprit, la passion est, à ce qu’il me semble, encore plus
précieux. »120
Mais à trop comparer l’artiste et l’artisan, on risque d’alimenter les critiques visant à
assimiler abstraction et art décoratif. D’où l’importance de rappeler qu’il faut dépasser
le travail de l’artisan ou, comme l’exprime Sonia Delaunay :
« Il faut que chacune [des interventions de l’artiste] vise à exprimer
une recherche nouvelle ou plutôt un perfectionnement de ce qu’il
doit, toute sa vie, exprimer. Vous le voyez : c’est le contraire de la
production en série, maladie des temps actuels. »121
118
L’Elite artiste, Paris, 2005, p. 39. Comme il a été vu plus haut, la sociologue situe la naissance de
ces poncifs sur la vie d’artiste au Chef-d’œuvre inconnu de Balzac 1831, et sa propagation, avec
ème
Crépuscule de Georges Ohnet, en 1901, « l’un des auteurs les plus lus au XIX
siècle [et] aussi un
grand pourvoyeur de clichés » (p. 84). Il y a donc fort à faire pour les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui qui
combattent l’idée que la création n’est que passive attente de la venue des muses.
119
Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, novembre 1954, op. cit. p. 20.
120
Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, mars-avril 1954, op. cit, p. 51.
121
Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, septembre 1954, op. cit., p. 13.
182
Outre le travail au quotidien sans relâche, les artistes reviennent sur la
nécessaire expérience acquise au fil des années. Serge Poliakoff qui considère
qu’on ne devient artiste que lorsque l’on a trouvé sa propre technique, explique
pouvoir réaliser précisément ses dosages pour préparer sa peinture parce que cela
est « le résultat de vingt-cinq années d’expérience. »122 Ces considérations
d’hommes de métier s’apparentent parfois à la recette de cuisine, au bon conseil de
l’aîné aux plus jeunes. Ainsi Jean Deyrolle vantant les mérites de son astuce qui
consiste à mettre ses peintures dans des godets de verre et en expliquant tous les
avantages123.
On le voit, l’artiste vu à travers le prisme de sa technique revendique son
talent de manuel, loin de l’image de petit bourgeois s’adressant aux bourgeois que
veut lui faire endosser la critique communiste124. Cette description d’une
photographie de Robert Jacobsen résume bien les caractéristiques de l’artiste mises
en avant par Art d’aujourd’hui :
« Jacobsen a été un jour photographié, montant, en tenue de travail
et sa fillette près de lui, sa petite rue de banlieue. Deux ouvriers
poussant leur bicyclette, et qui se trouvaient dans le champ de
l’appareil, ont été également photographiés à ses côtés. Maillot de
corps, petite casquette, veste et pantalon de bleus… on se dit :
“Tiens, voilà un brave type de métallo qui vient d’aller chercher sa
fillette à l’école et qui rentre chez lui en compagnie de deux copains.”
Ce qui est à peine se tromper. Ce Danois solide et simple comme la
ferraille qu’il maîtrise à longueur de journée, est de la classe des
travailleurs banlieusards. »125
Roger Bordier conclut l’ensemble de son texte sur ces mots :
« Là-dessus, le ferrailleur de Suresnes est retourné à son établi, à
ses étaux, dans cet atelier où il travaille, avec la saine application du
costaud, dix heures par jour. »
122
Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, décembre 1953, op. cit., p. 23.
ème
Roger Bordier, “Deyrolle et la détrempe”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 22.
124
Nous le verrons dans la troisième partie, notamment avec le texte de Julien Alvard, “Le Réalisme
ère
socialiste au Salon d’automne”, dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé.
123
183
Il y est décrit un bon père de famille que l’on imagine allant chercher sa petite fille à
l’école pour la ramener dans un modeste pavillon de banlieue. Cet homme en pleine
santé (« solide et simple » et « saine application du costaud ») est un infatigable
travailleur qui « maîtrise [la ferraille] à longueur de journée », « dix heures par jour ».
Et la plus grande de ses qualités serait bien qu’il « est de la classe des travailleurs
banlieusards ». Le mythe de l’artiste doué, solitaire, accumulant les conquêtes,
maladif, voire psychologiquement fragile, vivant la nuit, parfois dans les excès mais
investi d’une vocation, autrement dit, le mythe de la bohème, cela n’est pas
compatible avec la vie d’artiste telle que la conçoivent les membres d’Art
d’aujourd’hui126.
Deux séries complémentaires
Les artistes interrogés par Roger Bordier sont ceux que l’on retrouve
régulièrement dans les pages de la revue. Ils constituent ce réseau autour d’Art
d’aujourd’hui qui a été précédemment défini. Les rédacteurs ont donc à cœur de leur
donner une respectabilité qui passe, on le voit, par les notions de travail et de famille.
Certains artistes témoignant dans "L’Art et la manière" le font également dans "Le
Passage de la ligne". Les deux séries se complètent alors parfaitement donnant une
approche du travail de l’artiste particulièrement riche, sous un angle original. Il en est
ainsi de Jean Dewasne, Jean Deyrolle, Auguste Herbin, Alberto Magnelli, Richard
Mortensen, Edgard Pillet, Serge Poliakoff et Victor Vasarely. On remarque que Sonia
Delaunay qui n’avait pas voulu répondre elle-même à la question de son « passage
de la ligne » considérant que les textes de son mari parlaient pour elle, n’aborde pas
125
ème
Roger Bordier, “Le fer et le faire de Jacobsen”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°2-3, mars-avril
1954, p. 48.
126
En cela ils s’opposent à la représentation collective de l’artiste que Nathalie Heinich définit dans
son livre L’Elite artiste – Paris, 2005 - comme « la normalité en art » et dont elle situe l’origine au
roman de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu en 1831. A la lecture de ce minutieux décryptage de
l’image du créateur, on saisit les écueils dans lesquels les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui ne veulent
pas faire tomber leurs lecteurs tant amateurs qu’artistes. Considérer l’artiste a priori comme un être
d’exception, c’est l’exclure, in fine, de la société.
184
non plus franchement le problème de la technique mais commente son travail sous
un angle large. Roger Bordier se souvient :
« Ah… elle était difficile… j’ai eu du mal alors que je la connaissais
très bien. Quand je lui ai téléphoné pour lui parler du projet, elle a
trouvé que c’était une excellente idée. Mais lorsque je l’ai rencontrée,
j’ai senti des réticences ; j’ai senti qu’il y avait des choses qu’elle
voulait me dire et d’autres non, qu’elle hésitait : “Ne parlons pas de
ça”… c’était son caractère. »127
L’intérêt des articles de ces deux séries dépend en effet beaucoup de la
volonté de l’artiste interrogé à se prêter à cette introspection. Ainsi, plus le créateur
entre dans les détails de sa technique plus son œuvre prend du relief. Roger Bordier
parle d’une grande confiance qui le liait aux artistes : « Sans cela, ça n’aurait pas
fonctionné, cela n’aurait pas été possible. Je crois qu’aucun n’a refusé. »128 Cela va
dans le sens d’un milieu restreint de l’abstraction géométrique où tout le monde se
connaît et se soutient. Roger Bordier raconte qu’il était seul à sélectionner les artistes
et que si Roger Van Gindertael et lui ont eu des choix communs, ce n’était pas suite
à une concertation. Ainsi, sur les vingt-deux artistes du "Passage de la ligne", hormis
les sept pionniers décédés et les quatre jeunes choisis dans l’Atelier d’art abstrait de
Jean Dewasne et Edgard Pillet, tous les autres peintres (Jacques Villon et César
Domela exceptés), sont interrogés par Roger Bordier. Soit neuf artistes en
commun129.
Le cas Joseph Lacasse
A la question de l’absence de photographie d’œuvre achevée dans les articles
de "L’Art et la manière", le rédacteur a répondu qu’il « supposait [les artistes] assez
connus », qu’Art d’aujourd’hui n’avait pas pour but de faire découvrir des créateurs. Il
faut alors s’interroger sur le texte consacré à Joseph Lacasse. Paru dans le numéro
127
Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V.
Ibid.
129
La série "L’Art et la manière" comprend vingt entretiens d’artistes.
128
185
de novembre 1954, soit en même temps que le dernier épisode de "L’Art et la
manière", son titre est assez éloquent : "Il faut maintenant connaître Lacasse"130.
Roger Bordier n’avait-il pas choisi cet artiste pour faire partie de son enquête sur la
technique ? On remarque dans un premier temps qu’exceptionnellement dans cet
ultime partie de la série, ce ne sont pas trois voire quatre artistes qui sont interrogés
mais seulement deux, donnant ainsi l’impression d’un dossier incomplet. Dans un
second temps, le texte lui-même, s’il présente longuement Lacasse, insiste ensuite
sur sa technique et emploie la même approche que dans "L’Art et la manière". La fin
du texte est d’ailleurs très proche d’un article de cette série, tout comme les
photographies de Sabine Weiss qui montrent l’artiste au travail, des esquisses et un
détail d’œuvre. Ainsi, comme on peut le deviner à la lecture du titre même de l’article,
Roger Bordier avait peut-être prévu de l’inclure dans la série mais face à la
méconnaissance du public, il a dû se résoudre à rédiger une longue introduction afin
d’en faire un texte de présentation de Joseph Lacasse.
Un quotidien d’ascèse
Ainsi, en montrant les artistes au travail, expliquant de manière très
pragmatique les problèmes qu’ils peuvent rencontrer, livrant même leurs recettes, Art
d’aujourd’hui montre l’acte créatif comme un travail quotidien, souvent difficile, fait de
gestes répétés, d’habitudes, loin de l’idée du génie inspiré que peut en avoir le
public. C’est également une manière de prouver que l’on peut s’intéresser à l’avantgarde sans négliger la technique, et cela, à travers des propos intelligents. Une façon
également de revoir un discours ambiant pendant et après-guerre qui remet au goût
du jour le travail manuel et les techniques en les opposant à un art novateur, les
deux semblant incompatibles131. Art d’aujourd’hui qui s’attache à faire renouer le
130
ème
Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°7, novembre 1954, pp. 13 à 15.
Voir à ce sujet Sarah Wilson, “La Vie artistique à Paris sous l’Occupation” dans le catalogue ParisParis 1937-1957, p. 147 à 157. Elle cite notamment cet extrait de “L’Art et le peuple”, éditorial du
magazine Chantiers (qui soutient avec force l’artisanat) par Robert Forestier (n°14, 15 décembre
1941) : « C’est méconnaître le bon sens, et parfois même le goût du peuple, que de lui infliger de tels
enfantillages [à propos du Faucheur de Miró au Pavillon espagnol en 1937]… C’est chercher à le
131
186
public et l’art d’avant-garde, n’hésite pas à établir une comparaison entre l’artiste et
l’ouvrier. Roger Bordier explique d’ailleurs que l’idée de "L’Art et la manière" « a
beaucoup été soutenue par Léon Degand qui [lui] a dit [qu’il devait] peut-être élargir
le sujet, voir l’ensemble des conditions de travail des artistes. », même s’il reconnaît
que Degand s’intéressait plus particulièrement aux « difficultés au quotidien » des
artistes132. Si la série ne s’étend pas sur ces préoccupations matérielles, la revue
dans son ensemble se montre très sensible aux conditions de vie des artistes ;
n’oublions pas qu’il est précisé dans l’éditorial du premier numéro :
« La nouvelle publication ne comportera qu’un nombre de pages
limité afin d’en rendre le prix abordable pour tous les artistes. »133
En montrant la réalité de la vie d’un plasticien d’avant-garde telle que la
présente “Leur deuxième métier”134, les rédacteurs rapprochent une fois encore
implicitement la vie de l’artiste de celle de tous travailleurs :
« Finie la vie de Bohème en costume de bal, la vie du peintre est
celle d’un homme comme les autres. Il doit gagner sa vie le jour,
peindre la nuit. Il a oublié ce qu’est l’insouciance. Il vole péniblement
quelques heures pour peindre. Ne laissons jamais dire à personne
que le peintre a du génie dans la mesure où il meurt de faim ou de
maladie, disons plutôt que, s’il a du génie, il peindra malgré tout,
mais il perdra des années à travailler à une besogne pour laquelle il
n’est pas fait. »135
Le ton du reste de l’article est plus léger. Onze courts paragraphes décrivent le
métier, la famille et le quotidien d’autant d’artistes. Une photographie les montre
chacun dans leur « deuxième métier » (fabricant de matelas pneumatiques,
secrétaire, cordonnier, guitariste, attaché de l’ambassade du Brésil, etc.) et une
reproduction d’un de leurs tableaux accompagne chaque texte. La conclusion
redevient cependant amère :
dégoûter définitivement de l’art, et c’est finalement l’insulter. ».
132
Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V.
133
Juin 1949, non paginé.
134
ème
Cécile Agay et Georges Boudaille, “Leur deuxième métier”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°1,
octobre 1951, pp. 22 à 25.
135
Op. cit., p. 22.
187
« Ainsi le jeune peintre d’avant-garde [...] est condamné au célibat, à
la stérilité et au régime monastique. [...] Celui qui veut, malgré tout
(et ce tout est énorme), avoir une vie “humaine” et digne, doit
“travailler” pour pourvoir à sa subsistance et à celle de la famille, s’il
a eu le courage d’en fonder une. [...] On ne peut s’empêcher de
s’indigner à la pensée de tant de temps perdu pour l’art ! Car ce sont
sans doute là les meilleurs, ceux qui ont compris qu’il faut vivre pour
peindre et non peindre pour vivre. Quand donc l’Etat, et les grandes
entreprises industrielles et commerciales, enfin soucieuses de leur
prestige, comprendront-ils le rôle qui leur échut de remplacer les
mécènes d’antan par des commandes de décoration dignes de leur
budget ? »136
L’exemple de Wols retracé par Michel Ragon
Afin de mieux comprendre l’indignation qui perce à travers ces lignes, il
apparaît nécessaire de citer longuement Michel Ragon qui décrit, avec le souci du
détail de ceux qui l’ont cotoyée, la misère quotidienne dans laquelle vivent les jeunes
artistes abstraits dans l’après guerre :
« Je me souviens d’un vieil homme empâté, que je rencontrais
fréquemment dans les rues de Saint-Germain-des-Prés, marchant
pesamment en s’appuyant sur une canne, la tête nue, avec des
cheveux en couronne sur un front dégarni. Il vivait avec sa femme
dans une chambre d’hôtel, jouait du banjo, buvait sec. Comme la
chambre était petite, il se servait de son lit comme table de travail,
posant sur les couvertures de petites feuilles de papier qu’il
remplissait de dessins rageurs. Il allait porter d’autres feuilles,
maculées de taches de gouache, ou d’aquarelle, dans les galeries
voisines, les offrant pour un prix modique. On les lui refusait partout.
Certains galeristes, apitoyés, lui tendaient un billet de cinq mille
136
Op. cit., p. 25.
188
francs (cinquante francs actuels) et négligeaient de prendre l’œuvre
que l’artiste offrait en échange de cette aumône.
Lorsque ce peintre mourut, en 1951, je m’aperçus avec stupeur qu’il
n’avait que trente-sept ans. Il s’agit de Wols, bien sûr.
En 1973, quand la Nationalgalerie de Berlin organisa une
rétrospective de Wols, qui eut un retentissement mondial, la pauvre
compagne des jours terribles, Grety, m’écrivit :
“Je suis écœurée lorsque je relis l’Argus du vivant de Wols, avec
toutes les insultes que Messieurs les critiques d’art lui ont lancées
pour les taches…[…]”
Le rejet des artistes dits de l’abstraction lyrique, leur misère, de 1945
à 1950, est aujourd’hui inimaginable. Hartung, amputé d’une jambe,
paraissait un privilégié avec sa petite pension de légionnaire mutilé
de guerre. Schneider gagnait sa vie comme restaurateur de tableaux
anciens. Poliakoff était guitariste dans un cabaret russe où un peintre
alors
célèbre,
son
compatriote
Terechkovitch,
lui
jetait
fastueusement des pourboires. Gilioli s’était casé dans un entrepôt
de la S.N.C.F., près de l’impasse Ronsin. […]
Mais Wols, Atlan et les peintres de Cobra (Appel, Constant,
Corneille, Jorn) touchaient le fond de l’indigence. En août 1947, le
rationnement du pain avait atteint son chiffre le plus bas depuis 1940
[…]. Ces deux cents grammes de pain constituaient pour la plupart
d’entre nous le seul aliment solide. Plus chanceux que mes amis
peintres et sculpteurs, je passais de la famine à la fringale apaisée
lorsque je reprenais le harnais des travaux manuels : manœuvre
d’usine en 1946, ouvrier agricole en Angleterre en 1950, peintre en
bâtiment en 1951 ; pour ne citer que les vrais métiers.
Georges Mathieu, lui, gagnait sa vie comme publiciste dans une
compagnie de navigation américaine. Afficher ainsi un second
189
métier, au risque de passer pour un amateur, paraissait déjà de
l’extravagance. »137
La sourde révolte des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui
Les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ne s’étendent pas sur les détails de ces
existences privées de tout. On trouve cette simple remarque de Victor Vasarely qui
exprime avec pudeur tous les aléas de la vie d’artiste :
« Si elle n’est pas toujours un drame, la vie d’un créateur est une
aventure où il y a peu de place pour une sécurité quelconque. »138
Ou encore ces mots sous la plume de Pierre Guéguen qui donnent une idée du
quotidien de certains photographes :
« […] des jeunes mordus par la fièvre de l’image, qui habitent de
sordides chambres d’hôtel, parfois sans eau. Ainsi Hassner, à qui il
arrive de laver ses épreuves sur le palier ou dans la rue à une
fontaine, au petit jour… »139
Quelques mois plus tard, le même s’indigne de propos rapportés de Georges Braque
qui estime « concret » le prix des œuvres abstraites :
« On ne peut s’empêcher d’évoquer plusieurs artistes abstraits qui
travaillent dans la solitude en vivant littéralement de faim. Je parlais
l’autre jour, dans Art d’aujourd’hui, de l’un d’eux, dont la misère
courageuse doit délaisser la sculpture, où il excelle, pour dessiner
sur du papier d’emballage, et cela dans un coin du Midi célèbre pour
ses artistes richards. »140
137
Michel Ragon, D’une berge à l’autre, Paris, 1997, p. 164 à 166.
ème
Victor Vasarely, “L’Artiste et l’éthique”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°7, novembre 1954, p.
16.
139
ème
Pierre Guéguen, “Tout n’est qu’image”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°7-8, Octobre 1952, p.
24.
140
ème
Pierre Guéguen, “L’indigence de Braque”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°6, août 1953, p. 29.
138
190
Passée cette juste colère, la suite du texte, par Veillon Duverneuil, amène une
réflexion supplémentaire d’une logique toute pratique :
« Nous n’avons pas ouï dire, que [Braque] pratiquait de son côté des
prix tellement abstraits !
Nous ne lui demanderons pas ici combien de millions il réclame pour
se séparer de l’une de ses toiles, et ne lui en ferons pas le reproche.
Une forme de solidarité professionnelle ou artistique voudrait en effet
que les agissements et les exigences des “anciens” constituassent
des exemples, auxquels les générations nouvelles pourraient –
modestement – se référer. »141
Le rédacteur ne répond pas à l’attaque du peintre par une autre attaque, préférant
une réflexion plus favorable aux jeunes artistes abstraits142.
L’analyse de Léon Degand
C’est que pour les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, la situation de l’accueil de
l’art abstrait doit être revue à sa base comme l’explique Léon Degand143. Lui aussi
use de beaucoup de bon sens pour envisager les différents moyens de venir en aide
intelligemment aux créateurs. Ses reproches vont essentiellement à l’Etat qu’il
accuse d’être frileux envers les jeunes artistes, favorisant ceux déjà reconnus. Le
texte de Léon Degand est surtout instructif, ici, dans ce qu’il apporte
d’enseignements sur les propositions d’aides. Il existe déjà d’hypothétiques achats
institutionnels ou l’obligation pour les architectes s’occupant d’un important chantier
141
Veillon Duverneuil, “L’indigence de Braque”, ibid.
Notons que la remarque de Georges Braque choque les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui au point que
ème
quelques mois plus tard (4
série, n°8, décembre 1953, p. 30), Michel Seuphor remet en question la
véracité de ces dires. Il explique à propos de l’exposition Breuil que ce peintre est « encouragé » par
Georges Braque et écrit : « Tiens ! je croyais Braque adversaire de l’abstraction, du moins si l’on en
croit le journal Arts. […] Que faut-il donc penser du journal Arts et de ses interviews imaginaires ?
Nous attendons un démenti de Braque à ces élucubrations de folliculaire en mal de copie. »
143
ème
Dans son texte “La Situation sociale et économique de l’artiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série,
n°8, décembre 1953, pp. 17 et 18 dont sont tirées l es réflexions et les citations qui suivent.
142
191
de consacrer « un certain pourcentage du budget à des ornements de peinture ou de
sculpture », la fameuse loi du 1% examinée plus loin. Enfin, il est envisagé de
remplacer par des artistes les fonctionnaires chargés de la conservation de petits
musées.
Léon Degand ne voit de véritables solutions dans aucune de ces propositions.
D’abord, les achats des musées, tout comme les commandes officielles, restent trop
exceptionnels et puis « l’Etat […] possède à un degré miraculeux le goût instinctif de
la médiocrité » ; ensuite l’architecte peut quant à lui préférer « une architecture sans
ornement » ;
enfin,
« un
bon
peintre
n’est
pas
nécessairement
un
bon
conservateur », même d’un petit musée ! Le critique n’est pas plus séduit par les
remises de prix qu’il juge inéquitables, les jeunes artistes recevant moins que leurs
aînés. De plus, ces prix n’impliquent pas une contrepartie de la part du créateur, ce
qui n’est pas non plus souhaitable pour ce dernier qui doit trouver sa place dans la
société.
Le rédacteur remet également en question le mécénat qui décharge à tort la
société d’une tâche qui lui incombe :
« La société aimerait qu’on fit quelque chose d’efficace pour les
artistes, mais en dehors d’elle. Or ce sont précisément les solutions
qui engagent la société qui, seules, seraient efficaces.
La société est ravie du mécénat. Le mécène assume tout seul, en
effet, des frais et des responsabilités dont elle évite la charge, mais
dont elle partage les bénéfices. Qu’un original, se dit-elle, fournisse à
un autre original les moyens de cultiver son originalité, c’est leur
affaire. La société n’y risque rien et n’y perd rien. Et si l’artiste
réussit, c’est un grand nom de plus à inscrire à l’actif de la société. »
Enfin, Léon Degand critique fortement (« Il convient de se fâcher pour de bon. ») la
quiétude d’esprit qu’inspire aux autorités le second métier des artistes :
« [Il est] surprenant que l’on ose présenter la solution du second
métier comme la plus souhaitable, la plus conforme au meilleur ordre
des choses. »
Globalement, le rédacteur reste insatisfait de toutes ces solutions. Le vrai
problème reste, selon lui, le manque d’éducation du public, ce qu’il appelle :
192
« la vaste entreprise d’obscurantisme artistique que l’on a si
admirablement mise sur pied et qui, depuis des dizaines d’années,
avec une férocité qui ne faiblit pas, par tous les moyens, de l’école
au musée en passant par la grande presse, s’acharne à discréditer
auprès du public l’art de son époque, à dégoûter d’avance le public
de l’art pratiqué par les vrais artistes vivant à son époque, à
l’entretenir dans une ignorance somnolente, furibonde ou satisfaite
du langage plastique de son époque. »
De cet état de fait découlent deux conséquences : les artistes vivants ne trouvent
pas d’acheteur puisqu’« on empêche de former des amateurs », et la société ellemême se trouve « [privée] des valeurs artistiques auxquelles elle a droit. »
Victor Vasarely explique cette négation de l’avant-garde par la société comme
une précaution que celle-là prendrait contre un véritable danger :
« La société défend l’ordre et l’éthique établis, l’avant-garde vise à
les modifier ou les détruire. Ne soyons pas étonnés si cette société
ne nous prête pas main-forte en nous reconnaissant, en nous aidant
matériellement. Pour elle, cela équivaudrait à un suicide, pour nous,
à un triomphe prématuré. »144
b. Réflexions sur les musées
Lien direct entre l’art et le public, lieu potentiel de sensibilisation, qui plus est
d’acquisitions d’œuvres récentes, le musée cristallise nombre d’espérances des
rédacteurs d’Art d’aujourd’hui. Il possède en effet le pouvoir de répondre à leurs
attentes telles que les formule Léon Degand. Julien Alvard loue : « cette mission de
diffusion de la sensibilité artistique moderne » que s’est attribuée le musée de
Grenoble, regrettant aussitôt après qu’au musée national d’Art moderne, « la
144
ème
“L’Artiste et l’éthique”, dans Art d’aujourd’hui 5
série, n°7, novembre 1954, p. 16.
193
peinture abstraite [fasse] antichambre sans qu’on sache vraiment pourquoi et cette
prudence confine à la tiédeur. »145
Pour avoir une résonance sociale, le musée doit avant tout répondre à des
problèmes extrêmement pratiques. C’est sur des détails très concrets que les
rédacteurs de la revue s’arrêtent – rejoignant les préoccupations de Fernand Léger
qui indiquait tout simplement que : « Les musées sont des endroits qui ferment à six
heures : exactement au moment où les ouvriers sortent des ateliers. »146 A en croire
les critiques d’Art d’aujourd’hui, les musées parisiens n’ont pas que ce détail
d’horaire à revoir, et tout ce qui leur est reproché l’est d’autant plus que Paris,
capitale des arts, se doit de promouvoir la création. Parmi cet ensemble d’institutions
culturelles, le musée d’Art moderne se trouve particulièrement montré du doigt,
notamment par Léon Degand.
Les déconvenues de Léon Degand
Est-ce son expérience de directeur du musée d’Art moderne de São Paulo en
1948 et 1949 qui fait qu’il est le critique qui rend le plus souvent compte de ses
déconvenues lors de visites dans les lieux institutionnels ? A lire ses articles, il
semble qu’une exposition à Paris n’implique pas forcément que les œuvres soient
« exposées », c’est-à-dire – selon le Petit Robert – « soumises à la vue ». Les pièces
se trouvent en effet accrochées ou posées, elles sont présentes, mais pas forcément
lisibles, ni même, visibles.
Dans son premier texte sur le sujet, “L’Air de Paris”147 Léon Degand compare
les expositions à « un débarras vétuste et en désordre ». Il dit trouver les vitrines de
la rue du Faubourg Saint-Honoré mieux agencées. Le critique en arrive à se
demander si des articles de confection ne sont pas mieux considérés que des
œuvres d’art. Les couleurs de certaines se trouvent en effet totalement dénaturées
145
“Epanouissement de l’Art abstrait, exposition organisée par le Musée de Grenoble à la galerie
ère
Maeght”, dans Art d’aujourd’hui 1 série, n°1, juin 1949, non paginé.
146
“L’Art et le peuple - 1946”, dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 250.
147
ère
Brève de la partie "Expositions", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non
194
par un mauvais éclairage, quand ce n’est pas le tableau dans sa totalité qui devient
illisible.
Léon Degand accumule les déconvenues et son ton trahit un profond
agacement :
« Ailleurs, des peintures doivent être regardées à contre-jour.
Ailleurs encore, des tableaux sous verre sont placés de telle manière
que l’on a beau se contorsionner, les reflets de la vitre empêchent
toujours de distinguer quoi que ce soit. En maints endroits, des
verrières encrassées – et Dieu sait depuis quand – tamisent
fâcheusement la belle lumière ».
A ces problèmes techniques s’ajoute un manque de soin dans la présentation qui fait
se rencontrer des œuvres qui s’entrechoquent, se heurtent, et « se détruisent
mutuellement. » Mais le paroxysme de l’exaspération arrive avec cette constatation
que le rédacteur fait à plusieurs reprises, dans divers lieux : les tableaux se voient
ornés d’un numéro d’ordre collé (quand ce n’est pas punaisé) à même la toile. Et
Léon Degand d’envier le sort des chaussures et des soutiens-gorge du Faubourg
Saint-Honoré…
C’est le même constat qu’il fait moins de deux ans plus tard avec un texte
intitulé “Chronique désabusée des musées de Paris”148 : couleurs faussées par
l’éclairage, numéro d’ordre à même la toile. Cela dans quatre lieux différents : le Petit
Palais, le Jeu de Paume, le musée Carnavalet et le musée d’Art moderne. Léon
Degand appuie son propos d’un exemple précis. Il compare en effet le souvenir qu’il
gardait du tableau des Trois musiciens de Velasquez contemplé au Palais des
beaux-arts de Bruxelles sous la lumière naturelle des verrières, à la vision que lui en
offre le Petit Palais : « […] Les Trois musiciens sont placés sur un mur beaucoup
plus éclairé et, miracle, le tableau a disparu. La lumière de plein fouet, en créant des
reflets, l’a éteint. » Léon Degand rapporte que c’est le cas de la plupart des œuvres
exposées, l’éclairage étant celui de tubes fluorescents.
paginé.
148
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°4, mars 1951, p. 28.
195
Comment apprécier un tableau si celui-là est « deven[u] à peu près
incompréhensibl[e] » ? Et c’est bien là que réside le problème : ces œuvres mal
éclairées, mal présentées, « disparaissent » ou « deviennent incompréhensibles ».
Le critique n’en est pas à se demander si les musées parisiens peuvent permettre
aux visiteurs de se cultiver ou de s’enthousiasmer. Il ne peut que constater que ces
musées tuent les œuvres. Il en explique la raison : « [Le] détestable éclairage […]
saisit en force le haut des tableaux, et laisse le bas dans une ombre relative. Le haut
est exalté, le bas étouffé, toutes les valeurs sont faussées. » Et cela dans le meilleur
des cas, quand ce n’est pas le vernis qui devient surface réfléchissante. L’éclairage
est bien sûr un souci majeur dans la présentation des œuvres, et la technologie des
années cinquante ne permet pas encore l’idéal de la lumière naturelle obtenue par
un éclairage artificiel. Léon Degand parle de « l’injure d’un éclairage forain » pour
L’Etienne Chevalier et Saint-Etienne de Fouquet qui se trouve sous les feux d’un
projecteur. Ce sont à chaque fois des cas manifestes, des observations simples
qu’émet le critique. Ainsi, si les musées n’apportent pas culture et enthousiasme aux
visiteurs, Léon Degand leur permet néanmoins d’entraîner leur sens critique !
Les problèmes techniques ne sont pas les seuls à pouvoir « détruire une
œuvre ». Lorsque le rédacteur décrit une exposition au Pavillon de Marsan du
Louvre, il se montre en proie à un total désarroi face à la mise en place de
l’exposition. L’agencement des œuvres lui semble incohérent et l’effet produit n’est
pas seulement une exposition incompréhensible pour le public, mais aussi une
altération des pièces exposées qui se repoussent au lieu de se répondre :
« Il semble que ces responsables aient craint comme peste, menés
par quelque secrète phobie, le groupement des œuvres par peintres
et par tendances, ou, même, par simples parentés formelles ou
chromatiques. On aura rarement assisté à pareille cacophonie, à
pareille démolition de tableaux par rapprochements indésirables et
incongrus. »149
Il ne suffit pas d’accrocher une œuvre même avec de bonnes conditions d’éclairage,
elle doit être aidée par le commissaire d’exposition qui la met en valeur grâce à la
149
ème
“Cinquante ans de Peinture française”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°5, juin 1952, p. 26.
196
scénographie et à des résonances avec d’autres pièces. Ce point de vue est plus
explicite encore dans l’article que Léon Degand rédige sur le quatrième Salon de la
Jeune Sculpture150.
La mise en espace du Salon de la Jeune Sculpture
Lorsqu’il commente cet événement qui se déroule dans les jardins du musée
Rodin, le rédacteur ne cherche plus les bons mots mais se fait très explicatif. Il
procède à une description assez méthodique des erreurs qu’il voit dans la mise en
place des sculptures, et les photographies, prises sur les lieux, appuient le texte.
Léon Degand introduit son article en relatant la déception que cause l’exposition. Les
visiteurs en accusent les œuvres mais le critique, lui, avance une autre cause :
« Une sculpture vaut par elle-même, sans doute. Mais quels que
soient ses mérites, elle vaut aussi en fonction du milieu où il nous est
donné de la considérer. »
Il décrit ensuite différentes œuvres en expliquant ce qui en gâche non pas la
contemplation mais tout simplement l’appréhension, la visibilité. Le lieu ne convient
pas (un jardin avec des feuillages encombrants) ni la disposition des sculptures qui
se retrouvent alignées et insuffisamment espacées les unes des autres. Selon la
nature et la matière de l’œuvre, elle résiste ou non à ce décor envahissant. La façon
dont Léon Degand expose ces handicaps est très claire, didactique. Elle aide à faire
comprendre au lecteur l’importance de la mise en scène d’une exposition par des
remarques simplement basées sur l’observation :
« […] Il n’est guère étonnant, si la sculpture de Arp se défend par sa
masse de blancheur, que celle de Bloc perde la finesse linéaire de
ses proportions, et que le fer énergique de Jacobsen et la tôle de
Lardera se dissolvent dans leur fond sombre d’arbustes feuillus. »
150
ème
“Le 4
ème
salon de la Jeune Sculpture”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°6, août 1952, p. 24.
197
Pour un accrochage logique
Pour Léon Degand, le problème est toujours le même : le manque de logique.
On l’a constaté dans sa critique de l’exposition Cinquante ans de peinture française
au Pavillon de Marsan du Louvre, on le retrouve dans celle du Pavillon français de la
Biennale de Venise :
« Dufy dont les peintures doivent être regardées de près, dans la
grande salle ; Léger, dont les peintures, même les plus petites, sont
monumentales, dans une salle relativement minuscule ! La saison ne
paraît pas favorable aux accrochages selon la logique. »151
Léon Degand apprécie un accrochage « d’une grande clarté », chaque œuvre
devant être « suffisamment éloignée de sa voisine, toujours choisie, cependant, afin
d’éviter les rencontres nuisibles. »152 C’est à dire un accrochage « logique, clair, bien
aéré. »153 Il s’en explique dans la critique du Salon de mai 1952 :
« C’est une navrante entreprise de destruction, et les tableaux des
organisateurs, eux-mêmes, n’ont pas été épargnés. […] Je pense au
public, qui ne sait presque jamais pourquoi un tableau lui donne
mauvaise impression (il suffit de lui avoir montré dans des conditions
fâcheuses de présentation), aux peintres que l’on accusera d’avoir
mal peint, au Salon de Mai lui-même, qui n’avait pas besoin de cette
disgrâce. Sans excuses. »154
Car c’est bien toujours du public qu’il est question en filigrane. Un public qui a
besoin de repères :
« Pour le public, le dépouillement passe pour du vide, la
simplification pour pauvreté, la surcharge pour richesse, la
profondeur pour supercherie, la liberté pour provocation »155.
151
ème
ème
“La XXVI
Biennale de Venise”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°6, août 1952, p. 17.
“Le Septième Salon des Réalités Nouvelles”, dans Art d’aujourd’hui, août 1952, op. cit., p. 26.
153
ème
“Les Picasso des Musées de Leningrad et Moscou”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, maijuin 1954, p. 59.
154
ème
“Le Salon de mai”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°5, juin 1952, p. 25.
155
ème
Dor de la Souchère (conservateur), “Le Musée d’Antibes et Picasso”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, p. 22.
152
198
C’est pourquoi Léon Degand, regrettant les mauvais choix opérés lors de l’exposition
sur le cubisme présentée au musée d’Art moderne à Paris, met en garde : « Il ne faut
pas contribuer à entretenir des erreurs dans l’esprit souvent confus d’un public
souvent mal informé »156. Cette remarque figure dans le numéro qu’Art d’aujourd’hui
consacre à ce mouvement au travers de propos limpides ; une manière de joindre le
geste à la parole. Ainsi que le constate Pierre Guéguen, louant des expositions d’art
abstrait se déroulant dans le sud de la France : « Voici un point capital : la qualité de
cette sorte d’exposition a une importance énorme pour la diffusion de l’Art
Abstrait. »157
Le numéro "Photographies" : une exposition sur papier
Clarté et didactisme guident les rédacteurs autant que les metteurs en pages
d’Art d’aujourd’hui tout au long des cinq années d’existence de la revue. Les
reproches faits à l’encontre des expositions ne sont donc pas que des paroles. Le
numéro consacré à la photographie158 reste un bon élément de comparaison. D’une
présentation différente des autres livraisons, il laisse la plus grande place à des
photographies qui se succèdent, se confrontent sur une succession de doubles
pages. Il s’agit donc en quelque sorte, d’une exposition sur papier et les partis pris
par le comité de rédaction donnent alors, à notre réflexion, tout son sens.
En presque quarante pages sont ainsi mis en évidence des caractéristiques
de la photographie. Le choix du sujet d’un cliché se lit dans une opposition (p. 5253), des analogies (p. 34-35) ou une récurrence de la forme (p. 16-17). Les aspects
plastiques comprennent, quant à eux, les oppositions noir/blanc (p. 20-21), la
composition (p. 4-5), les alternances de rythmes (p. 8-9, 18-19 et 44-45), les jeux de
lignes (p. 2-3, 22-23 et 28-29), de courbes (p. 50-51), les plans plus ou moins
rapprochés (p. 14-15 et 36-37), ou le rendu de la matière (p. 30-31, 42-43, 54-55).
Ce numéro, en mettant l’accent sur des concordances ou des oppositions
156
ème
“La Peinture cubiste”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°3-4, mai-juin 1953, p. 30.
ème
“Azur et abstraction”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°6, août 1952, p. 28.
158
ème
Art d'aujourd'hui, 3
série, n°7-8, octobre 1952.
157
199
essentiellement formelles, donne en fait une leçon d’abstraction : « Et grâces soient
rendues à l’Art Abstrait, à la vision nouvelle qu’il nous donne du monde dont il se
détourne. »159
Le musée d’Art moderne : bête noire de Léon Degand
Amener le public vers l’abstraction voilà qui devrait être, selon les rédacteurs
d’Art d’aujourd’hui, la mission de la capitale des arts, par essence à l’avant-garde.
« Mais, quand même, ne perdons jamais de vue que Paris doit être exemplaire »160 :
cette idée reste très présente dans les pages de la revue et en particulier dans les
textes de Léon Degand. Il en explique la raison par le fait que : « Paris passe pour le
centre mondial des arts plastiques de l’époque contemporaine. »161 On comprend
alors d’autant mieux sa déception lorsqu’il arpente les salles du musée d’Art
moderne. Ne titre-t-il pas d’ailleurs son article : "Le Musée qui devrait être
exemplaire : le Musée d’art moderne de Paris" ? Pour le critique, pas de demimesure :
« La mission du Musée d’art moderne, à Paris, est donc singulière,
plus importante, plus vaste, plus délicate qu’en n’importe quel autre
endroit du monde. »162.
La réalité paraît bien différente de ses ambitions, et Léon Degand ne peut
s’empêcher d’éreinter l’institution muséale dans plusieurs chroniques.
Dans ce texte, le critique abandonne son ton à la fois ironique et agacé pour
exposer clairement ses réserves. Il note d’abord des manques dans la collection, tel
Georges Seurat, absent de la salle du néo-impressionnisme parce que laissé au Jeu
de Paume (où sont exposés les impressionnistes), ou Dada et l’expressionnisme qui
ne sont pas montrés. Il regrette la mauvaise présentation des mouvements qui mène
159
Pierre Guéguen, “Tout n’est qu’image”, dans Art d'aujourd'hui, op. cit., p. 43.
ère
Léon Degand, “L’Air de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé.
161
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°1, octobre 1950, p. 20.
162
On retiendra également la réflexion d’André Bloc : « Comment peut-on, à Paris, rater aussi
ème
totalement des expositions ? ». “Sculpture en plein air” dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°8, octobre
1951, p. 4.
160
200
à la confusion : les salles consacrées au fauvisme ou au cubisme contiennent
effectivement des œuvres d’artistes ayant participé à ces mouvements mais les
pièces exposées ne correspondent pas à ces périodes. Léon Degand s’inquiète :
« Dans ces conditions, un visiteur peu averti – et c’est, pensonsnous, pour lui aussi que les musées sont faits – est en droit de
s’imaginer que fauvisme et cubisme désignent des groupes de
peintres, et non certaines manières de ces peintres. »
De même, il constate que les tableaux étiquetés abstraits ne le sont pas tous163.
Enfin, le rédacteur s’arrête sur une certaine partie des œuvres qu’il juge ne pas être
de grande qualité soit parce que leurs auteurs sont assez médiocres, soit parce que
le conservateur n’a pas fait les bons choix en achetant les œuvres d’artistes pourtant
talentueux.
A ces critiques de faits qui ressemblent plus à de la maladresse ou à de la
négligence de la part du musée, Léon Degand joint des reproches sur ce qui paraît
bien être une réelle volonté de muséographie. Mobilier et objets d’art décoratif sont
en effet présentés dans les salles afin de donner un éclairage sur l’époque de
création des œuvres. Le rédacteur refuse de croire que des éléments extérieurs à la
peinture puissent apporter quoi que ce soit quant à sa compréhension. Il ne voit dans
cet aménagement qu’une source de confusion pour le visiteur et qu’une raison de
plus pour lui de se détourner des œuvres : « Il est inutile de distraire l’attention du
public de ce que l’on a tant de mal à lui faire comprendre. »
Un an après, Léon Degand signe une courte chronique de l’exposition
consacrée à Paul Signac au musée d’Art moderne – dont il critique la programmation
habituelle en une phrase introductive : « Cette manifestation, contrairement à bien
d’autres […] s’imposait. »164 Mais cette réserve ressemble presque à un bon point
pour le musée à l’aune de la suite ! Les critiques de Léon Degand portent sur des
incohérences et l’on comprend bien que cela est le fruit d’une certaine nonchalance,
163
A cette époque, en effet, le musée d’Art moderne connaît un nouvel accrochage qui intègre les
abstraits (ou assimilés…). Georges Richar-Rivier, dans son doctorat La Nouvelle Ecole de Paris et la
revue Art d'aujourd'hui ou les abstractions au début des années cinquante (Lille, 1987), liste les
artistes représentés dans cette institution ainsi que ses acquisitions, pp. 221 à 213.
164
ème
“Rétrospective Signac”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°1, décembre 1951, p. 25. Souligné par
nous.
201
un manque de passion. Cette indifférence devient vite un manque de respect
lorsque, une fois de plus, les numéros d’ordre sont mis « à même la surface peinte
de l’œuvre, incorporant ainsi à la composition un élément étranger, parfaitement
incongru. » Ici le dommage est seulement d’ordre esthétique. Ce que rapporte le
critique deux ans plus tard, en visitant la salle des acquisitions récentes, montre qu’il
atteint parfois l’intégrité de l’œuvre.
A lire les uns après les autres les textes que Léon Degand écrit sur le musée
d’Art moderne, on peut avoir l’impression d’assister à une série de feuilletons
burlesques. Pour rédiger ses « Fâcheuses découvertes »165, résultat de toutes les
critiques qu’il a émises et accumulées, le rédacteur dit être retourné au musée en
ayant oublié ses précédentes déconvenues. Elles ont pourtant dû lui revenir bien vite
en mémoire puisqu’à peine entré dans les lieux, il se heurte à un « abominable stand
de fancy-fair », autrement dit : « le kiosque de vente des publications, livres d’art,
reproductions ». Pour le décrire, le critique utilise à nouveau le qualificatif de
« forain » (« [des] toiles […] couvertes de peintures d’un style mi-salon, mi-forain »)
comme il l’avait fait pour l’éclairage du Petit Palais. Léon Degand regrette
certainement le clinquant de l’installation, son manque de discrétion qui ne prépare
pas le visiteur à la contemplation. Que penser alors des œuvres présentées dans un
lieu qui a des attributs de foire ? Comment les considérer comme des pièces
uniques, précieuses, voire exceptionnelles ?
Il énumère et comptabilise les égarements du musée. Son agacement
augmente au fur et à mesure. Le ton trahit déjà son irritation lorsqu’il pénètre dans
les salles : « Il est 16 h 15 et le musée ferme à 17 heures. Il fait presque noir et il n’y
a pas de lumière. On paye donc pour ne rien voir. » Des phrases courtes,
catégoriques, s’appuyant sur de simples constats pour une évidence bien regrettable
en guise de conclusion : on ne voit rien dans ce lieu d’exposition… et en plus, on a
dépensé de l’argent pour cela. Enfin Léon Degand revient sur ce qui le choque le
plus : jusqu’à présent il s’indignait de ce que les cartels posés sur la toile parasitent
la composition, ici, il a à déplorer des cartels punaisés dans la matière de l’œuvre. Il
165
“Fâcheuses découvertes au Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, 4
janvier 1953, p. 28.
ème
série, n°1,
202
décrit cela comme il raconterait un acte de torture : « Le petit papier est fixé par deux
bonnes punaises dont les pointes sont enfoncées dans la peinture même ».
Arrivé au terme de sa description, Léon Degand est en proie à un réel
désarroi : « Voilà qui est édifiant et se dispense d’autres commentaires. Le plus
terrible, c’est que l’on n’est même plus surpris. » Il précise : « Je signale ces faits
sans aucun plaisir. » Le rédacteur est personnellement très attaché à Paris. Il l’est
d’autant plus que, belge de naissance, il se sent « redevable de la majeure partie de
[sa] formation à la culture française ». S’ajoutent à cela ses voyages à l’étranger qui
lui ont permis « de mesurer […] l’importance capitale de Paris dans le monde des
arts »166.
Moins passionné mais aussi critique : Michel Seuphor
Michel Seuphor, moins passionné mais aussi critique, rédige deux autres
chroniques sur des expositions se déroulant au musée d’Art moderne. Ici, le ton ne
prend pas l’implication personnelle qu’y met Léon Degand mais les reproches émis
restent à peu près les mêmes. Lors de l’exposition sur Le Corbusier167, Michel
Seuphor note l’effort de scénographie du musée mais en conteste la forme. La salle
se trouve divisée « en boxes et passages placés d’une manière asymétrique » ;
présentation que le critique juge « un peu irritante » car elle contraint par trop le
regard. Pourtant, présenter les travaux de Le Corbusier sous la forme d’une série de
modules ne paraît pas dénué de cohérence. Aujourd’hui, les expositions dont la
scénographie prend une place importante tant esthétique que symbolique sont
courantes. Le rédacteur trouve quant à lui la présentation de l’exposition confuse.
Partage-t-il l’avis de Léon Degand qui écrit en constatant que le musée mêle dans
ses salles art et art décoratif : « Il est inutile de distraire l’attention du public de ce
que l’on a tant de mal à lui faire comprendre. »168 ? Une exposition doit-elle
166
“Le Musée qui devrait être exemplaire : le Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui,
op. cit., p. 21.
167
ème
“Le Corbusier”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°8, décembre 1953, p. 26.
168
Op. cit.
203
seulement être claire et respecter les œuvres ? Pour Michel Seuphor, la maladresse
de la scénographie qui dénature l’exposition consacrée au Corbusier s’accorde avec
les remarques de Léon Degand quant à une certaine désinvolture dans le traitement
des œuvres.
Depuis novembre 2000, la Cité universitaire de Caracas construite entre 1940
et 1960 selon les plans de l’architecte Carlos Raúl Villanueva est classée au
Patrimoine mondial de l’Unesco. Il aura fallu du temps pour que cet ensemble
exemplaire de la synthèse des arts soit reconnu. Dans la Cité universitaire de
Caracas prennent place sculptures, mosaïques, vitraux, peintures murales, d’artistes
tels Jean Arp, André Bloc, Alexander Calder, Henri Laurens, Fernand Léger, Antoine
Pevsner, Victor Vasarely et d’autres. Un lieu qu’Art d’aujourd’hui ne manque pas de
présenter longuement dans un article très illustré169.
Quelques mois avant l’inauguration de la Cité universitaire, les œuvres et
projets sont exposés dans le hall du musée d’Art moderne de Paris. L’exposition ne
dure que deux jours mais Michel Seuphor en rend compte, regrettant que le musée
ait réalisé cette manifestation : « avec la plus mauvaise grâce du monde »170. Les
pièces sont exposées dans l’entrée « mêlées à d’autres objets encombrants ». La
description qu’il fait de la présentation de certaines œuvres montre plus que de la
mauvaise grâce :
« D’André Bloc nous avons pu voir la mosaïque elle-même (2m.60 x
6m.50), quoique voir soit beaucoup dire : l’œuvre était placée
derrière d’épaisses colonnes carrées de telle manière que d’aucun
angle la vue ne pouvait l’embrasser dans son ensemble. Je ferai la
même doléance pour le grand bronze de Arp (3m.20 de haut), placé
dans une encoignure et pitoyablement éclairé par un réflecteur
braqué sur l’une de ses bosses. »
On comprend bien que si les efforts de scénographie originale du musée d’Art
moderne se conjuguent avec de telles incohérences, ils irritent plus qu’ils ne
169
Léon Degand et Roger Bordier, “Essai d’intégration des arts au centre culturel de la Cité
ème
universitaire de Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre 1954, pp. 1 à 6.
170
ème
Michel Seuphor, “Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 28.
204
convainquent les critiques d’Art d’aujourd’hui. Cette phrase de l’éditorial du numéro
consacré aux musées d’art moderne résume tout cela :
« Hélas, pourquoi nous faut-il déplorer que Paris, Capitale Mondiale
des Arts, ait failli à sa tâche en ne proposant qu’un Musée d’Art
moderne médiocre, d’une architecture à la fois pédante et
incohérente et dont le contenu donne une physionomie inexacte de
l’art contemporain. »171
Une livraison consacrée aux musées d’Art moderne
De remarque en remarque, Art d’aujourd’hui montre son intérêt pour la
scénographie, que les manifestations se déroulent en institutions ou dans les
galeries. Une exposition d’André Bloc à la Galerie Apollo de Bruxelles donne
d’ailleurs lieu à un double texte laissant autant de place et d’importance à la critique
de l’exposition elle-même qu’à sa présentation172. On constate également tout au
long des publications que de nombreuses critiques sont illustrées par des
photographies de l’exposition elle-même ; les œuvres étant cadrées suffisamment
large pour les montrer en situation et non sorties de leur contexte.
Les musées d’art moderne, lieux de tant d’espoirs, il faut le répéter,
deviennent ainsi l’objet de toutes les attentions auquel un numéro spécial est
consacré en octobre 1950. L’éditorial indique dès sa première phrase que le nombre
de musées augmente considérablement mais que ce sont là des lieux de
conservation du passé : « Le respect du passé […] amène à oublier le présent. »173
Ce que Michel Seuphor traduit par cette phrase éloquente : « Les musées sont des
171
ème
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°1, octobre 1950, 2
de couverture. Notons aussi, à propos du rôle
que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui donnent à Paris, cette phrase de conclusion du texte collectif “Le
ème
respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs public”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, décembre
1954, p. 2 : « La situation est d’autant plus grave que la cause de la France, en l’occurrence et aux
yeux de tous, se confond avec la cause de l’art. », voir annexes p. XI.
172
ème
Jo Delahaut, Jean Seaux, “Exposition André Bloc à Bruxelles”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série,
n°1, janvier 1953, p. 25.
173
Dans Art d’aujourd’hui, octobre 1950, op. cit., deuxième de couverture.
205
cimetières »
174
. Et cela n’exclut pas les musées d’art moderne qui, selon lui,
adoptent d’abord les suiveurs avant de consacrer le génie, une fois qu’il est mort. Le
rédacteur écrit ce texte alors qu’il revient d’un voyage à l’étranger qui lui a permis de
visiter de nombreux musées ; les cimetières de l’art ne sont donc pas l’apanage de la
France. Pour Michel Seuphor, la vraie incohérence des musées reste que les
œuvres n’ont pas pour destination première d’y être enfermées. Il achève sa
démonstration en reconnaissant que sa plus grande émotion a été de retourner dans
les ateliers de ses amis artistes.
Le terme de « conservateur de musée » résonne d’ailleurs comme une
sonnette d’alarme pour les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui qui préfèrent qualifier de
« directeurs » les personnes collaborant à ce numéro de réflexions sur le musée et
ses métiers. La revue tient à cette nuance, faisant observer qu’un conservateur
conserve alors que les directeurs sont de « véritables animateurs qui avec une foi
ardente se jettent dans la mêlée des Arts pour en arracher le meilleur. »175 Ainsi ce
numéro se compose d’observations de directeurs de musée sur leur travail, et de
présentations – essentiellement photographiques – de musées étrangers. A cela
s’ajoutent le texte de Michel Seuphor évoqué ci-dessus, ainsi que “Le Musée qui
devrait être exemplaire : le Musée d’Art moderne de Paris” de Léon Degand sur
lequel il n’est pas utile de revenir.
Le Stedelijk Museum par Willem Sandberg
La revue s’ouvre avec le fameux texte du directeur du Stedelijk Museum
d’Amsterdam 176, Willem Sandberg. Cet article est une suite de réflexions n’ayant pas
forcément de lien entre elles, telle une prise de notes. Comme vu précédemment,
cette succession de phrases courtes, sans majuscule, sans point et avec différentes
typographies manque un peu de clarté, d’autant que les phrases sont complétées
174
“Les Muses fonctionnaires”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 19.
Dans Art d’aujourd’hui, ibid., deuxième de couverture.
176
“Réflexions disparates sur l’organisation d’un musée d’art d’aujourd’hui”, dans Art d’aujourd’hui,
ibid., pp. 1 à 9.
175
206
par d’autres de police plus petite, dans la marge de droite, et que la lecture doit donc
aller des unes aux autres.
C’est une approche très concrète des besoins d’un musée, des problèmes
auxquels un directeur doit faire face, des solutions que Willem Sandberg a trouvées,
des choix qu’il a faits, qui sont proposés ici. Ses initiatives au sein de son musée sont
innovantes ou volontaires. Innovant le fait que les tableaux non exposés soient
laissés sur des cloisons coulissantes pour que le public puisse quand même y avoir
accès. Innovante encore la disposition des sculptures qui se trouvent dans des
niches « comme les livres dans une bibliothèque ». Innovante aussi la présentation
tant d’œuvres graphiques, que d’exemples d’art appliqué et de films à la
cinémathèque. Enfin, est volontaire le refus d’expositions liées à un événement
(décès ou anniversaire d’un artiste), une programmation ne devant pas être, selon
Sandberg, modifiée pour de telles occasions. Les initiatives du Stedelijk Museum
sont visibles sur les photographies illustrant l’article. On y voit des enfants
accompagnés vraisemblablement de leur instituteur, attroupés devant une œuvre et
écoutant les commentaires d’un médiateur. Ou encore le système des cloisons
coulissantes portant les tableaux que les visiteurs peuvent manipuler. Ou tout
simplement des salles du musée, claires, spacieuses, à la présentation aérée et
cohérente.
Parmi les réflexions avancées, certaines sonnent comme des formules et
résument à elles seules les idées développées. Ainsi, on notera que revendiquant la
nécessaire marque du directeur dans les collections du musée, Willem Sandberg
termine son article en établissant un parallèle entre l’art et l’amour : il présente ce
qu’il aime et espère pouvoir partager avec les visiteurs. Cette implication est, selon
lui, la seule façon de donner vie à ce qui est exposé. Une manière de faire écho à ce
qu’il avance pour marquer la différence entre musée d’art moderne et musée d’art
ancien : « Le musée d’art ancien tâche souvent de donner une idée objective du
passé sans se rendre compte que cela est impossible. » Dans ce souci de faire
partager son amour de l’art aux visiteurs, le directeur cherche à être le plus percutant
possible. Pour cela il se fixe un premier objectif : « Une exposition qui sait accaparer
le visiteur ne le fatigue pas ». Ainsi, il faut d’abord limiter la grandeur des
manifestations : « Les expositions avec des centaines de numéros nous laissent
comme seule impression un mal de tête ». Et s’il y a nécessité de didactisme dans
un musée, il ne faut pas qu’il prime sur la contemplation. Afin d’éviter que le savoir
207
prime sur le plaisir, il fait en sorte que les visiteurs ne parcourent pas le musée
absorbés par la lecture du catalogue : « Heureux sont les myopes ; leurs lunettes les
empêchent de regarder alternativement les objets et les explications du guide ».
Enfin, un musée a besoin d’ouvertures sur l’extérieur. D’une part pour que les
passants aperçoivent les collections (comme un magasin qui ne peut se concevoir
sans vitrine), d’autre part pour que le visiteur du musée puisse regarder la ville : « Il a
besoin de comparer le monde irréel du musée avec la réalité de la vie quotidienne ».
Ainsi, dans l’idéal, la visite au musée s’apparente à un agréable moment qui incite
les passants à entrer, ce à quoi l’architecture même du lieu doit inviter : « Le front
fermé et sévère d’un musée – même si on l’a déguisé en temple grec – n’a d’attrait
que pour les snobs ». La conclusion du texte résume l’esprit dans lequel Willem
Sandberg dirige l’institution :
« J’aimerais bien inscrire à l’entrée de notre musée : celui qui entre
oublie tout ce qu’il a appris sur l’art, celui qui sort commence à y
penser. Tâchez de regarder par vos propres yeux. »
Au final et de manière très pragmatique, il ressort de ses réflexions la
nécessité d’horaires souples, d’une muséographie agréable et adaptable aux
besoins, d’une bonne lumière, de prix attractifs – notamment par le biais
d’abonnements afin d’encourager des visites courtes mais fréquentes – et de
mélanger différentes formes de création – architecture, peinture, sculpture, art
graphique, arts appliqués, cinéma et photographie. Autant d’attentions dans le but de
privilégier le bien-être et le plaisir.
Panorama de musées hors de Paris
Plus technique est l’article "L’Architecture et l’organisation des musées d’art
moderne"177. Son propos est de montrer la complémentarité qui doit exister entre
architecture et muséographie dans la construction d’un musée. Pour cela, l’auteur
donne un aperçu complet des besoins de l’institution en matière de muséographie
208
(entretien, éclairage, sécurité, bibliothèque, déambulation des visiteurs, espace pour
les chercheurs, pour le personnel, etc.). Le lecteur ne se trouve plus placé comme un
simple visiteur, il a connaissance des problèmes qui doivent être abordés pour le bon
fonctionnement d’un musée.
Pour ce numéro spécial, Art d’aujourd’hui choisit également de mettre en
avant cinq musées d’art moderne (dont quatre américains). Trois d’entre eux sont
présentés par une série de photographies dont la légende des clichés constitue le
seul texte, aucun article n’étant signé. La revue privilégie ici encore autant que
possible une mise en pages très illustrée. Cette volonté de laisser parler les images,
de mettre le lecteur en position de spectateur et de lui permettre de juger par luimême est peut-être un peu poussée à l’extrême. Ainsi, sur une double pages178, cinq
photographies montrent le Museum of Modern Art de New York, intérieur et extérieur.
Les légendes sont lapidaires (« la façade », « exposition de matériaux », « une salle
de sculpture », etc.) et ne donnent pas d’indication de jugement. Il est vrai que les
clichés sont suffisamment explicites : façade résolument moderne, vaste salle de
sculptures avec des éclairages dirigés et une lumière douce, présentation de design
et de matériaux de fabrication, sculptures en plein air. Autant d’éléments qui mettent
en valeur les œuvres ou qui sont la preuve de l’intérêt pour la synthèse des arts.
Sur la page suivante, trois photographies présentent des expositions
temporaires dans les salles du Walker Art Center de Minneapolis179. Les légendes
sont tout aussi laconiques que celles de l’article sur le MoMA. Enfin, dans le même
esprit, une double page est consacrée au Guggenheim avec, sur la page de gauche,
un bref article non signé sur l’architecture de Frank Lloyd Wright180 illustré de la
maquette du projet - qui n’est réalisé qu’en 1959 – et sur la page de droite, des
photographies des salles du Guggenheim tel qu’il est en 1950181.
Un court texte accompagne également les photographies du musée de San
Francisco afin de vanter le choix de sa programmation et sa récente rénovation qui
177
Chita de la Calle, dans Art d’aujourd’hui, octobre 1950, ibid., p. 15.
“The Museum of Modern Art, New York”, dans Art d’aujourd’hui, octobre 1950, ibid., p. 16.
179
“Walker Art Center – Minneapolis – Minnesota”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 18.
180
“Maquette pour le musée S.R. Guggenheim – architecte Frank Lloyd Wright”, dans Art
d’aujourd’hui, ibid., p. 12.
181
“Museum of non-objective painting - S.R. Guggenheim foundation – New York”, dans Art
178
209
simplifie l’architecture au profit des œuvres exposées182. Art d’aujourd’hui loue
également la muséographie, parlant de « techniques muséographiques », et
applaudit les « techniques modernes didactiques, publicitaires et de la propagande ».
Des réflexions toutefois vagues qui rendent ces présentations de musées étrangers
assez énigmatiques. Qui a écrit les textes ? D’où viennent les photographies ? Qui
les a prises ? Le choix de ces musées est-il le fruit d’une vraie enquête sur les
institutions
étrangères
ou
est-ce
le
résultat
d’opportunités
–
de
bonnes
photographies, facilement disponibles ? Cependant, ce qui ressort des clichés des
institutions américaines et qui peut être mis en balance avec ce que les rédacteurs
d’Art d’aujourd’hui rapportent sur les musées français, est une simplicité, une
sobriété, une clarté dans l’aménagement des salles : des tableaux espacés, des
lumières apparemment diffuses, et pas un seul cartel sur les œuvres. Enfin,
concernant les œuvres elles-mêmes, les photographies montrent essentiellement de
l’abstraction. Seul le musée Kröller-Müller en Hollande, présenté comme une
curiosité, bénéficie d’un avis personnel183. Michel Seuphor n’établit pas cette fois-ci
de parallèle entre musée et cimetière mais entre musée et église. Sa découverte
confine à l’expérience personnelle, au pèlerinage, ce qui séduit fortement le critique
très croyant. Ainsi, son texte plein d’enthousiasme, tient du carnet de route.
“Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics”184
Un premier bilan de la situation muséale est donné avec ce numéro, un
second, plus virulent, paraît dans le dernier Art d’aujourd’hui. Ainsi, avant de clore
ces cinq années de publication, la rédaction de la revue diffuse en page deux, tel un
avertissement pour mauvaise conduite, un texte encadré dont le titre en gras et en
capitales annonce : “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics”185. Sa
d’aujourd’hui, ibid., p. 13.
182
“San Francisco Museum of Art”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 10 et 11.
183
Michel Seuphor, “Le Musée dans les bois – Le Musée Kröller-Müller, Hollande”, dans Art
d’aujourd’hui, ibid., p. 14.
184
Cf. annexe IV.
185
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°8, décembre 1954, p. 2. Voir annexes p. X I.
210
mise en pages l’apparente à un tract, à une affiche, à une annonce officielle. Le ton
va de pair. Ce texte fait la somme des critiques rencontrées dans les pages d’Art
d’aujourd’hui. On retrouve notamment résumées, celles émises durant les cinq
années de publication à l’encontre du musée d’Art moderne et des Biennales de
Venise.
Le texte tient plutôt d’une énumération de faits (qui prend la forme d’une
énumération de reproches) divisée en sous parties correspondant aux différents lieux
visés par Art d’aujourd’hui. Une introduction très solennelle explique la raison de
cette page. Le ton est grave, il s’agit de prendre ses responsabilités (« Avec le souci
d’accomplir un devoir essentiel »), il est question de passion, de Paris capitale des
arts et de la France toute entière qui dénigrent la création, de pouvoirs officiels qui ne
font pas leur travail, et par conséquent, d’œuvres en péril.
Ces remarques ont aujourd’hui valeur de témoignage sur l’agencement des
musées au début des années cinquante. On constate d’abord que le lieu d’exposition
n’est pas neutre, que le contenant ne s’efface pas devant le contenu. A la lecture du
texte, on suppose au contraire une accumulation de signes extérieurs de richesses :
« lourds rideaux inutilement décoratifs », « faux marbre », « encadrement des portes
peint en faux bois sur le mur », « certains Rembrandt honorés de cadres pseudobaroques en contreplaqué », « abus de velours pompeux », « dorures ridicules aux
fenêtres », « fausse richesse, genre nouveau riche ». Autant de détails qui, bien
qu’ils ne soient qu’illusion pour la plupart, se réfèrent aux attributs de l’intérieur
bourgeois par la noblesse des matériaux tels que l’étoffe des « lourds rideaux », le
marbre, le bois, le velours, les dorures.
Tout cela donne à la fois le sentiment que ces apparences apportent au
musée une respectabilité, du prestige, de la grandeur (on est dans un lieu de culture,
un lieu qui renferme les trésors des plus grands artistes), et dans un même temps,
les caractéristiques de la décoration rappellent celles d’un intérieur privé, comme le
serait celui d’un collectionneur. Cette image ne correspond pas à celle de mission de
service public que doit remplir le musée, l’idée de collection privée se trouvant bien
éloignée du rôle de l’institution muséale. Mais le rapport qu’établit Art d’aujourd’hui
est sans merci et tous ces semblants de richesse paraissent encore plus dérisoires
lorsqu’ils sont mis en parallèle avec ces autres descriptions : « murs sales et
dégradés », « plafonds sombres » et « insuffisance et pauvreté inexcusables du
matériel d’exposition ».
211
Comme évoqué plus haut dans un des articles de Léon Degand186, certaines
œuvres du musée d’Art moderne partagent leurs salles avec du mobilier qui leur est
contemporain ; cela afin d’indiquer la tendance d’une époque, les sources
d’inspiration communes à différentes créations. C’est là un vrai choix de
muséographie qu’Art d’aujourd’hui conteste, avançant d’une part que des œuvres se
défendent seules et contestant d’autre part la qualité des pièces de mobilier
exposées : « Meubles encombrants et laids, inutiles, bien que l’on semble prétendre
le contraire, pour la compréhension des peintures qu’ils accompagnent. » Cette
remarque est-elle le fruit de la mauvaise foi des rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ou le
choix du mobilier est-il réellement contestable ? Y a-t-il eu un véritable travail de
scénographie ou la présence de ces meubles est-elle circonstancielle ?
La réflexion que développe Jean Cassou quelques années plus tard, en 1960,
avec l’exposition d’ampleur européenne, Les Sources du XXème siècle, invite à
penser que la volonté de médiation est patente. Sandra Persuy évoque, en effet,
dans son article "Les Sources du XXème siècle : une vision européenne et
pluridisciplinaire de l’art"187, une muséographie « environnementale », expliquant :
« Certaines œuvres sont choisies à dessein pour leur capacité à évoquer la
rencontre de différentes pratiques artistiques ». Elle établit, de plus, le parallèle entre
l’événement initié par la Conseil de l’Europe et le recueil de textes rédigés par le
directeur du musée d’Art moderne, Panorama des arts plastiques contemporains,
publié la même année, dont la réflexion sous-tend celle de l’exposition. On comprend
d’une part que Jean Cassou privilégie une approche plurielle et documentée de la
création – dans son acception large – et, d’autre part, la description établie par
Sandra Persuy indique que la ligne de cet ouvrage n’est guère éloignée de celle d’Art
d'aujourd'hui :
« Plusieurs chapitres consacrés à l’architecture, aux arts du
spectacle (théâtre, ballet, cinéma) et à la renaissance des métiers
d’art (céramique et tapisserie) témoigne également d’une vision
pluridisciplinaire de la création artistique. L’alternance de textes
186
Léon Degand, “Le Musée qui devrait être exemplaire : le Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art
d’aujourd’hui, op. cit., pp. 20 et 21.
187
Dans dans Les Cahiers du musée national d’Art moderne, n°67, printemps 1999, pp. 30 à 63.
212
critiques, de chronologies de citations et d’extraits de documents
originaux
inaugure
un
nouveau
type
d’ouvrage
à
vocation
pédagogique. »
Peut-être sont-ce les profondes similitudes sur le fond qui rendent les divergences de
formes insupportables à Léon Degand.
Enfin, outre ces associations ponctuelles entre œuvres et mobilier
contemporains, le musée d’Art moderne choisit de mêler genres et origines dans une
visée pédagogique. Une comparaison est faite entre de l’artisanat congolais et des
peintures cubistes, maladroitement appuyée par un carton explicatif. Ces choix de
muséographie cherchent à faire comprendre la démarche des artistes ; mais qu’en
est-il du Louvre lorsque « la Pietà d’Avignon [se trouve] placée devant un faux mur
de pierres » ? Cette mise en scène cherche-t-elle à reconstituer l’emplacement
original de l’œuvre ? Est-ce pour créer des respirations dans la visite et la rendre
plus attractive ?
Mise en perspective des pratiques actuelles
Aujourd’hui, afin d’échapper un peu à la désormais traditionnelle neutralité du
cube blanc, certains musées osent des couleurs de cimaises très vives dans leurs
salles d’expositions permanentes ou temporaires. Ce choix intervient forcément dans
l’appréhension que l’on peut avoir de l’œuvre. Le mur n’est plus seulement support, il
devient accompagnement. C’est aussi un moyen de jalonner la visite, de rythmer la
déambulation dans des successions de salles. Art d’aujourd’hui décrit un musée du
Louvre en 1954 aux « bleus trop forts », aux « verts variés » et aux « ocres criards ».
Enfin, alors que l’édition d’ouvrages sur l’art reste encore très réduite dans les
années cinquante, le musée d’Art moderne propose dans son hall d’accueil, un stand
de vente de livres et de reproductions qualifié ici de « ridicule ». Le commerce des
produits dérivés, reproductions d’œuvres d’art sur toutes sortes de supports ou en
modèle réduit, est une des conséquences de la démocratisation de la culture mais ce
commerce a largement débordé des limites de la préoccupation sociale. L’équilibre
reste à trouver entre le culturel, l’artistique et le mercantile, à l’image des multiples de
la Galerie Denise René du boulevard Saint-Germain à partir de 1966, créations
213
originales éditées en nombre limité et vendues à un prix accessible à un plus grand
nombre sinon à tout le monde... La qualité des produits et la manière de présenter ce
commerce paraissent bien sûr déterminantes. Ainsi, André Bloc déplore-t-il le
tourisme culturel tel qu’il a pu le voir sur la Côte d’Azur (Vallauris et Pablo Picasso,
Vence et Henri Matisse) car il n’est pas pratiqué dans le respect des œuvres, des
artistes et du public :
« Faut-il se réjouir de la publicité outrancière faite autour des
vedettes de la peinture ? Notre siècle sera-t-il surtout celui de “la
Propagande” ? La Côte d’Azur accueille, chaque été, un public très
vaste et très “éclectique”, public dont les autochtones savent bien
exploiter les travers. »188
Les artistes deviennent des « vedettes », et leurs créations des sources de profit ; le
public se trouve berné.
Le manque « de goût, d’intelligence et d’amour »
Cette notion de « respect » que l’on trouve dans le titre “Le respect dû aux
œuvres d’art par les pouvoirs publics” correspond au dénominateur commun de
toutes les critiques d’Art d’aujourd’hui à l’encontre des musées. C’est le manque de
respect des visiteurs, des artistes et des œuvres d’art qui est montré du doigt dans
chacun des textes critiques. Le musée doit remplir son rôle d’intérêt public. Pour
cela, il se doit d’être didactique, clair, de mettre les œuvres à disposition des visiteurs
dans les meilleures conditions possibles. Et dans le meilleur des cas, le musée doit
faire aimer l’art. Ce qui se trouve décrit dans les critiques successives montre un
manque de soin et de clarté dans la présentation des œuvres ce qui ne peut que
dérouter le public et peut-être même le détourner de l’art ou le tromper quand, en
plus, les œuvres ne sont pas de qualité. Par son manquement à son devoir de
promotion de la culture, le musée ne respecte pas ses visiteurs.
188
ème
André Bloc, “Peut-on le dire?”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°8, octobre 1951, p. 1.
214
Art d’aujourd’hui attend aussi plus de respect pour les artistes eux-mêmes en
rappelant régulièrement à quel point leur vie consacrée à l’art peut être difficile. Ce
respect commence par l’achat d’œuvres aux jeunes artistes, idée que défend Léon
Degand, même s’il juge les toiles de la salle des acquisitions récentes du musée
d’Art moderne de Paris « aussi faibles que grandes » puisqu’il ajoute : « Tant pis. Il
faut encourager les jeunes par des achats officiels. »189 Art d’aujourd’hui montre
plutôt des institutions frileuses, bien plus à l’aise avec des œuvres d’artistes déjà
consacrés qu’avec celles des créateurs vivants. Dans son éditorial du numéro
consacré aux musées d’art moderne, le comité de rédaction parle de « respect du
passé » ; on le devine envahissant, voire exclusif.
Mais ce que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui reprochent le plus aux
responsables des musées est leur manque « de goût, d’intelligence et d’amour. »190
Les
musées
invoquent
des
problèmes
d’ordre
budgétaire
mais
les
dysfonctionnements rapportés par les critiques de la revue ressemblent bien souvent
à de l’indifférence pour les œuvres. Des œuvres invisibles parce que mal ou pas
éclairées du tout, parce que dissimulées par des colonnes, des cartels punaisés
dans la toile. Par ce manque d’amour pour les pièces qu’il expose, le musée ne
respecte ni les créations ni leurs créateurs.
c. L’art au quotidien, l’art dans le quotidien
L’exemple d’une exposition réussie est donné avec celle du Museum of
Modern Art de New York qui ne présente pas une forme d’art traditionnel. Il s’agit en
effet d’une exposition consacrée à l’affiche permettant de mettre l’accent sur son
évolution stylistique et ses sources, constituées par les formes les plus modernes de
la création artistique :
189
“Fâcheuses découvertes au Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, janvier 1953,
op. cit., p. 28.
190
“Le respect dû aux œuvres d’art par les pouvoir publics”, op. cit.
215
« Le Museum of Modern Art de New York a présenté, avec la même
importance que les chefs-d’œuvre de l’art plastique, les sélections de
[l’American Institut of Graphic Art] et affirmé par là l’étroite relation
qui unit toutes les branches de l’art moderne ; il a encouragé les
artistes graphiques en mettant en évidence la valeur éducative de
leur mission : par eux, le grand public, celui du métro et du
boulevard, a vécu les combats des différentes tendances de l’art
contemporain. »191
Ainsi, l’affiche devient un fantastique médium pour apporter en douceur et au
quotidien, l’art d’avant-garde au plus près de tous192.
Les arts graphiques, médias de l’avant-garde
Il semble alors nécessaire d’améliorer la qualité de tout support de
communication que ce soit pour le bien du public ou des graphistes eux-mêmes :
« Si l’on réfléchit au traditionalisme de nos affiches, de nos décors
de théâtre, de toute notre publicité, au peu de souci que les
directeurs de journaux, les éditeurs, les grands commerçants ont de
la présentation de leurs imprimés, des économies qu’ils font
constamment dans ce domaine, on ne peut que considérer l’extrême
191
ème
Bernard Gheerbrant, “L’Effort typographique”, dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°3-4, février-mars
1952, p. 17.
192
Cette conception très positive de l’affiche n’est pas nouvelle, Nicholas-Henri Zmelty développe
cette idée avec l’article "L’Affiche illustrée, miroir de la modernité esthétique et culturelle en France à
ème
la fin du XIX
siècle" dans Le Salon de la rue : l’Affiche illustrée de 1890 à 1910, Strasbourg, 2007.
L’affiche n’étant pas considérée comme un art majeur, elle échappe aux conventions et permet plus
ème
de libertés stylistiques. Certains critiques, en cette dernière décennie du XIX
siècle, le constatent et
en deviennent de fervents défenseurs : « Si l’idée que l’affiche puisse rendre le peuple "heureux et
souriant" semble aujourd’hui quelque peu étonnante, elle s’inscrit à l’époque dans un contexte précis
et ne relève en rien de l’élucubration. Les théoriciens de l’art social […] en plus de reconnaître à
l’affiche un statut artistique et une dimension décorative, s’accordent pour lui conférer d’autres vertus :
elle serait notamment un parfait vecteur d’éducation esthétique du peuple. Dans La Critique du 20
janvier 1898, Emile Straus est formel : "L’Affiche, voici le véritable Musée des Foules, le Musée du
Jour gratuit, joie éveil d’art perpétuel. " Nombreux sont les critiques à user d’appellations telles que
"musée de la rue" ou "musée en plein air". »
216
urgence d’une union étroite de nos artistes graphiques, menacés du
chômage dès le premier signe de crise. »193
L’ensemble de ce texte offre un bilan très complet du développement de la
typographie, des faiblesses du métier, des problèmes en France et des buts à
atteindre pour chaque création. Il se trouve illustré par de nombreux exemples de
réalisations de Pierre Faucheux mais également par un contre-exemple, imprimé
pleine page : la couverture de 491 du 4 mars 1949, de Michel Tapié. La légende
(écrite en orange probablement pour attirer le regard et ne pas laisser passer le
lecteur sur ce contre-exemple) est de Pierre Faucheux qui explique que :
« Michel Tapié a tenté de reprendre la formule graphique de 391194
qui nous étonne encore et dont la violence lui a échappé. Le
mélange des caractères ou l’exagération de certaines proportions ne
suffisent pas pour provoquer l’intérêt du lecteur, la forme n’est pas
capable de combler le vide d’une matière explosive inexistante. »195
On conclut de cette brève et efficace remarque que d’une part n’est pas graphiste qui
veut, et d’autre part, la forme ne remplace pas le fond. C’est avec cette même
précision dans le commentaire que Pierre Faucheux rédige “Construction de la
lettre”196 qui, quoiqu’un peu technique reste très précieux sur les préoccupations du
maquettiste face à la lettre.
Ces deux textes alimentent un numéro dense consacré au graphisme. Les
rédacteurs d’Art d'aujourd'hui s’appliquent à montrer que l’art est présent tous les
jours un peu partout, pour peu que l’on y prenne garde. Ainsi de l’affiche que
Georges Boudaille décrit en ces termes deux ans auparavant :
« […] L’Affiche tend à être à notre époque, toute distance respectée,
ce que la statuaire fut à l’antiquité et au moyen âge. [...] Si l’Affiche
ne compte pas encore de nombreux chefs-d’œuvre à son actif, cela
ne l’empêche pas d’être un art... au sens même où on l’entend de la
médecine. [...] On l’accuse d’enlaidir nos sites, mais elle est la parure
193
Bernard Gheerbrant, op. cit.
391 est la revue créée à Barcelone par Francis Picabia, publiée de janvier 1917 à novembre 1924.
195
Pierre Faucheux, op. cit. p. 19.
196
Dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 23 à 27.
194
217
de nos cités modernes. Car elle est l’incarnation la plus vivace et la
plus prospère de l’art mural. Parce qu’elle n’a perdu ni le contact
quotidien avec le grand public, ni le souci d’efficacité qui est la
condition sine qua non de son existence, elle est peut-être une des
formes les plus valables de l’art d’aujourd’hui... une des plus
représentatives de notre civilisation. »197
Bien que prenant des précautions dans son énoncé, le rédacteur n’hésite pas à
établir des comparaisons audacieuses entre une réalisation d’art appliqué produite
en série qu’est l’affiche et celle d’un art majeur, qui plus est, rattachée au passé, la
statuaire antique et médiévale. Ce rapprochement ne peut que fortement frapper les
esprits et mener les lecteurs à s’interroger sur les richesses de la création qui leur est
la plus proche.
Selon Roger Van Gindertael,
« Les artistes d’esprit moderne ne sont pas à convaincre qui savent
que servir n’est pas nécessairement déchoir, à condition que ce ne
soit pas à l’avilissement du plus grand nombre. »198
Et le critique s’accorde aussi à penser que l’affiche devient une solution pleinement
envisageable pour remédier à la séparation entre public et art :
« […] Ainsi, il ne me paraît pas négligeable que les “responsables”
de notre art vivant s’intéressent à l’affiche, à cet autre art mural
peut-être plus actuel et plus immédiatement accessible que celui qui
attend d’hypothétiques architectures. »199
Roger Van Gindertael revient sur cette idée un an après en commentant le travail
d’un artiste américain travaillant à Paris, Léo Zimmerman. Il explique :
« L’œuvre d’art contemporaine ne trouve généralement qu’un public
restreint : le petit cercle des habitués des galeries et celui plus intime
encore des amis des artistes et des collectionneurs. »
197
ère
"L’Affiche", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°6, janvier 1950, non paginé.
Roger Van Gindertael, "L’Art graphique au service de la Publicité", dans Art d'aujourd'hui, févriermars 1952, op. cit., p. 33.
199
Ibid.
198
218
Ainsi, l’artiste Léo Zimmerman décide, afin de mettre en contact public et créations
contemporaines, de pratiquer un art mural adapté à la société contemporaine il
renonce aux murs des villes pour concentrer ses efforts sur ceux qui bordent routes
et autoroutes très fréquentées. On suppose le jeune artiste particulièrement novateur
dans ses idées puisqu’il va même jusqu’à concevoir un partenariat avec une grande
firme américaine de peinture afin de financer son projet. Cependant, Roger Van
Gindertael insiste sur le fait que malgré toutes ces préoccupations périphériques à
l’art, le travail de Léo Zimmerman constitue « non des maquettes, mais bien des
peintures »200.
Le dessin d’enfant
Ce qui reste surtout remarquable dans le traitement qu’Art d'aujourd'hui
réserve à ces formes d’un art différent, est la volonté de les aborder comme des
créations majeures. Le numéro "Les Enfants – Les Fous" se trouve divisé de manière
à offrir une riche étude sur le sujet. Le texte “Les Libertés du dessin d’enfant”201 en
est un bon exemple qui donne une grille de lecture de ces travaux à travers leurs
communes particularités : l’indéchiffrable, le gros plan, les échelles différentes, la
non-perspective, le centre optique, la vue globale qui ne cache rien, le profil-face.
C’est là une véritable leçon d’esthétique, de recherches plastiques. Pierre Guéguen
ne cesse de dire que même si l’adulte ne comprend pas, le dessin possède une
cohérence pour l’enfant. Cela n'est pas facile à entendre pour des parents ni même
des enseignants et l'incompréhension perdure :
« Dans notre enseignement primaire voué aux connaissances
rudimentaires du lire, écrire et compter, il est certainement encore
beaucoup d’instituteurs et de parents qui trouvent superflues les
techniques culturelles du dessin, de la danse, du théâtre et du chant.
Le temps de scolarité est court, les classes surchargées, les élèves
200
ème
Roger Van Gindertael, "Zimmerman", dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°2, mars 1953, p. 31.
ème
Pierre Guéguen, "Les Libertés du dessin d’enfant", dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°2,
novembre 1950, pp. 14 et 15.
201
219
énervés et les examens pressants : il n’y a pas de temps à perdre en
fantaisie qui ne sont pas indispensables aux enfants du peuple.
Demain, ouvriers, manœuvres ou paysans, ils auront à travailler dur
pour "tirer leur paye" et leurs existences seront sans superflu...
La plus grande misère d’un éducateur est peut-être de se résigner
d’avance à la pauvreté et au malheur ; de ne point voir que jusque
dans les milieux prolétariens les plus déshérités, demeure le besoin
de la joie exceptionnelle et nécessaire porteuse d’espérance et de
rédemption.
[...] Si, dès l’enfance, l’habitude était prise d’avoir avec soi-même des
exigences qui exaltent le cœur et l’esprit, l’homme, dans sa maturité,
serait présent aux somptuosités de la vie et peut-être le monde en
serait changé. »202
Cette certitude est déjà partagée par les rédacteurs d'Art d'aujourd'hui et le soin qui
entoure la réalisation de la livraison le prouve. L'argumentation de Pierre Guéguen
se poursuit avec de nombreuses références à l’histoire de l’art qui permettent
d’établir des comparaisons et rendent la leçon plus compréhensible (ainsi la nonperspective qui se trouve mise en écho avec le Quattrocento). Cette phrase de
conclusion à un article remettant en question la maladresse des dessins d’enfants,
résume la finalité de ce numéro spécial :
« On comprend alors que ses prétendues erreurs sont tout
simplement des moyens d’expression aussi valables que tant
d’autres, parce qu’ils sont éminemment plastiques, en dehors de leur
fraîcheur colorée et de leur naïveté ravissante. »203
202
203
Elise Freinet, éditorial de l'Art enfantin, n°16, mars-avril 1963, p. 1.
Pierre Guéguen, “Bravo… les artistes !”, Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 8.
220
Les arts « autres »
De même, “Peinture foraine”204 est porté par le désir de montrer que ces
réalisations sur des baraques de foire présentent une subtile efficacité et qu’à bien y
regarder, elles usent de certains ressorts de l’art classique. Il est ainsi question de
« [...] la sorcière à la Goya », mais on lit également : « [...] On dirait une estampe
chinoise [...] Il y a donc une composition, un équilibre. Une partie de ce qui fait une
œuvre d’art. » Les observations de Cécile Agay la mènent à un tuyau d’arrosage
dans la rue, posé devant la peinture, qui « ressemble lui aussi, à un dragon crachant
des flammes ! » Enfin, ces peintures sont comparées aux images d’Epinal, art
populaire, certes, mais attaché à une tradition : « […] l’image d’Epinal modernisée
qui la représente, en couleurs criardes […] » ou encore :
« Cette fois c’est une véritable image d’Epinal. [...] L’imagination de
l’imagier a su donner dans les coloris raffinés, avec une naïveté
évocatrice, à la représentation des puces, beaucoup de saveur et de
caractère. »
On peut donc tout commenter, porter un intérêt à toute chose sans que cela la
consacre œuvre d’art. Ce que Georges Boudaille traduit en ces termes lorsqu’il parle
de tatouage :
« [Il] appartient aussi au domaine de l’art en tant que moyen
d’expression graphique, au même titre que toute l’imagerie
symbolique et populaire, de l’ex-voto au graffiti en passant par l’art
brut. » 205
Autant de formes d’art dont la revue fait d’ailleurs régulièrement mention dans
ses pages. Ainsi le numéro "Cinquante ans de peinture" n’oublie pas les œuvres
naïves ni celles des enfants et des aliénés206, ni la livraison "Cinquante ans de
204
ère
Cécile Agay, “Peinture foraine”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé
(deux pages).
205
ère
"Tatouages", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, p. 14.
206
ère
Pierre Guéguen, "Naïfs, enfants, fous", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, pp. 50
et 51.
221
sculptures", les “Sculptures naïves” auxquelles Cécile Agay consacre un texte207.
Durant les deux premières années, la rédactrice propose en effet des ouvertures
vers des créations autres. Après la peinture des cabanes de foire, elle s’intéresse
elle aussi aux créations d’aliénés208 puis aux masques de Lötschental209 qu’elle
compare aux sculptures tibétaines ou africaines. Après ce texte, Cécile Agay ne
collabore plus avec la revue mais Pierre Guéguen continue à tenir les lecteurs
informés de ces créations à la marge des beaux-arts et des arts populaires : art brut,
art naïf, dessins d’enfants, dessins d’aliénés, art primitif moderne, graffiti, et bien sûr,
travaux de Gaston Chaissac.
Ainsi les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui s’appliquent à démontrer que l’art peut
se rencontrer en tout lieu et soutiennent qu’établir des frontières strictes entre les
œuvres engendre des classifications par trop hermétiques. Si l’art se trouve aisément
dans le quotidien alors il n’est pas dépendant de la situation sociale de celui qui le
contemple ; l’art dépasse la notion de propriété privée. La revue propose cependant
une réponse au problème financier que présente le fait de posséder une œuvre, et
au manque d’habitude ou d’envie d’aller à la rencontre de l’art dans les galeries.
L’idée se met en place durant la première année qui voit trois de ses numéros
enrichis de hors-texte en couleurs210. L’impression de ces œuvres pleine page est
semblable à celle de l’ensemble du numéro à la grande différence qu’elle bénéficie
de couleurs.
Les encarts couleurs
Cette même année, un numéro est consacré à la gravure211. On y lit sur la
deuxième de couverture :
207
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°3, janvier 1951, p. 19.
ème
"Architecture des fous", dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°2, novembre 1950, p. 22.
209
ème
"Art populaire : les masques diaboliques de Lötschental", dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5,
avril-mai 1951, p. 14.
210
Un hors-texte de Gérard Schneider pour le n°5, en décembre 1949 ; un de Jean Bazaine pour le
n°6, en janvier 1950 ; un d’Alberto Magnelli et un de Fernand Léger dans le n°10-11, en mai-juin 1950.
211
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°9, avril 1950.
208
222
« 300 exemplaires numérotés contiennent, au choix, un hors-texte
tiré sur une planche originale de : Baumester, Bertholle, Chastel,
Durand, Duthoo, Fautrier, Friedlaender, Fiorini, Flocon, Gœtz, Le
Louarn, Le Moal, Piaubert, Prébandier, Signovert, Singier, Ubac,
Vieillard, Villon, Vulliamy, Yersin, Zao Wou Ki. »
L’idée est trouvée ! On peut supposer que cette expérience qui consiste à tirer des
planches hors-texte – ici pour un nombre réduit d’exemplaires de la revue – préfigure
les tirages d’encarts en couleurs à plus grande échelle, et non en tirage limité, dont
vont bénéficier dix-sept livraisons.
La formule n’est pas nouvelle puisque dès 1893, du fait du perfectionnement
de la reproduction photomécanique, la revue L’Œuvre d’art est constituée de grandes
reproductions afin de permettre « aux artistes et aux amateurs, le seul moyen qu’ils
aient de se former à peu de frais, un musée comprenant les plus grands chefsd’œuvre de toutes les écoles et les meilleurs ouvrages exposés aux divers salons de
France et de l’étranger. »212 Il est cependant à noter que dans le cas d’Art
d'aujourd'hui, on s’applique à constituer non pas un musée des « plus grands chefsd’œuvre » reconnus mais une collection d’œuvres de l’avant-garde. Autre originalité
de la revue, ces planches hors-texte s’adressent à tous les lecteurs et ne servent pas
à encourager ou remercier des abonnements comme le proposait, au début des
années vingt, la revue d’Amédée Ozenfant et de Le Corbusier (encore CharlesEdouard Jeanneret), L’Esprit Nouveau, sous forme de gravures originales
numérotées213. Art d'aujourd'hui opte pour moins précieux mais moins discriminant
aussi. Enfin si l’on trouve des sérigraphies pleine page dans Cahiers d’art des
années cinquante, elles ne sont pas détachables et tiennent lieu soit de couverture,
soit de luxueuses illustrations d’articles. Ainsi, les animateurs d’Art d'aujourd'hui se
réapproprient une idée – qui sans être banale n’est pas non plus unique – mais en
l’adaptant à leur conception d’un art pour tous.
Le premier encart accompagne le numéro quatre de la deuxième année,
spécial Néo-primitifs. Jean Dewasne en est l’auteur bien qu’aucun texte ne lui soit
212
213
Cité dans Yves Chevrefils Desbiolles, op. cit., Paris, 1993, p. 46.
On trouvera plus de détails dans Françoise Levaillant, "Norme et forme à travers L’Esprit
223
consacré. Mais l’artiste est un proche du comité de rédaction et l’on peut supposer
qu’il a été séduit par cette initiative. Durant cette deuxième année, aucune autre
sérigraphie n’est éditée214. Il faut donc attendre les première et deuxième livraisons
de la série suivante pour voir une œuvre de Fernand Léger puis d’Alberto Magnelli ;
celles de Victor Vasarely et de Wassily Kandinsky font suite avec les numéros cinq et
six. Ainsi, sur cette année-là, seuls les deux numéros doubles ("Le Graphisme et
l’art", et "Photographies") ne sont pas accompagnés d’encart. La formule se
généralise pour les deux dernières années puisque douze livraisons sur treize sont
complétées de sérigraphies215. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de là qu’elles
apparaissent dans le sommaire alors que les créateurs des premières de couverture
le sont depuis le début.
Ces encarts demeurent un exemple très concret de la volonté de rendre l’art
accessible au plus grand nombre216 et de diffuser largement le travail des artistes.
Les sérigraphies, si elles ne prennent pas leur valeur par le nombre de leurs tirages
(elles sont éditées en autant d’exemplaires que la revue), bénéficient cependant
d’une très belle qualité d’impression. Seul le travail de Jean Dewasne, premier de la
série, est imprimé sur un papier cartonné légèrement brillant qui se prête assez mal à
la sérigraphie, unifiant trop les aplats noirs, jaunes et blancs malgré un contraste de
matité. Les autres tirages sont réalisés en revanche sur un papier à grain qui offre un
rendu plus en matière, des nuances de matités, des transparences et plus de relief
(accentué par celui, tactile, de la presse). Pour chacune de ces dix-sept livraisons, on
se trouve ainsi en possession d’un véritable travail de graveur qui s’offre à la
contemplation comme toute œuvre plastique. Notons les effets d’encre très libres de
la gravure de Fernand Léger217, les jeux de matières de la sérigraphie d’après un
Nouveau", dans Le Retour à l’ordre, Saint-Etienne, 1975.
214
En deuxième de couverture du dernier numéro de cette deuxième série une étiquette autocollante
ème
est ajoutée sur laquelle est écrit en rouge : « ABONNEMENT 3
SERIE (8 numéros) chaque numéro
comprendra une planche hors-texte gouache couleur ». Le prix de l’abonnement passe alors de 1500
Francs à 2000 Francs pour la France, et de 1800 Francs à 2300 Francs pour l’étranger.
215
ème
Seul le numéro consacré à la synthèse des arts n’en possède pas (5
série, n°4-5, mai-juin
1954).
216
On trouve dans les archives de la revue deux lettres de commande, contre remboursement,
d’encarts supplémentaires.
217
ème
Encart couleurs du n°1 de la 3
série, décembre 1951.
224
bois gravé de Ernst Wilhelm Nay218, ou encore la finesse des incisions chez Hans
Hartung219. Cinq encarts sont réalisés par les Ateliers Renson à Paris, ils comportent
un nombre plus important de couleurs que les autres ; jusqu’à onze pour la gouache
de Ben Nicholson. La revue possède cependant son propre atelier de sérigraphie
dans lequel Wilfredo Arcay exécute quatre planches (d’après des œuvres de Juan
Gris, Otto G. Carlsund, Sophie Taeuber-Arp et André Bloc).
Le choix des artistes n’est lié au contenu de la revue que dans la moitié des
cas. Ainsi d’Alberto Magnelli220, de Ben Nicholson221, d’Ernst Wilhelm Nay222 et
d’Otto G. Carlsund223 qui accompagnent respectivement les numéros spéciaux
"Italie", "Grande-Bretagne", "Allemagne" et "Pays nordiques" dans lesquels un article
est consacré à chacun. De même, le catalogue Klar Form224 comprend l’encart de
Fernand Léger (artiste français le plus célèbre participant à l’exposition), le spécial
Cubisme225, celui de Juan Gris, et le spécial Collages226 se trouve enrichi d’une
sérigraphie d’après un collage réalisé spécialement par Alberto Magnelli. Un encart
de Victor Vasarely227 accompagne un texte qui lui est consacré et lorsque Michel
Seuphor écrit un article sur L’Aubette à Strasbourg, Wilfredo Arcay réalise un encart
couleur d’après un des reliefs de Sophie Taeuber-Arp pour le bar228.
Il est difficile de savoir comment le choix des artistes s’opère. Roger Bordier
explique aujourd’hui qu’André Bloc était seul à décider229. On peut lire dans une
lettre d’André Bloc à Edgard Pillet datant du 25 février 1954 : « Magnelli accepte le
principe de préparer un collage simple pour la planche “hors-texte” du numéro sur les
“collages” »230. Il est à rappeler que ce spécial Collages correspond aux mois de
mars et avril 1954, on peut donc en déduire que soit ces tirages ne demandent pas
218
ème
Encart couleurs du n°6 de la 4
série, août 1953.
ème
Encart couleurs du n°6 de la 5
série, septembre 1954.
220
ème
Encart couleurs du n°2 de la 3
série, janvier 1952.
221
ème
Encart couleurs du n°2 de la 4
série, mars 1953.
222
ème
Encart couleurs du n°6 de la 4
série, août 1953.
223
ème
Encart couleurs du n°7 de la 4
série, octobre-novembre 1953.
224
ème
Art d'aujourd'hui, 3
série, n°1, décembre 1951.
225
ème
Art d'aujourd'hui, 4
série, n°3-4, mai-juin 1953.
226
ème
Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954.
227
ème
Encart couleurs du n°5 de la 3
série, juin 1952.
228
ème
Encart couleurs du n°8 de la 4
série, décembre 1953.
229
Dans un courrier en date du 7 août 2009.
230
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art
219
225
beaucoup de temps pour être réalisés, soit – et c’est le plus probable – la revue ne
sort pas forcément au début de la période de parution annoncée.
La participation des lecteurs
Art d’aujourd’hui fait donc participer les artistes tant pour la réalisation des
encarts couleur que pour les premières de couverture. La revue demande également
aux lecteurs de s’investir. Ainsi dans le numéro de janvier 1950 est annoncé un
concours de couvertures pour les numéros spéciaux à venir : "Cinquante ans de
peinture", "Cinquante ans de sculpture" et "Les Musées d’Art moderne". Les
modalités techniques sont indiquées : un travail en deux couleurs (noir compris),
dans des dimensions égales ou proportionnelles à celles de la revue, soit vingtquatre par trente et un centimètres. Le premier prix voit son projet édité et reçoit une
somme de dix mille Francs. De même, la couverture du numéro spécial Espace231
est le résultat d’un concours auprès des élèves de l’Atelier d’art abstrait de Jean
Dewasne et Edgard Pillet. Ces appels sont plus qu’anecdotiques : ils permettent aux
lecteurs de s’impliquer dans la revue, aux jeunes artistes de voir leur œuvre diffusée
en Une. L’implication des lecteurs est encore plus importante dans la livraison
"Photographies"232 puisque le comité de rédaction leur lance un appel pour qu’ils
envoient leurs clichés : « Nous ne savons pas encore ce que révéleront et ces envois
et nos propres recherches »233. Au final : un numéro luxueux illustré de
photographies occupant des doubles pages entières, assemblées par des
rapprochements formels fort judicieux. La couverture brillante attire quant à elle le
regard : elle présente sur la presque totalité de son format, trois doigts en très gros
plan. Enfin, en conclusion du texte “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs
officiels”, publié dans le dernier numéro d’Art d’aujourd’hui, on peut lire : « Nous
moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
231
ème
Art d'aujourd'hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951.
232
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°7-8, octobre 1952.
233
ème
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 3
série, n°6, août 1952, 3
de couverture.
226
prions nos lecteurs de bien vouloir nous adresser les informations qu’ils
posséderaient sur la question. »234
Cela renforce l’idée du lectorat de la revue constitué de nombreux artistes
dont les appels à participation les concernent directement. Avoir son nom et son
œuvre en couverture ou à l’intérieur d’une revue d’art est une publicité recherchée.
De plus, qu’il soit artiste ou non, le lecteur d’Art d’aujourd’hui sait qu’il fait partie d’un
microcosme dans lequel tous ces amateurs d’abstraction géométrique se
comprennent, voire se sentent mutuellement investis d’une juste cause : partager
avec le plus grand nombre leur passion pour l’art abstrait. Et il s’agit bien d’une juste
cause puisque seules l’abstraction et l’intégration des arts peuvent offrir un quotidien
qui serait réalisé « […] pour que les hommes s’y retrouvent, y soient à l’aise, s’y
réjouissent à l’image exaltante du vrai et du beau. »235
C’est en effet dans cet esprit que Michel Seuphor présente, avec une grande
clarté, le « dogme néo-plastique ». Comme une incitation pour chacun à le mettre en
pratique, il prend l’exemple de l’atelier de Mondrian et en livre une démonstration
d’une grande simplicité :
« Il suffit d’appliquer sur un fastidieux mur blanc trois ou quatre
carrés de couleur pour l’humaniser, le rendre sonore. On peut choisir
ces carrés de dimensions différentes, on peut les grouper ou les
placer très loin les uns des autres. Toutes les positions sont bonnes
à l’exclusion de la symétrie qui tue le jeu et réintroduirait l’ennui. »236
Expliquée ainsi, la plastique de cet atelier aujourd’hui si connu, paraît provenir d’un
manuel de décoration. Une excellente façon de rendre la chose accessible
intellectuellement mais aussi financièrement (« Il suffit d’appliquer sur un fastidieux
mur blanc trois ou quatre carrés de couleur »).
234
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, décembre 1954, p. 2.
ème
Michel Seuphor, “La Synthèse des arts est-elle possible ?”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°45, mai-juin 1954, p. 11.
236
Ibid.
235
227
3. La synthèse des arts
« Au sein d’une vraie synthèse, architecture, peinture et
sculpture sont liées par une intime convenance plastique.
Dans ces conditions, une peinture et une sculpture sont
belles, non seulement par elles-mêmes, mais aussi par
leur fonction plastique dans le milieu architectural pour
lequel elles ont été conçues. »237
Si les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ont pleinement conscience qu’il faut
former le regard et le sens critique du spectateur afin de lui apporter ensuite ce qu’ils
considèrent comme le meilleur de l’avant-garde, ils savent également que c’est en
mettant le public en contact quotidien avec cette création que l’œil s’éduquera tout
seul. Pour les animateurs d’Art d’aujourd’hui – qui se placent dans la lignée de Piet
Mondrian, Théo Van Doesburg et du Stijl –, une des solutions, en cette période de
reconstruction d’après-guerre, se trouve dans la synthèse des arts, intégration à la
vie quotidienne de créations contemporaines. Certains d’entre eux sont, de plus,
impliqués dans cette recherche en tant qu’artistes et la revue devient alors un
support privilégié à leurs réflexions.
Au-delà du contenu des textes, Art d’aujourd’hui, par sa mise en pages
soignée et ses recherches graphiques, contribue à mettre entre les mains de ses
lecteurs un objet sans cesse nouveau. Les premières de couverture et l’édition de
planches colorées hors-texte – à partir de mars 1951 –, révèlent le souci de leur
apporter le meilleur de l’avant-garde. Contenu et support s’accordent ainsi
parfaitement, les textes prenant davantage de sens grâce aux compositions qui les
accompagnent.
Comment continuer à faire vivre une forme d’expression qui reste pour
beaucoup apparentée à une expression dépassée, vieillie, qui aurait tout dit quelque
vingt années auparavant avec le néoplasticisme ou à laquelle certains n’accordent
237
ème
Léon Degand, “Réflexions sur la synthèse des arts plastiques”, dans Art d’aujourd’hui, 5
n°4-5, mai-juin 1954, p. 33.
série,
228
qu’un intérêt décoratif ? Comment faire accepter que l’on puisse être créateur à part
entière même si l’on travaille en relation avec architectes et urbanistes ? Pour contrer
les réticences, les rédacteurs citent aussi souvent que possible les exemples d’une
intégration des arts réussie, commentent longuement les grandes réalisations, et
traquent aussi les erreurs existantes avec une intransigeance à la hauteur de leurs
espérances en la synthèse des arts.
229
a. Des rédacteurs impliqués
Comme exposé en première partie lors de la présentation des parcours des
différents membres du comité et des rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, un certain
nombre s’investit, en tant qu’artiste, dans la synthèse des arts. Denise René relate ce
souvenir d’une conférence à l’Atelier d’art abstrait :
« J’ai assisté à une des prises de position d’André Bloc avec en
préambule : “Mes chers amis, je serai bref, je ne fais pas de discours
mais j’agis. Je suis un homme d’action, donc j’agis.” Il faut bien voir
qu’il s’adressait à un public essentiellement constitué d’artistes ! »238
Cette activité des uns et des autres est lisible dans les pages d’Art d’aujourd’hui.
Dans la série "L’Art et la manière", Roger Bordier décrit par ces mots le directeur de
la revue :
« Le monde idéal d’André Bloc, on l’entrevoit sans peine : il est celui
de l’application totale de l’art au décor commun, de son entrée dans
la vie, et sans hésitation ; celui des peintures à l’intérieur et à
l’extérieur des murs, des compositions esthético-architecturales, des
sculptures-jouets dans les squares, etc. »239
Le manifeste du Groupe Espace240
Par ses animateurs mêmes, Art d’aujourd’hui se trouve ainsi intrinsèquement
lié à la synthèse des arts. Dans la livraison d’octobre 1951 est publié en deuxième de
couverture, le manifeste du Groupe Espace dont le contenu reste très proche des
observations faites dans la revue : de trop nombreuses constructions sont réalisées
238
Voir entretien annexe VII.
ème
"La Constante sollicitation d’André Bloc", dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p.
48.
240
Cf. annexe III.
239
230
sans tenir assez compte de la vie et des activités qu’elles abritent. Ce manifeste se
trouve introduit par un court article :
« Un groupe s’est formé en France pour aborder cette tâche difficile
de synthèse, sans laquelle aucune civilisation ne peut affirmer sa
présence.
[…] Les grandes réalisations de la Reconstruction entrent dans une
phase décisive. Les Architectes, qui ont été chargés des travaux
essentiels, ont compris qu’ils pouvaient utilement associer, à leurs
études, d’autres plasticiens. »241
Sous le manifeste se trouvent les noms des personnes faisant partie du Groupe
Espace. On peut lire parmi les premiers signataires : André Bloc, Félix Del Marle,
Paul Etienne-Sarisson, Pierre Faucheux et Edgard Pillet. Sur ces trente-neuf
signatures, quinze sont de personnes plus ou moins directement liées à la revue242.
Enfin, l’adresse temporaire donnée sur le manifeste du Groupe Espace est celle d’Art
d'aujourd'hui, le 5 de la rue Bartholdi, à Boulogne.
La polychromie ornementale de Félix Del Marle
La revue rend régulièrement compte dans ses brèves, des expositions de son
secrétaire général de rédaction, Edgard Pillet, ou des réalisations d’André Bloc. On
peut ainsi constater combien ses membres sont actifs bien qu’il n’y ait pas de
surenchère quant à la place qui leur est réservée dans les pages d’Art d’aujourd’hui.
En janvier 1951, Félix Del Marle entre dans le comité de rédaction ; on sait qu’un an
auparavant, il avait déjà participé au sommaire de la revue en soumettant à son
directeur le texte de Piet Mondrian, “Le Home, la rue, la cité”243. A la mort de Félix
Del Marle (le 2 décembre 1952), la revue lui rend hommage dans le numéro de
241
ème
Op. cit., 2
de couverture.
Hormis les cinq noms déjà mentionnés, citons en effet Baertling, Boethy, Bozzolini, Dewasne,
Dorazio, Gorin, Jacobsen, Lardera, Schöffer et Vasarely, artistes présents dans les pages d’Art
d’aujourd’hui.
243
ère
Texte paru dans le numéro consacré à Mondrian, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (deux
242
231
janvier 1953, et donne ainsi un aperçu de l’important travail accompli par l’artiste en
matière de synthèse des arts. La publication d’extraits d’articles et de lettres de Del
Marle souligne cette constante préoccupation et la réflexion qu’il a menée durant de
nombreuses années. Pour preuve de son incessante activité, l’introduction à ces
textes indique que l’artiste n’a pas
« vu achevée la réalisation des polychromies extérieures et
intérieures des nouvelles usines et cité Renault de Flins, éclatante
démonstration des principes qu’il avait posés depuis vingt-cinq ans
et qui guidaient son effort […] »244.
Jusqu’à sa mort, donc, Félix Del Marle poursuit des recherches entamées très tôt.
Le premier texte cité date en effet de mai 1927, il est tiré du Bulletin de l’Effort
Moderne et donne déjà à la couleur la vertu de « lier la vie collective de la cité à la
vie individuelle de ses habitants. »245 Le 1er octobre 1952, dans une lettre adressée à
un de ses collaborateurs dans la mise en place des peintures des usines Renault,
Félix Del Marle attribue également à la couleur la fonction d’apporter : « un
soulagement à la peine de l’Homme dans son labeur quotidien », ajoutant :
« Nous ne sommes pas des démiurges comme Picasso et parfois
Arp, mais nous relevons avec nos moyens plastiques et fraternels le
défi ancestral : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front”. »246
La portée éminemment sociale de ces propos révèle ce qui distingue la peinture sur
des surfaces de la peinture dans l’espace, ce que Félix Del Marle appelle la
polychromie ornementale en opposition à la polychromie architecturale ; et cette
différence joue sur le résultat que l’artiste décrit ainsi : « Un bâtiment où doivent vivre
des hommes ne peut être uniquement un “objet plastique”, donnant avant tout
satisfaction à celui qui l’a créé. »247
Ces trois pages réalisées en hommage à Félix Del Marle montrent sur une
photographie occupant une large place, l’artiste au travail, entouré de maquettes et
pages).
244
ème
“Félix Del Marle : la couleur au service de l’homme”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°1, janvier
1953, deuxième de couverture.
245
Ibid.
246
Ibid., p. 2.
232
tenant un compas. Sous ce cliché, une citation de Piet Mondrian datant de mars
1942, en caractères gras :
« Dans le Futur, la transformation d’une expression purement
plastique en réalité tangible remplacera l’œuvre d’art. Il n’y aura plus
alors besoin de peintures et de sculptures, car on vivra dans l’Art
même. »
Cette mise en pages est à elle seule très explicite : comme le dit André Bloc, l’artiste
doit agir et c’est ce que prouve la photographie de Del Marle dans son atelier, non
pas pinceau à la main devant un chevalet, mais occupé à des maquettes et prenant
des mesures avec un compas. Cela avec le dessein, annoncé par le grand
précurseur Mondrian dix années auparavant (la photographie date de 1952), de
dépasser la création solitaire destinée à une contemplation individuelle pour aboutir à
un art pour tous, vivable au quotidien. C’est effectivement le but à atteindre pour
Félix Del Marle qui considère même dans une lettre du 9 mars 1952 que « Mondrian
a œuvré dans une tour d’ivoire ». Il explique plus loin :
« Une œuvre néo-plastique, donc architecturale, est insuffisante en
elle-même et rejoint la tour d’ivoire individualiste, si elle n’est pas
plantée dans une réalité concrète, organisée, si elle, Réalité
Abstraite, intellectuelle, n’est pas équilibrée avec l’Ambiance
Concrète, avec la Vie Ambiante, en vue, par cet équilibre, de former
une Unité digne de ce nom. »248
La Reconstruction propice à la synthèse des arts
Il n’est pas question de mettre en doute le travail de Mondrian mais bien de
continuer dans sa voie, c’est-à-dire de rester ancré à son époque, d’évoluer avec
elle. L’artiste des années cinquante n’en est plus aux essais plastiques dans la
solitude de l’atelier, il doit se frotter, avec ses créations, à la réalité sociale. De plus,
247
248
Ibid., p. 1.
Ibid., p. 2.
233
l’époque apparaît favorable à cette synthèse par l’importance des travaux de la
reconstruction d’après-guerre, d’abord, et par la constante amélioration des
techniques, ensuite, qui oriente esthétiquement l’architecture. Cependant, l’opinion
ne suit pas et cela à tous les niveaux de la société. C’est ce qu’explique André Bloc
dans le recueil Témoignages pour l’art abstrait, édité par Art d’aujourd’hui :
« J’ai pu constater, depuis que je dirige une revue d’Architecture,
combien les problèmes de plastique comptent peu, en particulier en
France, dans les programmes contemporains. La formation actuelle
de l’Architecte et l’indifférence du public pour l’architecture, sont,
selon moi, les principales causes. L’Architecte ne s’intéresse pas
assez aux valeurs relatives des plans, des volumes, des couleurs. A
vrai dire, les commandes ne l’encouragent pas dans cette voie. Ce
qu’on lui demande c’est de savoir résoudre des problèmes pratiques
dans les meilleures conditions. A l’heure actuelle, l’Architecte n’est
pas préparé à proposer un programme de collaboration aux
sculpteurs et aux peintres. Quand il les appelle, il considère trop
souvent leur intervention comme inutile ou secondaire. »249
Les animateurs-artistes d’Art d’aujourd’hui (Félix Del Marle, André Bloc ou Edgard
Pillet) confrontent ainsi leurs réalisations à la théorie qu’ils expriment notamment
dans les pages d’Art d’aujourd’hui ou dans ses éditions. Leurs discours sont donc
chargés de leurs expériences.
« Mais il faut faciliter la tâche de “l’Autorité”. Architectes, peintres et
sculpteurs doivent songer, dès à présent, à organiser la tâche
commune. Ils doivent demander une aide, mais sur des bases
précises et déjà, avec des exemples à la base de leurs thèses. »250
Il reste important en effet pour les promoteurs de la synthèse des arts, de ne pas
perdre toute crédibilité en donnant l’impression que leurs projets sont inconsistants.
La revue devient alors un espace d’opinions et de discussions autour de
l’intégration de la peinture et de la sculpture dans l’architecture. Car, comme
l’explique maintenant Roger Bordier, « si le projet est séduisant, il apparaît moins
249
Propos recueillis par Julien Alvard, Boulogne, 1952, p. 29.
234
facile à théoriser. »251 En premier lieu subsiste un problème de définition que les
rédacteurs de la revue tentent d’éclaircir : la synthèse des arts est un travail commun
entre architectes et plasticiens. Dans l’idéal, ce travail doit être entrepris dès l’origine
du projet. Il ne s’agit pas de faire intervenir, une fois le bâtiment terminé, peintures,
sculptures, mosaïques, etc. dans un seul but décoratif. Ces disciplines doivent entrer
dans la conception de l’édifice pour apporter une réflexion sur l’espace et le confort,
et associer au fonctionnel un certain art de vivre. Sans cela, les pratiques sont
ajoutées les unes aux autres et non intégrées comme le précise Léon Degand :
« Une authentique synthèse des arts plastiques doit se faire par
intégration, non par addition des trois plastiques en présence.
Précisons : par une intégration de la peinture et de la sculpture à la
plastique de l’architecture. Car il n’est pas question que l’architecture
devienne picturale ou sculpturale. »
Pour se faire bien comprendre, le rédacteur sait user d’exemples précis et bien
connus, comme ici :
« L’unité de style sert l’intégration de la peinture et de la sculpture à
l’architecture. Mais il ne faut pas la confondre avec cette intégration.
Au château de Versailles, peinture et sculpture sont plaquées sur
l’architecture. Non intégrées. »252
Il reste pourtant vrai que l’architecture domine peinture et sculpture puisque c’est
généralement sur les plans de l’architecte que les artistes travaillent. Dans l’idéal, ils
apportent leurs conseils mais la fonction (l’habitation, le lieu de travail, de vente, de
restauration, etc.) prime sur l’ensemble.
L’architecture, un art dominant
Voilà la première réserve que Roger Bordier émet quant à la synthèse :
250
Ibid.
Voir entretien annexes V.
252
ème
“Réflexions sur la synthèse des arts plastiques”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin
1954, p. 33.
251
235
« L’architecte (à qui son rôle de maître d’œuvre et surtout son statut
juridique confèrent un relatif privilège) intervient auprès d’un
sculpteur et d’un peintre, par exemple, pour leur demander une
participation. Même si celle-ci est importante, peut-on valablement
parler de synthèse ? Il s’agit plutôt d’un accompagnement, d’un ajout
décoratif. Il faut (et ce n’est pas forcément réducteur, d’où un côté
positif) que les artistes considèrent l’architecture envisagée comme
une valeur inspirante. »253
C’est là en effet ce que tous les rédacteurs reconnaissent et formulent chacun à leur
manière. Pierre Guéguen parle du « nom majeur », du « nom de gloire » qu’est la
« Synthèse des Arts Plastiques » qu’il affuble de majuscules et de caractères gras
mais précise qu’elle est « réalisée à la faveur de l’architecture, art majeur. »254 Ainsi
les arts plastiques sont dépendants d’une autre discipline mais cela n’a rien de
péjoratif car il s’agit d’un « art majeur ».
Léon Degand est catégorique : « Dans la synthèse des arts plastiques il y a
toujours un art dominant, et c’est toujours le même : l’architecture. » Il en donne la
raison : la peinture et la sculpture servent souvent à décorer l’architecture mais
l’inverse est impossible. Il conclut :
« On comprend aussitôt pourquoi la peinture et la sculpture ne
sauraient prétendre à une synthèse des arts plastiques opérée sous
leur prédominance. »255
Ce point est donc posé : la synthèse des arts s’élabore sous la dominance de
l’architecture puisqu’elle n’est pas envisageable autrement mais cela reste, pour la
peinture et la sculpture, une manière de se mettre au service d’un grand art.
Il n’est pas inutile de le rappeler aux artistes habitués à être seuls maîtres à
bord de leur atelier. La synthèse des arts induit en effet la nécessité du retrait de
l’artiste qui ne se trouve plus au centre d’une œuvre mais à son service. Edgard
Pillet, fort de son expérience parle d’un « complexe d’inadaptation » des peintres et
253
Voir entretien annexe V.
Pierre Guéguen, “Une démonstration du Groupe Espace, l’exposition Architecture Couleur Formes
ème
à Biot (Côte d’Azur)”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre 1954, p. 18.
255
Dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, op. cit., p. 33.
254
236
des sculpteurs devant les architectes. Il y aurait donc à la fois des difficultés à
travailler ensemble (« inadaptation ») que l’on imagine sans peine, et une sensation,
forcément déroutante pour l’artiste, de se sentir dépassé par l’architecte, du fait de
ses connaissances techniques et de sa responsabilité dans l’entreprise. On peut
d’ailleurs préciser, pour aller dans ce sens, qu’il est plus fréquent de rencontrer des
artistes autodidactes que des architectes. Cela confère à ce métier un autre statut.
Cependant, Edgard Pillet ne s’arrête pas là : « Il est aussi vrai que l’architecte est
trop
souvent
handicapé
par
une
méconnaissance
grave
des
problèmes
plastiques. »256 Ce sont là bien sûr des propos de peintre ! Mais Pillet poursuit et
résume clairement le problème dans ce qui pourrait être une juste définition de la
synthèse :
« Construire solide, confortable, rentable, fonctionnel, c’est faire
œuvre de bon technicien, mais résumer toutes ces qualités
indispensables, les enclore ou mieux les “signifier” dans un rythme
plastique éloquent, c’est faire œuvre d’artiste. »
Il faut réunir connaissances techniques et véritable sensibilité artistique pour
atteindre l’intégration des arts plastiques dans l’architecture. De plus, peintures et
sculptures doivent à ce point s’intégrer à l’architecture qu’elles permettent de la
rendre plus lisible dans ses fonctions mêmes.
La synthèse des trois arts : une utopie ?
Il apparaît donc nécessaire, comme l’indique Roger Bordier que la synthèse
soit :
« entièrement définie, dès le départ, dans un rapport organique
étroit : architecte-peintre-sculpteur. L’œuvre sera donc le résultat,
non identifiable isolément, d’une initiative commune. Fruit d’un
véritable travail d’équipe, elle doit en traduire pleinement, et le sens
256
“Groupe Espace”, dans Art d’aujourd’hui, 4
ème
série, n°8, décembre 1953, p. 18.
237
initial, et la forme active. On pourrait ici paraphraser une formule
célèbre en parlant d’intelligence collective. »257
On saisit la complexité de l’entreprise, confirmée par la consultation des courriers du
Groupe Espace258 ; on constate que même dans ce cadre là, la synthèse n’est pas
toujours applicable. Une convocation datée du 22 février 1952 invite en effet les
artistes à venir sur le chantier « d’un des immeubles les plus modernes de Paris »
afin de proposer des solutions à trois projets : une peinture pour plafond, une
fontaine et un décor en céramique pour un bassin. Il ne s’agit donc que
d’interventions a posteriori non d’une réflexion collégiale.
Et c’est sur ce point précis que Michel Seuphor émet de fortes réserves dans
un texte au titre éloquent : “La Synthèse des arts est-elle possible ?”. Il plonge
d’abord le lecteur dans l’ambiance d’une cathédrale au XIIIème siècle durant l’office et
affirme que s’accomplit là une synthèse totale : architecture, sculpture, peinture,
musique, poésie et même danse grâce aux mouvements et déplacements ordonnés
des prêtres. Le rédacteur juge son époque en revanche trop portée vers
l’individualisme, il constate :
« Même en choisissant le meilleur de ce qui s’offre, une synthèse
des arts ne semble pas possible à cause de la multiplicité des styles,
des caractères. »259.
Julien Alvard ne cache pas lui non plus ses réticences :
« Dans ce sens, on ne peut vraiment pas dire que les idées de
Mondrian ont triomphé ? L’architecture actuelle est aux antipodes de
la notion de “rapports purs”. Et on est bien obligé de constater
qu’aucun artiste, peintre, sculpteur ou architecte, n’a pu faire passer
dans la réalité le sentiment esthétique de Mondrian. Tous ceux qui
ont tenté un effort, n’ont pas attaqué la difficulté de front. Il aurait
fallu, en effet, ou que le peintre devînt maître absolu de l’architecture
(j’insiste sur le mot absolu), ou que l’architecte se convertît
257
Voir entretien annexe V.
Le fonds Delaunay est riche d’une importante documentation sur le Groupe Espace due à
l’investissement de Sonia Delaunay dans le projet. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation
et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.
258
238
entièrement à la peinture. La possibilité d’un compromis entre le
peintre et l’architecte est par nature incompatible avec la notion de
“rapports purs”. »260
L’existence de cette synthèse dépendrait-elle de l’existence de géniaux
créateurs capables d’accomplir les trois arts avec un même talent ?
« La synthèse ne peut être que le reflet, non plus cette fois d’une
intelligence collective, mais de caractéristiques personnelles. Bref,
de certaines connaissances, d’un talent, d’une imagination, etc.,
réunis en un seul être. L’artiste est tout à la fois architecte, sculpteur
et peintre : l’homogénéité, alors, ne se découvre pas a posteriori, elle
est portée a priori par le créateur, celui-là en l’occurrence complet
maître d’œuvre. »261
Ces propos de Roger Bordier réduisent ainsi sensiblement le nombre de réalisations
pouvant prétendre à la qualification d’exemples de la synthèse des arts. Le critique
parle d’« une part d’utopie [qu’il] aime beaucoup » ; qu’en est-il des multiples
constructions faisant se rencontrer différentes formes d’art ? Ne s’agirait-il alors que
d’art décoratif appliqué à un bâtiment ?
Synthèse et décoration
L’amalgame entre synthèse des arts et art décoratif s’installe rapidement dans
les esprits. Jean-Paul Ameline explique en abordant ce sujet du travail commun entre
artistes, architectes, concepteurs de mobilier :
« C’est une opinion capitale qui se retourne parfois contre ses
concepteurs car il est facile de répondre : “Vous voyez l’abstraction
c’est finalement très bien pour les arts décoratifs mais ce n’est pas
de la peinture de chevalet.” Il est très important de comprendre qu’au
début
259
des
années
cinquante,
l’abstraction
géométrique
est
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 10.
ème
“L’Espace cubiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°3-4, mai-juin 1953, p. 47.
261
Entretien avec Roger Bordier, ibid.
260
239
considérée comme très bien adaptée aux arts décoratifs, sous une
forme appliquée, mais sans avenir du côté du tableau de
chevalet. »262
Pour contrer cette opinion, André Bloc insiste sur cette définition :
« Autrefois le problème n’était pas considéré sous cet angle ; il
s’agissait bien […] d’un art déclaré décoratif. Aujourd’hui, la synthèse
est plutôt la conception d’un prolongement des divers arts les uns
vers les autres. Tous les éléments appartiennent à l’ensemble et ne
pourraient être séparés sans inconvénients. »263
Les tenants de l’abstraction géométrique prônent donc une intégration des
arts dans l’architecture mais sans rejeter systématiquement le tableau de chevalet.
Edgard Pillet raconte dans la série "L’Art et la manière", qu’après son expérience de
peintures murales dans l’usine Mame, il craignait de ne pouvoir revenir facilement
aux formats plus réduits et aux contraintes si différentes de la peinture de chevalet.
Force lui fut de constater que :
« celle-ci continuait bel et bien d’exister, que sa nature intrinsèque et
les sollicitations qui en émanent s’affirmaient avec la certitude de
tout ce qui, en art, dans le monde intellectuel, enfin d’une façon tout
à fait générale, détient sa réalité de l’évidence d’une fonction, se
définit par une qualité représentative pour ainsi dire inaltérable. »264
La synthèse des arts : un pas vers l’abstraction
On comprend, à la lecture des propos d’André Bloc, que la synthèse des arts
doit remplir le rôle de vecteur d’une population néophyte vers l’abstraction. Le fossé
262
Entretien réalisé le 30 mai 2000 (Jean-Paul Ameline préparait alors l’exposition Denise René,
l’intrépide), dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous la direction de Philippe
Dagen, Université Paris 1.
263
Témoignages pour l’art abstrait, Boulogne, 1952, op. cit., p. 29.
264
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 46.
240
entre le public et l’art existe et celui avec l’avant-garde demeure encore plus creusé.
André Bloc l’explique :
« Dans l’œuvre abstraite, la plastique surgit brutalement sans liaison
apparente avec les préoccupations humaines. Il faut tout demander
à l’émotion plastique pure. Seuls des amateurs très éduqués
peuvent comprendre un art totalement dépouillé de compromission.
Mais le grand public qui prend contact avec l’art par la figuration,
c’est-à-dire en définitive par une déviation, se trouve désemparé
devant l’art abstrait. »265
Afin d’éduquer le regard, la solution serait donc selon lui « de réaliser, avec
l’Architecture, une totale unité plastique. »
Opinion que ne peut partager Félix Del Marle qui n’envisage plus aucun avenir
pour le tableau de chevalet, considérant que :
« tout a été dit, TOUT, sur ce plan individuel, anarchique, et sans
destination formelle, sans liaison intime avec la vie ambiante. »266
Ces propos sont écrits dans une lettre datant du 9 mars 1952, alors que l’artiste
travaille aux polychromies des usines Renault à Flins. Peut-être n’a-t-il pas, à ce
moment-là, le recul que possède Edgard Pillet lorsqu’il s’entretient avec Roger
Bordier. Peut-être aussi, comme on peut le deviner dans la lettre du 16 septembre
1949, que Félix Del Marle se trouve très fermement engagé dans un art collectif
destiné à la collectivité. Dans ce courrier, il conçoit comme un grand soulagement de
s’être libéré de la couleur empreinte de « romantisme, impressionnisme, symbolisme,
ésotérisme, etc. » pour aboutir à un niveau bien plus réfléchi et même scientifique de
la notion de couleur ; ce que l’artiste appelle « ses qualités intrinsèques, formelles,
constructives » qui permettent alors d’en comprendre les « effets psychiques et
thérapeutiques »267.
265
Témoignages pour l’art abstrait, Boulogne, 1952, ibid.
Dans Art d’aujourd’hui, janvier 1958, op. cit., p. 2.
267
Ibid.
266
241
Divergences de Julien Alvard
C’est exactement cette conception de la peinture contre laquelle Julien Alvard
s’oppose la même année dans son texte paru dans Témoignages pour l’art abstrait.
Le propos est dur : l’art véritable ne peut se préoccuper de questions matérielles, la
synthèse des arts ne mène donc qu’à des créations tièdes destinées à un public
formaté. Sa démonstration est bien argumentée ce qui expliquerait qu’elle ait été
publiée alors qu’elle diverge des idées d’Art d'aujourd'hui. Elle pose avec acuité la
question de la nature d’un art soumis à des contraintes prosaïques – une critique
fréquemment émise contre l’abstraction géométrique et la synthèse des arts en
particulier. Julien Alvard ne remet pas en cause la nécessité de cette dernière mais
en nie la valeur artistique pure ; ce qui remet en question, de fait, l’apport de ces
créations auprès du plus grand nombre. Le développement de la pensée d’Alvard qui
fait s’articuler certitudes et précautions, semble suffisamment porteur de sens en
regard de ce qui vient d’être vu de la défense passionnée de la synthèse, pour le
citer amplement :
« Nous avons vu naître vers les années 1920-1925 la notion d’un art
fonctionnel. Cette notion trouve son origine dans les recherches
poursuivies par l’architecture pour s’adapter aux exigences de la vie
moderne. Aussitôt on a vu se former un mouvement pour prôner la
beauté des usines (les cathédrales modernes [sic]), celle des
turbines, des avions, que sais-je, la liste des interventions modernes
est longue. La Tour Eiffel tournait la tête à tout le monde (il faut
croire qu’elles n’étaient pas très solides). Cette esthétique “mécano”
est rapidement devenue un poncif des épanchements lyrico-rationnel
de cette époque.
En 1952 ces conceptions portent des fruits amers et l’on voit
s’épanouir une tendance à rationaliser les éléments picturaux pour
en tirer l’espoir d’une peinture enfin débarrassée de ses scories
subjectives,
des
œuvres
selon
l’intelligence,
parfaitement
aseptiques, un art sain pour individus sains, bons époux, bons pères,
bons citoyens, art zéro pour individus zéro.
Qu’on me comprenne bien : je ne plaide pas en faveur de je ne sais
quel obscurantisme et je m’en voudrais d’accabler la technique. Je
242
conçois
parfaitement
qu’on
puisse
faire
œuvre
bonne
et
éminemment souhaitable en cherchant le confort à l’usine, dans la
rue et dans l’habitation. Les formes fonctionnelles existent et sont
parfaitement justifiées. Et il ne m’est jamais venu à l’esprit de nier les
effets curatifs ou reposants de la couleur.
Mais lorsqu’on cherche à utiliser la peinture ou l’architecture pour
harmoniser des locaux de travail en vue d’une amélioration du
rendement et du bien-être des travailleurs, lorsqu’on s’efforce de
répandre leurs vertus psychologiques, peut-on vraiment dire que l’on
fait appel à l’art ?
[…]
Les arts ne sont pas faits pour la relaxation psychique ou physique
non plus que pour la psychothérapie.
L’art est un autre monde […]. Il n’est en rien un ornement, il n’a rien
à voir avec le bien-être matériel, le confort intellectuel (Dieu nous
préserve des robinets d’eau tiède). […]
Faire entrer l’art abstrait dans la vie en lui demandant de prolonger
les bienfaits de la technique, ce serait tout simplement jeter le
manche après la cognée et le ranger dans les accessoires de
l’ingéniosité actuelle. »268
Malgré une approche toute aussi pluridisciplinaire et décloisonnée de la
création plastique qu’Art d’aujourd’hui, Cimaise privilégie un art pictural et se
démarque fortement de son aînée par la défense de l’abstraction lyrique. On
comprend, à la description que Pierre Restany fait de son confrère Julien Alvard, que
la synthèse des arts ne peut lui sembler qu’une suite de compromis269 fort éloignée
de la peinture nuagiste dont il se fait bientôt le défenseur :
268
Boulogne, 1952, p. 286.
Julien Alvard emploie d’ailleurs ce terme pour critiquer une certaine forme de synthèse dans un
article sur Casimir Malevitch : « Comment s’étonner dans ces conditions qu’il ait été le plus farouche
adversaire de tout art de compromis, de tout art destiné à des fins utilitaires, pour tout dire de l’art
appliqué qu’on voyait encouragé de toutes les façons dans la Russie d’après 1920. » “Les Idées de
269
243
« [Il] avait des visions raffinées concernant la peinture abstraite qui
se situait, pour lui, dans une sorte d’imagination, d’inframince – pour
employer la parole de Duchamp – qui permettait toutes les subtilités.
Il croyait en l’art abstrait en tant qu’art d’essences subtiles. Il avait
réuni autour de lui un certain nombre de peintres, les nuagistes, qui
[…] s’exprimaient de façon très évanescente : l’art à la limite de la
présence, de la perception, un art véritablement de la subtilité, de la
profondeur, avec très peu de matière. Un art qu’il a lui même qualifié
d’art moral, qui devait se définir lui aussi comme l’art de
l’intransigeance, de l’exclusivité. »270
b. La synthèse des arts dans les pages271
Cette appellation, « synthèse des arts », reste assez complexe à définir car
elle implique davantage que la réunion des trois disciplines. Il reste par exemple
difficile de la séparer de la notion d’arts appliqués. Ainsi, un lien se tisse forcément
entre le contenu d’Art d’aujourd’hui qui met en avant la synthèse des arts, et sa mise
en pages recherchée, très soignée. Pourtant là, il n’est question ni de peinture, ni de
sculpture, et encore moins d’architecture, mais de graphisme, de composition, de
typographie, de photographie et d’illustration. Il s’agit alors d’une synthèse qui
s’appliquerait à des réalisations en deux dimensions et aux formats réduits. Mais on
voit également dans ce soin de mise en pages de la revue, le goût pour la
pluridisciplinarité, l’égalité entre les arts, le désir de faire du « beau » partout,
d’apporter le « beau » à tous. Ce qui n’est donc pas bien éloigné des piliers de la
synthèse.
ème
Malevitch”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°5, juillet 1953, p. 21.
270
Entretien réalisé le 17 mai 2000 dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous
la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1.
271
Nous remercions Françoise Biver pour ses observations qui ont permis d’alimenter cette
recherche.
244
Des maquettistes attitrés
D’autant que, comme il a été vu plus haut, André Bloc apporte une attention
particulière à ce que ses revues soient non seulement claires et agréables à la vue
mais également supports de recherches graphiques – sans, pourtant, que l’originalité
prenne le pas sur le sens du message transmis par les textes. Pierre Vago, son
compagnon d’aventure dans L’Architecture d’aujourd’hui le dit : « Bloc […] voulait
toujours être à la page et même à l’avant-garde ! Il fallait sans cesse innover. »272 Et
pour cela, le directeur de publication bénéficie des conseils de celui qui va
transformer l’édition par ses mises en pages et ses couvertures : Pierre Faucheux.
Ce dernier explique ses partis pris dès sa première réalisation pour le Club français
des libraires dans les années quarante :
« D’emblée j’introduisais des notions totalement étrangères aux
éditeurs et aux imprimeurs : le choix intransigeant des caractères,
l’exigence de lisibilité, l’échelle des rapports inattendus entre les
éléments en œuvre. Pour servir l’authenticité existaient des sources
documentaires innombrables auxquelles j’ajoutais une diversité sans
limites dans la disposition et dans les moyens.
Un STYLE était né. »273
On
ne
peut
qu’établir
un
lien
entre
les
« sources
documentaires
innombrables » qu’utilise le graphiste et la richesse des illustrations voulue par André
Bloc pour ses publications. Lorsque Pierre Faucheux cesse de mettre en pages Art
d'aujourd'hui, Paul Etienne-Sarisson puis Pierre Lacombe prennent le relais. La
revue bénéficie ainsi d’un maquettiste présent quotidiennement ; tout comme elle
s’est adjoint les services de la photographe Sabine Weiss qui y travaille
régulièrement. Autant de précautions prises pour obtenir cette implication que l’on
devine à chaque page, maintenir une recherche constante mais également une unité
de style.
272
Gilles Ragot, “Pierre Vago et les débuts de L’Architecture d’aujourd’hui, 1930-1940”, dans Revue
de l’art, n°89, 1990, p. 79.
273
Pierre Faucheux, Ecrire l’espace, Paris, 1978, p. 96. En majuscule dans le texte.
245
Cette unité, évidente, paraît plus fragile lorsque l’on se penche attentivement
sur l’ensemble des numéros : Art d'aujourd'hui offre en effet un terrain
d’expérimentations dans la marge étroite que se ménagent les graphistes274.
Certaines compositions décentrées privilégiant de larges plages blanches ou l’emploi
de typographies en basse casse montrent des inspirations venant du Bauhaus.
D’autres maquettes, très tenues, réfléchies, proposent un bel équilibre des blancs,
des dialogues maîtrisés entre les illustrations elles-mêmes, une attention particulière
portée aux légendes. Quand des livraisons font se succéder des photographies
pleines pages dans une composition qui s’apparente au catalogue et des brèves
serrées sur plusieurs colonnes à l’identique d’un quelconque magazine d’information.
Une ligne se dégage néanmoins ; la mise en page, envisagée comme un des
éléments constitutifs de la revue, ne peut prendre le pas sur le texte, elle est
travaillée avec lui, elle l’accompagne et le sert. Il n’y a pas la volonté de choquer par
trop d’innovations, ni même de surprendre. L’ambition est d’adhérer aux codes de la
presse afin que tous les lecteurs puissent avoir accès au contenu des publications.
On retrouve ainsi dans les pages de la revue une rigueur mêlée de fantaisie. A
commencer par la couverture du premier numéro sur laquelle les photographies
occupent toute la place alors que le titre même de la revue est à peine lisible275. A
n’en pas douter, un tel choix de la part d’un maquettiste déjà rompu à l’exercice ne
peut que dénoter une recherche stylistique : nul ne connaît Art d'aujourd'hui et son
titre apparaît à peine, la chose est audacieuse. A l’opposé, les autres couvertures,
pouvant être lisibles depuis la devanture d’un kiosque, se présentent comme des
affiches. Loin d’être monotones, les numéros se succèdent sans se ressembler
comme autant de réflexions sur la place et la liberté du graphiste dans un organe de
presse dont le contenu doit être accompagné et non étouffé. L’image typographique
n’est pas fixée ; les polices avec et sans empâtements se trouvent mixées dans un
même article, voire dans un même titre. Pierre Faucheux insère des erreurs dans ses
compositions, telles des fautes de syntaxe typographique grossières. Ainsi, des
274
Il faut d’ailleurs mentionner que la une sélectionnée pour le numéro d’avril-mai 1951 - à l’issue d’un
concours de couvertures initié par la revue - est celle qui, en comparaison des quelques autres projets
finalistes, ne reprend pas la ligne typographique du titre.
275
Voir annexe I.
246
répétitions visuelles font se succéder verticalement, à gauche, des guillemets
fermants pour ponctuer une citation d’Auguste Herbin sur plusieurs lignes, sans autre
justification que le jeu formel que cela amène. Quant aux filets, si l’on a recourt à eux
dans
la
presse
pour
rendre
une
composition
plus
claire,
ils
sont
ici
proportionnellement trop gras par rapport aux textes et remplissent alors le rôle de
lignes, de réseaux, en véritable création néo-plastique.
Dans les pas du néoplasticisme
Art d’aujourd’hui comprend trente-six numéros qui se divisent en cinq séries.
Chacune des séries correspond à peu près à une année. Sur cet ensemble de
revues, vingt-deux ont une couverture originale composée par un artiste. De même,
trois numéros de la première année bénéficient de hors-texte en couleurs, prémisses
des encarts détachables qui accompagnent par la suite dix-sept livraisons de la
revue. Le format des revues n’évolue pas au cours des années : trente et un sur
vingt-quatre centimètres. En revanche, le nombre de pages augmente, passant de
vingt-quatre la première année, à trente-deux.
Dès le premier numéro, le principe général de la mise en pages est établi.
Cette dernière suit une grille rigoureuse qui quadrille l’espace en petits rectangles. Si
on la représente schématiquement en traçant les lignes de force, on obtient une
composition s’apparentant aux dernières œuvres de Piet Mondrian, tel New York city
(1942), Broadway Boogie-Woogie (1942-1943) ou Victory Boogie-Woogie (19431944). Un espace divisé, fragmenté, régulier, mais très dynamique. Certaines pages,
notamment celles réunissant différentes brèves ou actualités, semblent en effet
foisonner d’informations. La mise en pages joue parfois avec d’épaisses lignes noires
qui viennent souligner un titre autant que diviser l’espace du papier. Elles évoquent
les lignes des œuvres plus anciennes de Piet Mondrian, tout autant que celles de
certains travaux de Félix Del Marle. Parfois, des éléments viennent perturber cette
rigueur telles des illustrations pleines pages ou d’autres empiétant sur la marge.
247
Les expérimentations de la première année
Les trois premiers numéros montrent les signes d’une composition encore
plus libre : la première livraison276 mêle papier glacé et papier plus épais – type
papier à dessin – probablement à cause de contraintes matérielles, pour l’article
central de Charlotte Perriand, "Spectacles au Japon"277. De courts textes se
retrouvent présentés verticalement, parfois dans la marge, comme un ajout de
dernière minute. Enfin, le symbole désuet de la main tendant l’index est quelques
fois utilisé afin d’indiquer la suite d’un article d’une page sur l’autre, ou de préciser
qu’une photographie correspond à telle ou telle brève. Ce signe est presque
totalement supprimé dès la quatrième livraison au profit d’une mise en pages plus
ordonnée. Ces pages denses et l’emploi de la main à l’index tendu sont, semble-t-il,
assez représentatifs de style de Pierre Faucheux :
« Ses compositions sont inspirées du dadaïsme et de Schwitters et
reprennent quelques inventions lettristes comme la coupe brute des
lignes de texte et leur "collage" dans la page. [...] La mise en page se
singularise par les combinaisons abruptes de caractères et de
signes, et par la place conférée au noir. »278
Malgré une certaine austérité – qui donne à la revue son identité – des
recherches graphiques ou de composition cassent le rythme. Ainsi la première
année, la couleur vient à deux reprises illustrer un article. Une eau-forte de Jacques
Villon est reproduite en deux couleurs, noir et brun279. L’originalité se trouve dans la
présentation de cette gravure : en haut de la page, les deux états sont présentés
séparément, d’une part le fond brun, d’autre part le dessin au noir. Dessous, en
grand format, la gravure finale, résultat de la superposition des deux précédentes.
Plus étonnante reste l’utilisation de la couleur dans le long article sur Jean Arp280. On
276
Juin 1949.
Comme nous l’avons vu, il s’agit d’un article déjà imprimé, certainement en vue d’une publication
dans L’Architecture d’aujourd’hui.
278
Michel Wlassikoff, Histoire du graphisme en France, Paris, 2005, p. 161.
279 ère
1 série, n°9, avril 1950, non paginé (une page).
280
ère
Charles Estienne, “Arp, poète”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, non
paginé (trois pages).
277
248
y voit un projet de décoration murale intérieure. L’architecture se trouve tracée en
noir et gris, et le panneau de l’artiste, très probablement en bois, apparaît colorisé en
un camaïeu de bruns (résultat des passages du jaune, du magenta et du noir utilisés
pour la couverture). Dans les deux articles, l’emploi de la couleur n’est pas gratuit :
cette dernière a une fonction didactique dans le premier cas, et rend l’illustration plus
claire et plus compréhensible dans le second. Dans ce même article sur Jean Arp,
une composition sur une double page met en relief un texte de l’artiste. Elle
présente, à gauche, un portait de Jean Arp pleine page, et à droite, son texte aux
lignes très espacées, en capitales d’une typographie différente de celle utilisée dans
la revue.
Ce numéro comprend également un article sur Alexander Calder281 contenant
quelques originalités. A commencer par le titre, “Calder”, qui reproduit la signature de
l’artiste. Puis le dessin d’une spirale occupe la moitié d’une page sans qu’il soit
associé à un titre et sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un dessin de l’artiste. Il
en est de même sur la page suivante où un schéma tricolore montre l’évolution du
déplacement d’un mobile sans aucune légende. On peut noter qu’ici encore,
l’utilisation de la couleur n’est pas gratuite, elle permet de visualiser trois états
différents du mobile. Un peu plus loin, une page montre des photographies de
l’intérieur de la maison de Calder alors que la moitié de la feuille se trouve occupée
par une silhouette du cirque de l’artiste qui apparaît comme en ombre chinoise. Cette
même inclusion de détails d’œuvres de l’artiste est déjà visible, bien que plus
discrète, dans le dossier sur Kandinsky282.
Autre originalité de la revue : la double page qui ouvre le dossier consacré à
Piet Mondrian283. En haut de la page de gauche, « P. Mondrian » est tracé à la
main ; il s’agit de la signature autographe de l’artiste que l’on retrouve à la fin du
texte manuscrit couvrant la majorité des deux feuilles. Sur cette même page, une
grande photographie détourée montre Piet Mondrian au travail, blouse tachée de
peinture, pinceau et cigarette dans la main droite, le visage baissé, concentré,
presque grave. Sur la page de droite, quatre reproductions d’arbres peints par
281
Talcott Clapp, “Calder”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., non paginé (dix pages).
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°6, janvier 1950, non paginé (huit pages).
283
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé.
282
249
l’artiste occupent toute la hauteur. La première est tout à fait figurative.
Progressivement, les tableaux deviennent plus synthétiques, moins attachés à une
copie de la réalité. Cette évolution semble irréversible, elle est pourtant rapide : les
deux premières œuvres datent de 1910, les deux autres, de 1911.
Dès la deuxième série de publications (s’étalant sur les années 1950 et 1951),
les illustrations sont de plus en plus nombreuses et les textes, allégés. Hormis dans
les "Réflexions disparates sur l’organisation d’un musée d’art d’aujourd’hui"284
agrémentées de croquis de leur auteur, Willem Sandberg, la mise en pages ne
propose plus de jeux d'écritures manuscrites ou de croquis comme dessinés à même
la revue mais elle sait provoquer la surprise et rompre la monotonie bien que suivant
toujours la même grille. Rappelons également que si le contenu ne se trouve pas
soumis à des divisions par rubriques, il dépend néanmoins d’un thème différent pour
presque chaque numéro ("Les Musées d’art moderne", "Les Enfants – Les Fous",
"Cinquante ans de sculpture", "Les Néo-primitifs", "Espace", "La Peinture aux EtatsUnis", "Paris vu par les peintres primitifs modernes", etc.) qui influe sur leur
présentation, à commencer par la Une. Les premières de couverture d’Art
d’aujourd’hui bénéficient en effet toujours d’un soin tout particulier et cet effort reste
constant.
Les premières de couverture
Avec la deuxième année, les couvertures, du même papier que les pages
intérieures, cèdent d'ailleurs la place à de plus rigides, cartonnées, au grain apparent
qui augmente la qualité d’impression, offrant des couleurs plus lumineuses et des
contrastes plus forts. La livraison consacrée aux musées d’art moderne inaugure
cette nouvelle présentation. Elle est le résultat d’un concours proposé par Art
d’aujourd’hui. Le gagnant, Jean Liger, s’est inspiré du musée à croissance illimitée
de Le Corbusier et propose un dessin qui tient autant du projet d’architecture que
284
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°1, octobre 1950, pp. 1 à 9.
250
d’une œuvre abstraite puisqu’il s’agit d’une spirale carrée285. Seuls les numéros dont
la une est illustrée d’un cliché pleine page possèdent une couverture glacée ; il s’agit
d’"Art mexicain", de "Photographie" mais aussi de la première livraison de la dernière
année présentant un détail photographique d’une œuvre de Pevsner. Pourtant ici, le
papier, bien que lisse, n’est pas d’une aussi belle qualité que les deux autres.
Mises à part les quatre couvertures résultant de concours286 et les trois
mentions dans le sommaire indiquant que les couvertures ont été « spécialement »
composées pour la revue287, il reste difficile de savoir comment le choix se porte sur
les autres reproductions pleine page d’œuvres d’artistes contemporains à la
publication. Les intitulés sont divers. Dans les premières années, ils laissent
supposer une forte implication de l’artiste dans sa réalisation avec des formulations
telles que « La couverture est de Magnelli »288, « La couverture a été réalisée par
Sonia Delaunay, sur un thème de Robert Delaunay »289, ou encore, « Couverture
de »290. A partir de la quatrième série, ils impliquent le travail du graveur postérieur à
celui de l’artiste : « La couverture a été réalisée d’après une gouache originale (ou un
collage original) de »291 ou « La couverture a été réalisée d’après une gouache (ou
un collage) de »292, la mention « original(e) » étant ainsi finalement supprimée.
Les Unes bénéficient de compositions aux styles très caractérisitques de
chaque artiste : une relecture par Sonia Delaunay des cercles concentriques de
Robert Delaunay (octobre 1951), les larges formes découpées par Pillet (juin 1952)
285
On peut avoir un aperçu de toutes les couvertures en annexes pp. II à VI.
ère
Couverture de Jeanne Coppel pour "Cinquante ans de peinture", Art d'aujourd'hui, 1 série, n°7-8,
ème
série,
mars 1950. Couverture de Jean Liger pour "Les Musées d’art moderne", Art d'aujourd'hui, 2
ème
n°1, octobre 1950. Couverture d’Yves Aral pour "Cin quante ans de sculpture", Art d'aujourd'hui, 2
série, n°3, janvier 1951. Couverture de Marie-Anne Febvre-Desportes pour "Espace", Art
ème
d'aujourd'hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951.
287
ème
Couverture d’Alberto Magnelli, Art d'aujourd'hui, 4
série, n°1, janvier 1953. Couverture de Jean
ème
ème
Arp, Art d'aujourd'hui, 4
série, n°6, août 1953. Couverture de Jean Dewasne, Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre 1953.
288
ère
Art d'aujourd'hui, 1 série, n°2, juillet-août 1949.
289
ème
Art d'aujourd'hui, 2
série, n°8, octobre 1951.
290
ème
Victor Vasarely, Art d'aujourd'hui, 3
série, n°1, décembre 1951. Bruno Munari, Art d'aujourd'hui,
ème
ème
3
série, n°2, janvier 1952. Edgard Pillet, Art d'aujourd'hui, 3
série, n°5, juin 1952.
291
ème
Serge Poliakoff, Art d'aujourd'hui, 4
série, n°2, mars 1953. Pablo Palazuelo, Art d'aujourd'hui,
ème
ème
4
série, n°5, juillet 1953. Sonia Delaunay, Art d'aujourd'hui, 5
série, n°2-3, mars-avril 1954.
292
ème
Olle Baertling, Art d'aujourd'hui, 4
série, n°7, octobre-novembre 1953. Cicero Dias, Art
ème
ème
d'aujourd'hui, 5
série, n°6, septembre 1954. Jean Leppien, Art d'aujourd'hui, 5
série, n°7,
ème
novembre 1954. André Bloc, Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, octobre 1954.
286
251
semblables à celles que les lecteurs retrouveront dans les photographies qui
illustrent "L'Art et la manière" (mars-avril 1954), les formes biomorphiques d’Arp
(août 1953), les peintures en bandeaux dans des harmonies colorées oranges et
bleues de Dewasne (décembre 1953), les jeux de quadrilatères et de quadrillages de
Leppien (novembre 1954). Cependant, même celles qui ne proviennent pas d’une
création originale d’un artiste, sont le résultat d’une recherche graphique ou
photographique sur le visuel lui-même – le titre de la revue se trouvant presque
toujours ajouté et non inclus dans la composition elle-même. Le numéro "Les Enfants
– Les Fous"293 présente par exemple une expérience non renouvelée : sa couverture
est composée d’une feuille cartonnée qui ne fait que dix-neuf centimètres sur les
vingt-quatre de la revue. Le titre, la date et le numéro de la revue écrits en hauteur,
occupent les cinq centimètres restants sur ce qui constitue la première page du
magazine.
De même, trois numéros d’Art d’aujourd’hui jouent de surimpression en
superposant à la couverture cartonnée, un papier cristal imprimé294. Il s’agit de
"Cubisme"295 dans la quatrième année et dans la série précédente, d’"Italie 1951"296,
et du "Graphisme et l’art"297. Sur la couverture de ce dernier est annoncé :
« […] Etant donné le sujet traité, nous nous devions de faire un
numéro dont la présentation ne soit pas inférieure aux exemples qu’il
propose. Ainsi, avons-nous voulu réaliser une mise en pages plus
étudiée que les précédentes et plus conforme à l’esprit de la Revue
et aux idées que nous défendons. »
Là encore, la composition suit une stricte grille quadrillant la page, sur laquelle textes
et illustrations trouvent place. L’utilisation de la couleur (rouge et orange) y est
ponctuelle. Importance est donnée aux exemples illustrés : lettres, compositions, jeux
293
ème
Art d’aujourd’hui, 2
série, n°2, novembre 1950.
La livraison d’octobre 1951 que nous possédons est également recouverte de papier cristal mais
sans surimpression. Est-ce là une expérience unique ou plus simplement un exemplaire mieux
conservé que les autres ? Nous ne pouvons trancher d’autant qu’aucune des revues conservées au
Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne ne possède de couverture
cristal.
295
ème
Art d’aujourd’hui, 4
série, n°3-4, mai-juin 1953.
296
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°2, janvier 1952.
297
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°3-4, février-mars 1952.
294
252
graphiques (collages, éditions, peintures, publicités), une série de mots associe leur
sens à leur typographie, des alphabets sanscrit, arménien, laotien, etc. se succèdent.
Cette troisième série comporte une livraison un peu particulière puisqu’il s’agit du
catalogue de l’exposition Klar Form298 que Denise René organise dans les pays
nordiques299 autour de vingt artistes travaillant à Paris. Sa composition s’adapte alors
à la formule du catalogue. Elle présente de manière très claire, très ordonnée un
artiste par page avec une note biographique, un rapide portrait, deux photographies
d’œuvres et une de leur créateur.
Intervention mesurée de la couleur
Ainsi Art d’aujourd’hui trouve rapidement son identité visuelle et les mises en
pages des revues sont cohérentes les unes avec les autres qui alternent avec rythme
les pages très concentrées en images (souvent de bonne dimension) et celles
laissant une large place aux blancs. On remarque cependant moins d’originalité dans
les compositions des deux dernières années de publication. La couleur intervient
pourtant par deux fois, d’abord dans le numéro consacré au cubisme, exceptionnel
par la volonté d’apporter aux lecteurs un objet aussi riche par ses textes et ses
documents que par sa présentation. C’est une revue très illustrée – avec des
reproductions présentées pleine page et en séries de vignettes – jouant sur la
diversité des textures et la couleur des papiers (mate, glacée, plus ou moins épaisse,
jaune, orange, rouge, bleue), ou reproduisant sur des feuilles de couleur, des pages
de la revue Sic de Pierre Albert-Biro. Pour la première de couverture de cette
livraison, Paul Etienne-Sarisson semble avoir suivi les bons conseils de Pierre
Faucheux. Il réalise une composition à partir de pages jaunies des Peintres cubistes
corrigées par Guillaume Apollinaire sur lesquelles déborde le mot « ART » d’Art
d'aujourd'hui en épaisses lettres majuscules orange ; couleur qui contraste fortement
avec le bleu de « cubisme » imprimé sur le papier cristal recouvrant ici la revue.
298
ème
Art d’aujourd’hui, 3
série, n°1, décembre 1951.
L’exposition se déplace notamment au Danemark (Copenhague et Aarhus), en Finlande (Helsinki),
en Suède (Stockholm) et en Norvège (Oslo).
299
253
L’autre numéro qui bénéficie de couleurs est le spécial "Synthèse des arts"300.
La villa d’André Bloc à Meudon tire avantage de trois photographies couleurs, une en
extérieur de nuit faisant ressortir par un jeu d’éclairage les larges baies vitrées, et
deux d’intérieur. Des polychromies de Del Marle, Arcay et Pillet s’illustrent elles aussi
fort heureusement en couleurs tout comme un projet dessiné de Jean Gorin ou
divers exemples d’architectures accueillant peintures murales, mosaïques ou
tentures. D’autres clichés sont colorisés entièrement (une large bande jaune couvre
deux photographies, un aplat bleu colore celle d’un fond de piscine dans laquelle se
trouve une sculpture), ou partiellement comme c’est le cas des vitraux de Fernand
Léger dans l’église d’Audincourt, touche colorée dans le chœur en noir et blanc.
Enfin, les encarts couleurs livrés avec dix-sept Art d'aujourd'hui ont déjà été
commentés pour la qualité de leurs tirages, les nuances de matités, les
transparences et le jeu de reliefs (accuenté par celui, tactile, de la presse). Pour
chacune de ces sérigraphies, on se trouve ainsi en possession d’un véritable travail
de graveur qui s’offre à la contemplation comme toute œuvre plastique. Il s’agit donc
bien là de l’application – à l’échelle de l’édition – de la synthèse des arts.
c. La synthèse des arts dans le texte
Sur la couverture du premier numéro d’Art d’aujourd’hui figurent trois
photographies : celle d’une sculpture d’André Bloc, celle d’une peinture de Victor
Vasarely et enfin, celle d’une maison de Le Corbusier. Se trouvent ainsi réunis en
trois clichés, les trois arts majeurs de la synthèse par des créations d’artistes
emblématiques. La revue s’ouvre sur une double page au titre écrit en grandes
capitales : "Le Mur". Le ton est donné dès cet article composé d’un court texte de
Michel Seuphor et de l’allocution d’un ministre suisse en l’honneur de Le Corbusier.
L’illustration occupe la plus grande partie de la mise en pages ; il s’agit de
photographies de travaux de Vassily Kandinsky, Cicero Dias et Le Corbusier. Sur la
300
ème
Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954.
254
page suivante, un autre mur est présenté par une photographie : celui de l’atelier
parisien de Piet Mondrian.
La ligne est annoncée dès l’ouverture de ce premier numéro mais quelle est la
fréquence des textes abordant la synthèse des arts ? On constate dans un premier
temps qu’Art d’aujourd’hui présente trente-cinq artistes dont tous ne sont pas
impliqués dans l’abstraction ou la synthèse des arts. Si l’on ne considère que les
textes ayant pour sujet principal cette intégration des arts, on observe qu’il y a
finalement moins de textes sur la synthèse qu’on ne pouvait l’imaginer. Mais cet
esprit particulier qui vient d’être étudié, faisant se rencontrer des articles sur l’art
abstrait, la technique des artistes, leur vie quotidienne, les arts que l’on peut qualifier
de mineurs, mais également le fonctionnement des musées, des salons, constitue
une ouverture vers la synthèse. Une manière d’évoquer tous les aspects de la
création.
Des héritiers de De Stijl
Art d’aujourd’hui aborde la synthèse des arts avec la même approche
didactique que les autres thèmes. Ainsi, sont faits de réguliers rappels à Piet
Mondrian, Théo Van Doesburg et l’ensemble du mouvement De Stijl. Cette volonté
est également une façon de se placer dans la lignée de ce riche héritage. En
rattachant l’abstraction géométrique à l’histoire de l’art, les rédacteurs d’Art
d’aujourd’hui montrent que l’art abstrait qu’ils défendent avec ardeur, n’est pas un art
décoratif.
Dès la première année, un numéro est ainsi en partie consacré à Piet
Mondrian301. Une de ses œuvres fait la couverture et un dossier aborde différents
points de son travail. L’ensemble s’ouvre sur une double page qui présente un texte
autographe de Mondrian encadré de photographies d’œuvres et d’un portrait de
l’artiste au travail. Michel Seuphor signe ensuite avec “Piet Mondrian et les origines
du néo-plasticisme” une rapide biographie de l’artiste. Puis le texte “P. Mondrian : le
301
ère
Dans Art d’aujourd’hui, 1
série, n°5, décembre 1949, non paginé (huit pages) .
255
home – la rue – la cité (extraits)” pose les cinq lois plasticiennes régissant le home.
Ce texte était déjà paru dans la revue Vouloir n°25 en 1927 dont Félix Del Marle était
le rédacteur en chef de la partie consacrée aux arts plastiques302.
Dans cet extrait de son texte, datant de 1926, Piet Mondrian explique son
programme : « une infinité de plans en couleurs et en non-couleurs s’accordant avec
les meubles et objets qui ne seront rien en eux-mêmes, mais joueront comme
éléments constructifs du tout. » L’homme lui-même n’est « rien », « il ne sera qu’une
partie du tout, et c’est alors qu’ayant perdu la vanité de sa petite et mesquine
individualité, il sera heureux dans cet Eden qu’il aura créé ! » Enfin, le dossier sur
Mondrian se clôt par un court texte de Jean Gorin, “Influence de Mondrian : Del
Marle – Graeser – Gorin – Lohse” daté d’août 1949303. Il y explique l’importance du
néoplasticisme, les conséquences qu’il a eues sur l’architecture, et partant, qu’il aura
sur la vie quotidienne.
Quatre années plus tard, Art d’aujourd’hui consacre treize pages à Théo Van
Doesburg et à l’Aubette, place Kléber à Strasbourg. Ici encore, le texte sur l’artiste
lui-même304 retrace simplement son parcours esthétique et bénéficie de nombreuses
illustrations. Plus personnel est l’article de Michel Seuphor, “L’Aubette de
Strasbourg”305. Le rédacteur y raconte comment « les plus pertinents exemples qui
furent réalisés à ce jour de l’art moderne spatialement appliqué » ont été
commandés, puis réalisés par Théo Van Doesburg, Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp,
puis totalement détruits. Partant de cette histoire rapidement brossée, Seuphor tente
de faire revivre l’Aubette par des descriptions enthousiastes, appuyées de
photographies. Ces dernières occupent plus de place que le texte, comme c’est
302
Il fait d’ailleurs mention de ce texte dans une lettre qu’il adresse à André Bloc le 29 juillet 1949 (soit
un mois après la publication du premier numéro d’Art d'aujourd'hui) : « L’article de Mondrian, inédit “Le
Home, la Rue et la Cité” est à votre disposition. C’est, je crois ce que Mondrian a écrit de mieux ! »
(Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne,
Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui). De même, les quatre schémas explicatifs
des œuvres de Piet Mondrian illustrant l’article de Michel Seuphor proviennent également de la revue
Vouloir ; ils illustraient un article de Georges Vantongerloo sur l’artiste, “L’Art plastique L2 = S NéoPlasticisme”.
303
Dans Art d’aujourd’hui, décembre 1949, op. cit., non paginé (une page).
304
ème
H. Buys, “Le Développement de Théo Van Doesburg”, dans Art d’aujourd’hui, 4
série, n°8,
décembre 1953, pp.3 à 9.
305
Dans Art d’aujourd’hui, décembre 1953, op. cit., pp.10 à 13.
256
fréquemment le cas dans la revue. Par son enthousiasme et ses nombreuses
illustrations cet article devient un véritable appel à la réalisation de tels projets.
Hormis ces deux importantes publications, la revue ne revient que brièvement
sur les deux artistes. Un texte de Félix Del Marle aborde le néoplasticisme dans le
numéro spécial "Cinquante ans de sculpture"306 ; il s’agit d’un article court,
simplement explicatif, telle une fiche de synthèse. De même, une exposition de De
Stijl au Stedelijk Museum est l’occasion pour Léon Degand et Michel Seuphor de se
partager une page en deux articles distincts307. Le premier présente le
bouleversement plastique qu’a produit le néoplasticisme ; le second retrace les
débuts du mouvement, citant intégralement ce qui peut être considéré comme
l’éditorial du premier numéro de la revue De Stijl. Enfin, le texte “Mondrian
indésirable”308 de Michel Seuphor revient sur l’accueil encore très réservé fait à
l’œuvre de l’artiste. Le critique écrit cet article dix ans après la mort de Piet Mondrian,
faisant le constat (amer) que Paris ne lui a pas encore officiellement consacré de
rétrospective309.
Des sympathisants des idées de Fernand Léger
Avant les deux numéros spéciaux sur Piet Mondrian et Théo Van Doesburg,
c’est Fernand Léger qui est mis à l’honneur dans les pages de la revue310. Premier
artiste qu’Art d’aujourd’hui met ainsi en avant avec une couverture, un portrait de
trois pages et un texte de Fernand Léger lui-même. Léon Degand l’explique dès
l’ouverture de son portrait :
« Dans le cadre de nos préoccupations actuelles, l’œuvre de
Fernand Léger me paraît donc une des plus riches d’enseignement.
Elle illustre, en effet, et avec quelle vigueur, quelle clarté, quel sens
306
ème
Félix Del Marle, “Le Néoplasticisme”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°3, janvier 1951, p. 9.
ème
“Exposition du Stijl - Stedelijk Museum – Amsterdam”, dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°8,
octobre 1951, p. 26.
308
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, p. 1.
309
Sur cette lacune et bien d’autres, voir Philippe Dagen, La Haine de l’art, Paris, 1997, p. 97.
310
ère
Art d’aujourd’hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé (quatre pages ).
307
257
monumental qui lui est propre, quelques points de vue essentiels sur
le chemin de la Figuration à l’Abstraction et celui du tableau de
chevalet au panneau mural. »311
L’artiste conjugue en effet figuration et avant-garde mais également art de
collectionneur et art collectif. Il représente en quelque sorte l’image du passeur pour
mener le grand public vers l’art le plus novateur.
Le propos de Léon Degand n’est pas de remplacer le tableau de chevalet par
la peinture murale mais bien de favoriser l’essor de cette dernière. Les deux doivent
en effet pouvoir coexister car les deux contiennent des qualités propres qui se
complètent. Prouvant une fois encore son sens de la juste comparaison, le critique
qui met en parallèle le tableau de chevalet avec « une conversation particulière »,
ajoute : « L’atmosphère de la peinture murale est plutôt celle du discours. Du
discours devant quelques personnes, dans un petit local, ou devant une foule, dans
un lieu de grandes dimensions. » Et Léon Degand reconnaît en Fernand Léger la
qualité de savoir s’adapter à ces deux techniques (puisqu’il ne s’agit pas là
seulement de deux formats) sans faire du mur un simple tableau agrandi.
Le texte qui suit312, signé de l’artiste, montre que la question le préoccupe
depuis longtemps. Il y explique l’importance de la couleur dans la vie quotidienne,
« nécessité vitale comme l’eau et le feu », ainsi que les bouleversements positifs
qu’elle pourrait amener, notamment dans la cité. L’artiste expose quelques unes de
ses réflexions pour une amélioration de la vie quotidienne. L’exemple du projet
soumis en vue de l’Exposition universelle de 1937 montre l’ampleur de l’ambition
sociale que Fernand Léger donne à ses créations. Il avait proposé en effet d’« utiliser
les 300 000 chômeurs à gratter toutes les maisons de Paris » afin de créer la
surprise d’une capitale blanche le jour et éclairée la nuit de lumières colorées, par
des avions313. Fernand Léger cherche ainsi à trouver un emploi, même temporaire,
aux ouvriers chômeurs tout en proposant un projet d’envergure, nécessitant les
311
ère
Léon Degand, “F. Léger”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé.
Un extrait de ce texte était déjà paru - en guise d’annonce - dans le numéro précédent en lien avec
l’exposition sur l’art mural à Avignon.
313
"Un nouvel espace en architecture", dans Art d’aujourd’hui, op. cit., non paginé (une page).
312
258
progrès réalisés par l’aviation et par les techniques d’éclairage. Un projet d’une
grande modernité pour éblouir les visiteurs de la capitale française.
La synthèse des arts au fil des pages
Un autre aspect caractéristique de la revue est l’assurance d’aller dans la
bonne direction durant cette période de la reconstruction d’après-guerre. Si Art
d’aujourd’hui ne consacre que huit articles conséquents à la synthèse des arts sur
cinq années, on remarque que de nombreux exemples sont cités, parfois très
brièvement, avec la volonté affichée d’ouvrir la voie. Il ne s’agit bien souvent, en
effet, que de brèves, des informations sur des événements, une réalisation ou un
projet, en dernières pages. C’est dans ces pages que se trouvent parfois annoncés
des événements ayant trait à la synthèse des arts. Ainsi, un encadré a pour titre : “Le
VIIème congrès CIAM314 a tenu ses assises à Bergamo, Italie, du 24 au 30 juillet”315.
L’article relève « quelques-unes des résolutions […] adoptées par les membres de ce
Congrès. » Il s’agit d’éduquer l’homme de la rue à l’art contemporain afin de lui faire
« apprécier les vraies valeurs artistiques ». La question de l’urbanisme est également
abordée. C’est dans ce cadre que doivent se développer l’architecture, la peinture, la
sculpture, afin de retrouver la « fonction sociale » de la création. Pour cela, les
créateurs doivent travailler ensemble « dans un sincère esprit d’équipe ». Les
membres du CIAM disent que « leur devoir envers l’homme c’est de lui offrir l’art
dans sa forme la plus avancée. » Se contenter du fonctionnel ne s’avère donc pas
suffisant. A travers ce compte-rendu se trouve définie la synthèse des arts.
Sur la même page un autre encadré informe d’une initiative suédoise ; le titre
du texte dit tout : “L’Art abstrait collectif en plein air dans l’exposition internationale de
sport à Stockholm”. Art d’aujourd’hui utilise fréquemment ce procédé de texte très
court mais d’illustration parlante voire d’une simple photographie légendée. C’est le
cas de deux clichés montrant une même sculpture envahie par les enfants sur l’un, et
314
315
Congrès International d’Architecture Moderne, fondé en 1928 par Le Corbusier.
ère
Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé.
259
laissée telle une œuvre d’art dans un parc sur l’autre316. La légende – « Sculptures
de Moller-Nielsen à Stockholm, idée originale d’une sculpture-jouet érigée dans un
jardin public par la municipalité » – et les photographies en disent assez long.
Un autre exemple est cette photographie qui montre Miró au travail dans son
atelier en train de peindre une fresque317. Sous le cliché est précisé que cette œuvre
a pris place à l’Université d’Harvard, dans « le nouveau centre universitaire […] édifié
par l’architecte Gropius et “The Architects Collaborative” ». Citons encore le numéro
d’avril-mai 1951 consacré à l’espace, dans lequel Félix Del Marle rédige “La Couleur
dans l’espace”318. Il y démontre l’indépendance et l’importance de la couleur ; notions
dont les plasticiens prennent peu à peu conscience grâce à son emploi dans
l’espace qui lui fait jouer « un rôle égal en importance à celui des formes
architecturales ».
Lorsque les rédacteurs parlent d’une exposition consacrée à l’art mural ou à la
tapisserie, on sent cependant un enthousiasme modéré. Si l’initiative reste vivement
saluée, elle devient également l’occasion pour eux de rappeler que ce n’est pas là le
lieu de destination de ces créations. Julien Alvard développe longuement ses
réticences lors de l’exposition “La Peinture murale à la galerie Maeght”319. Parlant de
« conditions invraisemblables » pour les galeries organisatrices, le rédacteur insiste
sur le paradoxe de devoir présenter, dans des lieux destinés aux tableaux de
chevalet et aux sculptures pouvant être emportés par leurs acquéreurs320, des
œuvres destinées quant à elles à demeurer sur la cimaise. Alvard déplore
« l’absence de monuments » susceptibles de recevoir la peinture monumentale
malgré les nombreuses constructions. L’habitude veut que l’on se préoccupe avant
tout de la fonction d’un bâtiment, de son confort, laissant de côté son âme : « N’y a-til plus que les artistes pour savoir qu’une maison peut être habitable sans être
vivable […] ? »
Ce qui ressort de l’ensemble de ces courts articles, c’est l’ambition qui les
sous-tend tous. Les rédacteurs commentent des réalisations, des plus simples aux
316
ère
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, 3
de couverture.
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°1, décembre 1951, p. 24.
318
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, pp. 11 à 13.
319
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°6, juin 1951, p. 30.
317
260
plus ambitieuses, afin de montrer que la synthèse des arts est possible. On
remarque d’ailleurs, par le ton qu’ils emploient, que leur but n’est pas seulement
d’énumérer des exemples, mais de souligner la prise de position d’une municipalité,
d’une université, en faveur de l’art moderne. De même, en présentant des créations
aussi diverses, ils prouvent l’étendue des possibilités et la pertinence de l’intégration
des arts dans l’espace public ou privé.
La Triennale de Milan
Hormis ces quelques réalisations et expositions, deux événements importants
se trouvent longuement relatés dans la revue : la neuvième Triennale de Milan et la
Cité universitaire de Caracas. Pour évoquer l’événement italien, un article expose
avec ferveur diverses créations s’intégrant dans l’architecture321. Cinq pages
composées essentiellement de photographies montrent des œuvres en situation. On
voit ainsi un luminaire spatial au néon, un plafond lumineux, un autre en relief, des
peintures murales réalisées pour un magasin, un restaurant ou un studio, une
sculpture pour une façade de garage, des intérieurs et des extérieurs d’immeubles,
une station-service, une devanture de magasin… Les photographies ne présentent
donc pas seulement des œuvres réalisées dans le cadre de la Triennale.
Piero Dorazio signe le texte qui accompagne les illustrations ; trois rapides
paragraphes expliquent qu’en Italie, les réalisations des artistes d’avant-garde ont
formé le goût du public et que la Triennale de Milan a permis de présenter nombre de
projets et réalisations. Les photographies illustrent exactement ce qu’expose le texte,
soit aussi bien des travaux pris dans le cadre de la Triennale que des lieux
quotidiens dans lesquels prennent place peintures murales et sculptures.
320
Condition d’existence d’une galerie, rappelons-le.
Piero Dorazio, “La Triennale de Milan : les premières réalisations architecturales”, dans Art
ème
d’aujourd’hui, 3
série, n°2, janvier 1952, pp. 23 à 27.
321
261
La Cité universitaire de Caracas
Quant à la Cité universitaire de Caracas, exemple parfait d’intégration des arts
à l’architecture, elle rassemble en effet des œuvres de nombreux artistes présents
dans la Galerie Denise René. Celle-là s’en explique :
« Nous étions, Vasarely et moi-même, très amis avec l’architecte de
la Cité universitaire, Carlos Raul Villanueva. Nous avions un rôle
prépondérant dans l’évolution de la vie artistique au Venezuela.
C’est nous qui avons révélé certains artistes, comme Sotto par
exemple. Nous étions à la base de toute cette histoire artistique, de
l’aventure de l’art abstrait au Venezuela. Vasarely qui était très
réputé, qui était comme un chef de file, a ouvert la porte. »322
Deux articles annoncent la réalisation du centre culturel de la Cité universitaire
de Caracas. Il s’agit de la critique par Michel Seuphor323 de l’exposition des projets
pour Caracas, au musée d’Art moderne à Paris, et de l’encadré324 terminant le texte
de Roger Bordier, “L’Art est un service social” dans le numéro consacré à la
synthèse des arts325. Cette note explique que les photographies du site sont arrivées
trop tard pour être diffusées dans le numéro. Il faut donc attendre la livraison
suivante pour découvrir cet ensemble exceptionnel. “Essai d’intégration des arts au
centre culturel de la Cité universitaire de Caracas”326 est un article composé de deux
textes et de nombreuses illustrations légendées327. Léon Degand, dans l’introduction,
ne cache pas son enthousiasme ; il le manifeste d’autant plus que toutes ces
créations se trouvent dans un lieu réservé à la jeunesse et à l’enseignement. Roger
Bordier, ne pouvant se baser que sur des photographies, reste quant à lui un peu
322
Voir entretien annexe VII.
ème
“Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°1, février 1954, pp. 28 et 29.
324
ème
“Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 31.
325
Art d'aujourd'hui, op. cit.
326
Sous ce titre sont cités l’architecte Carlos Raul Villanueva et les artistes Jean Arp, Armando
Barrios, André Bloc, Gonzalez Bogen, Alexander Calder, Pedron Léon Castro, Francis Conarvaez,
Henri Laurens, Fernand Léger, Balthazar Lobo, Matéo Manaure, Pascual Navarro, Alirio Oramas,
Antoine Pevsner, Hector Poléo, Victor Vasarely et Oswaldo Vigas.
327
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre 1954, pp. 1 à 6.
323
262
plus prudent. Il avoue pourtant son entière adhésion à la plupart des réalisations et
aux interactions de celles-là entre elles ou avec l’architecture.
On constate cependant que si le rédacteur se montre enthousiaste envers les
artistes venant de France (Antoine Pevsner, Victor Vasarely, Fernand Léger, Jean
Arp, Henri Laurens, André Bloc) et Alexander Calder, il l’est moins envers les artistes
qu’il qualifie de « locaux ». Il cite Pascual Navarro, Mateo Manaure – qu’il fait suivre
de « etc. » – dont les réalisations sont considérées comme « dignes d’intérêt mais
sans personnalité bien définie et sous l’influence absolue des artistes qui forment
l’école abstraite de Paris ». Le « etc. » correspond probablement à Armando Barrios,
Oswaldo Vigas et Alirio Oramas dont les photographies des œuvres sont reléguées
pour la plupart à la fin de l’article. On peut comprendre cette réticence de la part du
rédacteur qui doit juger des œuvres uniquement d’après leurs photographies ; il est
en revanche plus à l’aise avec celles des artistes qu’il connaît bien. Il l’admet luimême aujourd’hui :
« J’avais dû accepter [d’écrire l’article] en rechignant un peu. Je
voyais bien la nécessité d’en parler parce que c’était quelque chose
d’important mais s’appuyer seulement sur une documentation
photographique me paraissait un peu insuffisant. »328
Les illustrations qui accompagnent les textes montrent des sculptures mises en
relation avec une peinture murale, une mosaïque, un relief. On ne perçoit que très
peu d’éléments du bâtiment lui-même, on le devine sobre, laissant la part belle aux
nombreux muraux.
Le numéro spécial "Synthèse des arts"
Durant sa dernière année de parution, en 1954, Art d’aujourd’hui consacre à la
synthèse des arts un numéro dont la couverture aux rectangles jaune, bleu et rouge
place dès l’abord la livraison sous le signe du néo-plasticisme329 : la nouvelle revue,
328
329
Voir entretien annexes V.
ème
Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954.
263
Aujourd’hui : art et architecture est déjà en germe, avec ses nombreuses pages
ouvertes à la création industrielle. "La Synthèse des arts plastiques dans le passé"330
par Léon Degand ouvre le numéro sur un tour d’horizon de la synthèse des arts dans
l’histoire en partant des civilisations anciennes. Ce panorama tend à démontrer
l’évidence de l’intégration des arts dans l’architecture depuis les temples égyptiens,
les habitations romaines mais aussi les églises romanes, gothiques, Renaissance, ou
encore les palais baroques. Ce texte est suivi par celui d’Hans Ludwig C. Jaffé,
directeur adjoint des musées d’Amsterdam : "De Stijl"331. Il rédige un historique du
groupe, depuis sa fondation jusqu’à la mort de Théo Van Doesburg, qu’il éclaire de
très nombreuses citations d’articles de De Stijl. Le texte permet de faire un point sur
ce mouvement d’importance dans la synthèse des arts, mais il faut en revanche
noter que le Bauhaus n’est à peu près jamais mentionné.
La majeure partie du numéro est constituée d’un très long texte de dix-huit
pages écrit par Roger Bordier, à son initiative332. Composé de différentes parties (un
préambule, "Plastique de la construction", "De la méthode empirique d’Alvar Aalto
aux théories de Schöffer", "Les Collaborations", "Les Diverses applications", "Le
Dehors", "A propos de l’Eglise", "L’Expérience systématique", "Demain", et
"Caracas"), l’article est comme toujours très illustré, de photographies tant en noir
que colorisées, de dessins, d’études, etc. Le rédacteur lui-même a eu besoin de ces
nombreuses illustrations pour écrire son texte, accordant qu’à la revue, ils étaient
« bien documentés » pour réaliser leurs recherches. Il explique son travail :
« On
travaillait
par
correspondance,
par
recherches
dans
d’anciennes revues, par des souvenirs que certaines personnes
pouvaient avoir. Par exemple, je me rappelle avoir rencontré pour cet
article
Henri-Pierre
Rocher
qui
[…]
connaissait
bien
le
développement artistique moderne, il le connaissait en amateur. Je
glanais des renseignements ici ou là ; dans des milieux d’architectes.
330
Dans Art d'aujourd'hui, op. cit. pp. 2 à 5.
Dans Art d'aujourd'hui, op. cit. pp. 6 à 8.
332
Ainsi qu’il l’explique dans l’entretien en annexe V.
331
264
Claude Parent m’a beaucoup aidé, il avait des idées très
intéressantes sur le sujet. »333
Tout au long de l’article, Roger Bordier commente des exemples de cette
synthèse des arts pris dans tous les domaines : maisons particulières, immeubles
d’habitation, de bureaux, lieux de culte, salles de spectacle, établissements scolaires
et universitaires, usines. Le titre de son article est éloquent quant aux ambitions que
les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui mettent dans l’intégration des arts : "L’Art est un
service social". Il s’agit d’une solution bénéfique pour tous : les artistes d’abord qui
trouveraient là de nouveaux territoires d’expérimentations, d’expression et de
revenus, le public ensuite qui profiterait, au quotidien, de créations d’avant-garde.
L’art ne doit pas rester réservé à une élite intellectuelle ou sociale mais doit participer
à l’ouverture d’esprit de toute la population. C’est plein d’espoir en la synthèse des
arts que Roger Bordier écrit ces lignes :
« Quant [aux artistes], il n’est pas besoin de rappeler, je pense, ce
qu’ils peuvent gagner à retourner au grand œuvre. Et faire gagner à
tous. Il est une petite phrase, retenue un jour dans une critique au
hasard des lectures quotidiennes, et que je ne puis m’empêcher
d’évoquer chaque fois que se pose cette question. L’auteur ironisait,
assez lamentablement, sur l’art considéré comme un service social.
Autrement dit, il estimait que l’artiste qui va vers le mur, vers
l’extérieur, vers l’architecture, donc vers la société, déchoit.
Il est évident que le peintre engagé dans la synthèse ne peut
raisonner exactement de la même manière que lorsqu’il se trouve
devant son chevalet. C’est bien ce qui réjouit ses détracteurs, qui
parlent volontiers de dépoétisation. Ces gens-là calculent la poésie
au mètre carré. Mesquins alors qu’ils prétendent défendre une liberté
intégrale,
ils
lui
mesurent
chichement
sa part
et
refusent
bourgeoisement de laisser sortir cet enfant terrible au delà de limites
que nous connaissons bien : celle du salon, du boudoir ou du
vestibule. [...] Il n’est pas davantage question de mépriser, encore
moins d’abandonner, l’œuvre individuelle, à caractère intime. On
333
Ibid.
265
peut même espérer que plus l’art en situation contribuera à
développer le goût du grand nombre, moins rares seront ceux qui
tiendront à animer leur cadre personnel de façon plus heureuse. De
mon point de vue, d’ailleurs, l’art est, de toute manière, un service
social. Il est une des bases de la qualité intellectuelle et par là
favorise les rapports des êtres entre eux. »334
On y retrouve le combat contre l’idée trop répandue qu’une œuvre véritable ne se
conçoit que dans l’isolement de l’atelier et sans être dépendante d’un quelconque
but. Le parallèle que le rédacteur établit entre peinture et poésie montre combien
cette vision de l’art est dépassée. Ces deux termes mis en présence amènent
immanquablement à l'esprit le célèbre « Ut pictura poesis » d'Horace (« La poésie
est comme la peinture ») qui depuis la Renaissance souffre d'un contresens
induisant qu'une peinture doit s'inspirer de la littérature, d'un récit. De plus, Roger
Bordier insiste sur le fait que la pratique de la peinture murale n’implique pas la
négation du tableau de chevalet mais en permet une alternative qui profitera au plus
« grand nombre » et non seulement à ceux qui peuvent en décorer leur « salon »,
leur « boudoir » ou leur « vestibule ».
L’humour de Pierre Guéguen contre l’"Anti-synthèse"
Il faut noter également l’article persifleur de Pierre Guéguen : "Antisynthèse"335 qui se moque des essais ratés de la synthèse des arts : bas-reliefs au
style archaïque plaqués sur une façade, décors encombrants pour bâtiments d’une
sobre architecture ; ou encore ce décrochement décoratif sur la tour de la Cité
universitaire de Mexico qui condamne visiblement les fenêtres d’un étage. La
recherche de l’esthétique n’est rien si elle ne s’allie pas au fonctionnel. Une flèche
pointe chacune des photographies de ces expériences malheureuses pour la relier à
une remarque mordante : « Tatouage sur pilotis », « Prométhée cherche des
334
335
“L’Art est un service social – Préambule”, dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, op. cit., p. 14.
Dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 34 et 35.
266
allumettes », « Oui, la sculpture est un vieil art » etc. C’est aux partisans d’un art d’en
traquer les contre-exemples pour qu’il n’y ait pas de méprise et afin de mieux en
défendre les réussites.
Si le texte prend ici un ton ironique, son auteur sait également user
d’arguments plus pragmatiques pour démontrer là où architecture, peinture et
sculpture n’opèrent pas une synthèse. Pour cela, il cite en exemple les plafonds
peints de la Renaissance que l’on ne peut admirer qu’en prenant le risque « de se
cogner aux gens et aux choses »336. Avec le même style direct et conservant le
même bon sens, Pierre Guéguen s’en prend au plafond de la Sixtine, connu de tous :
« Voilà donc un espace plastique d’il y a quatre siècles, révéré par
tous, qui premièrement est impossible à regarder, si beau qu’il soit à
voir, et qui, secondement, ne doit même pas être regardé, puisque
l’usager vient à la Chapelle Sixtine pour tout autre chose : suivre la
messe, le nez dans un missel ! […] Un espace plastique, si beau
qu’il soit, dans la définition duquel entre une part de torticolis, nous
ne pouvons plus y souscrire ! »
Il devient ainsi très clair que la synthèse des arts ne peut avoir lieu que si la
forme reste en parfait accord avec la fonction, la destination de la création. Pierre
Guéguen l’explique dans ce même texte, indiquant, de plus, l’importance des progrès
techniques réalisés durant le XXème siècle en faveur de cette intégration des arts
dans l’architecture :
« Le logis a pour charge d’acquitter des fonctions domestiques : abri,
chauffage, aération, clarté, nourriture, sommeil, repos, travail. Au
début du siècle, ces fonctions étaient mal réalisées, ce qui constituait
un véritable scandale à l’époque où l’industrie créait ces machines si
perfectionnées, si utiles. C’est alors que Le Corbusier lança son
fameux slogan : Le Logis, Machine à Habiter. Et pendant que le
public s’indignait, que l’on osât confondre ses belles façades en toc,
ses intérieurs en faux styles, avec une Royce ou un Yacht ou un
merveilleux Avion, les architectes modernes, collaborant avec les
336
"Une démonstration du Groupe Espace, l’exposition Architecture Couleur Formes à Biot (Côte
ème
d’Azur)", dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°6, septembre 1954, p. 18.
267
ingénieurs,
étudiaient
scientifiquement
les
Fonctions
de
l’Habitation et renouvelaient la notion de luxe, trop souvent
synonyme d’inconfort et de tape à l’œil, pour en faire une notion
d’adaptation large, logique, pratique, de l’habitation à la vie de
l’usager. »
De la synthèse des arts à l‘art dans le quotidien
Enfin, lorsque dans les pages d’Art d’aujourd’hui est publié le faire-part de
naissance d’Aujourd’hui : art et architecture, il se présente comme un manifeste. Sur
les douze sentences énoncées comme autant d’engagements sur les publications à
venir, trois vont très explicitement dans le sens de la synthèse des arts :
« Aujourd’hui montrera les relations étroites, qui tendent de plus en
plus
à
lier
les
œuvres
d’art
aux
créations
architecturales
contemporaines et recherchera les liens entre la peinture, la
sculpture et l’architecture. »
« Aujourd’hui recherchera dans les objets de la vie courante ceux qui
ont une valeur exceptionnelle d’ordre plastique. Peintres et
sculpteurs sont étroitement associés à la création des objets utiles
de la vie courante : mobilier, tapisserie, vitraux, appareils d’éclairage,
etc. »
« Aujourd’hui montrera que les chemins nouveaux de la technique et
de l’invention architecturale ont des rapports étroits avec l’art
abstrait. »337
Ainsi, Art d’aujourd’hui reste lié à la synthèse des arts par ses fondateurs
mêmes. Elle est prégnante dans l’histoire de la revue, par les sujets des articles et
par leur mise en pages. On remarque cependant que lorsque Art d’aujourd’hui
aborde l’intégration des arts dans l’architecture, cela concerne le plus souvent des
337
ème
“Faire-part de naissance”, dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°7, novembre 1954, p. 8.
268
bâtiments publics. En revanche, on ne trouve pas d’exemple de design (mobilier,
objets usuels) bien que celui-là soit alors en plein essor et qu’il contribue à une
amélioration esthétique du quotidien. On ne parle pas de commande à titre privé et
individuel ; la synthèse des arts ne peut être assimilée à la notion de propriété, de
collection, d’individualisme. Aujourd’hui va combler ce manque quitte à oublier que
« l’art est un service social ».
269
III. L’art pour tous : une vision sociale de l’art
« La critique éclairée et écoutée ne peut servir à faire
prendre conscience de leurs responsabilités à ceux qui
engagent notre avenir, mais elle peut provoquer dans le
public des réactions salutaires. Une information précise,
une éducation constante des masses sur des questions
difficiles mais essentielles, voilà un travail à accomplir. »1
Art d'aujourd'hui n’évolue pas dans un monde clôt, celui des seules querelles
esthétiques ; il s’inscrit dans une époque et participe à un mouvement intellectuel. La
revue prend le relais des courants de pensée qui œuvrent pour rendre l’art
accessible au plus grand nombre. L’héritage est ancien et les applications,
nombreuses, multiples et parfois même contradictoires. On le constate dans les arts
visuels avec la doctrine du réalisme socialiste qui défend les mêmes convictions
mais
par
une
expression
plastique
radicalement
opposée
à
l’abstraction
géométrique.
Au-delà de ces idées altruistes – et certains diraient « en-deçà » –, un autre
type de création s’installe durablement dans le quotidien. Il n’est pas identifiable dans
la forme, il évolue vite et s’adapte aux nouvelles technologies si séduisantes, touche
à tous les domaines et remporte une vive adhésion dans les milieux populaires.
Cette éclatante réussite à rassembler les foules ne conquit pourtant pas
l’intelligentsia. Il s’agit de l’art de masse qui devient le réceptacle de toutes les
suspicions – perte des cultures populaires, abêtissement des foules, cupidité des
producteurs.
Le terme de cette étude replace ainsi une revue engagée dans les réflexions
sociales de son temps. Au fil des pages d’Art d'aujourd'hui trois grandes orientations
se dessinent pour que se réalise cette mission de l’art pour tous. Amener la création,
dans sa pluralité, au plus près de chacun jusque dans son quotidien ; proposer dès
le plus jeune âge un enseignement artistique dans les établissements scolaires ; et
1
André Bloc, "Pour une critique architecturale", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1965, cité
dans Aujourd’hui n°59-60, décembre 1967, p. 33.
270
enfin, œuvrer tant pour la jeune création que pour son public potentiel en insistant
sur le rôle didactique que doivent accomplir les musées d’art moderne. Que reste-t-il
aujourd’hui de ce triptyque idéal ?
271
1. Pour un art social
« Ils réclament pour l’harmonieux développement de
toutes les activités humaines la présence fondamentale
de la plastique. »2
La synthèse des arts a-t-elle toujours été liée à cette volonté de rapprocher art
et public qui anime les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui ? Partant des notions d’œuvre
commune, d’œuvre d’art totale, voire du Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, ce
désir d’un retour au travail collectif de la fin du XIXème au début du XXème siècle et
l’adéquation qu’il peut trouver avec un contenu social, sont étudiés. Cela afin de
replacer les aspirations d’Art d'aujourd'hui dans une continuité artistique, d’en voir les
similitudes et les évolutions.
Dans la période d’après-guerre la croyance en la possibilité d’un monde
meilleur grâce à un contact permanent avec les arts devient plus présente. Des
initiatives fleurissent ou se renforcent comme l’essor des ciné-clubs ou la
décentralisation théâtrale, et l’on perçoit une préoccupation semblable dans les
réflexions des intellectuels.
Beaucoup de ces intellectuels sont au moins des sympathisants voire des
militants du Parti communiste français qui conserve une influence considérable.
Pourtant, si ses idées séduisent aussi artistes et critiques, qu’en est-il de son
esthétique, le réalisme socialiste, esthétique figurative et empreinte d’un fort contenu
social, sur les créateurs d’avant-garde ?
2
"Manifeste du Groupe Espace", dans Art d'aujourd'hui, 2
couverture.
ème
série, n°8, octobre 1951, deuxième de
272
a. Œuvre commune et bien commun
Comme il a été vu longuement, Art d'aujourd'hui en tant qu’organe de
l’abstraction géométrique se fait l’héritier de cet art abstrait des années 1910 et 1920
qui fut porté par l’aspiration de le rendre accessible au plus grand nombre. Héritier
également, cela va de soi, de De Stijl et de l’école du Bauhaus où s’expérimentent
ces idées, Art d'aujourd'hui n’aborde pourtant que rarement de manière frontale
l’école de Walter Gropius ; mais elle se devine au long des textes, telle une pensée
assimilée3. Claude-Hélène Sibert, dans un article consacré à Jean Leppien, la
considère comme une évidence : « L’histoire du Bauhaus n’est plus à écrire, ni
même à raconter. Nous la connaissons tous »4. Au-delà même de l’histoire de
l’école, c’est son enseignement que l’on retrouve depuis l’œuvre réalisée en
commun, les liens à nouer entre l’artiste et l’artisan, jusqu’à l’art pensé en direction
d’un public populaire.
3
Grâce au travail effectué par le Centre allemand d’Histoire de l’Art - qui consiste à alimenter une
banque de données recensant les références à l’Allemagne citées dans les revues d’art de la période
qui nous intéresse - nous avons réalisé une recherche par mots clefs dans Art d’aujourd’hui. Les
termes retenus étaient : mission sociale de l’art, synthèse, intégration de la sculpture, peinture et
typographie, De Stijl, Bauhaus, artistes allemands en France, et artistes français en Allemagne. Sur
les trente-six numéros d’Art d’aujourd’hui, le mot « Bauhaus » se retrouve dans quinze articles de neuf
livraisons différentes. De même, dix-neuf textes et un numéro spécial Allemagne - comprenant huit
articles - ont été étudiés d’après ce fichier : ce terme est mentionné trente fois dont douze dans
l’article Les Peintres du Bauhaus. Ces données nous poussent donc à conclure que le terme de
« Bauhaus » est quasi inexistant d’Art d'aujourd'hui. Pourtant, la ligne de la revue est en filiation
directe avec les idées de l’école de Weimar. C’est donc plus subtilement qu’il nous a fallu chercher la
présence du Bauhaus dans la revue lors de notre participation à la table ronde France Allemagne
1945-1960, les transferts artistiques et culturels, en mars 2003. La recherche s’est faite non sur les
termes mais sur les idées développées. C’est en cela que nous pouvons affirmer que les
enseignements du Bauhaus relèvent pour les animateurs d’Art d'aujourd'hui, d’une pensée assimilée.
4
ème
Art d'aujourd'hui, 5
série, n° 1, février 1954, p. 19.
Rappelons qu’avec la création des Congrès Internationaux d’Architectures Modernes (CIAM) en 1928
qui réunissent des architectes de tous pays, dont Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Walter Gropius,
Mies van der Rohe, Hannes Meyer et Gerrit Rietveld, les idées circulent très vite.
273
Un héritage des années 20
L’œuvre commune, Walter Gropius l’envisage comme un point de départ à la
création et il l’exprime dès 1919 dans le manifeste de l’école :
« Architectes, peintres et sculpteurs doivent réapprendre à connaître
et à comprendre la forme complexe de l’édifice, dans sa totalité et
dans chacune de ses parties ; leurs œuvres alors s’imprégneront à
nouveau de l’esprit architectural qu’elles ont perdu dans les salons.
[…] Formons donc une nouvelle corporation d’artisans, sans la
prétention de classes qui dresse un mur d’arrogance entre artistes et
artisans ! »5
On reste ici assez peu éloigné d’un autre texte publié trente-deux ans plus tard dans
Art d’aujourd’hui. Il introduit le Manifeste du Groupe Espace :
« La
dissociation
des
arts
plastiques :
peinture,
sculpture,
architecture, est un fait déplorable mais tellement admis par les
artistes, les critiques et le public, que les essais les plus timides pour
replacer les arts dans la vie courante apparaissent, à beaucoup,
comme des audaces inutiles. »6
Toujours dans le Manifeste du Bauhaus, Gropius exhorte les artistes à se
tourner vers l’artisanat :
« Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous revenir à
l’artisanat ! Car "l’art n’est pas un métier". Il n’y a pas de différence
essentielle entre l’artiste et l’artisan. L’artiste est une amplification de
l’artisan. »7
Cette mise en avant de l’artisanat se retrouve dans Art d'aujourd'hui8 ; et d’une
manière générale, la revue refuse de faire des hiérarchisations entre les différentes
5
"Manifeste du Bauhaus", 1919, cité dans Jacques Aron, Anthologie du Bauhaus, Bruxelles, 1995, pp.
57 et 58.
6
ème
ème
Art d'aujourd'hui, 2
série, n°8, octobre 1951, 2
de couverture. Signalons que lorsqu’André Bloc
ouvre l’assemblée générale constituante du Groupe Espace le 17 octobre 1951, il le fait en rappelant
les actions du Stijl et du Bauhaus.
7
Op. cit., p. 58.
8
ère
Léon Degand, "L’Artiste et l’artisan" dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°9, avril 1950 (numéro spécial
274
formes de créations et en aborde de très diverses (tatouage, timbre poste, tapisserie,
peinture foraine, etc.). Les parallèles entre les déclarations des enseignants ou
directeurs successifs du Bauhaus et les textes parus dans Art d'aujourd'hui
pourraient être poursuivis de la sorte. Dans cette logique de revenir au métier, on
constate en effet la même attention portée aux matériaux et à la technique, le désir
d’inclure les conclusions de l’ingénieur dans les recherches plastiques avec la même
ambition d’être résolument de son temps ou la volonté d’introduire la couleur dans
les diverses réalisations. Cette couleur se trouve abordée de manière quasi
scientifique par l’estimation des conséquences physiologiques et psychologiques sur
ceux qui la côtoient. Félix Del Marle y ajoute une fonction sociale lorsqu’il avance
qu’« il importe que la Couleur contribue à lier la vie collective de la cité à la vie
individuelle de ses habitants. »9
Un art pour le public populaire
Et c’est bien là que se rejoignent encore l’école du Bauhaus et la revue : la
nécessité d’un art pour le public populaire. Avec de grandes ambitions teintées
d’utopie pour les maîtres du Bauhaus10 et des visées plus accessibles dans Art
d'aujourd'hui, fortement marquées par l’exigence d’un didactisme à destination de ce
public. Là-dessus la revue rejoint les positions de Fernand Léger ; on retrouve dans
ses écrits et conférences cette idée que
« la peinture deman[dant] tout de même, comme toute chose
intellectuelle, une durée d’adaptation[, il] y a une période préliminaire
gravure), pp. 7 et 8.
9
ème
ème
"La Couleur au service de l’homme" dans Art d’aujourd’hui, janvier 1953, 4
série, n°1, 2
de
couverture.
10
On peut lire sous la plume de Hannes Mayer des propos pleins d’espoir que l’on retrouve chez
d’autres membres du Bauhaus : « Notre œuvre orientée vers la collectivité et ancrée dans les couches
populaires sera la démonstration d’une conception du monde. » "Bauhaus et société", dans Zeitschrift
Bauhaus, n°1, 1929, cité dans Jacques Aron, Anthologie du Bauhaus, op. cit., p. 217.
275
de confusion assez pénible dans laquelle le goût, le choix doivent se
11
former, se réaliser. »
Pour Léger, c’est d’abord tout bonnement un problème d’horaires et de temps à
consacrer à l’oisiveté. Il le répète :
« Cette situation est créée par l‘ordre social existant. Les loisirs des
ouvriers et des employés sont très limités. On ne peut pas leur
demander de passer leur dimanche à s’enfermer dans des musées.
Les galeries privées et les musées ferment leurs portes juste au
moment où les travailleurs sortent de leurs ateliers, de leurs usines.
Tout s’organise pour les éloigner des sanctuaires. Pour que cette
majorité d’individus puisse s’intéresser aux œuvres modernes il faut
leur donner le temps "pour cela". Dès qu’ils l’auront, vous pourrez
assister au développement rapide de leur sensibilité. »12
Les tentatives de Fernand Léger d’aller à la rencontre des ouvriers par des
conférences données dans les usines ne lui donnent pas satisfaction. Il regrette
également de constater que l’ouverture du musée du Louvre en dehors des heures
de travail se résume à une ruée vers La Joconde13. Aussi le contact ne peut s’établir,
lui semble-t-il, que par la peinture murale, la couleur dans l’architecture, mais cela
s’avère être pour Léger, comme l’indique Olivier Cinqualbre, « un rendez-vous à
jamais reporté »14. L’artiste a de nombreux projets, encore plus d’idées sur la
question et se trouve pressenti voire engagé pour différents programmes. Mais peu
aboutissent ou, tout au moins, dans l’ampleur qu’il avait escomptée15 ; et ce, même
lorsqu’il travaille avec Le Corbusier. L’architecte dont les multiples talents pourraient
faire de lui une incarnation de la synthèse des arts16, place en effet ses recherches
11
"A propos du corps humain considéré comme un objet (1945)" dans Fonctions de la peinture, Paris,
1997, p. 232.
12
Ibid., p. 231.
13
"Peinture murale et peinture de chevalet (1950)", dans Fonctions de la peinture, op. cit., p. 282.
14
"Un rendez-vous à jamais reporté : Léger et l’architecture", dans Fernand Léger, Paris, 1997, p.
259.
15
Pour un regard sur ces divers projets, se reporter au texte d’Olivier Cinqualbre cité ci-dessus.
16
Nous évoquons le sujet au conditionnel car selon Roger Bordier : « Le Corbusier […] ne voulait pas
entendre parler de synthèse des arts ; c’était très curieux. Il m’avait plutôt parlé des rapports entre
l’urbanisme et l’architecture […]. Alors que quand j’abordais la synthèse des arts, il me répondait : "Je
276
sur l’habitat social et sur l’apport de la couleur dans l’architecture17. Mais plutôt que
de s’adjoindre les talents d’un artiste, Le Corbusier mène son travail avec les
architectes-designers Charlotte Perriand et Pierre Jeannneret.
Pour une amélioration des conditions de vie
Ensemble ou séparément, ils s’interrogent sur l’amélioration des conditions de
vie qui passerait par une amélioration du confort domestique. Dans ce but, est fondé
le Congrès international d’Architecture Moderne (CIAM) en 1928 – avec la
participation de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret – afin de promouvoir une
architecture et un urbanisme fonctionnels, en réaction au développement anarchique
des villes18. De même, les trois créateurs présentent au Salon d’automne de 1929 un
ensemble de mobilier modulable sous le nom d’« Equipement intérieur de
l’habitation ». Il s’agit d’envisager de manière globale ce qui constitue le quotidien
afin d’y apporter, par l’objet (depuis le bâtiment jusqu’à l’ustensile), confort et
modernité. Si le propos peut paraître teinté d’utopie, leurs réalisations démontrent au
contraire une prise en compte précise du contexte. La loi Loucheur du 13 juillet 1928
incitant les familles à devenir propriétaires par des aides de l’Etat et lançant un vaste
programme de constructions à bon marché et à loyer moyen, amène Le Corbusier et
son équipe à travailler à la réalisation de maisons ouvrières. Charlotte Perriand, au
cours de ses recherches, comprend combien l’espace est important pour la sérénité
du quotidien ; elle s’attache alors à la conception de rangements, sous forme de
« murs utilitaires »19, afin de ménager des zones de vide dans l’habitat. C’est donc
en commençant par le mobilier – modulable – que Le Corbusier envisage la
ne vois pas du tout. Quelle synthèse ? On met une sculpture là ou une peinture là." Organiquement, il
n’imaginait pas qu’une synthèse puisse être concevable. » Voir entretien annexe V.
17
Il réalise notamment en 1931 puis en 1958 pour la société suisse de papiers peints, Salubra, une
gamme de couleurs pour l’architecture : les Claviers de couleurs.
18
ème
En 1933, le 4
CIAM aboutit à la Charte d’Athènes qui développe quatre préceptes majeurs
(constituant le style dit « International ») : un maximum de rendement, la modularité, le concept de
zone et la préfabrication des éléments. Cela afin de pouvoir habiter, travailler, se divertir et circuler.
19
Arthur Rüegg, "Les « cellules vitales » : cuisson et sanitaire", dans Charlotte Perriand, Paris, 2005,
p. 130.
277
réalisation de ces maisons ouvrières. Cependant, le ministre du Travail, de l'Hygiène,
de l'Assistance et de la Prévoyance sociale, Louis Loucheur, ne reste pas assez
longtemps en place pour qu’un prototype voit le jour : « La rencontre du public
modeste et de l’architecture moderne n’eut pas lieu »20.
L’Unité d’habitation à Marseille
Cette réflexion se poursuit pourtant avec « L’élément biologique : la cellule de
14 m² par habitant » qui, partant d’un travail théorique, devient une étape dans la
réalisation de la Cité radieuse à Marseille. Le Corbusier conçoit son Unité
d’habitation en réponse aux besoins de ses futurs occupants qu’il projette dans un
quotidien moderne. Depuis l’émancipation de la femme qui ne peut plus consacrer
ses journées aux tâches ménagères ni aux enfants, jusqu’aux commodités
domestiques qui doivent être accessibles à tous :
« Et, ici, pour Marseille, notre équipe d’ingénieurs et d’architectes a
connu ce que cela représente comme casse-tête chinois de fournir à
l’habitation, isolation phonique et thermique, eau, gaz, électricité,
évacuation des ordures et des odeurs de cuisine, chauffage et
fraîcheur, et cela non pas à la simple famille d’un honnête client,
mais à une communauté de mille six cents habitants, entrés tous par
la même porte. »21
Cette nouvelle qualité de vie qui n’est pas seulement pensée comme un ensemble
de prouesses techniques mais apporte un certain art de vivre. Dégagés de nombre
de leurs préoccupations journalières (garde d’enfants, lessive, stationnement,
circulation, sécurité, promiscuité, etc.), les habitants peuvent se consacrer à leurs
occupations. Car Le Corbusier imagine pour la Cité radieuse des individus qui
sauront cultiver tant leur corps que leur esprit22. On trouve d’ailleurs cette remarque
20
Ibid.
Le Corbusier, "Une unité d’habitation de grandeur conforme" dans L’Homme et l’architecture,
numéro spécial "Unité d’habitation à Marseille de Le Corbusier", n° 11 à 14, 1947, p. 6.
22
"Extrait du rapport de Le Corbusier à la commission du siège des Nations unies" dans L’Homme et
21
278
sous la plume de l’architecte André Wogenscky – qui participe à l’élaboration du
projet – : « On aimerait à voir chez les habitants de l’Unité d’habitation le goût des
œuvres plastiques si modestes soient-elles »23.
L’Union des Artistes Modernes (U.A.M.)
Ce souci de permettre à chacun de bénéficier d’un foyer harmonieux et peutêtre par conséquent, d’élever le goût de tous, a déjà poussé des créateurs à se
regrouper. Il en va ainsi de l’Union des Artistes modernes (U.A.M.) qui voit le jour en
1929 grâce notamment à Charlotte Perriand, Robert Mallet-Stevens et Francis
Jourdain en réaction à la Société des Artistes Décorateurs jugée trop conservatrice.
L’impulsion a été donnée en réaction à l’exposition des Arts décoratifs et industriels
qui malgré un énoncé bien prometteur n’avait fait que conforter une esthétique
appartenant au passé. En 1937, lorsque l’exposition internationale se place sous le
thème des « Arts et Techniques dans la vie moderne », les membres de l’U.A.M.
veulent démontrer ce que doit être une véritable collaboration entre art et technique.
Pour ce faire, un pavillon est consacré à leurs productions qui s’incrivent dans la
société qui leur est contemporaine, celle de l’industrialisation :
« Des artistes-créateurs, il y en a soi-disant partout. Mais des artistes
acceptant de se plier aux exigences de l’ingénieur et de l’industiel,
cela ne court pas les rues. Standardisation et normalisation sont les
points d’attraction pour agir utilement et immédiatement. Ce ne sont
pas des phénomènes nouveaux et monstrueux. La fabrication en
série a existé depuis que les hommes ont employé une machine, si
simple fût-elle. Le tour du potier date de loin… Quant à la
normalisation, elle n’est pas issue de cerveaux humains dégénérés.
C’est une loi de la Nature. »24
l’architecture, op. cit., p. 12.
23
André Wogenscky, "Regards sur l’Unité d’habitation" dans L’Homme et l’architecture, op. cit., p. 21.
24
Maurice Barret (membre de l’U.A.M.), "Le Pavillon de l’U.A.M. à l’Exposition" dans L'Architecture
d'Aujourd'hui, n°7, juillet 1937, p. 71 (cité dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1992, p. 671).
279
Une idée que Georges-Henri Pingusson, Président de l’association, reprend en 1949
dans un texte en forme de manifeste :
« Cette synthèse élargie de tous les arts a été et reste encore le
postulat majeur de l’U.A.M. Il affirme aussi que ce qui est beau et
bon pour un homme l’est pour tous et que la production en série doit
faire l’objet des recherches des artistes plus que la pièce rare. »25
Il ajoute à cette déclaration qui établit l’œuvre commune comme une quête
pour le bien commun, des ambitions que l’on a déjà pu voir avec la Cité radieuse qui
allie le beau à l’utile, le premier découlant forcément du second. Ce bien commun est
alors procuré par une réelle prise en compte des besoins de la population et une
précise adaptation des objets à ses nécessités. Des idées partagées par Paul
Breton, commissaire général du Salon des arts ménagers, défenseur d’un design
français26 : « C’est au foyer qu’il importe le plus, sans doute, de ne pas introduire le
laid, même en invoquant le confort et l’utilité. »27
Une esthétique de l’industrie à inventer
Inventer les formes de la modernité, les concevoir belles et pratiques, voire
pratiques donc belles, cela n’est pas une évidence dans une tradition de l’objet où la
référence reste le passé. Aux débuts de l’industrialisation on cherche d’abord à
adapter les nouvelles techniques à une esthétique préexistante. Or cette esthétique
est née de la technique qui a conçu l’objet, elle est liée à elle, aux gestes de l’artisan
(menuisier, potier, céramiste, verrier, etc.). Reproduire de telles formes après la
mécanisation et la mise en série rend la ligne de l’objet anachronique. Le germaniste
Henri Lichtenberger le note en 1916 :
« A ce point de vue, l’art industriel qui se développe dans le nouvel
Empire allemand au lendemain de la guerre de 1870 marque un
25
Cité dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1992, p. 673.
Il participe d’ailleurs à la création de Formes Utiles en 1949 et de l’Institut français d’esthétique
industrielle, en 1951.
27
Cité dans : Jacques Rouaud, "L’esprit Arts ménagers", dans Les Bons Génies de la vie domestique,
26
280
point culminant de mauvais goût. […] Par ses soins, on voit se
répandre partout le simili-bronze en zinc recouvert d’un enduit, le
simili-cuir en papier, les vitraux de papier transparent collé sur une
simple vitre et imitant les baguettes de plomb des vitraux
authentiques, […] les faïences lourdement décorées à l’aide de
décalcomanies, les moulures en papier mâché, les peintures imitant
le bois ou le marbre. »28
Cela afin de « pasticher les styles du passé » – renaissance, néogothique, baroque –
en dehors de toute « esthétique du monde de la machine »29.
Exemple de la verrerie Daum
On se trouve dans une période d’adaptation où l’industrie se préoccupe
davantage des aspects techniques de la production en série que d’invention des
formes30. On le constate par exemple avec la mise en série d’une partie de la
production de la verrerie Daum à Nancy. Cela passe par sa rationalisation en allant
vers des motifs simples, sans grandes recherches, en plaquant même un décor
traditionnel sur la forme. Les frères Daum ne vont pas se préoccuper de l’adéquation
du décor à la forme, ils vont au contraire décliner un même motif sur différentes
pièces31. S’ils ont recours à ce procédé jusque là impensable dans une production
Paris, 2000, p. 56.
28
L’Allemagne moderne, Paris, 1916, p. 378, cité par Guy Balangé, "De la belle forme à la
« Guteform » " dans Les Bons Génies de la vie domestique, Paris, 2000, p. 89.
29
Michael Audritzky, "L’Allemagne à l’aube du mouvement moderne", dans Les Bons Génies de la vie
domestique, op. cit., p. 105.
30
Dans la période d’après-guerre, une production naît, issue des nécessités de la Reconstruction.
Yvonne Brunhammer décrit le mobilier (dans "Quand l’art d’habiter se substitue au style", Paris-Paris
1937-1957, op. cit., p.679) comme « populaire, robuste et sympathique et qui était destiné à être
fabriqué en série », conçu dans « un style simple […] et fonctionnel » mais il ne parvient à séduire ni
les industriels, ni les usagers. Comme nous l’avons vu plus haut concernant l’architecture de cette
période, une majorité de la population préfère s’en référer à leurs habitudes d’avant-guerre. Yvonne
Brunhammer le constate même pour Art et Décoration : « Il est symptomatique de trouver dans les
pages de [cette] revue qui, depuis sa création en 1897, avait inlassablement défendu la création
contemporaine, des articles consacrés aux styles du passé ainsi que des reconstitutions ordonnées
par les décorateurs à la mode autour de meubles anciens, dans les demeures parisiennes. »
31
Christophe Bardin, "Les objets d’art courants 1891-1914", dans Daum, collection du Musée des
281
d’art, c’est qu’il répond à « un souci de rationalité et de rentabilité qui sied à une
industrie d’art où le problème est certes de produire de beaux objets mais également
de les produire de la manière la plus efficace possible »32.
Avec ces nouvelles productions une autre question se fait jour dans ce
domaine d’activité : ne plus s’adresser uniquement à une clientèle fortunée.
« L’art décoratif devient industriel et ce n’est qu’à cette condition qu’il
peut être l’embellissement de toutes les demeures, modestes ou
luxueuses. Ce n’est plus un art de caste. […] La beauté des formes,
des couleurs, facilement accessibles à tous, n’en perd point
cependant ses anciennes qualités artistiques : elle devient populaire,
mais elle reste artistique. L’ambition des artistes lorrains de rendre
belles toutes les choses utiles a été réalisée »33.
Il s’agit bien de faire entrer l’art dans le quotidien. De ce simple déplacement de la
création se dégagent différents points. Le désir de rendre la vie plus belle en y
introduisant de l’art s’y lit de prime abord. On place dans la contemplation et même
dans la simple fréquentation d’œuvres des vertus unificatrices. Néanmoins, cela
n’engage pas aux yeux de tous une participation du peuple. Jean Galard qualifie ces
créations issues de la collaboration entre différents corps de métiers, d’« aspiration à
l’art total ». Il poursuit : « [Elle] a inspiré des tentatives d’aménagement du cadre
quotidien de la vie, de façon à conférer à l’existence une qualité artistique
ininterrompue. »34 Il raconte l’Histoire d’un pauvre riche écrite en 1900 par
l’architecte Adolf Loos mettant en scène un riche amateur désireux de vivre dans un
appartement où tout ne serait qu’Art. Lorsque la demeure se trouve terminée,
l’architecte dit à son client : « Vous êtes complet », rendant le pauvre riche
« contraint de devenir spectateur de sa propre vie figée et terminée »35.
beaux-arts de Nancy, Nancy et Paris, 2000, p. 161.
32
Op. cit., p. 165.
33
Georges Mercy, "Enquêtes industrielles de L’Evénement. L’art industriel en Lorraine", L’Evénement,
4 septembre 1900, cité dans Daum, collection du Musée des beaux-arts de Nancy, op. cit., p. 165.
34
Jean Galard, "L’Art sans œuvre", dans L’Œuvre d’art totale, Paris, 2003, p. 163.
35
Ibid. p. 165. Au-delà de la fiction, on trouve ce témoignage de César Domela recueilli par Pierre
Descargues sur France Culture en 1984 : « J’ai été influencé par [l’atelier de Mondrian] et quand
j’étais à Berlin, j’ai même exécuté quelques intérieurs néo-plastiques, dont le mien. Avec le résultat
que ma femme et moi, on se rencontrait dans le café en bas, car on ne pouvait pas supporter de vivre
dans un tableau. » Ces propos sont transcrits dans les annexes de Mondrian ou l’abstraction blanche
282
L’Art nouveau
L’Art nouveau correspond à ce désir de « qualité artistique ininterrompue » et
amène les artistes à travailler en commun et à toucher à tout sans hiérarchie. Il se
développe dans toute l’Europe sous différentes dénominations : l’Arts & Crafts en
Angleterre, le Modern Style en Grande-Bretagne, le Jugenstil en Allemagne ou la
Secession en Autriche, entre autres. Tous ces mouvements permettent aux artistes
de s’impliquer dans l’architecture, dans l’architecture d’intérieur, dans la création
d’objets, de mobilier ainsi que dans l’art graphique. C’est aussi pour eux une
rencontre avec l’industrie et le travail en série. Cependant certains, prônant un retour
à l’artisanat plutôt qu’un élan vers les arts appliqués, entreprennent de tout réaliser à
la main. Ainsi de l’Anglais William Morris qui de ce fait, comme le remarque Serge
Lemoine, met son système en faillite puisque ses œuvres restent inaccessibles au
plus grand nombre36.
Or, selon Morris, pour être en harmonie avec le quotidien, l’art doit être créé
par et pour le peuple. Se dessinent déjà les contours de ce qui va animer les artistes
abstraits du début du XXème siècle : un art qui concerne l’ouvrier depuis son
élaboration jusqu’à son utilisation, un art qui s’adresse à tous, un art qui tire sa
qualité esthétique de sa fonctionnalité, un art qui décloisonne et va au-delà des
hiérarchies notamment entre artiste et artisan. Dans cette alliance entre artistes et
artisans, se lit une croyance en un Moyen Âge symbole d’une période d’union
puisque la notion d’artiste n’existait pas et que les grandes créations (entendons par
là, les cathédrales) étaient réalisées par le peuple, en direction du peuple et pour
instruire le peuple. La gravure de Lyonel Feininger qui illustre le manifeste originel du
Bauhaus d’avril 1919 représente une cathédrale. Cette école est fondée par Walter
Gropius dans les pas de l’école des Métiers d’Arts d’Henry Van de Velde ouverte à
Weimar en 1902 qui proposait de faire travailler ensemble artistes, artisans et
d’Arno Mansar, Paris, 2000, p. 182.
Ces expériences fictives ou réelles trouvent un écho, à une autre échelle, dans l’urbanisme. Là aussi,
la vie devrait se figer autour des œuvres installées à un carrefour ou sur une place car l’évolution de
ses entours brise l’harmonie, défait les proportions, détruit la composition de l’ensemble. Et l’œuvre
devient alors violemment inadaptée à son lieu d’accueil.
36
Serge Lemoine, "Mondrian - De Stijl", dans Cours organique d’art contemporain, n.p., 1983-1984,
283
industriels. A cette même période est créée l’association Deutscher Werkbund qui
réunissait architectes, artisans et industriels avec pour ambition de réaliser des
objets du quotidien associant esthétique et fonctionnalité, l’esthétique découlant
d’ailleurs, une fois encore, d’une juste adéquation de la forme à la fonction.
L’industrialisation que connaît le XIXème siècle métamorphose la société
économiquement, socialement, transforme la ville, les habitudes et amène les
artistes vers de nouveaux questionnements : les arts, déhiérarchisés, s’entremêlent,
les créateurs sortent de leur atelier, s’unissent dans le travail, avec l’ambition
d’insuffler le goût aux foules. Les artistes se succèdent, des mouvements naissent
avec des préoccupations plastiques propres à chaque période mais ce désir de
rendre l’art à la vie reste ancré. Cela évoque également le Gesamtkunstwerk de
Richard Wagner, cette notion d’"œuvre d’art totale" qu’il applique au théâtre lyrique
dans son texte L’Œuvre d’art de l’avenir (1849). Né de la collaboration de différents
talents dans diverses disciplines, ce Gesamtkunstwerk devient également pour les
spectateurs « […] l’idéal d’un art salvateur, capable de rétablir ou de recréer l’unité
perdue (métaphysiquement ou socialement) »37.
b. Le reflet d’une époque
Retrouver l’union sociale grâce aux arts demeure une volonté – ou une utopie
– qui resurgit périodiquement à travers les siècles depuis le siècle des Lumières. Ce
dessein prend pourtant de l’ampleur avec l’après-guerre, période marquée par une
recherche de symboles puissants. L’enrichissement culturel de l’individu le sort de
son quotidien, l’élève dans ses pensées et peut contribuer à lutter contre la mise en
place de régimes totalitaires. De plus, se révèle le désir de retrouver le prestige de la
France et de le partager. Ensuite, des valeurs telles que celles de la résistance, de la
liberté, de la souffrance, peuvent trouver dans les arts, le moyen de leur expression
voire de leur exaltation. Enfin, bien entendu, les arts plastiques et l’architecture
Bibliothèque Kandinsky.
284
trouvent dans la Reconstruction un terrain potentiel d’expérimentations, du moins en
théorie car, nous le savons, leur mise en pratique n’est que peu effective. Ainsi,
fortes de tous ces paramètres, de nombreuses initiatives aboutissent ou prennent un
essor sans commune mesure à cette époque : la décentralisation théâtrale, les cinéclubs, l’ouverture du musée d’Art moderne, la création du Domaine musical de Pierre
Boulez, ou encore des associations comme Peuple et Culture ou Travail et Culture :
« L’accession du Peuple à l’œuvre d’art est un problème qui est dans
l’air, qui est partout »38
Art d'aujourd'hui, maillon d’une chaîne
Dans cette même dynamique de démocratisation, on s’attache également à
valoriser la culture populaire. L’important reste de se retrouver dans un patrimoine
commun ou, mieux, dans l’intérêt et la fierté de ce patrimoine. On partage cette idée
aussi bien au sein des formations communistes que des groupements chrétiens. Et
la façon qu’ont les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui de comparer les artistes aux
ouvriers plutôt qu’à des génies inspirés montre combien ce rapprochement paraît
valorisant. Dans leurs choix, également, de traiter tous les arts avec le même sérieux
en consacrant des articles aux affiches, aux graffitis ou aux tatouages. Les
photographies qui illustrent ces textes montrent des murs fatigués, des ouvriers
tatoués ou encore, dans "Rencontres fortuites", les photographies d’Edouard Boubat
mettent en parallèle tableaux et scènes ordinaires. En valorisant ainsi le quotidien
populaire, on crée, peut-être même sans le préméditer, des attaches familières qui
donnent confiance ; tel un hameçon qui happerait le lecteur depuis son univers pour
lui en proposer des projections esthétiques.
Il faut cependant préciser qu’Art d'aujourd'hui, par sa nature même de revue
d’art, ne s’adresse pas directement à l’ouvrier. On ne cherche pas à s’adapter à un
lectorat populaire même si l’attrait des couvertures couleurs et originales, de la mise
37
38
Jean Galard et Julian Zugazagoitia, "Introduction" à L’Œuvre d’art totale, Paris, 2003, p. 6.
Fernand Léger, "L’art et le peuple", conférence prononcée à la Sorbonne pour l’association Travail
285
en pages moderne et des nombreuses illustrations font parties intégrantes de sa
conception. Sa particularité en matière d’art pour tous, réside dans le fait d’affirmer
que l’avant-garde n’est pas l’apanage de l’élite, qu’elle peut irradier dans tous les
milieux comme on le présuppose des œuvres reconnues et du patrimoine. Mais les
animateurs de la revue, bien que très actifs dans la promotion de l’avant-garde, ne
vont pas œuvrer dans des quartiers populaires comme leur engagement aurait pu le
laisser supposer. Le lecteur d’Art d'aujourd'hui est potentiellement un amateur d’art,
peut-être bénévole d’une association culturelle, un artiste, un galeriste, un critique,
un enseignant, un directeur de musée. Les textes de la revue s’apparentent alors à
de la théorie que ces lecteurs doivent appliquer ; et les pages hors-texte
apparaissent dans cette optique comme l’équivalent d’un matériel pédagogique à
l’intention des enseignants.
Dans une société en pleine mutation, peut-être est-il préférable que chacun
joue son rôle de fidèle maillon d’une chaîne qui conduit à la jouissance des œuvres.
La guerre associée aux changements qu’elle a provoqués, se répercutent sur l’art et
la culture. Les artistes ne peuvent plus créer comme ils le faisaient jusque là car
même leurs techniques connaissent des évolutions et des possibilités différentes.
Cela a été constaté avec la série "L’Art et la manière" proposée par Roger Bordier :
André Bloc emploie du polyester dans ses vitraux, Jean Dewasne exprime l’évidence
pour l’artiste de rester en lien avec son temps et que dire des sculptures électriques
de Nicolas Schöffer ? Le parallèle s’impose avec la musique qui joue de la
sérialisation, du mixage, du montage, du collage, de l’accélération ou du
ralentissement d’une mélodie ou de l’enregistrement de bruits quotidiens. Les artistes
ont envie d’entraîner le spectateur dans leurs démarches ; de ces profonds
changements naît le besoin de dialoguer, de se faire comprendre. Pourquoi les
artistes du début du XXème siècle – à l’origine de tant de bouleversements plastiques
(fauvisme, cubisme, abstraction) et théoriques (Dada, surréalisme, ready-made) –
n’ont-ils visiblement pas eu pour préoccupation de tisser des liens avec un public qui
leur soit propre ?39
et Culture, retranscrite dans Arts de France, n°6, Paris, juin 1946, pp. 36-42.
39
Ce n’est, en tout cas, pas ce que retient l’Histoire qui s’arrête sur les communautés d’artistes de
Montparnasse et Montmartre, les échanges et les concurrences entre créateurs, leurs liens avec
286
La démocratisation cuturelle : une préoccupation devenue politique
Ce dessein philanthropique, s’il a parcouru le temps, prend une ampleur toute
différente sous le Front populaire40, et surtout, il devient politique. Si l’État se mêle de
culture, il ne peut désormais le faire qu’avec la finalité de rendre l’art accessible à
tous. Jusque là, en France, les liens qui unissaient les arts et le pouvoir se trouvaient
souvent confinés à un rapport de faire valoir du second par les premiers. Roger
Lesbats diagnostique d’ailleurs, dans cette subordination une perte entre public et
artistes :
« Qui s’étonnera que cet homme nouveau traite sans ménagement
les choses de l’intelligence et de l‘imagination ? […] Son appréciation
repose encore sur un fonds de rancune : il n’oublie pas que l’art fut
généralement un privilège de la puissance ou de la richesse, parfois
même un symbole de despotisme. […] Entre cet homme nouveau et
l’artiste, il ne peut y avoir évidemment ni estime, ni confiance, ni
compréhension. […] »41
Encore faut-il différencier, parmi les actions orientées vers le peuple, celles,
sociales, abordées ici, de celles, uniquement politiques, qui visent à unir un peuple
en le rassemblant autour d’un patrimoine culturel. Un besoin d’union nationale se
ressent dans la période très trouble qui nous occupe, depuis ses règlements de
comptes liés à la période de l’Occupation jusqu’à ses manifestations ouvrières. Mais
bien que l’État inscrive dans le préambule de la Constitution de 1946 l’accessibilité à
la culture égale pour tous, dans les faits, l’urgence se situe d’abord ailleurs que dans
la Culture, ensuite, dans la préservation des monuments ainsi que dans le
recensement et le retour des œuvres mises à l’abri ou spoliées. Le travail de
médiation s’opère donc, pour l’essentiel, en dehors des institutions. Il est réalisé par
des galeries, des critiques et des artistes mais aussi par des bénévoles souvent
réunis depuis la Résistance et formant des réseaux qui couvrent le territoire et offrent
critiques et galeristes, alimentant une fois encore le mythe de la bohème.
40
Sur le sujet, se référer à Pascal Ory, La Belle Illusion, Paris, 1994.
41
"L’Art et la vie collective – Il y a une centaine d’années, l’art s’est séparé de la vie. – A quelles
conditions l’artiste et le public pourraient se réconcilier ?" dans Les Problèmes de la peinture, Lyon,
287
aux populations représentations théâtrales, expositions, concerts, conférences, etc.
On pense surtout à l’association communiste Peuple et Culture fondée à Grenoble
en novembre 1944 et à Travail et Culture, avec une orientation plutôt catholique. Ces
deux formations œuvrent ainsi non avec l’ambition de contenir une population par la
culture mais bien dans le sillage altruiste des valeurs de la Résistance.
Sur ce terreau d’idéaux et de foi germent, fertilisés même par les contraintes,
galeries, revues et salons, compagnies théâtrales, ciné-clubs, ensembles musicaux,
etc. On reste là encore dans la lignée des idées du Front populaire qui ont réinvesti
les politiques culturelles depuis la Libération. Les mesures mises en place touchaient
tant les artistes par des aides à la création (littéraire et radiophonique), que les
usagers grâce à des tarifs abordables dans les théâtres, des horaires d’ouverture en
nocturne au Louvre, des thématiques très accessibles comme une exposition
prestigieuse et accrocheuse consacrée à Vincent Van Gogh ou la réalisation du
musée des Arts et Traditions populaires. Mais au-delà de toutes ces actions ciblées,
la plus importante restait, bien entendu, l’instauration des congés payés qui
permettaient de jouir d’un nouveau temps libre, notamment en l’occupant par des
activités culturelles. Le théâtre était déjà devenu le lieu où s’exprimait et
s’expérimentait le plus cette notion de démocratisation de la culture. Il a pu se
développer grâce à la décentralisation. Une mesure généreuse qui coûtait moins
cher que bien d’autres projets comme la construction de musées ou de bibliothèques
en régions42.
La décentralisation théâtrale
Avant cela, déjà, de 1925 à 1929, Jacques Copeau et les Copiaux ont arpenté
les routes pour amener le théâtre à ceux qui n’y avaient pas accès. On retrouvait
d’ailleurs à cette époque ce même souci prosaïque dans le domaine de la lecture
avec la création des bibliobus qui desservaient les zones rurales. Les Copiaux
1945, p. 357.
42
La Direction des bibliothèques de France est néanmoins fondée à la Libération et permet de
centraliser les efforts d'organisation jusque là très éparpillés.
288
réalisaient un important travail d’approche et de familiarisation avec le public en
s’installant dans les villages, en participant aux vendanges ou aux grandes fêtes
populaires43, en haranguant la foule comme le faisaient les bateleurs pour vanter leur
spectacle, et en s’inspirant des traditions locales pour monter leurs pièces. Cette
expérience se poursuivit grâce à la "Compagnie des Quatre-Saisons" créée par Jean
Dasté, Maurice Jacquemont et André Barsacq qui choisirent de rester en province et,
en plus, de tourner :
« Un de nos principaux objectifs, c'est l'implantation en province.
Nous entendons par là, non pas promener des tournées rapides
dans les principales villes, mais choisir chaque année une province,
nous y installer pendant quatre mois, prendre d'abord connaissance
avec le pays et ses habitants, composer des spectacles pour ce
public. »44
Les fêtes populaires – largement facilitées par le sous-secrétaire d'État aux
Sports et aux Loisirs du Front populaire, Léo Lagrange – permettaient à la
compagnie de présenter ses spectacles. Les artistes apprivoisaient le public en lui
prouvant qu’ils n’étaient pas si éloignés que ça les uns des autres45. Le Front
populaire ne perdura pas mais force est de constater, avec Pascal Ory, que Vichy
poursuivit la décentralisation théâtrale entamée en 1936. Enfin, Jeanne Laurent,
sous-secrétaire des Spectacles et de la Musique à la direction générale des Arts et
des Lettres en 1946, œuvre pour une démocratisation du théâtre. Alors que les choix
du public populaire se partagent entre grands textes classiques et répertoire du
Boulevard, elle incite différents hommes de théâtre à s’installer en province et invite
les grands critiques de la presse nationale à s’y rendre. Jean Dasté en devient un
des pionniers, d'abord à Grenoble de 1945 à 1947 puis à Saint-Étienne.
La démarche de Jean Dasté à La Comédie de Saint-Étienne est intéressante
ici car elle n’est pas bien différente de l’action d’Art d'aujourd'hui dans son domaine.
L’homme de théâtre commence, en effet, sa programmation par des classiques afin
43
Comme par exemple les célébrations du vin en Bourgogne ; Copiaux vient de la déformation du
nom "Copeau" par les Bourguignons.
44
Jean Dasté, Bulletin des Amis du Théâtre des Quatre-Saisons, juin 1937.
45
C’est une démarche que l‘on retrouve ensuite dans Art d'aujourd'hui qui associe artistes et ouvriers.
289
de rassurer le public et de l’inciter à venir, tout comme les rédacteurs d’Art
d'aujourd'hui consacrent deux numéros de la première série à des rétrospectives
didactiques sur la peinture et la gravure, puis, l’année suivante, sur la sculpture.
Dasté utilise aussi l’atout de la comédie ; Molière permettant de réunir le classique à
la comédie. Le souci constant de Dasté pour son public le mène à inventer de
nouvelles formes de représentation. Ainsi use-t-il de poésies, chansons, mimes mais
aussi de masques, de musiques et de décors suggestifs pour toucher la population,
soit dans des intermèdes, soit au début du spectacle qui peut être, aussi, une
présentation orale de la pièce à venir. L’important est de donner des repères afin que
chacun puisse ensuite donner libre cours à son émotion. Là encore, on retrouve des
principes d’Art d'aujourd'hui tant dans la manière de soigner la présentation, d’en
inventer des originalités que dans le didactisme. Rien d’étonnant non plus à ce que
Jean Dasté propose rapidement aux enseignants d’initier leurs élèves aux pratiques
théâtrales :
« Avec de nombreux enseignants, nous croyons qu'apprendre à
exprimer avec simplicité et vérité un sentiment ou un texte peut aider
à l'épanouissement des jeunes êtres, but de l'éducation. »46
Le théâtre connaît un grand succès dans l’après-guerre. L’activité de Jean
Vilar, initiateur du festival d’Avignon en 1947 puis directeur du Théâtre national
populaire (TNP) en 1952 au Palais de Chaillot à Paris, en est une belle preuve. Le
festival apparaît comme une bouffée d’enthousiasme salutaire aux Avignonnais, aux
festivaliers et au monde du théâtre. Il se rêve en salles métissées tout comme, plus
tard, le TNP qui propose de grands textes à un large public, mais la réalité n’est peutêtre pas à la hauteur de l’ambition. Vilar considère le théâtre comme un « service
public » qu’il compare à l’eau, au gaz et à l’électricité – tout comme une revue peut
titrer : « L’Art est un service social »47 ! Dans ce but, il favorise les abonnements,
diminue les tarifs mais aussi fait de la sortie au théâtre un acte simple qui ne
nécessite pas de porter costumes et robes de soirée, ou de donner un pourboire aux
46
Archives de la Comédie de Saint-Etienne.
ème
Roger Bordier, “L’Art est un service social”, dans Art d’aujourd’hui, 5
série, n°4-5, mai-juin 1954,
p. 13.
47
290
ouvreuses. Tout, depuis le cadre même du théâtre jusqu’aux usages, est revu en
fonction d’un public qui se considère étranger à ce lieu de culture.
Les Cinéclubs
Le cinéma, quant à lui, profite de la starisation des acteurs et actrices48 et
attire les foules. Ce faisant, un mouvement de cinéphiles se développe après les
années de frustration de la guerre durant lesquelles on projetait clandestinement des
films en 16 mm. Ces séances ne faisaient qu’alimenter un peu plus le besoin de voir
du cinéma, devenant de fait acte de résistance. Des cinéclubs se mettent alors en
place, s’organisent, s’associent, certains se fédèrent. Pierre Billard, président de la
Fédération française des Cinéclubs durant les années cinquante, raconte
l’organisation de ces quelques cent quatre-vingts cinéclubs affiliés49, projetant, dans
les cinémas commerciaux des villes, les films fournis par la Fédération (en
provenance de distributeurs ou de la Cinémathèque française)50. Ce qui retient
l’attention ici dans la mise en parallèle de diverses initiatives – tout en ayant celles
d’Art d'aujourd'hui en ligne de mire –, c’est le désir de dialogue et de débat avec le
public à l’issue des projections, la volonté d’accompagner une œuvre et d’en faire
découvrir d’autres, nouveautés et grands classiques. Dans ce but, des stages de
formateurs sont organisés afin de guider les soixante mille adhérents que Pierre
Billard définit comme étant constitués de « beaucoup d'enseignants, de professions
libérales, des personnes un peu cultivées ou ayant envie de le devenir. ».
La Fédération française des Cinéclubs ne propose pas de projections dans les
écoles, les patronages et les campagnes. D’autres associations s’en chargent.
Cependant, le cinéma ainsi amené en tous lieux, accompagné de discussions,
parfois de projets pédagogiques, peine finalement à devenir objet de contemplation
48
Sur le sujet, on se réfèrera à Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972.
L’éditorial, non signé, de Cinéma 55 (n°1, novembr e 1954) donne également le chiffre de 60 000
adhérents.
50
Nous nous basons sur les propos recueillis en juin 1999 par son fils Laurent Billard et qui a bien
voulu nous en communiquer une copie. De même, sauf mention contraire, toutes les citations
proviennent de cette source.
49
291
et de plaisir. D’abord considéré comme un moyen d’exprimer les traumatismes de la
guerre mais aussi une conscience sociale, il devient peu à peu une manière
didactique d’aborder et de diffuser la culture.
« Ce qui voulait dire dans l'esprit du législateur – qui n’était pas celui
des pratiquants – : utiliser le cinéma pour montrer des adaptations
de grands romans, apporter des informations sur la peinture,
informer sur les autres arts et les autres formes de culture par le
moyen de cette technique particulière qui s’appelait le cinéma. Et
non pas développer une culture spécifiquement cinématographique
c’est-à-dire consacrée aux artistes du cinéma. »
Il s’agit alors de l’accompagner pour que de média, le cinéma soit administrativement
reconnu comme art. Pierre Billard crée alors en 1954 la revue Cinéma51 trois ans
après les Cahiers du Cinéma (1951) et deux ans après Positif (1952), « c'est à dire
dans une période qui est celle de la naissance de l'expression par les revues de ce
phénomène de cinéphilie qui mûrissait lentement. » Cinéma cherche à expliquer,
théoriser, exprimer ce qu’est le cinéma sans fort parti pris pour une esthétique
spécifique contrairement aux deux autres revues :
« Il y avait chez nous une volonté pédagogique qui n'était pas chez
les autres. Nous n'étions pas des idéologues, nous ne voulions pas
enseigner une certaine théorie du cinéma, ni choisir celui qui nous
plaisait contre celui qui nous plaisait moins. Nous voulions inspirer
un amour du cinéma en défendant certains films. »
Enquêtes et publications sur la réception de l’art
Le didactisme, la pédagogie, l’accès au plus grand nombre, sont des
questionnements qui non seulement se lisent entre les lignes dans les textes des
critiques mais qui deviennent, aussi, des sujets à part entière. C’est le cas de la
51
Ce titre est suivi de l’année : Cinéma 54, Cinéma 55, etc.
292
grande enquête que publie la revue Esprit52 en juin 1950. Parmi les quinze questions
posées aux nombreux artistes interrogés, la première est : « L’art doit-il avoir un
contenu social ? », puis, plus loin : « Le problème de la communication se pose-t-il
pour vous ? – Ou bien pensez-vous que le public doive faire seul et lentement le
chemin qui le sépare de vos œuvres ? – Dans quelle mesure vous suit-il ? ». Enfin,
abordant la querelle entre les partisans d’un art figuratif et ceux d’un art non figuratif :
« Pensez-vous qu’un art réaliste soit plus proche de sa sensibilité ? – Le mot
“réalisme” ne servant qu’à désigner en ce moment une mauvaise querelle, pensezvous qu’en vidant celui-ci de tout contenu politique, il puisse exister une expression
valable d’art […] au moyen de laquelle l’artiste puisse être entendu du plus grand
nombre ? » Ainsi, près de la moitié des questions concerne le rapport entre l’art et le
public. De même, avec cette autre grande enquête en deux parties parue dans
Preuves53 en avril et mai 1952 qui se construit également autour d’un questionnaire
proposé à des artistes et des critiques. Neuf points sont abordés, et parmi eux :
« L’art doit-il être accessible aux masses ? – Quels moyens proposez-vous pour
renouer le dialogue entre l’artiste et son public ? – Est-il prouvé que le réalisme
socialiste soit voulu par le peuple, exigé et défini par lui ? »
En 1945, déjà, paraît Les Problèmes de la peinture54, un recueil de textes de
différents critiques dont la préface insiste déjà sur la séparation entre public et art :
« On finit par trouver naturel et on a grand tort, le divorce entre public
et artistes, tout en se méprenant sur ses causes, et en
méconnaissant sa gravité. […] Le temps que nous vivons est une
transition vers un monde plus ou moins proche où art et société se
conjugueront. »55
L’analyse qu’en donne Raymond Cogniat est très réaliste, sans concession et sans
illusion. Il fustige les hommes politiques qui vantent dans leurs discours la culture et
52
Camille Bourniquel, "Réalisme et réalité : enquête sur la peinture", dans Esprit, n°168, juin 1950, pp.
897 à 960.
53
"Enquête sur le réalisme socialiste", dans Preuves, n°14, avril 1952, pp. 6 à 11, et n°15, mai 1952,
pp. 46 à 53.
54
Sous la direction de Gaston Diehl, éditions Confluences à Lyon. L’avant-propos précise que ce livre
devait sortir en juin 1944 mais que des problèmes d’ordre matériel ont retardé sa publication.
55
Préface (datée de juin 1944) de René Tavernier à Les Problèmes de la peinture, op. cit., pp. 12 et
13.
293
le rayonnement de la France mais qui, dans les faits, ne considèrent pas les artistes
à leur juste valeur. Toutefois, il ne s’en tient pas à ces boucs émissaires tout trouvés
et conclut son texte de manière un peu surprenante, loin des constats de
compassion pour le petit peuple :
« Les amateurs de ce que nous appelons la bonne peinture, le bon
théâtre, la bonne littérature, c’est un très petit nombre, une manière
de cercle fermé […]. Le grand public considère ce cercle avec un
respect ironique, pensant que l’accès lui en est fermé, mais n’ayant
d’ailleurs nullement l’intention de faire un effort, si petit soit-il, pour
tenter d’y accéder ou de pénétrer dans la compréhension des
œuvres. »56
Parmi les différentes parties qui découpent l’ouvrage, la huitième se nomme
"La Peinture langage public" et les titres de plusieurs articles se montrent éloquents :
"L’Art de la collectivité"57, "L’Art et la vie collective – Il y a une centaine d’années, l’art
s’est séparé de la vie – A quelles conditions l’artiste et le public pourraient se
réconcilier ?"58,
"La
Peinture murale"59 ou encore "L’Art dans
la
société
60
contemporaine" . A cette récurrente question de l’art et de la société, Gaston Diehl,
qui affirme : « Pourtant, qu’on le veuille ou non, la peinture est d’ordre public »61,
avance une solution très prosaïque. Il voit l’évidente occasion de renouer le lien entre
création et quotidien dans la nécessaire reconstruction de cette période d’aprèsguerre :
« […] Devant l’ampleur des tâches qu’offrira demain la reconstruction
de la France, devant cette possibilité presque unique dans l’histoire
de redonner à la peinture murale sa place légitime et prépondérante,
les artistes comprendront-ils leur devoir – car ils ont aussi des
devoirs – ? Sauront-ils s’intégrer moralement et non pas seulement
56
"L’Art dans la société contemporaine" dans Les problèmes de la peinture, op. cit. p. 389.
Gaston Diehl, op. cit., pp. 347 et 348.
58
Roger Lesbats, op. cit., pp. 349 à 361.
59
André Fasani, op. cit., pp. 368 à 372.
60
Raymond Cogniat, "L’Art dans la société contemporaine", op. cit., pp. 385 à 390.
61
Op. cit., p. 347.
57
294
par la spéculation, dans une collectivité dont ils font partie bon gré
mal gré ? »62
Différents textes des Problèmes de la peinture cherchent à établir une
chronologie de la séparation de l’artiste avec la société. Ils expliquent comment, du
Moyen Âge à nos jours, l’art s’est éloigné du collectif pour aller vers l’individu, et
s’arrêtent surtout sur la nécessité de recréer ce lien. Roger Lesbat63 situe la rupture
au XIXème siècle. Il explique que pour réaliser ses créations, l’artiste n’a pu s’appuyer
que sur une petite partie de la population, forcément cultivée, et non sur le peuple.
Mais les encouragements et les commandes de ces amateurs d’art suffisaient à
motiver l’artiste et les œuvres existaient. Au XIXème siècle, ce mécénat cessa et
l’artiste, face à sa solitude, se mit à créer pour lui même. Raymond Cogniat, quant à
lui, propose une évolution plus graduelle. Partant de l’art religieux médiéval
s’adressant aux foules afin de servir la foi en l’Eglise, il regrette qu’avec la
Renaissance, l’artiste se mette au service d’une certaine classe sociale, puis que le
XIXème siècle le renferme sur lui-même. Parlant de l’art, Cogniat résume ainsi son
évolution :
« Il a donc, à ses origines, exprimé une pensée collective, puis le
raffinement de mœurs d’une société plus restreinte, puis enfin les
préoccupations d’un individu, l’auteur. Autrement dit, il s’est de plus
en plus éloigné du grand public pour mieux satisfaire l’individu. » 64
Les Peintres témoins de leur temps
On retrouve cette recherche d’une époque coupable dans les textes de
Fernand Léger. Ainsi, en 1946, sa conférence L’Art et le peuple65 condamne la
Renaissance par deux fois. Dans ses déclarations précédentes, déjà, l’artiste
reproche à cette période d’avoir installé durablement la confusion entre art et copie
62
Ibid., p. 348.
Op. cit., p. 355.
64
Op. cit., pp. 387 et 388.
63
295
parfaite de la réalité. Avec ce texte, il l’accuse également d’avoir favorisé
l’émergence du tableau de chevalet dont la contemplation ne peut être sinon
absolument solitaire, du moins privilégiée. Dans son désir de toucher le peuple,
Fernand Léger fait partie de l’association "Les Peintres témoins de leur temps" à
laquelle une exposition au musée national d’Art moderne est consacrée. Et l’on peut
le voir dans Art d'aujourd'hui photographié devant le car qui le mène dans les usines
et sur les chantiers, puis montant sur une échelle. Léon Degand critique vivement la
démarche, mettant en garde contre un art trop proche d’un certain quotidien du
travailleur, le quotidien pittoresque, le plus plastique, esthétique, que l’on expose à
des artistes venus en groupe :
« Que n’ont-ils regardé le boulot du guichet dans une administration,
une banque, une agence de voyages, un bureau de poste. C’est
moins grandiose certes. Comme c’est gai de distribuer des timbres
poste et d’inscrire des mandats dans un registre à longueur
d’années, en se disant qu’aucune révolution ne modifiera rien, mais
rien de rien, à ce genre de récréation ! Cela aussi, pourtant, c’est du
travail. » 66
Degand se demande enfin si, considérer que pour plaire aux foules, il faut leur
montrer leur quotidien, prend bien en compte le besoin de poésie et d’évasion de
chacun.
Michel Ragon qui dit aujourd’hui avoir vécu ces expériences artistiques
comme un rejet et les avoir trouvées « ridicules »67, se fait ironique :
« Les peintres qui se voulaient témoins de leur temps furent
emmenés en autocar peindre les ouvriers dans les usines, les
paysans dans les champs, les concierges dans leurs loges, l’heure à
l’horloge parlante, etc. Ceci tombait fatalement dans le tableau
d’histoire genre : Le 18 mars 1871. Victor Hugo mène au PèreLachaise le corps de son fils Charles. Les fédérés présentent les
armes en entrouvrent les barricades pour laisser passer la gloire et
la mort. Plus tard, les “peintres témoins de leur temps” qui, chaque
65
66
Fernand Léger, "L’Art et le peuple", dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 250.
ème
"Les Peintres témoins de leur temps" dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°4, mars 1951, p. 29.
296
année, obéissaient à un thème de circonstance, s’appliquèrent à
décrire le “bonheur” qui, comme chacun le sait, est bien l’une des
caractéristiques majeures de notre temps. Mais là encore,
resurgissait l’antagonisme entre les tenants du réalisme bourgeois et
les supporters du réalisme socialiste. Il ne fallait pas que ce salon
continue à nous montrer, sous prétexte de réalisme, des prolétaires
écrasés par le capitalisme. Les peintres témoins de leur temps ont
su faire preuve de discipline. Ils ont prouvé que le bonheur n’était
pas seulement la propriété du réalisme socialiste soviétique. »68
Le réalisme socialiste s’inquiète lui aussi d’un art séparé de la société. On le
voit dans la revue Arts de France qui promeut des propositions autres que le tableau
de chevalet (peinture murale, tapisserie, etc.). Dans son texte consacré à ce
périodique, Jean-Philippe Chimot explique que pour resserrer ce lien distendu,
« la revue se préoccupe aussi de redéfinir une conception du musée,
une politique de l’éducation artistique (l’un et l’autre, ouverts à tous,
c’est-à-dire populaires). »
Il ajoute parmi les objectifs de la revue :
« toucher un public populaire, privé des rapports à l’art ; convictionsouhait que l’histoire influe directement – événementiellement – sur
l’art ; désir de libérer l’art des galeries d’art et de le faire sortir dans
les lieux publics à la rencontre d’un large public. »69
L’architecture n’est pas non plus absente de la revue qui l’envisage aussi sous le jour
de la Reconstruction. Ici, dans Arts de France, la solution se trouve dans le style : le
réalisme socialiste.
67
Entretien avec Michel Ragon, voir annexe VIII.
Cinquante ans d’art vivant, Paris, 2001, p. 53.
69
Jean-Philippe Chimot, "Avatars de la théorie de l’art dans Arts de France (1945-1949)", dans Art et
Idéologies : l’art en Occident, 1945-1949, Saint-Etienne, 1978, p. 147.
68
297
c. Un autre point de vue : le réalisme socialiste
Cette doctrine plastique imposée aux artistes communistes français par
Andreï Jdanov en 1947 défend l’idée que pour rapprocher la création et le peuple, il
faut que l’œuvre soit immédiatement compréhensible par un public populaire. Pour
ce faire, les créations doivent être figuratives et leurs thèmes, extraits des
préoccupations quotidiennes du public visé ou d’événements liés à l’actualité du parti
communiste, tout en dénonçant sans équivoque la société capitaliste :
« Le réalisme socialiste doit exprimer une conception positive,
optimiste, d’un monde divisé en deux camps, où le triomphe du bien
est programmé par l’Histoire. Cet art expose une leçon, il doit être
didactique, clair, sans préoccupations formalistes. Il rend lisibles les
mots d’ordre du Parti et contribue à les faire appliquer. »70
Cependant, au sein même du Parti, le réalisme socialiste ne satisfait pas tout le
monde et provoque débats, embarras voire ruptures. Serge Guilbault dans son
incontournable ouvrage Comment New York vola l’idée d’art moderne71, relate un
échange entre Louis Aragon et Roger Garaudy par revues interposées. Ce dernier
écrit en effet en novembre 1946 dans Arts de France un article ayant pour titre
“Artistes sans uniformes” dans lequel il dément que le PCF impose une esthétique
aux créateurs, quels qu’ils soient. Cela lui apparaît comme une violation du droit le
plus élémentaire de l’artiste : celui de composer librement. Pourtant, Aragon lui
répond avec “L’Art, zone libre ?” dans les Lettres françaises du 29 novembre 1946 :
« Le Parti communiste a une esthétique, et elle s’appelle le réalisme. » L’art ne serait
donc pas une zone libre.
70
71
Jean-Pierre A. Bernard, "Le Paris des camarades", dans Paris 1944-1954, Paris, 1995, p. 234.
Nîmes, 1996. Les extraits d’articles cités ici se trouvent en p. 171 du livre de Serge Guilbault.
298
Les contradictions Picasso et Léger
Ainsi, que dire de l’adhésion très médiatisée de Picasso, artiste insoumis et
inlassable expérimentateur de son art ? Cette contradiction trouve son acmé en 1953
à la mort de Staline, avec le portrait qu’en fait Picasso à la demande d’Aragon pour la
une des Lettres françaises72. L’hommage de l’artiste au Petit Père des peuples est
loin d’être conforme aux attentes des Communistes (dirigeants, intellectuels et
nombre d’adhérents). A cela s’ajoute un autre malaise. Comme l’explique Lucie
Fougeron : « Ce portrait […] a perdu tout sens de la propagande de masse, alors
que les responsabilités qui lui sont confiées sont essentiellement des responsabilités
de propagande »73. Ce qu’elle qualifie de « contorsions auxquelles doit se livrer le
Parti communiste français pour vouloir chevaucher deux montures : enrôler le plus
grand nombre possible de non-communistes et préserver la force révolutionnaire du
parti »74 se constate dans des cas divers.
Michel Seuphor le met en évidence dans une critique de l’exposition à la
Maison de la Pensée française de l’autre grand artiste français du PCF, Fernand
Léger :
« Trois grandes salles représentant le fruit de deux ans de labeur.
Réalisme social peut-être. Mais cela ne veut pas dire que les
dirigeants
actuels
de
Moscou
le
trouveraient
suffisamment
académique pour leur goût. »75
L’artiste partage avec le Parti la réticence envers un art abstrait accessible à tous :
« On a beaucoup critiqué l’Art pour l’Art (c’est-à-dire sans sujet), et
l’Art abstrait (c’est-à-dire sans objet) mais il semble bien que leur
temps va finir. Nous assistons à un retour au grand sujet, qui soit
compréhensible au peuple. »76
72
Pour une étude détaillée de l’affaire, voir Lucie Fougeron, "Une « affaire » politique : le portrait de
Staline par Picasso" dans Communisme, n°53/54, 1998, pp. 118 à 149.
73
Op. cit., p. 122.
74
Ibid, p. 123.
75
ème
"Léger", rubrique "Expositions à Paris", dans Art d'aujourd'hui, 5
série n°8, décembre 1954, p. 31.
76
"Peinture murale et peinture de chevalet (1950)" dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 279.
Les citations qui suivent sont extraites du même texte, pp. 277 à 283.
299
Il émet de fortes réserves lorsque l’art non figuratif s’applique au tableau de chevalet
mais lui reconnaît des « possibilités […] illimitées pour le mural », pratique qu’il
préconise pour toucher les ouvriers jusque dans leur quotidien. Fernand Léger voit
pourtant bien que la dichotomie ne se situe pas entre abstrait et figuratif mais bien
entre bonne et mauvaise peinture. La chose est complexe : on ne donne pas les
moyens au public populaire de juger une œuvre alors il va le faire « par
comparaison ; "la main la mieux imitée est la plus belle", ce qui est faux. ». Ainsi,
dans une volonté d’éducation à l’art, il est impératif d’apporter à ce public de
véritables repères, ce que le réalisme socialiste ne permet pas puisque se
concentrant sur « les moyens pour […] toucher [le peuple] ». Il va plus loin : « En
Russie on ne cherche pas la qualité, mais l’efficacité. Peut-être est-ce nécessaire, je
n’en sais rien. Mais pour nous c’est dramatique. » Dans ce texte, Fernand Léger
exprime en une phrase le malaise que provoque la doctrine esthétique du parti
communiste :
« Il y a malheureusement une chose certaine : c’est que dans cette
évolution de l’œuvre d’art, la qualité est secondaire pour ceux qui
dirigent le seul mouvement social intéressant de notre époque. »
Ce sont pourtant des arguments esthétiques que donne Louis Aragon
lorsqu’en conclusion du Salon d’automne de 1953, le Comité central se détache du
réalisme socialiste. L’imposante toile d’André Fougeron, Civilisation atlantique, sert
alors de bouc émissaire :
« Je ne veux pas ici me livrer à la description de ce tableau, parce
que, ramené à des mots, il deviendrait plus consternant que nature
[…]. Tous les moyens ne sont pas bons à évoquer ce qui touche à
l’honneur de la France. »
Quels sont donc ces moyens décriés par l’auteur ? Une insuffisance dans le
réalisme, le fini, l’absence de travail bien fait, d’académisme aussi. Le tableau de
Fougeron n’est certes pas subtil dans sa démonstration, sacrifiant la finesse à un
anti-impérialisme américain ostentatoire, mais notons qu’Aragon n’argumente à
aucun moment vers des positions avant-gardistes :
« Mais l’invraisemblable ici, c’est la peinture même, hâtive, grossière,
méprisante, du haut d’une maîtrise qu’on croit posséder une fois
pour toutes, la composition antiréaliste, sans perspective vraie, par
300
énumération de symboles sans lien, sans respect de la crédibilité.
[…]
Il faut dire halte-là à André Fougeron. »77
L’ambiguïté du PCF
Le PCF bénéficie après-guerre de l’aura de la Résistance ; on l’appelle « le
parti des fusillés » et il se présente comme étant le parti du progrès. De nombreux
artistes et critiques se reconnaissent dans les valeurs du PCF ainsi que dans cette
notion de progrès mais refusent de voir son application dans le réalisme socialiste.
Jean-Paul Ameline relate cette anecdote :
« Par
exemple à l’Atelier
d’art
abstrait, Dewasne fait une
conférence : La Peinture et le matérialisme historique78. Il y explique
que l’art abstrait c’est le progrès, que la dictature du prolétariat c’est
le progrès et que le parti qui est sensé incarner ce double progrès ne
l’incarne que partiellement. D’où une sorte de malaise chez les
artistes et chez les critiques d’art qui sont souvent des gens de
gauche, des gens militants et qui se retrouvent dans un parti qui
défend
des
options
sectaires,
hyper-figuratives,
hyper-
traditionalistes, les mettant en opposition complète avec ce parti. »79
Ce malaise, redoublé par un changement de position du PCF vis-à-vis de l’art, se
trouve exprimé par la plume du peintre Auguste Herbin, vice-président du Salon des
Réalités Nouvelles, lorsqu’il en rédige le Premier Manifeste en 194880 :
77
"Toutes les couleurs de l’automne", dans Les Lettres françaises du 12 novembre 1953. Texte cité
dans Aragon, Ecrits sur l’art moderne, Paris, 1981, pp. 115 à 135.
78
Il s’agit, plus précisément, du Matérialisme dialectique et l’art abstrait, prononcé le 21 janvier 1952,
dont Art d'aujourd'hui propose un résumé rédigé par l’auteur dans la livraison de février-mars 1952.
79
Entretien réalisé le 30 mai 2000, dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous
la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1.
80
Herbin écrit ce manifeste avec Félix Del Marle ainsi que l’atteste son courrier du 24 septembre 1948
envoyé à Frédo Sidès, président du salon. Cité par Domitille d’Orgeval dans "L’Abstraction
géométrique au Salon des Réalités Nouvelles de 1946 aux années 2000. L’histoire d’une incessante
conquête", dans Permanence de l’abstraction géométrique aux Réalités Nouvelles, Tours, 2007.
301
« Contrairement à ce qu’il était permis d’espérer, le Parti
communiste, sans raisons valables, a cru bon de prendre une
position d’hostilité contre l’Art abstrait non objectif. Sans appuyer sur
la contradiction de cette attitude avec celle de ses premiers
dirigeants, nous persistons à considérer que toute démagogie en art
engendre infailliblement l’idolâtrie qui conduit à l’esclavage et nous
revendiquons plus que jamais la liberté d’expression et la réalisation
d’un art que nous considérons comme le plus humain et le plus apte
à élargir, approfondir la conscience de l’Homme, contribuant ainsi à
sa libération, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. »
D’autres artistes abstraits se trouvent dans cette situation inconfortable. La lettre de
Jean Leppien du 4 octobre 1948 en réponse à Auguste Herbin montre à quelles
absurdités il doit faire face :
« C’est une question qui me tracasse et chagrine sans cesse en tant
qu’ex-militant communiste depuis toujours et jusqu’à la guerre que
de voir l’incompréhension et l’hostilité du parti envers la peinture
abstraite. Je suis persuadé de faire un boulot révolutionnaire. Même
s’il n’est pas admis et reconnu comme tel. Ce qui est encore plus
grotesque en somme c’est que j’ai dû quitter l’Allemagne en tant
qu’élève du Bauhaus et en tant que peintre abstrait donc persécuté
comme faisant du “Kulturbolchevism” et que maintenant on sort les
mêmes arguments stupides, agrémentés d’une autre sauce, de
l’autre côté. »81
Les critiques ne sont pas en reste : Léon Degand qui a été jusqu’en 1947 un
rédacteur important des Lettres françaises, dans lesquelles il défendait l’abstraction,
s’oppose fermement aux conclusions dont découle le réalisme socialiste. On peut lire
ses notes prises alors qu’il écrit toujours pour le périodique communiste :
« L’art et le peuple : […] Le fond de la question est ce postulat qu’il
est moral que l’art soit compris par le peuple, qu’il y a là un caractère
81
Véronique Wiesinger, "Paris après-guerre, les artistes, les critiques et les galeries", dans
Abstraction en France et en Italie 1945-1975. Autour de Jean Leppien, Paris, 1999, p. 46 et 47.
Archives des Réalités Nouvelles.
302
d’obligation ; et qu’il est immoral que l’art ne puisse être compris que
d’une minorité […].
Ce postulat résulte de l’esprit démocratique qui [veut ?] que tout soit
mis à la disposition de tous, c’est-à-dire, conclut-on hâtivement, à la
portée de tous. »82
Ainsi ce n’est pas l’art qui doit devenir accessible mais le public qui doit pouvoir y
accéder. De ce désaccord originel avec la doctrine plastique communiste – qui se
fonde sur la différence à établir entre la mise à la portée de tous de la création et sa
mise à disposition de tous – réside la notion de qualité de l’œuvre d’art. Si les
rédacteurs d’Art d'aujourd'hui s’opposent à cette esthétique, ce n’est pas tant pour sa
figuration mais parce qu’elle demeure conservatrice et portée par des talents très
divers. En 1952 Léon Degand note d’ailleurs dans son introduction à l’ouvrage phare
Témoignages pour l’art abstrait : « Un chef-d’œuvre figuratif vaudra toujours mieux
qu’une médiocrité abstraite. La qualité importe avant la tendance. »83 Et, comme il a
été vu plusieurs fois, les pages de la revue ne sont pas fermées aux artistes
figuratifs84.
Un art de propagande
Maurice Fréchuret rapporte qu’en 1948 le tableau d’André Fougeron,
Parisiennes au marché, est considéré par Georges Limbour, dans Les Temps
modernes de novembre 1948, comme le « plus mauvais tableau du monde »85. Audelà de la constatation de la piètre qualité des œuvres, Léon Degand met l’accent
82
Carnet de Léon Degand n°9 - 1944 / juillet 1946. L a date de cet écrit reste en revanche illisible.
Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne,
Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand. Les mots soulignés sont ainsi dans le carnet.
83
En p. 11.
84
Le cas de Picasso est intéressant à ce sujet : on peut lire toute l’admiration de Léon Degand pour
l’artiste dans les critiques qu’il écrit contre lui quand, à ses yeux, ce dernier se perd dans le
ème
militantisme communiste - "Le Salon de mai", rubrique "Les Expositions", dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°6, juin 1951, p. 28 et "L’Exposition Picas so au musée d’Art moderne de Rome", dans Art
ème
série, n°5, juillet 1953, p. 14.
d'aujourd'hui, 4
85
"Les Formes engagées", dans Face à l’histoire, Paris, 1996, p. 231.
303
sur la propagande dont elles sont chargées. Sa réflexion le mène toujours à la même
constatation :
« De bonnes affiches seraient beaucoup plus efficaces »86, « Il serait
beaucoup plus efficace pour la cause, bien que moins glorieux pour
le peintre, que Fougeron fit de bonnes affiches qui, bien en vue dans
nos rues et tirées à des milliers d’exemplaires, frapperait l’attention
de millions de citoyens »87 ou encore « L’affiche sert bien mieux la
propagande. »88.
Pour le critique, il s’agit là d’une évidence, celle qui consiste à adopter les moyens
les plus radicaux et les plus modernes pour servir au mieux la cause que l’on
défend :
« A notre époque, de même qu’on ne voyage plus dans une voiture à
chevaux quand on est pressé, il ne convient plus de peindre des
tableaux, même réalistes et vengeurs, quand on veut faire
efficacement de “l’art social”. »89
Et à propos de l’exposition Fougeron à la Galerie Berheim : « Cette propagande en
chambre, dans une galerie du Faubourg Saint-Honoré, est dérisoire. A temps
moderne, moyens modernes. »90 Or, on a affaire ici à une esthétique qui détourne le
public populaire de la véritable avant-garde avec des réalisations médiocres dans le
seul but de servir une cause qui serait bien mieux portée par l’affiche… La perception
que Léon Degand a du réalisme socialiste tient certainement dans cette phrase :
« Cette peinture est donc inutile. »91
Il faut ajouter ici un autre point de discorde entre les partisans des deux
camps : le réalisme socialiste reste attaché à une technique et à une forme, elles
aussi anachroniques aux yeux des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui : celles du tableau
de chevalet. Sarah Wilson y lit le lien filial qu’établissent les adhérents à la doctrine
communiste entre leurs œuvres et celles de Jacques Callot, Francisco Goya, Honoré
86
ère
"L’Air de Paris", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé.
ème
"Fougeron" rubrique "Les Expositions", dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°4, mars 1951, p. 31.
88
Abstraction Figuration : langage et signification de la peinture, Paris, 1988, p. 253.
89
Ibid.
90
Op. cit., Art d'aujourd'hui, mars 1951.
91
Op. cit., Art d'aujourd'hui, novembre 1949.
87
304
Daumier et Gustave Courbet92. Cela, sans admettre, peut-être sans vouloir
l’admettre, que le tableau de chevalet est inextricablement dépendant de la notion de
propriété, voire de luxe. Félix Del Marle, quant à lui, détermine « la véritable
“Peinture Réaliste Sociale” »
93
, elle se résume en ces mots : « la Couleur
architecturée ».
« [Celle] devenue à la fois Abstraite et Concrète, Individuelle et
Universelle, elle est en outre la plus “grave” des manifestations
picturales de notre époque, et requiert l’attention de tous ceux qui se
préoccupent de l’Homme et de ses futures – et sans doute
prochaines – conditions d’existence ».
Cette « couleur dans l’espace » s’adresse à tous, ne se préoccupe pas de
propagande mais « des influences thérapeutiques et psychiques de la couleur sur
l‘Individu et sur les Masses ».
Art d'aujourd'hui et le réalisme socialiste
Art d’aujourd’hui évoque cependant assez peu le réalisme socialiste dans ses
pages ou alors par allusions comme c’est le cas dans le texte de Félix Del Marle. De
manière générale, les articles paraissant dans la revue se positionnent rarement
contre quelque chose. Hormis un certain acharnement de Léon Degand sur le musée
d’Art moderne à Paris, les rédacteurs utilisent leur tribune pour la création qu’ils
défendent plutôt que contre un art qu’ils critiquent. Art d’aujourd’hui n’est pas une
revue polémiste. Le texte de Julien Alvard, "Le Réalisme socialiste au Salon
d’automne"94, met tout de suite en évidence le malaise que crée le réalisme
socialiste pour les nombreux artistes et critiques communistes (ce qui n’est d’ailleurs
pas le cas de Julien Alvard) n’adhérant pas à l’esthétique prônée par le Parti. Le
rédacteur commence son article en évoquant le cas de Picasso au Salon d’automne
92
"1937 Problèmes de la peinture en marge de l’Exposition internationale", dans Paris-Paris 1937
1957, op. cit., p. 74.
93
ème
"La Couleur dans l’espace", dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°5, avril-mai 1951, p.12 et 13.
94
ère
Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé.
305
de 1944. L’artiste vient d’adhérer au PCF – le 5 octobre – et pour la première fois,
non seulement il peut participer au Salon, mais en plus, une exposition personnelle
lui est consacrée. Ses œuvres déroutent la plupart des visiteurs mais les militants
font bloc malgré l’incompréhension qu’elle suscite chez nombre d’entre eux. Cinq ans
après, Picasso n’expose plus au Salon et Alvard le juge « bien inspiré », faisant
remarquer qu’ainsi, « il épargne à [ceux qui l’avaient soutenu,] qui prônent
aujourd’hui la peinture de Fougeron les affres d’une pénible contradiction. »95
On le comprend bien vite, le Salon d’automne est un prétexte que se donne
Julien Alvard pour aborder le délicat sujet du réalisme socialiste96. Le texte met en
garde contre cette esthétique en interrogeant les condamnations émises par le PCF.
Pour cela, il définit ce que les théoriciens de cette doctrine appellent « l’art
formaliste », et cite :
« Par ses racines et ses prolongements, dit M. Fried dans la tribune
des Arts de la revue Etudes soviétiques (octobre 1948), l’esthétique
formaliste s’intègre dans l’idéologie de l’individualisme bourgeois. Le
mépris hautain que les décadents affectent pour le monde extérieur
masque
populaires
avantageusement
et
la terreur
leur
hostilité
de voir
envers
menacées
les
leurs
masses
positions
privilégiées. »
Julien Alvard est révolté par de tels propos. Il sait combien la vie d’un artiste d’avantgarde peut se révéler difficile et solitaire, bien éloignée des milieux bourgeois qui
d’ailleurs rejettent l’abstraction. C’est presque un procès que le critique fait aux
théoriciens du réalisme socialiste. Il explique que leur doctrine a été introduite en
France par l’intermédiaire de Jdanov, Fougeron, puis Milhau. Il reproche
essentiellement au réalisme socialiste une esthétique trompeuse pour celui qui
l’apprécie car ce n’est là que l’outil d’une propagande, incapable d’éduquer le
regard :
95
Ibid.
Sarah Wilson dans son texte "La Vie artistique à Paris sous l’Occupation" (Paris-Paris 1937-1957,
op. cit.) écrit : « Après 1948, le Salon d’automne devint, ironie du sort, la scène privilégiée du réalisme
socialiste. », p. 156.
96
306
« Mais qu’on fasse croire à ceux qui n’ont aucun moyen de se
défendre, et c’est le cas de la totalité du grand public, qu’ils ont sous
les yeux l’art de l’avenir, c’est un abus de confiance sans excuse. »97
C’est encore Julien Alvard qui pose la question : « Que pensez-vous du
réalisme socialiste ? » lors d’une "Enquête auprès des jeunes artistes"98. Sur les
onze avec lesquels le critique s’entretient, cinq ne se sentent pas concernés par le
problème : « Je sais qu’il existe mais je ne m’en occupe pas »99, « Il m’est difficile de
répondre, c’est une idée qui ne m’est pas venue à l’esprit »100, « Je n’y ai jamais
vraiment réfléchi parce que je n’en éprouvai pas le besoin. Je crois que c’est une
question qui ne devrait pas être à l’ordre du jour »101, « Je comprends qu’on s’y
intéresse mais je laisse cela aux autres »102, ou encore : « Le problème ne se pose
pas pour moi. »103. Soulignons simplement que quatre de ces cinq réponses (citées
dans leur intégralité), d’une provocante indifférence sont celles d’artistes nordaméricains, pays où le maccarthysme sévit violemment. Quant à Denise Chenay, si
elle ne se préoccupe pas du réalisme socialiste, on comprend en la lisant que c’est
parce que tout son combat se situe dans la reconnaissance des artistes femmes.
Les autres réponses ne montrent pas un engagement particulier des créateurs
mais certaines renseignent sur la vision du problème à l’étranger. Cujawski, peintre
né en Pologne, raconte qu’il ne peut plus retourner dans son pays, à moins qu’il ne
renonce à exposer. Ceux qui y peignent selon les principes du réalisme socialiste
sont les mêmes qui pratiquaient auparavant une peinture officielle ; « Ils n’ont eu
qu’à changer les thèmes et les personnages. » Le peintre italien Guerrini, quant à lui,
explique que le parti communiste italien « soutient la jeune peinture abstraite ». Il
avance que le réalisme socialiste peut se justifier en URSS qui ne possède pas une
esthétique propre contrairement à l’Europe occidentale. Pour lui, si le PCF ne voit
pas que la peinture abstraite est une réponse à « la lutte contre l’idéologie
97
Op. cit.
ère
Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, pp. 19 à 22.
99
Léo Zimmerman, peintre, « venu à Paris comme G.I. ».
100
Shinkichi Tajiri, sculpteur, « venu à Paris comme G.I. ».
101
Denise Chenay, peintre, née en Algérie.
102
Sager, sculpteur canadien.
103
Robert Beer, peintre, « venu à Paris comme G.I. ».
98
307
bourgeoise », c’est que ses membres ne sont pas des professionnels. Il donne
l’exemple d’Aragon. Julien Alvard conclut cette première partie de l’enquête en
mettant l'accent sur le désintérêt des artistes pour le réalisme socialiste, ajoutant qu’il
espère approfondir la question avec ceux adhérant à cette esthétique. Cela ne se
fera pas, en tout cas dans les pages d’Art d’aujourd’hui104. D’ailleurs, dans la
seconde partie de son enquête105, le critique décide de ne plus poser la question du
réalisme socialiste, « qui paraît déjà une vieille histoire hors d’usage. »
De manière plus mordante, Léon Degand écrit sa "Lettre à quelques peintres
figuratifs que guette l’abstraction"106. Elle s’adresse essentiellement aux artistes que
l’on regroupe sous l’appellation, « la nouvelle école de Paris »107. Il s’arrête aussi sur
le cas d’Edouard Pignon qu’il considère sans qu’il y ait de doute pour lui, comme un
bon peintre : « Nul, même parmi les Abstraits les plus intransigeants, ne songe à nier
le véritable tempérament de peintre de Pignon. » Degand regrette que l’artiste se plie
à l’esthétique du PCF mais remarque que son tempérament l’emporte dans ses
dernières peintures réalisées sur le thème des oliviers. Le critique lit dans ces
œuvres une lutte entre la volonté de Pignon de suivre la ligne donnée par le Parti, et
ses ambitions artistiques qui le poussent vers des recherches formelles. Léon
Degand clôt son paragraphe en montrant l’inextricable situation de l’artiste : « Qui
trompe-t-il ? Son épouse figurative ? Ou sa maîtresse abstractisante ? Le Parti ? Ou
la peinture ? Ou lui même ? »108
Arts de France et Art d'aujourd'hui : des buts communs
Et pourtant, malgré ces différences stylistiques, il faut bien revenir aux
similitudes de buts évoqués dans la partie précédente. Jean-Philippe Chimot a livré
104
Ni dans celles de Cimaise.
ème
Julien Alvard, "Enquêtes auprès des jeunes artistes", dans Art d’aujourd’hui, 2
série, n°2,
novembre 1950, pp. 20 et 21.
106
ème
Dans Art d’aujourd’hui, 3
série, n°5, juin 1952, pp. 1 à 5.
107
Lapicque, Le Moal, Bazaine, Estève, Singier, Manessier et Tal Coat.
108
Ibid. p. 3. Dans le même numéro, une critique du Salon de mai lui permet de revenir sur cette idée
pour la résumer en une phase : « Pignon caractéristique : 50 % pour le peintre (les déformations
expressives), 50% pour le Parti (le sujet) » p. 26.
105
308
dans les actes du colloque Art et Idéologies cités plus haut, une approche de la
revue communiste Arts de France en dégageant notamment les ambitions, et les
moyens mis en œuvre pour les réaliser109. Si l’on s’arrête sur les grandes lignes
d’Arts de France et Art d’aujourd’hui, on sait qu’elles partagent un même dessein :
celui d’un art plus proche d’un public populaire à qui la création ne s’adresse
généralement pas. Pour cela, les deux revues envisagent de faire sortir l’art dans la
rue. A cela s’ajoute, pour Arts de France, le désir de voir l’artiste s’impliquer dans
l’actualité et d’en rendre compte dans ses œuvres ; et pour Art d’aujourd’hui, la
reconnaissance de l’abstraction et la nécessité de la synthèse des arts.
Les revues emploient des moyens assez similaires pour atteindre leur but en
privilégiant le didactisme, en donnant des notions d’histoire de l’art à leurs lecteurs,
en laissant la parole à des artistes reconnus, en abordant largement les techniques
artistiques, en réfléchissant sur le devoir des musées et la nécessité d’une éducation
artistique ouverte à tous. Importance est également attribuée à diverses formes d’art
telles que la gravure, la tapisserie ou la peinture murale, et une attention toute
particulière est apportée à l’architecture et à l’urbanisme. Cela s’explique par la
période de reconstruction dans laquelle s’inscrivent ces revues. Art d’aujourd’hui
associe à cela une mise en page attractive avec, notamment, de nombreuses
illustrations. Ensuite, bien sûr, chaque revue défend ses orientations esthétiques par
des entretiens d’artistes qu’elle affectionne, par les critiques d’expositions, par les
informations qu’elle livre. S’opposer ouvertement à ce que l’on n’aime pas reste une
façon d’affirmer ses opinions. Les deux revues, sans en abuser, en usent cependant,
et c’est ainsi que les rédacteurs d’Arts de France, comme d’autres, considèrent
l’abstraction comme l’art d’une élite sociale. Ceux d’Art d’aujourd’hui y répondent
indirectement par des articles montrant la vie difficile des artistes abstraits, leur
manque de moyens pour vivre, l’incompréhension de leurs concitoyens face à leur
travail, et établissant, de surcroît implicitement, une comparaison entre l’artiste et
l’ouvrier.
De son côté, Art d’aujourd’hui voit l’attachement au réalisme comme un
ancrage dans la tradition picturale, et non comme une évolution sociale. Il condamne
109
Pour ce qui concerne Arts de France, notre étude s’appuie sur l’article de Jean-Philippe Chimot.
309
les messages frontaux du réalisme socialiste qui tendraient à insinuer que le public
populaire auquel il s’adresse n’est pas capable de saisir des choses fines, n’a pas
une sensibilité assez développée. Les textes abordant directement le réalisme
socialiste dans Art d'aujourd'hui restent assez limités. Pourtant la revue de presse,
"Critique de la critique", épingle parfois quelques écrits lus dans des périodiques
communistes. Citons par exemple la réponse au texte de Jean Marcenac dans
Lettres françaises, affirmant qu’« en un an […] Fougeron a fait un tableau et
beaucoup de bien à la peinture française […] »110. Art d'aujourd'hui réplique par une
plaisanterie facile :
« Bien sûr que M. Fougeron a fait beaucoup de bien à la peinture
française, car après tout qui l’empêchait d’exécuter dix ou vingt toiles
au lieu d’une dans l’année. »111
Léon Degand ironise de la même manière sur le discours que Maurice Thorez
prononce le 19 décembre 1949112. Ces moqueries, si elles semblent gratuites,
reflètent peut-être le désarroi des rédacteurs face à l’incompréhension qui existe
entre eux et les défenseurs du réalisme socialiste, pourtant motivés par des buts
communs. Les remarques impertinentes de Léon Degand ne sont d’ailleurs pas
innocentes, elles pointent du doigt les contradictions de l’esthétique de ce réalisme
social. Elles ne laissent rien passer au discours de Maurice Thorez, et cette critique
systématique apparaît comme un exutoire.
Il faut ici souligner pour conclure que c’est bien de la doctrine que les
rédacteurs d’Art d'aujourd'hui s’indignent ; ils s’en prennent rarement aux hommes,
encore moins aux artistes. Lorsque Julien Alvard aborde encore « l’inévitable
réalisme socialiste » dans sa critique du Premier Salon des Jeunes Peintres, il le fait
en dénonçant « cette pernicieuse esthétique [qui] déconsidère la lutte politique
ouvrière dont elle ose se prétendre l’expression et qu’elle traite en drame de
patronage » mais parce qu’elle « entraîne scandaleusement dans une voie sans
110
Ce texte est cité sans références.
ère
Non signé, "Critique de la critique", dans Art d'aujourd'hui, 1
série, n°4, novembre 1949,
quatrième de couverture.
112
ère
Léon Degand, "Critique de la critique", dans Art d'aujourd'hui, 1
série, n°6, janvier 1950,
quatrième de couverture.
111
310
issue des peintres qui nous restent infiniment sympathiques dans leurs
intentions »113. Roger Bordier le reconnaît encore aujourd’hui :
« Je ne me suis jamais senti un adversaire du réalisme socialiste.
Absolument pas. Je connais bien des gens qui sont encore
maintenant du réalisme socialiste comme Boris Taslitzky qui est un
ami. »
En revanche, il est incontestable pour lui que l’aspect dogmatique de cette
esthétique allait à l’encontre de ses idées tout comme :
« la manière dont le socialisme était restitué, interprété, dont il
pouvait
apparaître
dans
cette
peinture-là ;
c’est-à-dire
essentiellement dans un académisme d’ancien régime. […] J’étais
gêné par cette forte contradiction dont il était alors impossible de
discuter avec les artistes de cette tendance ; ils se dérobaient. Car la
contradiction est très forte : il est difficile d’être à ce point
bourgeoisement académique tout en prônant un socialisme actif,
militant. Ils pouvaient très bien s’interroger là-dessus. Pourquoi n’ontils jamais mis ça en chantier ? »114
Enfin, ajoutons, au vu de ce qui va suivre, que s’il est souvent question de
« malaise » et de « contradiction » dans cette partie, elle ne concerne qu’une
minorité de personnes, microcosme des avant-gardes (ou des personnes s’en
réclamant) lui-même inclus dans le petit monde de l’art.
113
114
"Le Premier Salon des Jeunes Peintres", dans Art d'aujourd'hui, 1
Voir entretien annexe V.
ère
série, n°7-8, mars 1950, n.p.
311
2. Vers un art de masse
« Précisons que lorsque l’on dit public, l’on ne pense pas
au
public
ordinaire
et
normal,
moyennement
compréhensif et préparé, mais compréhensif et préparé
quand même, qui s’intéresse à tout. Ce public-là constitue
une minorité. En réalité nous entendons masse, dont le
sentiment artistique est certain, mais non développé, non
affiné. »115
Elargissant un peu plus encore l’angle de vue, les conflits qui divisent le petit
monde de l’art paraissent des vétilles. Art d'aujourd'hui n’a rien d’un satellite
déconnecté de son époque, il faut donc faire cette mise au point. Plus que le
contexte de l’après-guerre, c’est celui des Trente Glorieuses dont il va être question
ici et qui incite à une prise de distance avec le milieu artistique. Après avoir focalisé
sur les différentes acceptions d’un art social, agrandissons le champ afin de proposer
un plan large de la France des années cinquante. Car les bouleversements qu’opère
l’entrée dans l’ère de la consommation ont des retentissements dans tous les
domaines de la vie quotidienne. On se passionne tout à coup pour l’équipement de la
maison et même les gestes les plus usuels sont à modifier.
Dans cette société qui déplace les habitudes, l’importance donnée aux loisirs
engendre également une métamorphose entraînant avec elle les pratiques
culturelles qui connaissent alors de profondes mutations. Les technologies se
perfectionnent tout comme les systèmes de communication. On découvre petit à petit
une nouvelle forme de création, de celle qui s’adresse à un public indéfini ; des
œuvres produites à ces fins-là et grâce à de nouveaux médias. Leurs amateurs
deviennent, de ce fait, des consommateurs d’une "culture de masse".
Ces œuvres, très séduisantes car très accessibles, reçoivent la critique de
toute une élite intellectuelle. Entre diabolisation et questionnement sur le
115
Léon Degand, carnet n°9 daté de 1944 à juillet 194 6. Bibliothèque Kandinsky, Centre de
documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris,
fonds Léon Degand, texte daté du 10 décembre sans précision de l’année.
312
fonctionnement de ces réalisations, une hiérarchie s’établit. Les pratiques légitimes
distinguent ceux qui arpentent les musées, écoutent de l’opéra et lisent des essais,
quand visiter des événements surmédiatisés, assister à des concerts de variété et
s’évader par des romans populaires nivellent ceux qui s’y adonnent. Pourtant, des
leçons restent à tirer de la propension de l’art de masse à fédérer un si grand
nombre.
313
a. Les Trente Glorieuses : de la désolation à la consommation
La distance parcourue par l’équipement et le confort de l’habitation entre
l’après Seconde Guerre mondiale et le courant des années cinquante reste
exceptionnelle. Si le contexte de départ est, en effet et fort heureusement,
exceptionnel lui aussi, la croissance qui s’ensuit demeure unique. On part d’une
situation à proprement parler désastreuse tant en matière de pertes de logements
que d’insalubrité, d’inconfort et de promiscuité. Concernant les pertes, l’historien
Jean-Pierre Rioux établit ce rapide et saisissant bilan :
« Au 1er janvier 1950, […] on recense au total 460 000 immeubles
détruits et 1 900 000 endommagés, contre respectivement 345 000
et 541 000 en 1918. La Normandie vient en tête du martyrologue
national. […] Caen sinistrée à 73%, Saint-Lô à 77%, Rouen à 50%,
Le Havre à 82% […]. La province a perdu environ 40% de son
patrimoine productif. Des sinistrés des grandes villes passent un très
dur hiver 1944-1945 dans des baraquements de bois, certains y
resteront plus de dix ans. »116
Quant aux habitations qui restent encore debout, rappelons que le ministre de la
Reconstruction et de l’Urbanisme lui-même, Eugène Claudius-Petit, en qualifie treize
millions du terme de « taudis ». Rien que pour Paris, le bilan est lourd :
« 100 000 logements insalubres ; 90 000 garnis inhabitables ; 50%
de logements sans WC, sans salle de bains. Pas assez de
logements. […] Manque d’aménagements, transports insuffisants,
banlieue mal desservie, mauvais fonctionnement des services. »117
116
La France de la quatrième république, tome 1 L’ardeur et la nécessité (1944-1952), Paris, 1980, p.
33.
117
Philippe Gumplowicz et Jean-Claude Klein, "Culture, culture, culture", dans Paris 1944-1954, Paris
1995, p. 12.
314
Vers des habitations modernes
Pourtant, sur cette désolation, de grandes mutations sont en germe. Un virage
radical se dessine, il conduit vers une société nouvelle : la société de consommation.
Les raisons, l’évolution et les conséquences de ce changement ne vont pas être
examinées en détail ; cela n’entre pas dans le sujet de cette étude et se trouve, de
plus, déjà largement abordé dans de nombreux ouvrages. Il reste cependant
intéressant de réfléchir à l’évolution de la consommation dans le domaine des arts
appliqués à l’industrie car elle concerne la sphère d’Art d'aujourd'hui. Le rapport à la
maison, à son intérieur, évolue, en effet, parce que de nouvelles habitudes ont été
prises pendant la guerre, notamment dans le miieu professionnel qui s’est ubanisé et
féminisé. Davantage de femmes travaillent118 qui ont moins de temps à consacrer à
leur intéreur et ont donc besoin d’être aidées. C’est justement l’apport de leur salaire
qui leur permet d’acquérir de nouveaux produits : les appareils d’électroménager.
Jean Fourastier constate d'ailleurs que, quand une ménagère française passe cinq
heures par jour au travail de la maison, son homologue américaine, bien mieux
équipée, y consacre une heure et demie119. Le pouvoir d’achat augmente et l’envie
de consommer aussi120. On désire que le temps des privations se conjugue au
passé. Et cela devient possible grâce aux techniques qui ont connu un net progrès
durant la guerre121. Leur évolution dépasse le domaine industriel pour s’inscrire dans
la vie quotidienne et les foyers.
De cette modernisation découlent de nouvelles habitudes qui peuvent
nécessiter un apprentissage ; des guides à destination des ménagères sont édités,
relayés par la presse féminine en plein essor. La conception même des logements
118
Le baby-boom fait cependant revenir nombre d’entre elles au foyer.
Machinisme et bien-être, Paris, 1951, cité par Joffre Dumazedier dans Vers une civilisation du
loisir ?, Paris, 1962 réed.1972, p. 103.
120
Pour le détail de l’évolution des logements et de leur équipement en France, voir Jean Fourastié,
Les Trente Glorieuses, Paris, 2004, pp. 130 et 131.
121
« L’architecture et le design bénéficièrent des nouvelles applications développées par la recherche
militaire, des données anthropométriques ainsi que des matériaux et méthodes de construction de
pointe. Les nouvelles matières telles que les plastiques laminés, la fibre de verre et la mousse de latex
conditionnèrent le look des années cinquante. » Charlotte et Peter Fiell, Decorative Art 50’s, Cologne,
2000, p. 23.
119
315
doit prendre en compte de nouveaux équipements : eau courante, gaz et électricité
sont de rigueur. D’autant que :
« dès 1951, il est communément admis que les appareils ménagers
ne sont pas des caprices mais des biens nécessaires, dont l’utilité
est incontestable et l’acquisition une aspiration légitime. »122
Les journées de travail demeurent très lourdes, les tâches ménagères doivent être
allégées. Jean-Claude Kaufmann remarque tout bonnement :
« Il n’est pas exagéré de dire que, sans la "machine à laver", la
seconde moitié du XXème siècle n’aurait pu être celle de
l’émancipation féminine. La masse de travail que constitue une
lessive à la main aurait en effet fortement entravé l’accès des
femmes au salariat, condition de leur émancipation. »123
Et si, comme le note plus loin le sociologue, leur temps consacré à la maison
n’évolue guère, leurs occupations se diversifient et gagnent en intérêt puisqu’elles
ont davantage le loisir de jouer avec leurs enfants et de s’occuper de la décoration
de leur intérieur.
Tenir son foyer propre et accueillant n’a rien de nouveau pour la parfaite
femme d’intérieur mais ces obligations prennent un tour différent avec l’arrivée en
masse de l’électroménager. Car les améliorations techniques s’embellissent ici de
préoccupations esthétiques, ergonomiques, pratiques. C’est une vision nouvelle de
l’objet que de le concevoir beau et utile, et beau parce qu’utile. Cette conception est
également mise en avant par le Groupe Espace dans son manifeste en 1951,
préconisant : « un Art qui s’inscrive dans l’Espace réel, réponde aux nécessités
fonctionnelles et à tous les besoins de l’homme, des plus simples aux plus
élevés. »124 On entre finalement dans un univers auquel on ne donne pas encore le
nom de design. Le mobilier et les objets de la vie quotidienne sont touchés par cette
122
Claire Leymonerie, "Le Salon des arts ménagers dans les années 1950, théâtre d’une conversion à
la consommation de masse", dans Vingtième siècle, Paris, 2006, p. 43.
123
"Moulinex libère la femme ?", dans Les Bons Génies de la vie domestique, Paris, 2000, p. 21. On
sait par ailleurs que dans les milieux ouvriers, les femmes achètent parfois en commun une machine à
laver le linge. Le choix de la mutualité du bien plutôt que son manque en prouve sa nécessité.
124
ème
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 2
série n°8, octobre 1951, 2
de couverture.
316
conception moderne qui vient bouleverser les habitudes de rafistolage et de
"système D". Claire Leymonerie125 en cite quelques répercutions dans la presse :
« L’Usine nouvelle signale en [avril] 1953 un "souci de plus en plus
net de l’esthétique et du fini des appareils qui allient ainsi à la
perfection technique une présentation sobre et harmonieuse
contribuant à l’embellissement du logis." Tandis que Réforme [en
février 1953] note "le souci des proportions heureuses – et plus elles
sont heureuses, plus elles sont utiles –, la recherche des
combinaisons de couleurs – et les palettes les plus savantes se
révèlent être les plus pratiques –, le goût des belles matières". »
L’accent est mis sur l’association du beau et de l’utile ; le second découlant du
premier lorsque l’harmonie se trouve réalisée. Dans ce même esprit, l’historienne
rappelle l’existence des expositions "Formes utiles",
« sélections de produits sensés répondre aux critères de beauté et
d’utilité et présentés chaque année à partir de 1951 dans le cadre du
Salon des arts ménagers, participent également à la promotion d’une
esthétique fonctionnaliste alors érigée au rang de doctrine. »126
Le Salon des arts ménagers
Ce Salon des arts ménagers existe en France depuis 1923 et l’on comprend
bien quelle importance il prend avec l’arrivée des nouveaux appareils électriques et
équipements de la maison. D’autant que le Salon, géré par le secteur public, œuvre
pour la recherche en matière de créations industrielles. Véritable mécène pour les
entreprises,
« le Salon [offre] aux services publics, aux fabricants, aux
distributeurs, et à leurs groupements professionnels, mais aussi aux
consommateurs et à leurs associations, la plus importante tribune
125
126
Op. cit., p. 54.
Claire Leymonerie, ibid.
317
que l’on puisse imaginer, tant par sa fréquentation que par son
retentissement national et international.
Ce mécénat, par son objet, sa durée, son ampleur et son influence
sur la vie quotidienne est sans équivalent au XXème siècle. »127
Une action qui se fait d’autant plus sentir qu’au milieu des années cinquante,
l’augmentation des revenus, la banalisation du crédit mais aussi la baisse des prix,
donnent au Salon une activité essentiellement commerciale. Les produits qui y sont
proposés deviennent accessibles à une population de plus en plus large –
encouragée par la presse qui se mue volontiers en guide pratique pour orienter le
lecteur tant dans la manifestation que dans les nouveautés. Tout un chacun veut
posséder une cuisine ergonomique, moderne et colorée ; ce à quoi les constructeurs
s’adaptent128. Cette pièce de la maison, jusque-là fruste, qui possédait comme
principal atout d’être plus chaude que les autres, devient un pôle d’attention et
d’intérêt insoupçonnés.
Le Salon propose un rêve à portée de presque tous les porte-monnaie : un
foyer contemporain et bien organisé. Boris Vian, alors ingénieur à l’Association
française de normalisation (Afnor) et présent au Salon des arts ménagers, pousse
"La Complainte du progrès" en 1955, qui mêle marques d’électroménager, inventions
réelles et fantasques, tout cela, pour le plus grand bonheur des heureux propriétaires
qui s’attachent plus aux biens qu’aux personnes.
127
Jacques Rouaud, "L’esprit Arts ménagers", dans Les Bons Génies de la vie domestique, op. cit., p.
58.
128
Claire Leymonerie, op. cit, p. 52.
318
Un Frigidaire
Une tourniquette
Un joli scooter
Pour fair' la vinaigrette
Un atomixer
Un bel aérateur
Et du Dunlopillo
Pour bouffer les odeurs
Une cuisinière
Des draps qui chauffent
Avec un four en verre
Un pistolet à gaufres
Des tas de couverts
Un avion pour deux
Et des pell' à gâteaux
Et nous serons heureux
Ces inventions véhiculent bien souvent une idée de la modernité vue comme
l’intrusion de la science et de la technologie dans le quotidien, notamment par des
formes élancées, aérodynamiques, des chromes (le style streamlining) que l’on
retrouve dans le dessin des appareils d’électroménager ou de la voiture de Citroën,
la DS. Des écrivains décrivent alors un monde où les objets prennent de plus en plus
d’importance à moins que ce ne soient les êtres qui en perdent. Ainsi du Nouveau
Roman qui éclôt dans les années cinquante et dont les personnages et leurs actes
confinent à l’abstraction dans la littérature. En 1964, Georges Perec qui dépeint,
dans son roman Les Choses, de jeunes consommateurs travaillant eux-mêmes pour
des sociétés de sondages, développe ostensiblement dans l’incipit une longue
description d’un appartement, s’attardant sur chaque meuble, décoration, tapis,
tenture.
L’année 1954
Il est étonnant de voir combien le milieu des années cinquante – et peut-être
même cette fameuse année 1954 qui met un terme à l’aventure d’Art d'aujourd'hui –
est un tournant qui fait entrer dans l’ère de la consommation. Si dès le début de la
décennie on assiste à une augmentation des dépenses des foyers, 1954-1955
montrent que des habitudes ont été prises. Le temps du rationnement et des
319
privations, appartient bien au passé. Place au plaisir, à un peu plus de légèreté et à
la consommation :
« [Les dépenses] qui touchent à la santé et à l’hygiène corporelle […]
gonflent de 86%129. Celle du home, […] par l’irrésistible ascension
bien orchestrée par la publicité de tout ce qui touche à l’équipement
du logement, en hausse de 110% à un rythme annuel de 15% à
partir de 1955 : produits d’entretien multiples et surtout appareils
ménagers. Ces derniers sont devenus les symboles de l’honnête et
utile aisance dès 1950, année où le Salon des "Arts ménagers"
prend son essor, mais n’ont entamé leur ascension rapide qu’à partir
de 1954. […] La marche vers le mieux-être commence chez soi,
dans le confort familial discret et quotidien plus que dans les
dépenses de prestige extérieur. […] Dès 1954, 21% des ménages
possèdent une [télévision]. […] Enfin, les dépenses de culture et de
loisir, en progrès de 42%, s’annoncent déjà comme l’étape postautomobile de la course au mieux vivre » 130
On comprend que dans ce contexte où une large place est laissée à
l’innovation, à l’amélioration du confort, à la recherche formelle dans des utilisations
quotidiennes, Art d'aujourd'hui aurait perdu son ancrage avec le quotidien de la
création et ne serait devenue qu’une revue consacrée à l’abstraction, en dehors des
réalités. En créant Aujourd'hui : art et architecture, André Bloc s’ouvre à cette
synthèse des arts qui glisse vers des créations plastiques, voire artistiques,
appliquées à l’industrie. Sous sa plume, la conversion d’Art d'aujourd'hui en
Aujourd'hui : art et architecture n’est que la conséquence logique de sa vocation
dans la divulgation de l’innovation plastique au plus grand nombre :
« Dès son premier numéro, AUJOURD’HUI apportait sa contribution
à la synthèse des arts, en montrant le parallélisme des recherches
dans divers domaines de la construction et de la plastique. […] Nous
demandons à nos lecteurs de bien vouloir admettre qu’une grande
129
C’est en cette même année 1954 que Roland Barthes dans Mythologies, Paris, 1957, situe : « le
premier Congrès mondial de la Détergence (Paris septembre 1954) [qui] a autorisé le monde à se
laisser aller à l’euphorie d’Omo. » "Saponides et détergents", p. 36.
130
Jean-Pierre Rioux, La France de la quatrième république, tome 2 L’expansion et l’impuissance
320
revue d’art ne peut être faite à l’usage exclusif des spécialistes et
qu’elle doit se donner une plus haute mission, même au risque de
surprendre et de ne pas toujours être immédiatement comprise. »131
La revue de référence dans le domaine, The Studio Magazine, créée en GrandeBretagne en 1893, se donnait cette même mission de promotion des créations
originales en matière de beaux-arts et d’arts décoratifs. Elle instaurait un annuaire
dès 1906 qui les présentait et qui, à partir des années cinquante, crée des parallèles
entre l’avant-garde et les objets usuels.
Cette année 1954 reste également marquée, dans un autre domaine des arts
appliqués, par le retour inattendu de Gabrielle Chanel, dite Coco Chanel, en France
et dans le monde de la couture. Alors âgée de soixante et onze ans, exilée en
Suisse, elle rouvre sa maison de couture et affronte le "New Look" lancé par
Christian Dior. Celle qui a voulu libérer le corps de la femme par des tenues
confortables et élégantes s’oppose catégoriquement à ces surcharges brodées, ces
longueurs de jupe inadaptées à la vie moderne et ces tailles de guêpe enserrées
dans des corsets qu’imposent les nouvelles silhouettes, fruits d’un désir d’ultraféminisation après les années de guerre. Mais déjà la mode des années cinquante
s’accorde au nouveau style de vie de la femme moderne qui exige des tenues plus
pratiques, avec lesquelles on peut bouger librement et travailler.
Du Tergal à la DS, des innovations dans tous les domaines industriels
Les années cinquante opèrent ainsi dans le domaine de la mode un virage,
reflet des changements sociaux, économiques et techniques, depuis la place de la
femme dans la société active jusqu’aux inventions textiles. Comme dans les autres
secteurs, les pénuries causées par la Seconde Guerre mondiale ont été contournées
en partie par l’inventivité des populations et ont impulsé les recherches vers des
fibres de substitution, moins chères, parfois plus solides, plus pratiques d’entretien.
(1952-1958), Paris, 1983, pp. 242 à 244.
131
André Bloc, éditorial d’Aujourd’hui, n°2, mars-avril 1955, p. 3.
321
Des fibres synthétiques, des Polyamides (le Rilsan), des chlorofibres (le Rhovyl), des
polyesters (le Tergal), des acryliques (le Crylor) sont ainsi inventés dans les années
cinquante. Les conditions de fabrication des vêtements s’améliorent ; on produit,
plus, moins cher et mieux pour l’ouvrier. Enfin, à partir de 1948, en France, les
industriels se mettent à importer des Etats-Unis l’idée du prêt-à-porter. Un
phénomène auquel le magazine Elle consacre une rubrique en 1953 – sous la
direction de Claude Brouet – et un numéro spécial, deux ans plus tard. Pour la
journaliste, dans ce milieu des années cinquante, la mode « descend dans la rue » et
bientôt, l’enseigne à bas prix Prisunic crée une ligne de vêtements conçus par des
créateurs afin que soient « accessibles au plus grand nombre des choses de
style »132, ce qui ne fait que confirmer cette démocratisation du costume. Cela
contribue à la redéfinition, une décennie plus tard, de la haute couture, dont la
production chute au bénéfice de la fonction prescriptive. La manière de se vêtir
devient ainsi plus libre puisque « la haute couture […] doit désormais partager son
rôle de donneuse d’idées avec les jeunes créateurs et le prêt-à-porter. »133
Aujourd'hui : art et architecture ne rend pas compte de l’évolution de la
couture mais ne s’en tient pas non plus strictement à l’art appliqué à l’architecture
puisque l’art de l’ingénieur n’est pas absent de ses pages. Il faut dire que si la
machine à laver le linge et le réfrigérateur sont en tête des dépenses des ménages,
l’automobile est juste derrière (avec la télévision mais nous allons y venir)134. Difficile
pour l’ingénieur de formation qu’est André Bloc de négliger l’avion ou encore la
voiture, résultat du progrès technologique, de l’abondance pétrolière, vecteur d’une
plus grande liberté dans les déplacements, d’une plus grande rapidité mais aussi,
mythe moderne tel que le conçoit Roland Barthes :
« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact
des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande
création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus,
132
Claude Brouet était l’invitée de La Fabrique de l’Histoire sur France Culture le lundi 20 novembre
2007, à l’occasion d’une série d’émissions consacrées à l’histoire de la mode.
133
Madeleine Delpierre, Le Costume et la haute-couture 1945-1995, Paris, 1997, p. 33.
134
Entre 1949 et 1957, les dépenses pour l’électroménager progressent de 400% et pour l’automobile
de, 285%, Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième République, tome 2, op. cit., p. 175.
322
consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple
qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. »135
Ce rapprochement avec les cathédrales pour la communion des savoirs et savoirfaire qu’opèrent l’automobile et la foi qu’elle génère dans la population, n’est pas
sans rappeler la gravure d’une cathédrale de Lyonel Feininger illustrant le manifeste
du Bauhaus d’avril 1919.
Des progrès inégalement partagés
Les guerres entraînent des ravages que les populations combattent par une
nouvelle soif de vivre une fois la paix revenue. Dans leurs desseins destructeurs,
elles stimulent également la recherche, ce qui a majoritairement des répercussions
positives, lorsque le calme revient. On le retrouve aussi durant la "Belle Epoque" qui
conserve d’ailleurs des points communs avec les Trente Glorieuses par leur
croissance, leur goût pour la nouveauté, le développement des innovations
techniques et l’amélioration du quotidien.
« Ce
furent,
vraiment,
des
années
d’intenses
curiosités
et
d’émerveillements à répétition, qu’on lisait dans Jules Verne et qu’on
installait dans la vie quotidienne. […]
Voici l’industrie de l’aluminium, les premières autos et les aéroplanes
de la France qui étonnent le monde entier, la fée électricité si
longtemps redoutée devenue promesse sécurisante pour tous »136.
Une croissance qui n’est néanmoins pas partagée par tous ; ces désirs de
consommation et ces nouveaux besoins sont, pour certains ménages, reportés dans
l’attente d’un logement décent. Claire Leymonerie chiffre, pour 1954 et 1955,
respectivement, à 50% la proportion de « logements de une à deux pièces
135
Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 140.
Jean-Pierre Rioux, Le Temps des masses, le vingtième siècle, Histoire culturelle de la France,
Paris, 2004, p. 72.
136
323
surpeuplés » et à 27% les « ménages qui souhaitent déménager au plus vite »137
Des habitations trop petites mais surtout sans les installations indispensables à
l’équipement de nouveaux appareils puisqu’en 1959, on dénombre encore en France
41% de logements sans eau courante, 70% sans eau chaude, 73% sans toilettes
privatives, quant à la baignoire ou la douche, seuls 10% des foyers en sont
équipés138. Et c’est, bien entendu, de façon très inéquitable que la population
s’installe et s’appareille. Les agriculteurs, notamment, bien que de moins en moins
nombreux, restent pénalisés dans leur consommation ; et nombre d’entre eux qui
viennent travailler en usine, ne profitent guère plus de cette "prospérité générale"
puisqu’elle ne touche qu’en partie les ouvriers dont les dépenses doivent souvent se
restreindre aux premières nécessités.
b. Société de loisirs et culture de masse
Dans la continuité des habitudes de la guerre, l’achat de la presse demeure
important. L’écrit n’a pas perdu son attrait qu’il maintient depuis la seconde moitié du
XIXème siècle. Il est à noter, en effet, que dans son livre, La Culture de masse en
France, Dominique Kalifa débute son argumentation par les années 1860, avec
comme vecteur premier : l’imprimé, et la presse en particulier. Ce média se
perfectionne en permanence et se fait toujours plus attrayant pour attirer puis
fidéliser le lecteur. La publication de feuilletons est une réussite en la matière. La
fiction se vend bien dans la presse mais aussi sous forme de petits livres à prix
réduit ; on assiste à une véritable « lecture de masse »139. Cela est rendu possible
par une plus large alphabétisation et par des améliorations dans la distribution
(réseaux ferrés, création de kiosques dans les gares – les kiosques Hachette –, et
vente dans les boutiques non spécialisées comme les épiceries, merceries,
quincailleries). Cette généralisation de la lecture – en Français – amène ainsi, dès le
137
Op. cit., pp. 44 et 45.
Notons que pour ce qui concerne le confort domestique, les Habitations à Loyer Modéré ont
marqué un réel progrès pour leurs locataires.
138
324
XIXème siècle, « un très ample processus d’acculturation et d’homogénéisation
culturelle. »
Diversification de l’édition
De véritables stratégies sont mises en place dans le monde de l’édition afin de
proposer aux lecteurs toujours plus de choix (dans différents genres : sentimental,
policier, historique, pratique, etc.), toujours moins cher et toujours mieux distribué.
Depuis la fin du XVIème siècle existent des publications destinées à un lectorat
populaire. Il s’agit des livres réservés au colportage. Le troyen Nicolas Oudot avait
mis au point des éditions à bon marché de couverture bleue – la Bibliothèque bleue –
reprenant des écrits à succès mais aussi des almanachs afin de toucher les
analphabètes. Ces éditions ne respectaient pas le texte à la lettre, des coupes
sévères étaient opérées en fonction des goûts du public (qui n’était pas que
populaire), des impératifs de mises en pages et de pagination.
Avec les années 1950, la suprématie de l’imprimé vit ses dernières années.
Mais de belles années ! C’est en s’inspirant de l’américain Pocket Book qu’Henri
Filipacchi sort en février 1953, le Livre de poche140 qui connaît un succès immédiat
auprès du grand public grâce à ses couvertures colorées et attractives mais surtout
grâce aux auteurs publiés et à son prix modique (cent cinquante Francs de l’époque
quand une édition courante en coûtait six cents). Ainsi, si les précédentes
expériences de l’entre-deux-guerres – avec la Collection pourpre d’Hachette, le Livre
de demain d’Arthème Fayard et le Livre moderne illustré d’Henri Ferenczi – ne
déclenchent pas l’enthousiasme espéré, le Livre de poche, lui, passe de quatre
publications par mois à ses débuts, à douze en 1962, soit en moins de dix ans141.
Cette lecture transportable en tous lieux grâce à un petit format et à une certaine
139
Dominique Kalifa, op. cit., Paris, 2001, p. 23.
Koenigsmark de Pierre Benoit est le premier roman d’une liste qui s’agrandit le même mois avec
Clefs du royaume d’Archibald Joseph Cronin, Vol de nuit d’Antoine de Saint-Exupéry et Ambre de
Katleen Windsor. Plus tard, le Livre de Poche élargit son champ et ne s'en tient pas à la seule
publication de romans. Des séries sont créées : historique, exploration, classique et encyclopédique.
141
Chiffres donnés par Jean-François Sirinelli dans Le Temps des masses, le vingtième siècle,
140
325
forme de désacralisation de l’objet livre (prix raisonnable, couverture souple, papier
modeste) permet aux lecteurs de se l’approprier pleinement. Lire devient banal et
s’adapte au quotidien (aux transports en commun par exemple). En somme, le Livre
de poche serait un véritable instrument de démocratisation de la lecture. Des études
poussent pourtant à modérer cet enthousiasme :
« Les vrais optimistes furent, par exemple, ceux qui, vers 1953
(lancement de la Librairie générale française), crurent à la
démocratisation de la lecture par le moyen, tout économique, du livre
de poche ; trente ans après, toutes les analyses convergent vers la
même conviction : le livre de poche est un succès, il s’est diversifié
et ennobli […] mais il n’a aucunement contribué à “faire lire” le nonlecteur, malgré l’existence de collections indubitablement populaires
[…]. Il a simplement facilité la lecture chez les lecteurs assidus. Ce
n’est pas rien, mais pas exactement le but recherché.
C’est que, sans doute, le but recherché est inatteignable par la seule
économie. L’est-il même par les seuls équipements ? »142
L’influence américaine dans l’édition ne se limite pas au format des livres, elle
inspire à Marcel Duhamel, en 1945, la création de la Série noire chez Gallimard qui
met en scène des aventures policières sombres et teintées d’un humour grinçant. Le
genre est nouveau en France et séduit plus certainement les classes cultivées. Que
Gallimard, éditeur influent de la période, lance une collection à visée populaire (avant
celle du Rayon fantastique en 1952) devient symptomatique, selon Pascal Ory, d’une
« fin des arts mineurs »143. Cela ne remet cependant pas en question une
hiérarchisation des arts qui se muerait alors en clivage art majeur / art de masse
plutôt qu’art majeur / art mineur. A ce dernier terme, ouvertement dépréciatif quant à
la qualité de la création, est préféré celui de « masse » qui oriente sur la réception
même de l’œuvre et son public.
Ces deux genres littéraires, la science fiction et le roman noir, se développent
aussi au cinéma par les films américains. Rappelons que les accords Blum-Byrnes
Histoire culturelle de la France, Paris, 2004, p. 284.
142
Pascal Ory, L’Aventure culturelle française, 1945-1989, op. cit., p. 37.
326
signés en mai 1946, qui ont permis à la France de recevoir des aides financières des
Etats-Unis, stipulaient de très nombreuses contreparties dont une forte diffusion de
films américains sur les écrans français. Une habile manière de faciliter le
développement de son industrie, de promouvoir la création américaine et par
conséquent, son style de vie. Cette civilisation moderne, venue au secours de la
France, de l’autre côté de l’Atlantique, apporte sa part de rêve à une population qui
vient de connaître l’Occupation et la guerre, qui subit les ruines et la misère sociale,
et qui entre dans la décolonisation et la guerre froide. Il y a, à l’évidence, un besoin
de légèreté dans ce monde si rude. D’autant que l’on n’a guère pu profiter des
progrès sociaux du Front populaire : la semaine de quarante heures et les congés
payés qui, de plus bénéficient d’une troisième semaine supplémentaire en 1956,
sous le gouvernement de Guy Mollet. D’autres mesures sont prises en faveur des
ouvriers : le travail à temps partiel se développe, notamment pour les femmes, les
tâches ingrates sont davantage robotisées et rendent ainsi le travail moins pénible et
moins abrutissant. Enfin, souffle cette nouvelle liberté à laquelle aspirent les femmes
dans leurs tâches ménagères. Le temps des loisirs s’accroît – du temps de vacance
qu’il s’agit de combler.
Ce dernier point est pris très au sérieux par le sociologue Joffre
Dumazedier144 : la qualité des loisirs n'est pas très éloignée de l'évolution d'une
civilisation. Le temps passé en dehors du travail doit d'abord s'accommoder de
toutes les tâches inhérentes à la vie de famille, à la tenue d'une maison et au repos.
Le loisir est ce qu'il reste et qu'il s'agit d'aménager avec soin ; plus le travail est
pénible, plus ce temps est à prendre en considération et il faut éviter qu'il ne
devienne aussi aliénant que le travail. Il faut l'accompagner culturellement et cultiver
sa créativité ; considérer, également, que l'on doit toute sa vie durant approfondir les
notions vues durant sa scolarité. Car l'homme a des besoins culturels. Dumazedier
apporte cette mise en garde prémonitoire : dans une société où les besoins
fondamentaux sont assurés pour les trois quarts de la population, il est nécessaire
d’introduire du culturel, de la culture populaire afin d’offrir à tous autre chose que de
la consommation sinon, la publicité se développant et s'affinant, on assiterait à une
143
L’Aventure culturelle française, 1945-1989, op. cit., p. 70.
327
course à la surconsommation et à l’insatisfaction permanente145. Avant cela, les
cultures marginales prennent très vite leur véritable essor puisque coïncident avec
l’augmentation du temps libre des Français, le perfectionnement des techniques de
diffusion et l’industrialisation du divertissement.
Développement de la presse magazine
La presse magazine qui se diversifie et se développe, devient un formidable
relais de la culture de masse146. Elle segmente son lectorat et offre un large choix à
chacun. La presse enfantine rassemble la jeunesse autour de titres tels que Pierrot
(1925 puis 1947147), Le Journal de Mickey (1934 puis 1952), Spirou (1938), Vaillant
(1945), Tintin (1948), Lisette (1921 puis 1946) et La Semaine de Suzette (1905 puis
1949) ; L’Equipe (1946) réunit la gent masculine de toutes classes et tous milieux ;
quand les magazines féminins séduisent par l’image qu’ils délivrent d’un quotidien
fantasmé. Qu’il s’agisse de la sentimentalité très édulcorée des romans-photos de
Confidences (1938), Nous deux (1947) ou Bonne soirée (1947), de la mère de famille
accomplie suivant un modèle éprouvé par Le Petit Écho de la mode148, Modes &
Travaux (1919) puis Femme pratique (1958), des intérieurs admirables de Maison
française (1946), Votre maison (1947) ou Mon jardin et ma maison (1958) ou de la
femme moderne et libre qui se dessine au fil des informations et des conseils
délivrés par Marie-France (1944), Elle (1945) et Marie-Claire (1939 puis 1954). Un
idéal que souligne Roland Barthes à travers les fiches cuisine du magazine Elle :
144
On peut se reporter à son essai Vers une civilisation du loisir ?, Paris, 1962 réed.1972.
Ibid., p. 122.
146
Elle offre également un espace privilégié pour les publicités qui profitent ainsi du ciblage des
lecteurs. Les annonceurs y ont, en effet, bien saisi leur intérêt qui connaissent, dès les années
cinquante, le bénéfice des études de marché et de la segmentation des consommateurs. Notons que
la publicité tient déjà une place de choix dans la vie moderne. Une expérience grandeur réelle menée
en 1953 grâce au personnage dessiné par Savignac avec haut de forme, cigare et gants blancs
portant en bandoulière les lettres GARAP en mesure et en démontre l’influence. Ce sigle "GARAP" est
très rapidement connu de la population déjà curieuse d’en découvrir. Il s’agit en fait d’un leurre qui ne
sert qu’à prouver la puissance de la publicité !
147
Les magazines ayant deux dates correspondent aux périodiques ayant dû cesser leur parution
pendant la guerre.
148
Ce magazine devient L’Écho de la mode en 1955.
145
328
« Seulement, ici, l’invention, confinée à une réalité féerique, doit
porter uniquement sur la garniture, car la vocation "distinguée" du
journal lui interdit d’aborder les problèmes réels de l’alimentation (le
problème réel n’est pas de trouver à piquer des cerises dans un
perdreau, c’est de trouver le perdreau, c’est-à-dire de le payer)
Cette cuisine ornementale est effectivement supportée par une
économie tout à fait mythique. Il s’agit ouvertement d’une cuisine de
rêve, comme en font foi d’ailleurs les photographies d’Elle, qui ne
saisissent le plat qu’en survol, comme un objet à la fois proche et
inaccessible, dont la consommation peut très bien être épuisée par
le seul regard. C’est, au sens plein du mot, une cuisine d’affiche,
totalement magique, surtout si l’on se rappelle que ce journal se lit
beaucoup dans des milieux à faibles revenus. Ceci explique
d’ailleurs cela : c’est parce qu’Elle s’adresse à un public vraiment
populaire qu’elle prend bien soin de ne pas postuler une cuisine
économique.
Voyez
l’Express,
au
contraire,
dont
le
public
exclusivement bourgeois est doté d’un pouvoir d’achat confortable :
sa cuisine est réelle, non magique ; Elle donne la recette des
perdreaux-fantaisie, l’Express celle de la salade niçoise. Le public
d’Elle n’a droit qu’à la fable, à celui de l’Express on peut proposer
des plats réels, assuré qu’il pourra les confectionner. »149
Dans cette façon de projeter la lectrice vers un quotidien vaguement sublimé sans
qu’il soit tout à fait inaccessible, se lit déjà un schéma de la société de
consommation. Celui qui sait susciter des envies, créer des frustrations, en donnant
l’impression que l’on pourrait vivre beaucoup mieux, être beaucoup plus heureux, en
possédant guère plus que ce que l’on ne possède déjà… mais toujours davantage.
Plus généralement que ces périodiques spécifiques, c’est le magazine illustré
qui rallie tous les lecteurs, sexes confondus ; Paris Match, créé en 1949 (sur le
modèle de Match d’avant-guerre), devient l’hebdomadaire de référence des années
cinquante. L’Express, à partir de mai 1953, suit l’exemple en privilégiant lui aussi
l’image photographique pour faire circuler l’information. Ces nouvelles mises en
329
pages font le succès de l’imprimé et André Bloc l’avait bien compris qui insistait dès
L'Architecture d'aujourd'hui sur la qualité et la quantité des reproductions. Et si l’on
peut déjà lire dans le quotidien Paris-Soir daté du 2 mai 1931 : « L’image est
devenue la reine de notre temps. Nous ne nous contentons plus de savoir, nous
voulons voir »150, l’après-guerre propose, elle, de nouvelles formes d’images. Les
technologies se sont améliorées tant du côté de la prise de vue avec des appareils
photographiques plus légers et plus maniables, que du côté de l’impression.
Le cinéma et ses vedettes
L’impulsion donnée par la reconstruction des salles de cinéma ouvre
également la voie à des expérimentations sur le format même de l’image ; elle se
découvre en relief au milieu des années cinquante, panoramique avec le
Cinémascope, ou encore multiple avec le Cinérama qui permet la synchronisation de
trois projecteurs. Le cinéma offre, de plus, du grand spectacle d’exostime,
d’aventure, de violence, avec des films en costumes, mais également en forçant le
trait de l’érotisme - avec des actrices voluptueuses comme Gina Lollobrigida, Sophia
Loren, Martine Carol et Brigitte Bardot découverte au festival de Cannes de 1954.
« Les
films
multiplient
les
strip-tease
de
stars,
baignades,
déshabillages, rhabillages, etc. Une vague d’innocence perverse
porte au premier rang les gamines érotiques, Audrey Hepburn, Leslie
Caron, Françoise Arnoul, Marina Vlady, Brigitte Bardot. »151
Cette érotisation de la femme se retrouve dans l’imagerie populaire de cette période
à travers notamment les dessins de pin-up, puis avec la création du magazine
Playboy aux Etats-Unis en 1953.
L’univers véhiculé par le cinéma – ses vedettes, ses personnages, autrement
dit : ses stars, telles que les définit Edgar Morin – se trouve abondamment relayé par
les différents autres médias. Des attentes différentes se font jour, plus intrusives,
149
150
"Cuisine ornementale", dans Mythologies, Paris, 1957, p. 121.
Cité par Dominique Kalifa dans La Culture de masse en France, op. cit, p. 55.
330
plus pressantes et plus fréquentes sur l’image des personnalités emblématiques.
Des magazines comme Ici Paris (1945), Point de vue (1948), France Dimanche
(1946) et, plus tard, Jours de France (1954) proposent alors des photographies de
vedettes dans leur intimité et alimentent les rumeurs.
« Les stars participent dès lors à la vie quotidienne des mortels. Ce
ne sont plus des étoiles inaccessibles mais des médiatrices entre le
ciel de l’écran et la terre. […] Aussi l’évolution qui dégrade la divinité
de la star stimule et multiplie les points de contact entre stars et
mortels. Loin de détruire le culte, elle le favorise. Plus présente, plus
intime, la star est presque à la disposition de ses adorateurs : d’où la
floraison
des
clubs,
magazines,
photos,
courriers
qui
institutionnalisent la ferveur. Un réseau de canaux draine désormais
l’hommage collectif et renvoie aux fidèles les mille fétiches qu’ils
réclament. »152
Les médias s’installent dans les maisons
Les médias prennent de plus en plus d’ampleur d’abord en segmentant leur
public afin de toucher chacun et, in fine, d’atteindre tout le monde, ensuite en se
répondant les uns les autres (presse, radio, cinéma, télévision). Depuis les héros de
la presse enfantine jusqu’aux modèles donnés par la presse adulte tant dans ses
articles que dans sa publicité153, on assiste alors à la construction d’un imaginaire
commun de la jeunesse et à une uniformisation des canons de pensée des adultes.
D’autant que la banalisation de l’électricité qui permet l’intrusion d’appareils
d’électroménager dans le quotidien, y installe aussi les médias. Les foyers s’équipent
de tourne-disque pour écouter les microsillons que la firme Barclay diffuse en France
à partir de 1952154 et qui conquierent très vite un large public d’autant que la
151
Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972, p. 30.
Edgar Morin, op. cit., pp. 33 et 34.
153
Et que dire de la fameuse rubrique "Le Courrier du cœur" du magazine Elle qui, à partir de 1946,
offre une tribune aux confessions intimes et aux conseils de Marcelle Ségal.
154
Le microsillon est inventé en 1948 aux Etats-Unis.
152
331
musique se diversifie (le Jazz, le Be-bop puis le Rock’n’Roll en 1956). La radio dont
la place reste centrale et dont la taille se réduit (le "transistor"), permet de toucher en
un même moment de nombreuses personnes de tous milieux. Ses émissions, loin
d’être un fond sonore, sont écoutées et suivies. Pourtant, l’époque est à l’image, et
l’image animée arrive dans les premiers foyers via le petit écran en 1949. Les
mêmes rêves ambitieux bercent la télévision et la radio : les quelques heures
d’antenne sont dévolues à des émissions littéraires, à l’adaptation de grands
classiques, qui plus est interprétés par les Comédiens du Français. Mais une fois
encore, ce sont les émissions de variétés et leurs animateurs qui remportent le plus
de succès. La télévision se peuple ainsi peu à peu d’idoles bien réelles ou tirées des
fictions, depuis les présentatrices jusqu’aux héros de séries. On retrouve ces
derniers dans les télé-romans155, dans la bande-dessinée (ainsi de Thierry la Fronde)
et dans les disques aussi, qui permettent de réécouter la musique d’un générique
quand ce n’est pas un comédien ou une présentatrice qui s’essaye à la chanson.
Ainsi, ce nouvel objet envisagé à sa création comme un droit donné aux
Français de s’éduquer, de se cultiver et de se divertir à moindre coût et cela, où qu’ils
soient, remplit avec le plus de bonheur sa troisième fonction. Les hommes de
télévision eux-mêmes croient pourtant en leur noble tâche et argumentent sur « les
valeurs antérieures d’éducation populaire » réalisables ici pour tous et notamment
pour « les paysans et ces mineurs du Nord qui se saignaient aux quatre veines pour
avoir la télévision »156. Populaire, ce média l’est certainement qui séduit largement et
se regarde d’abord en commun lors de séances organisées dans des salles
municipales ou des cafés. Mais pour l’aspect éducatif, le téléviseur n’est pas, lui non
plus, le bon outil. A la fin des années cinquante, l’engouement est massif, le petit
écran pénètre les foyers ; n’y déversant cependant pas la culture que certains
espéraient, il devient la cible de critiques acerbes des intellectuels.
Décrite avec enthousiamse par Joffre Dumazedier, en 1962, comme
permettant au foyer de se muer en « une petite agence d’information sur le monde
155
Il s’agit d’une nouvelle forme de roman populaire qui prolonge les aventures des héros de séries
télévisées.
156
Jacques Krier, Pierre Chambat et Alain Ehrenberg cités par Isabelle Gaillard, "De l’étrange lucarne
à la télévision", dans XXème siècle, n°91, pp. 13 et 14.
332
entier [devenant] aussi et de plus en plus, un cadre possible de formation
mutuelle »157, la télévision, comme les autres médias, contribue pourtant à la
promotion d’une culture marginale. Les créations qui la constituent, d’un abord
immédiat et aisé, emportent l’adhésion du plus grand nombre. Par ces relais
médiatiques, l’accroissement du public potentiel est, jusque là, sans commune
mesure. C’est cet aspect-là, ajouté au caractère industriel lié aux nouvelles
technologies qui font que l’on peut parler ici de culture de masse. Le philosophe
Roger Pouivet réfute l’existence d’une telle culture. L’art de masse étant intelligible
sans qu’aucune connaissance préalable ne soit nécessaire, « à moins qu’il ne
s’agisse d’un pré requis interne à l’art de masse », il ne peut y avoir constitution
d’une culture, d’autant qu’une « œuvre chasse l’autre. »158.
Le goût du public
Il existe donc d’après Roger Pouivet, un art sans culture. Et cela incommode ;
c’est la première fois que le grand public profite d’un accès aussi large à la création.
Ce moment devient alors, pour les intellectuels, l’occasion de découvrir réellement
les goûts de ce public :
« Autrefois les masses n’avaient pas accès à l’art ; la musique, la
peinture, et même les livres, étaient des plaisirs réservés aux gens
riches. On pouvait supposer que les pauvres, le "vulgaire" en
auraient joui également, si la possibilité leur en avait été donnée.
Mais aujourd’hui où chacun peut lire, visiter les musées, écouter de
la grande musique, au moins à la radio, le jugement des masses sur
ces choses est devenu une réalité, et, à travers lui, il est devenu
évident que le grand art n’est pas un plaisir direct des sens. Sans
157
Op. cit., p. 110.
"Qu’est-ce que l’art de masse ?", conférence prononcée le 11 mars 2004 au Lycée Henry IV à
Paris.
158
333
quoi, il flatterait – comme les gâteaux ou les cocktails – aussi bien le
goût sans éducation que le goût cultivé. »159
Suzanne K. Langer oppose un peu artificiellement riches et pauvres alors que
l’abondance financière ne peut en rien garantir fermement une éducation cultivée. Et
même si le sens de la symétrie proposée par la philosophe est compréhensible, il
semble nécessaire de préciser que la formation du goût dépasse ces clivages, tout
comme
l’acceptation
de
la
modernité.
Dans
cette
période
de
grands
bouleversements dans les habitudes mêmes, les gestes du quotidien doivent
changer. Avec une modernité qui envahit les foyers et les modes de vie, les
nouveaux usagers ont besoin d’être guidés. On sait combien les habitants de la Cité
radieuse de Le Corbusier ont mal perçu la vie qui leur était proposée dans ces
logements collectifs, équipés, pensés en lien avec une existence moderne dont ils
n’avaient pas encore jaugé les retentissements dans leur propre quotidien. Afin de
faire accepter ce programme architectural complet, il devenait donc nécessaire de
l’expliquer. Parallèlement à cela, la validation par ses usagers d’une réalisation
moderne ne prouve pas que ces derniers en aient réellement saisi l’essence. Il
convient de s’arrêter un moment sur le film Mon oncle (1958) de Jacques Tati et
notamment sur son principal décor, révélateur des travers de cette modernité.
Personnage à part entière, la villa Arpel avec tous ses gadgets aussi futiles que
sophistiqués n’est pas seulement une formidable source de gags. Elle est le fruit du
regard attentif, bien que moqueur et certainement sceptique, du réalisateur et de son
scénariste, Jacques Lagrange, sur l’architecture et l’équipement de la maison dans
les années cinquante.
La Villa Arpel, regard de Jacques Tati et Jacques Lagrange sur la vie moderne
Opposant les logements vieillots mais pleins de charme des faubourgs à la
modernité aliénante de la ville nouvelle, le film se moque des nouveaux besoins que
159
Suzanne K. Langer, "On Significance in Music", in Aesthetic and the Arts, New York, 1968, pp. 182
à 212, citée par Pierre Bourdieu dans La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, 1979, p. 32.
334
se découvrent les Français. Il détourne aussi les aspirations des promoteurs de la
synthèse des arts. Si de nombreuses réalisations pour la collectivité voient, en effet,
le jour durant cette période (usines réaménagées ou construites, cantines,
universités, maisons de la Cité universitaire de Paris, etc.), cela n’empêche pas les
artistes de créer des villas pour de riches particuliers. Ces habitations aux formes
régulières, aux grandes verrières, à la pièce d’eau agrémentée d’une fontaine, aux
vastes espaces décorés de quelques pièces de mobilier d’avant-garde et de peinture
murale, trouvent, ici, une juste représentation : la villa habitée par le patron d’une
importante usine, Monsieur Arpel, par son épouse ainsi que par leur fils Gérard, est
un modèle de modernité et d’avant-garde. L’artiste Jacques Lagrange en est le
concepteur ; c’est lui qui depuis Les Vacances de Monsieur Hulot collabore très
étroitement avec Jacques Tati, tant pour les décors que pour les scénarii.
L’image que donnent les deux hommes de cette construction moderne est
bien lointaine de celle que veulent véhiculer les promoteurs d’une architecture
nouvelle. Les Arpel sont présentés comme des bourgeois prisonniers de leur
apparence, mettant en marche leur fontaine-poisson dès que l’on sonne au portail
(électrique) mais l’éteignant bien vite – probablement par économie – dès que le
visiteur tourne les talons. Le quotidien de ces heureux propriétaires se trouve régi par
nombre de rituels qu’ils s’imposent à eux-mêmes croyant ainsi profiter au mieux de
leur acquisition immobilière. Il en est ainsi du repas pris sur la terrasse dans l’intimité
de la petite famille qui répond pourtant à une mise en scène orchestrée par Madame
Arpel, dont celle du café du père, bu un peu plus loin de la table commune, sous une
ombrelle
ridiculement
petite.
La
modernité
n’est
plus
ici
vecteur
d’un
affranchissement (notamment pour la ménagère) mais porteuse de contraintes,
souvent absurdes.
On voit en effet une mère de famille veiller sans relâche à la tenue de sa
maison, jusqu’à cette feuille tombée dans le chemin dallé qu’elle s’empresse de
ramasser. Et c’est finalement le petit Gérard qui en perd sa fougue d’enfant, harcelé
par sa mère dès qu’il met un pied dans la maison. Le garçonnet est accueilli par
d’assommantes recommandations :
« Range tes affaires et je t’en supplie ne dérange rien ! Retire tes
chaussures ! Lave-toi les mains, et en frottant ! […] Accroche ta
veste correctement et mets tes chaussons ! »
335
La volonté d’hygiène est poussée à son paroxysme dans la cuisine qui, d’un blanc
immaculé, ressemble à un laboratoire rempli d’appareils en tous genres que seule
Madame Arpel sait faire fonctionner. Cette habitation qui vole à ses propriétaires
spontanéité et liberté s’oppose aux ambitions des architectes, sculpteurs et peintres
des années cinquante. Les artistes voient dans la synthèse des arts rien de moins
qu’un service social qui « favorise les rapports des êtres entre eux »160. Tati montre
une maîtresse de maison tellement fière de son acquisition qu’elle ne peut
s’empêcher de la faire visiter à toutes ses connaissances ; chacune commente pour
elle-même sans écouter l’autre, alors que Madame Arpel répète à l’envie que « c’est
pratique : tout communique »… sauf les êtres entre eux qui se perdent dans un
individualisme chichiteux.
Pour le réalisateur, la poésie ne se révèle que dans l’appartement visiblement
vétuste de Monsieur Hulot qui, en entrouvrant sa fenêtre, dirige un rayon de soleil sur
un oiseau et le fait chanter. Et c’est encore dans cette vieille habitation à la
périphérie de la ville que vibre la convivialité entre voisins bien entretenue par les
interminables escaliers qui obligent chacun à se croiser. Hulot monte, redescend,
passe sur le balcon de la voisine qui étend son linge, en croise une autre peu vêtue,
tourne autour de son appartement avant de pouvoir accéder à la porte d’entrée. Son
parcours labyrinthique est filmé comme une plaisante balade sans qu’apparaissent
les désagréments de cette promiscuité. Dans ce petit monde en mutation que décrit
Jacques Tati, la modernité n’a pas le beau rôle parce que ceux qui se l’approprient
n’y mettent pas de mesure et la vivent comme une posture – envahissante – jusqu’au
ridicule. Ici, on le devine, ce n’est pas tant le goût des Arpel qui les a poussés à vivre
dans cette villa qu’un certain conformisme, une certaine idée de ce qu’est la
bourgeoisie. On ne croit pas à la sincérité des cris d’émerveillement de Madame
Arpel. Elle réagit comme le ferait une lectrice de la presse féminine qui cuisinerait à
la lettre les « perdreaux fantaisie » ! Certes elle a les apparences de la classe
dominante mais elle n’en pas la culture. Ainsi, la création est une chose, l’usage que
l‘on en fait en est une autre.
160
ème
Roger Bordier, “L’Art est un service social – Préambule”, dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, 5
336
Difficulté à comprendre les avant-gardes
L’accès aux avant-gardes ne se résume pas à leurs possessions, il en va
aussi de leur compréhension et de leur acceptation. La nuance est sensible, et la
lecture d’un document datant de 1960, à visée publicitaire, confirme que même dans
un milieu spécialisé, l’adoption de nouveaux usages n’est ni évidente, ni immédiate.
Il s’agit de Beauté des formes : le béton, une publication de prestige éditée par la
Chambre syndicale des constructeurs en ciment armé de France et de la
communauté, destinée à être envoyée à des professionnels. On constate que toutes
les grandes photographies d’ouvrages d’art qui illustrent les possibilités de ce
matériau sont mises en correspondance avec une représentation soit d’une
élaboration de la nature, soit d’une construction très ancienne. Ainsi d’une vue
aérienne des usines Renault à Flins et d’un plan d’un temple romain ou d’une façade
d’habitation à loyer modéré de Nanterre et d’une gravure représentant des abeilles
construisant leur rûche. Les courts textes qui les accompagnent sont à l’avenant. Ici :
« les insectes bâtisseurs, termites, abeilles, polistes, ont peut-être
aidé l’homme à sortir de sa préhistoire en lui enseignant la vie de la
colonie… de béton : cette somme de quiétude, chauffage, lumière,
télévision, de confort total, objet de sa quête millénaire. »
Ces formes nouvelles nées de la modernité nécessitent donc un
accompagnement pour être admises. La défense de l’innovation dans l’architecture,
les arts ou les techniques n’est le fait que d’une élite :
« Non, il n’y a jamais eu de peuples artistiques, même aux grandes
époques créatrices ! Mais il y a eu des artistes inspirés ou
encouragés par un souverain, par une aristocratie, un clergé, un
mécénat, une classe sociale, en somme par un public avisé, cultivé
et en petit nombre. »
[…] tout au plus [l’artiste] eut-il à se plaindre d’indifférence, car les
peuples sont par nature incultes et légers. Et puis, pour ces peuples,
la vie était esclavage ou obligation, dépendance, oppression des
série, n°4-5, p. 14.
337
hommes et de la nature. Ce n’était pas pour leur délectation qu’on
créait de la beauté, mais pour la gloire d’un tyran, la vanité de
quelques aristocrates, le culte d’un Dieu. […] »161
Bien sûr, ce constat appartient au passé lorsque Roger Lesbats écrit ce texte.
Pourtant, même si déjà, dans cet après Seconde Guerre mondiale, la
démocratisation culturelle est en marche, « On [a instruit l’homme moyen], mais on
ne l’a pas éduqué. »162 Cet homme moyen se trouve alors tout naturellement plus
volontiers attiré par l’art de masse que lui offre la société de loisirs naissante.
c. Art social versus art de masse
Il existe cependant des lieux et des moments où la population a accès à
toutes les nouveautés qu’elles soient techniques, commerciales, politiques,
culturelles ou même coloniales ; il s’agit des Expositions universelles. Là, des efforts
importants sont réalisés pour attirer un public varié. Les tarifs d’entrée sont pensés
afin que toute la population puisse assister aux événements, même en famille, et
pour que la manifestation connaisse une réelle ampleur nationale, des offres
promotionnelles sont consenties sur les trajets en train. Les provinciaux peuvent ainsi
se déplacer. Une presse nombreuse promeut cette actualité et, sur place, le contenu
tant des expositions que des discours, est varié et conçu pour séduire le plus grand
nombre. « Donner aux masses tout à voir et tout à comprendre, telle était une partie
du message délivré par les Expositions »163 Cette ambition anime depuis longtemps
les organisateurs mais à trop vouloir séduire tous les visiteurs, on risque d’emprunter
un nouveau chemin :
« A compter des années 1870, l’esprit des Expositions change en
effet. Au projet éducatif et moral se substitue le désir d’offrir plaisir et
161
Roger Lesbats, "L’Art et la vie collective – Il y a une centaine d’années, l’art s’est séparé de la vie.
– A quelles conditions l’artiste et le public pourraient se réconcilier ?" dans Les Problèmes de la
peinture, op. cit. pp. 355 et 356.
162
Ibid.
163
Christophe Prochasson, Histoire de la France, choix culturels et mémoire, Paris, 2000, p. 197.
338
divertissement à un public de consommateurs. Si le principe de l’art
social demeure, c’est de plus en plus à cette figure nouvelle du
"spectateur-acheteur" que l’on s’adresse. Catalogues, publicités,
modes d’exposition inspirés de ceux du grand magasin cherchent à
attirer le public populaire par la tentation du bas prix et du luxe
ostentatoire. »164
« Pluralité des formes de réception »
Ces objets dérivés d’une culture légitime sont, certes, le produit d’une
démarche commerciale en amont mais ils ne présupposent en rien la bêtise de son
futur acquéreur. Relique d’une émotion ressentie lors d’une visite, complément
d’informations qui sera lu ultérieurement et qui prolonge le dépaysement une fois
rentré chez soi ou souvenir à offrir, les raisons de l’achat peuvent être sincères,
fondées et réfléchies.
« Si [les produits dérivés] sont destinés pour une bonne part à des
satisfactions éphémères et superficielles (ce qu’on ne peut leur
reprocher, d’ailleurs), rien ne dit qu’à l’occasion, quelque usage
incongru ne puisse venir réveiller des interrogations plus durables,
qui conduiront un consommateur d’occasion vers des horizons
insoupçonnés. La prolifération des itinéraires d’autodidaxie est aussi
le pendant de cette consommation culturelle de masse. »165
Si l’on s’accorde sur le fait que chacun s’approprie un chef-d’œuvre en
fonction de sa propre histoire, de ses affects et de sa disponibilité, pourquoi en
serait-il autrement avec une création programmée pour toucher des milliers de
personnes166 ? Cela fait-il du public auquel elle s’adresse une foule indéfinie, niant
164
Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, Paris, 2001, p. 49.
Joël Roman, "Héritiers, parvenus et passeurs", dans Esprit, n°3-4, mars avril 2002, p. 144.
166
Dans le même article (p. 143), Joël Roman rappelle que les emplois détournés d’un objet de
culture ne sont pas l’apanage des productions de l’art de masse : « […] on ne saurait préjuger des
usages que chacun peut être amené à faire des productions culturelles qu’il fréquente. Peser du
sucre*, caler une table ou orner une bibliothèque, et pourquoi pas lire un livre… » *Cela fait référence
165
339
les individualités comme le sous-entend le vocable de « masse » qui confère à un
anonymat ? Autrement formulée, la question devient plus radicale : les termes « art
de masse » ne contiennent-ils pas en eux la critique apportée par une élite ? Il faut
postuler sur l’addition de sujets qui constitue une foule. On ne tient pas compte, en
accolant « masse » à « art » non seulement des individus mais aussi de leur
réception. Un nombre indéterminé de personnes peut être touché par une œuvre
mais sans que la raison, l’intensité, la nature même de cette émotion, ne leur soit
commune. Ce que Dominique Kalifa appelle : « La pluralité des formes de réception
ou
d’appropriation »,
expliquant
qu’une
masse
n’est
pas
constituée
de
« consommateurs passifs et captifs »167. Ils le sont d’autant moins que la multiplicité
des œuvres accessibles leur permet de choisir selon leurs goûts propres. C’est
d’ailleurs à ces personnes-là que Léon Degand désire s’adresser :
« Art et public – Précisons que lorsque l’on dit public, l’on ne pense
pas au public ordinaire et normal, moyennement compréhensif et
préparé, mais compréhensif et préparé quand même, qui s’intéresse
à tout. Ce public-là constitue une minorité.
En réalité nous entendons masse, dont le sentiment artistique est
certain, mais non développé, non affiné. Cette masse, qui ne suit pas
les expositions, mais orne son intérieur de chromos ou hante les
Salons officiels, est ce magma médiocre qu’il est du devoir et dans le
programme des [illisible] d’élever à plus d’intrépidités et de noblesse
de pensée. »168
L’appétence pour la création artistique existe dans toutes les couches de la
société. Il n’y a pas, pour le critique, à argumenter sur l’intérêt à fréquenter les lieux
dévolus à l’art ou à favoriser les contacts avec la création. La tâche est plus subtile,
elle se situe dans la formation du goût ou, dans un premier temps, dans le
développement de la curiosité. De ses nombreuses expériences, Fernand Léger
à l’anecdote des fortes ventes de L’Être et le Néant de Sartre durant l’Occupation car le livre pesé 1kg
et permettait « d’étalonner les balances du marché noir ».
167
Op. cit.
168
Carnet de Léon Degand n°9 daté de 1944 à juillet 1 946, texte marqué du 10 décembre sans
précision de l’année. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée
national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand.
340
conclut en 1950 : « Il est très difficile de toucher le peuple par la qualité. »169 Il faut se
rendre à l’évidence que la "lutte" est bien inégale entre l’art majeur et l’art de masse,
généralement plus séduisant, car plus directement compréhensible et s’adressant
essentiellement à l’émotion. Ces plaisirs souvent partagés, constituent un album de
souvenirs qui soudent familles et amis, et entérinent leurs préférences. Pierre
Bourdieu le situe dans « l’hérédité culturelle » et lui confère ainsi un enracinement
profond dans la constitution de l’être comme l’est « l’inconscient de classe »170. Une
réflexion sur les points forts de l’art de masse peut cependant permettre de conduire
des personnes peu réceptives a priori, vers de nouvelles pratiques : en organisant
une manifestation grand public dans une institution culturelle, en utilisant les
technologies (la vidéo, l’Internet, le virtuel, l’habillage sonore) comme outil de
médiation, ou en permettant l’appropriation d’une partie des lieux pour des
événements privés (professionnels, associatifs, voire amicaux et familiaux)171.
Le regard des élites sur la culture de masse
L’art de masse échappe aux élites intellectuelles car il découle de produits
générés puis diffusés par des industries. Cette réalité-là ne correspond pas à l’idée
qu’elles se font d’un art qui s’adresserait au peuple. Pourquoi ne pas accepter, avec
Joffre Dumazedier, qu'une esthétique découlant de l'art de masse, même kitsch,
révèle un intérêt des populations pour la chose plastique et s'impose comme une
véritable affirmation de leurs goûts172 ? Il faut reconnaître, ici encore, dans ce désir
de prise en charge, voire de contrôle sur le plan culturel de la population, les
169
"Peinture murale et peinture de chevalet", dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 282.
Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, 1979, p. 429.
171
Dans sa synthèse Vous avez dit musées ? Paris, 2006 - notamment pp 46 à 48 -, Laurent
Gervereau développe diverses initiatives susceptibles de favoriser de tels échanges. Cela apparaît
d’autant plus nécessaire que c’est plus vraisemblablement en se reconnaissant comme étant contre
une création contemporaine que se lient des personnes. Ainsi, « […] les réactions à l’art contemporain
ne se déploient guère que sur le mode rudimentaire et difficilement analysable du grognement, de
l’exclamation ou du rire entre les membres d’une famille ou d’un groupe d’amis, qui nouent ainsi leur
complicité contre l’intrusion, dans leur univers familier, d’un objet d’art non identifié. » Nathalie
Heinich, "Raynaud à Paris, 1990 : des chercheurs à qui on ne la fait pas" dans L’Art contemporain
exposé aux rejets, Etudes de cas, Nîmes, 1998, p. 121.
170
341
stigmates d’une colonisation sociale qui s’appuie fortement sur le schéma dominant /
dominé. L’exemple cité par Jean-Pierre Esquenazi dans Sociologie des publics173
illustre parfaitement notre propos. Il raconte comment en 1935 un documentaire,
"Housing problems", dénonçant les conditions d’habitation de personnes modestes à
Londres, interpelle les intellectuels puis les pouvoirs publics au point que la
construction d’immeubles est entreprise à la périphérie de la ville. Leurs nouveaux
habitants découvrent alors un mode de vie plus centré sur la maison dont les
occupations s’organisent notamment autour des médias (presse, radio et bientôt
télévision). Les intellectuels pointent alors du doigt les méfaits de telles habitations
qui nient une culture populaire faite d’échanges et d’occupations urbaines au profit
d’une culture de masse qui renferme et normalise ceux qui s’y adonnent. Jean-Pierre
Esquenazi emploie les termes de « pathologisation de la vie quotidienne par la
critique lettrée » qui serait le reflet « d’une peur de la démocratisation » avançant que
« l’on concède aux classes populaires les avantages du progrès social mais on
préfère appeler "aliénation" les conditions qui en résultent. »174
Il y a donc uniformisation, appauvrissement et, in fine, perte des cultures
populaires qui distinguaient une région, un corps de métier par rapport à un autre.
Leurs variétés, leurs spécificités et leurs originalités deviennent vulnérables face à
l’ampleur que prennent les médias de masse. De ce fait, le petit écran, qui en est le
parangon et qui y adjoint la réussite d’une nouveauté technologique mise à
disposition des foules, rassemble réticences et rejets. On lui reproche notamment à
la fois, le mauvais exemple donné par des programmes violents, sans morales et
risquant de se substituer à l’autorité parentale, la façon dont il vampirise les moments
de loisirs, les soirées (empiétant sur le temps de sommeil), les dimanches aprèsmidi, même les temps de repas, et encore, l’abêtissement des téléspectateurs175.
Pourtant, on ne peut ignorer non plus ses bienfaits sur la création du lien social né
d’une culture commune à tous. Il n’y a plus à être "initié à". Les conversations autour
des programmes télévisuels jouent pleinement ce rôle unificateur. Cela fait d’ailleurs
172
Op. cit., p. 121.
Dans l’encadré "Progrès social et déclin culturel", Paris, 2003, p. 32.
174
Ibid.
175
Pour plus de détails, se référer à Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Paris,
173
342
partie des qualités que l’on concède à ce média dès sa création. Focalisant tous les
regards, il impose de fait des modèles communs à tous et élargit le champ des
conversations possibles en ouvrant les regards vers d'autres horizons que ceux du
quotidien176. Certains reconnaissent et soulignent cette qualité-là tout comme celle
de ramener au sein du foyer enfants et époux ; évitant aux uns de jouer dans la rue,
aux autres de trop fréquenter les débits de boissons. Mais, on l’a compris, il y a
toujours une méfiance a priori des élites intellectuelles face aux nouveautés (cinéma,
radio, télévision, bande dessinée, etc.).
Dès la publication des romans populaires, lorsque l’alphabétisation devient
plus importante et plus répandue, les nouveaux lecteurs177 – séduits par ces romans
bon marché, source de satisfaction directe – éprouvent une gêne, un complexe.
Comme si cette occupation était vaine, associée à une perte de temps. Un sentiment
que leur renvoient lettrés et penseurs qui déplorent cet usage de la lecture. Elle
n’aurait pour dessein, selon eux, que de faire momentanément oublier aux gens de
peu leur misère, leur quotidien difficile. Une critique que l’on retrouve adressée à la
télévision et qui semble finalement peu recevable – car pourquoi vouloir se priver
d’un moment de quiétude ? – si elle n’était pas accompagnée de la crainte que cette
échappatoire n’aliène trop les masses au point de se substituer aux réelles
2005, p. 28.
176
Il faut préciser que le caractère fédérateur de la télévision se dilue aujourd’hui par l’offre
grandissante de chaînes que propose le média : « La masse se retrouverait alors tout autant éclatée
que massifiée. Les choses se compliquent encore avec l’interactivité qui transforme l’individualisme du
zappeur en principe d’existence. Lorsqu’on a affaire à un paysage télévisuel à deux cents, trois cents
ou cinq cents chaînes, qui plus est interactives, chacun peut avoir son propre programme. C’est tout
juste si chacun ne peut pas composer son film en fonction du dénouement qu’il souhaite. La
conséquence, c’est la montée de ce qu’on peut appeler un individualisme de masse, avec des
phénomènes de rassemblements momentanés à base fortement émotive, lors de certains chocs
collectifs de type humanitaires - le Téléthon, un massacre particulièrement télégénique, etc. [...] La
conséquence, c’est enfin le développement d’un mode de perception "sans mémoire", voué à opérer
dans un perpétuel et foisonnant présent. Avec ce dernier changement, la boucle se boucle : la
disparition de l’aura est complète quand une pensée vouée totalement au présent ne peut plus avoir
de rapport à la provenance des choses, à "l’apparition unique d’un lointain" et à la tradition qui la
conserve de manière, au sens propre, recueillie. » Yves Michaud , L’Art à l’état gazeux, Paris, 2008, p.
125
177
Dominique Kalifa les nomme des « lecteurs "illettrés" » argumentant « qu’ils ne disposent ni de
références littéraires, ni de capacité de mise à distance critique, ils n’inscrivent pas leur lecture dans
une quelconque stratégie distinctive » se percevant comme « des lecteurs dominés ». Dans La
Culture de masse en France, op. cit., p. 26.
343
revendications178. Ajoutons à cela la certitude que ces « usines de rêves […] –
cinéma, télévision, radio – » comme les nomme André Malraux, ne soient
employées, lorsqu’elles proviennent du secteur privé, « certainement pas [à]
dispenser de la culture, mais bien plutôt [à] gagner de l’argent. »179 Cela au détriment
d’un public berné – par ce vil dessein et par la piètre qualité de ce qu’il reçoit.
Une hiérarchisation des cultures
Ces mêmes raisonnements se répètent et accompagnent les critiques de
toute innovation dans cet ensemble des arts de masse. Les créateurs eux-mêmes
pâtissent de ce jugement. Alors que l’objet unique, la rareté, est valorisé par l’élite,
les artistes qui connaissent le succès commercial (romanciers, musiciens, metteurs
en scène de théâtre ou de cinéma) voient leur talent et même leurs aspirations
artistiques entachés par le jugement porté sur l’art de masse en général. Car ce
jugement nivelle les créations comme il nivelle les publics. Elles ne seraient pour
beaucoup d’entre elles que la récupération des inventions des arts majeurs une fois
éculées, vidées de leurs substances. Pourtant, on peut tout aussi bien interpréter
positivement cette réappropriation, à l’image de Fernand Léger qui y projette la
possibilité pour l’art abstrait de trouver des échos dans le quotidien :
« Toutes les grandes époques de la peinture ont toujours été suivies
par une époque mineure et décorative qu’elles ont inspirée.
L’industrie et les décorateurs ont su les vulgariser.
[…]
Des différentes orientations qui se sont développées ces quelques
vingt-cinq ans, l’art abstrait est la plus importante, la plus
intéressante. […] Une preuve de sa vitalité fut son utilisation dans le
178
Citant Herbert Marcuse et Theodor Adorno, Jacinto Lageira développe plus longuement ce
raisonnement avec "Masse et faiblesse", dans Les Arts de masse en question, Bruxelles, 2007, p. 84.
179
Extrait de l’intervention d’André Malraux à l’Assemblée nationale du 9 novembre 1967, cité dans
Maryvonne de Saint Pulgent, Culture et communication, les missions d’un grand ministère, Paris,
2009, p. 100.
344
domaine commercial et industriel. Depuis une dizaine d’années, on a
vu sortir des usines des linoléums imprimés de rectangles colorés,
grossièrement imités des apports les plus radicaux de ces œuvres.
C’est une adaptation populaire ; le cycle est complet. »180
Les développements qui précèdent mènent à cette équation évidente mais
qu’il faut poser : plus il y a progrès social, plus l’essor de l’art de masse est important.
Car le peuple aspire au divertissement. Se pose ici la question du contenu de cette
culture. Les réflexions de Roger Pouivet sur le sujet semblent apporter de bonnes
réponses ; elles mènent à envisager les finalités des œuvres. Ainsi, les réalisations
qui s’inscrivent dans l’art de masse ont pour but
« de nous distraire, de nous tirer des larmes ou de nous amuser, de
nous procurer un effet physique ou quasiment physique, une
certaine énergie, nous délasser, nous accompagner dans nos
activités quotidiennes (la musique) ou au contraire nous changer les
idées (le cinéma, le roman). »181
Quand des œuvres d’art majeur « ont des finalités cognitives, morales, religieuses
[et] permettent le plein développement de la nature humaine ». Et de conclure :
« A mon sens toutes les finalités ne se valent pas. Des finalités
cognitives, morales et religieuses sont supérieures à des finalités
affectives et biologiques. »
La hiérarchie des objectifs ainsi établie n’implique toutefois pas celle de la
qualité artistique ; une création apparentée à l’art de masse peut être plus réussie
qu’une œuvre d’art. On différencie donc un art majeur, classique, relatif à des
pratiques légitimes – qui « distinguent » ainsi que le soutenait Pierre Bourdieu –, d’un
art mineur, de masse, relatif à des pratiques dites illégitimes – qui nivellent.
Cependant, toujours d’après Pouivet, le statut d’œuvre d’art n’est pas fixe, il évolue
avec le regard, la manière d’envisager cette œuvre. Notamment dans son utilisation
à des fins de loisir, comme l’expose Hannah Arendt :
180
"A propos du corps humain considéré comme un objet (1945)" dans Fonctions de la peinture, op.
cit., pp. 229 et 233.
181
Roger Pouivet, "Des arts populaires aux arts de masse", dans Les Arts de masse en question, op.
345
« Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand
livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix et sont
vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des
objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets
eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à
l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne
veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que
la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. »182
Roger Pouivet prend l’exemple de La Joconde, incontestable paradigme d’un art
classique dont le statut ontologique varie de l’œuvre peinte par Léonard de Vinci à
l’objet de tous les regards des masses s’étant affairées dans le musée du Louvre
pour le trouver183. Dans ce cas, le lien entre le créateur – Léonard de Vinci – et le
public n’est-il pas rompu par cet intérêt qui n’est que touristique ? La Joconde ne
perd-elle pas, ici, toute son essence, toute la finalité qu’avait mise son créateur en la
concevant ?
La culture pour tous
C’est ce tissage aussi étroit que fragile qu’Art d'aujourd'hui veut établir puis
maintenir entre ses lecteurs et les créateurs. Les rédacteurs aspirent à élever le
peuple, à le sortir de sa condition par la contemplation et, avant d’en arriver là, par
une certaine éducation à l’avant-garde. L’art de masse ne se soucie pas d’éducation,
il n’en a pas besoin : il s’adresse à tous, de tout niveau social et culturel, il ne
demande aucun apprentissage préalable pour être apprécié. Une sorte d’absolu
consensus se met en place. Les pages de la revue ont cette façon singulière de
s’ouvrir aux créations les plus diverses (peintures, sculptures, gravures, films,
affiches, tatouages, dessins d’enfants, arts appliqués à l’industrie) en ayant toujours
cit., p. 33.
182
La Crise de la culture, Paris, 1989, p. 266.
183
Cité par Jacques Morizot, "Les Arts plastiques, l’art de masse et l’art contemporain", dans Les Arts
de masse en question, op. cit., p. 60.
346
le souci de faire voler en éclats les hiérarchies établies entre ces différents types. Le
projet des animateurs d’Art d'aujourd'hui est complexe, utopique aussi, peut-être : il
consiste à donner aux lecteurs suffisamment de clefs pour élargir le champ de leurs
connaissances culturelles, puis d’assurance dans leurs goûts pour qu’ils constatent
d’eux-mêmes ce que le quotidien peut contenir d’artistique. L’ambition n’est pas des
moindres, elle confine à la mission. C’est, en tout cas, comme cela que l’on peut
percevoir les notes personnelles que Léon Degand rédige dès 1933 :
« Nous, intellectuels, ne pouvons nous distraire à aucun moment de
la tâche qui nous incombe de transformer la mentalité des gens qui
nous écoutent. Nous ne pouvons, par conséquent, rien créer qui soit
de nature à distraire cette audience du travail que nous lui
demandons. La vie de tout le monde est trop en jeu pour chercher
aujourd’hui une distraction à nos devoirs. »184
Depuis les Lumières, se nourrit cet idéal de partage de la culture. Il traverse
les siècles, répondant à divers impératifs. L’opposition faite par André Malraux entre
les « usines de rêves » privées et publiques, les unes animées d’intentions
mercantiles, les autres au-dessus de tout soupçon omet un peu trop vite les
capacités à drainer, apaiser et contrôler les foules des grandes manifestations
culturelles entreprises par l’Etat – défilés, fêtes mais aussi gestion des médias. La
révolution qui se dessine dans les années cinquante et se réalise la décennie
suivante, provient d’un élargissement sans précédent de l’offre culturelle à
destination de tous. Cette mutation incite à considérer que toutes les cultures –
même celle qui distinguait une élite, sociale ou intellectuelle – doit devenir accessible
au plus grand nombre. La culture légitime ne serait plus, alors, une richesse qui
valorise la personne mais un droit universel, celui-là même que l’on retrouve dans la
"Déclaration universelle des droits de l’homme", article vingt-sept :
« 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie
culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au
progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. »
184
Carnet de Léon Degand n°4. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du
musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand.
347
Le second alinéa concerne les artistes et pourrait, toute comme celui qui précède,
être validé par les animateurs d’Art d'aujourd'hui :
« 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels
découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont
il est l'auteur. »
Car l’autre mission de la revue vise à soutenir les artistes. Loin d’être
considérés par les rédacteurs comme vivant en marge, en dehors des contingences
et des réalités sociales – telle l’élite artiste décryptée par Nathalie Heinich185 –, ils
apparaissent, grâce à l’exercice de leur profession, comme participants majeurs de la
vie publique. Ils la commentent, la critiquent, la rendent plus harmonieuse ou
l’éclairent d’un jour nouveau.
« Pour rendre aux Arts Plastiques toute leur valeur humaine, il faut
rétablir le contact avec le public, avec les foules. Pour que l’artiste
puisse avoir une action sociale, il faut que son rôle soit élargi par la
présence permanente de ses œuvres dans toutes les formes
d’activité. Il ne peut plus se contenter de la compréhension plus ou
moins
juste
d’amateurs
peu
nombreux
et
insuffisamment
informés. »186
André Bloc, qui rédige ces lignes, s’en remet fréquemment aux pouvoirs publics qui
ont le devoir, selon lui, d’aider ceux qui nourrissent ainsi de grandes ambitions
artistiques. Mais les institutions culturelles françaises n’ont pas alors pour objectif de
faire l’actualité de la création artistique187 et ne promeuvent donc pas l’avant-garde.
La frilosité hexagonale non seulement touche les collections des musées qui
demeurent académiques (même celles du tout nouveau musée d’Art moderne dont
son directeur, Jean Cassou, doit composer avec les acquisitions passées et comble
185
L’Elite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Paris, 2005.
André Bloc, "Intégration des arts plastiques dans la vie", dans Espace - Architecture-formescouleur, catalogue de l’exposition du Groupe Espace à Biot, 1954, p. 5.
187
Les chiffres ne trompent pas, ainsi qu’Harry Bellet le mentionne avec le texte "1943-1959 des
galeries" dans Cimaise n°199 de mars-avril-mai 1989, p.25. : « L’étude réa lisée par Françoise
Levaillant* sur la presse des années 1947-1948 avait permis de démontrer que les expositions avaient
lieu, au moins en ce qui concerne Paris, à 86,4% dans des galeries (le phénomène s’est fortement
accentué durant la décennie suivante, jusqu’à une apogée en 1960), toutes pratiques confondues. »
*Dans Les Arts plastiques dans la presse parisienne 1947-1948, Université de Paris 1 et MNAM,
186
348
les lacunes par des œuvres d’artistes déjà reconnus) mais en plus elle n’est pas
palliée par une attitude aventureuse des collectionneurs privés qui restent rares et
d’une discrétion qui s’apparente à de la gêne. Il est temps de réagir à la double
déception causée par la politique culturelle et par les goûts populaires.
Le ministère des Affaires culturelles
Dans un pays où l’accès à la culture est considéré comme un droit social, où
la classe politique reste sensibilisée à la sauvegarde du patrimoine tout comme à
celle de la place de Paris dans le monde des arts, ces questions-là ne peuvent rester
plus longtemps dans le giron du ministère de l’Education ou être mêlées à celui de la
Jeunesse et des Lettres. En 1956, un article de Robert Brichet qui exerce alors au
secrétariat d’Etat aux Arts et aux Lettres, pose tout en finesse les prémisses d’un
ministère des Arts :
« Le ministre des Arts créé, comment sera conçue sa politique ?
[…] Il aura à : – élever le goût du public, – aider les artistes, –
conserver le legs du passé.
Le ministre des Arts devra apprendre au public à apprécier l’art,
l’inciter à développer sa sensibilité artistique par une éducation qui
suggérera plus qu’elle n’imposera. »188
Mais c’est bien d’un ministère des Affaires culturelles dont hérite André
Malraux le 3 février 1959, et sans une acception large du terme. Lui manqueront, en
effet, la radio et la télévision, restées au ministère de l’Information, les bibliothèques,
conservées à l’Education nationale tout comme l’Institut de France, les musées
scientifiques, l’éducation artistique en milieu scolaire, l’éducation populaire et les
politiques culturelles pour la jeunesse. Enfin, l’action culturelle à l’étranger demeure
le domaine du ministère des Affaires étrangères. Malgré un manque d’ampleur dans
Paris, octobre 1980, non publiée.
188
"Pour un ministère des Arts", dans Les Cahiers de la République, décembre 1956, cité dans
349
la diversité des destinataires de son action culturelle, André Malraux rédige en juillet
1959, les missions du ministère (décret n°59-889) q ui reprennent dès le premier
article, les propos de Robert Brichet en vue de la démocratisation des arts :
« Le Ministère chargé des Affaires Culturelles a pour mission de
rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de
la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la
plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la
création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent. »
On le voit, une triple responsabilité demeure : guider le peuple vers des œuvres
emblématiques et reconnues, conserver un patrimoine français et aider à la création
contemporaine qui constituera, ensuite, le prestige français et son patrimoine futur.
Différenciant la connaissance de la culture, Malraux conçoit la démocratisation
comme une simple mise en présence du public avec l’œuvre. Une vision idéaliste
remise en cause par Pierre Bourdieu en 1966 avec L‘Amour de l’art. Les musées et
leur public189. Il y soutient que la seule fréquentation de l’art dans les institutions
culturelles ne suffit pas et insiste sur la nécessité d’un apprentissage. L’école
conserve, ici, une place primordiale, les institutions muséales ne pouvant pas
prendre seules en charge cette démocratisation. C’est en partie ce que démontre
l’étude de Bourdieu qui s’appuie sur une enquête de 1946. Ainsi, croiser un ouvrier
dans un musée est quarante fois moins probable que d’y croiser un cadre supérieur.
Le clivage n’est pas tant dû au coût du billet d’entrée qu’à une gêne ressentie
par l’ouvrier, un manque d’habitude, l’impression de ne pas être à sa place et de
devoir jouer un rôle. Ces différences d’attitudes et de goûts, en fonction des classes
sociales, sont encore perceptibles dans les salles du musée. Les néophytes sont
attirés par des œuvres figuratives voire par des scènes de genre – qui les
rapprochent de leur quotidien. Ils sollicitent une visite guidée ; les œuvres ne leur
procurant pas spontanément une émotion, il leur faut entreprendre un processus de
compréhension. En politique culturelle, mettre le public en contact avec l’art ne suffit
pas ; une démarche didactique s’impose. Comment résoudre cette équation trop
Maryvonne de Saint Pulgent, op. cit., p. 98.
189
Paris, 1966.
350
rarement démentie par quelques exceptions : milieu social défavorisé = cycle
scolaire court = peu d’accessibilité à l’art ? Si l’école prend le relais de la vie
culturelle des enfants, elle doit alors le faire dès leur plus jeune âge et avec autant
d’application que de constance. Relever ce défi à l’échelle nationale n’est pas chose
aisée et cela est développé plus bas.
Au-delà de ces questions, le travail de Pierre Bourdieu crée un déplacement
du regard porté sur la culture. Il mène à une autre alternative, envisagée à partir des
années soixante-dix puis exploitée largement par Jack Lang lorsqu’il a à charge ce
ministère190 : élargir la notion de culture afin de ne pas recréer de hiérarchies
sociales dans les pratiques culturelles. En ne focalisant plus sur les pratiques
légitimes, en ouvrant le champ vers des créations très diverses, en les mêlant dans
un même lieu, et en réalisant de grandes célébrations à vocation fédératrice dont le
paradigme serait la Fête de la musique depuis 1982. Faut-il y voir un recul de la
démocratisation de la culture ? Les expériences menées dans les musées, les
mesures prises par les ministres de la Culture successifs, montrent que cet idéal
n’est pas oublié191. L’ouverture à la création depuis le design, les arts graphiques, ou
dans d’autres domaines, les musiques populaires, les arts de la rue, etc. ramène une
fois encore aux principes développés par les animateurs d’Art d'aujourd'hui.
De même, ils ne pourraient que louer l’augmentation du nombre de visites
dans les musées qui se voit multiplié par dix entre les années soixante et les années
quatre-vingt-dix192. Des chiffres qui s’expliquent par l’accroissement général de la
population, pour laquelle l’accès à la culture se fait de plus en plus aisément grâce
aux nouveaux médias et dont le temps et le désir de loisirs vont crescendo. Ajoutons
à cela une offre muséale en perpétuels essors et renouvellements (parallèlement à
l’élargissement de la notion de culture). Il faut cependant tempérerce point de vue en
précisant que, d’une part, ce développement quantitatif ne va pas de pair avec une
diversification sensible des publics. D’autre part, il reste que la façon d’aborder l’art,
190
De mai 1981 à mars 1986 puis de mai 1988 à mars 1993. Son ministère change de nom à
plusieurs reprises, ajoutant différentes attributions à celle de la Culture : la Communication, les
Grands Travaux et le Bicentenaire [de la Révolution française], mais aussi l’Education.
191
Pour le détail des actions entreprises par l’Etat en faveur de la création, on peut se reporter à
l’ouvrage de référence de Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, 1992.
Notamment le chapitre IV, "L’Etat et les artistes".
351
de ne pas le consommer comme un produit ordinaire, d’y mettre de la « distance » –
ainsi que le souligne Bourdieu – demeure l’apport le plus précieux mais aussi le plus
fragile. Atteindre ce but, chez le médiateur (conférencier, critique, guide) n’est jamais
une évidence et se vérifie rarement. De l’intime rencontre avec l’art découle toutefois
un élargissement de nos représentations.
« L’art modèle l’expérience, en agissant sur nos structures
perceptives, en formant les schèmes du regard. Nous ne saurions
dire exactement quels artistes ont rendu possible pour nous la
perception esthétique de la Mer, de la Montagne, du Désert. Mais il
est certain qu’avant leur intervention il n’y avait qu’un objet d’effroi là
où nous voyons la manifestation du sublime. » 193
C’est pour permettre à chacun d’accéder à cette ouverture que les rédacteurs
d’Art d'aujourd'hui choisissent le didactisme plutôt que l’élitisme, souhaitent
l’apprentissage de l’art dans les écoles, de bonnes conditions d’accrochage et des
indications claires dans les musées et ne limitent pas leur verve aux seuls arts
majeurs, entendu que :
« l’origine des schèmes qui structurent notre perception ne doit pas
être nécessairement cherchée dans les œuvres de l’art le plus
classiquement
établi.
Les
schèmes
perceptifs
d’aujourd’hui
proviennent massivement des affiches publicitaires, des photos de
presse, des images de cinéma et de télévision. »194
Il s’agirait de construire son regard par la présence des œuvres, de poursuivre en se
nourrissant de tout ce que l’on côtoie pour donner à son quotidien une nouvelle
dimension. Pour cela, la fréquentation quotidienne de l'avant-garde, l'introduction de
l'art dans la scolarité et une profonde implication des musées telles que le promeut
Art d'aujourd'hui peuvent contribuer à rendre réelles ces aspirations et contribuèrent
très certainement à en hâter l’avènement.
192
Elisabeth Caillet et Odile Coppey, Stratégies pour l’action culturelle, Paris, 2003, pp. 17 et 18.
Jean Galard, "L’Art sans œuvre", dans L’Œuvre d’art totale, Paris, 2003, p. 174.
194
Ibid.
193
352
3. Du devenir des objectifs d’Art d'aujourd'hui
« Puisque nous faisons l’Histoire autant que nous la
subissons, bravons tout bonnement les risques d’“erreur”,
non sans prendre la responsabilité de nos oublis
volontaires ou involontaires. »195
Art d'aujourd'hui, héritier de courants de pensée partisans d’un art pour tous,
évoluant dans une société moderne naissante, devient un passeur, un maillon de la
longue chaîne dont il faut envisager maintenant les développements postérieurs à la
revue. Nulle ambition, ici, de vouloir démontrer un peu naïvement qu’elle aurait eu un
ascendant excessif sur les mesures prises depuis 1954. Il s’agit plus précisément de
situer Art d'aujourd'hui dans l’évolution des idées de démocratisation depuis l’art
dans le quotidien, son enseignement auprès des plus jeunes et les liens que les
musées d’art moderne et contemporain tissent avec les publics.
Ce bilan se révèle nécessaire au regard du ministère des Affaires culturelles
en germe et qui va institutionnaliser ces batailles. Robert Brichet, haut fonctionnaire
au secrétariat d’État aux arts et aux lettres, rédige dès 1956 "Pour un ministère des
Arts" dont le projet pourrait être co-signé par le comité d’Art d'aujourd'hui et dont les
lignes ci-dessous sont les plus manifestes :
« L‘État peut donner la pleine mesure de son action en construisant
un cadre digne de l’homme civilisé du XXème siècle. L’architecture,
par la beauté des monuments constamment offerts à la vue du
public, jouera ici un rôle majeur.
[…] L’éducation du public se fera également dans les musées. C’est
pourquoi ces derniers devront être enrichis. Mais il ne faut pas
perdre de vue que l’éducation artistique doit se faire partout et tous
les jours.
195
Léon Degand, “La Sculpture de 1930 à 1950”, dans Art d'aujourd'hui, janvier 1951, p. 22.
353
[…] L’art vivant apparaîtra dans la vie journalière, même dans les
objets d’usage courant.
L’esthétique industrielle, dont l’action est constante et profonde, ne
saurait laisser indifférent le ministre des Arts. »196
196
Dans Les Cahiers de la République, décembre 1956, cité par Maryvonne de Saint Pulgent, op. cit.,
p. 99.
354
a. L’art dans le quotidien
Mettre le public en contact quotidien avec l’art est l’un des objectifs majeurs
d’Art d'aujourd'hui. La synthèse des arts se trouve donc être la solution offrant le
programme le plus complet puisque exigeant une union parfaite entre l’architecte, le
peintre et le sculpteur. Et c’est en voulant donner corps à cet idéal que des
animateurs et des proches de la revue créent le Groupe Espace en 1951. Un idéal,
en effet, dont même les plus ardents défenseurs connaissent les limites. Roger
Bordier le premier, qui rédige pourtant la quasi-intégralité du numéro consacré à
l’intégration des arts dans l’architecture, reconnaît aujourd’hui que si ce qu’il nomme
une « utopie » l’a toujours beaucoup séduit, cela n’en reste pas moins une utopie :
« […] peut-on valablement parler de synthèse ? Il s’agit plutôt d’un
accompagnement, d’un ajout décoratif. Il faut (et ce n’est pas
forcément réducteur, d’où un côté positif) que les artistes considèrent
l’architecture envisagée comme une valeur inspirante. »197
Synthèse ou intégration des arts ?
Ces propos reflètent-ils une désillusion ? Les sagesses de l’âge ? Tout porte à
croire, en lisant le témoignage du critique, que personne ne se berçait d’illusions
mais que la période était tellement propice à ce développement, qu’il fallait ré-initier
ce mouvement, l'alimenter quitte à se mentir un peu à soi-même. Les enseignants du
Bauhaus eux-mêmes avaient abouti aux mêmes conclusions. Ainsi que le relate
Élodie Vitale198, les différentes tentatives de synthèse des arts restent vouées à
l’échec. Le réaménagement du théâtre de Iéna en 1922, par exemple, fait écrire à
Lothar Schreyer que :
197
Voir entretien annexe V.
“De l’œuvre d’art totale à l’œuvre totale : art et architecture au Bauhaus“, dans Les Cahiers du
musée national d’Art moderne, n°39, printemps 1992, pp. 62 à 77.
198
355
« Ni le développement artistique de la nouvelle architecture, ni celui
de la nouvelle peinture ne sont suffisamment avancés pour que leur
union soit déjà possible. »199
Bien que les deux expressions soient souvent employées confusément, ne serait-il
pas plus juste de parler d’intégration de la peinture et de la sculpture dans
l’architecture indiquant ainsi l’impossible réunion fusionnelle – cette fameuse
synthèse – des trois parties ? Cependant, lorsque Jean Leppien commente le salon
de musique en porcelaine que Kandinsky avait réalisé en 1931 à l’occasion de
l’Exposition internationale d’Architecture à Berlin, et dont il a en charge la
reconstitution, il emploie le terme d’intégration tout en soulignant, là encore,
l’impossibilité de la tâche :
« Ce n’était pas une chapelle, ce n’était pas un sanctuaire, c’était un
stand pour montrer l’intégration de l’art dans l’architecture, qui était
toujours le principe sacré du Bauhaus, et de tous les peintres et de
tous les étudiants du Bauhaus. Et, comme on n’y est jamais arrivé,
comme on n’y était jamais arrivé depuis les églises du moyen âge,
tout le monde, y compris Kandinsky, était certainement content de
pouvoir faire un petit bout de semblant d’intégration. »200
Certes, moins de vingt ans plus tard, en 1949, André Bloc réalise sa propre
villa, à Meudon, en la concevant depuis le parc alentour jusqu’au mobilier. Il désire
que l’architecture soit envisagée avec le regard esthétique du sculpteur afin de ne
pas tenir compte seulement de paramètres pratiques. Cependant, il y a négation, ici,
de l’idée d’œuvre collective qui devient un des piliers de la fondation du Groupe
Espace. Ainsi que le raconte Claude Parent, ses architectes
« travaill[aient] dès l’origine avec le sculpteur ou le peintre. Avant
même de commencer [leur] architecture, [ils] discut[aient]. »201
199
Ibid., p. 69.
Dans Le Temps de Paris, une émission d’Antoine Livio sur Radio Suisse Romande, le 18
novembre 1975. Cité par Véronique Wiesinger, "La Synthèse des arts et le Groupe Espace 19451975", dans Abstraction en France et en Italie 1945-1975. Autour de Jean Leppien, Paris, 1999,
p. 134.
201
Pour cette citation et les suivantes, voir entretien annexe IX.
200
356
Cependant, l’attachement d’André Bloc pour les échanges entre créateurs, ajouté à
ses propres recherches sur les sculptures-habitacles qu’il réalise dans son parc – et
dont la maison qu’il conçoit à Carboneras, en Espagne, n’est pas très éloignée –,
amène l’architecte Parent à penser que dans le milieu des années soixante,
« […] dans le Groupe Espace, le sculpteur avait pris le pas sur
l’architecte […] d’une manière générale cela détruisait le Groupe
Espace car le dialogue avec l’architecture se trouvait faussé par le
fait que l’œuvre envisagée était initiée par le sculpteur seul. »
Peut-être que ce penchant vers l’architecture-sculpture doit se voir comme un
repli. La création de la section architecture202 du Salon des Réalités Nouvelles en
1949, par son secrétaire général Félix Del Marle, pose elle-même des problèmes de
définition. L’artiste considère en effet dès sa troisième édition – dans une lettre à
Jean Gorin de mars 1951 – que certaines œuvres ne répondent pas à l’idéal de
synthèse et sont bien plutôt des "objets" sans lien réel avec l’architecture. Plus tard,
Jean Gorin se montre lui aussi intransigeant avec les actions du Groupe Espace et le
signale par une lettre ouverte lue lors de l’Assemblée Générale du 9 mars 1956203.
De plus, le Groupe Espace ne peut réellement fonctionner que sous perfusion de
commandes publiques, soit grâce au ministre Eugène Claudius-Petit, fervent
défenseur de la jeune architecture. L’autre moteur du groupe doit se chercher dans
la personnalité d’André Bloc qui équilibre les tensions et passe outre « les querelles
intestines ». Claude Parent retrace ainsi la fin du collectif :
« Quand il est mort, une grande réunion – dont il ne reste aucune
trace – du Groupe Espace s’est déroulée chez moi. J’ai été élu
président de force. Je leur ai quand même précisé que pour moi le
Groupe était fini, qu’il y avait trop de mésententes entre tous et que
de toute façon, les commandes se raréfiaient. Et même, dès lors que
le tachisme s’est installé, je ne voyais plus le rapport des arts avec
l’architecture. Ce n’était pas une victoire de l’un par rapport à l’autre,
202
Elle est baptisée "salle Espace", l’année suivante, par Pierre Descargues dans une critique parue
au journal Arts du 16 juin 1950.
203
Courriers cités par Domitille d’Orgeval dans L’Engagement et la contribution d’André Bloc pour
l’architecture et les arts de l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art sous la direction de Serge
Lemoine, Université de Paris IV-Sorbonne, Paris, 1996-1997, pp. 33 et 43.
357
c’était une évolution, une page se tournait, c’était tout. J’ai donc
annoncé que l’on pouvait dissoudre le Groupe Espace car je ne
pouvais pas continuer à participer à quelque chose qui n’était plus
qu’une association dont le dogme fondateur n’était plus respecté. »
Une concrétisation dans l’industrialisation
La synthèse des arts reste liée à l’abstraction géométrique. Qu’arrive-t-il
lorsque l’esthétique évolue ? Peut-on finalement intégrer les arts à l’architecture ou à
l’urbanisme ? Elodie Vitale avance l’anachronisme du modèle de la cathédrale
gothique dans le Manifeste du Bauhaus204. Mais lorsqu’elle cite Walter Gropius
voulant concrétiser « une architecture totale embrassant tout l’environnement visible
depuis le simple ustensile jusqu’à la ville complexe », on peut se demander si de nos
jours, dans nos sociétés consuméristes et globalisantes, cette utopie ne s’est pas
matérialisée dans l’enseigne suédoise de conception, réalisation et vente de
meubles qui s’est diversifiée depuis « le simple ustensile » – une petite cuillère, par
exemple, mais aussi l’alimentation – jusqu’à, dernièrement, la construction
d’appartements. Quant à l’idée d’« embrass[er] tout l’environnement visible », la
marque IKÉA par l’implantation mondiale de ses magasins et donc la diffusion non
moins internationale de ses produits, devient la réponse exacte, bien que
surprenante – et peut-être décevante parce qu’exclusivement mercantile – à ce vœu
du fondateur du Bauhaus. D’autant que dès 1922, le Bauhaus délaisse peu à peu
l’artisanat pour l’industrie et le travail en série, s’accordant ainsi à l’évolution de la
société ; ce que l’enseigne bleue et jaune sait pleinement exploiter.
Plus largement, la démocratisation du design à laquelle nous assistons depuis
les années cinquante n’est pas à négliger. Tirant parti de l’industrialisation et des
réseaux de commercialisation à grande échelle, il peut apporter à l’environnement
quotidien de chacun une incontestable plus-value. Et l’œil aiguisé constate du reste
que nombre de pièces commercialisées aujourd’hui dans ces magasins sont une
204
Op. cit., p. 65.
358
réappropriation dans un style plus actuel, des créations des débuts de l’esthétique
industrielle. Le travail que Charlotte Perriand a mené pour aboutir à un mobilier
fonctionnel basé sur l’organisation et le gain de place demeure d’une actualité
prégnante. Peuvent être cités pêle-mêle : le bahut à portes coulissantes (1939), le
mobilier empilable et sa table de 1953 en tôle d’aluminium anodisée, l’utilisation des
tiroirs en plastique en 1955, les bibliothèques rangements et leur agencement de
cases colorées ouvertes ou fermées (1956) ou encore, avant cela, la penderie et la
table démontables présentées à l’exposition Formes Utiles, objets de notre temps au
musée des Arts décoratifs en 1949.
La procédure du 1%
Le design, pour lequel la France s’est dotée d’un Institut français d’esthétique
industrielle en 1950, bénéficie donc d’un certain soutien. Mais il ne peut, à lui seul,
suffire à intégrer l’art dans le quotidien. Les autres solutions sont institutionnelles ; il
s’agit des commandes publiques et du 1%. Deux projets de loi différents – un de
Mario Roustan l’autre de Jean Zay et Georges Huysmans – proposent en 1936, afin
de porter assistance aux artistes sans emploi, de consacrer 1,5% du budget de la
construction de bâtiments financés par L’Etat à la réalisation d’une « décoration »205
destinée à être insérée dans ledit bâtiment. Aucun des deux projets n’aboutit mais
Jean Zay en conçoit une application pour les constructions scolaires et universitaires
lorsqu’il est ministre de l’Instruction publique sous le Front populaire. A l’argument
d’aide aux artistes s’ajoute celui de la fréquentation quotidienne des œuvres pour les
plus jeunes, ce qui ne peut être que bénéfique. Yves Aguilar qui tout au long de son
essai abondamment documenté reste très critique envers ce procédé, en montre les
limites dès la création :
205
On remarque, en effet, tout au long des lettres, discours et échanges divers cités dans le livre
d’Yves Aguilar, Un art de fonctionnaires : le 1%, Nîmes, 1998, que c’est le terme de « décoration » qui
revient (voire celui de « déco » employé dans une lettre d’un directeur d’I.U.T., page 115). Nous
sommes loin de l’amibtion de synthèse défendue par le Groupe Espace.
359
« L’idée de Jean Zay était de confier la décoration des immeubles de
l’instruction publique à des artistes en chômage. Etant donné le
mode de production artistique, le flou de la catégorie socioprofessionnelle, les critères de l’activité ou du chômage de l’artiste,
vivant souvent d’un "vrai" métier, il est vraisemblable que l’idée aurait
été difficile à appliquer. »206
Après la Seconde Guerre mondiale, afin de renouer avec la force symbolique
de la France et son prestige culturel, afin de prouver sa vigueur à faire face et la
vivacité de ses artistes (qui obtiendraient ainsi une aide substantielle), un projet de loi
est étudié et le texte fondateur (d’un arrêté et non d’une loi) sur le 1% voit enfin le
jour le 18 mai 1951. Il s’applique aux bâtiments scolaires et universitaires207. Notons
qu’Art d'aujourd'hui ne fait jamais mention du 1% dans ses pages. Il n’aurait pourtant
pas été étonnant d’y lire dans celles consacrées aux informations diverses, une mise
au point sur l’avancée de cet arrêté ou une prise de position claire émise par Léon
Degand. Ce dernier y fait indirectement une allusion tout en semblant en ignorer
l’existence :
« Dans certains pays la loi oblige les architectes, chargés
d’entreprises dépassant un certain coût, de consacrer un certain
pourcentage du budget à des ornements de peinture ou de
sculpture. Et si l’on préfère une architecture sans ornements ? »208
Il faut attendre Aujourd'hui : art et architecture pour trouver une critique
clairement dirigée et argumentée :
« […] Il s’agirait de savoir si le 1% est une aumône destinée à venir
en aide aux artistes médiocres […]. Nous sommes encore à attendre
des réalisations dignes d’intérêt. Nous aimerions pourtant qu’un
effort cohérent soit tenté […]
206
Op. cit., p.65.
Peu à peu le 1% s’étend à la plupart des bâtiments publics, qu’ils soient créés, agrandis ou
rénovés.
208
ème
"La Situation sociale et économique de l’artiste", dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°8, décembre
1953, p. 17.
207
360
Ne serait-il pas possible d’obtenir des pouvoirs publics qu’ils nous
précisent dans quelles conditions fonctionne le système du 1%. Si
les sommes réunies ne sont destinées qu’à nous imposer quelques
navets supplémentaires, il vaut mieux y renoncer.
Par contre, si l’on veut défendre sérieusement les artistes de notre
époque, le système du 1% doit être étendu, généralisé, mais il
faudrait que les études préalables soient entreprises par des
organismes appropriés, de manière à ce que l’idée directrice ne soit
pas déviée de ses buts. »209
Cela fait déjà quatre ans que le 1% existe. Il s’agit sûrement du temps
nécessaire à la réalisation de plusieurs œuvres afin de pouvoir donner un avis
alimenté par l’expérience. De plus, au vu de la critique négative faite à cette initiative
qui aurait pu, en toute logique, séduire les rédacteurs, on peut se demander si ces
derniers n’attendaient pas quelques créations sensibles pour les commenter
positivement210. La critique qu’émet Jeanne Laurent date de cette même année
1955. Elle fustige les amitiés nées à la Villa Médicis entre architectes, peintres et
sculpteurs « sans mérite » qui monopolisent ensuite les offres du 1%, « répand[ant]
dans tout le pays des œuvres qui ont contribué à gâter le goût du public »211 Car
comme l’enseigne Raymonde Moulin212, les administratifs en charge des dossiers
pour la sélection d’une œuvre du 1% portent plus facilement leur choix sur l’artiste de
la région qui aurait reçu le Prix de Rome. Cette reconnaissance reste bien
évidemment rassurante. A partir des années quatre-vingts, le 1% étant combiné à la
politique de grands travaux, il est plutôt fait appel à des artistes de notoriété
nationale si ce n’est internationale.
Mais le goût du public se gâte-t-il à la fréquentation de ces réalisations comme
le craint Jeanne Laurent ? Il semblerait plutôt qu'indifférent ou franchement hostile, il
209
Dans "Le Un pour cent aux artistes", n°5, novembre 1955, p. 3. Texte non signé devant donc faire
consensus au sein du comité.
210
Il est à noter que dans les années soixante-dix, Edgard Pillet fera une cinquantaine de pièces dans
le cadre du 1%.
211
Mentionnée par Yves Aguilar, op. cit., p. 67. Cette citation est extraite de l’ouvrage La République
et les Beaux-Arts de Jeanne Laurent, alors écartée de la sous-direction des spectacles et de la
musique au ministère de l’Éducation nationale.
361
affine, ici, son aversion pour l’art qui lui est contemporain. Obligé de côtoyer
quotidiennement un objet décoratif dont l’esthétique ne le convainc pas, il développe
ses arguments contre l’argent public mal dépensé, gaspillé, les artistes parisiens ou
étrangers sollicités, et le snobisme de l’art en général. La procédure, aussi
généreuse
soit-elle, connaît
dans
son application
des
dysfonctionnements
inévitables : des architectes qui ne connaissent pas l’art contemporain ni même
précisément le règlement du 1% alors que le choix de l’artiste leur revient en partie.
Des fonctionnaires non formés à l’art et, pour certains, ne voyant pas d’intérêt au 1%
mais qui participent aussi à la sélection des créateurs. Les artistes eux-mêmes qui
considèrent parfois cette commande plus comme une activité alimentaire que comme
une façon d’ouvrir leur création au plus grand nombre. Travaillant sans passion,
certains ne se déplacent pas sur le chantier et n’appréhendent le lieu qu’au travers
de maquette, dessin, photographie et photomontage. Leur réalisation ne peut alors
difficilement être autrement que plaquée sur un bâtiment qui, de plus, ne l’a pas prise
en compte dès le départ213. Il faut attendre la moitié des années 1970 pour que l’avis
des bénéficiaires de l’œuvre soit sollicité. Là encore, la lourdeur administrative ainsi
que les aléas d’une œuvre acceptée d’après un projet, faussent la qualité du choix.
C’est finalement les mêmes problèmes qui apparaissent dans toute entreprise de
décentralisation. Afin d’éviter un résultat médiocre ou inadapté parce qu’imposé par
une instance supérieure et avisée, la décentralisation nécessite, à toutes les étapes,
des personnes concernées. Sans cela, la déception causée par une entreprise
initialement altruiste est ressentie plus violemment que ne l’était le vide artistique.
La commande publique
Ce système connaît donc nombre de problèmes. L’artiste, s’il lui procure du
travail, n’accède guère à la notoriété car il se coupe généralement du circuit des
galeries ; quant à l’usager qui, dans le meilleur des cas, il reste bien souvent
212
Dans Le Marché de la peinture en France, Paris, 1967, p. 278.
La liste de ces irrégularités n’est pas exhaustive. On pourra se reporter, une fois encore, au livre
d’Yves Aguilar, Nîmes, 1998.
213
362
indifférent à la création ainsi subie. Les fortes dépenses d’argent public engendrées
par ces projets ne font qu’augmenter le mécontentement. Et la difficulté à estimer la
qualité et l’intérêt d’une œuvre d’art à l’aune de son coût ne peut aider à temporiser
l’insatisfaction. La commande publique, née des mêmes élans généreux, pâtit des
mêmes défauts. Elle permet d’orner places et jardins publics, gares, stations de
métro et aéroports, autoroutes, ainsi que des bâtiments anciens afin de faire se
rencontrer patrimoine et contemporanéité.
« C’est évidemment au nom du souci du public et de l’esthétisation
de sa vie dans les banlieues tristes que les fonctionnaires en mission
culturelle justifient les commandes publiques pour lesquelles le
public n’a vraiment pas son mot à dire. [Car] un art officiel, c’est
toujours un art sans nécessité, un art de commande et pas de
demande »214
« Un art de commande et pas de demande », là se situe probablement son
plus grand défaut. Non désirée par ses usagers, issue de la volonté d’une
administration, l’œuvre réalisée au titre de la commande publique cristallise pourtant
de nombreuses attentes. Elle doit venir en aide aux artistes, mais aussi donner
l’occasion de rassembler une collection d’œuvres contemporaines exemplaire,
moderniser l’image d’une commune par la notoriété d’un artiste, ou encore permettre
de ne négliger ni la province, ni les différentes formes d’expression dont les métiers
d’art (tapisserie, vitrail, porcelaine, travail du verre). Le fait de choisir parmi les
œuvres les plus novatrices215 – pour ne surtout pas engendrer de nouveaux artistes
maudits reconnus ensuite par la postérité – amène à ce que Raymonde Moulin
appelle « le paradoxe de la commande publique des années quatre-vingts »216 : c’est
l’État qui promeut l’avant-garde et avec elle, l’agitation, le malentendu, voire
l’opposition217. Ce que Philippe Dagen analyse d’un œil critique :
214
Yves Michaud, cité dans Yves Aguilard, op. cit., p. 11.
Nous faisons référence ici, au rapport de 1984 du ministère de la Culture, La Politique culturelle,
1981-1984, qui encourage « l’art sous ses formes les plus novatrices ». Cité par Raymonde Moulin,
op. cit, p. 92.
216
Dans L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit., p. 152.
217
Pour plus de détails, on pourra se référer aux études de cas que propose Nathalie Heinich dans
L’Art contemporain exposé aux rejets, Nîmes, 1998.
215
363
« L’État avait traité l’art moderne en pestiféré un siècle durant. Il
changeait ses procédés et le traitait en enfant prodigue, le fêtait, lui
glissait des billets dans les poches. Changement de tactique, mais
but et résultat identiques : la défense de l’ordre. La subversion
subventionnée cessait d’être subversive à l’instant. Les chiens jadis
enragés mangeaient dans la main du ministre. Joli spectacle. Jolie
ruse de la raison d’État. »218
L’exemple de Brancusi à Targu Jiu
Alors que reste-t-il de la volonté de former le goût par la fréquentation
régulière des œuvres ? Habituellement accompagnées de médiation lors de leur
installation, les créations ne sont pas abandonnées à ceux qui vont les côtoyer. Elles
peuvent
devenir
un
repère
dans
l’espace
public
autour
duquel
d’autres
manifestations culturelles prennent place. Enfin, qu’en est-il de la synthèse des arts ?
La commande publique, encore moins que le 1%, ne se préoccupe d’intégration à
l’urbanisme ou à l’architecture ; l’artiste prend en compte l’environnement tant urbain,
architectural que social mais son intervention, forcément rétrospective, peine à faire
corps avec celui-ci. Et ce cadre lui-même peut aussi être amené à évoluer, rendant
parfois l’œuvre obsolète et dérisoire. Même les créations conçues pour s’intégrer
pâtissent d’un paysage voué à se modifier. L’expérience de Brancusi à Targu Jiu en
Roumanie en 1937 aurait pu servir d’avertissement à cette commande publique
parce que prestigieuse dans le dessein et déliquescente dans son état actuel.
Initiées par un montage électoral, trois réalisations monumentales du célèbre
sculpteur – la Colonne sans fin, la Table du silence et la Porte du baiser – ont pris
place dans la ville de Targu Jiu. Si l’on s’en réfère aux photographies et témoignage
qu’en donne Sergheï Litvin Manoliu219, ce qui reste aujourd’hui dans la petite ville
minière roumaine proche du village natal du sculpteur, se résume à une colonne
moins élancée que prévu et qui penche désormais suite à une tentative
218
Dans La Haine de l’art, op. cit., p. 105.
364
d’abattement, une table sans ses douze chaises et une porte réduite à sa plus simple
expression. Les directives de l’artiste n’ont pas été respectées et la conservation de
ses œuvres est franchement sujette à caution.
Infiltration du quotidien dans l’art
Aujourd’hui, l’extraterritorialité de l’art rend poreuses les frontières entre le
quotidien et l’artistique. Ce n’est pas tant l’art qui s’introduit dans le quotidien que le
quotidien qui s’est infiltré dans l’art. Lorsque Pierre Restany rédacteur de la revue
Cimaise à partir de 1956, raconte avoir compris que désormais il fallait « situer le
destin de l’art au niveau de l’auto-expressivité des objets industriels et du langage de
la rue »220, on comprend, avec lui que deux raisonnements s’affrontent par rapport à
la création émergeante : celui qui s’appuie sur l’esthétique et celui qui repose sur la
sociologie et l’anthropologie. Les changements survenus dans la société, son entrée
dans l’ère de la consommation et des loisirs, trouvent des résonances dans la
production plastique. Les nouveaux réalistes et les artistes du pop art font pénétrer
dans le champ de la création artistique des objets du quotidien de façon bien plus
systématique et littérale que Marcel Duchamp, Dada, les surréalistes ou Braque et
Picasso. Car c’est également le langage de la société de consommation ainsi que sa
culture de masse qui franchissent les frontières de la culture légitime : la publicité, la
bande dessinée, le cinéma, les médias, etc.
Cet ancrage dans le quotidien connaît dès lors de multiples appropriations
qu’il serait vain d’énumérer ici ; mentionnons seulement sans vouloir établir de
filiation directe avec Art d'aujourd'hui, les graffiti – avec Jean-Michel Basquiat, puis
Keith Haring et d’autres de nos jours qui prennent comme support d’expression aussi
bien le mur que la toile – et le tatouage – médium d’expression possible en body art.
Ainsi, la théorie de Fernand Léger selon laquelle l'appropriation par les arts
décoratifs ou industriels d'une esthétique développée par des artistes au sens fort,
219
220
Dans Brancusi > Targu Jiu, Paris, 2003.
Entretien réalisé le 17 mai 2000 dans le cadre d’un mémoire de maîtrise.
365
en indiquerait sa fortune, devient caduque, voire s’inverse221. Les artistes, fins
observateurs de leurs contemporains, prennent acte de la société dans laquelle ils
évoluent. Comme le validait l’exposition de peinture figurative en automne 2000 à
l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts : Ce sont les pommes qui ont changé.
Comment, en effet, continuer à peindre des compositions au compotier et cruche en
grès quand les cartons d’emballage et les boîtes métalliques occupent nos
étagères ?!
Parallèlement à ces mouvements qui ne se fondent pas sur la prise en compte
du public, on a pu voir des artistes comme Daniel Buren ou le Groupe de Recherche
d’Art Visuel descendre dans la rue pour y installer leurs réalisations qui modifient
alors les habitudes des passants voire nécessitent leur concours pour exister. De
plus en plus participative, de plus en plus désacralisée, réduite parfois à un geste,
l’œuvre, aujourd’hui, peine parfois à émerger du quotidien. Et ce sont les critères
pouvant servir à définir ce qui fait l’art qui deviennent bien difficiles à établir.
La culture événement
Paradoxalement, jamais une époque n’a été autant pétrie de culture et d’art
qu’aujourd’hui. Envisagés sous le jour de l’événementiel – concession de la culture à
la société de consommation –, art et culture envahissent nos villes et même nos
campagnes. L’art dans le quotidien est devenu une succession d’événements :
expositions surmédiatisées, festivals, Nuit des musées, Journées du patrimoine, Fête
de la musique, Fête du cinéma, etc. Et quelle que soit la spécificité de l’institution
culturelle, se rattacher à l’un de ces événements ou à tous ne peut que favoriser un
éclairage nouveau et une lecture plurielle des œuvres.
L’événement fondateur reste la Fête de la musique instaurée par le ministère
de Jack Lang en 1982. Durant cette période du « tout culturel » les termes de
“beaux-arts” se voient remplacés dans les textes officiels par ceux d’“arts plastiques”.
221
"A propos du corps humain considéré comme un objet (1945)" dans Fonctions de la peinture,
Paris, 1997, pp. 229 à 233.
366
Un glissement de sens qui entérine une acception large de ce que peut être la
culture, entraînant
« l’abandon progressif de la démocratisation culturelle (la culture
pour tous) au profit de la démocratie culturelle (la culture de tous et
par tous). »222
Ce phénomène prend de l’ampleur avec les nouvelles technologies et dans un
contexte d’hyper médiatisation du quotidien entamé par la télévision et poursuivi puis
dépassé par l’Internet et les échanges qu’il a facilités ou générés (forums, blogs,
commentaires des internautes, pages personnelles223). Les possibilités qui
paraissent illimitées aujourd’hui seront pourtant démultipliées d’ici quelques années
voire quelques mois, si bien que l'on ne peut plus avancer de prospective sur les
pratiques culturelles de chacun.
La création et l’Internet
Notons, en effet, qu’actuellement pas loin de vingt-quatre heures de vidéos
sont envoyées chaque minute sur le site Web YouTube224 et que deux cent
cinquante mille artistes ont créé leur page personnelle sur celui de Myspace
France225. A l’autre bout du réseau, les webspectateurs sont présents puisqu’en
janvier 2009, aux Etats-Unis, on en compte un peu plus de cent millions pour le seul
site YouTube, chacun ayant visionné en moyenne plus de soixante vidéos durant le
222
Philippe Poirrier cité dans Antoine de Baecque, Crises dans la culture française, Paris, 2008, p.
172.
223
On parle plus généralement d’UGC (User Generated Content) soit de contenu produit par
l’utilisateur, ce qui ouvre tous les possibles : musique, vidéo, photographie, art graphique, art
numérique, écrit, etc. Des études datant de juin 2008 indiquent cependant que parmi les internautes
ayant entre quinze et vingt-neuf ans, seulement 14% d’entre eux créent du contenu.
224
Information publiée par le blog de référence dans le domaine, TechCrunch le 20 mai 2009 :
http://fr.techcrunch.com/2009/05/21/chaque-minute-pres-de-24-heures-de-videos-arrivent-suryoutube/.
225
Chiffres donnés lors de la session plénière "Au delà du Web 2.0 : le social graph et les
communautés virtuelles" au Digiworld Summit, du 18 au 20 novembre 2008, à Montpellier organisé
par l'Institut de l'Audiovisuel et des Télécommunications en Europe.
367
mois226. Plus spectaculaire, car conduisant dans un univers parallèle, Second Life
(appelé SL par les habitués), ainsi que son nom l’indique en partie, offre une autre
vie aux internautes. Créé par la société Linden Lab en 2003, ce monde virtuel n’est
pas un jeu, il permet toutes les réalisations imaginables, à commencer par son
propre personnage, un avatar, qui n’est pas tenu d’appartenir à l’espèce humaine.
Tout est à construire sur Second Life ce qui incite les recherches en architecture :
« Des étudiants du Royal Institute of Technology de Stockholm ont
ainsi fondé en 2006 le groupe LOL architects11 pour installer dans
Second Life un étonnant laboratoire voué à l’architecture virtuelle.
"The Office" expérimente les architectures de demain à l’aide des
outils de modélisation 3D. Séminaires, ateliers et performances liant
monde réel et virtuel s’y déroulent régulièrement, qui examinent les
limites et les potentialités pour la production d’architecture dans un
monde où les frontières entre représentation et réalité sont de plus
en plus floues. "Un bâtiment dans Second Life a la possibilité de
voler ou de bouger, pourtant la plupart des maisons sont recouvertes
d’une texture en bois et sont figées au sol. Au lieu de façonner un
monde propre aux possibilités du virtuel, les utilisateurs de Second
Life ont créé une copie du globe. L’architecture de Second Life est
étonnamment ordinaire", relève l’un des étudiants. »227
Les intérêts économiques que certains ont pressentis ont fait s’installer de
nombreuses marques sur SL, et une économie de la culture se développe également
grâce aux Linden Dollars, la monnaie en cours dans ce monde virtuel. On peut
assister à des concerts donnés par les avatars de chanteurs réels, à des films, des
colloques, des expositions, des performances d’artistes et même à des remakes de
performances illustres. Des œuvres (virtuelles) sont produites par des avatars qui
sont ensuite achetées par des collectionneurs, avatars d’autres internautes. Tout
n’est donc pas virtuel dans SL et des institutions culturelles s’y établissent (le MoMA
226
Chiffres publiés par l’institut de statistiques sur les usages du Web, comScore, le 4 mars 2009 :
http://www.comscore.com/Press_Events/Press_Releases/2009/3/YouTube_Surpasses_100_Million_U
S_Viewers.
227
Marie Lechner et Annick Rivoire "La double-vie du deuxième monde" dans Second Life, un monde
possible, Paris, 2007, p. 24.
368
et le Palais de Tokyo, par exemple) pour proposer d’autres formes d’art. Un étudiant
des Beaux-Arts du Massachusetts College of Art, a validé sa thèse grâce à un travail
sur Second Life228.
Le fait qu'un colloque s'intitulant "Le Web matériau de création" se soit tenu à
la Bibliothèque nationale de France, révèle l’ampleur certaine du phénomène,
l'assoie dans les pratiques culturelles et permet d'en dégager des tendances,
d'envisager de nouveaux comportements face à ce format artistique. Car avec
l’Internet, l’art est bel et bien entré dans nos maisons, accessible à tout moment et à
tous mais une partie des créations restent virtuelles, soit dématérialisées.
b. L’enseignement de l’art en milieu scolaire
Il n’est que rarement question d’enseignement de l’art en milieu scolaire dans
les pages d’Art d'aujourd'hui ; pourtant, la nécessité de faire apparaître cette réflexion
ici est apparue comme évidente. Assez curieusement, ce thème peu exploité est
vécu comme une fatalité plus que comme un défi à relever. Nous l’avions vu en nous
arrêtant sur L'Architecture d'aujourd'hui, André Bloc avait pour projet, en 1957, de
fonder une école d’architecture. Ainsi, les entreprises ambitieuses ne font pas peur
aux animateurs de la revue mais cette question-là, aussi primordiale leur paraît-elle,
ne doit pas trouver de solution à leurs yeux parce qu’elle est trop ancrée dans
l’institution :
« La vaste entreprise d’obscurantisme artistique que l’on a si
admirablement mise sur pied et qui, depuis des dizaines d’années,
avec une férocité qui ne faiblit pas, par tous les moyens, de l’école
au musée en passant par la grande presse, s’acharne à discréditer
auprès du public l’art de son époque, à dégoûter d’avance le public
de l’art pratiqué par les vrais artistes vivant à son époque, à
l’entretenir dans une ignorance somnolente, furibonde ou satisfaite
du langage plastique de son époque. […] On empêche de former
228
Selon une information publiée par L’atelier.fr le 17 mars 2009.
369
des amateurs. […] Si tout le mal que l’on s’est donné pour aveugler
le public avait servi à l’éduquer, l’artiste d’aujourd’hui disposerait de
possibilités égales à celles de tous les citoyens qui, pour vivre,
vendent les produits de leur industrie. »229
Une question cruciale à lire entre les lignes
Le monde de l’enfance et son extrême inventivité vierge d’a priori esthétique
sont mis sur le devant de la scène depuis que Jean Dubuffet théorise l’art brut. Pierre
Guéguen propose aussi un éclairage subtil de ces créations dans le numéro
consacré aux dessins d’enfants230. Son approche montre une connaissance ou du
moins un intérêt pour la psychanalyse. Avertissant dès la première phrase de
l’introduction : « Les enfants ne sont pas de petits bonshommes, des adultes en
réduction. Ils forment […] une humanité à part. », il argumente cette assertion par
quelques courts paragraphes sur les distinctions entre l’adulte et l’enfant. A-t-il été
mis en contact avec les thèses développées dans Psychanalyse et pédiatrie en 1939
par Françoise Dolto, bien qu’encore peu répandues ? Ses articles expliquant
l’évolution graphique des enfants au regard de leurs développements psychomoteur
et psychologique font preuve d’un regard neuf et parfaitement adapté à leur sujet.
Les textes montrent l’intérêt du dessin d’enfants en soi sans aborder pour autant ce
qu’il apporte aux petits créateurs eux-mêmes. Art d'aujourd'hui reste ainsi dans sa
ligne éditoriale qui n’est pas celle d’un magazine de pédagogie. Ils mettent
cependant volontiers en avant les initiatives allant dans le sens de l’épanouissement
artistique de l’enfant. Roger Bordier commente par exemple des cours de dessins
pour les plus jeunes donnés par des artistes en dehors du temps scolaire. Décrivant
l’action d’Augusto Rodrigues au Brésil, il conclut :
« L’adulte que Rodrigues, intelligemment, prépare en l’enfant, aura,
demain, et il n’est pas besoin pour cela de devenir artiste, même du
229
ème
Léon Degand, "La Situation sociale et économique de l’artiste", dans Art d'aujourd'hui 4
n°8, décembre 1953, p. 18.
230
ème
Art d'aujourd'hui, 2
série, n°2, novembre 1950.
série,
370
dimanche, une connaissance plus profonde, une compréhension
plus juste, un esprit critique moins dangereusement intuitif de l’art, et
pour tout dire, du faire. Et c’est cela qui est important. »231
Tâchant de remédier aux manques de l’enseignement inculqué aux enfants d’hier, le
didactisme des textes d’Art d'aujourd'hui s’adresse, quant à lui, aux adultes :
« La critique explicative est qualifiée parfois de didactique, pour la
discréditer. A la vérité, elle l’est. Et heureusement, sans quoi rien ne
suppléerait
aux
lacunes
de
nos
diverses
sortes
232
d’enseignements. »
Un souci constant dans l’enseignement
On reconnaît dans l‘histoire de l’éducation en France un souci constant de
l’enseignement des arts : en musique (par le chant, généralement choral) et en
dessin. Ce dernier est d’abord envisagé indifféremment sous son aspect technique et
créatif. Lorsque les deux particularités sont distinguées, la pratique du trait pensée
comme artistique reste celle d’imitation ; il n’est donc pas considéré comme dessin
d’imagination. La réforme des programmes de 1908 distinguant les deux formes de
dessin incite également les enseignants à
« intéresser leurs élèves aux formes d’art régionales et de compléter,
autant que possible, l’étude de modèles par des promenades dans
les musées et par des visites aux monuments »233.
En dessin comme en musique, on associe la pratique à la mise en contact avec les
œuvres. Les idées poursuivent leur évolution dans ce sens avec, en 1925, la création
d’un nouvel enseignement "Art ou explication des chefs-d’oeuvre de l’art". Le
231
ème
Art d'aujourd'hui, 5
série, n°7, novembre 1954, p. 32.
ème
Léon Degand, “Propos sur la critique d’art”, dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°7, octobrenovembre 1953, p. 25.
233
Cité par Eric Gross, Rapport à Monsieur le ministre de l'Education nationale et Madame la ministre
de la Culture et de la Communication, Un enjeu reformulé, une responsabilité devenue commune, 14
décembre 2007, p. 5.
232
371
rapporteur Eric Gross note : « La notion d’arts plastiques apparaît pour la première
fois dans les programmes »234. Cela laisse présager d’une conception plus large qui
tiendrait compte des aptitudes multiples des enfants pour la couleur, le volume, le
découpage, etc. Enfin, dès sa création, le ministère des Affaires culturelles, grâce au
plan Landowski, se rapproche quelque peu de celui de l’Education nationale afin
d’agir plus intensément dans le domaine de la musique. C’est déjà là une voie qui
s’ouvre sur les arts.
Cependant, dans leur ouvrage de référence, L’Activité créatrice chez l’enfant,
Robert Gloton et Claude Clero235 livrent un témoignage précis sur la réalité en milieu
scolaire de l’écart entre les intentions et les applications. Il est utile de le citer
largement :
« Sait-on que les programmes officiels appliqués jusqu’en 1965,
malgré quelques modifications de détails en 1923, dataient de 1882.
Ils proposaient par exemple des alignements au moyen de cubes,
briques,… et "essais de copie" de ces combinaisons pour la
première Section enfantine ! ainsi que "la copie d’objets usuels très
simples" et des croquis de tout genre ! Le dessin libre devait être fait
hors de la classe ! Les arrangements décoratifs élémentaires :
bordures, carrelages, étaient ornés de motifs géométriques simples
et de feuille de marronnier, d’acacia et ombelle. Au Cours
élémentaire, les objets à copier "sont placés sous les yeux des
élèves" ! En fait, l’essentiel se résume simplement à ceci : dessin
d’après modèle (y compris modèle vivant vêtu au Cours supérieur) ;
arrangements décoratifs, dessins géométriques. L’imagination peut
se développer "librement" hors de classe "par les illustrations des
devoirs". Et de nombreux adultes de nos générations ont acquis des
notions d’art sur ces bases !
[…] Au certificat d’études primaires, une épreuve artistique de 40
minutes, durant des années, consista en une "nature morte" ou
234
Op. cit., p. 6.
Respectivement pédagogue, inspecteur de l'Education nationale, président du Groupe français
d'éducation nouvelle, et artiste plasticien, professeur de dessin, secrétaire général de l’Union des arts
plastiques.
235
372
"Géométral" du type : savon de Marseille, seau, boîte à craie,
dictionnaire, corbeille à papier… ! ou le chapeau de l’inspecteur ! »236
Un enseignement académique de l’art
On le voit, l’académisme reste le maître mot dans un enseignement où
l’imaginaire et la créativité (terme d’ailleurs tardivement inventé237) n’ont pas leur
place. L’école dispense un savoir-faire, valorise l’application et la minutie, mais en
n’associant pas dessin et expression, elle fait de la discipline une tâche rébarbative.
Ainsi inculquée aux enfants, malléables autant que réceptifs, l’approche artistique
s’en trouve dangereusement amoindrie. Comment ces futurs adultes peuvent-ils
alors envisager que les débordements de couleurs, les déstructurations de la forme,
l’abandon de la copie, en somme, puissent procurer une honnête délectation ? Le
patrimoine se trouve ainsi bien gardé ! Impossible pour les artistes d’avant-garde et
leurs défenseurs d’y trouver leurs comptes. Fernand Léger, grand pourfendeur de la
Renaissance stigmatise cet enseignement conformiste :
« Tout dépend donc de l’éducation ; et l’éducation, toute l’éducation
faites dans les écoles, est mauvaise. Tous les maîtres disent :
"Regardez la Renaissance, c’est le plus haut point qui ait été atteint !
C’est le progrès !" Tout le mal vient de cette affirmation. Il n’y a pas
de progrès en art. »238
Reconnaissons la difficulté à trouver le juste équilibre entre l’apprentissage
d’une discipline plastique et les ambitions de l’école qui restent pour l’essentiel de
236
Paris, 1971, pp. 122 à 125.
Ainsi que l’expliquent Robert Gloton et Claude Clero après avoir cité Les Contradictions de la
culture et de la pédagogie d’André de Peretti (1969) contenant ce terme : « Le dictionnaire connaît la
création, le créateur, la créature – dans ses sens les plus spécialisés – mais c’est tout. L’inventaire
des idées reçues est toujours instructif. Il témoigne ici du fait que la création n’a jamais été considérée
que sous son aspect statique de chose créée ou tout au plus sous celui de l’acte en train de
s’accomplir. Jamais jusqu’ici, semble-t-il, l’intérêt ne s’est porté sur l’aptitude à créer, sur les formes
internes et externes qui poussent un homme à inventer et sur les conditions nécessaires à l’éclosion
de l’œuvre – en un mot sur tout ce que recouvre le néologisme un peu barbare de "créativité". » Op.
cit., p. 11.
237
373
former des citoyens dans une forte volonté d’égalité. De cette belle idée à celle de
dompter toute personnalité, la marge s’avère étroite. Or la pratique d’une activité
artistique parce qu’elle favorise le développement des individualités et incite même à
l’originalité est longtemps perçue comme incompatible avec un programme qui tend
à fabriquer de futurs bons citoyens.
Quelques enseignants concernés pour une majorité d’incrédules
Les arts à l’école peinent ainsi à entrer dans les programmes autrement qu’à
très petites doses, presque par effraction, et relèvent plutôt du bon vouloir du maître
ou de la maîtresse. Art d'aujourd'hui, dans ce cadre, a son rôle à jouer comme en
témoigne le courrier ci-dessous :
« Art d'aujourd'hui est irremplaçable pour nous instituteurs-artistes
(ma femme est poète, moi-même peintre-graveur – nous nous
occupons beaucoup d’Art à l’école également). Du fond de notre
Bourgogne nous suivons avec beaucoup d’intérêt l’évolution de
l’Art… jeune ! – Votre publication est un très précieux et fidèle
messager. […] »
André Bloc répond, conscient de la mission qui leur incombe et la déléguant à ces
deux lecteurs :
« […] Nous poursuivons un effort très difficile dans l’espoir de
réveiller un peu le public de notre pays qui, d’une manière générale,
ne s’intéresse pas suffisamment à l’évolution de notre Art
contemporain. En province, particulièrement, la situation n’est pas
brillante et cela fait toujours un grand plaisir de constater que des
personnes, comme vous, pensent à faire apprécier l’art présent.
238
"L’Art et le peuple (1946)" dans Fonctions de la peinture, op. cit., p. 249.
374
Vous pouvez beaucoup en agissant sur vos élèves, qui, nous en
sommes persuadés, s’intéresseront très vite à notre Art Moderne. Il
suffit d’essayer de leur faire comprendre. »239
De même, dans le dernier numéro de la revue, la lettre d’un inconditionnel est
citée. Ce dernier, instituteur lui aussi, loue les mérites des éditions d’Art d'aujourd'hui
en tant qu’instrument de promotion auprès des autres enseignants :
« Car je fais du prosélytisme autant que je peux. A chacune des
réunions où je présente l’art à l’école – on m’a repris à cause de mes
goûts plastiques la fonction de délégué départemental, etc… Je ne
manque pas d’exhiber Témoignages [pour l’art abstrait] – on ne dira
jamais assez de bien des sérigraphies – et de proclamer à mes
collègues déformés par un enseignement stupide que mes élèves,
petits paysans abrupts, aimaient, ressentaient ! »240
Robert Gloton et Claude Clero dénoncent de même, quelque dix-sept ans plus tard,
une incompréhension de nombre d’enseignants pour l’art de leur époque, leurs
connaissances s’arrêtant plus ou moins à l’impressionnisme, ce qui engendre un
« mépris assez étonnant pour la créativité »241. De l’art vu comme un patrimoine à
préserver et à transmettre, il découle une impossibilité à détecter l’intérêt pour
l’enseignement général d'une plus grande considération de la pratique artistique :
« Reconnaître que l’activité créatrice de l’artiste enrichit l’humanité
est une évidence. Mais il est rare, même parmi les enseignants,
qu’on se rende compte à quel point à l’école toute réalisation
personnelle originale d’un enfant accroît la richesse culturelle du
groupe et augmente d’autant son pouvoir d’auto-éducation. Cette
seule remarque suffirait pour justifier une pédagogie de l’activité
créatrice. »242
239
Pour cet échange de courriers : Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche
du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui.
240
ème
ème
Dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°8, décembre 1954, 3
de couverture.
241
Op. cit., p. 116.
242
Robert Gloton et Claude Clero, op. cit, p. 23.
375
Un apprentissage bénéfique aux autres enseignements
Et pourtant, dès l’après-guerre, dans l’élan de la croyance en les bienfaits de
l’art pour la société, Jean Guéhenno est missionné pour vanter la culture auprès du
ministère de l’Education. Chaque gouvernement s‘accorde à en reconnaître
l’importance mais les moyens manquent et les bonnes volontés s’essoufflent face à
l’ampleur de la tâche. Perçu comme exacerbant les personnalités au préjudice de
l'égalité entre élèves, l’apport de la culture est bientôt considéré comme un facteur
rétablissant cette égalité en limitant l’écart entre les milieux culturels. La multitude
des enfants qui franchissent les portails des écoles, collèges et lycées fait se côtoyer
des individus de toutes origines géographiques, sociales et culturelles. Deux constats
apparaissent : d’une part presque immanquablement, ceux qui accèdent aux plus
hautes études ont été très tôt en contact avec un univers culturel dense. D’autre part
la culture s’acquiert plus aisément par une pratique créative. Une confrontation
régulière avec l’art permet de l’appréhender sensiblement et non pas comme un
savoir. Cette intelligence sensible sert à l’individu jusque dans son apprentissage
scolaire. Un échange très constructif s’établit : l’école laisse dans ses programmes
une place à l’art qui lui même favorise les acquisitions fondamentales.
Cet argument est avancé aujourd’hui pour convaincre les réticents. On le
retrouve dans plusieurs allocutions du séminaire national Education artistique et
culturelle qui s’est tenu en janvier 2007 à Paris. Parmi les intervenants, Bruno
Racine, alors Président du Centre Pompidou et du Haut Conseil de l’Education
artistique et culturelle, insiste sur les liens entre musique et mathématiques, théâtre
et expression orale ou encore sur les bienfaits du chant pour l’apprentissage d’une
langue étrangère et sur le gain d’autonomie des élèves dans l’élaboration d’un projet
culturel de groupe. Il distingue :
« L’éducation à l’art (c’est-à-dire ce bagage culturel que tout un
chacun doit avoir) et l’éducation par l’art ou par les arts (c’est-à-dire
en quoi les disciplines artistiques contribuent à l’éducation en
376
général et à la construction de compétences qui sont nécessaires
pour chacun). »243
Une visite au musée dont le contenu est directement lié à celui d’un cours
permet non seulement d’illustrer de manière vivante le propos de l’enseignant mais
en offre aussi aux élèves une meilleure appréhension car l’approche des objets,
artistiques ou non, fait appel à des démarches intellectuelles complémentaires de
celles de la classe. Alors que l’enseignement privilégie la perception, la concentration
et la mémoire auditives, le musée sollicite la vue voire le toucher. De plus, quand
l’école demande d’apprendre et travaille sur les acquisitions, le musée propose
l’expérimentation, l’observation et favorise le dialogue. Quand l’école apporte la
connaissance par le déroulement de la parole et de l’écrit – allant de la partie vers le
tout–, l’œuvre d’art expose le tout et invite à en détailler les parties. Le contexte de
sortie en dehors de l’enceinte de l’école jouant son rôle attractif, catalyse ces
spécificités et peut favoriser les apprentissages notamment chez les enfants en
difficulté.
La complémentarité entre école et musée s’avère être, en fait, physiologique :
la première développe l’hémisphère gauche du cerveau, siège de l’objectivité, du
savoir et de l’intelligence cognitive quand le second sollicite l’hémisphère droit où se
logent l’émotion, la créativité et l’intuition244. Il apparaît nécessaire au bon
développement de l’enfant, d’entretenir ces deux pôles. Or l’enseignement des
matières générales se prête mal à des méthodes pédagogiques ouvertes sur l’affect ;
ce que les œuvres d’art permettent aisément parce que s’adressant de fait à
l’émotion et à l’affectivité. Cet enrichissement personnel par l’art ne peut s’opérer que
grâce à un véritable travail de médiation en bonne intelligence avec les enseignants,
bien au-delà d’une simple visite guidée dont l’approche reste similaire à celle que les
élèves reçoivent en cours.
243
"Enjeux de l’éducation artistique pour le devenir de l’école et de ses élèves, évolution des
politiques publiques en matière d’aménagement culturel" dans les actes Education artistique et
culturelle, p. 16 (disponible en ligne).
244
Toutes ces notions sont abordées par Michel Allard "Le Musée, agent de changement en
éducation" dans Les Musées en mouvement, Bruxelles, 2000, pp. 125 à 128.
377
Une difficile entente entre deux ministères
Puisque l’art est bénéfique aux autres enseignements, à la construction de la
personnalité, à la compréhension de l’altérité, et in fine, à l’élaboration de la
citoyenneté, l’institutionnalisation de l’art à l’école ne cesse d’être annoncée et des
programmes, d’être rédigés. Chaque gouvernement cherche à y laisser son
empreinte comme les présidents signent leurs grands travaux. Pourtant, depuis la
création du ministère des Affaires culturelles, les mesures en faveur de l’art à l’école
achoppent sur la difficile entente entre la Culture et l’Education – un héritage d’André
Malraux qui fait se distinguer clairement les deux missions en ne favorisant pas leur
alliance. Ainsi, quand le ministre des Affaires culturelles défend son premier budget
au Sénat le 8 décembre 1959, il s’exprime en ces termes :
« L’Education enseigne… Il appartient à l’université de faire
connaître Racine, il appartient seulement à ceux qui jouent des
pièces de les faire aimer… La connaissance est à l’université,
l’amour, peut-être, est à nous. »245
Quand l’éducation artistique obligatoire cible l’ensemble des enfants – soit un
objectif premier de quantité –, l’action culturelle, elle, vise des événements, des
moments forts de rencontres et des actions remarquables – soit avant tout des
ambitions de qualité. On voit la difficulté à amener l’excellence ou, du moins,
l’exceptionnel à portée de tous. Et pourtant, n’est-on pas plus assuré qu’un enfant
d’ouvrier mette les pieds à l’école plutôt que dans une des maisons de la culture
voulues par Malraux ? A la fin des années soixante, la nécessité d’acquérir un
bagage culturel au cours de sa scolarité est une chose entendue. Des heures sont
libérées sur les emplois du temps de l’école élémentaire durant lesquelles les enfants
pratiquent une activité artistique (avec les réserves énoncées dans l’ouvrage de
Robert Gloton et Claude Clero). Ce qui intéresse ici, c’est la remise en question de la
puissance évocatrice de l’art qui prévaut alors au ministère des Affaires culturelles :
la seule mise en contact avec la création suffit à la délectation, nul besoin de
245
Cité dans Pascale Lismonde, Les Arts à l’école, Le Plan de Jack Lang et Catherine Tasca, Paris,
2002, p. 24.
378
médiation. L’école opère, elle, un va et vient entre la pratique comme moyen
d’approcher la contemplation et la mise en perspective d’une histoire culturelle qui
valorise le geste créatif. La pratique devient une amorce à la théorie. C’est un pas
vers l’art et la culture.
Pascal Ory qui diagnostique une « société scolarisée » 246 – puisque pour la
fin des années quatre-vingts, les Français passent un quart de leur vie à l’école – en
constate l’influence sur les ventes de livres et de périodiques à caractère
encyclopédique. On peut alors envisager que l’économie culturelle tendrait à se
développer si l’école elle-même devenait plus culturelle. L’offre dans ce domaine a
considérablement augmenté en France ce qui incite à promouvoir une approche
pédagogique de l’art… ne serait-ce que par souci de rentabilité : quelle serait l’utilité
d’équipements ou d’événements de grande ampleur pour un public indifférent voire
absent ? L’incidence sur l’économie de la culture en général d’une fréquentation de
l’art précoce et régulière paraît logique mais il faut sûrement un contact bien plus
assidu avec la création pour que découle, comme le pronostique Léon Degand, un
lien direct entre l’enseignement de l’art à l’école et le désir de collection. Pour qu’une
répercussion directe sur les finances des artistes soit sensible, un grand pas reste
encore à franchir ! On remarque bien davantage, depuis les années soixante, une
institutionnalisation des artistes rémunérés pour intervenir dans les écoles et
collèges. Une sorte de second métier qui les maintient dans le domaine artistique. Ce
système de subvention connaît ses limites comme tous les autres et présente les
mêmes restrictions dans le choix des artistes que le 1%.
Néanmoins, les innombrables expériences entreprises en milieu scolaire
aujourd’hui indiquent que l’art pose quelques jalons à l’école. Certes cela s’opère
dans un rapport ambivalent : inscrit dans les programmes pour le primaire et le
collège tout en conservant des airs d’école buissonnière, obligatoire mais sans
formation spécifique pour les enseignants. Quelque peu dépourvus, ne pouvant
s’improviser historiens des arts ou artistes, ils bénéficient cependant d’un important
réseau de documentation, le Scéren – Service pour la culture, les éditions et les
ressources pour l’Education nationale – au catalogue dense et varié dans ses
246
Dans L’Aventure culturelle française, 1945-1989, Paris, 1989, p. 98.
379
approches, ses thèmes et ses supports de diffusion. L’Internet est devenu également
un outil de pédagogie où les institutions culturelles mettent à leur disposition des
ressources en ligne pour préparer une visite avec la classe ou au contraire pallier le
manque de musée, pour travailler à l’école à partir de documents à imprimer ou à
projeter. Depuis 1983 des artistes peuvent pénétrer dans l’école pour des actions
ponctuelles ou au long cours, ou même pour y entreprendre des résidences ; on voit
s’installer des galeries d’art dans les établissements scolaires grâce à des
partenariats étroits avec les FRAC, les artothèques, etc. Les classes culturelles,
quant à elles, travaillent toute l’année dans un domaine – le patrimoine, le cinéma,
les arts plastiques, la musique, etc.
Une mise en place périlleuse
Reste que les objectifs à atteindre demeurent flous et évoluent voire se
contredisent d’un programme à un autre, ce qui ne permet pas d’asseoir le statut des
arts dans l‘école. Entre la volonté d’un enseignement de connaissances culturelles
qui souderaient un socle commun, le maintien d’une régularité dans l’apprentissage
sans en faire une discipline spécifique et la faveur donnée aux rencontres avec les
artistes, les réformes se succèdent. Est-il réellement nécessaire d’entretenir une
cohérence d’année en année ? Ne faut-il pas, surtout, qu’il y ait de la ferveur, de
l’élan, du plaisir et de l’intérêt de la part de l’enseignant et de sa classe ? N’est-ce
pas plutôt ce goût-là qui peut se propager du maître jusqu’à ses élèves et les rendre
curieux ? N’est-ce pas la curiosité, le souvenir d’une émotion originelle, qui peut
décider d’une vie tournée vers l’art ?
Les projets ambitieux restent limités au regard des douze millions cinq cent
quatre-vingt-quinze milles six cents quatre-vingt-deux (12 595 682) enfants
scolarisés en France247 et les institutions culturelles demeurent le principal
interlocuteur des enseignants. Elles peinent, dans les faits, à accomplir leur mission
comme elles l’entendent. Certains directeurs de musée se montrent sceptiques quant
247
Chiffre du ministère du l'Education nationale pour l'année scolaire 2007-2008 comprenant les
380
à l’impact des sorties scolaires au musée. Ils rappellent toutes les contingences
matérielles notamment les horaires du bus et ceux du temps scolaire, mais aussi
l’impossibilité de connaître les desseins de l’enseignant dans sa démarche vers le
musée depuis un investissement profond jusqu’à la sortie prétexte. Que se passe-t-il
dans la classe avant et après ? Comment les enfants eux-mêmes, ce public dit
« captif », vivent-ils ces sorties scolaires ?
Il y a une évidente tranquillité pour le musée à recevoir les scolaires car cela
alimente leurs indispensables statistiques. Le risque est d’entraîner une inévitable
paresse là où il faut sans cesse se renouveler et se questionner, aller chercher
partenariats et conventions avec des associations, des centres de loisirs, des
étudiants spécialisés, organiser des projets ciblés, surprendre. Depuis les années
soixante-dix, en effet, le recul pris sur la mission éducative du musée montre que le
public individuel n’a toujours pas sensiblement évolué.
« J’aimerais que le musée devienne plus artistique et moins
pédagogique. Parce qu’à force de faire de la pédagogie, le musée
finit par devenir l’école dans la tête des enfants. Je préfère donc que
l’enfant conserve un souvenir personnel d’une œuvre même s’il n’a
rien compris. »248
c. La place des publics dans les musées d’art moderne et contemporain
« Si le critique n’admire jamais, le public, lui, a soif d’aimer, d’adorer
avant même de connaître. Il ne se fait pas prier deux fois pour voir
ce qu’on lui annonce comme beau ou comme célèbre. Il y court les
yeux fermés et revient ébloui. Jamais las d’être ému. Le moindre
guide lui paraît prodigieux et il écoute bouche bée. Cet innocent aura
les mains pleines et les plus pures joies. »249
écoliers, les collégiens, les lycéens et les apprentis.
248
Françoise Cohen, entretien réalisé le 13 février 2006.
249
ème
"Le Commerce de l’art" dans Art d'aujourd'hui, 5
série, n°7, novembre 1954, p. 17.
381
C’est en ces termes, aux connotations bibliques, que Michel Seuphor évoque le
public, assemblée candide avide de beauté plastique et de commentaires savants.
Un public idéal, en somme, qu’il ne s’agirait pas de convaincre mais seulement
d’instruire. Un public présent, également, visiteur des musées et des expositions.
Une histoire de l’accueil des publics
On trouve les mêmes descriptions lorsqu'après la Révolution française des
salles du Louvre sont ouvertes au public, restituant en quelque sorte les collections
royales au peuple en 1793, sous forme du Museum central. Le « Florilège » de Jean
Galard250 sur les visiteurs du Louvre contient de nombreux commentaires sur le
public du musée qui se presse en masse, populaire, pour se délecter des chefsd’œuvre qui y sont conservés. Le Louvre du XIXème siècle reste un endroit très
fréquenté et très apprécié de la classe populaire, ce qu’admirent les correspondants
étrangers. Dès cette époque, la différenciation est marquée entre amateurs d’art et
néophytes. Se pose, dans l’élan de la Révolution et des idées d’égalité, la question
de la médiation et l’on agence pour cela les œuvres différemment selon le public
auquel on s’adresse, optant pour le classement et la clarté à l’attention des érudits,
et pour la balade contemplative et désordonnée pour les novices. Une politique
culturelle qui étonne aujourd’hui où l’on opte plus volontiers pour le contraire :
« l’édification »
pour
les
connaisseurs
251
encyclopédique : un lieu d’éducation »
et
« un
musée
savant,
exhaustif,
pour les autres. Le matériel de médiation
mis en place au XIXème siècle se cantonne aux cartels (nom de l’artiste et sujet de
l’œuvre) ; ce que Roland Recht qualifie de « degré zéro du commentaire »252. Il
poursuit son analyse des grandes étapes de l’instauration du commentaire dans les
musées d’art en mentionnant l’initiative que prit le musée de Berlin vers 1830, de
faire appel à des spécialistes de l’art pour réfléchir à la mise en valeur des collections
250
Visiteurs du Louvre, un florilège cité par Claude Fourteau, "La Politique des publics au Louvre"
dans Publics et projets culturels : un enjeu des musées en Europe, Paris, 2000, p. 240.
251
Yves Michaud, L’Artiste et les commissaires, Nîmes, 1989, p. 183.
252
Roland Recht, "De l’œuvre-langage au trop de commentaire ?", L’Art peut-il se passer de
382
royales. Afin d’éduquer le public, un travail de balisage du bon goût est envisagé
auquel doivent s’ajouter des salles plus spécifiques réservées aux chercheurs et aux
initiés puisque présentant des pièces jugées mineures. Une différenciation est faite
ici entre la contemplation, là encore ménagée pour les béotiens, et la valeur
documentaire d’une œuvre laquelle est laissée à la vue du public uniquement dans
ce but. Ces accrochages se trouvent accompagnés d’indications sommaires (artistes
et sujets) afin, comme le cite Roland Recht, d’« éviter aux visiteurs les moins
fortunés d’acquérir le catalogue »253
Enfin, c’est avec l’importante exposition La Vie et l’œuvre de Van Gogh qui
s’est déroulée durant l’Exposition internationale des Arts et des Techniques de 1937,
que René Huyghe introduit l’idée que l’art peut être accompagné de documentations.
S’inspirant de l’important travail de Georges Henri Rivière sur la muséographie en
ethnographie, il inscrit dans le parcours de l’exposition, non sans heurter l’assistance,
des documents qui viennent commenter les œuvres : les pérégrinations de l'artiste
sont visualisées par des cartes, des passages de sa correspondance sont cités, des
tableaux sont détaillés sur des panneaux, etc. Au-delà d’une nouvelle conception de
l’exposition, cet événement indique aussi que des œuvres – incontestablement –
majeures peuvent être considérées aussi comme des indices, des indications de la
vie d’un artiste, de son parcours. De l’œuvre documentée à l’œuvre-document, les
deux points de vue s’alternent et se complètent selon l’angle que privilégie le visiteur.
Avant le commentaire écrit, les responsables des musées se sont intéressés
au commentaire oral, préoccupation bien compréhensible dans une société
majoritairement analphabète. Au XVIIème siècle les Salons peuvent ainsi être visités
avec un conférencier qui n’était autre qu’un artiste de l’Académie. Il faut attendre la
période de l’après Seconde Guerre mondiale et ses soucis d’œuvrer en faveur d’une
accessibilité de l’art au plus grand nombre, pour revoir des guides. Cette fois, les
visites-conférences des musées nationaux sont assurées de manière tout à fait
logique par des personnes formées à l’Ecole du Louvre. Le commentaire oral
s’élabore ainsi d’une façon plus scientifique. Aujourd'hui, et ce depuis la fin des
années soixante-dix, les conférenciers sont devenus des médiateurs et ils diversifient
commentaire(s) ?, Val de Marne, 2006, p. 16.
383
leur pratique par des activités plus participatives : ateliers, contes, visites tactiles
pour non-voyants, etc.
Avec Pierre Bourdieu, une prise de conscience déterminante
La prise de conscience a lieu avec le résultat des sondages d’opinion et
enquêtes menés pour Pierre Bourdieu qui publie L‘Amour de l’art. Les musées et leur
public en 1966. On y découvre que les visiteurs ne se conduisent pas de la même
manière selon leur âge, leur sexe, leur origine géographique, et surtout leur milieu
social et leur niveau d’études. Ce livre, dont le titre considère pourtant encore le
public au singulier, fait prendre conscience des inégalités qu’engendre l’institution
culturelle ; comme si les pratiques culturelles ne faisaient qu’entériner une situation
sociale. Il en découle la nécessité d’une pédagogie à l’intention des visiteurs. Besoin
d’autant plus impérieux que l’offre muséale augmente tout comme le niveau d’étude,
ce qui engendre une fréquentation plus soutenue des expositions. Il faut toutefois
reconnaître que plus qu’une démocratisation de la culture, on a affaire à un
renforcement des habitudes des initiés.
Il est intéressant de noter, ainsi que le fait Laurent Gervereau254, qu’après
guerre, en 1946, est créé à l’Unesco le Conseil international des musées (ICOM) qui
encourage les échanges culturels entre pays pour tendre vers une plus grande
connaissance et compréhension des civilisations étrangères. Ce souci éloigne du
caractère nationaliste qui jusque-là imprégnait les musées. L’on favorisait l’accession
du peuple aux collections royales puis républicaines afin d’en faire comprendre
l’importance et, partant, de célébrer la puissance du pays ; de là ne pouvait découler
qu’un sentiment de fierté patriotique. Aujourd’hui ouvertement touristique, populaire,
massive, l’approche du musée a changé. Les équipements doivent être revus à
l’aune de cette mutation qui transforme le temple de la culture en un espace
pluridisciplinaire englobé dans la sphère des loisirs. Le musée élargit de fait sa
périphérie, dilate son propos, prend en compte des formes créatives de plus en plus
253
Ibid.
384
variées dans la nature et dans la hiérarchie des arts. Et c’est peut-être finalement la
définition même du musée qui évolue.
Evolution de la définition du musée
Résultat d’une volonté encyclopédique et nationaliste, le musée s’est
longtemps contenté d’être, avant tout, un lieu où entreposer les œuvres et les
montrer. Dans le meilleur des cas, le manque de logique qui ordonnait le musée
conférait à certains d’entre eux charme et fantaisie, attribuant de fait un certain
mystère aux œuvres et favorisant les appropriations personnelles multiples ; un
« musée où vagabonder » comme le qualifie Yves Michaud255. Un regard sur les
définitions du musée exprimées à l’échelle mondiale par l’ICOM256, permet d’en
envisager les évolutions au moins dans la manière de penser ce lieu, ses actions,
ses devoirs. Etant donnée l’ampleur de la tâche, on comprend que ces définitions
restent très – voire trop – ouvertes. Ainsi, à sa fondation en 1946, l’ICOM délimite les
statuts du musée à la conservation et à la présentation au public, élargissant
cependant la définition aux objets vivants :
« Le mot "musée" désigne toutes les collections de documents
artistiques, techniques, scientifiques, historiques ou archéologiques
ouvertes au public, y compris les jardins zoologiques et botaniques,
mais à l'exclusion des bibliothèques, exception faite de celles qui
entretiennent en permanence des salles d’exposition. »
En 1951, une deuxième définition est présentée, elle inclut les besoins du
public – délectation et éducation – :
« 1. Le mot musée désigne ici tout établissement permanent,
administré dans l'intérêt général en vue de conserver, étudier, mettre
en valeur par des moyens divers et essentiellement exposer pour la
délectation et l'éducation du public un ensemble d'éléments de
254
Dans Vous avez dit musées ?, Paris, 2006, p. 54.
Dans L’Artiste et les commissaires, op. cit., p. 183.
256
Ces textes se trouvent sur le site Web de l’ICOM : http://icom.museum/hist_def_fr.html
255
385
valeur
culturelle :
collections
d'objets
artistiques,
historiques
scientifiques et techniques, jardins botaniques et zoologiques,
aquariums.
2. Seront assimilés à des musées les bibliothèques publiques et les
centres d'archives qui entretiennent en permanence des salles
d'exposition. »
La préoccupation première reste néanmoins de circonscrire l’ensemble des
institutions pouvant être considérées comme un musée. Par conséquence, en 1961,
la définition est sensiblement simplifiée voire imprécise :
« L'ICOM reconnaît la qualité de musée à toute institution qui
présente des ensembles de biens culturels à des fins de
conservation, d'étude, d'éducation et de délectation. »
Puis, en 1974, insistance est faite sur l’inscription sociale du musée tout en
préservant le quatuor « conservation, études, éducation et délectation ». Seulement,
la conservation n’est pas ici considérée comme une fin en soi mais comme une des
étapes du fonctionnement du musée – acquérir, conserver, communiquer – cela en
vue de servir à des publics multiples puisqu’à des fins d’études (étudiants,
chercheurs), d’éducation (étudiants, scolaires, enseignants, amateurs, néophytes) et
de délectation – on peut espérer ici additionner tous les publics :
« Le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au
service de la société et de son développement, ouverte au public, et
qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l'homme
et de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les
communique et notamment les expose à des fins d'études,
d'éducation et de délectation. »
Cette définition est reprise en 1989, 1995 et en 2001 avec seulement des
précisions typologiques dans les alinéas qui font suite. Enfin, aujourd’hui (2007)
s’ajoute une autre dimension, celle de la nature des objets exposés qui prennent les
termes génériques de « patrimoine matériel et immatériel » afin de répondre, on le
suppose, aux différentes formes d’art, dont l’art conceptuel, ainsi qu’à l’impact de
l’Internet et du virtuel, dans la société contemporaine :
« Le musée est une institution permanente sans but lucratif, au
service de la société et de son développement, ouverte au public, qui
386
acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel
et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins
d'études, d'éducation et de délectation. »
On retient que l’acception du musée étant très large, puisque s’étendant au parc
zoologique et au jardin botanique, à aucun moment n’est évoquée l’idée d’aide
apportée aux artistes. Il semble difficile de comparer ces définitions avec la
nomenclature publiée dans Art d'aujourd'hui257 tant les musées ont évolué et leur
impact culturel et économique est devenu prépondérant.
Il faut donc se rapprocher du sujet : le musée d’art moderne et contemporain
en France. La Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France fait
mention, dès l’article premier, non seulement de « l’éducation » mais aussi du
« plaisir du public ». Ces aspects doivent être pris en compte dès la conception du
musée puisqu’ils constituent un des buts de l’exposition de la collection :
« Est considérée comme musée, au sens de la présente loi, toute
collection permanente composée de biens dont la conservation et la
présentation revêtent un intérêt public et organisée en vue de la
connaissance, de l'éducation et du plaisir du public. »
Le deuxième article se fait plus précis sur les devoirs des musées qui, au nombre de
quatre, s’orientent vers les publics – depuis le plus large en b) jusqu’au plus
spécialisé en d) – dans trois des locutions :
« Les musées de France ont pour missions permanentes de :
a) Conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ;
b) Rendre leurs collections accessibles au public le plus large ;
c) Concevoir et mettre en oeuvre des actions d'éducation et de
diffusion visant à assurer l'égal accès de tous à la culture ;
d) Contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche
ainsi qu'à leur diffusion. »
257
ème
"Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics", 5
Voir annexes, p. XI.
série, n°8, décembre 1954, p. 2.
387
Enfin, l’article sept précise les impératifs de tarifs bas et l’exonération pour les
mineurs des droits d’entrée aux collections, ainsi que de la nécessité pour les
musées de France de posséder, seul ou à plusieurs,
« un service ayant en charge les actions d'accueil des publics, de
diffusion, d'animation et de médiation culturelles. Ces actions sont
assurées par des personnels qualifiés. »
Le musée ne se limite plus du tout au lieu où seuls la conservation et le
stockage des œuvres comptent même si ces fonctions priment sur les autres. Et
même Roland Arpin, riche de sa longue expérience de l’institution culturelle au
Québec, propose sa propre définition en 1992 dans le cadre de l’ICOM qui place la
question des publics comme centrale :
« Le musée est une institution socioculturelle enracinée dans la cité,
qui offre l’accès à la richesse de l’histoire sous ses nombreuses
formes et qui contribue à développer l’intelligence et le cœur de ses
publics qui sont sa première raison d’être. »258
Le musée doit remplir la mission éducative auprès des uns, tout en préservant l’état
contemplatif des autres, sans négliger les entreprises à destination des touristes.
L’enjeu reste donc de trouver le juste équilibre entre échapper à l’élitisme des
chercheurs tout en maintenant la permanence d’un discours scientifique qui fait la
raison d’être du lieu.
Les risques de dérives
La condition minimum qui accorde toutes les définitions, reste la possession
d’une collection259 ; cette collection doit alors être mise en valeur par les
conservateurs qui lui donnent une signification et l’explicitent. Cette phase
258
Citée dans "La Révolution tranquille des musées" dans Les Musées en mouvement, Bruxelles,
2000, p. 36.
259
Même si, à l’heure actuelle la plus-value apportée à une ville par la construction de son propre
musée pousse des communes à se doter d’un beau bâtiment et à ne se préoccuper qu’ensuite d’en
constituer une collection par des dépôts, des prêts, des donations, etc.
388
d’échanges n’est pas la tâche la plus aisée à entreprendre car il est impossible
d’envisager le public dans la diversité de ses attentes et de ses compréhensions
mais ce n’est pas, non plus, la moins captivante ! Elle ne peut être négligée car elle
est un dû de l’institution muséale fonctionnant grâce à l’argent public et conservant
les biens acquis par l’Etat et propriété de la nation. Elle constitue, par ailleurs, un
travail très enrichissant pour les chercheurs eux-mêmes trop souvent cantonnés aux
publications scientifiques, colloques et laboratoires. Mais il faut bien reconnaître
qu’aujourd’hui, les expériences en matière de médiation sont nombreuses et que la
critique opère un retournement à cent quatre-vingt degrés : on craint l’abandon
progressif du discours scientifique et savant au bénéfice du divertissement. La
pression de la société de loisir et l’injonction de rentabilité laissent présager aux plus
pessimistes observateurs un glissement vers le parc d’attractions ! Sans aller jusqu’à
cette vision excessive, on retrouve souvent cette même constatation : le « temple »
s’est transformé en « forum ».
Plus radical, Laurent Gervereau diagnostique une mutation des « muséesinventaires » en « musées-démonstrations »260 qui relèguent leur collection et leur
mission scientifique au second plan sous le coup de l’impératif événementiel. Or les
différentes définitions du musée indiquent que c’est dans l’articulation entre
« conservation, études, éducations et délectation » que le musée existe. Par ailleurs,
la pratique du musée a changé aussi pour le visiteur. Il va au musée pour faire une
sortie – culturelle, certes – mais en l’inscrivant bien souvent plus dans une démarche
de loisir que pour son seul enrichissement. Cela engendre des attentes différentes
par rapport au musée, ludiques notamment. Les équipements s’y adaptent par l’ajout
de restaurants et de boutiques ; la manière de communiquer aussi, qui privilégie des
affiches attrayantes et du matériel didactiques à l’entrée ou dans les salles. Même
l’approche du travail scientifique s’en trouve modifiée : il n’est plus considéré comme
un savoir à assimiler mais à discuter, à s’approprier. L’important étant que chacun,
quel que soit son bagage culturel et émotionnel, ne soit plus tout à fait le même en
sortant du musée, qu’il ait acquis quelque chose, ressenti une émotion, réfléchi,
infléchi une certitude, bref, qu’il y ait un avant et un après la visite.
260
Op. cit., p. 15.
389
Par conséquent, non seulement le musée doit attirer les publics dans ses
murs mais encore doit-il réussir à en toucher le plus possible une fois entrés, et les
engager, aussi, à revenir. Pour cela, il doit inventer des événements, diversifier ses
approches, ses propositions, accueillir ponctuellement d’autres formes de créations
comme le spectacle vivant afin de donner vie aux collections, d’en proposer d’autres
regards – et ainsi ne pas faire du musée le lieu d’une collection immuable et des
certitudes. La tendance en art contemporain depuis plusieurs années joue de l’esprit
participatif de la création. A cet égard, le Château d’Oiron, dans les deux-Sèvres, est
le parangon de cet art relationnel avec notamment le repas annuel du 30 juin qui
rassemble les cent cinquante Oironais possédant leur propre service de table sur un
projet de Raoul Marek261. Ou encore Les Écoliers d’Oiron de Christian Boltanski qui
recense à chaque rentrée depuis 1993 les photographies des enfants de l’école. Le
musée devient ici un lieu de vie dans lequel les citoyens ont leurs marques, leurs
repères et même une partie de leur vie. C’est un cas un peu extrême de la prise en
compte des publics qui s’explique par la volonté d’inscrire un lieu d’art actuel dans
une commune de moins de mille habitants et de ne pas en faire un objet culturel non
identifié ou un point de repère touristique.
Le musée doit-il aussi devenir un lieu de convivialité ? C’est une piste que
certains préconisent pour rendre l’art plus accessible. Un endroit où l’on se retrouve,
où le personnel d’accueil est disponible, où l’enfant et l’adulte vont chacun faire des
activités (ateliers pratiques, contes, pour les uns, conférences, visites guidées, pour
les autres) ou ensemble (en atelier ou pour des interventions diverses dans les
salles). La liste des possibilités offertes par les musées – conjuguant apprentissage,
enseignement, contemplation des œuvres, moments d’exception, dans et hors les
murs de l’institution, cela dans une incroyable variété d’expériences – amène à
penser que le musée devient un centre culturel.
Très loin de supposer que l’on puisse aboutir à de telles comparaisons, Michel
Seuphor établit plutôt le parallèle entre musée et cimetière, avouant ne pas être un
grand « amateur de musées »262, il regrette de n’en trouver que de rares où il ait
261
En dehors de ce repas, le service de table est exposé en permanence au Château d’Oiron dans la
salle à manger, et fait ainsi partie de l’œuvre La Salle du monde.
262
"Une demeure pour l’esprit" dans le dossier Musées d’art moderne de Aujourd'hui : art et
390
« senti dans l’atmosphère […] plus d’amour que d’esprit fonctionnaire. » Les musées
d’art moderne qui sont critiqués dans les revues d’André Bloc ne le sont pas tant
pour leur manque de didactisme et de médiation que par le manque de goût avec
lequel ils sont gérés :
« Un accrochage est une œuvre d’art en soi, et non pas la moins
facile à réussir.
Mais ce que l’on sait dans les galeries d’art semble être ignoré dans
la plupart de nos musées. Evidemment, le but n’est pas le même.
Dans le premier cas, il s’agit de vendre, ce qui oblige à envelopper ;
dans le second cas, il s’agit d’éduquer, ce qui, apparemment,
n’oblige à rien du tout. »263
De l’accrochage aux animations multimédia
Effectivement, l’accrochage est le moyen de communication du conservateur
ou du commissaire. Qu’il en ait conscience au non, tout est choix de sa part et tout
fait sens aux yeux des publics. Que les raisons soient matérielles ou intellectuelles,
l’absence d’une œuvre, son isolement ou son rapprochement avec d’autres émet des
sens différents. S’ajoute aujourd’hui un questionnement sur le commentaire de
l’œuvre depuis sa forme, sa longueur, sa nature même. Les moyens sont de plus en
plus nombreux et variés, ils doivent pouvoir accompagner le néophyte sans perturber
le plaisir de l’amateur : depuis les cartels et les textes inscrits sur les cimaises, les
fiches disponibles dans les salles, le livret remis en début de parcours jusqu’aux
audio-guides et aux diverses animations multimédias proposées en cours de visite
dans des salles dédiées, jusqu’à des scénographies recherchées, véritables mises
en scène des pièces. En dehors du musée, l’exposition se poursuit par le catalogue,
les médias, les affiches, les conférences, les animations diverses, les produits mis en
architecture, n°2, mars-avril 1955, p. 59.
263
Ibid.
391
vente (publications jeunesse, papeterie, vidéo, produits dérivés divers) et le site web
d’une richesse inépuisable pour certains.
Les musées ne peuvent, en effet, rester en dehors des nouvelles technologies
qui sont des possibilités de communication efficaces et qui font partie du paysage
quotidien de leurs visiteurs. Des moyens de technologie de pointe sont mis en place
comme le flashcode, actuellement à l’essai à San Francisco, qui permet, en scannant
un code barre à l’entrée d’un lieu (qui peut être dédié à la culture) avec son
téléphone
mobile,
d’obtenir
des
renseignements
dont,
entre
autres,
des
enregistrements audio. Cela inciterait les personnes à entrer dans le musée. Plus
près de nous, le Louvre exploite ces nouveaux médias depuis un site web très
développé qui propose notamment des animations en trois dimensions pour visiter
des expositions fictives (permettant de réunir des œuvres sans les déplacer) mais
aussi pour visualiser des reconstitutions de bâtiments d’après des vestiges
conservés dans le musée : de quoi rendre le visiteur curieux et lui faire partager le
travail scientifique de façon attractive sans être futile. De même, lors des visites, des
guides multimédias individuels proposent en différentes langues : commentaires de
conservateurs et commissaires du musée, orientation dans le Louvre, choix d’un
parcours en fonction de son âge, de sa mobilité ou de ses intérêts, jeux pour les plus
jeunes, etc. Le musée national d’Art moderne, quant à lui, compte sur ces nouveaux
objets pour séduire le public adolescent. Une offre très étendue, donc, qui atteint le
public dans sa pluralité et dans la diversité des moments (avant, pendant et après la
visite). Ces moyens, nouveaux et classiques, aident à préparer ou poursuivre la visite
sans surcharger le moment lui-même et favorisent, peut-être, une plus grande
réceptivité aux œuvres.
De la difficulté du commentaire
Les choix dans les outils de médiation restent très ouverts ; pourtant ils ne font
pas l’unanimité et des conservateurs maintiennent un niveau très exigeant et
avouent préférer toucher profondément une seule personne plutôt que d’amener une
foule dispersée entre les murs du musée. A l’opposé, d’autres glissent vers la
valorisation sans mesure des cultures populaires. Enfin, certains optent pour un
musée très didactique, voulant à tous prix que l’art s’adresse à tous. L’artiste
392
François Morellet compare les œuvres à des pique-niques et des auberges
espagnoles dans lesquelles chacun amène ce qu’il a chez lui. Cela demande
cependant, plus que des connaissances, le fait d’oser émettre un avis, ne serait-ce
qu’à soi-même ; peu s’y hasardent. D’autant que l’art contemporain est par essence
très perturbateur. La nature de ses œuvres ne ressemble à rien d’autre auparavant ;
parfois, elles n’ont pas même d’existence matérielle. La tentation est grande, alors,
pour les médiateurs, de mettre le doigt sur ce qu’il y a à regarder et la manière dont il
faut l’appréhender. Le matériel pédagogique et les visites guidées possèdent ce
défaut de séduire les personnes en quête de savoir264 mais de proposer finalement
des prêts à penser ne déversant qu’une interprétation, certes savante mais univoque
et induisant un intérêt moindre pour les déductions des auditeurs eux-mêmes (ce qui
s'avère souvent vrai, d’ailleurs). Pour palier ces défauts, les médiateurs ont recours à
divers stratagèmes comme des ateliers de pratique qui font retrouver les gestes de
l’artiste afin de passer par le sensible plutôt que par la parole didactique.
Ce retour vers l’artiste devient fréquent. Soit par la manipulation mimétique,
soit par la mise en scène de son atelier, de ses habitudes, soit en divulguant des
extraits d’entretiens (filmés, enregistrés ou écrits). Une manière de retourner à la
source de la création qui serait alors peut-être la plus directe, la moins chargée de
tous les filtres des différents critiques, commissaires, historiens et autres médiateurs.
Par ses deux séries introspectives, "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière",
on comprend qu’Art d'aujourd'hui favorise cette perception sensible mais avec les
réserves qu’impose le support même de l’imprimé qui ne peut présenter que des
reproductions :
« Les
conversations
de
peintre
à
peintre,
orales
ou
par
correspondance, n’aident pas nécessairement à comprendre leur
peinture – qu’il faut toujours avoir vue avant –, mais contribuent
souvent à élargir notre horizon. »265
264
Soit le public « bouche bée » que vante Michel Seuphor avec "Le Commerce de l’art" dans Art
d'aujourd'hui, op. cit.
265
ème
Léon Degand, "Bibliographie pour comprendre la peinture" dans Art d'aujourd'hui, 2
série, n°2,
novembre 1950, p. 17. Cette réflexion n’est pas sans nous rappeler celle de John-Franklin Koenig
relevée le 23 mars 2000 à propos de la série "Écrits d’artiste" proposée par la revue Cimaise et
finalement très peu suivie. La raison qu’il en donne se trouve être non pas les évidents problèmes
393
L’équipe du Musée d’Art Contemporain de Val-de-Marne s’appuie sur les
paroles des artistes, diffusées sous forme d’entretiens filmés, pour accompagner les
œuvres. Né de la volonté d’implanter l’art contemporain dans un quartier dit difficile,
le MAC/VAL travaille sur un délicat équilibre : faire en sorte que le discours soustendant chaque accrochage soit clair mais sans envahir le lien que le visiteur va
tisser avec les œuvres. Faire comprendre que tout le monde peut formuler un
commentaire face à une œuvre. A chacun, donc, d’accomplir sa propre visite et de
l’interpréter personnellement.
Le grand effort de didactisme des animateurs d’Art d'aujourd'hui avait-il ce butlà ? C’est très probable. La place laissée aux illustrations, les encarts couleurs, les
couvertures illustrées pleine page mènent à conclure que c’est un regard que les
rédacteurs d’Art d'aujourd'hui veulent former, une curiosité qu’ils veulent susciter.
Léon Degand n’entame-t-il pas sa "Bibliographie pour comprendre la peinture" par
cette phrase, en exergue : « Il est bien entendu que la peinture ne s’enseigne
pas. »266
Le commentaire sous toutes les formes doit donc être préparé avec beaucoup
de soin. Mais il reste encore un écueil à prendre en compte : la condition même de la
visite. L’économie de la culture est telle, mêlée à celle des loisirs, que l’on se presse
au musée non pas individuellement mais en groupe : avec l’école, en voyages
organisés, en associations, en clubs, etc. C’est donc dans une démarche qui n’est
pas tout à fait volontariste que se font de nombreuses visites. Un guide ou des
écouteurs (qui isolent la personne et l’empêchent de profiter des échanges favorisés
par une visite en groupe), indiquent ce qu’il faut voir et ce qu’il faut en penser non
pas à un individu qui fait la démarche de suivre une visite mais à un individu qui suit
le mouvement d’un groupe. Philippe Dagen qui n’est pas tendre avec ces pratiques
de l’ingénierie culturelle, incite à penser que ce trop plein aboutit aux mêmes effets
logistiques à gérer des textes à récupérer dans un temps imparti mais qu’« il n’y a pas tellement
d’artistes capables de dire des choses pertinentes sur leur travail. […] Je connais très peu d’artistes
qui ont écrit sur l’art ou alors ils ont parlé d’eux-mêmes mais seulement dans de petits textes. » Il est
vrai que la série de Cimaise est conçue comme une idée brillante devant éclairer le lecteur sur l’œuvre
d’un artiste. De ce fait, chaque texte trahit leur volonté de tout exprimer dans les quelques feuillets qui
leur sont impartis.
266
Ibid.
394
que les manquements dénoncés par Art d'aujourd'hui en 1954267 quand le comité
dénonçait un « manque de véritable amour pour les œuvres exposées » :
« Ces pratiques […] prennent les œuvres en otage. Elles humilient
les artistes à titre posthume. Elles n’ont rien de commun avec la
création. »268
D’un côté on ne respecte ni œuvres ni artistes, de l’autre, on formate les
visiteurs. Si créateurs et créations permettent d’« élargir notre horizon »269, de penser
par nous-mêmes, d’avoir des réflexions qu’il ne nous est guère permis d’avoir dans le
quotidien, les voilà rabattues par un discours obligé. Les grandes expositions
d’ampleur nationale où les foules se pressent de toutes régions voire de toutes
nationalités accentuent ce phénomène d’uniformisation. Lui-même encore intensifié
quand ces événements sont itinérants270, divulguant un même discours que ce soit
au Grand Palais à Paris, dans un musée de province ou n’importe où dans le monde.
Ainsi, pour une grande majorité des lieux d’exposition, les incuries décrites
dans Art d'aujourd'hui ne sont qu’un très lointain passé. Mais ont-ils réussi à
démocratiser l’art sans le massifier lui et son public ? L’impulsion donnée par les
artistes – qui à travers leurs œuvres pensent, prennent des risques, exposent des
idées – pour faire entendre autre chose qu’une pensée unique ne s’étiole-t-elle pas,
étouffée par souci de didactisme ? Le visiteur ne doit pas être guidé comme un esprit
paresseux mais être mis en confiance pour rester actif. Les recherches sur le sujet
sont innombrables, depuis la rédaction du cartel, le nombre limité de caractères qu’il
doit contenir pour ne pas décourager le visiteur de le lire sans, non plus, trop
l’absorber ; une visite d’exposition ne peut se résumer à la lecture d’une succession
de carrés de contrecollé de quelques centimètres carrés ! La tâche n’est pas simple :
quel que soit le média utilisé, du plus simple au plus sophistiqué, il faut apporter une
information courte, ouverte mais nécessaire, puis donner l’envie au lecteur de
prendre ou reprendre le recul indispensable à la contemplation de la seule cause du
267
Dans "Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics", op. cit.
Dans La Haine de l’art, op. cit., p. 87.
269
Léon Degand, "Bibliographie pour comprendre la peinture", op. cit.
270
Ce qui est fréquent, ces grandes expositions ayant besoin d’être coproduites pour exister.
268
395
musée : l’œuvre. De ce déplacement physique, on espère alors un déplacement
intellectuel que la lecture du cartel aura facilité.
Enfin, ultime paradoxe, à lire la précieuse synthèse d’Elisabeth Caillet271, on
en vient à se demander si plus un médiateur propose un discours personnel, dans
lequel il s’implique, assez éloigné des indications habituellement attendues, plus il
n’inviterait pas ses auditeurs à en faire autant, plus il ne les inciterait pas à prendre
leur propre chemin (qui peut être pluriel). Les animateurs d’Art d'aujourd'hui étaient
loin de se douter de la tournure que prendraient les visites aux musées272 mais il est
des évidences qui perdurent :
« L’œuvre d’art est un instrument de jouissance, certes, mais où
chacun prend son plaisir à sa manière, selon les critères de son
choix. »273
271
Elisabeth Caillet, “L’ambiguïté de la médiation culturelle : entre savoir et présence” dans Publics et
musées n°6, juillet-décembre 1994, Lyon, pp. 53 à 70.
272
Elles font aujourd’hui l’objet d’une publication périodique, Publics et Musées, éditée aux Presses
Universitaires de Lyon et de formations universitaires via des sections en médiation culturelle.
273
ème
Léon Degand, "Propos sur la critique" dans Art d'aujourd'hui, 4
série, n°7, octobre-novembre
1953, p. 26.
396
Conclusion
Edgard Pillet résume en ces mots l’ambition de la revue : « Art d'aujourd'hui se
voulait instrument de combat et il le fut aussi longtemps que le combat – ce combat –
fut nécessaire. »1 Ce combat est la valorisation de l’abstraction pour la
reconnaissance de ses artistes et de son expression dans la vie quotidienne. Ces
militants de l’avant-garde abstraite participent pleinement à une toute jeune histoire
en train de se faire. Une entreprise rendue possible grâce au soutien de
L'Architecture d'aujourd'hui, périodique d’André Bloc qui fait autorité dans le milieu de
la construction et attirent les annonceurs (entrepreneurs, fabricants de matériaux, de
mobiliers, etc.). L'histoire d'une revue, comme toute aventure humaine, fait ainsi se
mêler différentes trajectoires. D'abord, celles de ses fondateurs et de ses animateurs
qui résultent de rencontres voire de hasards, puis se muent en ténacité soutenue par
la foi en des idées et l’impérieuse nécessité de les exprimer. Ensuite celles des
artistes faisant ou non partie du cercle d’Art d'aujourd'hui.
L’itinéraire de ces personnes influence alors plus ou moins le quotidien de la
revue et partant, sa ligne éditoriale. Ici, il y a cependant assez peu de place pour la
petite histoire. Il faut dire que la grande est encore très présente par l'époque
troublée dans laquelle les événements prennent place. Le milieu de l'art est aussi
bouillonnant que multiple ce qui fait d’Art d'aujourd'hui un magazine en sursis. Son
directeur André Bloc, en effet, est en prise avec son temps, en perpétuelle recherche
de nouveautés et de renouvellement. De la création de la revue à sa disparition, ses
décisions sont le reflet de sa perception de cette actualité artistique – mais peut-être
aussi de ses différentes expériences en tant qu’artiste – jusqu’à l’ultime choix de
mettre fin à l’existence de la revue pour lui substituer Aujourd'hui : art et architecture.
Peu de place pour la petite histoire, certes, mais une tribune ouverte qui laisse
s’exprimer la personnalité, le style, le rôle de chacun dans le monde de l'art et surtout
leurs convictions profondes en matière de création plastique. Il s'agit, pour une
partie, de grands noms de la critique d'art ce qui laisse supposer tant du manque de
tribunes par ailleurs, que des ambitions d'Art d'aujourd'hui dès sa création. La revue
1
"Art d’aujourd’hui", dans Aujourd'hui : art et architecture, numéro spécial André Bloc, n°59-60,
397
se positionne en effet très vite dans une optique professionnelle ; les meilleures
plumes sont invitées à y participer et André Bloc cherche d'ailleurs celle du plus
fervent défenseur de l'abstraction géométrique, Léon Degand, pourtant en poste en
Amérique latine. A son retour en France, il devient un critique assidu, enrichissant la
revue de ses connaissances et de sa facilité à les communiquer mais la marquant
également de son assurance de jugement, voire de son intransigeance quant à
l’abstraction.
La critique d’art se définit par le jugement esthétique qui, lui-même, amène à
la notion de goût – le bon et le mauvais goût que le critique est censé désigner aux
lecteurs. Néanmoins, il serait réducteur voire erroné d’envisager l’activité des
rédacteurs d’Art d'aujourd'hui sous ce jour-là. Le désir de clarté qui les anime se
trouve en effet guidé par l’idée qu’il n'y a pas d'autre aboutissement à la création que
l'abstrait. Cela est visible dans le détail des textes où l'abstraction est présentée
comme la finalité de l'évolution plastique2. Dans cette optique-là, l'incompréhension
du public vis-à-vis du travail à terme abstrait de tous les créateurs ne peut que
générer une vision dramatique de la scission entre les deux camps qui n’irait qu’en
se creusant davantage jusqu’à la rupture définitive. Cette anticipation alarmiste –
bien plus qu’une simple question de goût – impose de sortir du cadre de la presse
pour étendre leur action grâce à des approches plus variées : publications,
conférences, réalisation de films sur l’art et fondation du Groupe Espace, notamment.
L’abstraction, en détachant la création du sujet, en la rendant aux seuls faits
plastiques (composition, lignes, formes, couleurs, contrastes, rythmes), s’appuie sur
des impressions visuelles. Elle ne demande aucune connaissance littéraire ou
historique et s'adresse directement à la perception, aux sensations, à l'affect. Un art
concret tel que l’avait défini Théo Van Doesburg en 1930 : « Peinture concrète et non
abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur,
qu’une surface. »3. C’est du moins ce que pensent les défenseurs de cette
esthétique, envisagée comme une expression commune à tous, une sorte
décembre 1967, p. 58.
2
Ce qui était sans compter avec la présence de plus en plus prégnante de l’objet dans la société et
donc dans la création.
3
Cité dans Art Concret, Galerie René Drouin, Paris, 1945, n.p..
398
d'esperanto de la création comme l'avance Pascal Rousseau4. Un langage
fondamentalement
naturel
et
éminemment
universel,
s’exprimant
par-delà
l'entendement et pouvant, de fait, toucher le plus grand nombre de personnes
possible. Et pourtant cet esperanto nécessite une formation de l'œil et une initiation
de l’esprit qu’il serait tentant de concevoir comme une réinitialisation.
Ce retour à des données fondamentales, les animateurs de la revue le
prennent en charge. Malgré l'évidence supposée de la création abstraite pour le
bonheur de chacun et son accessibilité présumée, la voie engagée par Art
d'aujourd'hui n'est pas celle de la contemplation qui verrait, en regard de grandes
illustrations, des textes poétiques ou du moins, littéraires. C’est le chemin du
didactisme que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui empruntent avec conviction. Il se lit
dès les titres des articles qui font dans la littéralité : pas de jeu de mots, pas de
fioriture. Pour autant, ce didactisme ne propose pas d’approche herméneutique ; il
n’y a pas de décodage des œuvres à opérer, l’abstrait existe par lui-même avec les
composants plastiques qui sont les siens. C’est cette acception-là de l’abstraction
que les rédacteurs veulent passer. Cette démarche est légitime face à une création
qui rencontre trop souvent les dénis de signification (« Ça ne veut rien dire ») se
proposant de dénoncer le ressenti soit d’un travail vide de sens et d’intérêt, soit d’une
volonté, de la part des artistes et des critiques, d’un élitisme dédaigneux. Art
d'aujourd'hui se situe à l’opposé d’un dessein de distinction et donc d’exclusion d’un
certain lectorat.
Et pourtant. Régis Debray consacre un essai à l’action de transmettre où il en
expose la dimension sacrée – « Pour communiquer, il suffit d’intéresser. Pour bien
transmettre, il faut transformer, sinon convertir. » – mais aussi corporative qui semble
s’appliquer à Art d'aujourd'hui et son cercle :
« Nous transmettons pour que ce que nous vivons, croyons et
pensons ne meurent pas avec nous (plutôt qu’avec moi).
[La transmission] immunise un organisme collectif contre le désordre
et l’agression. Gardienne de l’intégrité d’un nous, elle assure la
4
"Un langage universel. L’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction", dans Aux origines de
l’abstraction 1800-1914, Paris, 2003, p. 20.
399
survie du groupe par le partage entre individus de ce qui lui est
commun. […] C’est un enjeu de civilisation. Elle opère en corps […]
pour faire passer d’hier à aujourd’hui le corpus de connaissances, de
valeurs ou de savoir-faire qui assoit, à travers de multiples allerretour, l’identité d’un groupe stable »5.
Parce qu’Art d'aujourd'hui transmet et ne communique pas, la revue ne peut
s’adresser à un large public. L’antinomie entre l’ambition d’universalité de la revue et
l’influence qui est celle d’un organe de presse spécialisé (atteignant, de plus,
davantage les artistes) n’est pas le moindre des paradoxes à explorer.
Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui dont le lectorat reste ciblé, auraient pu se
satisfaire d’un dialogue entre convaincus qui aurait abouti à une somme de réflexions
et de débats. Cela aurait constitué une source toute différente et non négligeable
pour l’historien actuel. Les contours de la tâche que les animateurs se sont assignés
sont pourtant tout autres et c’est justement la voie entreprise qui fait de la revue un
objet d’étude tant par son contenu que par sa forme. Le didactisme d’Art
d'aujourd'hui revêt à première vue le sens d’instruction méthodique que l’on a
tendance à considérer exclusivement. On le constate en effet dans les numéros
spéciaux consacrés à un sujet ; singulièrement ceux proposant un panorama sur la
peinture, la gravure ou encore la sculpture. Mais ce didactisme connaît également
des développements plus subtils par le découpage des textes, l’abondante
illustration, la mise en pages attractive. De même, le décloisonnement des pratiques
opéré par la revue offre une ouverture sur la création plastique dans une large
diversité, notamment des formes très quotidiennes (les tatouages, les dessins
d’enfant ou les affiches).
En partant de la réalité du quotidien comme un ancrage rassurant et en
valorisant les goûts et les pratiques des lecteurs, les rédacteurs ne cherchent pas à
leur plaire, à les séduire. Ils veulent en dégager une véritable analyse, démontrer la
richesse de cette approche qui peut ainsi s’appliquer même aux banalités du
quotidien. Ils exploitent une méthode heuristique qui permettra aux lecteurs, par
mimétisme dans un premier temps, d’entrainer leur œil et leur jugement critique, puis
5
Transmettre, Paris, 1997, pp. 18 à 22.
400
de s’approprier une part de la création. Il faut les guider dans leurs pratiques
culturelles et les amener à plus d’exigence. Car savoir apprécier l’art d’avant-garde
est déterminant pour son propre avenir mais également pour celui des hommes et
des femmes qui sont à l’origine de ces créations, qui travaillent quotidiennement pour
cela et participent, de fait, à une économie. L’ultime dessein de la revue se situe, audelà de l’élargissement du champ des amateurs d’art, dans l’accroissement de celui
encore plus restreint des collectionneurs.
Les textes paraissant dans Art d'aujourd'hui vont à l’encontre du schéma de
singularité que démonte Nathalie Heinich dans son ouvrage L’Elite artiste. Le mythe
de l’artiste-individu atypique prendrait son origine en 1831 dans Le Chef-d’œuvre
inconnu de Balzac :
« [...] la figure de l’artiste moderne construite par Balzac ne prend
tout son sens que parce qu’elle est devenue le modèle de milliers
d’artistes, pendant plusieurs générations, et qu’elle continue
d’informer largement le sens commun de la normalité en art. Il ne
s’agit donc pas d’un cas isolé mais de la préfiguration – ou de
l’expression – fictionnelle d’un paradigme, une figure constituante qui
fixera collectivement les représentations, voire les conduites
réelles. »6
Les rédacteurs luttent contre cette idée essentiellement par ce qu’elle induit de
« don inné » que recevrait l’artiste qui de ce fait, n’aurait comme seule préoccupation
que d’attendre l’inspiration, dans une forme de passivité. Or, Art d'aujourd'hui donne
de l’artiste l’image d’un homme au travail, d’un ouvrier de l’art. Plus loin dans son
essai, la sociologue distingue trois « régimes d’activité » qui sont le régime artisanal,
le régime professionnel et le régime vocationnel7. Les deux premiers se transmettent
soit par l’intermédiaire d’un apprentissage dans l’atelier d’un maître, soit lors d’une
formation en académie ou à l’université. Seule la vocation se passe d’apprentissage
puisqu’elle est innée. Cette conception de l’artiste est incompatible avec le contenu
des pages de la revue. Tout, dans Art d'aujourd'hui est voué à la transmission. C’est
là son ambition : celle de fédérer artistes et amateurs, de partager les connaissances
6
Paris, 2005, p. 22.
401
tant en vue d’informer les seconds que de renseigner les jeunes créateurs par
l’exemple des aînés.
Non seulement, l’artiste est avant tout un travailleur, mais en plus, il sait se
mettre au service de sa création. Car parmi les grands chantiers de la revue, il y a
celui qui consiste à faire accepter l’idée de l’œuvre commune, pratiquée à tâche
égale, dans le but de rendre la ville, l’habitat, le lieu de travail, plus harmonieux et
ainsi d’améliorer les conditions de vie de tous. L’ambition de la synthèse des arts à
l’échelle d’une société peut voir le jour dans le contexte social et urbanistique dans
lequel se trouve la France à cette période : celui de la reconstruction de l’aprèsguerre entre villes bombardées et logements insalubres dans de très grandes
proportions.
La mission que se donnent les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui n’est donc pas
confinée aux développements d’une esthétique ; elle s’inscrit dans l’esprit qui anime
les pionniers de l’art abstrait, et cela, dès les débuts. La revue se fait l’héritière de
Mondrian et de Van Doesburg, se plaçant dans un courant d’idées et dans des
mouvements plastiques qui allient la création réalisée en commun à la volonté de
jouer un rôle dans le quotidien de toute la population sans discrimination sociale ou
intellectuelle. Des idées qui s’attachent autant à la transmission des maîtres de
l’abstrait qu’à une inscription sociale très contemporaine à la revue. Quels que soient
les domaines artistiques, les créations, notamment les plus actuelles, doivent pouvoir
toucher tous les publics – grâce à des compagnies de théâtre itinérantes, des
discussions après des projections de films dans les Cinéclubs, le parcours de
bibliobus, etc.
Pour les rédacteurs, rendre l’avant-garde accessible au plus grand nombre
c’est aussi accepter l’art comme une pratique technique. Cette conception de l’art
n’est pas unique à cette période ; Jean Cassou la met en scène en 1960 dans la
prestigieuse exposition Les Sources du XXème siècle et l’appuie de son ouvrage
Panorama des arts plastiques contemporains qui « peut être considéré comme [son]
armature théorique » 8. Pierre Francastel y consacre un essai en 1956 :
7
Op. cit., p. 86.
ème
Sandra Persuy, "Les Sources du XX
siècle : une vision européenne et pluridisciplinaire de l’art
moderne", dans Les Cahiers du musée national d’Art moderne, n°67, printemps 1999, p. 36.
8
402
« L’opposition de l’Art et de la Technique se résout dès qu’on
constate que l’art est lui-même, dans une certaine mesure, une
technique sur le double plan des activités opératoires et figuratives.
[...] Le domaine de l’art, ce n’est pas l’absolu, mais le possible. Par
l’art, les sociétés rendent le monde un peu plus commode ou un peu
plus puissant et elles parviennent parfois à le soustraire aux règles
de fer de la matière ou aux lois sociales et divines pour le rendre
momentanément un peu plus humain. »9
Rendre sa technique à la création, ne pas l’extraire du travail journalier de l’artiste,
c’est placer l’acte créatif dans une réalité plus tangible, physique, presque tactile.
C’est permettre au lecteur néophyte (s’il existe), de mieux se l’approprier par un
contact plus immédiat.
Un contact favorisé aussi par la lecture de la revue elle-même. Le soin
apporté à la présentation d'Art d'aujourd'hui implique qu’il faille considérer aussi bien
le fond que la forme des textes. A l’image de la perception de l’objet moderne par les
rédacteurs dont la forme se doit d’être liée à sa fonction, la mise en pages de la
revue ne se sépare pas du fond des articles. Il s’agit d’accompagner les textes et non
pas de les dissoudre dans des expérimentations graphiques. La revue est soignée
dans sa mise en pages mais elle n’est pas le reflet de l’esprit fantaisiste dont sait
faire preuve Pierre Faucheux, déjà en place au Club français du livre où il innove
sans cesse. Le typographe est décrit par ses pairs (dont Robert Massin) comme un
homme d’une grande inventivité qui se donne la liberté nécessaire pour traduire,
avec tous les moyens que lui offre le livre (la lettre, la composition, la reliure, la
tranche, le papier de la couverture, des pages, etc.), l’ambiance d’un livre ou d’une
collection.
Plus loin, elle précise que « les chapitres […] sont pour la plupart composés à partir d’articles déjà
publiés » ce qui indique bien que ces questions ne sont pas nouvelles pour le directeur du musée
d’Art moderne. Autre point commun avec la revue, son livre couvre des champs larges depuis le
cinéma, le théâtre, le ballet, l’architecture tout comme les métiers d’art et propose une « alternance de
textes critiques, de chronologies de citations et d’extraits de documents originaux [qui] inaugure un
nouveau type d’ouvrage à vocation pédagogique. »
9
ème
ème
Art et technique aux XIX
et XX
siècles, Paris, 1956, p. 16.
403
En faisant appel à Pierre Faucheux, la nouvelle équipe de la revue prouve
qu’elle connaît son travail, s’y intéresse et désire une revue dont l’esthétique a du
sens. Il se lit dans les couvertures originales et la mise en pages, claire, aérée, très
illustrée et rendant la lecture aisée. La revue ne met cependant pas en pratique
l’esprit d’avant-garde qu’elle prône ; par volonté éditoriale, donc, mais probablement
aussi à cause de probables contingences telles que le coût d’impression ou
l’équipement de l’imprimerie au lendemain de la guerre.
Serge Lemoine expose en quelques judicieux exemples, dans son texte "Avec
ou sans serif"10, comment la France est longtemps passée à côté du graphisme. Il
cite la revue au contenu avant-gardiste L’Esprit nouveau de Le Corbusier et
Ozenfant ou Minotaure, parution luxueuse et très soignée dans ses couvertures
(réalisées par Picasso, Dalí ou Ernst) mais dont la réflexion sur la mise en forme des
textes et leur rapport aux illustrations reste écartée. S’agit-il là d’un esprit français qui
donnerait la primauté voire l’exclusivité au texte ? Il est sûr, en tout cas, que cette
culture du graphisme qui fait défaut en France à cette époque est pourtant bien
présente en Suisse, en Allemagne, dans les Pays-Bas ou aux Etats-Unis.
Il serait néanmoins incorrect de considérer l’ensemble des livraisons d’Art
d'aujourd'hui comme étrangères aux expériences graphiques. Un regard attentif
courant sur l’ensemble des numéros montre les audaces dont les graphistes font
preuve dans une succession de détails. Mais reprenant les principes de la synthèse
des arts pour les appliquer à la mise en pages, la revue utilise composition,
typographie et illustration au service du texte, c’est-à-dire en tenant compte tant de
l’intérêt qu’il faut susciter a priori pour inciter à la lecture, que du confort du lecteur
dans sa découverte des textes. Ainsi, les trois graphistes qui œuvrent
successivement dans Art d'aujourd'hui ne fixent pas une ligne typographique et se
permettent d’expérimenter tout en désirant cependant adhérer aux codes de la
presse. Art d'aujourd'hui par ses pages composées comme celles des catalogues
s’apparente à la revue haut de gamme telle Derrière le miroir ou Cahiers d’art, tout
en s’en démarquant du fait de son dessein d’être largement diffusée.
10
Préface à Roxane Jubert, Graphisme, typographie, histoire, Paris, 2005, p. 6.
404
Pourquoi vouloir rendre l’art accessible au plus grand nombre ? Une évidence
pour les abstraits naît d’une supposée évidence de l’expression abstraite, cet
esperanto de l’art. Une adéquation avec l’époque dont les intellectuels, pour
beaucoup n’envisagent pas qu’une nouveauté ne puisse être partagée par tous.
L’organe de presse qu’est Art d'aujourd'hui souhaite incarner son époque voire la
devancer afin de pouvoir accomplir sa mission de transmission. Par ses choix
éditoriaux, la revue se condamne à l’échec si elle ne parvient pas à influer sur le
quotidien de ses contemporains. Cette influence peut ne pas être directe car Art
d'aujourd'hui ne vise pas (et ne peut l’envisager) une cible très large de lecteurs. Le
périodique se fait le porteur d’une conception de la création, un relais, un maillon
d’une chaîne qui cherche à polliniser les esprits. En cela, les lecteurs parmi les
enseignants deviennent précieux et l’on ne s’étonnera ni de la présence de leurs
courriers dans les archives de la revue, ni que l’un d’entre eux soit publié en guise de
conclusion au dernier numéro.
L’enseignement de l’art à l’école reste, pour les rédacteurs un moyen, non pas
d’améliorer les chances des élèves dans leur réussite scolaire11, mais de les
familiariser avec une pratique de collectionneur pour leur simple plaisir et celui des
artistes. Leur point de vue sur l’éducation n’est pas approfondi dans les pages d’Art
d'aujourd'hui, à peine se dessine-t-il au fil d’une lecture attentive. L’apport
pédagogique de la fréquentation des œuvres dès le plus jeune âge ne trouve pas sa
place dans cette revue d’art. D’ailleurs, les rédacteurs ne parlent pas de « culture »
mais d’« art ». Il n’est jamais question « de regarder un tableau en vue de parfaire sa
connaissance » pour reprendre les termes d’Hannah Arendt qui compare cet acte à
celui « d’utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur » : « Tout va bien
tant qu’on demeure averti que ces utilisations, légitimes ou non, ne constituent pas la
relation appropriée avec l’art. »12 Cette notion de « relation appropriée » prend
néanmoins, a contrario, toute son importance avec Art d'aujourd'hui qui défend, dans
sa mission de rendre l’art accessible, un art utile.
11
Arguments avancés par ailleurs dans les colloques et rapports cherchant à convaincre les réticents
des bienfaits d’un enseignement de l’art à l’école
12
La Crise de la culture, Paris, 1989, p. 260.
405
L’art devrait se mettre au service de la vie quotidienne par le truchement de la
synthèse, nous l’avons vu. Une intégration de la peinture, de la sculpture et des
métiers d’art dans l’urbanisme et l’architecture rendue possible par la nécessité de
reconstruction de la France. Une intégration rendue nécessaire par les changements
sociaux encore imperceptibles qui sont en train de s’opérer. L’habitat doit se
rationnaliser et s’adapter aux progrès techniques, aux flux des populations venant
s’installer en ville, au travail des femmes ainsi qu’aux nombreuses naissances.
Associer les artistes plasticiens à ces profondes mutations, à ces déracinements, à
l’acclimatation à de nouveaux modes de vie (dont celui de la collectivité), peut aider à
les rendre moins violents, à accompagner les personnes plus sereinement. La
création artistique, non pas appréhendée dans sa finitude comme un tout
indissoluble, voulu par l’artiste, mais décomposée en ses éléments constitutifs, fait
prendre conscience de l’utilité de chacun. La couleur devient thérapie. Associée à
certaines formes, elle donne de l’entrain aux travailleurs ou imprègne d’un calme
serein les locaux dévolus aux pauses. Une telle conception de la création artistique
ne peut convaincre tout le monde, y compris du côté des partisans de l’abstraction.
L’art, en se parant de velléités sociales permet-il toujours cette « relation
appropriée » ? Ne perd-il pas de sa substance, de ce qui fait que l’art est de l’art ?
Garde-t-il son « critère d’authenticité »13, son aura telle que la conçoit Walter
Benjamin ? L’introduction de la technique, qui n’est pas celle envisagée par le
philosophe, n’en est pas moins bien présente dans les travaux issus de la synthèse
des arts, qui déplacent la valeur ontologique de l’œuvre d’art.
Cette question touchant à la nature de la création reste d’actualité mais on
perçoit combien elle a évolué. L’interrogation sur le statut de l’art est en jeu
aujourd’hui parce que les formes de la création ont profondément muté engendrant
la transformation ontologique d’un objet qui se meut ainsi du rang de produit de
consommation (porte-bouteilles, boîte de soupe, costume de feutre...), à celui
d’œuvre d’art. Quant à la création envisagée comme utile, pour l’essentiel, soit elle
bascule dans le champ des arts appliqués qui s’élargit avec les progrès
technologiques et un souci croissant de l’esthétique (poussé par la mercatique), soit
13
L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (version de 1939), Paris, 2000, p. 282.
406
elle pénètre le cadre d’un art subventionné, géré administrativement. La mutation
d’Art d'aujourd'hui en Aujourd'hui : art et architecture exprime bien ce renversement
des pratiques artistiques.
Il s’est opéré avec les Trente Glorieuses et l’essor de la culture de masse, la
prétention à l’accessibilité d’un certain confort, y compris celui de la vue. « C’est fou
ce que ce monde est beau » se plaît à remarquer aujourd’hui Yves Michaud14 en
décrivant notre quotidien où le stylisme, le design et le modelage des corps occupent
une place de choix. Ce constat ne fait que renforcer la thèse de Benjamin quant à la
disparition de l’aura de l’œuvre d’art. Nous sommes entourés de beauté mais
l’œuvre, unique dans l’expérience esthétique et émotionnelle qu’elle procure, fait
défaut. La chose n’est pas sans conséquences, il s’agit de la mise en évidence de la
perte de l’art :
« C’est comme si, plus il y a de beauté, moins il y a d’œuvres d’art,
ou encore comme si, moins il y a d’art, plus l’artistique se répand et
colore tout, passant pour ainsi dire à l’état de gaz ou de vapeur et
recouvrant toutes choses comme d’une buée. L’art s’est volatilisé en
éther esthétique, si l’on se rappelle que l’éther fut conçu par les
physiciens et les philosophes après Newton comme ce milieu subtil
qui imprègne tous les corps. »15
Les musées, en conservant bel et bien des pièces uniques ou éditées en séries
limitées, parviennent-ils à en conserver l’aura ? Rien n’est moins sûr si l’on en juge
par tous les artifices qui entourent l’œuvre dans une grande majorité d’institutions
muséales afin de les rendre plus attractives. Les conséquences sont palpables : les
musées ont de plus en plus de visiteurs. Mais que voient-ils ?
Ainsi, les directions prises par Art d'aujourd'hui ont toutes été corrompues par
la société de consommation. Evolution inévitable d’une collectivité qui donne une
large place à une nouvelle forme de culture dont les pratiques, mieux partagées sont
étendues à l’ensemble des citoyens. La création reste donc bien vivante et les
artistes savent s’adapter quand ils ne les anticipent pas, aux changements profonds.
14
15
L’Art à l’état gazeux, Paris, 2008, p. 7.
Ibid., p. 9.
407
« il [n’est] pas sans importance de remarquer que le dernier individu
à demeurer dans une société de masse semble être l’artiste. Notre
affaire est la culture, ou plutôt ce qui arrive à la culture soumise aux
conditions différentes de la société et de la société de masse. Aussi,
notre intérêt pour l’artiste n’est-il pas tant axé sur son individualisme
subjectif, que sur ce fait qu’il est, après tout, le producteur
authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle
comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui
l’anime. »16
Comme il a été annoncé en introduction, ces pages n’ont pas commenté
d’œuvres, et ont plus évoqué les artistes qu’elles ne s’y sont arrêtées ce qui a pu
frustrer les attentes que certains peuvent avoir envers une thèse en histoire de l’art.
Néanmoins, l’intense aventure qu’a été Art d'aujourd'hui n’a été motivée que par la
création ; cet état de créativité qui se vit tant à la naissance d’une œuvre que dans le
regard que pose ensuite dessus l’amateur curieux, ému ou enthousiaste. La revue a
tenté de l’accompagner tout au long de ces cinq années de publication et
d’événements, offrant aujourd’hui ce témoignage durable que nous avons recueilli et
détaillé quelques soixante ans plus tard.
16
Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, 1989, p. 257.
408
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409
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SEUPHOR (Michel), Un siècle de libertés. Entretiens avec Alexandre Grenier,
Hazan, Paris, 1996.
WLASSIKOFF (Michel), Histoire du graphisme en France, Les Arts décoratifs et
Dominique Carré éditeur, Paris, 2005.
Périodiques et articles
L’Architecture d’aujourd’hui, numéro spécial 60 ans, n°272, décembre 1990.
Aujourd’hui, numéro spécial hommage à André Bloc, n°59-60, déc embre 1967.
Les Cahiers français, numéro spécial "Les Politiques culturelles", La Documentation
française, janvier-février 2009.
L’Homme et l’architecture, numéro spécial "Unité d’habitation à Marseille de Le
Corbusier", n°11 à 14, 1947.
Vingtième siècle, revue d’histoire, numéro spécial ″Consommer en masse″, n°91,
juillet-septembre 2006.
ADAMSON (Natalie), “Against the Amnesiacs: The Art Criticism of Jean Bazaine,
1934-1944” dans Ian Coller, Helen Davies et Julie Kalman, French History and
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ADAMSON (Natalie) “‘An ambiguous meaning links us to history’: Reconsidering the
situation of la jeune peinture in Paris, 1956.” Third Text, mars 2005, pp. 141 à
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BORDIER (Roger), André Bloc : l’expression ardente et diversifiée d’une œuvre qui
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d’ORGEVAL (Domitille), "L’Abstraction géométrique au Salon des Réalités Nouvelles
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VITALE (Elodie), “De l’œuvre d’art totale à l’œuvre totale : art et architecture au
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WILL-LEVAILLANT (Françoise), "Note sur « L’Affaire » de la Pravda dans la presse
parisienne août-septembre 1947", dans Les Cahiers du musée national d'Art
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Travaux universitaires
DUCOURANT (Marc), L’Œuvre d’Edgard Pillet, Mémoire de D.E.A. d’histoire de l’art,
sous la direction de Serge Lemoine, Université de Paris IV – Sorbonne, Paris,
1999.
D’ORGEVAL (Domitille), L’Engagement et la contribution d’André Bloc pour
l’architecture et les arts de l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art
sous la direction de Serge Lemoine, Université de Paris IV – Sorbonne, Paris,
1996-1997.
GHIYATI (Karim), Un homme de théâtre au cinéma : Jean Dasté, Mémoire de
Maîtrise d'histoire, sous la direction de Jean Gili, Université de Nice, 1995.
Documents autres
Beauté des formes : le béton, édité par la Chambre syndicale des constructeurs en
ciment armé de France et de la communauté, Paris, 1960.
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CLOUZOT (Henri-Georges), Le Mystère Picasso, 1955.
GUICHARD (Camille), Denise René, Terra Luna Films, 1999.
LEMOINE (SERGE), Mondrian et De Stijl, Cours organique d’art contemporain,
1983-1984.
PILLET (Edgard), Génèse, 1951.
PILLET (Edgard), Magnelli, 1951.
REWAL (Manu), Le Corbusier en Indes, Play Film, 2000.
La presse
Ouvrages
L’Engagement, Actes du symposium de l’AICA, Presses Universitaires de Rennes,
Rennes, 2002.
CHARLES (Christophe), Le Siècle de la presse (1830-1939), Le Seuil, Paris, 2004.
CHEVREFILS DESBIOLLES (Yves), Les Revues d’art à Paris de 1905 à 1940,
Ent’revues, Paris, 1993.
FRANGINE (Pierre-Henry) et POINSOT (Jean-Marc) (dir.), L’invention de la critique
d’art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2002.
LEEMAN (Richard), Le Critique, l’art et l’histoire, de Michel Ragon à Jean Clair,
Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2010
422
Périodiques et articles
Ce sujet d'étude fait se pencher sur différents organes de presse
contemporains d'Art d'aujourd'hui ou qui lui sont liés, de manière parfois un peu
intuitive. Ces lectures-sondages se trouvent retranscrites par les séries de livraisons
citées. Il faut également y ajouter d'autres références qui correspondent, quant à
elles, à des articles ou des numéros étudiés en détails.
Arts : Beaux-arts – Littérature – Spectacle, 1952-1953.
Art enfantin, n°3-4, juin-septembre 1960 et n°16, mars-avril 19 63.
Aujourd’hui : art et architecture, janvier 1955-décembre 1967.
L’Architecture d’aujourd’hui, 1930-1990.
L’Art sacré, Paris, 1935-1969.
Cahier d’art, 1949-1950.
Chantiers, organe technique de L’Art d'aujourd'hui, 1933-1935.
Cimaise, Bulletins de la Galerie Arnaud, du n°1 novembre 1952 au n°4-5 juillet 1953.
Cimaise : revue de l’art actuel, du n°1, 1 ère série, novembre 1953, au n°66,
novembre–décembre 1963.
Travaux universitaires
MAILHO (Lorraine), Charles Estienne, critique d’art 1945-1960, Doctorat de 3ème
cycle, sous la direction de Marc le Bot, Université de Paris I – Panthéon
Sorbonne, 1983.
423
RICHAR-RIVIER (Georges), La Nouvelle Ecole de Paris et la revue Art d'aujourd'hui
ou les abstractions du début des années cinquante, Doctorat de 3ème cycle,
sous la direction d’Hubert Damisch, Université de Lille III – EHESS, Lille,
1987.
Les pratiques culturelles
Ouvrages
BOURDIEU (Pierre), La Distinction, critique sociale du jugement, Les Editions de
minuit, Paris, 2003.
BROSSAT (Alain), Le Grand Dégoût culturel, Seuil, Paris, 2008.
COMETTI (Jean-Pierre) (dir.), Les Arts de masse en question, La Lettre volée,
Bruxelles, 2007.
COULANGEON (Philippe), Sociologie des pratiques culturelles, La Découverte,
Paris, 2005.
HEINICH (Nathalie), La Sociologie de l’art, La Découverte, Paris, 2001.
KALIFA (Dominique), La Culture de masse en France – 1860-1930, La Découverte,
Paris, 2001.
LAHIRE (Bernard), La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de
soi, La Découverte, Paris, 2004.
Périodiques et articles
Esprit, numéro spécial “Quelle culture défendre ?“, n° 3- 4, mars-avril 2002.
424
Les musées
Ouvrages
L’Art peut-il se passer de commentaire(s) ?, MAC/VAL, Vitry-sur-Seine, 2006.
Les Musées en mouvement. Nouvelles conceptions, nouveaux publics (Belgique,
Canada), Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2000.
Publics & projets culturels. Un enjeu des musées en Europe, L’Harmattan, Paris,
2003.
BOURDIEU (Pierre), L’Amour de l’art, les musées d’art européen et leur public, Les
Editions de minuit, Paris, 1966.
CAILLET (Elisabeth) et COPPEY (Odile), Stratégies pour l’action culturelle,
L’Harmattan, Paris, 2003.
ESQUENAZI (Jean-Pierre), Sociologie des publics, La Découverte, Paris, 2003.
GERVEREAU (Laurent), Vous avez dit musées ? Tout savoir sur la crise culturelle,
CNRS éditions, Paris, 2006.
Périodiques et articles
Publics & Musées, n°1, Presses universitaires de Lyon, juin 1992.
Publics & Musées, n°6, Presses universitaires de Lyon, juillet-déce mbre 1994.
JUBERT (Roxane), “Entre voir et lire : la conception visuelle des catalogues
d’exposition“, dans Les Cahiers du musée national d’Art moderne, n°56/57,
été/automne 1996, pp. 37 à 52.
425
L’art à l’école
Ouvrages
CLERO (Claude) et GLOTON (Robert), L’Activité créatrice chez l’enfant, Casterman,
Paris, 1971.
LISMONDE (Pacale), Les Arts à l’école. Le Plan de Jack Lang et Catherine Tasca,
Gallimard, Paris, 2002.
Périodiques et articles
Beaux-Arts magazine, numéro hors-série spécial "L’Art à l’école", en co-édition avec
le CNDP, 2001.
Documents autres
Actes du séminaire national : Education artistique et culturelle qui s’est tenu à la Cité
internationale universitaire de Paris du 21 au 23 janvier 2007, septembre
2007. Publié sur le site web du ministère de l'Education nationale.
GROSS (Éric), Rapport à Monsieur le ministre de l'Education nationale et Madame la
ministre de la Culture et de la Communication. Un enjeu reformulé, une
responsabilité
devenue
commune
–
Vingt
propositions
et
huit
recommandations pour renouveler et renforcer le partenariat ÉducationCulture-Collectivités locales en faveur de l'éducation artistique et culturelle, 14
décembre 2007. Publié sur le site web du ministère de l'Education nationale.
TAVOILLOT (Pierre-Henri), "La Place de l’école dans la transmission de la culture",
dans Les Cahiers français, Paris, janvier-février 2009.
426
Table des matières
Introduction............................................................................................................... 6
Introduction............................................................................................................... 6
I. Art d'aujourd'hui, une histoire............................................................................ 17
1.
De L’Architecture d’aujourd’hui à Art d’aujourd’hui .................................... 19
a. L’Architecture d’aujourd’hui ------------------------------------------------------------------------- 21
Les débuts de la revue..................................................................................................... 22
Une revue ambitieuse ...................................................................................................... 24
Chantiers, organe technique de L'Architecture d'aujourd'hui .......................................... 27
L'Architecture d'aujourd'hui et la Reconstruction ............................................................. 28
Les actions de L'Architecture d'aujourd'hui...................................................................... 30
b. Art d'aujourd'hui : une nécessité ------------------------------------------------------------------- 35
Une actualité artistique foisonnante................................................................................. 35
Le musée d’Art moderne.................................................................................................. 36
Présence de l’art abstrait dans les galeries ..................................................................... 38
Absence de l’art abstrait dans les institutions parisiennes .............................................. 39
L’abstrait, une esthétique pour l’après-guerre ................................................................. 41
Elaboration d’Art d'aujourd'hui ......................................................................................... 42
c. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs------------------------------- 45
André Bloc........................................................................................................................ 46
Edgard Pillet..................................................................................................................... 49
Léon Degand.................................................................................................................... 52
Julien Alvard..................................................................................................................... 57
Roger Van Gindertael ...................................................................................................... 62
Herta Wescher ................................................................................................................. 63
Pierre Guéguen................................................................................................................ 64
Michel Seuphor ................................................................................................................ 65
Félix Del Marle ................................................................................................................. 68
Pierre Faucheux............................................................................................................... 68
Roger Bordier................................................................................................................... 69
Charles Estienne.............................................................................................................. 70
2.
Cinq années d’existence : juin 1949 – décembre 1954 ................................ 74
a. La ligne éditoriale---------------------------------------------------------------------------------------- 75
Soin de la mise en pages, clarté et didactisme ............................................................... 76
427
Colères et impertinence, des armes contre le rejet de l’abstraction................................ 78
"Critique de la critique"..................................................................................................... 80
Des rédacteurs convaincus.............................................................................................. 81
Une réputation de sectarisme .......................................................................................... 83
Confirmation ou infirmation de cette réputation ? ............................................................ 85
b. Art d’aujourd’hui hors les pages ------------------------------------------------------------------- 89
Les éditions Art d'aujourd'hui ........................................................................................... 89
Les expositions ................................................................................................................ 91
Un lectorat sollicité ........................................................................................................... 93
Les films sur l’art .............................................................................................................. 95
Le Groupe Espace ........................................................................................................... 97
L’Atelier d’art abstrait ....................................................................................................... 99
c. Aujourd’hui : art et architecture--------------------------------------------------------------------103
Les deux dernières livraisons d’Art d'aujourd'hui........................................................... 104
Janvier 1955, premier numéro d’Aujourd'hui : art et architecture .................................. 106
Une tribune maintenue pour l’abstraction ...................................................................... 107
Une ouverture vers d’autres esthétiques et d’autres créations ..................................... 109
Le reflet du besoin de nouveauté d’André Bloc ............................................................. 111
La fin d’une aventure...................................................................................................... 114
3
Art d'aujourd'hui en chiffres......................................................................... 115
a. Présentation chiffrée ----------------------------------------------------------------------------------117
Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries et par années civiles ....................................... 117
Evolution de la pagination.............................................................................................. 118
b. Quantification des citations et des participations -------------------------------------------120
Citations des artistes par articles ................................................................................... 121
Citations des artistes par séries, encarts couleurs et couvertures ................................ 123
Interventions des rédacteurs par articles ....................................................................... 125
Interventions des rédacteurs par brèves ....................................................................... 126
c. Du côté du lectorat : une tentative d’évaluation ----------------------------------------------128
Art d'aujourd'hui à l’étranger .......................................................................................... 129
Pays distributeurs d’Art d'aujourd'hui............................................................................. 130
Le prix de la revue.......................................................................................................... 131
Un lectorat de fidèles ..................................................................................................... 134
Une revue que l’on s’approprie ...................................................................................... 136
Le financement d’Art d'aujourd'hui................................................................................. 139
II. L’art pour tous dans Art d’aujourd’hui ........................................................... 142
1.
Didactisme ..................................................................................................... 144
428
a. Clarté de la mise en pages---------------------------------------------------------------------------146
L’affaire Van Doesburg .................................................................................................. 147
Omniprésence de la photographie................................................................................. 150
Absence d’articles fleuves ............................................................................................. 152
L’extrême rigueur de la série "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui" ............................. 153
Le numéro spécial photographie.................................................................................... 154
Deux contre-exemples ................................................................................................... 155
b. Donner le goût de l’art --------------------------------------------------------------------------------157
Des numéros spéciaux pour approfondir les sujets....................................................... 157
S’ouvrir à la diversité des arts........................................................................................ 159
"Cinquante ans de gravure" ........................................................................................... 161
"Cinquante ans de peinture" .......................................................................................... 162
"Cinquante ans de sculpture"......................................................................................... 165
c. Pour mieux aborder l’abstraction -----------------------------------------------------------------166
L’abstraction, but ultime ................................................................................................. 167
Combattre l’ignorance .................................................................................................... 169
La série "Le Passage de la ligne" .................................................................................. 170
Des textes introspectifs .................................................................................................. 171
Une seule arme valable contre l’ignorance : l’art à l’école............................................. 173
2.
Le quotidien de l’art ...................................................................................... 176
a. Les artistes au jour le jour ---------------------------------------------------------------------------177
La série "L’Art et la manière" ......................................................................................... 177
L’artiste, homme de métier ............................................................................................ 181
Deux séries complémentaires........................................................................................ 184
Le cas Joseph Lacasse ................................................................................................. 185
Un quotidien d’ascèse.................................................................................................... 186
L’exemple de Wols retracé par Michel Ragon ............................................................... 188
La sourde révolte des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui..................................................... 190
L’analyse de Léon Degand ............................................................................................ 191
b. Réflexions sur les musées --------------------------------------------------------------------------193
Les déconvenues de Léon Degand ............................................................................... 194
La mise en espace du Salon de la Jeune Sculpture...................................................... 197
Pour un accrochage logique .......................................................................................... 198
Le numéro "Photographies" : une exposition sur papier................................................ 199
Le musée d’Art moderne : bête noire de Léon Degand................................................. 200
Moins passionné mais aussi critique : Michel Seuphor ................................................. 203
Une livraison consacrée aux musées d’Art moderne .................................................... 205
Le Stedelijk Museum par Willem Sandberg ................................................................... 206
Panorama de musées hors de Paris.............................................................................. 208
“Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics” .......................................... 210
429
Mise en perspective des pratiques actuelles ................................................................. 213
Le manque « de goût, d’intelligence et d’amour » ......................................................... 214
c. L’art au quotidien, l’art dans le quotidien-------------------------------------------------------215
Les arts graphiques, médias de l’avant-garde ............................................................... 216
Le dessin d’enfant .......................................................................................................... 219
Les arts « autres » ......................................................................................................... 221
Les encarts couleurs ...................................................................................................... 222
La participation des lecteurs .......................................................................................... 226
3.
La synthèse des arts ..................................................................................... 228
a. Des rédacteurs impliqués ----------------------------------------------------------------------------230
Le manifeste du Groupe Espace ................................................................................... 230
La polychromie ornementale de Félix Del Marle ........................................................... 231
La Reconstruction propice à la synthèse des arts ......................................................... 233
L’architecture, un art dominant ...................................................................................... 235
La synthèse des trois arts : une utopie ? ....................................................................... 237
Synthèse et décoration .................................................................................................. 239
La synthèse des arts : un pas vers l’abstraction............................................................ 240
Divergences de Julien Alvard ........................................................................................ 242
b. La synthèse des arts dans les pages ------------------------------------------------------------244
Des maquettistes attitrés ............................................................................................... 245
Dans les pas du néoplasticisme .................................................................................... 247
Les expérimentations de la première année.................................................................. 248
Les premières de couverture ......................................................................................... 250
Intervention mesurée de la couleur................................................................................ 253
c. La synthèse des arts dans le texte----------------------------------------------------------------254
Des héritiers de De Stijl ................................................................................................. 255
Des sympathisants des idées de Fernand Léger .......................................................... 257
La synthèse des arts au fil des pages............................................................................ 259
La Triennale de Milan..................................................................................................... 261
La Cité universitaire de Caracas.................................................................................... 262
Le numéro spécial "Synthèse des arts" ......................................................................... 263
L’humour de Pierre Guéguen contre l’"Anti-synthèse" .................................................. 266
De la synthèse des arts à l‘art dans le quotidien ........................................................... 268
III. L’art pour tous : une vision sociale de l’art................................................... 270
1.
Pour un art social .......................................................................................... 272
a. Œuvre commune et bien commun ----------------------------------------------------------------273
Un héritage des années 20............................................................................................ 274
430
Un art pour le public populaire ....................................................................................... 275
Pour une amélioration des conditions de vie ................................................................. 277
L’Unité d’habitation à Marseille ...................................................................................... 278
L’Union des Artistes Modernes (U.A.M.) ....................................................................... 279
Une esthétique de l’industrie à inventer......................................................................... 280
Exemple de la verrerie Daum ........................................................................................ 281
L’Art nouveau ................................................................................................................. 283
b. Le reflet d’une époque --------------------------------------------------------------------------------284
Art d'aujourd'hui, maillon d’une chaîne .......................................................................... 285
La démocratisation cuturelle : une préoccupation devenue politique............................ 287
La décentralisation théâtrale.......................................................................................... 288
Les Cinéclubs................................................................................................................. 291
Enquêtes et publications sur la réception de l’art .......................................................... 292
Les Peintres témoins de leur temps............................................................................... 295
c. Un autre point de vue : le réalisme socialiste -------------------------------------------------298
Les contradictions Picasso et Léger .............................................................................. 299
L’ambiguïté du PCF ....................................................................................................... 301
Un art de propagande .................................................................................................... 303
Art d'aujourd'hui et le réalisme socialiste ....................................................................... 305
Arts de France et Art d'aujourd'hui : des buts communs ............................................... 308
2.
Vers un art de masse .................................................................................... 312
a. Les Trente Glorieuses : de la désolation à la consommation ----------------------------314
Vers des habitations modernes ..................................................................................... 315
Le Salon des arts ménagers .......................................................................................... 317
L’année 1954 ................................................................................................................. 319
Du Tergal à la DS, des innovations dans tous les domaines industriels ....................... 321
Des progrès inégalement partagés................................................................................ 323
b. Société de loisirs et culture de masse-----------------------------------------------------------324
Diversification de l’édition .............................................................................................. 325
Développement de la presse magazine ........................................................................ 328
Le cinéma et ses vedettes ............................................................................................. 330
Les médias s’installent dans les maisons ...................................................................... 331
Le goût du public............................................................................................................ 333
La Villa Arpel, regard de Jacques Tati et Jacques Lagrange sur la vie moderne ......... 334
Difficulté à comprendre les avant-gardes ...................................................................... 337
c. Art social versus art de masse ---------------------------------------------------------------------338
« Pluralité des formes de réception » ............................................................................ 339
Le regard des élites sur la culture de masse ................................................................. 341
Une hiérarchisation des cultures.................................................................................... 344
La culture pour tous ....................................................................................................... 346
431
Le ministère des Affaires culturelles .............................................................................. 349
3.
Du devenir des objectifs d’Art d'aujourd'hui .............................................. 353
a. L’art dans le quotidien --------------------------------------------------------------------------------355
Synthèse ou intégration des arts ? ................................................................................ 355
Une concrétisation dans l’industrialisation ..................................................................... 358
La procédure du 1%....................................................................................................... 359
La commande publique.................................................................................................. 362
L’exemple de Brancusi à Targu Jiu................................................................................ 364
Infiltration du quotidien dans l’art ................................................................................... 365
La culture événement..................................................................................................... 366
La création et l’Internet .................................................................................................. 367
b. L’enseignement de l’art en milieu scolaire -----------------------------------------------------369
Une question cruciale à lire entre les lignes .................................................................. 370
Un souci constant dans l’enseignement ........................................................................ 371
Un enseignement académique de l’art .......................................................................... 373
Quelques enseignants concernés pour une majorité d’incrédules ................................ 374
Un apprentissage bénéfique aux autres enseignements............................................... 376
Une difficile entente entre deux ministères .................................................................... 378
Une mise en place périlleuse......................................................................................... 380
c. La place des publics dans les musées d’art moderne et contemporain--------------381
Une histoire de l’accueil des publics .............................................................................. 382
Avec Pierre Bourdieu, une prise de conscience déterminante ...................................... 384
Evolution de la définition du musée ............................................................................... 385
Les risques de dérives ................................................................................................... 388
De l’accrochage aux animations multimédia ................................................................. 391
De la difficulté du commentaire...................................................................................... 392
Conclusion ............................................................................................................ 397
Bibliographie......................................................................................................... 409
Archives-------------------------------------------------------------------------------------------------------409
Sources--------------------------------------------------------------------------------------------------------410
Périodiques .................................................................................................................... 410
Ouvrages........................................................................................................................ 410
Méthodologie ------------------------------------------------------------------------------------------------411
Contexte artistique, culturel et historique ---------------------------------------------------------411
Catalogues d’expositions ............................................................................................... 411
Ouvrages........................................................................................................................ 414
Périodiques et articles.................................................................................................... 419
432
Travaux universitaires .................................................................................................... 421
Documents autres .......................................................................................................... 421
La presse -----------------------------------------------------------------------------------------------------422
Ouvrages........................................................................................................................ 422
Périodiques et articles.................................................................................................... 423
Travaux universitaires .................................................................................................... 423
Les pratiques culturelles --------------------------------------------------------------------------------424
Ouvrages........................................................................................................................ 424
Périodiques et articles.................................................................................................... 424
Les musées --------------------------------------------------------------------------------------------------425
Ouvrages........................................................................................................................ 425
Périodiques et articles.................................................................................................... 425
L’art à l’école ------------------------------------------------------------------------------------------------426
Ouvrages........................................................................................................................ 426
Périodiques et articles.................................................................................................... 426
Documents autres .......................................................................................................... 426
433
Annexes à la thèse
La Revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) :
une vision sociale de l’art
Corine Girieud
I
Annexes à la thèse
La Revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) :
une vision sociale de l’art
Annexe I : Sommaires des numéros d’Art d'aujourd'hui………………...…....…IV
Annexe II : Encarts couleurs publiés dans Art d'aujourd'hui...............................IX
Annexe III : Manifeste du Groupe Espace.............................................................XII
Annexe IV : Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics............XIII
Annexe V : Entretien avec Roger Bordier.............................................................XV
Annexe VI : Entretien par courrier avec Roger Bordier.................................... XXX
Annexe VII : Entretien avec Denise René ........................................................ XXXV
Annexe VIII : Entretien avec Michel Ragon .......................................................... XL
Annexe IX : Entretien avec Claude Parent....................................................... XLVII
Annexe X : Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries ......................................... LVII
Annexe XI : Parutions d’Art d'aujourd'hui par années civiles ........................... LIX
Annexe XII : Citations des artistes par articles.................................................... LX
Annexe XIII : Citations des artistes par séries, encarts couleurs, couvertures ....
............................................................................................................... LXI
Annexe XIV : Interventions des rédacteurs par articles................................... LXIII
II
Annexe XV : Interventions des rédacteurs par brèves.................................... LXIV
Annexes XVI : Index des articles par artistes .................................................. LXVI
Annexe XVII : Index des brèves par artistes .................................................. LXXIX
Annexe XVIII : Index des articles par rédacteurs............................................. XCIII
Annexe XIX : Index des brèves par rédacteurs................................................. CXII
Annexe XX : Index des couvertures................................................................CXXVI
Annexe XXI : Index des encarts couleurs.....................................................CXXVIII
Annexe XXI : Répertoire....................................................................................CXXX
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
Entretiens
XIV
Annexe V
Entretien avec Roger Bordier
Roger Bordier commence à écrire dans Art d'aujourd'hui avec des brèves,
dans la livraison d’octobre-novembre 1953. A cette date, la revue est déjà bien
installée et le jeune critique rejoint une équipe de rédacteurs fidèles et très
actifs. Il y trouve cependant vite sa place puisqu’il entame dès décembre la
série "L’Art et la manière" et qu’il endosse pour mai-juin 1954, la quasi-totalité
de l’important numéro consacré à la synthèse des arts.
Vous êtes arrivé dans la revue lors de sa quatrième année. Comment la
rencontre a-t-elle eu lieu ?
Elle a eu lieu parce que je m’intéressais déjà à l’art. J’avais déjà écrit ici ou là,
et j’ai fait la connaissance d’un artiste abstrait de l’époque, Edgard Pillet, qui animait
avec Jean Dewasne un atelier d’art abstrait, rue de Rennes. Des conférences y
avaient lieu régulièrement. Nous avons rapidement sympathisé, Edgard Pillet et moi.
J’aimais ce qu’il faisait et il m’a dit faire partie du comité de rédaction de la revue Art
d'aujourd'hui. Il en était d’ailleurs un des fondateurs. C’est donc par son intermédiaire
que j’ai été présenté à André Bloc. Celui-ci m’a d’abord demandé de faire quelques
comptes rendus d’expositions puis m’a proposé de collaborer à la revue, et enfin, de
faire moi-même partie du comité.
Jean Dewasne et Edgard Pillet étaient-ils connus à cette époque ?
Oui, ils étaient déjà connus. Ca peut surprendre aujourd’hui mais je
m’explique cela très bien pour une génération comme la vôtre. Le plus connu de tous
était Vasarely, sans aucun doute ; il l’a été très tôt, beaucoup et bien. Mais juste
derrière venaient des gens comme Dewasne, Pillet, Deyrolle ou Jacobsen. Je ne
veux pas faire de hiérarchie mais disons que la situation de ces artistes peut être
XV
présentée comme cela. L’atelier d’art abstrait attirait évidemment beaucoup de
monde. Je ne sais pas s’il avait beaucoup d’élèves - ça je ne l’ai jamais su - mais en
tout cas, il avait une assez large audience intellectuelle. Ses conférences plaisaient
et c’est à travers elles que l’on a mieux connu des artistes abstraits de l’avant-guerre
comme Mondrian et Herbin.
Mais ce succès de l’atelier d’art abstrait reste quand même à replacer dans un
microcosme (celui des amateurs de l’abstraction géométrique), non ?
Pas vraiment, non. Je comprends que vous pensiez cela mais ce n’était pas
tout à fait le cas. Il faut dire qu’à cette époque, il n’y avait guère que ceux que l’on a
appelés – plus tard, d’ailleurs – les géométristes. Ils occupaient le haut du pavé.
C’était une peinture qui plaisait à l’époque. Un art qui est apparu très nouveau, qui a
fait irruption. Il y a eu cet effet coup de poing comme j’imagine avait pu l’être le
cubisme dans les années 1910. C’est assez comparable, peut-être moins fort.
J’avais fait cette remarque à Jean Cassou et il m’avait dit que mon rapprochement
était juste mais avec cette nuance tout de même que le coup de poing avait été
moins violent pour l’abstrait de ces années d’après-guerre (cette guerre-ci) que celui
du cubisme.
Donc d’après vous, l’art géométrique plaisait au public, même s’il ne plaisait
pas aux institutions.
Non, pas nécessairement, mais c’était une grande découverte pour le public.
Et finalement à Paris – tout se faisait à Paris -, on ne connaissait dans les années
1953-54-55 que ces peintres et ces sculpteurs-là dont quelques-uns, comme
Deyrolle, n’étaient pas des géométristes purs. Tous étaient abstraits, donc sans
aucune figuration même allusive dans leurs œuvres, mais on pouvait quand même
établir quelques distinctions. Disons qu’ils se recommandaient beaucoup de
Mondrian, du Bauhaus. Quelques autres comme par exemple Deyrolle ou Lapicque,
étaient des abstraits de cette tendance mais peut-être moins formalistes, moins
dogmatiques que les Dewasne, Pillet, Vasarely. Ceux que l’on a appelés les
XVI
géométristes étaient dominants, ils occupaient pratiquement toute l’école de Paris et
représentaient une véritable découverte pour le public, mais sans exclusive.
J’ai travaillé sur la revue Cimaise et je me trouvais donc davantage dans
l’abstraction lyrique. Il y avait une sorte d’affrontement avec Art d'aujourd'hui.
Ah oui, il a eu, à un moment, une espèce de conflit. Je regrette ces momentslà, pas seulement parce que l’on se querellait mais parce qu’il y avait débat.
Lorsque j’avais rencontré John Koenig, j’ai ressenti encore très fortement cette
querelle. Par exemple, il parlait d’Art d'aujourd'hui comme étant la revue de
Vasarely.
Je ne suis pas étonné que Koenig vous ait dit ça. Mais… c’était quand même
faux. C’est vrai que la revue soutenait d’abord cette tendance, qu’elle était en plein
dans ce milieu, comme la galerie Denise René. Il y avait ainsi quelques centres très
actifs de défense de cet art géométrique. Mais la revue ne traitait pas que de cela.
On a même parlé de certains figuratifs, comme les naïfs. André Bloc qui est pourtant
un chaud partisan d’un art rationalisé, aimait beaucoup les naïfs ; et Pierre Guéguen,
un poète, écrivait beaucoup dessus. On a également beaucoup parlé d’Hartung qui
n’est quand même pas à classer dans les géométristes et peut-être pas tout à fait
non plus dans ce que l’on appelait les tachistes … il est un peu inclassable. C’est
peut-être ce qui est beau chez lui. Il est un petit peu héritier de ça ; il a une très
grande rigueur. Il me l’avait dit lui-même : il n’aimait pas la spontanéité.
Contrairement à ce que l’on pense, ses toiles étaient très réfléchies. Il m’avait dit qu’il
y pensait longuement avant de les réaliser, qu’il les construisait dans l’esprit et
commençait à les dessiner un peu ; même techniquement, il choisissait ses brosses.
Finalement, c’est un peu un constructiviste de pensée.
XVII
Quels étaient les rapports entre Art d'aujourd'hui et la Galerie Denise
René ?
Contrairement à ce que l’on a raconté, ce n’était pas du tout des rapports
commerciaux, mais vraiment des rapports d’amitié. Je tiens à le préciser car
j’entends quand même souvent un certain nombre de sottises là-dessus. Oui, il y
avait des rapports d’amitié, mais parce que l’on était dans la même voie. La seule
galerie uniquement abstraite et d’abstraction géométrique, c’était celle de Denise
René, rue de la Boétie. Ensuite, il y avait Jean-Robert Arnaud qui a plutôt exposé
des abstraits lyriques mais pas seulement ; il a été par exemple le premier à exposer
Tinguely et j’ai été le premier à en parler dans Art d'aujourd'hui.
Ensuite Tinguely est parti chez Denise René ; les différends qui pouvaient
exister entre Jean-Robert Arnaud et Denise René venaient souvent de ce genre
de choses.
Denise René bénéficiait de la vitesse acquise, alors qu’Arnaud devait
s’imposer, et puis il avait moins d’espace ; Denise René avait une grande galerie, rue
de la Boétie.
Il y avait peut-être également l’aura de Vasarely. Pour John Koenig, comme je
vous le disais, Art d'aujourd'hui était la revue de Vasarely.
Ça c’est tout de même excessif. Quand on regarde l’ensemble des numéros,
on voit que l’on ne parle pas davantage de Vasarely que d’autres artistes. Mais cela
fait partie des rivalités d’artistes, c’est inévitable. Je n’ai pas très bien compris
pourquoi il y avait cette espèce de haine des gens de chez Arnaud, au contraire d’Art
d'aujourd'hui où, je peux vous l’assurer, je n’ai jamais entendu dire du mal d’eux.
Cela m’a beaucoup étonné : que l’on n’ait pas été d’accord sur le plan esthétique,
c’est une chose, mais je ne savais pas pourquoi ils avaient une sorte de hargne,
comme si Art d'aujourd'hui les avait empêché d’exister.
XVIII
Les rédacteurs de Cimaise sont beaucoup plus polémistes ; dans Art
d'aujourd'hui, il n’y a pas de polémique.
Non, en effet… très critiques mais pas polémistes. On recherchait d’abord ce
qui nous intéressait plutôt que ce que l’on pouvait contester.
Parmi ce qui vous intéressait, justement, il y a cette fameuse intégration des
arts qui là, est un véritable cheval de bataille…
Ah ça, oui !
Un numéro lui est d’ailleurs consacré et c’est vous qui faites le plus gros du
corpus. Est-ce vous qui avez voulu travailler sur le sujet ?
Oui, c’est moi qui l’ai proposé et cela a été accepté.
Vous avez dû faire une importante recherche pour cet article. Qu’est-ce qu’il y
avait comme outils pour cela à cette époque ?
Il n’y avait pas beaucoup d’outils. On travaillait par correspondance, par
recherches dans d’anciennes revues, par des souvenirs que certaines personnes
pouvaient avoir. Par exemple, je me rappelle avoir rencontré pour cet article Henri
Pierre Rocher qui était un ami de Marcel Duchamp. Il connaissait bien le
développement artistique moderne, il le connaissait en amateur. Je glanais des
renseignements ici ou là ; dans des milieux d’architectes. Claude Parent m’a par
exemple beaucoup aidé, il avait des idées très intéressantes sur le sujet. J’avais
également interviewé Le Corbusier mais il ne voulait pas entendre parler de synthèse
des arts ; c’était très curieux. Il m’avait plutôt parlé des rapports entre l’urbanisme et
l’architecture, sa fameuse théorie des sept lois à laquelle il tenait beaucoup. Il tenait
beaucoup à en parler et il pouvait le faire longuement et très bien. Alors que quand
j’abordais la synthèse des arts, il me répondait : « Je ne vois pas du tout. Quelle
synthèse ? On met une sculpture là ou une peinture là ». Organiquement, il
XIX
n’imaginait pas qu’une synthèse puisse être concevable. Pour être franc, je ne sais
pas si nous non plus, dans la revue, ….*
[*Sur cette fin de phrase, l’enregistrement devient inaudible. En envoyant la
transcription de l’entretien à Roger Bordier pour vérification et accord, nous lui
avons demandé s’il pouvait retrouver l’idée qu’il développait dans cette phrase.
Voici ce qu’il nous répond :
Je me suis interrogé et je crois avoir trouvé. Il s’agit de la fameuse synthèse
des arts. J’ai sans doute ici évoqué des difficultés qui, à l’époque, me tracassèrent
quelque peu. C’est que, si le projet est séduisant, il apparaît moins facile à théoriser.
Ce que je vous ai certainement dit, c’est que, tournant en quelque sorte cette
réflexion vers la philosophie, l’on pouvait passer d’une vision pratique (et idyllique) à
un certain plan ontologique. Je vais essayer de résumer. Retenons trois
propositions :
1 – L’architecte (à qui son rôle de maître d’œuvre et surtout son statut
juridique confèrent un relatif privilège) intervient auprès d’un sculpteur et d’un peintre,
par exemple, pour leur demander une participation. Même si celle-ci est importante,
peut-on valablement parler de synthèse ? Il s’agit plutôt d’un accompagnement, d’un
ajout décoratif. Il faut (et ce n’est pas forcément réducteur, d’où un côté positif) que
les artistes considèrent l’architecture envisagée comme une valeur inspirante.
2 – La synthèse n’est concevable que si elle est entièrement définie, dès le
départ, dans un rapport organique étroit : architecte-peintre-sculpteur. L’œuvre sera
donc le résultat, non identifiable isolément, d’une initiative commune. Fruit d’un
véritable travail d’équipe, elle doit en traduire pleinement, et le sens initial, et la forme
active. On pourrait ici paraphraser une formule célèbre en parlant d’intelligence
collective.
3 – La synthèse ne peut être que le reflet, non plus cette fois d’une intelligence
collective, mais de caractéristiques personnelles. Bref, de certaines connaissances,
d’un talent, d’une imagination, etc., réunis en un seul être. L’artiste est tout à la fois
architecte, sculpteur et peintre : l’homogénéité, alors, ne se découvre pas a
posteriori, elle est portée a priori par le créateur, celui-là en l’occurrence complet
maître d’œuvre. C’est beaucoup d’exigence ? En effet. Je ne sais trop. Seulement il y
a une part d’utopie que j’aime beaucoup quant à moi et je me dis que nous aurions
dû discuter de tout cela plus profondément.
Le 19 décembre 2002]
XX
L’article comprend beaucoup de descriptions ; vous parlez du terrain, de ce qui
entoure l’architecture, etc. Vous vous êtes seulement appuyé sur des
photographies ?
On était bien documenté.
Art d'aujourd'hui avait donc une audience suffisante pour être tenu au courant
des nouveautés.
Tout à fait.
Dans ce besoin de rendre l’art accessible à tous, l’intégration des arts est une
position qui n’est pas celle du réalisme socialiste. Ce réalisme socialiste était-il
très présent à l’époque ? Avait-il du poids ?
Il était bien présent, oui. Bon, de là à dire qu’il avait du poids… Mais c’est vrai
que c’était très présent. Il était porté par une idéologie, une propagande à une
période où le Parti communiste et l’Union Soviétique bénéficiaient d’un certain
rayonnement. Personnellement, j’aimais l’abstraction, j’avais ces goûts-là, ces idéeslà, je les défendais beaucoup, mais je ne me suis jamais senti un adversaire du
réalisme socialiste. Absolument pas. Je connais bien des gens qui sont encore
maintenant du réalisme socialisme comme Boris Taslitzky qui est un ami. Ce qui me
gênait, d’abord, c’était le dogme ; tout ce qui est dogmatique me répugne assez.
Ensuite, c’était la manière dont le socialisme était restitué, interprété, dont il pouvait
apparaître dans cette peinture-là ; c’est-à-dire essentiellement dans un académisme
d’ancien régime. Je n’avais rien contre un réalisme socialiste ; pourquoi n’y en auraitil pas ? Mais j’étais gêné par cette forte contradiction dont il était alors impossible de
discuter avec les artistes de cette tendance ; ils se dérobaient. Car la contradiction
est très forte : il est difficile d’être à ce point bourgeoisement académique tout en
prônant un socialisme actif, militant. Ils pouvaient très bien s’interroger là-dessus.
Pourquoi n’ont-ils jamais mis ça en chantier ?
XXI
Il y a eu un événement important concernant l’intégration des arts, durant la
période de publication de la revue : la Cité universitaire de Caracas, dont vous
avez fait le commentaire. On vous sent assez gêné dans l’article car vous
expliquez que vous n’avez pas vu la Cité universitaire autrement qu’en
photographies. Est-ce vous qui avez choisi de faire ce texte ?
Je crois qu’on me l’a demandé ; j’avais dû accepter en rechignant un peu. Je
voyais bien la nécessité d’en parler parce que c’était quelque chose d’important mais
s’appuyer seulement sur une documentation photographique me paraissait un peu
insuffisant.
Lorsque l’on lit attentivement Art d'aujourd'hui, on a le sentiment qu’il n’y a
pas une personnalité qui domine. Par exemple, il n’y a pas d’éditorial où un
critique se serait mis en avant, alors que le comité de rédaction était constitué
de personnalités sûrement assez fortes. Comment cela se passait-il ?
Comment, par exemple, se décidaient les numéros spéciaux ?
C’était une mise en commun des idées. Cela se faisait assez librement, de
façon très détendue. Bon, il y avait souvent André Bloc qui faisait des propositions
mais on en discutait ensuite, on faisait un choix et une majorité l’emportait. Au fond,
cela se déroulait assez simplement. Là, il n’y avait pas de grands débats. C’est peutêtre que l’on était d’accord sur un certain nombre de données majeures à introduire
dans la revue.
Est-ce que la présence de Michel Seuphor, qui avait déjà une certaine
notoriété, se gérait bien dans cette revue où tout le monde semblait avoir la
même importance ?
Oui. Seuphor n’était pas le plus exigeant de ce petit groupe. Il était
certainement plus éclectique que nous ne l’étions Degand, Pillet et moi. Nous avions
sans doute des points de vue esthétiques plus arrêtés que lui qui était au fond plus
XXII
ouvert. Les choses ne se passaient pas mal pour autant mais cela donnait lieu
parfois à des discussions.
En parcourant les revues, on constate qu’André Bloc écrivait très peu dans Art
d'aujourd'hui mais en vous entendant, on voit qu’il était dans toutes les
décisions. Relisait-il les textes ? Les corrigeait-il ? Demandait-il de les
modifier ?
Il n’écrivait pas mais il était très présent. Il relisait tout. Il a peut-être demandé
à des rédacteurs de modifier leurs textes mais à moi, jamais. Il était très ouvert, très
accueillant. Du moment qu’il avait formulé certaines exigences, qu’il sentait que vos
propres convictions en étaient assez proches, il n’insistait plus. En ce qui me
concerne, je dois dire que j’ai été très libre dans la revue, tout à fait libre.
Dans les pages d’Art d'aujourd'hui se trouvent également des brèves
d’expositions se déroulant à l’étranger. Aviez-vous des correspondants ?
Nous avions quelques correspondants. Il s’agissait d’échanges. Des articles
de la revue étaient traduits pour d’autres, italiennes, américaines, etc. Cela se faisait
à la demande.
J’aimerais maintenant aborder la série que vous avez menée : "L’Art et la
manière". Est-ce vous qui en avez proposé le sujet ?
Oui. C’était au départ une petite idée mais elle a vite pris de l’importance
grâce à des gens comme André Bloc et Léon Degand qui avaient un rôle important
dans le comité. « Secrets de fabrication », je le prenais presque ironiquement - bien
que sérieusement quand même - : chaque peintre, chaque sculpteur, doit avoir son
secret de fabrication, si on l’amenait à l’avouer. L’idée a beaucoup été soutenue par
Degand qui m’a dit que je devrais peut-être élargir le sujet, voir l’ensemble des
XXIII
conditions de travail des artistes. Cela m’a amené à faire ce que j’ai appelé "L’Art et
la manière".
Degand n’était-il pas plus intéressé par l’aspect social de la vie des artistes ?
C’est un sujet assez récurrent dans Art d'aujourd'hui : montrer que les artistes
d’avant-garde vivent dans une certaine misère.
Oui. Les difficultés au quotidien.
Comment s’est fait le choix des artistes interrogés ?
C’est forcément mon arbitraire.
Lorsqu’un même artiste était interrogé par vous et par Roger Van Gindertael
pour la série "Le Passage de la ligne" – ce qui donne d’ailleurs un regard très
pertinent sur son travail – était-ce un hasard ou était-ce voulu ?
C’était un hasard, on ne s’était pas concerté.
Pour cet article vous avez donc demandé aux artistes de vous livrer leurs
secrets. Cela impliquait une grande confiance.
Oui, une grande confiance. Sans cela, ça n’aurait pas fonctionné, cela n’aurait
pas été possible. Je crois qu’aucun n’a refusé ; j’essaye de me souvenir…
Sonia Delaunay a un peu esquivé…
Ah… elle était difficile… J’ai eu du mal alors que je la connaissais très bien.
Quand je lui ai téléphoné pour lui parler du projet, elle a trouvé que c’était une
XXIV
excellente idée. Mais lorsque je l’ai rencontrée, j’ai senti des réticences ; j’ai senti
qu’il y avait des choses qu’elle voulait me dire et d’autres non, qu’elle hésitait : « Ne
parlons pas de ça »… C’était son caractère.
Comment se déroulait un entretien ?
J’allais dans l’atelier de l’artiste avec une photographe qui s’appelait Sabine
Weiss. Nous faisions tout en même temps car je voulais que ce soit très vivant, que
ce soit une rencontre vécue et non pas une organisation journalistique avec un
reporter qui vient, et ensuite un photographe. Donc je prévenais les artistes et nous
discutions pendant que la photographe opérait. Cela a bien marché sauf avec
Poliakoff ; il me semble qu’il était un peu hésitant sur la présence du photographe
pendant que je l’interrogeais. Mais cela s’est bien passé quand même ; il était juste
un peu inquiet.
Sabine Weiss n’a pas seulement travaillé pour "L’Art et la manière", elle a fait
d’autres photographies pour la revue.
Elle travaillait régulièrement pour Art d'aujourd'hui, elle en était la photographe
attitrée.
Son intervention dans "L’Art et la manière" est bien préparée. Chaque article
de la série comprend en effet un gros plan sur une œuvre qui en montre la
matière, une reproduction d’un travail en cours d’exécution ou d’études, et une
photographie de l’artiste au travail. Cela ne devait pas être évident pour eux de
prendre la pose.
Non, mais j’avais dit que l’article ne se ferait qu’à cette condition. J’y tenais
beaucoup parce que précisément, je voulais que l’on soit dans un vécu, chez
l’artiste, avec l’artiste chez lui, devant sa toile, bien installé dans son œuvre,
l’accomplissant. Sabine Weiss suivait très exactement l’entretien ; je posais mes
XXV
questions, prenais des notes et elle voyait ce qu’il fallait photographier. Il y avait un
certain nombre de choses au mur que l’on commentait, d’autres en train… Celui qui
s’est le mieux prêté à ce jeu de l’œuvre en train - qui fait un peu penser au film de
Clouzot sur Picasso - c’est Hartung. Je le croyais plus réservé mais au contraire, il
s’est mis à peindre devant nous.
Dans cette série, il n’y a pas systématiquement de photographie d’une œuvre
finie. Jugiez-vous que l’artiste fût suffisamment connu et qu’il n’y ait donc pas
lieu de montrer une pièce terminée ? Ou cela vous semblait-il hors de propos
pour la série ?
Je crois que c’est parce qu’on les supposait assez connus.
Dans Art d'aujourd'hui vous ne vous positionniez donc pas en
découvreurs ?
Non, pas du tout. Des gens comme Hartung, Poliakoff ou Herbin étaient déjà
connus. Herbin l’a été tardivement et grâce à l’atelier d’art abstrait où il donnait des
conférences.
La mise en page de la revue est particulièrement soignée. Le comité de
rédaction donnait-il son avis sur ces compositions ?
Non, pour cela on laissait faire le directeur et le metteur en page. Ce dernier
était engagé à la revue en permanence. C’était un collaborateur présent
quotidiennement.
XXVI
Il y a eu Pierre Faucheux, Paul Etienne-Sarisson et Pierre Lacombe ; étaient-ils
artistes ?
Lacombe, non. C’était un maquettiste. Sarisson était aussi un maquettiste de
métier. Je crois qu’il peignait ou dessinait un peu mais il ne montrait rien. Je n’ai
jamais rien su, j’en ai seulement entendu parler, pas même par lui, d’ailleurs.
Art d'aujourd'hui a également édité des livres ; vous en occupiez-vous d’une
manière ou d’une autre ?
Je ne m’en occupais pas spécialement mais André Bloc a édité certains de
mes poèmes dans un très bel ouvrage avec des bois gravés de Bozzolini. Ensuite
André Bloc a publié un petit livre que j’avais écrit sur ses sculptures.
Vous avez participé à la fin d’Art d'aujourd'hui. Comment cela s’est il
passé ?
Tout est allé très vite. André Bloc est mort accidentellement alors qu’il était en
Inde. Il prenait des photographies d’architecture et a fait une chute sur un chantier.
Ensuite, tout a été fini : sa veuve a d’abord vendu L’Architecture d’aujourd’hui puis a
liquidé Art d'aujourd'hui. Cela a été une disparition brutale et totale.
Il s’agit de la fin d’Aujourd’hui : art et architecture, non ? Mais comment Art
d'aujourd'hui est devenu Aujourd’hui : art et architecture ?
Ce changement de titre a été sujet à discussions parce que nous étions contre
- Degand aussi, je crois. Art d'aujourd'hui devenait Aujourd’hui, on supprimait le mot
« art », cela nous gênait beaucoup. Mais André Bloc voulait développer la revue
dans un esprit d’élargissement ; c’est-à-dire continuer à la développer sur le plan
artistique mais plus amplement, la diversifier vers toutes les initiatives, les objets de
design, tout ce qui relevait d’un certain fonctionnalisme dont on parlait beaucoup à ce
XXVII
moment-là. Le design intéressait André Bloc qui voulait introduire dans la revue la
création, l’invention d’objets, de mobilier. Il est vrai que jusque-là, avec Art
d'aujourd'hui nous étions dans le domaine peinture-sculpture. André Bloc voulait aller
au-delà et pouvoir parler aussi bien d’une peinture que d’une nouvelle forme de
machine à écrire.
La revue a-t-elle demandé les services de nouveaux rédacteurs ?
Le comité de rédaction est resté le même mais André Bloc a demandé à
Gérald Gassiot-Talabot et Jean-Jacques Lévêque d’écrire dans la revue. André Bloc
ne supprimait rien sur le plan artistique mais il voulait ajouter une part d’architecture,
de fabrication industrielle, de design. Je n’étais pas contre cet élargissement.
D’autant qu’Art d'aujourd'hui, déjà, proposait une vision très large de l’art (les
tatouages, les graffiti, les cabanes de foire, etc.) avec un réel décloisonnement
de la création.
C’est pour cela que je ne voyais pas pourquoi il fallait supprimer le mot « Art »
parce qu’il peut recouvrir beaucoup d’activités créatrices dans les différents
domaines. C’est ce que j’avais défendu.
Quand l’aventure d’Aujourd’hui s’est arrêtée, est-ce que les différents
membres du comité de rédaction ont continué à se voir ?
J’ai continué à voir plusieurs personnes du comité. Mais comme toujours avec
les années, les rangs s’éclaircissent. Pierre Guéguen est mort, Léon Degand
également, un peu prématurément. J’ai continué à voir Jean Arp ; Edgard Pillet,
aussi, longtemps parce qu’il est resté mon ami. Et Dewasne, quelque fois.
XXVIII
Commençait-il à y avoir plus de presse spécialisée ?
Il n’y a pas eu davantage de revues mais on a peut-être donné plus de place à
l’art dans différents hebdomadaires qui en parlaient peu jusque-là.
Quelle a été pour vous la suite d’Aujourd’hui ?
J’ai continué à écrire sur l’art. Les querelles étant apaisées, Jean-Robert
Arnaud m’a proposé des textes dans Cimaise. J’ai également écrit dans quelques
revues mais elles ont vite disparu, comme par exemple Prisme des arts qui se situait
un peu entre Cimaise et Art d'aujourd'hui, et qui a eu une vie courte.
Propos recueillis le 28 octobre 2002
XXIX
Annexe VI
Entretien par courrier avec Roger Bordier
Pour les besoins d’un article1, nous avons à nouveau sollicité Roger
Bordier afin qu’il nous parle du Salon de la sculpture abstraite. Il a une fois
encore répondu à nos questions avec bienveillance et soucis de l’exactitude.
Vous avez fondé avec Denise René, Jean Arp, Nicolas Schöffer et François
Stahly, le Salon de la sculpture abstraite alors que le Salon de la jeune
sculpture existait déjà et que, même si les figuratifs étaient en nombre
supérieur, les abstraits y avaient également une place. Comment l’idée a-t-elle
germé ?
C’est vrai : en d’autres lieux, d’ailleurs sympathiques, la sculpture abstraite ou
non, pouvait être accueillie et l’idée n’est donc pas partie, à cet égard, d’une
frustration. Ni d’un quelconque besoin d’isolement, ce qui eût été prétentieux, et au
demeurant sans doute inefficace. Ce n’est pourtant là que l’un des aspects de la vie
artistique de l’époque. Ce qu’il faut, je crois c’est ressaisir tout le dynamisme de cette
époque-là, l’intense agitation des idées et des projets. En vérité, et vous allez voir
comment - pourquoi – la création de ce Salon n’est pas étrangère à la doctrine,
rigoureuse peut-être, mais passionnante, du groupe Espace. Le Corbusier lui-même
était membre de ce groupe qui, du reste, réunissait plus d’architectes que d’artistes
des autres disciplines, les sculpteurs se montrant, toutefois, les plus intéressés. On
s’explique aisément pourquoi, connaissant les rapports étroits entre sculpture et
architecture (la sculpture, architecture sans contenu, l’architecture, sculpture
habitable, etc.) Quoi qu’il en soit, le débat qui dominait alors portait, dans les deux
arts, sur un même refus : celui de la face préférentielle. Pour les architectes,
1
Il s’agit d’"Art d'aujourd'hui (1949-1954) hors les pages : une revue au cœur de l’action", dans La
Revue des revues, n°38, 2006, pp. 41 à 53.
XXX
l’exemple le plus détestable était la fameuse façade haussmannienne. Tout pour la
rue, l’opulence présentée aux passants, et derrière, peu importe… Il fallait donc
concevoir des types de construction égalitaire, n’excluant pas pour autant
l’esthétique mais celle-ci devant concerner toutes les parties. De même, pour les
sculpteurs, engagés sensiblement dans une réflexion identique, l’on devait pouvoir,
comme ils aimaient à dire « tourner autour ». Donc, observée circulairement, l’œuvre
ne devait montrer aucune partie neutre, inexpressive, mais se reconstituer
plastiquement dans la même unité au fur et à mesure que le regard la découvrait. Or,
les sculpteurs abstraits de ces années-là étaient à mon avis ceux qui répondaient le
mieux à cette exigence, et c’est pour cette raison que l’idée me vint d’organiser ce
Salon de la sculpture abstraite, non pour constituer un Salon de plus, mais pour faire
une certaine démonstration.
Le premier Salon s’est déroulé à la galerie Denise René, ce qui résolvait le
problème du lieu, mais vous avez certainement dû avoir besoin d’autres
moyens logistiques. De quels appuis avez-vous bénéficié ?
Vous mettez le doigt sur une insuffisance : j’en suis en partie responsable,
n’ayant pas du tout alors (je ne l’ai toujours pas) le sens de ce qu’on appelle
aujourd’hui « marketing ». Pourtant, la pratique existait déjà, le mot ayant suivi la
chose. Je ne veux pas cependant noircir le tableau. En qualité de membre du comité
de rédaction de la revue Art d'aujourd'hui, j’avais quelques atouts, que renforçaient
encore l’amitié d’André Bloc et son intérêt toujours en éveil pour ce genre
d’initiatives… Denise René sut activer comme il convenait son réseau professionnel
de relations, les artistes intervinrent auprès de divers collectionneurs, et ainsi de
suite. Cela dit, je me rends bien compte maintenant, avec le recul, qu’il eût fallu faire
plus, car si nos intentions étaient ouvertes, nous restions un peu trop « entre nous ».
Je veux dire : entre convaincus, entre critiques, animateurs et artistes partageant
pour l’essentiel les mêmes points de vue. C’est sans doute pour cette raison-là, entre
autres mais principalement, qu’il n’y eut pas d’autre Salon.
XXXI
Vous avez développé dans le texte “Il faut lever l’hypothèque des Salons”,
dans Art d'aujourd'hui, l’ambiguïté régnant dans tout Salon sur le choix des
exposants - et cela, quel que soit son mode de fonctionnement (ouvert à tous
les artistes ou sur invitation). Fort de cette réflexion, comment avez-vous
abordé la sélection des sculpteurs abstraits pour ce Salon ?
Deux nécessités, l’une objective, l’autre relativement subjective peut-être,
nous imposait des limites. La galerie Denise René était aménagée dans un ancien
appartement au premier étage, rue La Boétie, à quelques mètres des Champs
Elysées. Certes, elle se composait de deux grandes pièces très utilisables, mais il
nous fallait bien tenir compte de cet espace-là, étant entendu toutefois qu’il était
possible de l’étendre à un vaste couloir. Pourtant, ce n’était pas le Grand Palais…
Quant à la deuxième condition, elle tient toujours un peu, voire beaucoup (et
pas seulement pour nous en ce cas avec nos moyens réduits) du casse-tête, il faut
bien l’admettre. Comment ne pas sélectionner ? Nous avions formé un petit comité
qui comprenait, outre votre serviteur, Jean Arp, Denise René, Nicolas Schöffer et
Gilioli. Qui fallait-il inviter ? Nous avons retenu comme critère essentiel cet inévitable
(et obsédant) rejet de la « face préférentielle » dont je parle plus haut. A cet égard, je
citais comme exemple type, Pevsner, que je connaissais bien et dont l’œuvre
m’inspirait – m’inspire toujours – une très grande admiration. Il n’est comparable à
personne, nul à ce jour n’a pu l’égaler. C’est du moins ma propre conclusion et l’on
peut la contester. Dans la vie, Pevsner n’était pas un homme facile mais j’étais, je ne
sais pourquoi, entré dans ses bonnes grâces, ce qui épatait mes confrères. Voilà qui
me permis du moins d’avoir avec lui des conversations qui, bien que souvent brèves,
m’apportèrent beaucoup. Ses propos me faisaient irrésistiblement penser au regret
baudelairien constatant que « l’action n’est pas la sœur du rêve ». Chez lui, c’était
exactement le contraire et je veux dire par là que la sensibilité était la sœur du
raisonnement.
Avec lui, oui, et pour reprendre ce familier langage d’atelier, on pouvait
« tourner autour ». Plus encore, ses œuvres y incitent. Pour Pevsner, il y avait cet
absolu cependant modulable : les trois dimensions, ce qui en l’occurrence est une
lapalissade, j’en conviens. Mais attention : les trois dimensions abordées et traduites
ici plastiquement dans une unité qui, venue d’elle, les faisait renaître.
XXXII
Il est possible que tous les exposants n’aient pas répondu, de façon
irréprochable, à ce principe qui, aux yeux de certains de nos détracteurs,
apparaissait comme une sorte de purisme. Il est possible aussi que d’autres aient été
absents, quand leur présence eût été justifiée. Comment faire ? C’est la difficulté, et
l’injustice, de toute démarche de ce type. Mais je puis vous certifier que nous
n’avions aucune hostilité envers quiconque.
Dans le dernier numéro d’Art d'aujourd'hui était publié un article présentant le
1er Salon de la sculpture abstraite. Vous y écriviez : « Ce Salon, qui débute
modestement, voudrait aussi voir loin. ». Y a-t-il eu d’autres éditions de cet
événement les années suivantes ?
J’ai déjà pour une part répondu à cette question. Je voudrais néanmoins
préciser ceci : nous n’avions fixé aucune périodicité obligatoire. Le Salon pouvait se
tenir une année et pas l’autre, etc. Nous n’envisagions rien d’immuable. Il n’en est
pas moins vrai que ce fut un peu court et que ce premier Salon reste d’autant plus le
premier qu’il fut le seul… Certes, nous aurions pu (Gilioli, Jacobsen avaient, je crois
posé la question) reprendre cela en main et si nous ne l’avons pas fait, c’est peutêtre parce que nous étions sollicités, dans ce qui fut l’incroyable effervescence
artistique d’alors, par trop de débats, trop de nouveautés, trop de remises en
question.
André Bloc était d’une part le directeur de la revue qui accueillait cette
annonce - qui prenait la forme d’un article de fond - mais également un artiste
exposant au Salon. Cela ne posait-il pas de problème ?
Il y eut sans doute quelques propos déplaisants, mais nous en avions pris
l’habitude. La réussite d’André Bloc à la tête de ces grandes revues L’Architecture
d’aujourd’hui et Art d'aujourd'hui suscitait bien des jalousies, bien des envies. Il était
lui-même sculpteur, et l’on pense ce que l’on veut de ses créations, mais s’il est un
artiste qui répond pleinement aux critères que j’indiquais plus haut, croyez-moi, c’est
XXXIII
bien lui. Au nom de quoi l’aurait-on éliminé ? Elimine-t-on de la critique littéraire un
livre d’un écrivain sous prétexte qu’il écrit lui-même dans le journal ?
Et puis, vous me permettrez peut-être pour terminer cette remarque toute
personnelle : ce qui manque aujourd’hui dans le domaine de l’art, ce sont
précisément des passionnés de la stature d’André Bloc.
Le 16 novembre 2005
XXXIV
Annexe VII
Entretien avec Denise René
La Galerie Denise René, depuis sa création en 1944, a pleinement
participé à la reconnaissance de l’abstraction géométrique. C’est donc tout
naturellement que les animateurs d’Art d'aujourd'hui ont entretenu avec Denise
René des relations professionnelles étroites. Il paraissait donc indispensable
pour nous de recueillir son témoignage tant sur ces liens que sur la période
des années cinquante.
Vous étiez certainement lectrice d’Art d'aujourd'hui.
Lectrice et abonnée.
Je suppose que les liens entre la galerie et la revue étaient forcément étroits.
Vous exposiez par exemple les œuvres d’Edgard Pillet, le secrétaire général
d’Art d'aujourd'hui.
La revue Art d'aujourd'hui s’est intéressée à l’orientation de la galerie. Edgard
Pillet et André Bloc étaient des visiteurs attitrés et des défenseurs convaincus.
L’esprit de leur œuvre correspondait à notre démarche ce qui m’a incitée à les
exposer pendant cette période.
Quels étaient vos rapports avec Julien Alvard et Roger Van Gindertael ?
Ils étaient nos défenseurs dans la revue Art d'aujourd'hui, les plus proches de
nos choix.
XXXV
Pourtant ces critiques, ainsi qu’Herta Wescher, sont ensuite partis travailler
pour la revue Cimaise qui défendait l’abstraction lyrique.
Herta Wescher était plus en retard par rapport à l’évolution plastique ;
Gindertael se situait entre les deux et Alvard restait un peu plus ouvert. Mais tous ont
fait marche arrière. Alvard s’est pratiquement déjugé, il n’a pas ouvert de voie, n’a
pas été un grand révolutionnaire. Il était finalement un peu conformiste, tout comme
Herta Wescher. Charles Estienne – pendant un moment – et Léon Degand, restaient
les plus engagés.
Oui, et d’ailleurs comment expliquez-vous que Charles Estienne ait écrit L’Art
abstrait est-il un académisme ? texte très critique envers l’abstraction ?
Au départ, ces critiques d’art formaient une grande famille ; ils se réunissaient
à Gordes l’été. Leur affinité s’est brisée sur des luttes de pouvoir. Charles Estienne et
Léon Degand étaient très différents. Le premier se considérait comme écrivain,
artiste, musicien, chanteur alors que le second était critique d’art à part entière et
écrivain. Charles Estienne était un personnage très fluctuant qui voulait jouer un rôle.
Il n’était pas à une contradiction près pour être original, y compris jusqu’à sa trahison.
A plusieurs reprises dans les pages d’Art d’aujourd’hui, Léon Degand critique
violemment le Musée d’art moderne. Y avait-il un différend entre Jean Cassou
et lui ou était-ce véritablement la politique d’exposition du Musée qui le
dérangeait ?
Léon Degand n’avait pas de différend personnel avec Jean Cassou mais il
considérait que la politique du Musée était très en retard, très arriérée.
Pour ma part, j’étais aussi très amie avec Jean Cassou mais sur le plan
artistique il n’allait pas aussi loin que nous et se montrait plutôt conservateur.
XXXVI
J’aimerais que vous me parliez de la collaboration entre la galerie et la revue
autour de l’exposition Klar Form. D’une part le numéro de décembre 1951 d’Art
d'aujourd'hui en constitue le catalogue et d’autre part, André Bloc, Edgard
Pillet et Roger Van Gindertael sont mentionnés dans le comité d’organisation.
Quel a véritablement été le rôle de chacun ?
En fait l’exposition a été conçue par moi-même en collaboration avec
Jacobsen, et Mortensen. Quant aux responsables d’Art d'aujourd'hui, nous leur
avons proposé de consacrer un numéro à l’exposition afin d’en faire le catalogue ; ce
qu’André Bloc a accepté puisque cela élargissait l’audience de la revue à la
Scandinavie, à la Belgique, etc.
Une autre collaboration entre la galerie et la revue a été l’exposition autour du
deuxième album de sérigraphies édité par Art d'aujourd'hui, à la fin de l’année
1954.
Etant donné que la démarche d’Art d’aujourd’hui correspondait tout à fait à
notre ligne, il y avait presque tous nos artistes dans cet album. Pillet a été le maître
d’œuvre de ce numéro.
Cette ligne éditoriale défendant l’abstraction géométrique reste étroitement liée
à l’idée d’un art accessible au plus grand nombre. C’est ce que vous avez
entrepris un peu plus tard avec les éditions de multiples. Cette position a été,
me semble-t-il, très importante pour vous aussi.
Je considérais que les multiples et les albums de sérigraphies me servaient
d’intermédiaires entre les artistes et le public. Ils ont été un facteur très important
pour l’éducation du public. Les expositions boulevard Saint-Germain, galerie à
l’époque consacrée aux éditions, ont toujours eu un grand succès.
XXXVII
Roger Bordier, se demandait dans un précédent entretien, si dès cette époquelà, lui et les autres rédacteurs d’Art d'aujourd'hui n’avaient pas des doutes sur
la réalité de la synthèse des arts. Ils se sentaient peut-être un peu utopistes.
Cette idée d’un art pour tous, vous y avez toujours cru ?
Exactement, sinon, je pense que c’est se trahir et se désavouer si l’on ne
poursuit pas ce dans quoi on s’est engagé.
Roger Bordier me disait également qu’Art d’aujourd’hui n’était pas une revue
qui avait découvert des artistes, qu’ils étaient déjà connus.
Mais la revue a servi à diffuser leur œuvre, à mieux les faire connaître et à
élargir leur public.
Je pensais pour ma part que l’art abstrait évoluait dans un microcosme mais
Roger Bordier m’a assuré que l’Atelier d’art abstrait connaissait un certain
succès.
Oui, il a eu un grand succès, mais malheureusement, l’Atelier d’art abstrait
s’est arrêté avant que cette forme d’art ne se soit imposée. Il n’a pas eu une longue
vie.
Alliez-vous aux conférences de l’Atelier d’art abstrait ?
Pas souvent mais j’y allais. Les artistes y étaient maîtres des lieux et des
décisions. J’ai assisté à une des prises de position d’André Bloc avec en préambule :
« Mes chers amis, je serai bref, je ne fais pas de discours mais j’agis. Je suis un
homme d’action, donc j’agis. » Il faut bien voir qu’il s’adressait à un public
essentiellement constitué d’artistes !
XXXVIII
Beaucoup d’artistes de votre galerie ont participé à la conception de la Cité
universitaire de Caracas, bel exemple d’action dans le cadre de la synthèse des
arts. Quel rôle avez-vous tenu dans cette réalisation ?
Nous avons été, Vasarely et moi-même, à la base de l’aventure de l’art
abstrait au Venezuela. Vasarely qui était considéré comme un chef de file, a ouvert la
porte. C’est ainsi que nous avons révélé quelques artistes vénézueliens comme Soto
et Cruz Diez.
Dans le catalogue que vous a consacré le Centre Pompidou, Pierre Descargues
raconte qu’il trouvait dans votre galerie en plus des expositions, des
informations sur toutes sortes d’événements culturels. Vous aviez décidé de
faire de votre galerie un foyer d’activités ?
Tout à fait. Il s’agissait bien sûr d’une galerie et il fallait vendre des œuvres
puisque c’était le seul moyen de survivre, ce qui était déjà assez audacieux pour
l’époque. Mais avec l’appui des artistes et plus particulièrement de Vasarely, nous
avons fait du 124 de la rue La Boétie un centre culturel avec un grand nombre
d’expositions, des organisations de soirées-discussions sur les arts plastiques, etc.
C’était très recherché, très suivi.
Propos recueillis le 29 octobre 2003
XXXIX
Annexe VIII
Entretien avec Michel Ragon
Michel Ragon n’a pas écrit dans Art d'aujourd'hui mais il a été un
animateur engagé et impertinent de l’autre revue de l’abstraction des années
cinquante : Cimaise. Ami des artistes, partageant l’indigence de leur quotidien,
le critique reste un observateur précieux de cette période.
Vous n’étiez pas critique à Art d'aujourd'hui mais vous avez cependant connu
ceux qui l’étaient, notamment Roger Van Gindertael, Herta Wescher et Julien
Alvard qui ont ensuite rejoint la revue Cimaise. Pouvez-vous m’en parler ?
Julien Alvard était un personnage complexe, très cultivé, très fin, un peu
fuyant aussi. Il était un critique très subtil avec des articles toujours nuancés de
références politiques. Des critiques que vous me citez, c’est sans doute celui dont je
me sentais le moins proche mais celui que je pense être le meilleur.
Vous étiez certainement un peu éloignés aussi par vos idées politiques tous
les deux, non ?
Oui, c’était un homme proche du pouvoir qui a ensuite dû avoir pendant un
moment un poste au Ministère de la culture.
Roger Van Gindertael était totalement différent, et même tout à fait à l’opposé
de Julien Alvard. C’était quelqu’un de conventionnel, de sérieux, avec une certaine
lourdeur dans le sérieux. Il connaissait bien la peinture des années cinquante et
surtout celle de la génération d’Hartung ; Alvard étant dirigé vers des peintres plus
jeunes.
XL
Julien Alvard était-il lui-même plus jeune que Gindertael ?
Pas beaucoup plus mais il restait d’esprit plus jeune. La plus âgée était Herta
Wescher. Elle venait d’Allemagne et avait très bien connu les peintres allemands
avant le nazisme. Très cultivée, elle s’y entendait notamment sur tout ce qui touchait
au collage.
Dans votre livre D’une berge à l’autre, vous parlez de Pierre Faucheux, une
personnalité importante d’Art d'aujourd'hui bien que moins visible puisqu’il y
réalisait les mises en page.
Je l’ai connu très tôt, bien avant Cimaise. Je collaborais alors à une revue qui
s’appelait Neuf, réalisée par des étudiants en médecine dont Robert Delpire. Lui et
moi étions à peu près du même âge, c’était un de mes grands copains. Il avait
demandé à Faucheux de faire la mise en page. La revue était superbe. Grâce à lui,
elle avait un côté révolutionnaire dans la présentation.
Vous deviez également assez bien connaître Pierre Guéguen ?
Oh, je les ai tous connus. Guéguen était très sympathique, très intéressant. Il
reste un des seuls à s’être intéressé très tôt à Dubuffet, à Chaissac, autant d’artistes
qui me sont très proches. Il était beaucoup plus âgé que moi… il ne devait avoir que
quarante ans mais comme j’étais très jeune, il me paraissait très âgé ! Il habitait à
Toulon, je ne le voyais pas souvent. Il demeurait un peu un outsider dans le milieu, il
était plus littéraire, il s’intéressait à des artistes en dehors de la mode de l’époque,
mais qui sont d’ailleurs bien représentés dans Art d'aujourd'hui.
Oui, André Bloc aussi aimait l’art brut, les artistes singuliers.
J’ai malheureusement connu André Bloc très tard ; sans doute parce que
j’écrivais dans Cimaise qui se positionnait en adversaire d’Art d'aujourd'hui. Nous
XLI
nous sommes rencontrés par le biais de L’Architecture d’aujourd’hui, nous
rapprochant à propos d’architectes comme Le Corbusier par exemple. Il a eu son
accident peu après. Je n’ai donc pas pu profiter de cette riche personnalité.
André Bloc avait-il une influence dans le monde des arts ?
Il avait une énorme influence. C’était une super vedette mais un peu dans
l’ombre. On savait qu’il possédait ces revues donc son influence sur les architectes
et sur les artistes était considérable. Le jour où André Bloc s’est fâché avec Vasarely,
ce dernier était absolument effondré. Il pensait que sa carrière était finie puisqu’il
n’aurait plus le soutien d’André Bloc.
André Bloc avait une audience considérable mais souterraine.
Quelle était son influence sur les institutions ? Quand on lit certains textes
d’Art d'aujourd'hui mettant ouvertement le doigt sur des défaillances
institutionnelles, on se demande si cela avait ou non de l’écho.
Il était écouté. Ce n’était pas du tout quelqu’un de marginal. Etant ingénieur de
formation, il possédait les arguments techniques nécessaires pour parler avec les
administrations. Il avait le poids, quand même assez remarquable, de L'Architecture
d'aujourd'hui : tous les meilleurs architectes contemporains collaboraient à cette
revue, ce n’est pas rien. Art d'aujourd'hui n’avait pas le même impact car elle ne
touchait que le marché de l’art abstrait qui, à l’époque, était inexistant ; il a fallu
attendre cinquante ans pour que ces artistes soient cotés.
Oui, nous parlons d’une période où dominait d’une part l’école de Paris, et
dont les vedettes étaient d’autre part, Picasso, Léger et Matisse.
Absolument, ainsi que Miró, les surréalistes… L’art abstrait était à cette
époque un art d’avant-garde de jeunes artistes – même s’ils n’étaient pas tous
jeunes – qui n’étaient pris au sérieux par aucune galerie sauf celles, marginales, de
XLII
Denise René ou de Colette Allendy. Alors que les grandes galeries marchandes,
Maeght ou la Galerie de France, vont mettre beaucoup de temps avant de s’y
intéresser. Et ne parlons pas des musées qui ne s’en préoccupaient pas du tout.
Justement, comment situer Jean Cassou ? Il semble un peu progressiste mais
sans aller jusqu’à l’abstraction.
J’aimais bien Jean Cassou. Peut-être plus pour des motifs politiques
qu’artistiques… encore que. J’ai beaucoup de respect pour lui. Il n’a pas bien
compris l’art nouveau de l’époque qu’était l’abstraction mais il a cependant compris
l’art de la période précédente. C’est tout de même grâce à lui qu’existe le fondement
du Musée d’art moderne ; grâce à ses amitiés auprès de Picasso, de Matisse, de
Léger et d’autres qu’il a pu obtenir un fonds de musée qui n’existait pas du tout. Jean
Cassou s’est occupé de ça. Ensuite, la génération des années cinquante, de l’art
abstrait, ce n’était plus sa génération ; et même avant ça, il n’aimait pas beaucoup
les œuvres de Mondrian.
On le lui reproche à plusieurs reprises dans Art d'aujourd'hui ! Léon Degand,
notamment, s’acharne de façon régulière sur le Musée d’art moderne, ses
collections autant que leur scénographie. Il apparaît assez dur ou du moins
très catégorique dans ces textes-là.
Degand était très catégorique…
Denise René me disait dans un précédent entretien que Léon Degand était un
critique à part entière alors que Charles Estienne tendait plus vers l’artiste.
Oui, il avait un côté poète. Il était plus littéraire tandis que Degand était très
dogmatique. Mais le couple Degand-Estienne a été un couple critique assez
extraordinaire pour les débuts de l’art abstrait. Je crois que Degand avait plus
XLIII
d’influence qu’Estienne au départ ; le dogmatique faisant davantage mouche que
celui qui soupèse le pour et le contre.
Avez-vous assisté à des conférences de l’Atelier d’art abstrait de Dewasne et
Pillet ?
Non. Dans le milieu où j’étais, cela paraissait une plaisanterie : faire une
académie d’art abstrait c’était vraiment le non sens absolu. Donc je n’y suis jamais
allé. J’ai ensuite été ami avec Dewasne et en discutant avec lui je me suis aperçu
que ce n’était pas du tout une plaisanterie et qu’au contraire, ce qu’il voulait
enseigner dans cette académie d’art abstrait, c’était la vie des matériaux, les
couleurs, tout un côté scientifique de la peinture qui allait mal, évidemment, avec
l’abstraction lyrique, bien plus instinctive.
Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui établissent en effet un lien très fort entre
l’artiste et l’ouvrier. L’artiste se doit de connaître ses outils.
C’est ça qui est intéressant dans ce que me racontait Dewasne. Pour lui c’était
fondamental. Il a aussi été communiste pendant assez longtemps donc c’est un
langage qui me parlait.
Pillet je l’ai moins connu. C’était quelqu’un de très modeste.
Roger Bordier a rédigé un long dossier dans Art d'aujourd'hui qui a pour titre :
“L’art est un service social”. Voilà un résumé de la ligne éditoriale de la revue.
Une idée également soutenue par le réalisme socialiste mais avec, bien sûr,
une esthétique toute autre. Comment avez-vous vécu cet académisme prôné
par le PCF ?
Je l’ai vécu comme un rejet. Logiquement par mes origines, j’aurais dû
abonder dans un réalisme social alors que ça ne m’intéressait pas du tout. Je me
positionnais radicalement contre tout ce qui touchait à cet art social, que ce soit le
XLIV
réalisme socialiste ou les Peintres témoins de leur temps. Je trouvais ça ridicule.
Pourquoi j’étais fasciné par l’art abstrait alors que ça n’est pas logique dans mon
destin ? Parce que le langage de la modernité était là.
C’était aussi une histoire de personnes : vous aviez rencontré les peintres
abstraits.
J’ai été très tôt fasciné par une reproduction d’Hartung punaisée au mur d’une
chambre d’hôtel. Je me suis alors précipité dans les galeries. J’avais une petite
rubrique dans Arts, à l’époque, et j’allais dans les expositions, les vernissages où il
n’y avait personne d’autre que des peintres. Un jour, alors que je devais avoir vingttrois ans, Hartung m’a dit : « Qui es-tu, on te voit tout le temps ? », et lorsque j’ai
expliqué que j’avais une chronique à Arts, il m’a répondu : « Si tu peux parler de
nous de temps en temps, ça nous rendrait bien service ». Ce que j’ai fait. Le
rédacteur en chef ne connaissait pas ces peintres mais il m’a laissé faire. Et les
choses se sont passées comme ça.
Vous étiez plus adepte de l’abstraction lyrique que de l’art géométrique.
Oui, du fait que j’ai été ami très tôt avec Hartung, Schneider, Soulages, et puis
Atlan. Mais c’est l’abstraction géométrique qui était la plus spectaculaire. Cela venait
de l’importance d’Art d'aujourd'hui - une revue considérable - et de la place de la
galerie Denise René, la seule galerie importante défendant les abstraits. Les peintres
abstraits lyriques apparaissaient un peu comme des hérétiques. Après, les choses
ont évolué différemment… mais pas tellement : Vasarely est resté extrêmement
célèbre pendant très très longtemps.
Par l’intégration de ses œuvres dans le mobilier urbain…
Exactement. Ce qui m’a fait me rapprocher de Vasarely à ce moment-là. Et de
Schöffer aussi.
XLV
La synthèse des arts est quelque chose qui vous a touché ?
Oui. Peut-être que la synthèse des arts me ramenait à mes préoccupations
sociales. Ça m’a rapproché aussi d’André Bloc à un moment. J’aurais certainement
été très proche de lui s’il n’avait pas eu son accident.
Propos recueillis le 13 octobre 2005
XLVI
Annexe IX
Entretien avec Claude Parent
Claude Parent, de vingt-sept ans le cadet d’André Bloc, a travaillé durant
dix années à ses côtés. Il reste ainsi une des personnes qui a le mieux connu
le directeur d’Art d'aujourd'hui. La rencontre a eu lieu alors que la revue sortait
ses derniers numéros mais le témoignage de Claude Parent nous apporte
pourtant bien des informations sur la personnalité d’André Bloc, sur le Groupe
Espace ainsi que sur ses deux autres revues, L'Architecture d'aujourd'hui et
Aujourd'hui : art et architecture.
Quand avez-vous rencontré André Bloc ?
C’était en 1951-1952, j’étais associé à l’architecte Ionel Schein avec qui j’avais
monté une agence. Nous étions tous les deux à l’Ecole des Beaux-arts mais nous
n’étions pas diplômés. Nous en avions assez de cette architecture qui se pratiquait
en France et nous voulions montrer ce dont nous étions capables : nous avions
beaucoup de culot ! Ionel Schein, surtout, était très fort, très exigeant, très agressif ; il
m’avait entraîné car je l’aimais beaucoup. Nous avions la même sensibilité
architecturale et nous souffrions dans cet enseignement de l’architecture que nous
ne voulions pas suivre et que nous n’avons d’ailleurs pas suivi. Nous avons monté
notre petite agence en 1953 et nous avons travaillé l’un et l’autre jusqu’en 1966 - ce
qui n’est pas mal ! - sans être inscrits à l’ordre des architectes, sans avoir le droit de
porter le titre d’architecte, en étant dénoncés par les collègues qui, eux, avaient le
titre. Chaque fois que nous construisions quelque chose, ils écrivaient à l’Ordre que
nous n’en avions pas le droit. Cependant, seul le titre était protégé et non l’action.
Nous pouvions à cette époque-là, construire et déposer un permis sans mentionner
« architectes ». Nous indiquions : « Conception architecturale », formule reprise
ensuite par le Ministère lorsqu’il a voulu faire une grande réforme qui s’est avérée
catastrophique en séparant la conception de la réalisation.
XLVII
Nous avions des problèmes quand la presse parlait de nous en nous
nommant « architectes » mais rapidement, des architectes galonnés ont apprécié ce
que nous disions et faisions. Et puis surtout, nous étions inscrits à l’Ecole des Beauxarts. Je l’ai été durant vingt ans ce qui me permettait d’avancer en cas de reproches :
« Mais je vais devenir diplômé, j’ai ma carte d’étudiant ! ». Il existe une disposition
qui permet d’être architecte sur références, sur ce que l’on a construit. Malraux a
signé pour nous cette autorisation. C’était extrêmement rare puisque quand nous
avons été élus, un petit article du Monde mentionnant que Ionel Schein et moi-même
avions obtenu le droit d’exercer la profession et de porter le titre sans être diplômés,
rappelait que nous n’étions que six architectes dans ce cas-là avec Auguste Perret et
Le Corbusier !
Je vous raconte cela pour vous montrer notre côté un peu excessif. Schein et
moi lisions L’Architecture d’aujourd’hui qui était notre bible, mais un article dans
lequel André Bloc écrivait qu’il fallait aider les jeunes nous avait déplu. Nous lui
avons donc envoyé une lettre plutôt vive lui indiquant qu’il possédait deux revues
dans lesquelles on ne voyait pas beaucoup l’appel aux jeunes qu’il faisait et qu’il
devenait ainsi peu crédible. Deux jours plus tard André Bloc nous contactait pour
nous dire qu’il avait le projet de fonder un groupe – le Groupe Espace - et qu’il allait
voir ce que nous étions capables de faire. L’acte fondateur du Groupe Espace est
dans Art d'aujourd'hui.
Peu après, André Bloc a fait une erreur car Schein et moi étions très liés et
lorsque le téléphone sonnait, l’un prenait le combiné et l’autre l’écouteur. Ainsi
lorsque Bloc a appelé pour me dire : « Je ne fais aucune différence entre vous et
Schein mais j’ai des problèmes avec la revue : je suis attaqué dans les journaux
parce que mon comité comprend beaucoup d’étrangers. Donc je vais vous donner, à
vous, la direction des jeunes du Groupe Espace », ce fut dramatique pour Schein,
même si dans les faits, ce dernier et moi avons travaillé ensemble. Il faut souligner
que cette décision venait d’un homme qui avait beaucoup souffert, qui avait été
pourchassé par les nazis, qui avait dû se cacher dans le Midi en laissant
L’Architecture d’aujourd’hui à un autre homme qui ne lui a pas rendu après guerre. A
Biot, André Bloc a pu échapper à la Gestapo et survivre en faisant de petites
sculptures en bois d’olivier que sa belle-mère vendait sur les marchés. Schein aurait
pu comprendre les raisons d’André Bloc. Il faut savoir qu’à l’époque, on lisait dans
les journaux : « La bande à Bloc pleine de métèques ». André Bloc a gagné des
XLVIII
procès pour diffamation. On était pourtant après la guerre. C’est incroyable que les
Français parlent de « juifs » et de « métèques » ! Donc Bloc avait cru bon que ce soit
moi, Parent, qui s’occupe du groupe des jeunes.
S’il y avait dans les proches d’André Bloc des personnes étrangères, c’est
qu’il existait une grande modernité dans les œuvres d’artistes venant d’Europe
centrale, qui était constituée, de plus, de pays très francophones. Si l’on va dans les
environs de Prague, on trouve des cités entières datant de 1920-1925. Ces
architectes et ces artistes sont venus en France quand Hitler est passé au pouvoir.
En bref, ce qui me plaît là-dedans, c’est la morale de l’histoire : nous avons
envoyé une lettre agressive et nous avons eu en réponse la grande générosité
d’André Bloc. Au lieu de nous mépriser et de nous ignorer, il s’est dit : « Je veux les
voir ».
C’est ce que je constate dans tous les témoignages que j’ai lus. C’était un
réflexe chez lui.
Il était d’une ouverture d’esprit extraordinaire. Du jour où il trouvait chez une
personne quelque chose qui dépassait un peu le train-train, il faisait tout ce qu’il
pouvait pour elle. Je l’ai toujours trouvé d’une grande générosité dans les idées,
dans le domaine de l’aide à apporter ; un peu moins de générosité financière mais ce
n’est pas très grave ! Il dépensait quand même beaucoup d’argent pour le bien
commun avec ses revues. L’Architecture d’aujourd’hui tirait cependant à 25 000
exemplaires ! Si les chiffres que j’ai en tête sont exacts, il y avait une majorité
d’abonnés : sur 25 000 magazines tirés, 18 000 allaient aux abonnés ! Et sa
danseuse était Art d'aujourd'hui. Pourquoi Art d'aujourd'hui qui était une toute petite
revue, spécialisée dans les arts ? Elle s’est révélé être l’arme de bataille faisant la
défense et l’illustration de l’abstraction géométrique ; Bloc revenait de Biot où il
fréquentait des artistes et avait pris goût à la sculpture.
Avant son départ, il avait confié L’Architecture d’aujourd’hui à des personnes
qui avaient toute sa confiance. Mais durant cette période, pour autoriser la parution
d’un périodique, il fallait en changer le titre alors la revue s’est appelée Techniques &
architecture. Malheureusement, quand Bloc est revenu en 1945 et qu’il a voulu
reprendre sa revue, des personnes lui ont dit que ce n’était plus son bien. Il s’est
XLIX
retrouvé sans rien et c’est là qu’il a eu cette générosité, cette foi en l’avenir, ce
caractère extraordinaire en ne renonçant pas. Car l’antisémitisme qui avait prospéré
avec les Allemands, ne s’effaçait pas si vite que ça comme nous l’avons vu. Il a
pourtant recommencé L’Architecture d’aujourd’hui dont l’aura internationale l’a bien
aidé. La revue est aussitôt redevenue la première revue d’architecture ; un succès
foudroyant !
Comment cette revue était-elle née ?
André Bloc a fait Centrale, il y a été reçu la première année ce qui est preuve
d’une grande intelligence. Mais comme il n’avait pas d’argent pour survivre dans une
époque très dure, plutôt que d’attendre un an pour entrer à Polytechnique où il aurait
certainement été reçu, il a préféré travailler tout de suite, dans le caoutchouc
industriel. Son patron avait une petite revue sur le caoutchouc qu’il lui a confiée ainsi
qu’une autre petite revue sur l’architecture qu’il ne voulait même pas garder. Et c’est
de là qu’André Bloc a créé L’Architecture d’aujourd’hui, revue internationale qui a
bientôt dominé le monde et qui avait un motif : l’architecture rationaliste. André Bloc
voyageait tout le temps, c’était une figure internationale qui, à mon avis, devait
dépasser ce qu’il est devenu par la suite.
Quels étaient vos rapports avec André Bloc ?
Ce compagnon de travail, beaucoup plus âgé que moi, était d’une notoriété
extraordinaire. Pour moi c’était un dieu et les gens critiquaient mon admiration. Un
architecte comme Pierre Vago me disait : « Je ne te comprends pas, tu es
complètement inféodé à André Bloc, il te fait faire des erreurs de jugement sur
l’architecture, sois un peu plus toi-même ». Mais moi j’étais enchanté, j’adorais André
Bloc ! Il m’a mis dans des situations risquées dont je me suis sorti et qui m’ont permis
de gravir les échelons. Ce fut un vrai apprentissage. Il ne m’a jamais fait de cadeau
extraordinaire : quand par exemple il m’a proposé d’être membre du comité de
L’Architecture d’aujourd’hui, cela faisait sept ans que je faisais mes preuves, que
j’étais invité au comité sans en être membre. Il avait beaucoup d’habileté - quand il
L
n’était pas en colère, son autre défaut ! – alors il m’a fait entrer avec deux autres
architectes tout de suite acceptés en faisant mine de m’avoir oublié : « Mais au fond,
il y a Claude Parent qui travaille avec nous depuis si longtemps, il mérite de nous
rejoindre. » Ce qui fut accepté. Il a toujours eu envers moi la position du patriarche
qui ne doit pas gâter le petit jeune. Il était paternaliste mais j’aimais bien.
Il avait un énorme défaut sur lequel je n’ai jamais voulu jouer : il était très
sensible à la flatterie… Ainsi, j’ai vu André Bloc s’enthousiasmer pour des architectes
qui le flattaient, vouloir immédiatement travailler avec eux et se retrouver face à
beaucoup de déconvenues.
Sa force était sa curiosité immense. J’ai conservé de lui le fait d’aimer les
idées des autres. En général, les créateurs se murent dans leur propre personnage
et combattent les idées d’autrui. Bloc était un dévoreur de nouveautés : il ne pouvait
pas s’empêcher de papillonner, dès qu’une chose dans l’air du temps lui plaisait, il se
demandait ce que lui pourrait en faire. Cela irritait le monde artistique parce que
c’était un homme qui avait deux revues et qui pouvait publier autant qu’il voulait ses
propres recherches et leur donner ainsi une sorte de caution morale. Il annonçait
ainsi le rôle des média dans la culture.
Ce dont il n’a pas abusé, en tout cas dans Art d'aujourd'hui qui contient peu
d’œuvres de Bloc.
Il faisait surtout des catalogues et des expositions pour le Groupe Espace
fondé avec Félix Del Marle. Ce qui n’était pas toujours possible aux autres artistes
car souvent ni eux ni la galerie n’en avaient les moyens et n’avaient pas non plus la
facilité de se projeter dans le monde entier. Les artistes ont donc développé une
sorte de jalousie ou d’envie vis-à-vis d’André Bloc qui avait des revues. Son appétit,
sa curiosité pour les idées nouvelles ne l’ont jamais quitté. Cela a été quelquefois
mal pris alors qu’il fallait plutôt saluer cet enthousiasme de jeune homme.
LI
Vous avez beaucoup travaillé avec André Bloc.
Ionel Schein a voulu dissoudre notre agence quelques années après notre
rencontre avec Bloc, en 1955. Mais avant cette rupture, alors que j’étais encore
associé à Schein, André Bloc et moi coopérions déjà sur ses projets d’architecture. Il
avait confiance en moi pour des raisons de dialogue, de compréhension des arts,
etc. André Bloc a continué à fréquenter Schein mais Bloc et moi avons renforcé notre
travail commun. Je faisais les mises au point : Bloc dessinait par exemple un claustra
et je devais le faire fonctionner. Il fallait travailler dur pour arriver à une réalité autre
que le prototype en plâtre !
J’étais également l’organisateur des fêtes chez André Bloc. Il donnait des
réceptions extraordinaires, notamment lors de la remise des prix de L’Architecture
d’aujourd’hui. Pour l’une, il avait décidé de réaliser un labyrinthe, une autre fois, nous
avions entrepris une projection sur les habitacles réalisés par le designer Roger
Tallon.
A partir du moment où André Bloc s’est de plus en plus intéressé à
l’architecture-sculpture, un léger différend s’est installé entre nous car il faisait
intervenir une filiation plus sculpturale qu’architecturale. Par exemple, lorsqu’il m’a
présenté les maquettes de sa tour et que je lui ai indiqué ma préférence pour celle,
plus structurée, qui me semblait aller dans le sens de ses recherches - une sculpture
habitable -, il s’est montré d’accord avec moi mais il a choisi l’autre modèle et a fait
une vraie sculpture. C’était très beau mais, comme dans le Groupe Espace, le
sculpteur avait pris le pas sur l’architecte. Je trouvais que d’une manière générale
cela détruisait le Groupe Espace car le dialogue avec l’architecture se trouvait faussé
par le fait que l’œuvre envisagée était initiée par le sculpteur seul.
Que retenez-vous du Groupe Espace ?
Ce qui, d’après moi, s’est amorcé avant la guerre, c’était le rapport des arts et
de l’architecture moderne ; même une architecture de style pompier comme le Palais
de Tokyo en 1937 comprend des bas-reliefs. L’architecture contemporaine d’alors qui
voulait enlever les décors, prenait quand même en compte que cette attitude
chassait les sculpteurs et qu’il fallait les faire travailler par un autre moyen. Cette
LII
fusion avec les artistes dans l’architecture rationaliste était présente et Bloc, au
moment où il a créé le Groupe Espace, donnait une plate-forme et une légitimité à
tous ces artistes de l’abstraction géométrique, qui ont inventé l’appellation
« plasticiens ». Art d'aujourd'hui a joué un rôle majeur de communication puisque ce
sont les artistes publiés dans cette revue qui sont allés vers les architectes. Bien sûr,
il fallait des commandes et elles ont été fournies par un ministre, Eugène ClaudiusPetit, qui a protégé l’architecture moderne et par là même L’Architecture
d’aujourd’hui avec laquelle elle fusionnait, et donc le Groupe Espace. Cela afin
d’arriver à ce que nous appelons la synthèse des arts.
J’ai appartenu à la troisième génération du Groupe Espace. Et à ce momentlà, on travaillait dès l’origine avec le sculpteur ou le peintre, avant même de
commencer son architecture, on discutait. C’est ce que j’ai fait avec Bloc pendant dix
ans. On se voyait alors deux voire trois fois par jour pour des raisons de sauvegarde
mentale, je réalisais de petites maisons de mon côté. En général, c’est André Bloc
qui m’alimentait mais nous co-signions les réalisations car nous travaillions et
réfléchissions ensemble dès le départ si bien que nous ne savions pas trop qui avait
fait quoi. Certaines fois, si Bloc n’avait pas été avec moi, les choses auraient pris une
autre forme. Quelque fois j’étais en avance, quelque fois en retard. C’est cela les
rapports fabuleux du maître et de l’élève. Rapports difficiles mais toujours gratifiant
qui ont totalement disparu de nos écoles aujourd’hui.
Le Groupe Espace a-t-il vraiment fonctionné ?
Oui, tant qu’il y a eu Eugène Claudius-Petit. Il donnait des commandes aux
architectes et aux artistes qui faisaient parti du Groupe Espace. Il jouait le jeu d’aider
les artistes. Du jour où ce ministre a dû arrêter la politique, ça a été plus dur. L’autre
événement néfaste au Groupe Espace fut bien sûr la mort d’André Bloc car, malgré
les querelles intestines, c’était lui qui le faisait survivre. Quand il est mort, une grande
réunion du Groupe Espace s’est déroulée chez moi - dont il ne reste aucune trace.
J’ai été élu président de force. Je leur ai quand même précisé que pour moi le
Groupe était fini, qu’il y avait trop de mésententes entre tous et que de toute façon,
les commandes se raréfiaient. Et même, dès lors que le tachisme s’est installé, je ne
voyais plus le rapport des arts avec l’architecture. Ce n’était pas une victoire de l’un
LIII
par rapport à l’autre, c’était une évolution, une page se tournait, c’était tout. J’ai donc
annoncé que l’on pouvait dissoudre le Groupe Espace car je ne pouvais pas
continuer à participer à quelque chose qui n’était plus qu’une association dont le
dogme fondateur n’était plus respecté.
Edgard Pillet faisait-il encore partie du Groupe Espace ?
Nous étions très amis mais il avait pris une distance non pas avec
l’architecture - au contraire - mais une distance géographique quand il avait initié ce
fameux village qui devait être un village d’artistes à Carboneras, en Andalousie, et où
il vendait des lots avec obligation de faire des villas avec des artistes. André Bloc y
avait fait une maison : il avait réalisé une petite maquette en plâtre et j’étais chargé
de faire des coupes, des plans, réfléchir à comment ça allait pouvoir être transmis
aux constructeurs.
Pierre Vago que j’ai connu en même temps qu’André Bloc, travaillait avec les
jeunes du Groupe Espace. De leur côté, Edgard Pillet et Jean Dewasne étaient les
plus actifs.
Vous avez participé à Aujourd’hui : art et architecture, comment cette revue a-telle vu le jour ?
En ouvrant les pages d’Art d'aujourd'hui à l’abstraction lyrique, André Bloc a
bouleversé la donne2. Tous les purs et durs de l’abstraction géométrique ne le
comprenaient pas. Ils se sentaient trahis et ont pensé avoir perdu Art d'aujourd'hui.
Car André Bloc voyant que les Pierre Guéguen, les Léon Degand - qui étaient les
âmes de cette revue - renâclaient, il a préféré s’en libérer. Il a alors décidé de faire
2
Lors de l’entretien, Claude Parent s’était exprimé ainsi : « André Bloc a fait une grande trahison en
passant à l’abstraction lyrique. » La douce ironie qui passait dans le ton de sa voix en parlant de
« trahison » n’apparaissant plus à l’écrit, il a modifié sa phrase après lecture. Le terme reste quand
même à relever surtout si on le met en relation avec les propos de Denise René concernant Charles
LIV
Aujourd’hui, revue pluridisciplinaire dans laquelle j’ai d’ailleurs créé la rubrique
"Design". Il a également fait une partie architecture car L’Architecture d’aujourd’hui
vieillissait du fait du manque de renouvellement de ses fidèles.
Une revue internationale tient sa richesse de ses correspondants. Bloc ne
faisait pas le porte à porte, il allait une fois en Amérique du Sud où on lui préparait
tout et où il rencontrait toutes les relations qu’il fallait au moment opportun. Mais pour
se tenir au courant, il fallait s’en tenir aux "correspondants" de L’Architecture
d’aujourd’hui. Lesquels correspondants perdaient avec l’âge le contact avec les
jeunes de leur pays et n’avaient plus le goût de voir de près ce qui se passait de
nouveau dans leur pays. Ils se figeaient et figeaient les envois à une dizaine de
connaissances, certes bonnes mais qui n’avaient pas le sel de l’évolution. André Bloc
se trouvait prisonnier de l’aura de la revue devenue une institution. Comme il ne
pouvait plus la changer, il l’a transformée en un grand mouvement d’idées : le Paris
parallèle par exemple, où il entraînait tout le monde dans une aventure commune
extraordinaire et mobilisait tous les membres du comité.
De ce fait, le contenu du combat proprement architectural est allé à
Aujourd’hui pour laquelle on ne disait rien : c’était l’autre revue de Bloc. Il en a donné
à Patrice Goulet et à moi-même la direction. Comme Patrice Goulet était très jeune
et très disponible, il a beaucoup voyagé, visité les écoles d’architecture et rencontré
les étudiants. Moi j’y allais ensuite quelques jours et c’est comme ça que nous avons
préparé les cinq numéros spéciaux consacrés chacun à un pays. Du jour au
lendemain, sur les tables des architectes du monde entier ne se trouvait plus
L’Architecture d’aujourd’hui mais Aujourd’hui car il s’y trouvait tous les jeunes ainsi
que quelques anciens restés au sommet de l’invention. Aujourd’hui est devenu la
figure de proue de L’Architecture d’aujourd’hui. Ce qui fait qu’à la mort d’André Bloc,
ses compagnons ont demandé à son épouse de l’arrêter car elle coûtait trop
d’argent.
Marguerite Bloc s’est ensuite coupée de tous ses amis en vendant
L’Architecture d’aujourd’hui à Servan-Schreiber sans en avertir le comité. Lequel
comité de rédaction essayait par ailleurs de trouver un repreneur dans la profession.
Estienne !
LV
Pierre Vago, co-fondateur de la revue, premier rédacteur en chef, ne lui a plus jamais
adressé la parole. Triste fin d’une fabuleuse et historique revue.
Propos recueillis le 7 novembre 2006.
LVI
Graphismes et tableaux
Les tableaux et graphiques qui s’inscrivent dans cette recherche et celles des
parties suivantes sont réalisés à partir des index proposés en annexes, dans
les pages qui suivent, ainsi que des sommaires d’Art d'aujourd'hui. Cela afin
de classer puis d’interpréter les informations générales que livrent ces deux
sources.
LVII
Annexe X
Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries
Ce tableau et celui qui suit (annexe XI) permettent de visualiser le rythme des
parutions d’Art d'aujourd'hui. Les mois sont indiqués par des chiffres allant de 1 à 12.
Une case est noircie lorsqu’un numéro est paru au mois correspondant. Il peut arriver
qu’une livraison paraisse à cheval sur deux mois (ce qui ne signifie pas
obligatoirement qu’il s’agisse d’un numéro double), cela est alors représenté par une
zone noire elle-même à cheval sur deux cases. Les numéros doubles sont quant à
eux indiqués par une croix sur le premier tableau.
La revue n’existant pas encore, des hachures occupent les mois de janvier à
mai 1949 dans le second tableau.
6
10
12
1
2
7
8
………
9
1ère série : juin 1949 – juin 1950
10
11
12
1
2
3
4
5
6
X
…X…
2ème série : octobre 1950 – octobre 1951
11
12
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
………
3ème série : décembre 1951 – octobre 1952
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
… X…
X
4ème série : janvier 1953 – décembre 1953
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
…X…
………
5ème série : février 1954 – décembre 1954
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
…X…
…X…
LVIII
Annexe XI
Parutions d’Art d'aujourd'hui par années civiles
Années
1949
1950
1951
1952
1953
1954
Mois
1
2
3
4
5
6
////////////////////////////////////////////
………
………
………
………
………
………
7
8
.........
9
10
11
12
………
LIX
Annexe XII
Citations des artistes par articles
Ce graphique ne regroupe que les artistes auxquels la revue consacre plus
d’un article. Cela en concerne trente et un alors qu’Art d'aujourd'hui s’arrête sur cent
quarante-quatre artistes différents. Deux cent deux articles consacrés à un plasticien
ont été relevés.
La présence de croix après le nom de l’artiste indique qu’il a conçu ou qu’il a
fait l’objet d’une ou plusieurs couvertures. La présence de ronds indique qu’il a
réalisé un ou plusieurs encarts couleurs.
Nombre d'articles
0
1
2
3
4
5
6
Arp x
Bloc xxo
Braque
Calder
Del Marle
Robert Delaunay
Sonia Delaunay xx
Dewasne xo
Deyrolle o
Dias x
Noms des artistes
Domela
Herbin o
Jacobsen
Kandinsky xo
Kupka
Lapicque
Laurens
Le Corbusier x
Léger xxo
Magnelli xxoo
Moholy Nagy
Mondrian x
Mortensen
Pevsner x
Pillet x
Poliakoff
Schöffer
Taeuber-Arp o
Van Doesburg
Vasarely xxo
Villon xo
LX
Annexe XIII
Citations des artistes par séries, encarts couleurs et couvertures
Ce tableau recense les artistes qui font l’objet d’un article dans au moins une
des trois séries de la revue consacrées aux créateurs, ainsi que ceux qui ont conçu
ou qui ont fait l’objet d’une couverture et/ou d’un encart couleurs.
Artistes
Séries,
couvertures
et encarts
Peintres
et sculpteurs
d’aujourd’hui
Apollinaire
Aral
Arcay
Arp
Baertling
Baumeister
Bertheau
Bloc
Bombois
Bozzolini
Brihat
Carlsund
Coppel
R. Delaunay
S. Delaunay
Demonchy
Dewasne
Deyrolle
Dias
Domela
Le Passage
de la ligne
L’Art et la
manière
Encarts
couleurs
X
X
X
X
X
X
X
X
X
XX
XX
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
XX
X
X
X
X
X
X
Febvre-Desportes
Freundlich
Geboullet
Gilbert
Gilioli
Glarner
Gris
Guérin
Hartung
Herbin
Jacobsen
Kalinowsky
Kandinsky
Lacombe
Lanskoy
Couvertures
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
LXI
Artistes
Séries,
couvertures
et encarts
Lapicque
Lardera
Peintres
et sculpteurs
d’aujourd’hui
Le Passage
de la ligne
L’Art et
manière
Van Doesburg
Van Tongerloo
Vasarely
Villon
Vivin
Couvertures
Encarts
couleurs
X
X
Le Corbusier
Léger
Leppien
Liger
Magnelli
Malevitch
Mondrian
Moore
Mortensen
Munari
Navarro
Nay
Nicholson
Palazuelo
Pevsner
Pillet
Poliakoff
Pollock
Schneider
Schöffer
Seuphor
Teauber-Arp
Utrillo
la
X
X
X
X
X
X
X
XX
X
X
XX
X
XX
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
XX
X
X
X
X
LXII
Annexe XIV
Interventions des rédacteurs par articles
Ce graphique propose de se pencher sur la participation des rédacteurs en
fonction du nombre d’articles qu’ils ont écrits. Leur nombre exact se trouve
mentionné à côté du nom de chaque rédacteur.
Le comité d’Art d'aujourd'hui fait régulièrement appel à des intervenants
extérieurs, aussi ne sont mentionnés que les rédacteurs ayant écrit plus d’un article.
Cela réduit le nombre de personnes à trente-trois sur un total de cent neuf rédacteurs
Trois cent quatre-vingt deux articles dont deux cent deux sont consacrés à
des artistes ont été relevés. Il y a donc presque deux cents textes sur des sujets
généraux : musées, synthèse des arts, histoire des mouvements, etc.
Nombre d'articles rédigés
0
10
20
30
40
50
60
70
80
Agay-6
Alvard-16
Bloc-2
Bordier-27
Boudaille-5
Buffet-3
Degand-74
Noms des rédacteurs
Delahaut-3
Del Marle-6
Estang-2
Estienne-8
Guéguen-30
Gulin-2
Hulten-2
Kahnweiller-2
Le Corbusier-2
Léger-2
Massat-4
S. Moholy-Nagy-2
Mondrian-2
Morita-3
Morris-2
Perilli-2
Pillet-6
Reuterswaerd-2
Sandberg-2
Schiff-5
Seuphor-28
Séverini-2
Söderberg-2
Thwaites-3
Van Gindertael-45
Wescher-17
LXIII
Annexe XV
Interventions des rédacteurs par brèves
Ce graphique s’appuie toujours sur les interventions des rédacteurs mais cette
fois-ci en s’intéressant aux brèves d’exposition3. Là encore, seuls les critiques ayant
écrit plus d’une brève sont comptabilisés, soit dix-huit critiques. Ce choix n’éloigne
guère des véritables chiffres puisqu’il n’écarte que treize rédacteurs, donc treize
critiques d’exposition ; ce qui est peu sur un total de quatre cent cinquante-quatre
brèves relevées.
Nom bre de brèves rédigées
0
10
20
30
40
50
60
70
80
90
100
110
120
130
Alvard-62
Bordier-32
Noms des rédacteurs
Bröse-3
Buffet-2
D.M.-3
Degand-127
Delahaut-10
Dew asne-2
Estienne-6
Guéguen-26
J.D.-8
Koenig-3
Lance-3
Seaux-3
Seuphor-33
Van Gindertael-82
Verdet-3
Wescher-38
3
Notre base de travail, ici, reste l’index des brèves par rédacteurs avec les manques qu’il comporte.
LXIV
Index
Au commencement de l’indexation des textes d’Art d'aujourd'hui, il était
impossible d’envisager tous les questionnements que cela allait soulever et les
décisions qu’il faudrait prendre. Réaliser un index nécessite, en effet, d’écarter
certaines choses afin de garder une lisibilité, une cohérence à l’ensemble de la
liste. Ces choix ont été les plus limités et justifiés possible. Toutefois, il faut
admettre que même en croisant l’ensemble de ces six index, on ne peut
prétendre à l’exhaustivité des écrits parus dans les trente-six numéros de la
revue.
LXV
Annexe XVI
Index des articles par artistes
Tous les artistes faisant l’objet d’un article ou dont le nom est clairement
mentionné dans le titre ou dans un sous-titre sont indexés ici.
Lorsqu’un nom est souligné, cela signifie qu’il s’agit d’un ensemble d’articles
ou d’un dossier sur l’artiste. Si un astérisque précède un nom, c’est que l’artiste fait
l’objet d’un texte commun à différents créateurs ; cela se retrouve notamment dans
des panoramas par mouvement (“La sculpture cubiste”) ou par pays (“Présentation
de 18 artistes allemands”). Dans le cadre d’une série (“Le Passage de la ligne”, “L’Art
et la manière”, etc.), celle-ci est mise en évidence par un soulignement.
L’index est classé par noms d’artistes selon l’ordre alphabétique, puis, pour
chaque artiste, selon l’ordre chronologique de parution d’articles. Enfin, pour cet
index et les suivants, la mention « n.p. » signifie « non paginé ».
Adam – “Adam” – L. Degand - 1ère série - n°5 - décembre 1949 – n.p. (1 page)
*Arcay – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier
1953 – pp. 15 à 17
*Archipenko – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin
1953 – p. 52 et 53
*Arp – “Sophie Taeuber-Arp, Jean Arp” – M. Seuphor - 1ère série - n°10-11- mai-juin
1950 – pp. 28 à 33
Arp – “Formes” – J. Arp – 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 - pp. 36 et 37
*Arp – “Arp. Poète” – Ch. Estienne - 1ère série - n°10-11 – mai-juin 1950 – pp. 39 à
41
Arp – “H. Arp” – L. Degand - 3ème série - n°1 – décembre 1951 – p. 3
*Arp – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 – pp. 44
et 45
*Bala – “Deux Peintres futuristes : Bala et Boccioni” – A. Perilli - 3ème série - n°2 –
janvier 1952 - p. 1
*Bauchant - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951
– pp. 10 et 11
LXVI
*Baumeister – “Présentation de 18 artistes allemands” - G. Schiff - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 7
*Bergman (Anna Eva) – “Complément à la Scandinavie” – M. Seuphor - 5ème série n°1 – février 1954 – p. 15
*Berke – “Présentation de 18 artistes allemands” - G. Schiff - 4ème série - n°6 - août
1953 – p. 9
*Bertrand – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 21
*Bissier (Julius) – “Présentation de 18 artistes allemands” - G. Schiff - 4ème série n°6 - août 1953 – p. 9
Bloc – “A. Bloc” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 4
Bloc – “Exposition André Bloc à Bruxelles” – J. Delahaut et J. Seaux - 4ème série n°1 – janvier 1953 – p. 25
*Bloc – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 – pp. 48
et 49
*Bloch – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
*Boccioni - “Deux peintres futuristes : Bala et Boccioni” – A. Perilli - 3ème série - n°2
– janvier 1952 - p. 1
*Bombois - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 –
pp. 18 et 19
*Bonnet– “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – pp. 21 et 22
Boubat – “Rencontres fortuites” – E. Boubat - 1ère série – n°5 – décembre 1949 –
n.p. (2 pages)
*Bozzolini – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 –
pp. 50 et 51
*Brancusi – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953
– pp. 50 et 51
Braque – “Braque” – L. Degand - 1ère série – n°7-8 – mars 1950 – p. 45
Braque – “L’Indigence de Braque” – P. Guéguen et V. Duverneuil - 4ème série – n°6 –
août 1953 – p. 29
*Breer – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - maijuin 1950 – p. 21
LXVII
*Busse – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 24
*Caillaud – “Deux Pôles de la peinture naïve” – P. Guéguen - 5ème série - n°6 septembre 1954 – pp. 10 et 11
Calder – “Calder” – T. Clapp – 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 – pp. 2 à 11
Calder – “Notes sur Calder” - L. Degand - 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 – pp
12 et 13
Calder – “A. Calder” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 5
*Carlstedt - “La Peinture abstraite en Finlande” – A. Gulin - 4ème série - n°7 octobre-novembre 1953 – p. 13
Carlsund – “Otto G. Carlsund” – O. Reuterswaerd - 4ème série – n°7 octobrenovembre 1953 – p. 5
Chaissac – “Voyage au pays de Chaissac” – P. Guéguen - 3ème série - n°5 – juin
1952 – pp. 11à 16
*Chenay – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 20
Clausen – “Franciska Clausen : constructiviste, cubiste et néoplasticienne danoise” –
O. Reuterswaerd - 4ème série – n°7 – octobre-novembre 1953 – p. 20
*Csaky – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen – 4ème série – n°3-4 – mai-juin 1953 –
p. 58
*Cujawski – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 19
*Damian – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
*Davis – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – S. Davis – 2ème série - n°6 - juin 1951 –
p. 23
*De Kooning – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – W. De Kooning - 2ème série - n°6
- juin 1951 – p. 18
Del Marle – “Del Marle” – R. Bayer - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (1
page)
Del Marle – “Del Marle” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p.
6
Del Marle – “Félix Del Marle. 1889-1952” – P. Revoil - 4ème série – n°1 – janvier 1953
– 2ème de couverture
LXVIII
Del Marle – “La Couleur au service de l’homme” – P. Revoil - 4ème série – n°1 –
janvier 1953 – pp. 1 et 2
Delaunay – “Robert Delaunay” – L. Degand - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp. 6
à 11
Delaunay – “Robert Delaunay” – M. Seuphor - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp.
12 à 13
*Delaunay (Robert) – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6
- août 1952 – pp. 20 et 21
*Delaunay (Sonia) – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 août 1952 – p. 21
*Delaunay (Sonia) – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre
1954 – pp. 12 et 13
Dewasne – “J. Dewasne” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre – p. 8
*Dewasne – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier
1953 – pp. 18 et 19
*Dewasne – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 –
pp. 50 et 51
Deyrolle – “Jean Deyrolle ou la continuité de la peinture” – Ch. Estienne - 2ème série
– n°5 – avril-mai 1951 – pp. 18 à 21
Deyrolle – “J. Deyrolle” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 7
*Deyrolle – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars
1953 – pp. 19 et 20
*Deyrolle – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 21
et 22
*Dias – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 - octobre
1950 – p. 23
Dias – “Cicero Dias” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 9
*Dias – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – pp. 16
et 17
Domela – “C. Domela” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p.
10
*Domela – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°7-8 - octobre
1952 – p. 61
LXIX
*Duchamp-Villon – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - maijuin 1953 – pp. 53 à 55
*Durand – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 19
*Duvillier – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 20
Eggeling – “Viking Eggeling” – K. G. Hulten - 4ème série – n°7 – octobre-novembre
1953 – p. 3
*Enard – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
*Fassbender – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 9
*Fietz – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 août 1953
*Fitz-Patrick – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 20
*Francken – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 19
*Freundlich – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°7-8 octobre 1952 – pp. 59 et 60
*Gear – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 - octobre
1950 – p. 25
*Geiger – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 10
*Gilbert – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier
1953 – pp. 15 à 17
*Gilioli – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 23 et
24
*Glarner – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – F. Glarner - 2ème série - n°6 - juin
1951 – p. 18 et 19
*Greffe - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p.
14
*Gontcharova – “Le Rayonnisme : Larionov, Gontcharova” – L. Degand - 2ème série
– n°2 – novembre 1950 – pp. 26 à 29
LXX
Gonzalez – “Julio Gonzalez 1876-1942” – L. Degand - 1ère série – n°6 – janvier 1950
– n.p. (5 pages)
*Gottlieb – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – A. Gottlieb - 2ème série - n°6 - juin
1951 – pp. 23
*Guerrini – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 20
Hartung - “Hans Hartung : un style de l’expressif pur” – Ch. Estienne - 2ème série –
n°4 – mars 1951 – pp. 20 et 21
Hartung - “Notes sur Hartung” – L. Degand - 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 22 à
25
*Hartung – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 –
pp. 44 et 45
*Hartung (Karl) – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série
- n°6 - août 1953 – p. 10
Herbin – “Auguste Herbin” – R. Massat – 1ère série – n°4 – n.p. (3 pages)
Herbin – “Herbin le rigoureux” – L. Estang – 1ère série – n°4 – n.p. (1 page)
Herbin – “Herbin le pur” – P. Peissi - 1ère série – n°4 – n.p. (1 page)
Herbin – “A. Herbin” - R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 11
*Herbin – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°7-8 - octobre
1952 – pp. 57 à 59
*Herbin – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 4ème série - n°8 - décembre 1953 – pp.
20 et 21
*Hess – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – Th. B. Hess - 2ème série - n°6 - juin 1951
– p. 23
*Hill – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 - octobre
1950 – p. 24
*Hirshfield - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951
– p. 15
*Ionesco – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
Jacobsen – “R. Jacobsen” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 12
Jacobsen – “Exposition Jacobsen à Paris” – L. Degand - 4ème série – n°1 – p. 26
*Jacobsen – “Artistes danois vivant en France” – K. G. Hulten - 4ème série - n°7 octobre-novembre 1953 – p. 23
LXXI
*Jacobsen – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 –
pp. 48 et 49
*Kalinowsky – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 janvier 1953 – pp. 15 à 17
Kandinsky – “W. Kandinsky” – W. Kandinsky - 1ère série – n°6 – janvier 1950 – n.p.
(1 page)
Kandinsky – “Situation de Kandinsky” – Ch. Estienne – 1ère série – n°6 – janvier
1950 – n.p. (1 page)
Kandinsky – “La Peinture de Kandinsky” – C. Giedion-Welckner – 1ère série – n°6 –
janvier 1950 – n.p. (4 pages)
Kandinsky – “La Leçon de peinture de Kandinsky” – R. Van Gindertael - 1ère série –
n°6 – janvier 1950 – n.p. (3 pages)
*Kandinsky – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 - juin
1952 – pp. 18 et 19
Klee – “Klee” – L. Degand - 1ère série – n°7-8 – mars 1950 – p. 16
Kupka – “Kupka” – Léon Degand - 3ème série – n°3-4 – février-mars 1952 – pp. 54 à
58
*Kupka – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août 1952
– pp. 18 et 19
Lacasse – “Il faut maintenant connaître Lacasse” – R. Bordier - 5ème série – n°7 –
novembre 1954 - pp. 13 à 15
*Lacombe – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 20
*Lambert – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 25
*Lanskoy –“Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui” – R. Van Gindertael - 2ème série –
n°8 – octobre 1951 – pp. 30 et 31
*Lanzmann – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
*Lapicque -“Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui” – R. Van Gindertael - 2ème série –
n°5 – avril-mai 1951 – pp. 26 et 27
Lapicque – “C. Lapicque” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 –
p. 13
LXXII
*Lardera – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°7 - novembre 1954 – pp.
20 et 21
*Larionov – “Le Rayonnisme : Larionov, Gontcharova” – L. Degand - 2ème série –
n°2 – novembre 1950 – pp. 26 à 29
Laurens – “Henri Laurens” – D.-H. Kahnweiler - 1ère série – n°1 – juin 1949 – n.p. (3
pages)
*Laurens – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 –
p. 55
Laurens – “Hommage à Henri Laurens” – P. Guéguen - 5ème série – n°4-5 – mai-juin
1954 – pp. 52 et 53
Le Corbusier – “Recherches pour conduire à une sculpture destinée à l’architecture”
- 1ère série – n°2 - juillet-août 1949 – n.p. (2 pages)
Le Corbusier – “Le Corbusier” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 décembre 1951
– p. 14
*Le Douanier Rousseau – “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4
– mars 1951 – pp. 5 et 6
Léger – “F. Léger” – L. Degand - 1ère série – n°3 – octobre 1949 - n.p. (3 pages)
Léger – “Un nouvel espace en architecture” – F. Léger - 1ère série – n°3 – octobre
1949 - n.p. (1 page)
Léger - “F. Léger” - R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 décembre 1951 – p. 15
*Lenormand – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 25
Leppien – “Jean Leppien” – Cl.-H. Sibert - 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 18 et
19
*Lipchitz – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 –
pp. 55 à 57
*Louis - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp.
12 et 13
*Louis - “La Vision de Séraphine” – Ch Estienne – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p.
13
Magnelli – “A. Magnelli” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 16
*Magnelli – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 20
et 21
LXXIII
Magnelli – “Magnelli” – Ch. Estienne - 1ère série – n°2 – juillet-août 1949 – n.p. (4
pages)
*Magnelli – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août
1952 – p. 22
*Malevitch – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 - juin
1952 – pp. 19 et 20
Manessier – “Manessier et la recherche d’une logique picturale” – L. Degand - 4ème
série – n°1 – janvier 1953 – pp. 20 à 23
Matisse – “Henri Matisse” – M. Seuphor - 5ème série – n°7 – novembre 1954 – p. 23
*Maussion – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
*Meistermann – “Présentation de 18 artistes allemands” – W. Haftmann - 4ème série
- n°6 - août 1953 – p. 13
Moholy Nagy – “Laszlo Moholy-Nagy : le peintre”– S. Moholy Nagy - 2ème série – n°8
– octobre 1951 – pp. 18 à 22
Moholy Nagy – “Moholy Nagy : le potographe” – S. Moholy Nagy - 2ème série – n°8 –
octobre 1951 – pp. 23 à 25
Mondrian – “P. Mondrian” – P. Mondrian - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (1
page)
Mondrian – “Piet Mondrian et les origines du néo-plasticisme” – M. Seuphor - 1ère
série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (2 pages)
Mondrian – “P. Mondrian : le home-la rue-la cité (extraits)” – P. Mondrian – 1ère série
– n°5 – décembre 1949 – n.p. (2 pages)
Mondrian –“Influence de Mondrian” – J. Gorin - 1ère série – n°5 – décembre 1949 –
n.p. (1 page)
*Mondrian – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 - juin
1952 – pp. 20 et 21
Mondrian – “Mondrian indésirable” - M. Seuphor - 5ème série – n°1 – février 1954 - p.
1
Moore – “La Sculpture d’Henry Moore” – Ph Hendy – “Henry Moore” – L. Degand 1ère série – n°4 – novembre 1949 – n.p. (8 pages)
*Morris – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – G. L. K. Morris - 2ème série - n°6 - juin
1951 – pp. 16 et 17
Mortensen – “R. Mortensen” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 17
LXXIV
*Mortensen – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars
1953 – pp. 20 et 21
*Mortensen – “Artistes danois vivant en France” – K. G. Hulten - 4ème série - n°7 octobre-novembre 1953 – p. 22
*Mortensen – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 –
pp. 46 et 47
*Motherwell – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – R. Motherwell - 2ème série - n°6 juin 1951 - pp. 21 et 22
*Müller-Dünwald – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème
série - n°6 - août 1953 – p. 13
*Nallard – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 23
*Navarro – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier
1953 – pp. 15 à 17
*Nay – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 - août
1953 – p. 13
Nicholson – “Ben Nicholson” – H. Wescher - 4ème série – n°2 – mars 1953 – pp. 10
et 11
*Nissim – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 24
*Ottaviano – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 23
*Pellegrin - “Deux Pôles de la peinture naïve” – P. Guéguen - 5ème série - n°6 septembre 1954 – pp. 8 et 9
*Pevsner – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 4ème série - n°8 - décembre 1953 – pp.
24 et 25
Pevsner – “Antoine Pevsner” – R. Massat – 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 2 à
5
Pevsner – “Pevsner et la conquête plastique de l’espace” – P. Guéguen - 5ème série
– n°1 – février 1954 – pp. 6 à 9
*Peyronnet - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951
– p. 16
Picabia – “Hommage à Francis Picabia” – R. Clair - 4ème série – n°8 – décembre
1953 - p. 16
LXXV
*Picasso - “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953
Pillet – “E. Pillet” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 18
*Pillet – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier 1953
– p. 19
*Pillet – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – pp.
46 et 47
Poliakoff – “S. Poliakoff” - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 19
* Poliakoff – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 22
*Poliakoff – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars
1953 – pp. 21 et 22
*Poliakoff – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 4ème série - n°8 - décembre 1953 –
pp. 22 et 23
Raymond “M. Raymond” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 –
p. 20
*Rezvani – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 20
*Ritschl– “Présentation de 18 artistes allemands” – K. F. Ertel - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 14
*Robin – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 22
Rossiné – “Rossiné” – L. Degand - 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 26 et 27
*Sager – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - maijuin 1950 – p. 21
*Schneider - “Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui” – R. Van Gindertael - 2ème série –
n°6 – juin 1951 - pp. 26 et 27
Schöffer – “Schöffer” – M. Seuphor - 3ème série – n°5 – juin 1952 – p. 23
*Schöffer – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 –
pp. 14 et 15
*Seuphor – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°7 - novembre 1954 –
pp. 18 et 19
*Taeuber-Arp – “Sophie Taeuber-Arp, Jean Arp” – M. Seuphor - 1ère série - n°10-11
- mai-juin 1950 – pp. 28 à 33
LXXVI
Taeuber-Arp – “Taeuber-Arp” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p.
21
*Tajiri – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - maijuin 1950 – p. 20
Tatin – “Tatin” – P. Guéguen - 5ème série – n°4-5 – mai-juin 1954 – p. 54
*Thieler – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 14
*Trier – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 - août
1953 – p. 14
*Uhlmann – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4 ème série – n°6 –
août 1953 – p. 16
*Utrillo - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p.
17
*Van Doesburg – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 juin 1952 – p. 21
Van Doesburg – “Théo Van Doesburg” – M. Seuphor – 4ème série – n°8 – décembre
1953 – pp. 1
Van Doesburg – “Le Développement de Théo Van Doesburg” – H. Buys – 4ème série
– n°8 – décembre 1953 – pp 2 à 9
*Van Tongerloo – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 juin 1952 – p. 21
*Vanni - “Deux Pôles de la peinture naïve – P. Guéguen - 4ème série - n°7 - octobrenovembre 1953 – p. 13
Vasarely - “V. Vasarely” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 22
Vasarely – “Vasarely” – L. Degand - 3ème série – n°5 – juin 1952 – pp. 6 à 10
*Vasarely– “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars
1953 – pp. 22 et 23
*Vasarely – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 24
et 25
Vézelay – “Paule Vézelay” – M. Seuphor - 5ème série – n°8 – décembre 1954 – p. 12
Villon – “Jacques Villon” – Ch. Estienne - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (5
pages)
*Villon – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août 1952
– pp. 19 et 20
LXXVII
*Vivin –“Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp.
7à9
Werkman – “Werkman (1882-1945)” – W. J. H. B. Sandberg - 3ème série – n°3-4 –
février-mars 1952 – pp. 49 et 53
*Werner (Théodor) – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série
- n°6 - août 1953 – p. 19
*Werner (Woty) – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série n°6 - août 1953 – p. 18
*Winter – “Présentation de 18 artistes allemands” – W. Haftmann - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 17
*Youngerman – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21
*Zimmerman – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11
- mai-juin 1950 – p. 20
LXXVIII
Annexe XVII
Index des brèves par artistes
Toutes les brèves d’exposition à l’exception de quelques-unes qui n’étaient à
l’évidence que des annonces et non des critiques sont mentionnées ci-dessous.
Un astérisque précède un nom lorsque l’artiste fait l’objet d’une critique portant
sur plusieurs créateurs. Il peut alors s’agir soit d’une exposition de groupe, soit du
choix d’un rédacteur d’aborder plusieurs expositions dans une même brève.
L’index est classé par noms d’artistes selon l’ordre alphabétique, puis, pour
chaque artiste, selon l’ordre chronologique de parution des brèves.
Agam – M. Seuphor - 4ème série – n°8 – décembre 1953 – p. 32
Akermann - 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 – p. 27
Alechinsky – M. Seuphor - 5ème série – n°8 – décembre 1954 – p. 31
Anthoons – L. Degand - 1ère série – n°9 – avril 1950 – p. 23
Anthoons – M. Seuphor - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – p. 32
Anthoons – H. Wescher - 5ème série – n°6 – septembre 1954 – p. 30
Araceli – L. Degand - 5ème série – n°1 – février 1954 – p. 34
*Arcay – R. Van Gindertael - 3ème série – n°7-8 – octobre 1952 – p. 62
Arcay – L. Degand - 5ème série – n°2-3 – mars-avril 1954 – p. 61
Arnal – J. Alvard - 1ère série - n°9 - avril 1950 – p. 22
*Arnal – J. Alvard - 2ème série - n°7 - juillet 1951 – p. 36
*Arp – L. Degand - 1ère série - n°10-11 - mai-juin 1950 – p. 27
Arp – L. Degand - 2ème série - n°3 - janvier 1951 – p. 30
Arp – L. Degand - 3ème série - n°1 - décembre 1951 – p. 25
*Arp – L. Koenig – 4ème série – n°7 – octobre-novembre 1953 – p. 31
*Arp – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – p. 31
Baertling – M. Stein - 3ème série - n°5 - juin 1952 – p. 31
*Baertling – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – p. 60
Balla - 3ème série - n°1 - décembre 1951 – p. 28
Barrios – J. Alvard - 2ème série - n°5 - avril-mai 1951 – p. 30
Barta – M. Seuphor - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – p. 32
Battistini – L. Degand - 4ème série - n°2 - mars 1953 – p. 29
LXXIX
*Battistini – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars 1953 – p. 30
Baumeister – L. Degand - 1ère série - n°5 - décembre 1949 – n.p.
Baumeister – M. Seuphor - 5ème série - n°1 - février 1954 – p. 30
Bazaine – L. Degand – 1ère série – n°4 – novembre 1949 – n.p.
Bazaine – M. Seuphor - 1ère série - n°6 - janvier 1950 – n.p.
Bazaine – L. Degand - 4ème série - n°5 - juillet 1953 – p. 26
Bentin – P. Guéguen - 4ème série - n°5 - juillet 1953 – p. 27
Bertholle – J. Alvard - 1ère série - n°7-8 - mars 1950 – n. p.
*Bertholle – R. Van Gindertael - 2ème série - n°5 - avril-mai 1951 – p. 30
*Bertholle – J. Alvard - 3ème série - n°5 - juin 1952 – p. 30
Bertini – R. Van Gindertael - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 31
Bertini – H. Wescher - 5ème série - n°1 - février 1954 – p. 35
Bertrand (Gaston) – L. Degand - 4ème série - n°2 - mars 1953 – p. 31
Bertrand (Huguette) – R. Van Gindertael - 2ème série - n°6 - juin 1951 – p. 31
Bertrand (Huguette) – M. Seuphor - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – p. 63
Bertrand (Huguette) – H. Wescher - 5ème série - n°8 - dé