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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE VI Equipe de Recherche en Histoire de l’Art Contemporain (ERCO) THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : Histoire de l’art / Art contemporain Présentée et soutenue par : Corine GIRIEUD le : 6 mai 2011 La Revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) : Une vision sociale de l’art Sous la direction de : Monsieur Serge LEMOINE Professeur, Paris IV Sorbonne JURY : Madame Françoise LEVAILLANT Directrice de recherche, CNRS Présidente du jury Monsieur Pierre WAT Professeur, Paris I Panthéon-Sorbonne 1 Remerciements Nous tenons à remercier Monsieur Serge Lemoine de nous avoir invitée à venir travailler dans son équipe et de nous avoir fait confiance. Nous remercions également les personnes qui ont accepté de répondre à nos questions, Mme Denise René, Mme Sylvie Nordmann, M. Claude Parent, M. Michel Ragon, M. Pierre Soulages et tout particulièrement M. Roger Bordier dont la correspondance nous a été précieuse. Nos remerciements vont également vers ceux qui ont suivi l’avancée de nos recherches et nous ont permis de progresser grâce à leurs remarques et conseils, Natalie Adamson de l’Université de Saint-Andrews, Yves Chevrefils-Desbiolles de l’IMEC ainsi que Didier Schulmann de la Bibliothèque Kandinsky. Enfin, nous voulons remercier les personnes qui ont effectué les relectures de ce travail, notamment Christophe Henry, ainsi que Caroline Moine pour son aide déterminante. 2 Avant-propos Nous avons entendu parler de la revue Art d'aujourd'hui pour la première fois lors d’un entretien avec John-Franklin Koenig, co-fondateur de la revue Cimaise sur laquelle nous préparions un mémoire de maîtrise. Les propos n’étaient guère élogieux ; il évoquait une revue très fermée, aux mains de la Galerie Denise René et de Victor Vasarely. Pourtant, ce que nous en dit, deux mois plus tard, Jean-Paul Ameline alors qu’il finalisait l’exposition que le musée d’Art moderne consacrait à la galeriste de la rue de la Boétie, était d’une toute autre nature. Il nous a bien fallu vérifier par nousmême ces propos divergents et consulter Art d'aujourd'hui. Quelle ne fut notre (agréable) surprise en découvrant les couvertures colorées et originales, l’articulation écrits/images, la largesse dans les illustrations. Puis, à la lecture des sommaires, la variété des articles a définitivement assis notre curiosité. Le DEA nous permit de mettre au clair quelle voie nous voulions prendre pour l’étude de cette revue. Il devenait évident que le lien qu’elle cherchait à tisser avec la société faisait, pour nous, le principal intérêt d’Art d'aujourd'hui. Cela d’autant plus que nous y lisions une actualité sans cesse renouvelée et un écho à nos préoccupations sur la démocratisation de la culture ainsi que sur une intégration des arts à la vie quotidienne. 3 La revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) : une vision sociale de l’art Sommaire Introduction............................................................................................................... 6 I. Art d'aujourd'hui, une histoire............................................................................ 17 1. De L’Architecture d’aujourd’hui à Art d’aujourd’hui .................................... 19 a. L’Architecture d’aujourd’hui ------------------------------------------------------------------------- 21 b. Art d'aujourd'hui : une nécessité ------------------------------------------------------------------- 35 c. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs------------------------------- 45 2. Cinq années d’existence : juin 1949 – décembre 1954 ................................ 74 a. La ligne éditoriale---------------------------------------------------------------------------------------- 75 b. Art d’aujourd’hui hors les pages ------------------------------------------------------------------- 89 c. Aujourd’hui : art et architecture--------------------------------------------------------------------103 3 Art d'aujourd'hui en chiffres......................................................................... 115 a. Présentation chiffrée ----------------------------------------------------------------------------------117 b. Quantification des citations et des participations -------------------------------------------120 c. Du côté du lectorat : une tentative d’évaluation ----------------------------------------------128 II. L’art pour tous dans Art d’aujourd’hui ........................................................... 142 1. Didactisme ..................................................................................................... 144 a. Clarté de la mise en pages---------------------------------------------------------------------------146 b. Donner le goût de l’art --------------------------------------------------------------------------------157 c. Pour mieux aborder l’abstraction -----------------------------------------------------------------166 2. Le quotidien de l’art ...................................................................................... 176 a. Les artistes au jour le jour ---------------------------------------------------------------------------177 b. Réflexions sur les musées --------------------------------------------------------------------------193 c. L’art au quotidien, l’art dans le quotidien-------------------------------------------------------215 4 3. La synthèse des arts ..................................................................................... 228 a. Des rédacteurs impliqués ----------------------------------------------------------------------------230 b. La synthèse des arts dans les pages ------------------------------------------------------------244 c. La synthèse des arts dans le texte----------------------------------------------------------------254 III. L’art pour tous : une vision sociale de l’art................................................... 270 1. Pour un art social .......................................................................................... 272 a. Œuvre commune et bien commun ----------------------------------------------------------------273 b. Le reflet d’une époque --------------------------------------------------------------------------------284 c. Un autre point de vue : le réalisme socialiste -------------------------------------------------298 2. Vers un art de masse .................................................................................... 312 a. Les Trente Glorieuses : de la désolation à la consommation ----------------------------314 b. Société de loisirs et culture de masse-----------------------------------------------------------324 c. Art social versus art de masse ---------------------------------------------------------------------338 3. Du devenir des objectifs d’Art d'aujourd'hui .............................................. 353 a. L’art dans le quotidien --------------------------------------------------------------------------------355 b. L’enseignement de l’art en milieu scolaire -----------------------------------------------------369 c. La place des publics dans les musées d’art moderne et contemporain--------------381 Conclusion ............................................................................................................ 397 Bibliographie......................................................................................................... 409 Archives-------------------------------------------------------------------------------------------------------409 Sources--------------------------------------------------------------------------------------------------------410 Méthodologie ------------------------------------------------------------------------------------------------411 Contexte artistique, culturel et historique ---------------------------------------------------------411 La presse -----------------------------------------------------------------------------------------------------422 Les pratiques culturelles --------------------------------------------------------------------------------424 Les musées --------------------------------------------------------------------------------------------------425 L’art à l’école ------------------------------------------------------------------------------------------------426 5 Introduction L'objet de la présente recherche se concentre sur trente-six numéros constitutifs de l’ensemble des parutions d'un périodique : Art d'aujourd'hui. Ce dernier n'est plus en devenir ; en conséquence, la somme de ses trente-six livraisons forme un tout que l’on peut appréhender dans sa globalité. Sur un rayonnage de bibliothèque, il s’agit d’un volume carré de vingt-quatre centimètres sur trente et un, par douze d'épaisseur. L'important est bien sûr ailleurs mais avant de tourner les pages d’Art d'aujourd'hui et d’y plonger, il est plaisant de rappeler – de manière un peu romantique il faut en convenir – le peu de volume qu'occupe cet objet d’étude à l’aune de l’étendue des champs qu’il ouvre à l’exploration. Il n’est pas sûr qu’Art d'aujourd'hui soit plus une revue1 qu'un magazine2. Les terminologies de chacun ne permettent pas de trancher. Comme un magazine, Art d'aujourd'hui propose une publication périodique, attache de l'importance à l'illustration et cible son lectorat. C'est d'ailleurs peut-être ce lectorat très ciblé – jusqu’à la spécialisation – qui ferait entrer le périodique dans la catégorie des revues. Il reste également probable qu'Art d'aujourd'hui évolue vers le statut de revue – terme plus valorisant car l'autorisant à s'inscrire dans le temps – parce que devenant, aujourd’hui, soixante ans après la parution de son premier numéro, un sujet d'études. La salle que lui a consacrée le musée national d'Art moderne durant l'année 2008 vient affirmer ce statut autant qu’elle confirme l'intérêt d'Art d'aujourd'hui en tant que traces, sources de l'histoire de l'art et des idées. Cependant, un périodique, du fait qu’il consigne des pensées régulières inévitablement marquées par leur époque, devient-il pour autant de fait une source pour l’historien ? Ce dernier ne se constitue-t-il pas ses propres archives ? Ne seraient-elles pas à considérer, non pas tant comme un tout composé mis ensuite à la disposition du chercheur, en attente de sens, que comme n’existant qu’à partir du moment où elles se trouvent révélées par celui qui la reconnaît ou la nomme ainsi ? Avant d’aboutir à ce document originel, ne faut-il pas, pour reprendre les mots de 1 « Publication périodique souvent mensuelle, qui contient des essais, des comptes rendus, des articles variés, etc. » dans Le Petit Robert, Paris, 2009. 2 « Publication périodique, généralement illustrée », Op. cit.. 6 Roland Barthes, « classer, échantillonner, si l’on veut constituer un corpus »3 ? En d’autres termes, n’est-ce pas l’historien qui constitue son corpus à partir d’éléments, certes pertinents, mais qu’il lui revient de valoriser ? Face à la somme que peut représenter une collection entière de revues à classer et échantillonner, il est nécessaire de se rattacher à un document plus léger, synthétique, qui donne une vision de l’ensemble des textes parus. L’outil indispensable est un récapitulatif des sommaires, qui se trouve justement publié dans le dernier numéro d’Art d’aujourd’hui. Illustrées de leur couverture, les livraisons sont détaillées par les titres des articles, leurs auteurs et les numéros de page. Se voient également mentionnées la provenance de la couverture, ainsi que celle de l’encart illustré s’il y a lieu. Cet ensemble constitue une base de données qu’il convient d’annoter, de compléter, voire de corriger, et à laquelle on se réfère en permanence. Les sommaires, en offrant une vue d’ensemble, permettent d’appréhender rapidement le nombre de revues selon les années, de dégager les thèmes récurrents ainsi que les séries (dont on saisit leur fréquence et leur durée). On perçoit également le rythme de rédaction des différents critiques4. Parcourir et même simplement feuilleter avec attention l’ensemble des revues de nombreuses fois s’avère également nécessaire pour se mettre en mémoire les différentes livraisons. Cela permet de se familiariser avec chaque numéro, d’envisager l’évolution de la mise en pages, de saisir l’enchaînement des articles dans un dossier spécial, de noter les récurrences et les textes qui retiennent dès l’abord l’attention. Cette relative maîtrise des numéros peut constituer un gain de temps non négligeable dans les recherches ultérieures. Les éléments constitutifs d’un périodique doivent également être considérés avec une attention particulière ; il s’agit de l’ours – qui nomme les membres du comité de rédaction –, des quatrièmes de couverture et des éditoriaux. S’ils sont réguliers, ces derniers renseignent sur les préoccupations et les aspirations des rédacteurs. Ce n’est pas le cas d’Art d'aujourd'hui. Cependant, l’absence d’éditorial 3 La Chambre claire, Paris, 1980, p. 14. Cela ne peut être visualisé que pour les textes longs ; les actualités, brèves critiques d’expositions ou de livres étant regroupées sous des termes génériques sans que soient énumérés ni le contenu, ni les auteurs. 4 7 régulier reflète aussi une volonté ou une réalité d’un comité de rédaction dont les membres ont tous la même importance. Un éditorial met souvent en avant une même personne au fil des numéros, lui offrant une tribune de choix pour exprimer enthousiasmes et colères. Cela fait également prendre conscience de l’ensemble du ton d’Art d’aujourd’hui. Ses textes, dans leur grande majorité, exposent des faits, rendent compte du travail d’un artiste, développent une idée, l’expliquent, mais ne cherchent pas la controverse. Seule la revue de presse, "Critique de la critique", qui paraît à dix reprises, en quatrième de couverture, est un espace où la plume se fait plus vive. "Critique de la critique" ou non, les quatrièmes de couverture ne sont pas à négliger. Divisées en petits rectangles publicitaires, elles renseignent sur des expositions contemporaines à la livraison, sur des éditions de revues, livres, lithographies, séries limitées luxueuses. Une partie de l’actualité peut ainsi se lire à travers ces petites annonces, et notamment l’activité éditoriale soutenue des éditions d’Art d’aujourd’hui. Enfin, l’observation de l’évolution de l’ours informe sur les entrées et les départs des rédacteurs. Reste ensuite à en trouver les raisons, internes au comité ou propres au parcours de chacun. C‘est une fois que l’on a dégagé tous ces paramètres que l’on peut avancer dans une lecture plus approfondie. Il vaut mieux l’envisager motivée par une recherche particulière (les critiques relatives à la muséographie, les textes abordant la synthèse des arts, les aspects relevant d’une volonté de didactisme, etc.). Il reste en effet difficile de maintenir son attention, et par conséquent de tirer parti, d’une lecture systématique, chronologique et désintéressée des articles. Appréhender les textes in extenso, à la suite les uns des autres, et sans but précis pour chacun d’entre eux revient à avancer sans boussole dans une forêt inconnue. Cette dernière se mue curieusement au fil de la lecture en paysage de plus en plus dénudé, semblable à une vaste plaine aride et stérile. Une approche par thèmes stimule la lecture et la rend féconde. Cette méthodologie est d’autant plus nécessaire ici qu’Art d'aujourd'hui, à son origine, ne possède pas de projet éditorial bien défini. Probablement que si ses deux co-fondateurs, l’artiste Edgard Pillet et l’ingénieur André Bloc pouvaient apporter leur témoignage, ils souriraient à l’évocation même de cette idée. La réalisation de la revue est le résultat d’un besoin ressenti par un créateur, Edgard Pillet, de trouver une tribune, aussi modeste soit-elle, afin de pouvoir présenter, commenter et laisser 8 une trace du retour d’effervescence de la vie culturelle dans le Paris de l’aprèsguerre. Le peintre ne cherche pas même à écrire dans cette publication ; simplement à la voir éclore. Il fait la constatation que l’actualité artistique parisienne s’intensifie mais que par manque de relais, elle reste sans écho. A l’image d’un Diderot puis d’un Baudelaire décrivant les œuvres des Salons à ceux qui ne se déplaceront pas, Edgard Pillet souhaite que tout amateur d’art puisse profiter de cette vitalité de la création, quel que soit le lieu où il habite. Afin de mieux connaître ce lectorat, différentes méthodes d'exploration ont été envisagées en gardant une pertinence qui fait avancer le propos. La méthode quantitative, si elle rebute un peu de prime abord, a semblé finalement d'autant plus indispensable à une recherche qui souffre d'un manque de sources complémentaires à celle que compose la revue. Il a fallu trouver des indices plus que des preuves : les courriers, peu nombreux, disponibles dans les archives, l'ours qui renseigne sur la distribution de la revue à l’étranger, les publicités contenues dans la revue, son prix, la comparaison avec les autres périodiques. Cette approche ne prenant son sens que traduite en actes et en personnes, ne doit servir qu’à circonscrire la vie de la revue et non pas, au contraire, à la désincarner. Pour cela, le recours aux archives, même réduites, mais aussi et surtout le recueil de témoignages d’acteurs de l’époque, permettent de confronter la froideur des chiffres et des graphismes aux souvenirs que laisse une réalité vécue. L’ensemble de textes mis en pages et illustrés qui constitue une revue permet, dans les quelques centimètres carrés évoqués plus haut qui la délimitent, d’ouvrir vers de nombreux horizons. Aborder un organe de presse inscrit dans le passé implique, en effet, de couvrir plusieurs domaines. D'abord celui de l'Histoire car son rédactionnel découle de l'actualité, c'est sa raison d'être. Cette actualité, devenue aujourd’hui historique, se lit ici dans sa contemporanéité, donc avec ses partis pris, ses enthousiasmes et ses manques. Véritable source au même titre que des archives ou la collecte de témoignages, il s’agit, de la même façon, de poser sur les livraisons le regard du chercheur qui tend à une inatteignable objectivité. Avec Art d'aujourd'hui, c’est aussi un pan complexe de l’histoire de l’art qui est convoqué ; celui de l’après Seconde Guerre mondiale, du renouveau de l’abstraction et, partant, d’un désir d’implication de la création dans la société. De ce fait, un troisième champ alimente cette recherche, celui de la sociologie. 9 La prise avec le réel contemporain à la revue et les liens qu'un organe de presse tisse avec ses lecteurs (particulièrement Art d'aujourd'hui), invitent naturellement à cette approche sociologique mais ici, elle est renforcée par la ligne même du périodique, inscrit dans un rapport social à l’art. La carence des fonds d’archives rend ainsi impératifs l’appui solide sur ce que l'on possède d’avéré et la revendication de la démarche quantitative afin de n'affirmer que ce qui a été validé par les chiffres – données qui semblent les moins aléatoires. Elles alimentent la définition de la ligne éditoriale et orientent sur l’audience d’Art d'aujourd'hui et son aura afin de supposer son empreinte ; son impact sur le milieu artistique ne peut se circonscrire à la revue d'esthétique ou d’actualité artistique puisqu’elle se trouve portée par des ambitions sociales. Mais il faut rester lucide quant à l’impact de la revue et l’on gardera en mémoire l’avertissement que Pierre Bourdieu formule dans L’Amour de l’art : « Comme la prédication religieuse, la prédication culturelle n'a toutes les chances de réussir que lorsqu'elle atteint les convertis. […] S'ajoute à cela le fait que les "besoins culturels" ne sont nullement des besoins primaires (comme celui de s'alimenter), contrairement à ce qu'avancent les adeptes du "don", mais bien plutôt des besoins secondaires, qui s'accroissent à mesure qu'on les assouvit, et dont la conscience de la privation décroît à mesure que croît la privation. Le fossé culturel en matière d'amour de l'art peut donc aller s'agrandissant. » Un fossé d’autant plus profond que le besoin sollicité est singulier. Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui gardent en ligne de mire ce qui est pour eux la finalité de toute création plastique : l’abstraction, une expression encore jeune et très marginalisée par le grand public – cible pourtant espérée de la revue. Le champ sémantique lui-même ouvre des débats et perspectives. Georges Roque5 propose une étude des termes "art abstrait", "abstraction", "non figuration", 5 Dans Qu’est-ce que l’art abstrait, Paris, 2003. 10 "art non objectif" et "art concret" qui permet de saisir toute la complexité et les amplitudes possibles de ce détachement de l’imitation du réel. Alors que les rédacteurs de la revue restent stricts sur l’acception de l’abstrait, sur ce qui appartient ou non à cette expression, ils emploient indifféremment les termes "art abstrait", "abstrait", "abstraction" et "non figuration". Une largesse lexicale qui se trouve reprise dans le développement ci-dessous. Il est question un peu plus haut de notre intérêt presque a priori pour le corpus initial que constitue Art d'aujourd'hui. Cette curiosité est suscitée par l’inscription de la revue dans un temps très délicat de l’histoire de l’abstraction. Or cette forme d’expression est encore bien récente au regard de l’ensemble de l’histoire de l’art. Chose rare dans la discipline, nous pouvons en effet situer sur une échelle de temps proche de nous, les débuts non pas d’un mouvement mais véritablement d’une esthétique nouvelle ; une nouvelle manière d’exprimer, de créer. A l’image de la photographie et du cinématographe, l’histoire de l’abstraction se lit dans les archives et témoignages récents, quand les réalisations donnent des indices sur les différentes tentatives et expériences, les débuts de l’abstrait, les concurrences de paternités mais aussi son évolution. De même, on s’accorde sur le fait qu’avec les années cinquante, l’abstraction est dans une période de renouveau ; l’après Seconde Guerre mondiale lui offre des raisons de s’épanouir dans une quête d’exprimer ce qui ne peut être représenté, figuré. Néanmoins, dès 1953-1954, l’art abstrait entre dans ce que Sylvie Lecoq-Ramond appelle une période de “classicisation”6. S’ensuit un débat sur un potentiel conformisme de l’abstraction qui conforte les tenants d’une nouvelle expression plus gestuelle, lyrique, dans l’idée que le combat doit se tourner autant contre la figuration que contre une abstraction géométrique sclérosée. Et Art d'aujourd'hui, précisément, participe à l’académisation de l’avant-garde du fait même, comme l’analyse Georges Roque, que la revue fait partie d’un réseau qui, en se contentant de lui-même – et ce, malgré lui –, clôt des possibilités7. L’ambition des rédacteurs ne peut se passer de la mise en place de ce réseau, ni d’une relative académisation. Pour réaliser leurs objectifs, de grande 6 “Les Vies différées de l’abstraction”, dans Abstractions France 1940-1965, Paris, 1997, p. 20. 11 envergure, ils ne peuvent se passer de tenter de convaincre le plus largement possible, de répandre les idées que sous-tend l’art géométrique. Ils ne peuvent se passer d’agir. Ce qui est, selon Alain, une nécessité de la créativité : « Le grand secret des arts, et aussi le plus caché, c'est que l'homme n'invente qu'autant qu'il fait et qu'autant qu'il perçoit ce qu'il fait. Par exemple, le potier invente quand il fait ; et ce qui lui apparaît plaisant dans ce qu'il fait, il le continue. Le chanteur aussi. Et celui qui dessine, aussi. Au contraire ceux qui portent un grand projet dans leur rêverie seulement, et qui attendent qu'il s'achève dans la pensée seulement ne font jamais rien. L'écrivain aussi est soumis à cette loi de n'inventer que ce qu'il écrit ; dès que ce qu'il a écrit a valeur d'objet, il est amené à écrire encore et encore autre chose. »8 Ainsi, l’avant-garde géométrique, par la générosité de son propos, contient en germe son académisation puisqu’elle n’est pas de ces avant-gardes qui ne souhaitent rien d’autre que d’œuvrer dans une forme de contre-culture. Cependant, même les rédacteurs de la nouvelle revue Cimaise – qui se pose en concurrente d’Art d'aujourd'hui dès sa création en 1952 – reconnaissent bien vite une phase de dénaturation de l’abstraction lyrique que Michel Ragon commente en des termes vifs qui lui sont familiers : « L’art abstrait, oui bien sûr, je l’aime toujours, mais je le préférais quand il était frais. Il commence à sentir mauvais. »9 Il faut encore rappeler que le propos des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui ne se résume pas à la défense d’une chapelle esthétique. Il y a une forte dimension sociale dans les ambitions affichées par la revue – ce qui, du reste, constitue l’essentiel de notre intérêt a priori. Le rôle que se donnent les rédacteurs, en effet, est de faire un tri, de clarifier la situation artistique afin de répondre à cette volonté d’un plus large accès à l’avant-garde abstraite. Cette démarche n’est pas la plus courante aujourd’hui où la critique marque sa distance par rapport à un lectorat néophyte en imposant une norme de ce qui est contemporain, et donc estimable, mais en ne 7 8 Op. cit., p. 206. Alain, Propos sur l’esthétique, Paris, 1923, p. 50. 12 cherchant pas à le justifier10. La critique d’art vécue par Art d'aujourd'hui se rapprocherait plus de celle énoncée par Sainte-Beuve un siècle plus tôt (en 1852) dans ses Derniers portraits littéraires : « Je pense sur la critique deux choses qui semblent contradictoires et qui ne le sont pas : 1° Le critique n’est qu’un homme qui sait lire et q ui apprend à lire aux autres. 2° La critique, telle que je l’entends et telle que je voudrais la pratiquer, est une invention, une création perpétuelle. » Certainement que l’historien lecteur, même occasionnel, d’Art d'aujourd'hui associe sans difficulté à la revue l’approche didactique telle que l’entend le premier énoncé. Il nous revient de démontrer que l’invention n’est pas absente des pages du périodique d’André Bloc, qu’il s’agisse de leur composition comme de leurs ambitions. Il faut rappeler cette évidence que l’objet du présent travail (des textes critiques mis en pages) est à la fois observé mais également, lui-même, somme d’observations d’observateurs11. Il s’agit alors, pour l’historien, de prendre de la distance face à des objets qui sont eux-mêmes des prises de distance par rapport à l’actualité. On se trouve donc, déjà, face à un filtre manifeste, avoué ; ce filtre implique que la critique s’expose, de fait, à la contestation voire à l’opposition. Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui font en sorte, cependant, de ne pas s’exposer à l’incompréhension. Pourtant, à lire dans les essais d’histoire de l’art, la réduction d’Art d'aujourd'hui à des querelles de chapelles, on mesure l’échec de la revue dans le domaine de la démocratisation de la connaissance. Le travail qui suit propose de reconsidéré quelques préjugés sur cette revue qui a participé pleinement à l’histoire de l’abstraction encore naissante en étant elle-même actrice et en devenant la trace 9 ème "Petit Bilan pour tous", dans Cimaise, 5 série, n°1, septembre–octobre 1957, pp.20 à 26. On pourra se référer notamment aux études de Nathalie Heinich sur le sujet dont l’Art contemporain exposé aux rejets, Etudes de cas, Nîmes, 1998. 11 Richard Leeman se trouve face à cette même conclusion avec Le Critique, l’art et l’histoire : « On touche là à la question épineuse et fondamentale de la constitution du fait historique : à la différence de l’histoire, l’histoire de l’art comprend parmi ses objets des acteurs (les critiques d’art) dont une des activités consiste précisément à construire, à hiérarchiser, à sélectionner un corpus d’artistes. », 10 13 de classification et de théorisation de l’expression abstraite. Ce sont ses recherches, ses conclusions qui constituent aujourd’hui pour partie, les sources de l’histoire de l’art d’un moment clef du XXème siècle. Que le lecteur soit prévenu : cette recherche en histoire de l'art aborde peu les artistes et leur travail, ne propose pas d'analyse détaillée d'œuvres plastiques ni d’une évolution stylistique. On le constate en feuilletant les annexes, elles ne contiennent pas de reproductions d'œuvres auxquelles il faudrait se reporter pour mieux saisir une description, une étude, un commentaire. La presse reste en effet un bon point de départ à des observations esthétiques ; le précédent travail sur la revue d’André Bloc, entrepris par Georges Richar-Rivier, La Nouvelle Ecole de Paris et la revue Art d'aujourd'hui ou les abstractions du début des années cinquante12, se concentre sur le groupe d’artistes gravitant autour du périodique. Il y a en effet des filiations, des influences à établir entre les artistes lecteurs et les œuvres des plus anciens, qui sont reproduites ; entre les écrits des critiques et l’évolution de certains créateurs ou du public. Ou encore dans l’évolution tant sémantique que de la réception d’un mouvement13 voire d’une dénomination14. Le propos est ici de partir d’une matière première qu’est la revue Art d'aujourd'hui. Du sondage de ses sommaires puis de sa lecture méthodologique ont découlé trois axes d'études. La ligne d’Art d'aujourd'hui qui s'appuie sur un didactisme tant dans les articles que dans la façon de les mettre en pages. La manière d'aborder la création par une démystification de l'acte créateur au profit de son aspect laborieux et journalier dans l’expérimentation ; mais aussi dans son abord et dans sa délectation qui doit se faire au quotidien, sur toute chose. Cette vision trouve son accomplissement dans sa réalisation grâce à la synthèse des arts, union parfaite de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. Cette intégration des arts dans l’urbanisme et l’architecture constitue le troisième pivot de la ligne de la revue. Rennes, 2010, p. 19. 12 ème Doctorat de 3 cycle, sous la direction d’Hubert Damisch, Université de Lille III-EHESS, Lille, 1987. 13 On peut citer Pour ou contre le fauvisme, par Philippe Dagen (1994) ainsi que l’exposition Les Fauves et la critique au musée de Lodève, (1999). 14 Natalie Adamson a ainsi fait une recherche sur L’Ecole de Paris dans son ouvrage : Painting, Politics and the Struggle for the Ecole de Paris, 1944-1964, Surrey, 2009. 14 Cette étude faite, les choses se trouvant ainsi posées, les pistes lancées par les rédacteurs nous apportent matière à réflexions. Est-ce de cette déconstruction dont parle Françoise Levaillant ? « Entre la description à petits points, faite de citations et d’anecdotes, et la langue de bois dans laquelle se fige presque toujours un discours pétri de "stratégies", il conviendrait de trouver un autre protocole d’analyse, quitte à déconstruire l’objet (la revue) pour parvenir à poser des séries de questions pertinentes. »15 Il a semblé, quoi qu’il en soit, nécessaire à la recherche de trouver la bonne distance par rapport à la revue afin de pouvoir exploiter les thématiques qu’elle développe dans ses pages et de tisser les liens vers des problématiques actuelles – Art d'aujourd'hui devenant centre de l’étude et point de départ pour d’autres réflexions. « [...] l’histoire a changé sa position à l’égard du document : elle se donne pour tâche première, non point de l’interpréter, non point de déterminer s’il dit vrai et quelle est sa valeur expressive, mais de travailler de l’intérieur et de l’élaborer : elle l’organise, le découpe, le distribue, l’ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries, distingue ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas, repère les éléments, définit les unités, décrit des relations. »16 Ces réflexions prennent corps jusque dans la forme même du développement qui, telle une mise en abyme, questionne la possibilité de rendre un doctorat clair dans ses découpages en proposant d’introduire chaque grande partie puis en les 15 Dans la préface à Yves Chevrefils-Desbiolles, Les Revues d’art à Paris 1905-1940, Paris, 1993, p. 11. 16 Michel Foucault, L’Archéologie du Savoir, Paris, 1994 (réédition de 1969), p 14. 15 ponctuant d’autant d’intertitres que nécessaire à la compréhension de l’enchaînement des idées. Car il nous semble que si « l'homme n'invente qu'autant qu'il fait et qu'autant qu'il perçoit ce qu'il fait »17, sa production n’existe pleinement que lorsqu’elle rencontre un public ou un lectorat. 17 Alain, Ibid. 16 I. Art d'aujourd'hui, une histoire « Que réservons-nous aux chroniqueurs de l’an 2000, s’il leur prend envie de s’arrêter à nouveau et de se retourner sur le chemin parcouru ? »1 Appréhender un périodique dans sa globalité suppose que ce dernier n'existe plus. La somme des exemplaires constitue alors une entité qui se prête à l'analyse. Au regard de ce corpus cohérent, il devient nécessaire d’envisager la manière la plus complète et partant, plurielle, de le questionner. L'approche se fait donc d'abord historique afin de donner une réponse à Julien Alvard, soucieux des traces qu'il laisse aux «chroniqueurs de l'an 2000». Il faut en effet s’arrêter et se retourner, revenir à la genèse de la revue, au contexte dans lequel elle s’est développée et aux hommes qui l’ont portée. Ici, l'analyse se fait plus précise afin de déterminer le style de chacun ainsi que leur place et leur rôle au sein d'Art d'aujourd'hui. Ces animateurs, de texte en texte, d'ambitions en réussites ou en échecs, donnent à la revue sa ligne éditoriale. Forts de leurs convictions, pour promouvoir l'avant-garde abstraite, ils mènent des actions au quotidien qui se trouvent relayées, accompagnées, initiées par Art d'aujourd'hui. Pourtant, au terme de cinq années, et malgré l'enthousiasme qui transparait dans chaque livraison, le mot « fin » vient clore l'histoire de la revue. Il s’adjoint cependant le mot « début » d’une nouvelle aventure, celle d’Aujourd’hui : art et architecture. L’analyse se poursuit par l'indexation, la quantification et la mise en graphiques du corpus. Car une revue se présente aussi par le nombre de ses années, de ses séries, de ses livraisons, de ses pages ; puis par le décompte précis des interventions de ses rédacteurs, des participations des artistes aux couvertures, aux encarts couleurs. Enfin, une revue se définie aussi par ses lecteurs, reflet de la portée de ses aspirations, justification de sa publication. La disparition des archives 1 ère Julien Alvard, "Sur l’autre versant du demi-siècle", dans Art d'aujourd'hui, 1 1950, p. 46. série, n°7-8, mars 17 ne permet pas leur dénombrement exact mais il devient possible de dessiner leur profil, en creux. 18 1. De L’Architecture d’aujourd’hui à Art d’aujourd’hui « L’architecture étant un art comme les autres avec pour seule différence ses obligations fonctionnelles, l’architecte, auteur des projets, doit être un véritable créateur. »2 L’histoire de la revue L’Architecture d’aujourd’hui est très étroitement liée à celle de son fondateur, André Bloc. Ingénieur de formation, il se découvre très vite un goût pour l’édition auquel s’ajoute bientôt celui pour l’art de bâtir. Ces deux passions le guident alors tout naturellement vers la réalisation de la revue L’Architecture d’aujourd’hui dont le premier numéro sort en novembre 1930. Cet organe œuvre pour la modernité qui doit se manifester dans tous les domaines du bâti, y compris – et peut-être, surtout – dans le logement social. Après la Seconde Guerre mondiale, c’est à un véritable combat que L'Architecture d'aujourd'hui doit se livrer face aux décisions prises dans le cadre de la Reconstruction. Si l’après-guerre reste une période troublée pour l’architecture, elle l’est tout autant pour le monde de l’art. Les recherches plastiques s’intensifient et se diversifient tant que la presse s’empare des débats d’idées que soulèvent notamment les oppositions entre abstraits et figuratifs. Le peintre Edgard Pillet regrette cependant que l’abstraction ne jouisse pas d’un véritable espace d’expression et de défense. C’est avec l’aide d’André Bloc et de la logistique de sa revue d’architecture que peut se réaliser et perdurer Art d'aujourd'hui. La première livraison, réalisée hâtivement, n’est guère épaisse mais l’esprit est bien là. Il est impulsé par la participation de critiques et d’animateurs très actifs. André Bloc s’entoure avec talent de personnes qui non seulement partagent ses idées mais en plus, les divulguent avec autant de fougue que de clarté. Se joignent à Edgard 2 André Bloc, “L’Action de L'Architecture d'Aujourd'hui”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, avril 1961, cité dans Aujourd’hui : art et architecture, numéro spécial André Bloc, n°59-60, décembre 1967 , p. 21. 19 Pillet, Léon Degand, Julien Alvard, Roger Van Gindertael, Pierre Guéguen, Michel Seuphor, Félix Del Marle, Pierre Faucheux, Roger Bordier et Charles Estienne. 20 a. L’Architecture d’aujourd’hui C’est avec la personnalité d’André Bloc qu’il faut envisager les débuts de L'Architecture d'aujourd'hui. Ingénieur des Arts et Manufactures diplômé de l’Ecole centrale en 1920, il travaille comme secrétaire du Syndicat du Caoutchouc à partir de 1924. Il est remarquable que dès cette année, il s’approprie et dirige la Revue générale du Caoutchouc, modeste publication que son patron lui laisse bien volontiers. L’homme a déjà le pressentiment de la nécessité de faire circuler les idées par l’écrit3. On le voit, trois caractéristiques ressortent de ce début de parcours : d’abord André Bloc n’est pas architecte mais ingénieur ce qui explique peut-être son goût pour les techniques et les matériaux nouveaux. De plus, dès cette première expérience, s’affirme la facilité qui va être la sienne à passer outre les frontières des différentes disciplines (édition, architecture, sculpture, peinture, dessin). Enfin, sitôt enfermé dans le cadre d’un travail, André Bloc cherche à élargir son quotidien, et c’est en dirigeant une revue qu’il agit. A cette même époque, celui que tous les témoignages décrivent comme ayant « une insatiable curiosité »4, fréquente des architectes dont Le Corbusier, Francis Jourdain et Auguste Perret. Estce la persuasion des créateurs avec lesquels il discute ? Il semble que très rapidement André Bloc donne à leur discipline une place centrale dans le quotidien et donc dans la vie des Hommes ; au point qu’il entre dans un véritable combat pour la jeune architecture5. Julius Posener – architecte qui va faire partie de l’aventure de L'Architecture d'aujourd'hui – décrit ainsi André Bloc : 3 Domitille D’Orgeval fait remonter le goût d’André Bloc pour les revues à ses études durant lesquelles il est rédacteur pour la Revue des Centraux - il y lance d’ailleurs en 1923 un appel à contribution au Corbusier. Il devient ensuite secrétaire général de La Revue science et industrie et de celle de l’Ingénieur. Dans L’Engagement et la contribution d’André Bloc pour l’architecture et les arts de l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art sous la direction de Serge Lemoine, Université de Paris IV-Sorbonne, Paris, 1996-1997, p. 9. 4 Jean Ginsberg, “Témoignages”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 159. On le comprend également en consultant ses archives – essentiellement photographiques – déposées au musée de Grenoble par Natalie Seroussi, actuelle propriétaire de sa villa à Meudon. Ce fonds est constitué pour l'essentiel de traces de voyages en Italie, au Maroc et en Tunisie. 5 Il raconte dans L'Architecture d'Aujourd'hui n°106, mars 1963, p. 2 : « Dès 1921, Le Corbusier fut mon guide. Je n’avais qu’un espoir, m’évader de mes besognes professionnelles pour me rapprocher de l’Architecture et des Arts Plastiques. » 21 « [Il] était révolté. Telle fut ma première impression : un petit homme “qui s’indigne, qui se méfie”. […] Un homme qui a du flair et qui ne se sent absolument pas sûr, sur le terrain où il vient de s’engager. Il désirait y acquérir un droit de cité. […] Sa curiosité professionnelle, sa curiosité en matière d’architecture, était pratiquement illimitée. Un homme conscient de se consacrer à une tâche difficile et inquiétante. Il était tenace, brave, décidé. Je ne vis pas [ces qualités]. Je trouvais un homme qui m’irritait un peu. A l’époque, je ne pensais pas me trouver en face d’un homme qui serait un jour considéré comme un artiste […]. Peut-être en ce temps-là, je n’étais pas seul à ignorer ses dons potentiels. André Bloc lui-même les pressentait-il ? Je ne crois pas. »6 Les débuts de la revue Son avidité dévorante pour seul véritable atout, André Bloc décide de fonder une revue avec l’architecte Marcel Eugène Cahen7. Elle doit avoir pour titre Construire, un verbe qui, selon eux, résume à lui seul leur programme : « C’était le programme, la doctrine d’Auguste Perret, et nous étions perretistes. »8. Mais ce nom existe déjà pour une revue aux idées sur l’architecture très éloignées de celles des jeunes gens et qui traite Le Corbusier d’« obusier » ! Trouver un titre n’est pas la seule difficulté qui attend André Bloc : Marcel Eugène Cahen décède alors que la revue n’est encore qu’à l’état de projet. Le jeune ingénieur doit trouver une légitimité dans cet univers d’architectes dont il ne fait pas encore partie. Il s’attache les services de la veuve de son ami en tant que secrétaire générale et de l’architecte (et 6 “L'Architecture d'Aujourd'hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 14. 7 Claude Parent apporte une précision à la création de la revue que nous n’avons trouvée nulle part ailleurs : « [Le patron d’André Bloc] avait une petite revue sur le caoutchouc qu’il lui a confiée car elle ne l’intéressait pas ainsi qu’une autre petite revue sur l’architecture qu’il ne voulait même pas garder. Et c’est de là qu’André Bloc a créé L'Architecture d'Aujourd'hui. » Voir entretien, annexes IX. 8 “L'Architecture d'Aujourd'hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 14. 22 fils d’architecte) Pierre Vago, en rédacteur en chef. La ligne éditoriale, quant à elle, s’établit aisément dans un mouvement de révolte que Julius Posener qualifie de nécessaire lorsqu’il commente la note d’intention d’André Bloc : « Ce texte est combatif, plein de colère et d’idéal. La situation exigeait ce langage et cette attitude. »9 Les membres de L’Architecture d’aujourd’hui déplorent en effet tant l’enseignement de l’architecture tel qu’il est dispensé en France que la qualité plastique des constructions, ils exigent une adaptation de la profession d’architecte à l’époque ainsi qu’une véritable réflexion sur l’habitat social. Il faut rappeler que la revue est créée durant une période de fort ralentissement de l’architecture en matière de logements. Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme de 1948 à 1953, met cela en rapport avec le gel des loyers appliqué depuis 1914. De cette décision prise pour aider une population en guerre puis au sortir de la guerre, naît une situation infernale : les propriétaires n’investissent plus dans leurs biens immobiliers dont l’état se dégrade et Claudius-Petit de comptabiliser « treize millions de taudis et des innombrables immeubles présentant les stigmates d’une vétusté accentuée par des dizaines d’années d’oubli du plus modeste entretien. »10 C’est dans ce contexte que la revue s’est « improvisée »11, rue Duphot dans le huitième arrondissement parisien, depuis les locaux du Syndicat du Caoutchouc avant de s’installer définitivement chez son fondateur, rue Bartholdi à Boulogne-surSeine. Le rédacteur en chef Pierre Vago accomplit un travail de fond, demeure la cheville ouvrière de la revue, lui donne vie au quotidien. Mais c’est pourtant le nom de Bloc qui lui reste définitivement attaché : « En relisant L’Architecture d’aujourd’hui, on est toujours en présence d’André Bloc. Conscient, exigeant, à la pointe des événements, des idées et de la pensée, curieux, stimulant, sévère, il est partout, dans toutes les pages, derrière ses collaborateurs et ses amis qu’il anime et oriente. »12 9 Ibid., p. 18. “Choses vécues”, dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1981, p. 627. 11 Julius Posener, op. cit., p. 14. 12 Georges Candilis, “1945. L’A.A. reparaît”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 24. 10 23 Car s’il n’est pas encore reconnu par les architectes comme un des leurs, André Bloc sait cependant où il va dans le domaine de la promotion et de la diffusion d’un art qui correspond à ses attentes. Cette détermination s’avère bénéfique à la revue qui, selon Julius Posener, « [devient] presqu’aussitôt la première en France et, après trois ou quatre ans, une des principales revues du monde […]. Son influence se fit sentir immédiatement. Je ne peux évidemment parler que de la région dont j’étais alors le correspondant : l’Allemagne. Chacun des architectes contactés voulait me rencontrer, me remettait des documents et, ce qui était plus rare, était ensuite satisfait de la publication. […] Il est hors de doute que la Revue a été accueillie avec enthousiasme. »13 Une revue ambitieuse Créer une revue qui s’engage sur la voie d’une avant-garde, la faire vivre coûte que coûte14 même dans une période peu favorable reste un schéma que l’on rencontre aisément dans la première moitié du XXème siècle. Yves Chevrefils Desbiolles en cite de nombreux exemples dans son ouvrage Les Revues d’art à Paris, 1905-194015. Il reste cependant remarquable, dans le cas de L’Architecture d’aujourd’hui, que cet organe de presse ne s’enferme pas dans un fonctionnement de petites revues vivant de souscriptions, accessibles aux seuls abonnés et quelques autres privilégiés. Il semble au contraire que l’équipe de L’Architecture d’aujourd’hui raisonne dès le début comme doit le faire une revue de large audience. Et cela passe notamment par la recherche de publicités qui se trouvent peut-être plus aisément pour une revue d’architecture, celle-ci pouvant faire appel aux 13 Julius Posener, op. cit., p. 20. Pour cela, André Bloc hypothèque une maison. Il lui faut ensuite cinq années pour équilibrer les comptes, durant lesquelles il continue à accomplir son métier d’ingénieur. Détails livrés par Roger Bordier dans André Bloc : l’expression ardente et diversifiée d’une œuvre qui rayonne vers son temps, la communauté humaine, la présence des choses, tapuscrit non daté (écrit très probablement entre 1964 et 1966). Archives privées de la Galerie Philippe Samuel. 14 24 entreprises en bâtiments et en matériaux. Ainsi, les membres de L’Architecture d’aujourd’hui se donnent les moyens financiers d’assurer la réalisation d’une véritable revue16. Son aspect la fait d’ailleurs se distinguer d’un organe de presse à la publication confidentielle. Richement illustrée, elle laisse la part belle à la photographie qui selon André Bloc intéresse bien plus le lecteur que les plans voire les textes. Cela n’est pas de l’avis de tous ; Pierre Vago parle d’un « petit conflit interne entre la rédaction et Bloc » et raconte que lui-même a dû se « [battre] pour que la revue ne devienne pas le Vogue de l’architecture », précisant : « C’était un peu la tendance de Bloc. »17 Cette comparaison avec le magazine de mode pose la question du lectorat de L’Architecture d’aujourd’hui : comment André Bloc l’envisaget-il ? Jusqu’à quel point veut-il étendre sa diffusion ? Il est vrai qu’ainsi que le note Pascal Ory, la presse des années trente autant que celle des années cinquante a pour modèle le magazine ou le journal abondamment illustrés au moyen de la photographie18. De plus, les revues d’architecture se doivent de diffuser auprès de la profession et des étudiants des représentations de ce qui se construit. Ces clichés, appelés tubards par les architectes, font la richesse d’une revue. L’Architecture 15 Paris, 1993. Même si cela implique quelques compromis quant à son indépendance financière comme l’explique Julius Posener (op. cit.) : « Une revue, indépendante des institutions et associations, dépend de sa publicité. C’est pourquoi on trouve parfois dans L'Architecture d'Aujourd'hui des bâtiments médiocres largement présentés. Cela était évidemment inévitable. » Cette remarque se lit également dans le texte de Jean-Claude Garcia, "Fantasmes, soixante ans de réclame" paru dans L'Architecture d'Aujourd'hui de décembre 1990, n°272, p. 32 : « De la réclame l a plus grossière (« achetez mes menuiseries métalliques ») à la forme la plus éthérée de l’auto-promotion (interview complaisante de l’architecte-démiurge), en passant par la « ligne » de la revue, la morale et même l’éthique (éditos, billets d’humeur, lettres de lecteurs), l’AA a pratiqué toutes les formes euphémisées de la publicité dont parle Bourdieu. Rien que de naturel là-dedans, puisque l’AA se vend doublement : à ses lecteurs et à ses annonceurs. [..] (p.33) On remarque en outre une certaine confusion entre le rédactionnel et la pub, les mêmes anti-rouilles [SIC - ndla], ascenseurs et autres éviers-vidoirs apparaissant dans les deux rubriques. » 17 “Pierre Vago et les débuts de L'Architecture d'Aujourd'hui 1930-1940”, propos recueillis par Gilles Ragot dans Revue de l’art, n°89, 1990, p. 79. 18 L’Aventure culturelle française, 1945-1989, Paris, 1989, p. 94. Pascal Ory donne comme exemple de magazine illustré en plein essor, Paris-Match, organe ô combien tributaire de l’impact de ses clichés photographiques. Rappelons que depuis 1880, date de la première parution d’une photographie dans un journal, les appareils de prise de vue se sont considérablement améliorés, devenant plus petits, plus légers, plus maniables, plus sensibles à la lumière. Durant les années trente les appareils Leica font leur apparition dans le monde de la presse ; petits et silencieux, ils permettent de prendre des photographies sur le vif. Conjointement se développent les publications illustrées de 16 25 d’aujourd’hui en renouvelle la vision en les privilégiant au détriment des plans et coupes. S’appuyant sur l’évolution de leur technique, les photographes proposent des angles de vue inédits, des plans serrés voire des gros plans sur des détails d’architecture19. André Bloc impose également au périodique un incessant renouvellement de sa présentation, depuis sa mise en pages jusqu’à son logo, sa typographie et même sa reliure puisque L’Architecture d’aujourd’hui sera un temps reconnaissable à sa spirale sur le côté gauche. C’est qu’André Bloc aime l’avantgarde, la recherche, la nouveauté qui se retrouvent ainsi tant dans le contenu que dans la forme de la revue. « Notre programme est net : défendre tout effort créateur, encourager les recherches et aussi briser les barrières qui ont trop longtemps séparé l’architecte et l’ingénieur. »20 C’est par ces mots qu’André Bloc annonce les ambitions de la revue. On y lit le goût pour la nouveauté tant dans les réalisations que dans les matériaux et les techniques. Il faut toutefois noter qu’André Bloc reste lucide et ne conçoit pas la modernité comme une réponse parfaite à tout problème. Qu’il s’agisse d’une question de style : « Notre époque, paraît-il, ne saurait créer de beauté qu’en utilisant la ligne droite, la surface plane ou le volume géométrique entièrement dénudé. Nous nous refusons à accepter cette thèse. […] Nous ne voyons aucune raison pour condamner systématiquement l’ornement quand celui-ci n’est pas une chose surajoutée, quand il s’intègre dans la construction et y joue un rôle utile à côté de son rôle décoratif. […] Ne nous laissons pas séduire par des formules faciles dont la valeur est éphémère et qui servent surtout de recettes à des professionnels sans talent et sans personnalité. »21 photographies. 19 Pour plus de détails sur ce point, se référer à l’article d’Henri Bresler, "Clichés et tubards, la perversion de l’image", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., pp. 20 à 23. 20 “Programme de L'Architecture d'Aujourd'hui”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, mai 1931, cité dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 14. 21 André Bloc, “Pour ou contre l’ornement”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, février 1932, cité dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 24. 26 Ou qu’il s’agisse de technique : « Les matériaux nouveaux, dont nos inlassables inventeurs nous présentent sans cesse d’intéressantes applications, permettent parfois des solutions fort séduisantes, donnent des possibilités d’économie. Nous devons être prêts à les accueillir mais sans négliger systématiquement les matériaux classiques. »22 Chantiers, organe technique de L'Architecture d'aujourd'hui La revue s’adjoint d’ailleurs en février 1933 une nouvelle publication, Chantiers, qui a pour sous-titre : organe technique de L’Architecture d’aujourd’hui. Ce magazine connaît treize numéros puis se trouve remplacé par les Cahiers Techniques de L’Architecture d’aujourd’hui périodique également consacré aux matériaux de construction ainsi qu’à des problèmes techniques23. L’architecte Edouard Menkès en est le rédacteur en chef et en signe le programme dans ce premier numéro de 1933. Chantiers se veut pratique et met à disposition de ses lecteurs nombre de tableaux – comme cette "Table analytique des matières" en page vingt-huit - et de conclusions d’études – ainsi du "Rapport du laboratoire d’essais du conservatoire national des Arts et Métiers", sur deux pages, ou encore de l’"Etude des bruits et de l’isolement phonique des matériaux et des bâtiments", occupant cinq pages. Le nouveau périodique débute également une série de planches techniques à déplier en fin de magazine, "Technologie du bâtiment", destinées ensuite à être regroupées puis publiées dans un ouvrage de référence. Mais bien que les animateurs de L’Architecture d’aujourd’hui semblent proches des préoccupations pratiques des architectes et des usagers, les remarques 22 André Bloc, “A propos d’humanisme”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, mars 1945, cité dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 17. 23 Le magazine ne trouve pas l’audience qui lui permette de perdurer et les publications cessent en 1935. André Bloc invoque, de plus, la difficulté « d’établir une ligne de démarcation très nette entre la technique et l’architecture ». L'Architecture d'Aujourd'hui augmente alors sa parution annuelle à douze numéros au lieu de dix et englobe dans son sommaire la partie technique. Cf. Rémi Badouï, "Chantiers" dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 64. 27 de Rémi Baudouï apportées dans le numéro anniversaire de la revue de décembre 199024 indiquent pourtant de véritables défaillances concernant l’ancrage de L’Architecture d’aujourd’hui dans le réel. Se référant aux numéros d’avant-guerre, de janvier 1939 jusqu’à l’été, Rémi Baudouï met l’accent sur le décalage entre l’actualité et le choix des thèmes des numéros spéciaux : l’équipement de l’habitation, l’habitation, les constructions en montagnes, les édifices publics, enfin, durant l’été, les vacances et les loisirs. Le nombre de pages de la revue se trouve cependant divisé par deux en août 1939 à la demande de la Fédération nationale des Journaux français. Pourtant, les rédacteurs de L’Architecture d’aujourd’hui sont confortés dans leurs choix éditoriaux avec la déclaration de guerre, avançant qu’ainsi, les liens entre la France et les autres pays restent maintenus et que les architectes partis au front demeurent informés d’une actualité qui les concerne. Enfin, à partir de 1940, la parution de L’Architecture d’aujourd’hui est suspendue, et ce jusque mai 1945. André Bloc se voit contraint de s’enfuir dans le Sud de la France où il s’initie à la sculpture et subvient aux besoins de son couple en faisant le commerce de sa production de poteries25. L'Architecture d'aujourd'hui et la Reconstruction Avant cette interruption, nous l’avons vu, la question du logement social se pose déjà mais après la Seconde Guerre mondiale, elle s'affirme dans l’urgence. La situation de la France vis-à-vis de la Reconstruction cumule les handicaps dont 24 "L'Architecture d'Aujourd'hui, d’hier à aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit. Le point que nous abordons concerne la page 69. 25 On peut lire néanmoins dans une lettre de Bloc - à en-tête barrée de L'Architecture d'aujourd'hui adressée à Albert Gleizes : « Il ne m’est plus permis de m’occuper d’artisanat et je dois me contenter d’assister impuissant à la dégénérescence d’une production qui en ces heures difficiles auraient pu reprendre une existence réelle. » Ce courrier, daté du 27 décembre (sans indication de l’année), provient de Biot. On trouve également, adressé à la même personne le 12 juin 1942, cet autre courrier envoyé de Sirey dans le Périgord noir, très probablement antérieur à celui cité ci-dessus. Il montre une fois encore les grandes difficultés que rencontre le couple Bloc durant la guerre : « Des amis comme vous nous aident à passer de bien pénibles moments. A peine arrivés ici, nous apprenons par un entrefilet paru au Journal officiel qu’un administrateur provisoire est maître désormais de tous nos biens et en particulier de ce vieux manoir de Sirey que j’ai progressivement restauré au cours d’une dizaine d’années. » Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, 28 l’architecte et urbaniste Marcel Lods établit la liste dans un texte paraissant dans le premier numéro de L’Architecture d’aujourd’hui d’après-guerre, "L’industrialisation du bâtiment"26. Il y décrit une corporation d’architectes très hiérarchisée et très fermée et y regrette l’écrasant héritage du glorieux passé du bâtiment français à quoi s’ajoute, de la part de la population, un attachement aux formes du passé : il faut reconstruire à l’identique. Peut-être pour mieux faire oublier les destructions de la guerre et retrouver au plus vite le quotidien d’avant. Mais c’est, bien sûr, réagir sans aucune vision d’ensemble ni prospective ; l’état des logements s’étant détérioré, nous l’avons vu, entre 1918 et 1939, place est laissée à l’insalubrité, l’inconfort, la laideur. Une situation que déplorent certains professionnels, architectes, urbanistes, industriels mais aussi les législateurs qui, malgré une situation politique très instable27, réussissent à voter des lois qui facilitent la reconstruction et la construction de logements adaptés aux besoins de l’époque28. Enfin, et il s’agit-là face à une lourdeur difficilement surmontable, les entreprises du bâtiment souffrent d’un équipement insuffisant, de méthodes archaïques – plus proches de l’artisanat que de l’industrie – et d’une organisation toute aussi mal adaptée. Seules quelques-unes d’entre elles ont continué leurs activités durant la guerre, sous les ordres allemands29, la plupart connaissent un retour à l’activité violent, se retrouvant face à une tâche dont elles ne peuvent peutêtre même pas mesurer l’ampleur30. La reconstruction s’avère lente et limitée à une Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Albert Gleizes. 26 Mai-juin 1945, n°1, pp. 29 et 30. 27 « De novembre 1944 à septembre 1948, six ministres, sous huit gouvernements, partagèrent la responsabilité de conduire la reconstruction du Pays. Il eût été difficile d’espérer une action réfléchie, cohérente, à long terme. Heureusement, le Parlement assurait une sorte de continuité quand il mettait au point les lois proposées par un ministre, soutenues par un autre et présentées au vote par un troisième ou un quatrième. » Eugène Claudius-Petit, dans Paris-Paris 1937-1957, op. cit., pp. 630 et 633. 28 Pour plus de détails sur ces lois et sur les « effets pervers » de certaines, on pourra se reporter au texte d’Eugène Claudius-Petit cité ci-dessus, qui propose un regard personnel sur cette période. 29 Encore que, si l’on considère la réflexion d’André Bloc dans "A propos d’humanisme" (dans L'Architecture d'Aujourd'hui, juillet-août 1945, n°2, pp. 77 et 78), on peut do uter que ces industries-là aient pu se confronter à de l’architecture moderne : « L’ennemi ne pouvait qu’encourager de pareilles tendances [celles d’une architecture d’avant-guerre, ndla] destinées à briser l’intelligence et l’esprit créateurs des Français. » 30 Eugène Claudius-Petit chiffre à quinze millions le nombre de « logements détruits par la guerre ou délabrés jusqu’à l’insupportable par l’inconscience de plusieurs générations, à bâtir en vingt ou vingtcinq ans. » Il commente sa conférence de presse du 4 novembre 1948 annonçant les ambitions du 29 reproduction de ce qui se faisait avant guerre. On re-construit, on ne s’adapte pas à l’époque et à ses nouveaux matériaux tels que l’acier et le béton armé, le préfabriqué, qui permettraient des réalisations plus rapides et en plus grand nombre. La France prend du retard en architecture et André Bloc, dans différents textes de L’Architecture d’aujourd’hui, en impute la faute aux seuls pouvoirs publics – pour leur lourdeur administrative, pour leur crainte de l’avant-garde, et par là même, pour leur mauvaise influence sur le public31. André Bloc nourrit peut-être une croyance trop forte en l’homme du peuple. Il lui semble que si l’ouvrier en bâtiment conserve des gestes et habitudes désuètes, et le locataire, des goûts passéistes et empreints de nostalgie, ils n'en sont en rien responsables. Les actions de L'Architecture d'aujourd'hui On peut voir également dans ces différentes remarques contre l’Etat et ses représentants, plus qu’une rancœur, une lassitude. André Bloc entreprend en effet en faveur de la jeune architecture de très nombreuses actions et celles qui demandent l’aide de l’Etat rencontrent assez systématiquement des réticences voire un refus net. Il est possible de résumer les activités parallèles à la revue par ces mots de Pierre Vago, écrits en 1950 pour l’éditorial du numéro célébrant le vingtième anniversaire de la revue : « L’Architecture d’aujourd’hui n’est pas seulement une revue, c’est un mouvement, c’est une tendance, c’est un état d’esprit qui s’est manifesté et conférences, se manifeste congrès, de concours, multiples façons : émissions voyages, radiophoniques, 32 publications diverses, etc. » ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (construire quarante-cinq à soixante mille logements en trois ans, en prévoyant la nécessité d’un total de trois cent mille sur trente ans) : « On ironisait. On se gaussait. Il fallut abaisser la barre de nos ambitions pour ne point trop choquer. » Il estime, au final, à vingt-deux mille le nombre de logements terminés en 1948. Dans Paris-Paris 1937-1957, op. cit. 31 On peut le lire de manière plus ou moins explicite, dans “Mission de la France”, mars 1947, “A propos d’humanisme”, mars 1947, “Un siècle d’architecture française”, février 1953, et même plus tard, “Responsabilités de pouvoirs publics”, octobre 1964, puis septembre 1966. 32 Cités dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 51. 30 Mais pour mieux se rendre compte du dynamisme de l’équipe de L’Architecture d’aujourd’hui ainsi que de l’importance que prend peu à peu la revue dans le monde des architectes, une rapide chronologie s’impose33. Dès 1931, André Bloc et Pierre Vago créent les Réunions Internationales d’Architecture (R.I.A.) afin que se rencontrent les architectes des différents pays. Pierre Vago, homme d’organisation maîtrisant six langues, permet au projet de perdurer et de s’amplifier. Forte du succès des R.I.A., est fondée le 20 juin 1948, l’Union Internationale des Architectes (UIA). Mais avant cela, toujours en 1931, André Bloc met en place des visites de chantiers. En mars 1933, il organise une exposition destinée à faire connaître au grand public les créations françaises, puis internationales en avril de la même année. Il programme également un voyage d’études à Vienne pour les élèves de l’Ecole des Travaux Publics de Paris. D’autres séjours suivent, tel celui de mars 1936 à Alger à l’occasion de l’exposition de la Cité Moderne d’Alger. A partir de février 1934, l’équipe de L’Architecture d’aujourd’hui est chargée de concevoir les Expositions de l’Habitation qui ont lieu au Grand-Palais tous les deux ans. Elle en profite pour y proposer des conférences et lancer un concours. C’est également dans ce cadre qu’André Bloc met en place une exposition de l’Union pour l’Art qu’il fonde le 17 juin 1936. Elle a pour but de réunir les architectes, les peintres et les sculpteurs, dans l’esprit de la synthèse des arts qui demeure chère à son fondateur. Cette Union pour l’Art, prémices du Groupe Espace, rassemble notamment – outre Bloc et Vago – André Derain, Raoul Dufy, Francis Jourdain, Henri Laurens, Le Corbusier, Fernand Léger, Aristide Maillol, Robert Mallet-Stevens, Henri Matisse, Auguste Perret, Pablo Picasso ou encore Ossip Zadkine. Ces noms prestigieux ne permettent pourtant pas à l’exposition de se monter ; pas plus que celle projetée lors de l’Exposition universelle de 1937. L’existence de l’Union pour l’Art s’interrompt. Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale sont davantage tournées vers l’édition. Ainsi paraît en janvier 1947 le premier numéro de L’Architecture 33 Pour cela nous prenons appui sur les textes de l’architecte Pierre Roux-Dorlut, “L’Action de L’A.A. depuis sa fondation”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., pp. 46 à 51, de la secrétaire de L'Architecture d'Aujourd'hui, Renée Diamant-Berger, “De l’Union pour l’Art à l’Association pour une Synthèse des Arts Plastiques et au Groupe Espace”, Ibid., pp. 54 et 55, ainsi que de Jean Dubuisson, 31 d’aujourd’hui édité à Buenos Aires en langue espagnole, La Arquitectura de Hoy, destiné au lectorat sud-américain. L’expérience dure peu de temps mais elle reste un témoin de l’importance de la revue hors de France : près de la moitié de ses exemplaires est vendue à l’étranger34. Pierre Vago communique en effet ces chiffres dans un entretien : « On a commencé en 1930 avec un tirage de mille deux cents exemplaires pour atteindre plus de dix mille en 1940. Nous avions, rien qu’en Amérique latine, mille six cents abonnés ! Plus que les revues argentines et brésiliennes réunies. »35 En mai 1946 paraît le premier numéro hors-série "Art et architecture", et enfin, la même année voit l’édition de deux ouvrages de Le Corbusier. De même, une “Tribune des Jeunes” est créée dans les pages de la revue afin de montrer les projets et les réalisations des jeunes architectes. En 1948 paraît un hors-série consacré au Corbusier, et l’année suivante, le second dédié aux arts plastiques. Pierre Faucheux qui va tenir un rôle important dans Art d'aujourd'hui, réalise une exposition autour de ce numéro pour la Galerie Maeght36. Entre 1948 et 1952, deux autres ouvrages de Le Corbusier ainsi que la Grille C.I.A.M.37 sont édités. Les autres activités ne sont cependant pas complètement oubliées puisque reprennent en novembre 1947 les cycles de conférences interrompus durant la guerre. Ils sont inaugurés par Le Corbusier. En mars 1949 les idées d’avant-garde se trouvent plus largement diffusées grâce à une série d’émissions radiophoniques. Les “André Bloc, homme d’action”, Ibid., pp. 52 et 53. 34 Pour plus de précisions sur le sujet, voir "Les Ventes de la revue depuis son origine", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., pp. 54 et 55 (non signé). Ajoutons un revers au succès de la revue qui se retrouve ainsi contrefaite pendant quinze ans dans une version russe, Ojiourdoui, de mauvaise qualité mais qui séduit un lectorat important (cf. Jean-Louis Cohen, "Ojiourdoui, le pirate russe", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, Ibid., p. 76). 35 Dans Revue de l’art, 1990, op. cit., p. 78. 36 Dans son livre de mémoire Ecrire l’espace, Paris, 1978, Pierre Faucheux décrit la scénographie qu’il a mise en place pour cette exposition : « Pour présenter un numéro spécial consacré aux arts plastiques, je m’efforçai d’animer l’espace, de rendre la présentation mobile, dynamique. J’utilisai des micro-échafaudages, assemblés avec les étriers inventés par Le Ricolais, pour présenter dans l’espace des œuvres de Klee et de Kandinsky. J’en fis également une roue pour présenter “en continu” le Manifeste du Corréalisme de Frederick Kiestler. Cela choquait, cela plaisait, c’était réussi avec des moyens très rudimentaires, le départ de ma carrière d’architecte était donné, je ne le savais pas. » p. 131. 37 Les C.I.A.M. sont les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne. 32 organisations d’expositions recommencent également avec une présentation de l’architecture française en Finlande en mai 1949, ensuite avec la septième édition et première de l’après-guerre, de l’Exposition de l’Habitation au Grand-Palais au début de 1950, enfin avec une exposition Alvar Aalto à l’Ecole des beaux-arts en avril de la même année. Parallèlement à tout cela, en 1949, André Bloc entreprend avec Le Corbusier un nouveau projet d’envergure : l’Association pour une Synthèse des Arts Plastiques. Henri Matisse en est le président. Henri Laurens, Fernand Léger, Charlotte Perriand et Maria Elena Vieira da Silva participent à l’aventure. De manière tout à fait exceptionnelle, l’association bénéficie de l’aide de l’Etat et de la Ville et doit réaliser une exposition Arts et Architecture à la Porte Maillot en juin 1950. Le terrain est vaste, il permet de projeter de nombreuses constructions qui doivent cependant pouvoir être démontées six mois plus tard. C’est ce point que Le Corbusier refuse, désireux que l’exposition s’installe pour plusieurs années. Son obstination, semble-til, fait échouer le projet (qui connaît aussi de lourds problèmes de financement) et lui vaut le ressentiment de Bloc. Ce dernier s’engage alors à l'initiative de l’artiste plasticien Félix Del Marle, dans la création du Groupe Espace, le 17 octobre 1951. Réunissant architectes, sculpteurs, peintres et artisans des métiers d’art, il œuvre une fois encore pour une intégration des arts dans l’architecture. Nous y reviendrons plus loin. André Bloc ne craint pas de se confronter à des problèmes profonds. Il mène son combat pour une architecture nouvelle avec une vision globale qui le conduit sur tous les fronts. Ainsi, s’il travaille assidûment à la promotion de l’architecture auprès du grand public, il entreprend également une remise en question de l’enseignement de cette discipline. Suite à la constitution, en 1957, d’un groupe de réflexion, il propose un programme pour une nouvelle école d’architecture. Cette dernière est agréée, le terrain pour la bâtir, disponible et offert, mais le projet s’arrête là. Une réforme de l’enseignement de l’architecture se met en place, lentement. A défaut d’un établissement formant de jeunes architectes selon de nouvelles méthodes, Bloc fonde le Grand Prix d’Architecture dont le premier est décerné en 1959. Enfin, citons un dernier projet, une grande idée défendue avec vigueur. Elle prend le problème de la Reconstruction à bras le corps et permet de l’envisager en grand. Face à une capitale qui s’engorge, qui se construit en tous sens et qui ne peut loger décemment tous ses habitants, le Comité de L’Architecture d’aujourd’hui 33 projette, en 1960, la construction d’un Paris-Parallèle : « […] Nous proposons de créer, à côté du Paris historique, un Paris moderne adapté à la vie contemporaine. »38 Le projet surprend par son envergure et sa hardiesse, mais il correspond parfaitement aux ambitions du comité de L’Architecture d’aujourd’hui : il permet d’envisager urbanisme et architecture en harmonie avec la vie contemporaine, de bâtir selon des formes et des techniques nouvelles sans se soucier de ce qui existe à côté; d’augmenter très sensiblement le nombre des logements, et d’offrir à chacun un cadre de vie digne d’une société moderne. Somme toute, c'est par son envergure et par sa hardiesse que ce projet redonne à Paris une place de choix dans l’innovation architecturale. Cette cité parallèle tient du pari autant que de l’évidente solution à un problème complexe. Elle apparaît à la fois très déroutante et très simple. Les autorités n’y voient apparemment aucune évidence ni aucune simplicité. Le comité de L’Architecture d’aujourd’hui n’a pourtant pas avancé cette idée à la légère ; les numéros de février-mars et juin-juillet 1960 en témoignent ainsi que le suivant qui reprend les panneaux présentés lors de l’exposition du Syndicat des Architectes de la Seine sur le thème "Equiper la cité". Dans la livraison de septembre 1961, André Bloc lance encore un appel : « Parmi nos dirigeants, se trouvera-t-il la personnalité courageuse, capable au besoin d’affronter l’impopularité, mais susceptible d’engager immédiatement la solution salutaire ? » L’homme connaît les échecs de celui qui est en avance sur son temps. Cela ne l’empêche pas de rebondir inlassablement de projets en projets, tout comme en 1949, période durant laquelle, nous venons de le voir, les publications se multiplient. L’une d’entre elles n’avait pas été mentionnée : il s’agit d’Art d'aujourd'hui. 38 André Bloc, “Paris et sa région”, dans L'Architecture d'Aujourd'hui, juin 1960, cité dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 40. 34 b. Art d'aujourd'hui : une nécessité L’éditorial du premier numéro d’Art d'aujourd'hui résume ainsi l’actualité culturelle parisienne : « L’activité artistique n’a jamais été aussi grande à Paris. Les expositions se succèdent à une telle cadence que les critiques d’Art ne parviennent même pas toujours à les visiter toutes. Plus que jamais, Paris est la capitale des arts. »39 C’est en effet une période de multiples recherches plastiques où se côtoient de grandes personnalités de l’art comme Picasso, Matisse et Léger, des figuratifs aussi différents que Bernard Buffet ou Alberto Giacometti, ou encore André Fougeron, et des artistes qui s'éloignent de la figuration sans en franchir les limites qui les mèneraient à l'abstraction. On pense à ceux qui ont participé en 1941 à l’exposition Vingt jeunes peintres de tradition française – Jean Bazaine, Maurice Estève, Jean Le Moal, Alfred Manessier, Gustave Singier, etc. – mais aussi à Jean Dubuffet et à Jean Fautrier. Viennent enfin les abstraits, eux-mêmes divisés entre les géométriques et les lyriques, qui se font connaître un peu plus tard. A cet élan créatif, répond la fondation de galeries dont les deux plus avant-gardistes sont tenues par des femmes : Colette Allendy et Denise René. Une actualité artistique foisonnante D’autres lieux d’exposition se multiplient à Paris : les salons. Alors qu’il existe déjà les Salons des Indépendants (1884), d’automne (1903), des Tuileries (1923) et des Surindépendants (1934), viennent s’ajouter celui de mai (en 1945), des Réalités Nouvelles (1946), de la Jeune Peinture (1950), des Peintres témoins de leur temps (1951), de l’Ecole de Paris (1954) et enfin, Comparaisons (1955). Toute une dynamique qui, de plus, s’inscrit dans une période où le marché de l’art est 39 ère Art d'aujourd'hui, juin 1949, 1 série, n°1, non signé, non paginé. 35 florissant40. Mais cette effervescence ne vient que d’initiatives aussi personnelles que dispersées ou ne concerne que des microcosmes loin des institutions qui ne parviennent pas à œuvrer durablement pour l’art moderne. La France manque d’une politique culturelle allant dans ce sens. Le musée d’Art moderne Encore qu’il faille nuancer puisque c’est en 1947 que le musée national d’Art moderne ouvre ses portes41 avec ce qui correspond selon Raymonde Moulin à l’une des deux seules périodes où se manifeste « une politique volontariste, orientée vers la modernité »42 entre 1945 et 1981. Cette modernité n’est cependant pas l’avantgarde ; il s’agit pour le directeur des musées nationaux, Georges Salles, « [d’]agir sans retard pour s’entendre avec les artistes tels que Matisse, Bonnard, Braque, Picasso, Rouault, pour effectuer avec leur aide un choix d’œuvres particulièrement significatives des différentes phases de leur carrière. »43 C’est ainsi qu’un important fonds se constitue avec l’aide précieuse du directeur du musée d’Art moderne, Jean Cassou, qui entretient d’étroites relations avec les artistes. L’entrée de ces œuvres au musée appuie un peu plus la position de leurs créateurs aux yeux des défenseurs de l’abstraction. Un appui qui doit leur paraître quelque peu superflu tellement ces artistes demeurent présents par leur réputation44. 40 Raymonde Moulin, dans L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, 1992, le note page 168 : « Lors de la saison de ventes 1951-1952, Paris se situait au premier rang pour le montant global des affaires. » Gérard Monnier explique également dans L’Art et ses institutions en France, Paris, 1995, que durant l’Occupation, les tableaux deviennent « un système de refuge pour une monnaie incertaine. […] L’activité des ventes à l’hôtel Drouot est intense en 1941 et 1942 » p. 313. Il développe plus loin, à propos du début des années cinquante, l’idée d’une « euphorie du marché de l’art », pp. 329 et suivantes. 41 Il est inauguré le 9 juin 1947. 42 Op. cit., p. 132. L’autre période se situant « entre 1962 et 1972, sous l’impulsion de la politique d’André Malraux. » 43 Propos énoncés lors de la réunion du Conseil artistique des musées nationaux, le 3 novembre 1945 cité par Gérard Monnier, op. cit., p. 321. 44 Georges Richar-Rivier, dans son doctorat La Nouvelle Ecole de Paris et la revue Art d'aujourd'hui ou les abstractions au début des années cinquante (Lille, 1987), s’attache davantage que nous aux 36 Dans les pages d’Art d'aujourd'hui, Léon Degand se montre intransigeant avec la politique d’exposition du musée national d’Art moderne et avec Jean Cassou. Denise René ne l’interprète pourtant que comme un simple désaccord professionnel reconnaissant pour elle-même qu’elle était : « très amie avec Jean Cassou mais [que] sur le plan artistique il n’allait pas aussi loin [qu’eux] et se montrait plutôt conservateur. »45 Michel Ragon exprime cette même amitié pour l’homme et admet volontiers le rôle prépondérant qu’il a joué : « C’est tout de même grâce à lui qu’existe le fondement du musée d’Art moderne ; grâce à ses amitiés auprès de Picasso, de Matisse, de Léger et d’autres qu’il a pu obtenir un fonds de musée qui n’existait pas du tout. Jean Cassou s’est occupé de ça. Ensuite, la génération des années cinquante, de l’art abstrait, ce n’était plus sa génération ; et même avant ça, il n’aimait pas beaucoup les œuvres de Mondrian. » 46 Car si Jean Cassou laisse au travers de textes d’Art d'aujourd'hui l’image d’un homme en retard sur son temps, « il a cependant compris l’art de la période précédente. »47 Celle qui, finalement, lui est la plus contemporaine et celle qui n’avait pratiquement pas été admise dans l’enceinte d’un musée, en tout cas, de manière aussi considérable et raisonnée. Jean Cassou rappelle qu’il « fallait rattraper un retard et faire en un an ce qui aurait dû être fait en quarante ans, dans le cours de quarante années, au fur et à mesure que l’on vivait ces quarante années. »48 évolutions esthétiques de l’époque et réalise, de ce fait, une étude précise de la vie artistique parisienne. Ainsi de la partie "Les manifestations d’art abstrait après guerre" (pp. 62 à 75) et "Essai de chronologie rasonnée des principales expositions d’art abstrait et quelques autres à Paris, de 1944 à 1954" (pp. 181 à 299). 45 Entretien avec Denise René, voir annexe VII. On constate par ailleurs que pour rédiger son ouvrage Panorama des arts plastiques (NRF, Paris, 1960), Jean Cassou cite des extraits de Témoignages pour l’art abstrait, ouvrage phare des éditions Art d'aujourd'hui (pp. 725 à 727 et 729 et 730). De même la revue se trouve mentionnée dans les remerciements (p. 51). Ces écrits comptent dans leur sommaire, outre les grands mouvements et les grands peintres, une partie consacrée à "La Renaissance des métiers" qui comprend la tapisserie, le vitrail et la peinture murale. On voit ici une communauté de pensée avec les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui. 46 Entretien avec Michel Ragon, voir annexe VIII. 47 Ibid. 48 Dans Une vie pour la liberté, Paris, 1981, p. 282. D’autre part, Jean-François Chougnet précise : 37 Présence de l’art abstrait dans les galeries Ainsi, le devant de la scène est occupé par les artistes nés à la fin du XIXème siècle et qui sont encore vivants dont Picasso, Matisse et Léger. Dans son entretien, Michel Ragon complète la liste par Miró et les surréalistes, expliquant que seules les galeries marginales de Denise René et Colette Allendy exposent l’art abstrait49. Pourtant, les galeries déjà bien installées, Galerie de France, Maeght, Drouin, Carré, ne tardent pas à présenter des œuvres d’art concret. C’est le titre que la Galerie René Drouin donne à une exposition de l’été 1945 montrant des travaux de Jean Arp, Robert et Sonia Delaunay, César Domela, Otto Freundlich, Jean Gorin, Auguste Herbin, Wassily Kandinsky, Alberto Magnelli, Piet Mondrian, Antoine Pevsner, Sophie Taueber-Arp et Théo Van Doesburg. Puis en mars 1946, elle organise une rétrospective Kandinsky. Une autre est consacrée à Robert Delaunay l’année suivante à la Galerie Carré où les mobiles d'Alexander Calder ont été présentés en 1946. Cette dernière exposition, soulignons-le, ne concerne pas les œuvres d’un des pères de l’abstraction mais celles d’un artiste de moins de cinquante ans. On le comprend, cette période devient peu à peu favorable à l’art abstrait. Et l’exposition qui marque l’essor de cette esthétique reste celle qu’organise la Galerie Maeght au printemps 1949 accompagnant la publication de l’ouvrage rédigé par Michel Seuphor : L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres (éditée chez Maeght). De même, un pas de plus vers l’abstraction historique est apporté une fois encore par la Galerie Drouin qui édite la traduction française de l’ouvrage de Kandinsky Du spirituel dans l’art, jusque-là inexistante50. L’art abstrait vit ainsi une période d’ascension dont il convient, pour ses défenseurs, de maîtriser la réception critique. Tout reste encore à jouer puisque pour l’essentiel les amateurs qui visitent ces galeries découvrent cette esthétique et cela... à travers des créations des années dix et vingt. « [Jean Cassou], avec le soutien de Jean Paulhan et d’André Gide, parvint à faire admettre aux responsables de collections d’art ancien, qu’il était de l’intérêt national d’attribuer pendant deux ans la priorité des ressources de la Réunion des musées nationaux à l’art moderne. » "Réconcilier l’Etat et le génie", dans Paris 1944-1954, op. cit., p. 212. 49 Op. cit., p. XXXVIII. 50 L’édition originale date de 1912. 38 Absence de l’art abstrait dans les institutions parisiennes La jeunesse elle-même n’est pas formée à l’abstraction puisque l’enseignement divulgué à l’Ecole des beaux-arts de Paris reste très académique. Raymonde Moulin, suite à une série d’entretiens avec des artistes, le qualifie d’anachronique « dans ses aspects esthétiques plus d’ailleurs que dans ses aspects techniques »51. Elle cite les propos d’un artiste qui pénètre dans l’école quelques dix ans plus tard : « Je suis allé voir les Beaux-Arts de Paris en 1957. C’était zéro. C’était l’impressionnisme. On a visité certains ateliers, c’était triste ; nous, dans nos écoles (Amérique latine), tout le monde connaissait Mondrian ; il y avait des professeurs qui parlaient de Picasso, de Klee, de l’art concret, du tachisme. On a trouvé les étudiants ici enfermés dans l’école et très limités. »52 De même, tout au long de ses cinq années d'existence, Art d'aujourd'hui publie des articles dénonçant la frilosité de nombre d’événements artistiques officiels. Il en est ainsi des Biennales de Venise dont la rédaction de la revue commente par ces mots le communiqué de presse de l’édition de l’année 1952 : « Comme aux précédentes Biennales de Venise, la France ne présentera pas un panorama authentique de la Peinture et de la Sculpture de l’Ecole de Paris. Nous dénonçons, une fois de plus, les responsables d’un choix aussi tendancieux. »53 Ou que Léon Degand critique en ces termes en 1954 : « Décevant, comme d’habitude, et je n’écris pas ces mots sans tristesse. Est-il concevable que la France, où les phénomènes les plus importants et les plus exaltants de l’art moderne se sont produits et ne cessent encore de se produire, ne donne au public international de Venise qu’un spectacle aussi terne ! »54 51 Op. cit., p. 308. Ibid. 53 ème Dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 30. 54 ème “La Biennale de Venise”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 24. 52 39 Enumérer les critiques de la revue envers l’institution serait aussi long qu’inutile ; et les emportements de Léon Degand feront l’objet de plus d’approfondissements lorsqu’il sera question des expositions des musées d’art moderne. Rappelons pourtant la déception de Michel Seuphor face à l’indifférence que suscite son ami Mondrian : « […] mon écriture s’accompagne d’une méditation triste. De grandes rétrospectives de l’œuvre de Mondrian ont eu lieu après sa mort dans des lieux officiels et des galeries d’art en Amérique, en Hollande, en Suisse. Rien n’a été fait à Paris. Aucun Musée, aucune galerie d’art ne semble s’intéresser à ce peintre qui passa vingtquatre années de sa vie à Paris et y peignit plus de deux cents toiles qui sont aujourd’hui des classiques de l’art abstrait. » Suivent ses phrases sur Jean Cassou : « En 1949, M. Cassou m’a assuré, dans une conversation, qu’une rétrospective de Mondrian au Musée d’Art Moderne s’imposait, qu’elle se ferait dans les deux ou trois ans à venir. Quatre ans et demi ont passé depuis cette entrevue, il n’est plus question d’une telle exposition et, récemment, M. Cassou me déclarait qu’il n’a pas encore reçu la grâce de comprendre ce peintre. »55 Cette rétrospective consacrée à Mondrian a lieu au musée de l’Orangerie, en 196956. Avant cela en 1954, Willem Sandberg réalise une exposition de l’artiste pour la Sauf mentions contraires, les graisses, majuscules et surlignements dans les citations sont ceux de la mise en pages d’Art d'aujourd'hui. 55 ème “Mondrian indésirable”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 1. 56 Serge Guilbaut cite dans son article "Comment la Ville lumière s’est fait voler l’idée d’art moderne" (dans Paris 1944-1954, op. cit.) « une longue lettre confidentielle de six pages [de Jean Cassou] au directeur général des Arts et des Lettres, parlant de la baisse de prestige de l’art français » et datant de 1957. Elle exprime la méfiance du conservateur du musée national d’Art moderne envers l’abstraction en général et Mondrian en particulier, rattachant in fine ces créations à une Allemange que le résistant qu’il a été ne peut regarder qu’avec défiance : « L’énergie créatrice, l’excitation spirituelle sont désormais ailleurs, et il faut en rapporter l’origine et la cause à Munch, à Mondrian, à l’expressionnisme germanique. Ce sont les Américains qui, malgré les témoignages de sympathie qu’ils adressent encore à cette pauvre vieille France, démentiront ces assertions théoriques : leur goût est actuellement formé par tous les artistes, professeurs, etc., qui ont été chassés d’Allemagne par Hitler. » 40 Biennale de Venise puis cherche un musée parisien pour l’accueillir. L’événement a finalement lieu à la Galerie Denise René. L’abstrait, une esthétique pour l’après-guerre Résumer l’accueil réservé à l’abstraction est chose impossible sans tomber dans le cliché de l’art maudit considéré par les nombreux néophytes comme trop intellectuel, nécessitant trop de connaissances et demandant une formation du regard. Il faut donc avancer à pas mesurés et nuancer le propos car l’art non figuratif, malgré les réticences qu’il peut susciter, reste une esthétique adaptée à cette période d’après-guerre. Encore que là aussi, il faille progresser avec prudence : le qualificatif « abstrait » n’est pas toujours employé à bon escient. Charles Estienne n’est-il pas obligé de faire le point en 1947 dans le numéro spécial des Amis de l’art : “Pour ou contre l’art abstrait” en expliquant la différence entre « abstraction » et « déformation »57 ? Picasso n’est pas abstrait, Matisse non plus, et Jean Fautrier ne l’est pas davantage. Pourtant, son exposition Les Otages, en 1945 à la Galerie René Drouin, sème le doute par cette interprétation plastique d’une série d’exécutions s'étant déroulées à proximité du lieu où se cachait le peintre durant la guerre. Les tableaux montrent des visages qui peuvent tout aussi bien être des plaies, de la chair, qu’une représentation symbolique de la souffrance, ou encore de la matière picturale posée largement sur du papier. Sous ce titre tout à fait intelligible qu’est Otages se mêlent ainsi des notions et des interprétations multiples pour des œuvres qui s’avèrent être à la frontière entre la figuration et l’abstraction ; quelque chose d’informel. Il en est de même pour l’Allemand Wols qui, horrifié par le nazisme, expose la même année dans cette galerie, des œuvres qui tendent vers une non figuration des choses et des êtres. L’artiste cherche ailleurs à atteindre une vérité. Jean Dubuffet présente, également à la Galerie René Drouin en 1947, des portraits qui disent et nient à la fois l’individualité. 57 Dans l'article “L’Art abstrait au XX ème siècle“, p. 30. 41 L’art abstrait possède cette distance qui permet d’exprimer des sentiments, des valeurs, des concepts tels que la paix, la souffrance, la Résistance, le courage ou la liberté. Autant de notions que l’après-guerre véhicule. A cela s’ajoute également l’impossibilité de figurer ce qu’il est déjà difficile de nommer ou même de concevoir : les camps d’extermination. Il faut aller au-delà de la figuration pour exprimer quelque chose venant d’au-delà de l’imagination. Ne pas figurer devient ainsi le moyen de répondre à un besoin d’incarner des sentiments et à la difficulté de représenter l’innommable. Cela devient également l’alternative nécessaire à un réalisme misérabiliste (comme le décline Buffet) ou à un réalisme pesant qui n’a pour ambition que d’appuyer les propos du parti communiste français. Ainsi, il apparaît, comme le signale Michel Ragon, que cet art abstrait « répond vraiment à une nécessité de [cette] époque. » 58. Des artistes s’engagent donc dans cette voie même si tous n’abandonnent pas tout à fait la figuration. Elaboration d’Art d'aujourd'hui L’éditorial d’Art d'aujourd'hui le mentionne : « L’activité artistique n’a jamais été aussi grande à Paris. » On se rend compte de surcroît, qu’elle n’a jamais dû être aussi multiple et finalement, aussi complexe. L’écrit doit prendre le relais et la critique d’art occupe alors une place importante dans la presse, qu’elle soit spécialisée ou non. Il devient nécessaire de clarifier des notions telles qu’abstraction et figuration ; et à l’intérieur de chacune, de spécifier les différences entre abstrait géométrique et gestuel, entre réalisme bourgeois et réalisme socialiste. L’abstraction n’a cependant plus de tribune attitrée depuis le départ de Léon Degand des Lettres françaises en 1947. Le paradoxe veut pourtant que cette esthétique si libre dans ses interprétations, si ouverte aux appropriations diverses, demeure si déroutante pour beaucoup qu’elle nécessite plus qu’une autre, l’appui du commentaire. Sa dénomination elle-même pose problème. On le remarque dès 1947 avec les statuts de la Société du Salon des Réalités Nouvelles qui indiquent dans l’article premier 58 ème "La Grande Peur des bien-pensants" dans Cimaise, 2 série, n°5, avril 1955, p.23. 42 vouloir être promoteur des « œuvres de l’art communément appelé : art concret, art non figuratif ou art abstrait, c’est-à-dire d’un art totalement dégagé de la vision directe de la nature. »59 Edgard Pillet relate une discussion avec André Bloc au cours de laquelle la triste constatation de « l’absence de revue défendant l’art abstrait » devient le projet de créer « un simple hebdomadaire de quelques pages » 60. Le jeune artiste prend le projet à cœur mais le modeste budget récolté ne lui permet pas de faire aboutir l’entreprise. André Bloc intervient alors en offrant « les moyens techniques et financiers, l’organisation et les services de L’Architecture d’aujourd’hui. » Cette proposition est en cohérence totale avec l’homme mais aussi avec sa ligne de publications. Si l’on se réfère en effet au deuxième numéro consacré aux arts plastiques par L'Architecture d'aujourd'hui de mars 1949, on lit sous la plume d’André Bloc l’importance qu’il met dans la connaissance des artistes contemporains. A la suite de cet éditorial louant la rencontre entre plasticiens, se trouve publié – comme une réponse directe – l’ouvrage photographique de Willy Maywald, "Artistes chez eux". Pablo Picasso, Georges Braque, Maurice Utrillo, Georges Rouault, Henri Matisse et d’autres, ouvrent ainsi les portes de leur atelier, se présentant dans leur quotidien. Artistes chez eux existe également en dehors des pages de ce hors-série, publié, l’année suivante, aux éditions de L'Architecture d'aujourd'hui. C’est aussi le cas du Manifeste du corréalisme de Frederick John Kiesler qui se présente en couleurs et avec des pages à déplier dans le numéro dédié aux arts plastiques. Des illustrations en couleurs dont bénéficient un important article sur Paul Klee ainsi qu’une sérigraphie venant clore un texte de Charlotte Perriand sur le Japon. De nombreuses esthétiques se succèdent ainsi dans l’épaisse et luxueuse publication montrant combien les arts plastiques sont présents dans L'Architecture d'aujourd'hui. C’est ainsi que par un dimanche après-midi d’avril 1949, Bloc et Pillet réalisent le premier numéro d’Art d'aujourd'hui. Il est constitué des pièces que le peintre a déjà 59 Cité par Domitille d’Orgeval "L’Abstraction géométrique au Salon des Réalités Nouvelles de 1946 aux années 2000. L’histoire d’une incessante conquête", dans Permanence de l’abstraction géométrique aux Réalités Nouvelles, Tours, 2007. 60 “Art d'aujourd'hui”, dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 58. Sauf mentions contraires, les 43 rassemblées ainsi que de documents recueillis pour L’Architecture d’aujourd’hui notamment en vue d’un numéro consacré aux arts plastiques. On constate aussi que l’article de Charlotte Perriand, “Spectacles au Japon”, « huit pages déjà imprimées sur papier jaune paille », se retrouve dans le numéro vingt-trois de la revue d’architecture ainsi que dans ce premier exemplaire d’Art d'aujourd'hui. L’ensemble de la livraison se compose d’éléments d’origines diverses. On le comprend d’abord avec la double page d’annonces d’expositions qui a le défaut des initiatives engagées : elles veulent dire trop de choses. On y voit par un jeu de photographies qu’André Fougeron a « l’art de peindre aussi vrai que nature » (la photographie fait se confondre le peintre au travail et sa toile) ; à cette illustration s’opposent une devanture de boutique réalisée par Jean Mazet dans l’esprit de l’abstraction géométrique et une structure du bureau de La Hune par Pierre Faucheux, etc. Autant d’éléments juxtaposés qui ne sont pas commentés et doivent parler d’eux-mêmes. On le constate aussi à travers les textes, ainsi celui de Pierre Guéguen, “Le Dessin”, qui est un extrait de son livre Esthétique. D’autres figurent à la fois dans Art d'aujourd'hui et dans le numéro vingt-quatre (mai-juin 1949) de L’Architecture d’aujourd’hui qui annonce la parution de la nouvelle revue dédiée à l’art abstrait. Il s’agit de l’article de Daniel-Henry Kahnweiler sur Henri Laurens, dans une composition moins illustrée et réduite à une page. En face, à droite, est reproduite la page d’Art d'aujourd'hui contenant l’éditorial ainsi que diverses brèves. Un encart avec un symbole de main à l’index tendu – tel qu’il apparaît dans les premières livraisons d’Art d'aujourd'hui – mentionne : « Aux 1000 premiers abonnés d’Art d'aujourd'hui, nous offrons un exemplaire du Manifeste du Corréalisme ou un crédit de 250 francs à valoir sur les éditions de L’Architecture d’aujourd’hui. » Suivent les deux pages sur "Le Mur" qui ouvrent Art d'aujourd'hui ainsi que le reportage photographique de la présentation de L’Architecture d’aujourd’hui à la Galerie Maeght. citations qui suivent sont également tirées de ce texte. 44 Le lien étroit entre les deux revues se trouve clairement mentionné61. Il se devine aussi à la lecture du numéro que L’Architecture d’aujourd’hui consacre aux arts plastiques en 1949 car on y rencontre des plumes communes à Art d'aujourd'hui : Pierre Guéguen et Charles Estienne. On y lit déjà un texte de Charlotte Perriand sur le Japon où elle séjourne longtemps mais aussi des mises en pages semblables – on pense notamment à “Art abstrait et architecture” d’Estienne – ou des publications dont la revue d’art se fait l’écho comme l’album de photographies Artistes chez eux de Maywald sur un texte de Francis Ponge et le Manifeste du Corréalisme de Frederick Kiesler – ici, avec des pages qui se déplient. Léon Degand ne participe pas à ce numéro spécial et il ne signe qu’un court texte dans Art d'aujourd'hui en tant que directeur du musée de São Paulo. Mais André Bloc prend contact avec lui dès le 7 septembre 1949, lui envoyant une lettre à une adresse parisienne temporaire à l’en-tête de L’Architecture d’aujourd’hui expliquant qu’Alberto Magnelli l’a informé de son « très prochain retour » et ajoutant : « Il me serait très agréable de pouvoir vous rencontrer d’urgence, d’une part, au sujet du prochain numéro de notre revue, d’autre part, pour l’organisation de certaines expositions à l’étranger. »62 L’équipe d’Art d'aujourd'hui se met en place dès le troisième numéro en octobre 1949 avec l’arrivée de ce célèbre critique. c. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs Le comité de rédaction est composé d’André Bloc et d’Edgard Pillet – ce dernier assure les fonctions de secrétaire général de rédaction et de gérant – ainsi que de Pierre Faucheux, responsable de la mise en pages. Cette base ne varie 61 ème On ne le reverra que dans l'éditorial d’Art d'aujourd'hui de février-mars 1952 (3 série, n°3-4) : « Jamais plus, il ne fut question de L’Architecture d’aujourd’hui. Qu’il nous soit permis de rappeler à nos lecteurs que si Art d'aujourd'hui a pu se maintenir et se développer, c’est grâce à L’Architecture d’aujourd’hui qui lui a assuré la meilleure caution morale. » 62 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand. 45 guère, le nom de Pierre Faucheux ne disparaissant du comité directeur qu’avec le numéro d’août 1953 bien que depuis plus de deux ans, la composition des revues est réalisée, pour l’essentiel, par Paul Etienne-Sarisson puis par Pierre Lacombe. Dès le quatrième numéro, Léon Degand, revenu de São Paulo, se joint au comité. Il y reste jusqu’à la fin. Hermine Chastanet63, Julien Alvard et Roger Van Gindertael y participent un temps, ainsi que Félix Del Marle (qui y reste toute une année), puis Madame Marguerite Bloc, Pierre Guéguen et Michel Seuphor qui s’associent au comité des huit derniers numéros – qui courent sur plus d’une année. Art d’aujourd’hui bénéficie donc de quelques grands noms de la critique d’art des années cinquante auxquels s’ajoutent pour un unique article ou plus régulièrement ceux de Charles Estienne, Georges Boudaille, Pierre Descargues, Cécile Agay, Herta Wescher, René Massat et Roger Bordier qui demeure attaché à la revue jusqu’au dernier numéro. Des artistes, des critiques d’art étrangers ainsi que des conservateurs de musées sont également sollicités. André Bloc Divers témoignages relatent en effet qu’André Bloc accepte voire provoque les participations de personnes extérieures à ses revues. Il envisage cela comme un moyen d’aider ceux qui développent les mêmes idées que lui. Par la rédaction d’un article, il offre un espace d’expression, facilite la rencontre avec d’autres acteurs de la vie artistique64. Décrit comme une personne d’une curiosité toujours en éveil, 63 Hermine Chastanet, sculptrice, est la directrice des Editions Falaize qui publie Formes et Vie : revue trimestrielle de synthèse des arts dont le comité de patronage est composé du Corbusier, d’Albert Gleizes, de Fernand Léger et de Fredo Sidès. Cette revue ne connaît que deux numéros, en 1951 et en 1952. 64 Un exemple frappant de ce trait de caractère est l’anecdote de la rencontre entre André Bloc et Claude Parent, relatée par ce dernier : « [Ionel] Schein et moi lisions L'Architecture d'Aujourd'hui qui était notre bible, mais un article dans lequel André Bloc écrivait qu’il fallait aider les jeunes nous avait déplu. Nous lui avons donc envoyé une lettre plutôt vive lui indiquant qu’il possédait deux revues dans lesquelles on ne voyait pas beaucoup l’appel aux jeunes qu’il faisait et qu’il devenait ainsi peu crédible. Deux jours plus tard André Bloc nous contactait pour nous dire qu’il avait le projet de fonder un groupe - le Groupe Espace - et qu’il allait voir ce que nous étions capables de faire. […] En bref, ce qui me plaît là-dedans, c’est la morale de l’histoire : nous avons envoyé une lettre agressive et nous avons eu en réponse la grande générosité d’André Bloc. Au lieu de nous mépriser et de nous ignorer, 46 encourageant avec passion les initiatives des jeunes créateurs qui doutent parfois de l’aboutissement de leurs recherches, le directeur de la revue se montre aussi très exigeant, intransigeant, n’acceptant pas les hésitations ou les reculs de ses amis lorsqu’ils se retrouvent face à des difficultés. André Bloc est poussé par une grande ambition : celle d’une plastique nouvelle. Il se donne les moyens de cette aspiration et ne souffre aucune mollesse de la part de ses compagnons de route. Lui-même s’investit dans des voies multiples : outre l’édition et les différentes actions qu’il entreprend pour la défense de ses idées, il réalise des sculptures, des architectures, des sculptures habitacles, des peintures, des reliefs, des tapisseries, des vitraux, des mosaïques ainsi que des objets. En somme, un créateur complet à même de réaliser à lui seul la synthèse des arts qui lui est si chère. On retrouve dans le vocabulaire employé par André Bloc dans ses articles, cette même détermination. Ses termes sont catégoriques. Quant aux propos, ils tendent parfois à la dramatisation et se veulent en tout cas alarmistes. Les deux textes rédigés pour Art d'aujourd'hui n'étant pas les plus éloquents en la matière, il faut se tourner vers ceux de L’Architecture d’aujourd’hui. Ils affichent une grande assurance (« notre propagande est simple », « notre programme est net ») et critiquent sans détours tout ce qui semble aller dans la mauvaise voie comme André Bloc le fait avec ses amis (« de redoutables travers », « des conséquences désastreuses », « les choix les plus navrants »). En outre, « médiocre », « médiocrité » ainsi que « danger », « dangereux », reviennent fréquemment (« le compromis qui en résulte n’est ni bon, ni mauvais, il est médiocre. », « le triomphe de la médiocrité », « la médiocrité généralisée », « sclérose dangereuse », etc.) ce qui ajoute à l’alarmisme du discours (« les architectes de tous les pays ont des tâches urgentes. », « une certaine opinion publique s’éveille à propos des désastres enregistrés depuis quinze ans », « L’Architecture d’aujourd’hui déplore depuis des mois les méthodes employées »). Cette assurance, André Bloc l’a acquise avec l’expérience. Pierre Vago note en effet que : il s’est dit : "Je veux les voir" ». Voir entretien op. cit.. 47 « les premiers textes d’André Bloc [portent] plutôt sur des aspects marginaux. La place de l’ornement dans l’architecture ; la peinture, la sculpture, les arts décoratifs, sont abordés sous un aspect anecdotique. »65 Bloc avance avec précaution dans cet univers dans lequel il doit gagner sa légitimité. Il lui faut acquérir une vision plus juste, plus profonde mais aussi plus globale de ce qu’il pressent être un combat de la plus haute importance. Cela, afin de tenir le rôle qu’il se donne en étant un des animateurs les plus actifs de l’avant-garde. Dans Art d'aujourd'hui, s’il n’écrit pratiquement jamais, André Bloc est cependant de toutes les décisions continuant ainsi d’accomplir son rôle : « Il n’écrivait pas mais il était très présent. Il relisait tout. […] Il était très ouvert, très accueillant. Du moment qu’il avait formulé certaines exigences, qu’il sentait que vos propres convictions en étaient assez proches, il n’insistait plus. En ce qui me concerne, je dois dire que j’ai été très libre dans la revue, tout à fait libre. »66 Une liberté qu’il a somme toute intérêt à accorder aux critiques afin de pallier ses propres lacunes. Tel qu’il est rédigé dans les carnets privés de Léon Degand, le court paragraphe intitulé « Compétence de Bloc, André » montre que le sujet est abordé entre rédacteurs. Ainsi, à propos de la préparation de la livraison présentant un panorama de la peinture de 1900 à 1950 (daté de mars 1950) il écrit : « Je lui passe une reproduction couleur d’un splendide Gauguin, très Gauguin. Bloc : “Est-ce Cézanne”. Pillet me raconte que pour le même numéro il lui manque une reproduction pour le chapitre sur les Fauves. Bloc : “Mais nous avons un Gauguin !” »67 65 Texte introductif au numéro d’Aujourd’hui consacré à André Bloc, décembre 1967, op. cit., p. 3. Dans cette même livraison, Julius Posener avance des propos similaires lorsqu’il relate les dix premières années de L'Architecture d'Aujourd'hui : « André Bloc s’est exprimé uniquement à propos de questions [intéressant] la politique de la Revue, […] et parfois à propos des expositions de sculptures […]. Il n’a pas abordé la critique architecturale proprement dite, bien qu’on ait souvent eu l’impression qu’il se sentait capable de le faire. » (pp. 18 et 19). 66 Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V. 67 Note en date du 14 avril 1950. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand. 48 Edgard Pillet Edgard Pillet est un artiste68. Comme André Bloc, sa curiosité le mène à aborder différentes formes d’art. D’abord sculpteur, il reçoit en 1939 le Prix de sculpture Abd el-Tiff, et se fait ensuite connaître par ses peintures. L’année 1948 est pour Edgard Pillet celle du Prix de la jeune peinture, de sa rencontre avec André Bloc puis avec Le Corbusier. Il expose tant à la Galerie Denise René qu’à celle de Jean-Robert Arnaud69 tournée vers l’abstraction lyrique, mais aussi dans divers salons et bien au-delà des limites de Paris. Ses activités artistiques s’étendent à l’écriture (il publie Plastique en 1941 ainsi qu’une pièce de théâtre, des romans et des poèmes70), à la réalisation de films d’art (Génèse en 1951 et Idéogrammes en 1954) mais surtout à des créations s’intégrant à l’architecture dont le plus bel exemple reste les peintures murales de l’imprimerie Mame à Tours. C’est en collaboration avec son architecte Bernard Zehrfuss qu’en 1952, Pillet donne à la peinture des fonctions qui dépassent le cadre du décoratif : souligner les axes de circulations, mettre l’accent sur la sécurité et enfin, harmoniser le lieu de travail. En plus de cette abondante activité artistique, Edgard Pillet se fait médiateur. Pour cela, il ne se contente pas d’Art d'aujourd'hui mais fonde en 1950 avec le peintre Jean Dewasne une académie d’art : l’Atelier d’art abstrait. Il se charge de la communication du Groupe Espace, réalise deux films sur l’art en 1951, sur Alberto Magnelli et Henri Laurens, et produit Ecoutez voir, une émission de radio, avec Léon Degand. Lorsqu’en 1955 Art d'aujourd'hui cède la place à Aujourd’hui, Pillet ne suit pas la nouvelle revue, il part enseigner aux Etats-Unis à l’Université de Louisville puis à l’Art Institute de Chicago et ne rentre en France qu’en 1958. Il poursuit ses recherches plastiques qui le mènent notamment à la réalisation du Creuset en 1959, 68 Pour cette brève étude, nous nous appuyons essentiellement sur les écrits de Marc Ducourant pour Edgard Pillet, Grenoble-RMN, 2001, ainsi que dans le cadre de son D.E.A., L'Œuvre d'Edgard Pillet (sous la direction de Serge Lemoine, Université Paris IV, 1999) qu’il a eu la gentillesse de nous confier. 69 Jean-Robert Arnaud, qui fonde avec John-Franklin Koenig la revue Cimaise en 1952, ouvre également les colonnes de sa revue à l’œuvre d’Edgard Pillet qui réalise la couverture du troisième numéro de la revue, en janvier 1954. 70 A cette période, il gagne sa vie notamment en publiant des romans policiers sous le pseudonyme d’Arshie skay. 49 technique qu’il met au point pour produire une œuvre qui serait le négatif d’un relief. Dans les années soixante, il découvre le village de Carboneras en Andalousie. Enthousiaste, inspiré, il le présente à ses connaissances – dont André Bloc – pour lesquelles il y conçoit des villas. Il en réalise sept en tant qu’architecte. Jusqu’à sa mort en 1996, Edgard Pillet travaille tant à la peinture de chevalet qu’à l’intégration d’œuvres dans l’architecture et l’urbanisme. Michel Ragon, dans l’entretien qu’il nous a accordé, qualifie Pillet de « très modeste ». Si sa présence dans Art d'aujourd'hui reste indéniable, c’est une présence qui ne s’affiche pas. Edgard Pillet cumule les fonctions de gérant et de secrétaire de rédaction, il n’en sort que très rarement. Il ne s'expose en tant que rédacteur que pour remplir une autre fonction, celle de chargé de communication qu’il tient dans le Groupe Espace. En décembre 1953, il publie dans les pages de la revue un compte-rendu des actions du groupe71. C’est dans cette même livraison qu’il entame la série "Pour un large débat", s’étendant sur quatre numéros de décembre 1953 à mai-juin 1954. "Pour un large débat", ne concerne pas les artistes mais les théoriciens et les critiques. Edgard Pillet réalise des entretiens avec quatre d’entre eux, tous de nationalités différentes : Mario Pedrosa (chargé de cours en architecture à l’Université du Brésil)72, Gert Schiff (critique d’art allemand)73, Oscar Reutersvaerd (professeur de théorie de l’art à l’Université de Stockholm)74 et Gillo Dorflès (peintre et critique italien)75. Il s’agit, ainsi que l’explique en introduction le secrétaire de rédaction, de répondre à une demande du comité afin de « tenter de préciser à travers la diversité des témoignages les points de croisements majeurs, les carrefours d’unanimité où se regroupent les opinions les plus larges, et de cette ligne graphique de sommets, tirer les enseignements “d’un fait collectif”. »76 71 ème “Le Groupe Espace”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, p. 18. Dans Art d’aujourd’hui, décembre 1953, op. cit., pp. 14 à 16. 73 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, pp. 16 à 17. 74 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, pp. 42 à 43. 75 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, pp. 36 à 37. 76 Dans Art d'aujourd'hui, décembre 1953, op. cit., p. 14. 72 50 Les entretiens évoluent en fonction de l’interlocuteur mais Edgard Pillet aborde cinq points de façon systématique : L’art abstrait a-t-il un avenir et quel est-il ? Est-ce ou non une véritable révolution plastique ? Y a-t-il des sources communes entre la science et l’art ? Quelles sont les origines de l’art abstrait ? Que penser de l’utilisation de la peinture dans l’architecture ? Dans cette introduction, Edgard Pillet qualifie les intervenants de « plus éminents représentants de la critique d’art » et le rapide curriculum vitae qu’il propose d’eux est à la mesure de ce qu’il avance. Outre les titres qu’il décline, on retient les commentaires de Pillet : « Son rôle au Brésil est déterminant » (Pedrosa), « Sa connaissance très étendue et très perspicace de l’art moderne » (Schiff), « [Sa thèse sur Claude Monet] semble devoir renverser radicalement, et de façon saisissante, les conceptions qu’on s’est faites sur l’impressionnisme et sur le chef du mouvement. » (Reutersvaerd) et enfin, « Les exemples de créateur-critique sont trop rares pour que le témoignage de M. Gillo Dorflès ne retienne toute notre attention »77. Ainsi présentée sous forme d’entretiens, cette série laisse le rédacteur en retrait. Mais s’il s’en tient à son rôle de journaliste, Edgard Pillet se montre à la hauteur de ses interlocuteurs ; il maîtrise, en effet, parfaitement son sujet et ne semble en rien décontenancé par les références citées par les uns et les autres, s’en servant même pour relancer le débat tout en faisant souvent glisser ces entretiens vers le ton de la conversation. Edgard Pillet a visiblement l’ambition de continuer sa série et de la conclure par un bilan d’ensemble comme il l’évoque à plusieurs reprises78. La raison de l’interruption de "Pour un large débat" reste à définir. Est-ce pour raisons personnelles ou est-ce la perspective de la fin d’Art d’aujourd’hui qui pousse le rédacteur à arrêter la série ? Rappelons qu’Edgard Pillet se prépare à partir enseigner aux Etats-Unis et également, que la revue cesse de paraître à la fin de l’année 1954. 77 Notons que ces quatre critiques ont déjà participé à Art d'aujourd'hui. Le premier a rédigé “Les ème ème rapports de la science et de l’art”, 4 série, n°6, août 1953, 3 de couverture. Et surtout, les trois derniers ont largement collaboré à des numéros spéciaux : Gert Schiff à celui consacré à l’Allemagne (août 1953), Oscar Reutersvaerd, à celui des Pays nordiques (octobre-novembre 1953) et Gillo Dorflès, à celui sur l’Italie (janvier 1952). 78 Il écrit dans ce qui est le quatrième et dernier volet de la série : « […] parmi l’ensemble des réponses que nous avons recueillies et que nous recueillerons. » Ce futur indique bien le désir qu’à Pillet de poursuivre ses recherches. 51 Plus personnel est l’article “Suppositions et certitudes”79 qui recueille trente aphorismes sur le rôle de la critique, la difficulté de créer et la sincérité qu’il faut y mettre. C’était dans cet esprit que Pillet avait conçu Plastique en 1941. La forme choisie – une succession de maximes – ainsi que le style – direct et sûr comme il convient pour cet exercice – trahissent l’envie, chez leur auteur, d’être efficace. Il s’agit de dire le maximum de choses dans l’espace qui lui est imparti. Ce peut être tout bonnement une manière de s’exprimer qu’affectionne Pillet mais on sait également que le plaisir d’écrire est très présent chez lui80. Aussi est-il surprenant de constater combien Pillet s’est tenu à l’écart de l’écriture dans Art d'aujourd'hui même si son rôle au sein du comité a pu être déterminant. Il reste vrai que de grands critiques participent à la revue donnant peut-être l’impression à Edgard Pillet qu’il se rend davantage utile dans la coordination. Léon Degand Lorsque Léon Degand commence sa collaboration à Art d'aujourd'hui, il est déjà un critique reconnu. Il écrit régulièrement depuis 1931, d’abord en Belgique, son pays natal, puis à Paris. Sa notoriété – acquise notamment par ses articles dans Les Lettres françaises81 – le mène à rencontrer Francisco Matarazzo-Sobrinho, un industriel et mécène brésilien qui désire fonder un musée d’art contemporain à São Paulo. Alberto Magnelli et son frère Aldo, installé au Brésil, sont à l’origine de la rencontre et Degand se voit proposer la direction du musée. C’est donc dans le but de promouvoir l’art européen en Amérique latine que Léon Degand y débarque en juillet 1948 avec cent cinquante œuvres prêtées par ses amis artistes. Le musée ouvre ses portes en mars 1949 mais en septembre, Degand quitte ses fonctions, déçu par la tournure que prend ce projet qui s’annonçait pourtant prometteur. Il a eu néanmoins le temps de réaliser une exposition pour l'ouverture du lieu. Le texte de 79 ème Dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 12. Marc Ducourant le développe en effet dans son mémoire de D.E.A., op. cit. 81 Il y est le grand défenseur de l’abstraction jusqu’à ce que les Lettres françaises se retrouvent dirigées exclusivement par les communistes. La revue promeut alors le réalisme socialiste et ne laisse 80 52 présentation – signé par la « direction administrative » – qui ouvre le catalogue explique que le dessein de l’événement n’est pas de : « favoriser l’une ou l’autre tendance de l’art contemporain au détriment de toutes les autres. […] Cependant, fidèle aussi à un programme d’information du public, le Musée d’art Moderne a estimé qu’il pouvait valablement, pour son inauguration, présenter deux tendances parmi les plus rénovatrices de la plastique d’aujourd’hui. »82 De plus les problèmes dus au transport des œuvres ont obligé à une limitation « en majeure partie, à l’Ecole de Paris. » Ainsi, sur les cinquante et un artistes présentés on retrouve : Arp, Calder, Robert et Sonia Delaunay, Del Marle, de Staël, Dewasne, Deyrolle, Dias, Domela, Freundlich, Gonzalez, Hartung, Herbin, Kandinsky, Kupka, Lapicque, Léger, Magnelli, Miro, Poliakoff, Marie Raymond, Schneider, Servranckx, Singier, Soulages, Taeuber-Arp, van Tongerloo, Bram et Geer Van Velde, Vasarely, et Villon. Mais aussi Atlan, Béothy, Bazaine, Le Moal, Manessier, Schneider, Singier ou Picabia. Le texte précise que Léon Degand a eu la charge du choix des œuvres. Cela est lisible à la seule énumération des artistes exposés auxquels Degand reste fidèle dans Art d'aujourd'hui. Tout comme l’on voit déjà dans le texte rédigé par le directeur lui-même ce qui caractérise son style dans la revue : la clarté et l’assurance du propos au service du lecteur. Sa conclusion pourrait être celle d’un article d’Art d'aujourd'hui : « De tout cela on ne saurait sans abus, conclure à la supériorité ou à l’infériorité de l’Abstraction à l’égard de la Figuration. Il ne s’agit, en réalité, que de deux modes d’expression, séparés uniquement par des différences de langage. Il appartient aux artistes de douer ces langages de force expressive, et, au public, de s’en assimiler plus de place à l’abstraction. La collaboration de Léon Degand cesse en 1947. 82 Dans Do Figurativismo au abstracionismo, São Paulo, 1949, pp. 13 et 14 puis, résumé et traduit p. 15. 53 intimement les particularités afin de ne rien perdre de ce qu’elles expriment. »83 Comme il a été vu précédemment, André Bloc contacte Léon Degand à peine son retour à Paris. Le critique a quarante-deux ans, beaucoup d’expérience et il impose très vite son style dans la revue. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas la collaboration de Léon Degand qui amène les détracteurs à donner une image sectaire de la revue84. Le critique ne fait pas toujours dans la subtilité lorsqu’il aborde son engagement : « […] la lutte, contre la figuration que nous portons en nous, est fort loin d’être terminée. »85 Ou encore : « Lardera, Signori en sculpture, Bozzolini, Gregori, en peinture, d’autres encore, servent ici, avec nous, la même cause. »86 On notera le vocabulaire employé – « lutte », « cause » – associé à des tournures telles que : « nous portons en nous » ou la mise entre virgules du « avec nous » qui se rapproche de la terminologie du discours (« servent la même cause que nous » ne donnerait pas le même effet). Ce critique vedette défend l’abstraction géométrique avec fougue mais il reste avant tout un œil attentif à la créativité dans sa diversité, reconnaissant sans mal qu’« un chef-d’œuvre figuratif vaudra toujours mieux qu’une médiocrité abstraite. La qualité importe avant la tendance. »87. De même, les autres collaborateurs restent ouverts à différentes formes d’art. Edgard Pillet voit ses œuvres très commentées dans Cimaise ; André Bloc aime les peintres naïfs (tout comme Pierre Guéguen) et sera même de plus en plus tenté par le lyrisme, nous le verrons plus loin. Roger Van Gindertael et Julien Alvard écrivent bientôt à Cimaise. Quant à Charles Estienne, Michel Seuphor et Félix Del Marle, ils sont trop connus par ailleurs et n’écrivent pas assez fréquemment à Art d'aujourd'hui pour que leurs convictions se confondent avec la ligne de la revue. Léon Degand occupe la place du critique ; il est celui à qui l’on se réfère. Art d'aujourd'hui publie des textes qui mettent en évidence ce statut : l’opinion de 83 Dans la traduction résumée p. 52. Art d'aujourd'hui considéré comme une revue ne s’intéressant qu’à l’art géométrique est un raccourci que l’on rencontre fréquemment. Nous y reviendrons plus loin. 85 ème “Robert Delaunay”, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°8, octobre 1951, p. 10. 86 ème “Italiens à Paris”, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°2, janvier 1952, p. 19. 87 Une affirmation qui prend d’autant plus de valeur qu’elle est publiée dans son introduction à l’ouvrage majeur des éditions d’Art d'aujourd'hui, Témoignages pour l’art abstrait, Boulogne, 1952, 84 54 Degand, ses comptes-rendus, sont d’importance (“Note d’un critique d’art continental sur la peinture et la sculpture d’aujourd’hui en Grande-Bretagne“88 ou encore “Notes de voyage d’un critique d’art”89). C’est d’ailleurs majoritairement à lui que reviennent les textes de synthèse à finalité didactique, ceux qui résument une tendance90, qui définissent l’évolution d’une technique ou d’un art91 ou qui font le point sur une question théorique92 et qui souvent introduisent un numéro spécial93. Une fois encore, la formulation même de certains de ses titres renforce cette idée d’une volonté d’expliciter le sens des styles et des œuvres à l’intention des lecteurs : “Signification du collage”94 ou “Situation et signification du cubisme”95. Léon Degand rédige les textes clairs de celui qui connaît son domaine, qui sait où il va et qui a la capacité de guider les autres. Car l’enjeu est là : il ne faut pas induire le lecteur en erreur, le dérouter. Cette discipline, il aimerait que d’autres se l’imposent à euxmêmes et on peut souvent lire sous la plume de Degand des mises au point comme celle qui conteste qu’à la Biennale de Venise on ait classé parmi les abstraits Bissière (« qui n’est pas très abstrait »), de Staël, Estève et Vieira da Silva. Il ajoute : « On dira qu’il faut être bien obsédé par les querelles d’école pour ne pas voir des abstraits dans ces trois derniers peintres. Mais pas du tout ! Il suffit de ne pas être aveugle, incompréhensif. »96 p.11. 88 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°2, mars 1953, pp. 16 et 17. 89 ème Dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°6, août 1952, p. 33. 90 ère ème Ainsi de “Futurisme” (1 série, n°7-8, mars 1950, p. 17), “La Peinture cubi ste” (4 série, n°3-4, mai-juin 1953, pp. 8 à 31), “Guillaume Apollinaire et le cubisme” (Ibid., mai-juin 1953, pp. 71 à 73). 91 ère “Essai de classification” (1 série, n°7-8, mars 1950, pp. 2 à 4), “Bibliographi e pour comprendre la ème peinture” (2 série, n°2, novembre 1950, pp. 16 et 17), “Introdu ction à Cinquante ans de sculpture” ème (2 série, n°3, janvier 1951, pp. 1 à 5), “La Sculptur e de 1930 à 1950” (Ibid., janvier 1951, pp. 20 à ème ème 27), “La Peinture mexicaine du XVIII siècle à nos jours” (3 série, n°6, août 1952, pp. 8 à 10). 92 ème “La Querelle du chaud et du froid” (4 série, n°1, janvier 1953, pp. 9 à 14) ou “L’Art et la ème ème photographie” (3 série, n°7-8, octobre 1952, 2 de couverture et pp. 10 et 11) qui avance que ce n’est pas la prétendue concurrence que la photographie ferait à la figuration qui aurait amené l’abstraction. 93 Le fait que ce soit Léon Degand et pas un autre rédacteur qui introduise les numéros spéciaux lui confère implicitement - même s’il n’y en a pas dans Art d'aujourd'hui - une position de rédacteur en chef. 94 ème Dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 2. 95 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°3-4, mai-juin 1953, p. 1. 96 ème “La Biennale de Venise“, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 24. 55 Degand sait choisir ses exemples, ses rapprochements d’idées pour amener le lecteur à l’exacte compréhension de ce qu’il énonce. Il l’écrit lui-même : « Le critique d’art ne doit pas se figurer que tous ses lecteurs lisent ses articles avec autant de soin qu’il les écrit. Il évitera donc les subtilités, lesquelles sont presque toujours interprétées à son désavantage. »97 C’est certainement dans le même but qu’il sait aussi être radical dans ses propos et parfois moqueur quand son agacement ou sa colère l’emporte. On peut lire par exemple : « La France ne sait-elle plus que l’on attend toujours d’elle une leçon d’invention et de vigueur ? Et qu’elle décourage et amoindrit ses meilleurs éléments en les mêlant à ses médiocres, à ses nullités ? A quoi prétend-on en accrochant les lamentables et gigantesques “tartines” des Minaux et Rebeyrolle, par exemple ? Croit-on que les autres pays ne soient pas capables de montrer d’aussi mauvaise peinture ? »98 Il faut l’avouer, ses emportements et ses petites piques ajoutent de la saveur à ses textes ; et même si cela frise parfois la mauvaise foi, on prend plaisir à le voir déconstruire un discours contraire au sien. Il le fait avec Charles Estienne, avec les écrits d’Apollinaire dans son article “Guillaume Apollinaire et le cubisme”99 ou avec Alfred Manessier. Cela dans un exercice qu’il semble affectionner : reprendre les écrits ou paroles qui le choquent et les commenter afin d’avoir, ainsi, le dernier mot. La méthode est, convenons-en, un peu malhonnête car ce type de pratique donne raison au dernier qui argumente. Mais la mauvaise foi reste le plaisir des polémistes ! Lorsqu’il reprend les réponses de Manessier lors d’un entretien accordé à un journaliste suédois justement à propos de son texte “Lettre à quelques peintres figuratifs que guettent l’abstraction”100 Degand use avec bonheur de son esprit mordant. Chaque réponse de l’artiste est commentée par une petite phrase incisive 97 ème “Propos sur la critique”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°7, octobre-novembre 1953, p. 27. ème ème “La XXVI Biennale de Venise”, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°6, août 1952, p. 17. 99 Op. cit. 100 ème Léon Degand, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°5, juin 1952, pp. 1 à 5. 98 56 et lapidaire. Il va même jusqu’à citer les deux interventions de Madame Manessier qui deviennent cocasses car totalement hors de propos. Ainsi, en mentionnant la malheureuse question de l’épouse : « Monsieur, désirez-vous un peu de confiture avec votre pain ? » Degand souhaite-t-il que le lecteur établisse un lien entre la confiture tartinée sur le pain et la peinture de Manessier sur la toile ?! Nous dépassons peut-être les intentions du critique mais ce dernier est incisif quand il commente la première intrusion de la malheureuse dans l’entretien : « Et tous les peintres abstraits se ressemblent complètement. » Il y répond : « Sans doute, chère Madame, puisque tous les Nègres se ressemblent aussi : tous sont noirs. »101 Même s’il se montre souvent inflexible, Léon Degand pratique un humour qui emporte l’adhésion du lecteur, lui procurant, par sa répartie, un réel plaisir. Ce plaisir vient aussi de la clarté de ses analyses que lui apporte sa profonde confiance en l’abstraction. Mais cette même foi peut altérer son jugement. N’accordant pas de qualité au langage pictural d’Edward Hopper, Degand considère par exemple que son travail « ne vaut même pas le calendrier du facteur. »102 De même, il qualifie Francis Bacon et Lucian Freud de « valeurs pour le moins mineures et strictement locales »103. Ces appréciations aussi catégoriques qu’hâtives ne surprennent pas de la part de celui qui écrit : « Il n’est pas de critique sans courage. »104 Julien Alvard Si aujourd’hui le nom de Degand est plus connu que celui d’Alvard, il n’en reste pas moins que ce dernier a fortement marqué ceux qui l’ont côtoyé. Pierre Restany, qui a travaillé avec Julien Alvard à la rédaction de Cimaise, en fait une description qui semble contenir les différents témoignages recueillis : 101 ème “Manessier et la recherche d’une logique picturale”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°1, janvier 1953, pp. 20 à 23. 102 ème “Artistes américains contemporains au Musée d’art moderne de Paris”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°5, juillet 1953, p. 15. 103 “La Biennale de Venise”, dans Art d'aujourd'hui, septembre 1954, op. cit., pp. 25 et 26. 104 “Propos sur la critique”, dans Art d'aujourd'hui, octobre-novembre 1953, op. cit., p. 26. 57 « Julien Alvard avait sans doute la personnalité la plus forte [parmi les rédacteurs de Cimaise – ndla] sur le plan à la fois de la culture et de l’intelligence pure. Son nom était un nom de plume105. Il était descendant d’une famille noble de province et avait reçu une très bonne éducation. Il travaillait comme rédacteur au ministère du Travail et sa critique était très intéressante. […] D’une culture extrêmement raffinée, encyclopédique, parfois même un peu libertine, Alvard était véritablement un grand maître des métaphores subtiles et sophistiquées. Il était certainement un élément de pointe dans l’activité de Cimaise. Ses critiques étaient lues avec grand intérêt par de nombreuses personnes et elles portaient souvent beaucoup quand elles étaient négatives. C’était un personnage qui imposait sinon l’estime, du moins un certain respect. Ce qui était mérité car c’était un bel esprit. »106 Un homme très cultivé, qui force l’admiration, c’est également ce que l’on retrouve sous la plume de la critique d’art du New York Times, Dore Ashton, qui lui envoie une lettre en date du 2 août 1954, suite à la lecture d’un texte d’Alvard sur la Biennale de Venise. On peut y lire : « I cannot tell you profoundly impressed I am with you brilliant, unprecedented essay. [...]I confess I have still not "understood" your philosophy […] »107 Les premiers textes de Julien Alvard ne laissent pas transparaître la forte personnalité que l’on devine derrière ces témoignages – et que Michel Ragon qualifie même de « complexe ». Qu’il commente le Salon des Réalités Nouvelles ou l’exposition d’art mural à Avignon108, Alvard s’en tient à son rôle de critique et écrit des textes plutôt conventionnels. Son style est assez libre, ne se souciant pas de répétitions ou de formulations parfois proches du langage parlé. Mais quelques mois plus tard, dès mars 1950, dans le texte sur l’école de Paris qu’il livre pour le numéro 105 Son véritable nom était Emmanuel Valat de Chapelain. Entretien réalisé le 17 mai 2000 dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1. 107 « Je ne peux vous dire à quel point je suis impressionnée par votre essai brillant et sans précédent. […] Je l’avoue, je n’ai pas encore "compris" votre philosophie. ». Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. 106 58 retraçant cinquante ans de peinture109, Julien Alvard construit son argumentation comme il le fera par la suite. Les éléments se posent lentement, le critique s’arrête sur des descriptions de l’époque, ses cafés, ses personnages, ses histoires, ses potins, et il ne vient au cœur du sujet qu’après cette longue introduction qui semble avoir pour but premier de satisfaire le plaisir d’Alvard. Une telle digression autour du sujet se retrouve dans le numéro consacré à l’art mexicain avec “L’art populaire”110 qui s’étend sur la civilisation mexicaine perdue par la colonisation plus que sur ce que le titre laisse augurer. Ici, le sujet est particulièrement bien traité mais il arrive aussi que des articles deviennent confus à force de citations, d’exemples et de références insuffisamment précises pour être explicites111. Parmi les développements propres à Alvard, notons celui de “Quelques jeunes Américains de Paris”112 qui vient alimenter une livraison dédiée à la peinture aux Etats-Unis. Dans cet article assez court qui contient six paragraphes, quatre d’entre eux, longs et argumentés avec fougue, sont consacrés à une réelle réflexion sur l’attrait de Paris pour les artistes étrangers. La vieille Europe y est violemment critiquée : « J’essaye de me mettre à la place d’un de ces jeunes peintres américains qui un jour décide de venir en Europe. Qu’attend-il de cette terre où les préjugés les plus rétrogrades ont encore cours […] ; qu’attend-il de ce Paris infatué de sa personne, las de ses traditions et fier de son passé, ce Paris où plus rien de grand ne semble devoir se produire […]. » Pourtant le rédacteur reconnaît que la capitale française reste le lieu où « le peintre s’éprouve, se choisit et se trouve plus simplement et plus naturellement. »113 On le voit, ce texte destiné à établir un panorama des jeunes artistes américains vivant à 108 ère Ces deux textes se trouvent dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé. ère “L’école de Paris”, dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, pp. 38 et 39. 110 ème Dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°6, août 1952, pp. 11 à 14. 111 On pense notamment à “D’un certain “sentiment” du XXème siècle : formes et couleurs murales, ème Galerie Denise René”, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°7, juillet 1951, pp. 38 et 39 ou “D’abord ème série, n°2, janvier 1952, p. 29 et 33. donner à voir”, dans Art d'aujourd'hui, 3 112 ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°6, juin 1951, pp. 24 et 25. 113 Op. cit., p. 24. 109 59 Paris114 permet à Julien Alvard d’aborder un sujet qui lui tient suffisamment à cœur pour le relancer plus de quatre ans après dans Cimaise. Il y entamera en effet ce qui deviendra un débat au sein du comité de rédaction115 avec un texte au titre sans appel : Paris sans école116. Cet article est pour lui l’occasion de revenir sur ce qu’il juge être « une situation catastrophique » de Paris, « vaste nécropole ». C’est avec une courte critique sur Rezvani dans la rubrique Expositions, en août 1953, que Julien Alvard achève sa collaboration avec Art d'aujourd'hui. Les circonstances de la rupture sont retracées par le critique lui-même : « Le choc fut senti dans le numéro de juillet de 1953. Un article, je dirais même un complot brassant pêle-mêle tout ce qui avait nom “informel” ou ”lyrique” [provoqua, dit-on], des coups de téléphone explosifs chez André Bloc, me valut une lettre courtoise dans laquelle on m’informait qu’on ne pouvait collaborer dans une même revue sans un minimum d’idées communes. C’était parfaitement vrai. […] Cimaise était prête à paraître ; le premier numéro sortit avec une visite d’atelier à Mathieu qui me permettait d’afficher mes goûts avec ostentation. »117 Alvard livre à plusieurs reprises de longs textes synthétisant différentes expositions118 et on imagine sans peine avec quelle aisance il les mène. Avec “D’une nature sans limites à une peinture sans bornes”, article à l’origine du désaccord, le 114 Les anciens soldats américains se voient accorder une bourse - le G.I. Bill - afin qu’ils puissent se reconvertir. Elle correspond à soixante-quinze dollars par mois ce qui revient, en venant vivre en France, au taux de change de l’époque, à un salaire moyen. Ces jeunes gens choisissent d'étudier dans le pays de leur choix. De plus, ceux qui envisagent des études artistiques bénéficient d'une somme un peu plus importante afin de pouvoir se fournir en matériel. 115 Michel Ragon répond en effet à Julien Alvard avec “L’Ecole de Paris se porte bien”, dans Cimaise, ème 3 série, n°2, décembre 1955, p. 17. Puis Herta Wesch er apporte son regard depuis l’Allemagne : “A ème l’Ecole de Paris”, dans Cimaise, 3 série, n°3, janvier-février 1956, p. 16. Enfin, Ro ger Van Gindertael remplit son rôle de rédacteur en chef en venant clôre le débat : “Le Complexe de l’Ecole de ème Paris”, dans Cimaise, 3 série, n°4, mars 1956, p. 9. 116 ème Cimaise, 3 série, n°1, octobre-novembre 1955, pp.10 à 11. 117 “De Art d'aujourd'hui à Aujourd'hui : parcours d’une revue”, dans Aujourd'hui, décembre 1967, op. cit., p. 60. Le texte tel qu’il est rédigé initialement par Alvard précise ceci : « [...] provoqua, dit-on, (mais c’est certainement faux) des coups de téléphone explosifs chez André Bloc. » Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. 118 ème Ainsi de “Hasards et intentions”, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 27, et “D’abord ème donner à voir”, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°2, janvier 1952, p. 29 et 33. 60 critique traite de l’actualité des Galeries Arnaud, Craven (avec une exposition organisée par Charles Estienne), Pierre Loeb et Fachetti ainsi que de Jackson Pollock présenté au musée d’Art moderne. On le voit par les illustrations et les artistes exposés : il s’agit de geste, de lyrisme, de spontanéité. Le rédacteur paraît enthousiaste et ce texte prend des allures de plaidoyer pour cette esthétique dite « chaude » contre l’abstraction géométrique et tout ce qu’elle porte en elle de rationnel : « On est évidemment aux antipodes de cette peinture digérée (abstraite ou non) qui n’a d’autre intérêt qu’une incroyable aptitude à la pédagogie. Là tout est clair, honnête, fabricable et pousse à l’illusion d’un art à la portée de tous : bon public et bons élèves. Comment s’étonner dès lors qu’elle mette en circulation ces fameux produits de bonne qualité (terme d’épicerie pour le beurre et les confitures) produits qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui nous occupe. »119 Ce n’est pas la première fois que Julien Alvard s’exprime sur la synthèse des arts. Son opinion, d’abord favorable120, évolue jusqu’à devenir très critique et l’on trouve avec surprise un texte du rédacteur dans les éditions Art d'aujourd'hui qui fustige ce grand espoir d’un art à portée de tous. Il y écrit : « Nous avons vu naître vers les années 1920-1925 la notion d’un art fonctionnel. […] En 1952 ces conceptions portent des fruits amers et l’on voit s’épanouir une tendance à rationaliser les éléments picturaux pour en tirer l’espoir d’une peinture enfin débarrassée de ses scories subjectives, des œuvres selon l’intelligence, parfaitement 119 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°5, juillet 1953, p. 3. Ses notes manuscri tes (non datées) commentent ainsi l’œuvre de Mondrian, père fondateur de l’abstraction géométrique : « on a [sic] jamais vu tant d’universalité mise en cause pour une aussi grande stérilité. » Elles ne sont pas plus tendres avec Vasarely, le jeune chef de file, qui « s’est contenté de reprendre ce qu’on voit dans les grands magasins pour faire loucher les enfants ». Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. 120 ère On peut lire en octobre 1949, (1 série, n°3, non paginé), alors qu’il commente le S alon des Réalités Nouvelles : « Ce n’est pas sans danger qu’on dresse en permanence le rempart de l’art pur entre les œuvres artisanales et les productions industrielles. Tout ce qui est “objet dans le commerce” n’est pas antiartistique par essence. […] On en est toujours à souhaiter que cette “Réalité Nouvelle”, qui a maintenant fait ses preuves comme peinture de chevalet, puisse trouver sa justification et 61 aseptiques, un art sain pour individus sains, bons époux, bons pères, bons citoyens, art zéro pour individus zéro. [...] Je conçois parfaitement qu’on puisse faire œuvre bonne et éminemment souhaitable en cherchant le confort à l’usine, dans la rue et dans l’habitation. Les formes fonctionnelles existent et sont parfaitement justifiées. Et il ne m’est jamais venu à l’esprit de nier les effets curatifs ou reposants de la couleur. Mais lorsqu’on cherche à utiliser la peinture ou l’architecture pour harmoniser des locaux de travail en vue d’une amélioration du rendement et du bien-être des travailleurs, lorsqu’on s’efforce de répandre leurs vertus psychologiques, peut-on vraiment dire que l’on fait appel à l’art ? » »121 Julien Alvard s’est-il « déjugé » comme l’entend aujourd’hui Denise René122 ou a-t-il pondéré un temps ses profondes convictions, conscient qu’Art d'aujourd'hui restait malgré tout la seule revue proche de ses aspirations ? A partir de novembre 1952, une nouvelle tribune lui est offerte sous la forme des bulletins de la Galerie Arnaud qui deviennent en octobre 1953, Cimaise, revue de l’Art Actuel à laquelle Alvard participe jusqu’en 1957. Roger Van Gindertael Roger Van Gindertael va devenir le rédacteur en chef de Cimaise dès l’établissement de son premier comité de rédaction – en octobre 1953 – du fait de son expérience de la presse123, de son sérieux et de sa modération. Ce sont ces mêmes qualités que l’on retrouve dans Art d'aujourd'hui endossant souvent le rôle du chercheur. Comme Léon Degand, il signe les articles ayant pour but d’aiguiller le lecteur. Mais Gindertael s’acquitte de sa tâche au prix d’un véritable travail de prouver sa nécessité dans le domaine architectural. » 121 Dans Témoignages pour l’art abstrait, op. cit., p. 286. 122 Voir entretien en annexe VII. 62 documentation et de synthèse qu’il entreprend avec la conscience d’en faire profiter les lecteurs : « Il est possible de tirer des observations et des expériences de Kandinsky une leçon de peinture, dont je voudrais essayer de résumer les données principales. »124 Ainsi Roger Van Gindertael se montre très rigoureux dans ses articles de fond mais plus libre, plus littéraire, dans les petites critiques de la rubrique "Les Expositions" qu’il alimente avec assiduité. Ces notes plus personnelles semblent des échappatoires pour cet esprit « conventionnel, […] avec une certaine lourdeur dans le sérieux » ainsi que le définit Michel Ragon125. Mais selon Pierre Restany, elles montrent aussi un homme cultivé et ouvert « à toutes les recherches proprement picturales »126. Herta Wescher L’historienne de l’art allemande, spécialiste du collage et auteur de Die Collage, collabore rarement à la revue mais ses liens avec les deux précédents rédacteurs méritent d’être mentionnés ici. Retracée dans les pages de la revue Cimaise, l’histoire raconte que les trois critiques ont été débauchés sans difficulté d’Art d'aujourd'hui. La collaboration d’Herta Wescher à la revue d’André Bloc concerne, pour l’essentiel, son domaine de spécialisation. Elle rédige d’ailleurs deux textes sur le même sujet puisqu’un numéro est consacré au cubisme puis un autre, au collage, et que l’on sait la place qu’a tenue cette technique dans les expériences plastiques de Braque, Picasso et Gris, notamment. Le second texte est une synthèse du premier qui, lui, s’attarde sur chaque artiste cubiste. Néanmoins, les deux articles, très bien illustrés, le sont par des reproductions toutes différentes. 123 Il a écrit dans différentes revues de Belgique dont il est originaire. ère “La Leçon de peinture de Kandinsky”, dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950, non paginé (3 pages). 125 Voir entretien annexe VIII. 126 Op. cit. 124 63 Pierre Guéguen Pierre Guéguen est une figure singulière dans la rédaction d’Art d'aujourd'hui : « Il reste un des seuls à s’être intéressé très tôt à Dubuffet, à Chaissac […]. Il demeurait un peu un outsider dans le milieu, il était plus littéraire, il s’intéressait à des artistes en dehors de la mode de l’époque, mais qui sont d’ailleurs bien représentés dans Art d'aujourd'hui. »127 André Bloc étant lui aussi amateur d’art naïf, la revue leur laisse en effet une large place, occupée presque exclusivement par les textes de Guéguen128. Mais c’est surtout par son style très personnel qui s’accorde parfaitement avec ses thèmes de prédilection, que la critique de Pierre Guéguen surprend. Critique ne convient d’ailleurs pas pour décrire cette littérature qui se plaît à filer la métaphore, jouer avec les mots (« plein d’allégresse quatorze-juillette ! »129) et pratiquer l’absurde comme pourrait le faire un pataphysicien : « Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, que le Gouvernement s’étant aperçu d’une fâcheuse erreur dans l’affectation de certains monuments publics, a profité du Bi-Millénaire pour redresser ces glissements. Il a donc décidé que, désormais, l’institut de France servirait d’Observatoire des Arts et des Lettres, au lieu de se confiner dans le culte des termites et l’élevage des moisissures. Les académiciens seront contraints de passer, à tour de rôle, une nuit sous la Coupole, pour observer le mouvement des astres 127 Entretien avec Michel Ragon, voir annexe VIII. Cécile Agay, les deux premières années, apporte sa contribution avec des textes sur des esthétiques proches mais on constate que c’est Pierre Guéguen qui rédige l’intégralité des dossiers ème des deux numéros spéciaux "Les Néo-primitifs" (2 série, n°4, mars 1951) et "Paris vu par les ème peintres primitifs modernes" (2 série, n°7, juillet 1951) et une grande partie de "Les Enfants-Les ème série, n°2, novembre 1950). Fous" (2 129 ème A propos de l’exposition Leuppi, Istrati, Bozzolini, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, marsavril 1954, p. 62. 128 64 nouveaux qui se lèvent à l’horizon de la Peinture, de la Sculpture et de la Littérature. »130 Le lecteur se laisse volontiers emporter par cet esprit fantasque et inspiré qui insuffle un petit vent de légèreté bienvenu dans les pages d’Art d'aujourd'hui. Avec la livraison consacrée à la photographie131 Guéguen s’amuse au commentaire de chaque cliché, glissant un bon mot pour chacun et baladant le lecteur d’une page à l’autre au gré de son texte. Cet humour sert aussi à ridiculiser les esprits étroits et à appuyer son sens critique : « Alors qu’on laisse impunément salir, dans les salons (par des toiles qui feraient mieux de rester blanches, des tableaux qui auraient tout intérêt à devenir noirs) des mégamètres de cimaises ; alors qu’on favorise même cet exhibitionnisme, en organisant, dans les administrations à budgets comprimés, le Salon des troglodytes du Métro ou celui des Garçons de Bureau du Ministère des Chemins rénovés […] »132 Cependant, lorsqu’il s’agit de donner des clefs de compréhension et d'expertise de cette esthétique qui peut facilement être dépréciée par manque de connaissances, Pierre Guéguen se montre aussi rigoureux que didactique. Il le montre dans les dossiers que la revue consacre aux néo-primitifs ainsi qu’aux dessins d’enfants et d’aliénés133. Michel Seuphor Michel Seuphor a vécu les débuts de l’abstraction. Grand ami de Mondrian, spectateur principal de son œuvre, il devient dans les années cinquante le grand témoin de la naissance de l’art abstrait, et celui qui a fondé avec Joaquín TorrèsGarcia le groupe et la revue Cercle et carré (1930) réunissant entre autres Arp, 130 Dans Art d'aujourd'hui, juillet 1951, op. cit., p.17. ème 3 série, n°7-8, octobre 1952. 132 ème “Le Graphito”, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°3-4, février-mars 1952, p. 45. 133 Op. cit. 131 65 Mondrian, Taeuber-Arp, Vantongerloo, puis Baumeister, Robert Delaunay, Domela, Freundlich, Gorin, Kandinsky, Moholy-Nagy, Schwitters, etc. Avant cela, dès 1921, alors qu’il n’a que vingt ans, Seuphor se fait connaître pour diffuser les idées de l’abstraction dans sa revue anversoise, Het Overzicht (Le Panorama)134. Puis en 1927, il publie avec Paul Dermée, à Paris, Les Documents internationaux de l’Esprit nouveau, un numéro unique dans lequel on peut lire : « PUBLIC, – vous apprendrez en quoi les créateurs nouveaux transforment la face du monde et vous renouvellent vous-mêmes à votre insu. Voulez-vous rester des hommes du moyen âge ? Non. Alors soyez d’aujourd’hui. Nous vous y aiderons. »135 Aussi, lorsqu’il revient à Paris en juin 1948 après un exil dans le Sud de la France entamé en 1934 et qu’il se rend au Salon des Réalités Nouvelles, il constate : « Je suis reçu presque triomphalement par tout le monde : “Seuphor est enfin là”, “Ah, vous êtes revenus ! Nous avons besoin de vous”, etc. Et tout le monde était charmant avec moi. »136 L’ami de Mondrian, qui avait connu les abstraits de l’avantguerre et dont artistes et critiques se voulaient les héritiers, ne pouvait qu’impressionner mais aussi intriguer. Il n’y a rien d’étonnant à ce que dès le premier numéro, Michel Seuphor collabore à Art d'aujourd'hui, revue qui se place dans l’héritage de Mondrian et dont les animateurs pourraient co-signer les lignes citées ci-dessus parues dans Les Documents internationaux de l’Esprit nouveau et se reconnaître dans l’enthousiasme de partager, de diffuser une avant-garde. Seuphor n’est cependant pas attaché à la revue ; homme libre, il participe à son retour à plusieurs projets tels Derrière le miroir, la revue éditée par Aimé Maeght, ou L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres somme qu’il rédige en 1949, également à l’initiative du galeriste. On le retrouve dans la programmation de la Galerie des Deux-Iles où il propose Jean Arp, Sonia Delaunay, Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov, Francis Picabia, Léopold Survage. 134 Avec Het Overzicht, Michel Seuphor en est déjà à sa troisième revue. Cité dans Y. Chevrefils Desbiolles, Paris, 1993, op. cit., p. 99. 136 Michel Seuphor : un siècle de liberté. Entretiens avec Alexandre Grenier, Paris, 1996, p. 244. 135 66 Ses textes pour Art d'aujourd'hui sont chargés de son passé. Seuphor a acquis une grande respectabilité qui n’est pas due à l’âge – il est de la même génération que la plupart des autres collaborateurs – mais à son expérience. C’est donc à lui que l’on fait appel pour évoquer Mondrian, Van Doesburg, Taeuber-Arp, le néo-plasticisme etc. Ainsi, lorsque le Stedelijk Museum d’Amsterdam expose De Stijl, une double critique est proposée dans la revue. Celle de Léon Degand se veut quelque peu polémique : « Le Néo-plasticisme, entend-on parfois, serait une impasse. […] Parce que nous sommes tous condamnés à mourir un jour, sommesnous des “impasses” ? »137 Michel Seuphor, de son côté, rappelle le développement du mouvement, revient sur la revue De Stijl, sur le rôle primordial de Mondrian quant à la théorisation des idées et sur l’importance de Van Doesburg pour la vie de cette revue. L’homme apparaît en effet plus modéré, peut-être un peu éloigné des débats d’actualité ; il en a menés d’autres en leur temps. Ses brèves critiques d’expositions révèlent une curiosité qui ne s’enferme pas dans une esthétique. Roger Bordier se souvient : « Seuphor n’était pas le plus exigeant de ce petit groupe. Il était certainement plus éclectique que nous ne l’étions Degand, Pillet et moi. Nous avions sans doute des points de vue esthétiques plus arrêtés que lui qui était au fond plus ouvert. »138 On trouve cependant sous son nom des textes plein d’agacements139, de regrets140, voire de colère lorsqu’il rappelle qu’aucune exposition de Mondrian a eu lieu dans une institution parisienne141. 137 ème “L’Exposition du Stijl”, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°8, octobre 1951, p. 26. Voir entretien, annexes V. 139 ème “Les Muses fonctionnaires”, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°1, octobre 1950, p. 19. 140 ème “L’Aubette”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, pp. 10 à 13. 141 ème “Mondrian indésirable”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 1. 138 67 Félix Del Marle Félix Del Marle est présent dans Art d'aujourd'hui tant pour son œuvre d’artiste que par ses articles. Cependant il écrit peu dans la revue bien qu’il en partage les idées. Dès 1926, avec Vouloir, revue lilloise dont il devient le rédacteur en chef, il diffuse les idées du néo-plasticisme et y publie en 1927, “Le Home – La Rue – La Cité” de Mondrian, article théorisant les idées de l’artiste. Félix Del Marle le soumet en juillet 1949142 à André Bloc (alors qu’Art d'aujourd'hui vient de paraître), qui le diffuse effectivement dans la revue en décembre de cette même année. Avec cette lettre de l’été 1949, Del Marle remercie également André Bloc de l’avoir mis en contact avec l’architecte Paul Herbé qui lui propose de travailler à la mise en couleurs de vastes réalisations pour la ville de Niamey. Ainsi, avant d’être liés par la réalisation de la revue, Del Marle et Bloc se retrouvent dès le départ sur les idées de la synthèse des arts qui les mèneront à fonder le Groupe Espace en 1951143. Pierre Faucheux Pierre Faucheux, quant à lui, reste l'homme de la composition dont l’inventivité et le sens de la recherche (qu’il s’agisse du papier, de la typographie, de la mise en pages, des couleurs, des documents servant d’accroche pour la première de couverture) marquent un tournant dans l’édition lorsqu’il entame en 1946 sa collaboration avec le Club français du livre dont il devient directeur artistique la même année. En 1954, il suit Bernard Gheerbrant, créateur de la Hune, dans l’aventure du Club des libraires français qui tente de contrer la vente par correspondance. Il y crée quatre cent quatre-vingt livres. C’est lui qui donne à Art d'aujourd'hui son identité visuelle associant à la rigueur les débordements de ces cadres stricts de manière à intégrer les leçons du néo-plasticisme tout en les dépassant avec liberté. 142 Lettre en date du 29 juillet 1949 de Félix Del Marle à André Bloc. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 143 Félix Del Marle meurt en décembre 1952. 68 C’est également Pierre Faucheux qui se charge de la conception de l’exposition du numéro de L’Architecture d’aujourd’hui consacré aux Arts plastiques à la Galerie Maeght. Ses réalisations ne se limitent pas à la deuxième dimension : concevant la librairie La Hune boulevard Saint-Germain en 1949, Faucheux entame une carrière d’architecte. Il est à l’origine de l’aménagement intérieur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris et de l’ARC, il travaille aux côtés de Charlotte Perriand à la création de la station de ski des Arcs, il aménage en outre un appartement modèle en 1952 pour Paris Match, présenté ensuite au Salon des arts ménagers. Une fois encore Art d'aujourd'hui s’adjoint les talents d’un homme à la créativité polymorphe. Roger Bordier De son côté Roger Bordier entame tardivement sa participation à Art d'aujourd'hui puisqu’il y publie ses deux premières brèves dans le numéro d’octobrenovembre 1953 : « J’avais déjà écrit ici ou là, et j’ai fait la connaissance d’un artiste abstrait de l’époque, Edgard Pillet, qui animait avec Jean Dewasne un atelier d’art abstrait, rue de Rennes. Des conférences y avaient lieu régulièrement. Nous avons rapidement sympathisé, Edgard Pillet et moi. J’aimais ce qu’il faisait et il m’a dit faire partie du comité de rédaction de la revue Art d'aujourd'hui. […] C’est donc par son intermédiaire que j’ai été présenté à André Bloc. Celui-ci m’a d’abord demandé de faire quelques comptes-rendus d’expositions puis m’a proposé de collaborer à la revue […]. »144 Le rédacteur trouve rapidement sa place : dès le numéro suivant, en décembre 1953, il commence "L’Art et la manière" qui reste une des idées fortes et originales d’Art d'aujourd'hui. Cette série fait ressortir un atout du rédacteur : il possède le sens du titre. Non pas les titres journalistiques qui jouent avec les mots quitte à s’éloigner du fond même de l’article, mais des titres qui font souvent se 144 Voir entretien annexe V. 69 balancer deux termes, résumant le style de l’artiste ou introduisant d’emblée le lecteur dans la problématique de l’article. On peut citer : “Automatisme et méthode chez Mortensen”, “Cicero Dias et le fait mural”, “La constante sollicitation d’André Bloc” ou encore “Mesure de Pillet : réflexe intellectuel et reconnaissance de l’imprévisible”. D’autres articles portent des titres qui sonnent parfois comme un slogan, qui marquent le lecteur : “Il faut lever l’hypothèque des salons”, “Il faut maintenant connaître Lacasse”, “L’Art est un service social”. Une concision que l’on ne retrouve pas dans le corps du texte qui se compose de longues phrases aux nombreuses virgules, de développements enrichis de digressions. Curieusement, Roger Bordier n’en devient pas pour autant confus. Il s’en dégage une générosité intellectuelle, un grand appétit d’échanges d’idées. Une richesse qu'il met au service de la revue, l’alimentant abondamment de ses textes. Cela témoigne aussi de la confiance immédiate qu’André Bloc accorde à Roger Bordier lui permettant la réalisation d’une série importante (occupant dans chaque numéro six à huit pages) et lui confiant la rédaction de la quasi-intégralité du numéro "Synthèse des arts", thème ô combien important dans Art d'aujourd'hui. Charles Estienne Charles Estienne, lui, écrit des phrases longues et amphigouriques. S’il n’est pas un chroniqueur assidu d’Art d'aujourd'hui, le critique a sa place dans cette énumération pour le rôle qu’il tient dans le monde de l’art des années cinquante, dans la revue et hors d’elle. Après la Seconde Guerre mondiale, Charles Estienne et Léon Degand sont les deux grands défenseurs de l’abstraction145. Le premier dans Combat pour lequel il écrit à partir de mars 1946, le second dans Les Lettres françaises. Pierre Guéguen, qui livre de vertes critiques du rédacteur, note, moqueur : « [Charles Estienne] à qui il arrive de s’exprimer clairement parfois »146 145 On les retrouve d’ailleurs dans le sommaire du numéro spécial des Cahiers des Amis de l’art : "Pour ou contre l’art abstrait", n°11, 1947 parmi l es cinq articles de critiques que contient la revue (en plus des dix témoignages d’artistes). 146 ème “Matière et maîtrise une évolution : le tachisme”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 70 C’est effectivement ce qui ressort des articles publiés dans Art d'aujourd'hui : un style lourd, des phrases interminables pouvant constituer à elles seules un paragraphe comme on peut en lire par exemple dans le portrait qu’il livre de Deyrolle147. A cette forme pesante s’ajoute l’impression que le critique cherche en permanence la formule, la phrase susceptible de résumer une vérité de l’Art. Il pérore ainsi : « De par même sa définition, et du fait qu’il est dans sa pratique quotidienne une protestation contre la vision habituelle des choses, l’art est certes un paradoxe permanent ; et singulièrement l’art moderne, et sa pointe la plus aiguë, l’art abstrait, dont actuellement le scandale essentiel, et peut-être le rôle essentiel, sont d’accuser la coupure irréductible entre la vision moyenne, la vision prosaïque des choses, et l’autre vision, dont l’artiste est sans doute le détenteur, mais dont le spectateur peut être le co-participant, si du moins il veut faire l’effort d’inventer sa vie au lieu de la subir. »148 Avec Léon Degand, ils forment un couple de critiques unis vers un même but mais ils demeurent « très différents. [Charles Estienne] se considérait comme écrivain, artiste, musicien, chanteur alors que [Léon Degand] était critique d’art à part entière et écrivain. » 149 Estienne compose un personnage complexe et versatile qui agace souvent ses pairs150 et lui vaut d’être ouvertement critiqué dans Art d'aujourd'hui, ce qui sera 1954, pp. 52 et 53. 147 ème “Jean Deyrolle ou la continuité de la peinture”, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, pp. 18 à 21. 148 ème “Hans Hartung : un style de l’expressif pur”, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°4, mars 1951, p. 20. 149 Entretien avec Denise René, voir annexe VII. On peut lire dans le texte "Déterrons le feu" de Jean-Clarence Lambert (Paris, 1984) que Charles Estienne désirait publier une sélection de ses textes de critique d’art dans un ouvrage qui devait porter le titre de L’Humeur romantique. Cela renseigne, en effet, sur le regard que ce dernier portait sur cette activité. 150 On retrouve par exemple ces mots dans la bouche de Michel Seuphor : « [Estienne] était très important, et personne n’aurait osé contester ses choix… Que je trouvais très douteux […]. Engagé dans une critique très parisienne et très liée au négoce, il a défendu des peintres qui ne le méritaient pas vraiment. », Paris, 1996, op. cit., pp. 263 et 264. Il faut également citer le très ironique “A la tienne, Estienne” dans lequel Michel Ragon reproche au rédacteur de ne pas parler d’art… du moins dans sa rubrique Art de France-Observateur… Il ajoute que le souvenir « sentimental » que l’on peut 71 abordé plus loin. Il faut néanmoins souligner que le critique reste respecté et apprécié par les artistes. Lorsqu’en octobre 1953, la revue publie “Le Bonimenteur de l’académisme tachiste” de Pierre Guégen et Cimaise, “Un peu de clarté dans le brouillard (d’octobre)”151 dans lequel on trouve, sous la plume du si modéré Gindertael, une attaque contre Charles Estienne, une réplique paraît dans Combat le 18 décembre 1953. “Un communiqué du Salon d’Octobre”, signé par Pierre Alechinsky, Denise Chesnay, Jean Degottex, René Duvillier, Krisek, Marcelle Loubchansky, Jean Messagier, James Pichette et Jean Pons, affirme un soutien sans faille à Charles Estienne et l’assure d’une « entière confiance »152. Nous l’avions vu en introduction : André Bloc aime s’entourer de personnes qui non seulement partagent ses idées mais en plus, les divulguent avec autant de fougue que de clarté. Il sait également s’en séparer quand l’entente ne lui semble plus possible. Charles Estienne détient la fougue mais pas la clarté ; de plus, comme Julien Alvard, ses idées divergent peu à peu de celles d’André Bloc et s’éloignent de la ligne de la revue jusqu’à la critiquer ouvertement153. Le critique endosse alors le rôle de traitre pour les animateurs d’Art d'aujourd'hui qui prennent grand plaisir à relever ce qu’ils jugent être ses débordements154. avoir pour les écrits d’Estienne dans Combat après 1945 « époque héroïque de l’art abstrait », serait bien mis à mal si on les retrouvait : « si l’on s’avise de relire ces fameux articles, on s’aperçoit avec effarement de leurs contradictions. » Après avoir réduit à peu de choses le fond des articles de Charles Estienne, Ragon s’en prend à son style, se moquant des fréquentes citations qui ponctuent e ses textes pour ne pas dire qui l’alimentent... Cimaise, 2 série, n°7, juin 1955, p.24. 151 ère 1 série, n°1, octobre 1953, pp. 18 et 19. 152 John-Franklin Koenig, co-fondateur de Cimaise, a constitué des pressbooks de la revue. Celui de 1953-1957 contient cette coupure de presse de Combat. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Galerie Arnaud. 153 On peut lire en effet dans son pamphlet L’Art abstrait est-il un académisme ? (en 1950) des propos opposés aux idées que défend Art d'aujourd'hui, tels : « Quant au mythe du travail collectif, lié à celui de l’époque, parlons-en. Au vrai, c’est une solution de paresse, qui dispense de s’interroger à fond soi-même. Ne vous fatiguez pas, semble-t-on dire. Faites comme nous (un certain art abstrait), donnez votre blanc seing à l’époque, puisqu’elle s’exprime par vous. Ce que vous appeliez votre liberté est le dernier repaire du romantisme et de l’obscurantisme. » (p. 20) Ou encore des atteintes qui peuvent être plus personnelles, ainsi : « L’humour est ce qui manque le plus aux pratiquants de l’abstraction froide pour atteindre cet angélisme qui serait leur seule justification, mais qui ne saurait être qu’une révolte supérieure de l’esprit, et ne supporte pas d’être confondu avec le sérieux tant conseillé du travail en équipe, et l’on doit même dire, du travail en série. » (p. 26). 154 Ils peuvent être sévères et durs avec leur ancien ami. Ainsi, dans Art d'aujourd'hui de février-mars ème ème 1952 (3 série, n°3-4, 2 de couverture) : « Et c’est parce que certains n’ont pas voulu le comprendre ou l’admettre qu’ils nous ont quittés. Cependant leur optique différente de la nôtre suivie 72 de leur départ ne saurait, en aucun cas, justifier ou même simplement expliquer un sot esprit de représailles et des propos diffamatoires. Nous sommes suffisamment absorbés par nos tâches […] pour ramener, comme il se doit, à leur juste plan, les vaines querelles suscitées par quelques ambitieux ou quelques ratés des arts ou des lettres. » Le nom de Charles Estienne n’apparaît pas mais c’est bien de lui dont il s’agit ici ; aucun autre rédacteur n’a engendré de telles philippiques. Ces propos contre le critique inconstant prennent d’autant plus de poids qu’ils sont publiés dans un texte un peu solennel faisant le bilan des deux premières années. 73 2. Cinq années d’existence : juin 1949 – décembre 1954 « L’Abstraction, sous quelque forme que ce soit, doit être abordée sans compromis, ou ne doit pas l’être. »155 La revue est créée, l’équipe rédactionnelle, trouvée. Quant aux ambitions, elles demeurent inhérentes à la fondation même d’Art d'aujourd'hui. Aussi, sa ligne éditoriale ne fait pas l’objet d’une note d’intentions mais elle se dessine de texte en texte, se devinant souvent plus dans les indignations des rédacteurs. Elle mène aussi, une fois encore à cette question du sectarisme d’Art d'aujourd'hui qu'il serait vain d'arbitrer et de trancher mais dont il s’agit de cerner l'origine. Une certitude donne, néanmoins, une orientation forte à la revue. La conviction qu'un art s’adressant au plus grand nombre, mis à sa disposition, peut améliorer la vie de tous. Cette confiance en la création abstraite se manifeste aussi par un grand nombre d’actions qui touchent l’édition, les expositions, le cinéma et s’affirme aussi par la création du Groupe Espace et la réalisation de l’Atelier d’art abstrait. Malgré toutes ces initiatives, tous ces élans qui se concrétisent, Art d'aujourd'hui cesse de paraître selon la volonté même de son directeur André Bloc. Cette fin annonce une naissance, celle d’Aujourd’hui : art et architecture, une revue plus largement ouverte à la création industrielle afin de faire tomber les frontières entre les différentes formes de création ainsi qu’il l’a toujours prôné dans les pages d’Art d'aujourd'hui. Une sorte de continuité, en somme. 155 ème Léon Degand, “Le Septième Salon des Réalités Nouvelles”, dans Art d'aujourd'hui, 3 août 1952, p. 26. série, n°6, 74 a. La ligne éditoriale L’éditorial du premier numéro d’Art d’aujourd’hui décrit le manque de presse spécialisée : « Or, à part quelques bulletins et journaux peu ou mal illustrés, aucune publication régulière, consacrée aux arts plastiques, n’offre aux artistes et amateurs d’art une tribune sérieuse pour permettre aux grands courants artistiques de s’affronter, et pour orienter des recherches plus ou moins cohérentes. »156 La situation n’évolue guère si l’on en croit le premier numéro du bulletin de la Galerie Arnaud, trois ans plus tard : « L’intérêt croissant que prend le public aux manifestations concernant l’art moderne est sans proportion avec la faible ampleur des moyens d’information qui lui sont accordés. Quand elle en traite, la grande presse, à l’exception de quelques rares revues et journaux, se limite aux grands maîtres et ignore systématiquement tout ce qui n’est pas depuis longtemps consacré. »157 C’est en effet la grande presse qui se fait le relais des expositions, depuis les quotidiens comme Combat, Le Figaro, L’Humanité, Le Monde, Libération, jusqu’aux magazines hebdomadaires comme Les Lettres françaises. Ces périodiques généralistes sont les tribunes des critiques les plus connus et se font l’écho de l’actualité des arts et des débats qui en découlent. Journal d’informations, l’hebdomadaire Arts se présente quant à lui comme un généraliste culturel ainsi que le montre son sous-titre : Beaux-arts – Littérature – Spectacle. La partie consacrée aux beaux-arts souffre particulièrement du peu d’illustrations et de la mise en pages très sobre du journal. Elle souffre aussi d’un profond désintérêt pour une création contemporaine, sinon pour l’avant-garde, préférant consacrer ses pages à l’impressionnisme ou à l’école de Paris du début du siècle. Les quelques marques d’intérêt pour l’abstraction se résument à des formules lapidaires qui ne favorisent 156 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°1, juin 1949, texte non signé. 75 pas la compréhension des lecteurs, comme ici à propos d'une publication d'Art d'aujourd'hui alors que cette esthétique n'est déjà plus une redécouverte : « Peinture et sculpture non figuratives constituent un apport non négligeable : on s’en persuadera en feuilletant Témoignages pour l’art abstrait et en visitant l’exposition de la librairie La Hune, mais par pitié, Messieurs les Abstraits, ne vous éreintez pas à nimber vos productions de méditations in-sensées qui tendent à vous justifier face à ce que vous répudiez. »158 Soin de la mise en pages, clarté et didactisme De leur côté, lorsque les animateurs d'Art d'aujourd'hui décrivent la revue, il en ressort deux principales qualités dont la première énoncée concerne le soin apporté à la présentation ; vient ensuite la volonté de clarté dans les textes mêmes159. Ces deux exigences sont mises au service de la création plastique et des artistes : large place est laissée à une illustration de bonne qualité afin que les œuvres puissent s’exprimer d’elles-mêmes et le complément apporté par les textes doit leur rester fidèle en s’en tenant à l’étude. On notera cette remarque dans les pages d’Art d'aujourd'hui qui sonne comme une critique de ce qui se fait à l’époque : « Pas de littérature, sclérose de l’esprit de création ; pas d’élucubrations tourmentées, mais une analyse du fait plastique »160 L’art abstrait, création qui se passe de sujet, devient un terrain de choix pour le littérateur en verve161. Rien de cela dans Art 157 Bulletin de la Galerie Arnaud, n°1, octobre 1952. Claude Grégory, "A propos d’un témoignage sur l’art abstrait", dans Arts, vendredi 21 mars 1952, p. 5. 159 On trouve deux présentations de la revue par elle-même. D’abord dans le numéro 3-4 de la troisième série (février-mars 1952) sous forme d’un éditorial prenant place en deuxième de couverture. Ensuite, les archives de la revue contiennent un document non daté (qui a dû être rédigé fin 1951-début 1952) faisant un bilan de la deuxième série, probablement en vue d’être diffusé à des fins publicitaires. 160 ème 2 série, n°3-4, op. cit. 161 On peut d’ailleurs citer cette remarque que Sophie Duplaix avance dans le texte “Ecrits de peintres : du manifeste à l’aphorisme” dans Abstractions France 1940-1965, Paris, 1997 : « A ce titre, il n’est qu’à parcourir la production critique de l’époque – extrêmement littéraire dans sa forme, quand les critiques eux-mêmes n’étaient pas avant tout des écrivains – pour s’imprégner du ton général qui 158 76 d'aujourd'hui dont les rédacteurs s’appliquent non seulement à rester au plus près de l’œuvre mais aussi à en devenir des passeurs. On le verra en deuxième partie avec des séries d’articles comme "Le Passage de la ligne", véritable introspection demandée aux artistes abstraits afin qu’ils expliquent et commentent leur choix pour cette forme d’expression, ou encore "L’Art et la manière" qui fait entrer le lecteur dans les secrets d’atelier. L’esprit d’analyse, clair, cartésien qui construit les pages de la revue sied à cette abstraction qui se plie elle-même à la rationalisation de l’architecture et de l’urbanisme. Pour le critique, le didactisme qui sous-tend chaque article n’est pas moins que le pendant de la volonté des artistes néo-plasticiens ou des théoriciens du Bauhaus de réaliser un art immédiatement intelligible puisque débarrassé de toute lecture iconographique, sans nécessité de culture préalable, si ce n'est la seule observation et appréciation des rapports de formes, des rythmes, des harmonies ou des dissonances colorées. Un art pour la collectivité, sans aucun doute mais qui demande pourtant un œil exercé et débarrassé de son ancrage dans la représentation. Il faut constater ici un échec dans le lien désiré entre créations et public ; la didactique doit alors prendre le relais. Cette volonté d’être lisible, compréhensif, doit également s’envisager en regard du contexte d’après-guerre où l’art abstrait se trouve marginalisé par la figuration – depuis un paysagisme abstrait pratiqué notamment par Bazaine, Le Moal, Manessier et les autres participants à l'exposition Vingt jeunes peintres de tradition française, jusqu’à Bernard Buffet – et par les grands maîtres vivants, Picasso, Matisse et Léger, qui se retrouvent, peutêtre malgré eux, bien envahissants pour les jeunes générations. Quant au surréalisme né en 1924, son dégoût pour la guerre et sa réappropriation grinçante ou poétique de la réalité lui font conserver toute son actualité. Il inspire de nouveaux artistes tentés par une écriture automatique ou la capture du quotidien. Néanmoins, ces autres tendances de l’art ne sont pas les seules entraves à une plus large reconnaissance de l’abstraction géométrique ; cette esthétique doit prouver de surcroît qu’elle n’est pas morte avec le néo-plasticisme quelque trente à quarante ans auparavant, qu’elle a encore des choses à dire, des nouveautés à semblait de mise pour commenter l’abstraction. », p. 32. 77 apporter. L'abstraction telle qu'elle a éclos au cours des années 1910 se nourrissait de spiritualité tout autant que d'une nouvelle perception sensible du monde à travers le prisme scientifique, d'un infiniment grand à un infiniment petit. Un regard qui effraie bien plus qu'il ne fait rêver dans cet après-guerre aux airs d'apocalypse. De plus, en quoi l'art abstrait serait-il différent de tous les autres mouvements picturaux qui se sont succédés ? Cette esthétique ne porte-t-elle pas en elle sa fin quand Piet Mondrian répète jusqu'à sa mort un même modèle strict et Casimir Malevitch entretient un nihilisme pictural fatal ? La stérilité de l'abstraction n'était-elle pas en germe chez ses initiateurs mêmes ? Il est alors nécessaire d’opérer un tri sévère afin de bien faire comprendre ce qui est valable de ce qui ne l’est pas dans l’abstraction de cette fin des années quarante. Et cette discipline doit s’intensifier avec l’engouement que connaît peu à peu l’art géométrique : « De quatre-vingt-neuf participants à sa fondation, le Salon des Réalités Nouvelles réunissait quatre cents envois de seize pays différents en 1948. Un tel gonflement des effectifs de l’art abstrait ne se produisait pas sans qu’il en résultât un étalage de médiocrité. »162 Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui n’ont de cesse de répéter que « la géométrie est aisée mais l’art est difficile »163 ou, s'adressant aux artistes, qu'il faut « bien se persuader que l’Abstraction n’est pas un cadeau qu’il suffit d’accepter de l’extérieur, mais une conquête, vécue, de l’esprit par l’esprit. Hors de là, il n’est que de vagues exercices de style. »164 Colères et impertinence, des armes contre le rejet de l’abstraction Le ton employé par les rédacteurs montre l'inébranlable foi qu'ils ont en l'art abstrait ; la légitimité de cette esthétique, son impact sur la création passée, actuelle 162 Michel Ragon, 50 ans d’art vivant, Paris, 2001, p. 51. ème Michel Seuphor, "Le Salon des Réalités Nouvelles", dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 29. 163 78 et future ne font aucun doute pour eux. Aussi, s'il est juste de constater qu'ils ne sont pas polémistes comme le seront souvent les animateurs de Cimaise165, leur assurance les mène parfois sur les voies de l'impertinence. On le voit avec les saines colères de Léon Degand, on la trouve aussi sous la plume de Michel Seuphor, Pierre Guéguen ou Paul Etienne-Sarisson. Elle se manifeste contre tout ce qui s'apparente à un rejet de l'avant-garde qu'il s'agisse de manifestations artistiques ou de personnalités liées à la création. Ainsi cette charge de Michel Seuphor contre un architecte qui s'insurge à la réception d'un carton d'invitation à l'exposition de Nicolas Schöffer à la Galerie de Mai : « Un certain M. Biret manifesta sa désapprobation en retournant l’invitation avec ces mots : “Prière de ne pas m’importuner avec une billevesée semblable. Il n’y a pas encore que des poires en France.” M. Biret, qui est architecte de son état, n’a certainement jamais vu la beauté d’un échafaudage. Aucune idée nouvelle ne pénétrera dans le canon de beauté de M. Biret, fort de son code Napoléon et de sa vieille France : nous sommes au complet, rien n’entre plus. S’il était écrivain, il ne donnerait pas le moindre coup de canif dans son Littré : français, langue morte. Penchons-nous avec pitié sur le cas multiple de ce respectable citoyen qui a dû avoir bien du mal, il y a quelques années, à se défaire de ses faux-cols empesés et de son chapeau melon. Il ne s’engage que sur les routes depuis longtemps officielles et il n’y aura plus jamais de printemps pour lui, car il redoute tout renouveau comme un acte révolutionnaire capable d’apporter des fleurs qui soient hors catalogue. Tout ce qui n’est pas dans le dictionnaire est méchant, tout ce qui est fossilité [sic] est bon. Telle est la morale de M. Biret, honnête homme et grincheux. »166 Ce texte est extrait d'une critique de l'exposition Schöffer qui s'enthousiasme pour le travail de l'artiste autant qu'il attaque ses détracteurs. Il est caractéristique du ton que l'on trouve parfois dans la revue et qui paraît être le résultat d'un fort agacement que 164 Léon Degand, Témoignages pour l’art abstrait, éditions Art d'aujourd'hui, Boulogne, 1952, p. 12. A cette comparaison, Roger Bordier a répondu : « Non, en effet… très critiques mais pas polémistes. On recherchait d’abord ce qui nous intéressait plutôt que ce que l’on pouvait contester. » Entretien op. cit., annexe V. 165 79 le rédacteur ne parvient plus à contenir. Derrière cette critique se devinent toutes les autres remarques que les animateurs d'Art d'aujourd'hui subissent. "Critique de la critique" Contrairement à bon nombre d’organes de presse, Art d’aujourd’hui ne propose pas à ses lecteurs de rendez-vous réguliers à travers des rubriques qui reviendraient à chaque livraison. On peut cependant retrouver dans tous les numéros, une ou plusieurs pages de brèves critiques des expositions. Il aurait été, en effet, difficile d’échapper à cet exercice presque obligatoire de balisage des manifestations en cours. Cette rubrique apparaît sous une dénomination simple, "Les Expositions", et elle se trouve souvent accompagnée d’"Informations" et parfois de "Bibliographie" dont, là encore, les titres parlent d’eux-mêmes. Reste cependant un rendez-vous que les lecteurs retrouvent dans neuf livraisons et qui permet aux rédacteurs de laisser libre cours à leurs emportements, il s’agit de la rubrique "Critique de la critique". Elle devient un indice de l'image que les rédacteurs ont de leur revue. Elle se situe en quatrième de couverture et sa mise en page reproduit des coupures de presse sous lesquelles se trouvent des commentaires, au départ non signés (excepté une critique d’un discours de Maurice Thorez par Léon Degand167). La "Critique de la critique" paraît du numéro deux au numéro six de la première série168 (à l’exception de la cinquième livraison) puis s’interrompt pendant plus d’un an pour reparaître en mars 1951. Paul Etienne-Sarisson se charge alors de distribuer blâmes et bons points aux critiques jusqu’en octobre 1951169. Cette rubrique permet un droit de réponse aux autres médias, autorise aussi une manière de défouloir et porte peut-être l’espoir de mettre chacun dans le droit chemin de l'abstrait. 166 ème Dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 23. ère Dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950, quatrième de couverture. 168 Soit de juillet-août 1949 à janvier 1950. 169 Soit du quatrième au huitième numéro de la deuxième série. 167 80 En réalité, c'est d'abord une façon de se positionner contre : s’opposer aux journaux à grand tirage qui ne prennent pas la chose artistique au sérieux et préfèrent relater les petites phrases et menues attaques des uns et des autres, s’attarder lors d’un entretien, sur l’anecdotique plutôt que sur la pensée de l’artiste. Pour Art d'aujourd'hui, c’est tout un public potentiel qui se trouve désinformé : « Voilà, sans doute, ce que nos “Grands Journaux” (grand par le tirage) appellent l’information objective. Samedi-soir tire à quelque 700 000 exemplaires. Pratiquement, c’est donc près de deux millions de Français qui le lisent. »170 Ce positionnement s’opère aussi à l’encontre de la presse spécialisée en arts plastiques qui ne montre aucune tentative d’ouverture vers l’abstraction donnant souvent de celle-là l’image d’une création élitiste et prétentieuse tout en se consacrant en parallèle à des informations dénuées d’intérêt (comme peut l’être cette annonce de la réalisation d’une ville en forme de cochon par un millionnaire hollywoodien parue dans le journal Arts). Pour Art d'aujourd'hui, c’est autant de lignes perdues, dans une presse spécialisée déjà trop rare, pour défendre la jeune création. Des rédacteurs convaincus Le ton de cette rubrique doit en agacer plus d’un car les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui se donnent implicitement ici une position de supériorité : à l’évidence, il ne peut s'agir que d'incompréhension et de méconnaissance de la part de leurs contemporains. Ce ton doit surtout agacer Charles Estienne qui occupe une grande place dans les sarcasmes de l’équipe rédactionnelle. On le sait, depuis la création de L’Architecture d’aujourd’hui, André Bloc a constitué une équipe de fidèles convaincus. Cette remarque de Julius Posener à propos de la cohésion au sein de la revue d’architecture n’est pas très éloignée de ce que l’on constate dans Art d'aujourd'hui : « [André Bloc] n’était pas, d’ailleurs, le seul à présenter la politique de 170 ème Paul Etienne-Sarisson, dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°6, juin 1951, dernière de couverture. 81 la Revue aux lecteurs. Cette tâche était aussi celle de Pierre Vago, puis à partir de 1937 environ, d’André Hermant. L’unité de ton de ces manifestes d’auteurs différents est remarquable. Tout le monde était d’accord sur les grandes lignes de la revue. »171 Ce sont à peu près ces même mots que prononcent Roger Bordier lorsqu’il évoque les prises de décisions dans le comité172. Si les personnalités sont fortes au sein de la revue, aucune n’est mise en avant plus qu’une autre par une tribune particulière, un éditorial ou un billet d’humeur. Il est vrai cependant que dans leurs différents textes, les critiques emploient facilement la première personne du singulier s’impliquant pleinement dans leurs propos : « Oserais-je avouer que je me suis souvent fort ennuyé aux précédentes expositions des Réalités Nouvelles »173. Cela crée aussi une proximité avec le lecteur qui a par exemple le sentiment de suivre et profiter des réflexitons de Michel Seuphor dans l’exposition "Véhémences confrontées" à la Galerie Nina Dausset : « Au vernissage, j’avais aimé cette exposition homogène [...]. Mais j’avais conscience que c’était là une pensée très méchante [...]. L’effet de surprise n’eut lieu que lorsque je fus rentré chez moi » 174, ou Léon Degand au Salon de mai : « En parcourant les premières salles, j’ai été frappé par le caractère quasi indiscutable du parfum de qualité, dégagé par les toiles de Lapicque et de Le Moal [...]. J’ai retrouvé avec beaucoup de plaisir, Radou [...]. Poliakoff m’étonne toujours [...]. Je suis heureux de saluer le retour de Descombin [...] »175 De manière générale, les textes semblent rédigés pour être lus par des personnes au moins curieuses de l’abstraction géométrique si ce n’est complètement acquises à la 171 "L’Architecture d’aujourd’hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940", dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 19. 172 « C’était une mise en commun des idées. Cela se faisait assez librement, de façon très détendue. Bon, il y avait souvent André Bloc qui faisait des propositions mais on en discutait ensuite, on faisait un choix et une majorité l’emportait. Au fond, cela se déroulait assez simplement. Là, il n’y avait pas de grands débats. C’est peut-être que l’on était d’accord sur un certain nombre de données majeures à introduire dans la revue. » Entretien op. cit., annexe V. 173 ère Roger Van Gindertael, "Réalités nouvelles", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, p. 42. 174 ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, p. 29. 82 cause. Cette impression de se trouver entre fidèles n'alimente-t-elle pas l'image doctrinaire de la revue ? Une réputation de sectarisme Pour être plus précise, cette réputation est alimentée aujourd’hui par les historiens dans leur comparaison entre ce que l’on appelle l’abstraction froide et l’abstraction chaude. La terminologie même des qualificatifs induit qu’un courant est plus rigide que l’autre dans le cadre d’un parallèle que les membres de Cimaise ont alimenté. Fondée pour défendre le lyrisme, la revue de Jean-Robert Arnaud se positionne contre les autres esthétiques voulant jouer les trublions dans un petit monde de l’art que la jeune équipe juge ankylosé. Cimaise se pose donc contre l’art géométrique ressenti comme monopolisant le milieu de l’abstraction. Cette noble bataille fait d’Art d'aujourd'hui une cible dont le souvenir reste vivace dans la mémoire de John-Franklin Koenig : « Gindertael, Herta Wescher et Julien Alvard étaient à Art d’aujourd’hui où ils ne pouvaient pas beaucoup écrire sur leurs amis parce que ceux-là ne faisaient pas de peinture géométrique ce à quoi Art d’aujourd’hui était presque exclusivement consacré. […] Au fond, à un certain moment, Cimaise était la seule revue au monde qui parlait uniquement de l’art contemporain en général. Il y avait Art d’aujourd’hui mais cela restait très limité : c’était devenu de plus en plus un organe autour de Denise René avec Vasarely dirigeant un peu le tout. Cimaise était beaucoup plus élargie. »176 Herta Wescher établit un bilan similaire lorsqu’elle se remémore les débuts de Cimaise : « Gindertael, Alvard et moi avions été, pour un temps plus ou moins long, membres du comité d’Art d'aujourd'hui, mais nous l’avions tous 175 176 ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°6, juin 1951, p. 28. Entretien réalisé le 23 mars 2000, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, 83 abandonné sans trop de regret en faveur de Cimaise. Alors que pour la première on était obligé de soutenir, exclusivement, l’art géométrique, “fonctionnel” dans lequel André Bloc, jusqu’à la mort de Léon Degand, voyait le salut unique, Cimaise nous permettait de nous tirer de cette impasse. »177 Pourtant, la critique allemande n’a que peu écrit dans Art d'aujourd'hui ; trente-huit brèves il est vrai mais seulement dix-sept articles dont douze parus dans le seul numéro consacré au collage. Enfin, Michel Ragon, simple témoin de l’entreprise géométrique, en vient, avec son vocabulaire imagé, au même verdict : « Il faut se replacer dans cette année 1953, où la seule tribune dont disposaient les artistes abstraits était Art d’aujourd’hui, revue alors extrêmement sectaire pour laquelle hors de l’abstraction géométrique il n’y avait pas de salut, pour comprendre combien le n°1 de Cimaise ressemblait à un manifeste. Seule, C laude-Hélène Sibert et moi-même n’avions jamais collaboré au bulletin paroissial de l’Eglise abstraite orthodoxe. »178 Il est probable que Léon Degand, particulièrement engagé dans cette esthétique abstraite, est un vecteur de ce sectarisme décrié. Alors, n’est-il qu’apparent ou bien fondé ? La réponse ne sera pas catégorique. On sait que la revue évolue dans le petit monde de l’art, lui-même divisé en plus petits mondes et qu’Art d'aujourd'hui est bien implanté dans le microcosme de l’abstraction géométrique. Celui-ci est compris dans l’ensemble à peine plus vaste de l’abstraction (terme mal défini pour le public néophyte), lui-même satellite du milieu artistique, etc. Une longue liste de sous-ensembles pourrait être établie ; retenons seulement qu’il s’agit d’une succession d’univers aussi réduits que divers, engagés, et parfois même quasi autonomes. Ce que l’on retrouve avec l’art géométrique autour de la Galerie Denise René, du Salon des Réalités Nouvelles, d’Art d'aujourd'hui, et même de la sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1. Souligné par nous. 177 "Une entreprise courageuse", dans Cimaise, n°100-101, janvier-avril 1971, p. 63. Souligné pa r nous. 178 Cimaise n°100-101, op. cit., p. 66. Souligné par nous. 84 rupture avec Charles Estienne. Un monde qui a sa vie propre et qui intrigue ou agace ceux qui le regardent depuis l’extérieur. Confirmation ou infirmation de cette réputation ? Voilà pour l’image. Mais à lire attentivement l’ensemble des revues Art d'aujourd'hui sans faire de comptabilité et en se fiant simplement à sa mémoire, on obtient une impression d’ensemble. Elle permet de se rapprocher de ce que peut ressentir un lecteur de la revue avec pour avantage la certitude d'être face à une somme complète, exhaustive. On remarque alors que ce sont souvent les mêmes artistes qui sont cités lors de textes sur des expositions collectives ou des foires. Ce sont les œuvres d’Emile Gilioli, Berto Lardera, qui sauvent un salon, le travail de Robert Jacobsen et Richard Mortensen qui retient l’attention lors de l’exposition des artistes danois en France, ou celui de Victor Vasarely, Serge Poliakoff, Alberto Magnelli et Edgard Pillet lors d’une Biennale, ou encore des oeuvres du Groupe Espace, de Félix Del Marle et de Paul Etienne-Sarisson qui illustrent un compterendu du Salon des Réalités Nouvelles179. Il est indéniable qu’Art d'aujourd'hui détient un répertoire d’artistes dont les noms s’égrainent d’un numéro à l’autre et qui deviennent une base semblable à de solides fondations. Et pourtant, sur cette base, viennent se greffer des sujets qui montrent l’ouverture de la revue à de nombreuses formes d’art pourvu qu’elles soient jugées de qualité. Son premier numéro n’est-il pas annoncé dans L’Architecture d’aujourd’hui par un article sur Henri Laurens, artiste figuratif ? C’est aussi avec un article de Léon Degand sur la rétrospective de ce même sculpteur au musée d’Art moderne que le critique fait une mise au point. Il regrette que les artistes académiques soient « abondamment salués par une presse délirant de conformisme avisé et de crainte panique de l’avant-garde » et fait remarquer que « c’est donc dans cette revue, qui passe pour un des bastions du sectarisme abstrait et où l’on a maintes fois rendu hommage à 179 Cette liste d’artiste n’est pas exhaustive, il faudrait au moins y ajouter Jean Arp, André Bloc, Jean 85 Laurens […] qu’il faudra redire, avec joie et en toute amitié pour l’homme et l’œuvre, quelle est la valeur de ce grand sculpteur figuratif. »180 Ces propos ne doivent pas surprendre venant de celui qui concluait deux ans plus tôt son texte français du catalogue Do figurativismo au abstracionismo au musée d’Art moderne de São Paulo, par ces phrases : « De tout cela on ne saurait sans abus, conclure à la supériorité ou à l’infériorité de l’Abstraction à l’égard de la Figuration. Il ne s’agit, en réalité, que de deux modes d’expression, séparés uniquement par des différences de langage. Il appartient aux artistes de douer ces langages de force expressive, et, au public, de s’en assimiler intimement les particularités afin de ne rien perdre de ce qu’elles expriment. »181 Un simple regard sur les couvertures de la revue indique aussi que dès le troisième numéro, Fernand Léger est à l’honneur alors qu’il est non seulement figuratif mais aussi un des trois grands maîtres qui, avec Picasso et Matisse, accaparent le devant de la scène, laissant bien loin derrière l’avant-garde abstraite. De même Henri Laurens (qu’il faut encore mentionner), l’art traditionnel mexicain, le cubisme, la photographie et le collage dans leurs diversités, ainsi que les dessins d’enfants et d’aliénés, les peintres primitifs, font la couverture de la revue (deux fois pour ces derniers). Soit un quart des numéros qui consacrent leur une à un art autre que l’abstraction ou la synthèse des arts. De même, le choix des peintres primitifs modernes que les rédacteurs de la revue font à l'occasion de la célébration du bicentenaire de Paris est intéressant. Ce numéro demeure une singularité parmi l’ensemble des publications d’Art d'aujourd'hui. Il ne s’adresse pas au lectorat habituel de la revue, ou du moins, pas seulement à celui-ci. Sa cible se veut très sensiblement élargie, et pourquoi pas jusqu'aux touristes profitant de l’été pour visiter la capitale française ? Bien que ce ne soit pas un hors-série, cette livraison se présente comme telle : c’est la seule qui ne publie pas le rendez-vous habituel des Dewasne, Jean Deyrolle, Cicero Dias, Antoine Pevsner et Sophie Taeuber-Arp. 180 ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°6, juin 1951, p. 29. 86 chroniques d’expositions (qui sera en revanche présent dans le numéro de décembre 1951 qui tient lieu de catalogue pour l’exposition Klar Form). On entend bien qu’une couverture illustrée de sept détails d’œuvres naïves et attachantes de Camille Bombois, Maurice Utrillo ou Louis Vivin soit plus spontanément attractive que si les animateurs d’Art d'aujourd'hui avaient tenté une approche abstraite de Paris ! Toutefois, les rédacteurs d'un organe sectaire, « exclusivement consacré » à l’abstraction géométrique, n’auraient pas donné autant d’importance à une esthétique qui leur est en apparence aussi étrangère, ou alors ils auraient agi avec une bonne dose de cynisme mercantile. Ajoutons la remarque de Charles Estienne – alors encore très engagé dans la défense de l’art abstrait – qui exprime bien que l’on peut renoncer à l’abstraction sans pour autant devenir un mauvais peintre aux yeux des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui. Elle concerne Jacques Villon182 : « […] Il a fait un certain nombre de "peintures abstraites" – au sens le plus classique du terme – et il ne les a d’ailleurs jamais reniées. Mais trop libre – trop bohème, avoue-t-il modestement – il avait d‘autres choses à dire […] »183. Cette phrase reste dans le droit fil des avertissements de Michel Seuphor et Léon Degand cités au début de cette partie : l’abstraction ne doit pas être un garant de modernité pour l’artiste mais un medium pour son expression la plus intime. Il est probable cependant que l’image de la revue ne concerne pas la revue elle-même. Cette expérience humaine dont nous ne conservons des traces qu’à travers de l’écrit dépasse pourtant le cadre des pages d’Art d'aujourd'hui. Des phrases sont échangées dans les ateliers et les vernissages, des susceptibilités se trouvent blessées, des avis divergent. Julien Alvard expose un court récit de la conception de l’ouvrage Témoignages pour l’art abstrait édité par la revue dont on peut suivre l’évolution tumultueuse dans les courriers du critique. La conclusion qu’il en donne éclaire sur notre question : 181 P. 52. Le peintre est d’ailleurs interrogé par Roger Van Gindertael pour sa série "Le Passage de la ligne" en août 1952. 183 ère "Jacques Villon", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (quatre page s). 182 87 « C’est alors qu’André Bloc décida d’éditer un livre qui serait consacré à des témoignages d’artistes tournant autour de l’art abstrait. Roger Van Gindertael et moi-même furent chargés de recueillir les interviews. Il n’y eut aucune exclusive. Je fus chargé de demander à Soulages, Hartung et Schneider184 leur concours qu’ils refusèrent, entraînant à leur suite un nombre de peintres lyriques et faisant de ce livre et de son promoteur une figure de proue de la géométrie. »185 Enfin, pour engagé que soit Art d'aujourd'hui, la revue ne l’est pas politiquement. En revanche elle est un véritable organe social au service des artistes. Des textes qui posent clairement les problèmes que rencontrent les artistes pour vivre, les solutions envisagées par les pouvoirs publics pour y répondre avec le positif et le négatif de chacune, des propositions, des réflexions, seront détaillés plus loin. Mais jamais les rédacteurs ne sortent des limites de l’univers de la création. Et l’on est d’ailleurs presque surpris de lire dans les pages d’Art d'aujourd'hui les quelques rares références à la Seconde Guerre mondiale dans le numéro "Allemagne" d’août 1953 avec lesquelles Michel Seuphor, Gert Schiff et John Antony Thwaites introduisent chacune leurs contributions186. 184 Pierre Soulages explique aujourd’hui qu’ils ne souhaitaient pas témoigner pour l’art abstrait au même titre qu’ils ne l’auraient pas fait s’agissant de l’art figuratif ou de toute autre expression ; l’idée d’appartenir à une famille d’artistes pour laquelle il faudrait s’exprimer ne convenant pas à ces esprits libres. 185 L’antipathie devait être partagée ; le critique évoque plus loin le départ de Charles Estienne de la rédaction, expliquant qu’il s’intéresse alors à « des peintres douteux quant à la rigueur de leurs conceptions, Marie Raymond, Soulages, Degottex, Macelle Loubchansky, Duvillier, Hartung, Schneider, Poliakoff ». Tapuscrit du texte pour Aujourd'hui spécial André Bloc (op.cit.), non publié en l’état. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. 186 ème Michel Seuphor y revient également avec "L’Aubette", 4 série, n°8, décembre 1953, pp. 10 à 13, ce café-dancing aménagé par Van Doesburg, Arp et Taeuber-Arp ayant été détruit par les nazis. 88 b. Art d’aujourd’hui hors les pages Il faut le souligner dès maintenant : Art d'aujourd'hui n’est pas la première revue d’art à organiser des événements. Yves Chevrefils Desbiolles, dans son ouvrage Les Revues d’art à Paris, 1905-1940, en cite de nombreuses. Citons par exemple Montparnasse (1914 puis 1921-1930) qui est à l’origine d’expositions, de conférences et de récitals au Cabaret du Caméléon187, Formes (1929-1934) qui fonde un Comité qui « agira sur l’opinion publique par des articles, par des conférences, par des expositions de projets, de maquettes de modèles, etc., etc. » dans le but d’une « éducation à l’art français » 188 ou L’Art sacré (1935-1969) qui en appelle à la création de Comités d’art sacré : « Centre de propagande pour l’art véritable, de documentation régionale, d’organisation de conférences, expositions et manifestations d’art. »189 Les éditions Art d'aujourd'hui Cependant, Art d'aujourd'hui développe de nombreuses activités et cela, dans des domaines divers. La revue bénéficie de l’importante structure qu’est L’Architecture d’aujourd’hui. Diffusée depuis 1930 (avec une interruption de 1940 à 1946), elle offre à André Bloc dans les années cinquante, « un poids, quand même assez remarquable [puisque] tous les meilleurs architectes contemporains collaboraient à cette revue » ainsi que l’explique Michel Ragon190. Ce poids se comprend tant du point de vue de l’influence de leur fondateur, de la diffusion internationale de la publication que d’une logistique qui permet d’agir avec aisance. Ainsi, à partir de 1946 la revue publie des ouvrages sur l’architecture tels que Manière de penser l’urbanisme et Trois Etablissements humains, en 1948, La Grille CIAM d’urbanisme, puis Le Modulor par Le Corbusier en 1950. Art d’aujourd’hui crée 187 Chevrefils Desbiolles, op. cit., p. 166. Ibid. 189 Op. cit., p. 171 190 Voir entretien annexe VIII. 188 89 également une collection – Arts plastiques – dans laquelle paraissent un ouvrage sur Paul Klee, le livre de photographies de Willy Maywald avec un texte de Francis Ponge, Artistes chez eux, ainsi que le Manifeste du Corréalisme de Frederick Kiesler. D’autres publications touchent au plus près la vie de la rédaction comme ce livre, André Bloc. Réintégration de la plastique dans la vie, réunissant un texte de Pierre Guéguen et des sérigraphies couleur d’André Bloc (collection Espace) ou encore un recueil de poèmes de Roger Bordier, Mouvantes intentions. Mais l’événement éditorial reste cependant, au début de l’année 1952, la parution de Témoignages pour l’art abstrait, somme de trois cent quatre pages d’entretiens menés par Roger Van Gindertael et Julien Alvard avec « trente-deux peintres et sculpteurs de toutes tendances »191 et une introduction de Léon Degand. Cet ouvrage est présenté au Séminaire des Arts à Bruxelles où se tient une exposition d’envergure réunissant non seulement des photographies extraites de Témoignages pour l’art abstrait accompagnées de couvertures d’Art d’aujourd’hui, mais également des œuvres des artistes interrogés dans le livre. Cet accrochage n’est ni anecdotique ni isolée ; André Bloc la prend suffisamment au sérieux pour faire le voyage jusqu’à Bruxelles afin d’assister au vernissage. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’une de ses revues est exposée. Dès le premier numéro de la revue en juin 1949, les activités d’Art d'aujourd'hui ont dépassé l’horizon de ses pages : dans une mise en espace de Pierre Faucheux constituée de structures modulaires de type échafaudage sur laquelle s’orchestrent originaux d’œuvres reproduites dans la revue, agrandissements photographiques et textes, la Galerie Maeght présente le second volume que L’Architecture d’aujourd’hui consacre aux arts plastiques avant que la Librairie-Galerie La Hune ne mette en scène dans sa vitrine ce premier numéro d’Art d’aujourd’hui. La revue devient un objet que l’on exhibe192. 191 ème ème Annonce parue dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°3-4, février-mars 1952, 3 de couverture. L’ouvrage est ainsi décrit : « 27 planches hors-texte en couleurs, 200 reproductions en noir, 1500 exemplaires ». Il est nécessaire de préciser que les artistes interrogés sont «de toutes tendances» au sein de l'abstraction ; restriction qu'annonce d'ailleurs bien le titre. 192 Il est cependant plus courant qu’une équipe rédactionnelle se trouve à l’origine d’une exposition thématique comme peut l’organiser par exemple la revue concurrente Cimaise. Un de ses rédacteurs propose en effet chaque année durant l’été, une sélection d’artistes : c’est la série des expositions Divergences qui connaît sept éditions. Quant aux expositions Pentagone, elles se déroulent l’hiver et 90 Les expositions Contrairement à d’autres directeurs de revues, André Bloc ne possède pas de lieu d’exposition. On peut supposer que cela ne lui semble pas nécessaire car le caractère entreprenant de l’homme ne laisse pas douter que s’il le jugeait utile, il se lancerait dans l’aventure des galeries avec la même ferveur que tout ce qu’il entreprend. Mais celle de Denise René existe, son dynamisme est le parfait complément de celui d’Art d'aujourd'hui193. Quant à sa ligne, elle est tellement proche de celle d’Art d’aujourd’hui que certains y voient des ententes commerciales entre les deux. Ce n’est pas le cas mais des liens se tissent de manière tout à fait visible. Lorsqu’en 1954 Art d’aujourd’hui édite un second album de sérigraphies194, il correspond si bien à la ligne de la Galerie Denise René qu’une exposition y est organisée. Elle présente les planches originales de l’ouvrage gravées par Wilfredo Arcay d’après les œuvres de Bloc, Bozzolini, Breuil, Dewasne, Deyrolle, Dias, Dumitresco, Istrati, Jacobsen, Lacasse, Leppien, Marie Raymond, Mortensen, Pillet, Poliakoff et Vasarely195. Mieux, elle les met en relation avec les peintures que Wilfredo Arcay a transposées en sérigraphies, et elle expose les différents états des sérigraphies196. mettent également en évidence les choix des rédacteurs de Cimaise puisque les cinq critiques attachés au comité de rédaction (Roger Van Gindertael, Julien Alvard, Herta Wescher, Michel Ragon et Pierre Restany) présentent chacun sept artistes. Hormis la première édition des Divergences qui a lieu à la Galerie Babylone en juin 1952, les autres événements se déroulent dans les murs de la Galerie Arnaud. Avec l’artiste John Franklin Koenig, le galeriste Jean-Robert Arnaud a été, rappelonsle, le fondateur de Cimaise. 193 Denise René raconte : « Avec l’appui des artistes et plus particulièrement de Vasarely, nous avons fait du 124 de la rue La Boétie un centre culturel avec un grand nombre d’expositions, des organisations de soirées-discussions sur les arts plastiques, etc. » Entretien op. cit., annexe VII. 194 Un premier album, Maîtres de l’art abstrait est annoncé dans le numéro d’août 1953. Sa description est ainsi faite : « 16 planches en couleurs dont certaines en 25 couleurs. Format 49 X 64. 300 exemplaires numérotés signés par les artistes. » Cette première publication contient des œuvres d’artistes à l’origine de l’abstraction : Arp, Balla, R. Delaunay, S. Delaunay, Gleizes, Herbin, Kandinsky, Klee, Kupka, Léger, Magnelli, Mondrian, Picabia, Taueber-Arp, Van Doesburg et Villon. Ce premier album n’est cependant pas ignoré par la Galerie Denise René puisqu’une présentation de ses planches y est organisée au début de l’année 1954 ; tout comme à Bruxelles, où la Galerie Aujourd’hui réalise une exposition plus importante autour de ce même ouvrage. 195 Denise René note : « Il y avait presque tous nos artistes dans cet album ». Entretien op. cit.. Et les premières phrases du texte de Michel Seuphor (cité plus bas) le disent clairement : « La Galerie Denise René pavoise ! Ses peintres sont là au grand complet dans leurs plus beaux atours. » 196 Ce qui fait écrire à Michel Seuphor que « des états intermédiaires [sont] plus expressifs et même plastiquement plus accomplis que l’état final ». “Deuxième Album de sérigraphies”, dans Art 91 La démarche inverse existe aussi : Art d’aujourd’hui peut se greffer sur un projet déjà existant. Il en va ainsi de l’exposition itinérante Klar Form organisée par Denise René en collaboration avec le peintre Mortensen et le sculpteur Jacobsen. Les œuvres de vingt artistes abstraits tournent ainsi dans plusieurs villes des pays nordiques (Copenhague, Aarhus, Helsinki, Stockholm, Oslo, …). Les choses se passent très simplement comme le rappelle Denise René : « Quant aux responsables d’Art d’aujourd’hui, nous leur avons proposé de consacrer un numéro à l’exposition afin d’en faire le catalogue, ce qu’André Bloc a accepté puisque cela élargissait l’audience de la revue à la Scandinavie, à la Belgique, etc. »197 C’est ainsi que le numéro de décembre 1951 se trouve presque exclusivement consacré à l’exposition Klar Form. Il présente chaque participant sur une pleine page par une courte notice biographique accompagnée d’une brève approche critique, d’une photographie de l’artiste et de deux reproductions d’œuvre. Cette livraison ne dénote pas, elle accueille : Arp, Bloc, Calder, Del Marle, Dewasne, Deyrolle, Dias, Domela, Herbin, Jacobsen, Lapicque, Le Corbusier, Léger, Magnelli, Mortensen, Pillet, Poliakoff, Marie Raymond, Taeuber-Arp et Vasarely. Un autre événement lié à la Galerie Denise René touche la revue de très près. Il s’agit du Salon de la sculpture abstraite dont le président est Roger Bordier, critique d’Art d’aujourd’hui. Dans cet espace de réflexion et d’expression, le rédacteur livre ses observations. En mai-juin 1954, il critique sans ménagement le Salon de la jeune sculpture qui selon lui accorde trop de place à une sculpture figurative dénaturée et répétitive pour ne laisser que « la partie la plus sombre et la moins dégagée » des jardins du musée Rodin à la « vraie jeune sculpture »198, celle de Nicolas Schöffer, Berto Lardera, André Bloc ou Emile Gilioli (ces artistes ont entre quarante-deux et cinquante-huit ans). C’est cette même livraison, consacrée à la synthèse des arts, que Roger Bordier rédige en grande partie. Engagé dans une réflexion sur les salons199 et promoteur de l’intégration des arts dans la vie quotidienne, le critique ème d’aujourd’hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 28. 197 Entretien op. cit., annexe VII. 198 ème Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 58. 199 Le texte “Il faut lever l’hypothèque des salons” que Roger Bordier publie dans Art d’aujourd’hui 92 s’associe à Denise René, Jean Arp, Nicolas Schöffer et François Stahly pour créer trois mois plus tard, le Salon de la sculpture abstraite. Celle qui s’intègre à l’architecture. Art d’aujourd’hui consacre à l’événement neuf pages qui ressemblent en tous points à un catalogue : préface du président, indications biographiques et photographie de tous les exposants, présentation critique et illustrée de leur œuvre et note d’intention des organisateurs200. Bien que l’appui d’André Bloc et de sa revue fut un atout, Roger Bordier reconnaît aujourd’hui ne pas avoir su toucher un large public, préoccupation pourtant constante de ces animateurs qui récusent l’idée d’un art élitiste201. Il précise que la communication autour de l’exposition ne s’est guère aventurée au-delà des frontières d’un public conquis d’avance, se limitant aux lecteurs d’Art d’aujourd’hui, aux habitués de la Galerie Denise René et aux divers contacts proposés par les artistes. Le microcosme de l’abstraction géométrique semble bien vivre en vase clos autour de ses galeries, ses critiques, ses artistes, ses amateurs, ses détracteurs et sa revue. Un lectorat sollicité L’ambition fédératrice d’Art d’aujourd’hui reste toutefois une réalité. La revue souhaite devenir un repère pour les jeunes artistes ; elle les aide et leur offre parfois l’occasion d’être vus même s’ils ne sont pas connus. Il faut garder en mémoire combien il est important pour un plasticien de voir son travail reproduit et diffusé202 : ème (5 série, n°6, septembre 1954, p. 22) aborde longueme nt la question de la nécessité ou non d’une sélection des artistes dans les salons. 200 ème Art d’aujourd’hui, 5 série, n°8, décembre 1954, pp. 3 à 11. 201 Propos recueillis par courrier le 16 novembre 2005 : « Cela dit, je me rends bien compte maintenant, avec le recul, qu’il eût fallu faire plus, car si nos intentions étaient ouvertes, nous restions un peu trop “entre nous”. Je veux dire : entre convaincus, entre critiques, animateurs et artistes partageant pour l’essentiel les mêmes points de vue. » Voir en annexes, p. XXVIII. 202 Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui sont bien conscients de cette nécessité et de la situation paradoxale qu’elle peut engendrer. On trouve d’ailleurs sous la plume de Léon Degand ces réflexions, ème dans “Propos sur la critique”, Art d'aujourd'hui, 4 série, n°7 octobre-novembre 1953, p. 27 : « Faiblesse de l’artiste. Plutôt un article d’éreintement que le silence. » Plus loin : « C’est peu de louer les artistes que l’on trouve bons si l’on ne condamne pas explicitement ce que l’on trouve mauvais. L’éloge n’acquiert sa pleine signification que lorsque l’on peut l’opposer à son contraire. Mais l’on 93 faire la couverture d’une importante revue de l’avant-garde représente une chance incroyable. Le fonctionnement classique d’un organe de presse où les rédacteurs vont voir des expositions qu’ils commentent ensuite pour le bénéfice des lecteurs, ne s’applique pas à Art d'aujourd'hui. Si l’on en juge par les archives de la revue203, ces lecteurs sont bien souvent artistes eux-mêmes. Les frontières sont donc poreuses et Art d’aujourd’hui le prend en compte. Lors de la première année, une annonce est diffusée dans le sixième numéro (en janvier 1950) afin d’informer les lecteurs qu’ils peuvent concourir à la conception d’une couverture pour les livraisons "Cinquante ans de peinture", "Cinquante ans de sculpture" et "Les Musées d’art moderne". Il en est de même dans le numéro d’août 1952 où se trouve annoncée la préparation d’une livraison consacrée à la photographie. Plutôt que de se contenter des noms connus, il est demandé aux lecteurs d’envoyer leurs propres clichés. Paul Etienne-Sarisson, responsable de ce numéro, opte pour une classification thématique organisant sur une même page des photographies signées par des inconnus ou des célébrités, avec pour seul souci la qualité du cliché et le dialogue entre les images. Mais le propos ne s’arrête pas aux pages de ce numéro. Durant le mois qui suit sa sortie, le 24 novembre 1952, Léon Degand et Paul Etienne-Sarisson proposent une conférence à la Sorbonne, au Cercle Paul Valéry, ayant pour sujet : « Esthétique de la photographie d’aujourd’hui ». Accompagnée de « projections [de] documents »204 commentés par les deux collaborateurs de la revue, cette intervention n’est autre qu’une présentation de ce numéro d’Art d’aujourd’hui consacré à la photographie. n’accordera pas à n’importe qui les honneurs et la publicité d’un éreintement. » Et cette anecdote : « Ce peintre à ce critique : “Les critiques ? Tous des idiots. Ta revue ? Complètement idiote.” Le critique au peintre, en fin de conversation : “L’un de ces jours j’irais bien à ton atelier, voir ce que tu fais. ” Le peintre, alléché : “C’est pour un article dans ta revue ?” » De plus, citons cette lettre du peintre Jean Bazaine, en date du 28 novembre 1949, adressée à Degand à propos d’un texte sur sa peinture, qui s’achève par ces mots : « Et cette photo-timbre-poste parue à l’envers !... » (Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand). On peut lire également à ce sujet les quelques exemples riches d’enseignement que cite Françoise Levaillant dans sa préface aux Revues d’art à Paris 1905-1940 op. cit., pp. 13 et 14. 203 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. 204 ème Annonce diffusée dans Art d’aujourd’hui spécial photographies, 3 série, n°7-8, octobre 1952, p. 94 Les films sur l’art L’esprit d’initiative d’André Bloc et les moyens qu’il se donne pour défendre ses idées semblent sans limite. Après avoir créé quatre revues, édité bon nombre d’ouvrages et équipé sa rédaction d’un atelier de sérigraphie, il se lance dans la production de films sur l’art. On peut facilement suivre l’évolution du projet dans les pages d’Art d’aujourd’hui. En avril-mai 1951, Léon Degand fait le compte-rendu d’une projection organisée par l’association Les Amis de l’art : « Il est temps de prêter attention, et très sérieusement, à ce qui se passe dans [ce] secteur nouveau de la diffusion artistique. »205. Le numéro de juillet 1951 annonce – photographie du tournage à l’appui – qu’André Bloc et Edgard Pillet entament une série de films sur l’art. Dans les deux livraisons suivantes, Léon Degand puis Roger Van Gindertael rédigent un texte général sur le sujet206. Deux courts métrages sont alors réalisés par Edgard Pillet, un sur Alberto Magnelli et un second sur Henri Laurens. On comprend aisément l’attirance des rédacteurs de la revue pour le film sur l’art : il bénéficie de l’attrait du cinéma, art populaire plus à même de séduire le plus grand nombre que la lecture d’une revue spécialisée207. Cela semble particulièrement probant lorsqu’il s’agit de filmer la sculpture. Le cinéma permet de mieux appréhender la troisième dimension ; il offre la possibilité d’avoir un point de vue global sur une œuvre dans un même plan, d’effectuer un panorama vertical ou circulaire dans une seule prise ou d’offrir successivement différents angles de vue (gros plans, plans larges, etc.) grâce au montage. La caméra devient ainsi l’outil nécessaire, indispensable, qui souligne une exigence partagée par certains sculpteurs : 64. 205 ème “Films sur l’art”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, p. 28. 206 ème “Le Film sur l’art”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°8, octobre 1951, pp. 27 à 29. Et “Quelque s ème remarques à propos des films sur l’art”, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°1, décembre 1951, pp. 31 et 32. 207 L’enthousiasme pour le cinéma de la part de partisans de la synthèse des arts se lit déjà en 1927 sous la plume du co-fondateur de la revue Vouloir (n°26), Emile Donce-Brisy, dans un article intitulé “Puissance du cinéma” : « Une synthèse ! Architecture, plastique, chorégraphie, beauté naturelle et beauté recréée, statisme et dynamisme, vie multipliée, langage nouveau, universel ! ». Cité dans le catalogue Vouloir, Lille 1925, Le Cateau-Cambrésis, 2004, p. 27. 95 « Observée circulairement, l’œuvre ne [doit] montrer aucune partie neutre, inexpressive, mais se reconstituer plastiquement dans la même unité au fur et à mesure que le regard la [découvre]. »208 Cependant, si le cinéma de ce temps apporte le mouvement, la couleur manque encore comme dans les reproductions de la revue. De plus, les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui préconisent dans leurs articles l’abandon du commentaire et de la musique. Est-ce parce qu’Edgard Pillet partage ces idées que son second film – celui sur Henri Laurens – est muet ? Lui qui a beaucoup écrit durant toute sa vie, qui est à l’origine de la création d’Art d’aujourd’hui se passe ici de l’appui du texte. Il est difficile d’affirmer qu’il s’agit-là d’un choix délibéré du réalisateur. Son épouse, Sylvie Nordmann, évoque en ces mots son travail : « Je ne suis pas certaine que le choix du muet soit au départ volontaire mais plus dicté par des considérations financières. En revanche, Edgard disait qu’il était très content in fine que ce soit ainsi et il était particulièrement content de la dernière séquence où Laurens qui d’après lui détestait être le sujet de photos ou de films, se “libérait” et cueillait une fleur. »209 Le caractère expérimentateur de Pillet lui aura certainement permis de transformer une faiblesse en force en exploitant toutes les capacités de son outil. C’est en tout cas en plasticien qu’il a abordé, avec la caméra, le travail de Magnelli, jouant sur des rapports de formes par les enchaînements qu’il propose. Le film reste très didactique établissant, sans redondance, un lien très fort entre le texte de la voix off et l’image210. 208 Propos de Roger Bordier recueillis par courrier, op. cit., p. XXVIII. Echange de courriels du 6 décembre 2005. 210 Film visionné dans les archives privées d’Edgard Pillet. 209 96 Le Groupe Espace211 Comme le souligne Roger Bordier, « tourner autour » d’une œuvre en trois dimensions constitue une des préoccupations des sculpteurs et des architectes membres du Groupe Espace : « Le débat qui dominait alors portait, dans les deux arts, sur un même refus : celui de la face préférentielle. Pour les architectes, l’exemple le plus détestable était la fameuse façade haussmannienne. Tout pour la rue, l’opulence présentée aux passants, et derrière, peu importe… Il fallait donc concevoir des types de construction égalitaire, n’excluant pas pour autant l’esthétique mais celle-ci devant concerner toutes les parties. De même, pour les sculpteurs, engagés sensiblement dans une réflexion identique, l’on devait pouvoir, comme ils aimaient à dire, “tourner autour” »212. L’action de la revue s’étend, réticulaire, à tous les domaines non encore exploités. Ainsi en va-t-il de la création du Groupe Espace au sein duquel on retrouve quelques fidèles du comité de rédaction de la revue : André Bloc (président), Félix Del Marle (secrétaire général et principal initiateur de ce projet), Edgard Pillet (délégué à la propagande) et Pierre Faucheux (membre du comité). Paul Etienne-Sarisson et Pierre Lacombe participent à l’assemblée générale constitutive de l’association du 17 octobre 1951 au Grand Palais213. Elle comprend des architectes, des constructeurs et des plasticiens d’avant-garde qui désirent travailler ensemble à la Reconstruction de la France de l’après-guerre. Comme il a été vu à travers les débats qui animent L’Architecture d’aujourd’hui les réalisations en cours ne correspondent pas, selon eux, aux avancées techniques et sociales de leur temps. La raison première reste « la dissociation des arts plastiques : peinture, 211 Pour une étude synthétique et complète du Groupe Espace, on pourra se référer au texte de Véronique Wiesinger, "La Synthèse des arts et le Groupe Espace 1945-1975", dans Abstraction en France et en Italie 1945-1975. Autour de Jean Leppien, Paris, 1999, pp. 119 à 134. En attendant le résultat des recherches de Juliette Combes Latour dans le doctorat qu’elle prépare sur le sujet. 212 Op. cit. 213 ème ème Pour la liste détaillée des participants, voir Art d’aujourd’hui, 3 série, n°1, décembre 1951, 2 de couverture. 97 sculpture, architecture »214. Seule une intelligente synthèse de ces trois disciplines peut rendre la vie plus harmonieuse. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : du conditionnement de l’être humain par son environnement. Les membres du Groupe Espace préconisent dans leur manifeste diffusé par Art d'aujourd'hui en octobre 1951 : « Un Art soucieux des conditions de vie, privée et collective, un Art essentiel même à l’homme le moins attiré par les valeurs esthétiques. Un Art constructif qui, par d’effectives réalisations, participent à une action directe avec la communauté humaine. »215 Ici encore, Art d'aujourd'hui reste une source fiable pour suivre, sporadiquement il est vrai, l’évolution du Groupe Espace. Elle se fait l’écho des concours ouverts aux membres, de la création d’une branche suisse, anglaise puis suédoise216. Elle présente les résultats du concours pour l’immeuble au 19 de la rue du Docteur Blanche sans pour autant mentionner qu’il s’agit également d’une exposition ouverte au public depuis le 18 juin217, commente sur deux doubles pages l’importante exposition qui se tient à Biot durant l’été 1954218, illustrée par des photographies d’œuvres au milieu d’un paysage méditerranéen (un espace couvert protégeant maquettes et clichés) sans réelle démonstration d’une synthèse des trois arts. Et surtout, en décembre 1953, Edgard Pillet y publie un bilan qui montre assez bien combien cette association séduit les créateurs219 : 214 ème ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°8, octobre 1951, 2 de couverture. Op. cit., voir en annexes p. X. Le manifeste est également publié le même mois dans L'Architecture d'aujourd'hui n°37. 216 Domitille D’Orgeval signale également la fondation de Groupes Espace en Belgique en 1952 à l’initiative de Jo Delahaut (nous trouvons dans Art d'aujourd'hui la trace d’un groupe "Art abstrait"), puis à partir de 1955, en Italie, Finlande, Tunisie et Turquie. Dans L’Engagement et la contribution d’André Bloc pour l’architecture et les arts de l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art, Paris, 1996-1997, op. cit., pp. 39 et 40. 217 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°5, juillet 1953, pp.22 et 23. La livraiso n précédente, qui couvre les mois de mai et juin 1953, est celle dédiée au cubisme. Exceptionnellement, elle ne contient pas de page d’actualités. 218 ème Pierre Guéguen, “Une démonstration du Groupe Espace”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°6, septembre 1954, pp. 18 à 21. 219 Le nombre de ses adhérents va croissant, certains y voyant sûrement la garanti d’obtenir des contrats. La consultation du fonds Delaunay qui contient les coordonnées de chaque membre année après année, rend ce chiffre tangible par l’augmentation sensible des pages de ces annuaires. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. 215 98 « la liste de nos adhérents : 52 architectes, 22 peintres, 8 sculpteurs, 26 plasticiens, ainsi que des décorateurs, entrepreneurs, constructeurs, mosaïstes, tapissiers, peintres-verriers, céramistes, etc., groupant 16 nationalités différentes ». Mais la séduciton ne semble pas s’étendre aux maîtres d’ouvrage puisque Edgard Pillet ne peut citer que trois « principaux ouvrages » : les usines Renault à Flins, la Maison de la Tunisie à la Cité universitaire de Paris et l’imprimerie Mame à Tours220. L’architecte Claude Parent, alors membre du Groupe Espace, considère aujourd’hui la revue comme l’organe de presse qui diffuse le mieux les idées de l’association221. Dans les faits, il n’y a cependant que trois articles et six brèves et annonces en lien direct avec le Groupe. Mais l’esprit est là et le Groupe Espace ressemble bien à un formidable outil de mise en pratique des idées développées par Art d'aujourd'hui222. L’Atelier d’art abstrait La même synergie caractérise les relations entre Art d'aujourd'hui et l’Atelier d’art abstrait que créent Edgard Pillet – co-fondateur de la revue – et l’artiste Jean Dewasne223. Dans sa livraison d’octobre 1950, Art d'aujourd'hui annonce son ouverture le 16 octobre dans des locaux situés rue de la Grande-Chaumière (connue pour ses académies d’art). La semaine suivante, une conférence y est organisée par les collaborateurs d’Art d’aujourd’hui. Car cet Atelier ne dispense pas seulement des cours de technique, il propose également des interventions d’artistes et de critiques 220 ème Edgard Pillet, “Groupe Espace”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, p. 18. Dans un entretien du 7 novembre 2006, Claude Parent avance même que le Groupe Espace a surtout fonctionné du temps du ministère d’Eugène Claudius-Petit : « Il donnait des commandes aux architectes et aux artistes qui faisaient parti du Groupe Espace. Il jouait le jeu d’aider les artistes. Du jour où ce ministre a dû arrêter la politique, ça a été plus dur. » Voir entretien annexe IX. 221 er Entretien, le 1 décembre 2005. 222 Aujourd'hui : art et architecture prend le relais pour présenter et commenter les autres manifestations du groupe à partie de 1955. 223 Lydia Harambourg avance que « c’est à la demande de l’Ambassade américaine qui le sollicite que Dewasne ouvre un atelier qui doit accueillir les G.I. auxquels leur gouvernement offre quatre ans de bourse. » Dans L’École de Paris, Neuchâtel, 1993, p.142. 99 reconnus, les conférences des Mardis de l’Atelier224. A la lecture de la note d’intention de Dewasne et Pillet225, on constate qu’une même ligne guide l’Atelier d’art abstrait et la revue. Ainsi, l’un et l’autre envisagent l’histoire de l’art comme tendue vers l’abstraction226. De même, un peu à la manière Art d’aujourd’hui, dans ses pages de brèves (propositions de bourse, appels pour des expositions, etc.), Dewasne et Pillet veulent multiplier les occasions de rencontres et d’échanges227. Enfin, de ces rencontres et échanges découle une idée partagée par les tenants de l’abstraction géométrique et de la synthèse des arts : le travail collectif. « [Les élèves] ne se contenteront pas de recevoir. […] Ils participeront, chacun selon son désir, à une œuvre collective et à chacun incombera une part de responsabilité dans les réussites comme dans les échecs du mouvement. » En somme, il s’agit ici de contribuer non seulement à une réalisation particulière mais aussi à la réalisation de l’abstraction. Notons que l’apparition de cet Atelier d’art abstrait cause quelques remous dans le monde de l’avant-garde de l’époque. Son existence revient pour certains – notamment les abstraits lyriques –, à académiser l’avant-garde abstraite. Michel Ragon, futur critique de Cimaise, traduit parfaitement ce point de vue : « Dans le milieu où j’étais, cela paraissait une plaisanterie : faire une académie d’art abstrait c’était vraiment le non sens absolu. Donc je n’y suis jamais allé. »228 La création de cet Atelier n’est pas non plus sans conséquence sur les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ; elle est la cause d’une première scission entre les membres de la 224 Le programme de ces conférences se trouve dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1992, p. 420. ème Dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°1, octobre 1950, p. 32. 226 On lit sous la signature des deux artistes : « On ne peut comprendre l’histoire de l’art depuis un siècle si on néglige son but essentiel, la marche à l’abstraction. » Cette même interprétation reste très sensible dans Art d’aujourd’hui et notamment dans le numéro « Cinquante ans de peinture » qui replace l’abstraction dans la continuité de l’histoire de l’art. Léon Degand écrit en conclusion de son “Essai de classification” : « Le mouvement pictural, de 1900 à 1950, se caractérise par une conquête progressive de l’autonomie de la peinture, comme langage et comme expression. » Dans Art ère d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, p. 4. 227 « Il devient en effet indispensable de créer un lieu où les jeunes peintres puissent connaître tout ce que leurs aînés ont déjà apporté à cet art ; un lieu où les contacts, les réflexions et les discussions qu’ils auront entre eux, pourront être constamment revivifiés par la fréquentation des plus grands artistes et des esprits les plus éclairés en cette matière. » 228 Entretien, op. cit. 225 100 revue et Charles Estienne lorsque celui-ci signe L’art abstrait est-il un académisme ?229. Sa collaboration avec Art d’aujourd’hui continue néanmoins jusqu’en 1951230. Cependant, loin de vouloir figer l’abstraction dans un quelconque moule académique, Dewasne et Pillet cherchent plutôt à former les jeunes artistes à la technique comme le reconnaît aujourd’hui Michel Ragon : « J’ai ensuite été ami avec Dewasne et en discutant avec lui je me suis aperçu que ce […] qu’il voulait enseigner dans cette académie d’art abstrait, c’était la vie des matériaux, les couleurs, tout un côté scientifique de la peinture qui allait mal, évidemment, avec l’abstraction lyrique, bien plus instinctive. »231 Les deux artistes ont pourtant pris les devants en précisant dans leur note d’intention : « Il ne s’agira pas, dans cet atelier, de recevoir l’enseignement d’un maître ; mais plutôt de recueillir tous les renseignements utiles pour tirer en commun les leçons qui s’imposeront. » Le jeu sur les termes d’ « enseignement » et de « renseignement » l’indique : l’Atelier d’art abstrait ne propose pas une lecture unique de l’abstraction, il tient compte, au contraire, de toutes les expériences232. Au-delà de l’Atelier, le pamphlet de Charles Estienne ne reste pas sans suite : dans le numéro de mars 1951, Léon Degand répond longuement à son collègue avec L’épouvantail de l’académisme abstrait233. Comme à son accoutumé, le critique se montre déterminé et démonte méthodiquement l’argumentation de Charles Estienne ; mais le ton reste assez courtois. Il n’en est pas de même trois ans plus tard dans un extrait de l’ouvrage de Pierre Guéguen, Art abstrait, art scandaleux234 et 229 Editions de Beaune, Paris, 1950. Précisons que Charles Estienne a peu écrit pour la revue. On compte en effet huit articles et six ère ème brèves de juillet-août 1949 (1 série, n°2) à avril-mai 1951 (2 série, n°5). 231 Entretien, op. cit. 232 Nous préférons utiliser le terme d’expérience plutôt que celui d’avis car il est bien entendu que l’Atelier n’est pas tant un lieu de discussions que de pratique. Si le discours n’est pas exclu, il ne peut cependant que se soumettre à la pratique. 233 Pp. 32 et 33. 234 Publié aux Editions de Beaune comme L’Art abstrait est-il un académisme ? 230 101 titré “Le Bonimenteur de l’Académisme Tachiste”235. Charles Estienne y est décrit comme un critique instable, narcissique et opportuniste ne faisant encore illusion qu’auprès d’un « infra petit monde » de « cinq pelés ». Pierre Guéguen le compare à une belette qui va occuper les terriers creusés par les autres. Au fond, ce qui est reproché dans un premier temps à Charles Estienne, c’est d’avoir trahi236 les abstraits géométriques qu’il défendait jusqu’alors aux côtés de Léon Degand, en accusant l’Atelier d’art abstrait de dérive académique. Dans un second temps, en 1954, c’est son engouement pour le tachisme qui est dénoncé par les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui. Et c’est bien Charles Estienne que Léon Degand vise, une fois de plus, dans “Attention aux simulateurs”237 lorsqu’il aborde le cas de « la simulation sublimée », sorte de synthèse de l’automatisme des Surréalistes et de l’abstraction. Il n’a pas encore été possible d’établir un lien certain entre ces différents écrits et une mention faite dans les archives de la revue238 à un procès opposant Charles Estienne à Pierre Guéguen en avril 1954239. Mais le doute reste assez faible et l’on peut constater que l’affaire a fait son chemin. Elle a même largement dépassé les limites de l’Atelier d’art abstrait puisque l’existence de ce dernier ne va pas jusque là : Edgard Pillet interrompt cette activité dans le courant de l’année 1952240. Marc Ducourant invoque des raisons financières et le manque de temps de l’artiste pour se consacrer à sa propre création241. Avant cela, tout au long de l’aventure de l’Atelier d’art abstrait, Art d’aujourd’hui remplit avec assiduité son rôle de passeur d’informations. D’octobre 1950 (mois de la création de 235 ème Dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°7, octobre-novembre 1953, pp. 29 et 30. O n notera que Pierre Guéguen renvoie à Charles Estienne ce gros mot qu’est « académisme » ! 236 Le verbe « trahir » ne semble pas trop fort. C’est en ces termes que Denise René parle encore aujourd’hui de Charles Estienne : « Il n’était pas à une contradiction près pour être original, y compris jusqu’à sa trahison. » Entretien, op. cit. annexe VII. 237 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, pp. 10 et 11. 238 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. 239 ème Dans Art d'aujourd'hui de mars-avril 1954 (5 série, n°2-3), Pierre Guéguen écrit “Matière et maîtrise une évolution : le tachisme” dans lequel il épingle encore Charles Estienne, accusant notamment des « retourneurs de vestes » de « stéréotyper » le Géométrisme abstrait (p. 52). 240 Jean Dewasne ralentit le rythme de ces rendez-vous avec les jeunes artistes mais continue son ème action ainsi que le rappelle un petit encadré paru dans Art d’aujourd’hui de janvier 1953 (4 série, n°1) : « L’atelier d’art abstrait de Jean Dewasne p oursuit son activité […]. Cours et corrections tous les mercredis à 10h30. » 241 Dans son mémoire de D.E.A., L’Œuvre d’Edgard Pillet, op. cit. 102 l’Atelier) à juin 1952, la revue fait mention de ses activités dans dix numéros sur les douze parus : annonce du programme des conférences, résumé de celles-ci, comptes-rendus des activités, photographies de l’Atelier, informations diverses. Enfin, la livraison d’avril-mai 1951 s’illustre par une couverture réalisée à l’issu d’un concours donné aux élèves de Pillet et Dewasne. L’Atelier d’art abstrait, par ses idées, sa pratique, ses conférences données en grande partie par les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, apparaît bien comme un prolongement de la revue. Ainsi, les animateurs d’Art d'aujourd'hui tentent de pallier la frilosité des musées face à l’avant-garde, et utilisent les techniques à disposition (cinéma, imprimerie) ainsi que les entreprises individuelles et leurs logistiques (telles que les galeries) dans un même but : la défense de l’abstraction géométrique et de la synthèse des arts. Ici, la dispersion des initiatives n’est qu’apparente. Elle permet d’œuvrer pour la réalisation effective de la synthèse des arts grâce au Groupe Espace, pour la formation des nouvelles générations de peintres grâce à l’Atelier d’art abstrait242, et pour la formation des différents publics grâce à la multiplication des sources d’informations (conférences, éditions de livres et de revues, films sur l’art, expositions en France et à l’étranger). Ainsi, Art d'aujourd'hui se trouve au cœur d’un large programme où chaque projet a sa place et sa part de public à conquérir. c. Aujourd’hui : art et architecture Pourtant, les pages d’Art d'aujourd'hui dévolues à la promotion de l’abstraction géométrique et de la synthèse des arts deviennent bientôt trop étroites pour englober ce large champ d’action. "Art" pèse lourd tant dans le titre que dans la revue. Ce terme à la définition flexible et multiple enferme cependant la revue dans une acception trop classique qui ne fait pas assez de place aux arts appliqués. C’est en tout cas l’avis d’André Bloc… et il ne fait pas l’unanimité : 242 Roger Bordier raconte : « Cet atelier était très connu aussi pour les conférences qu’il organisait rue de Rennes, au fameux "44" dans l’immeuble où habitait Sartre. Il y avait d’ailleurs en ce lieu bien d’autres rencontres et il était courant d’entendre : tu viens au 44 ?... On se voit demain au 44… » 103 « Ce changement de titre a été sujet à discussions parce que nous étions contre – Degand aussi, je crois. Art d'aujourd'hui devenait Aujourd’hui, on supprimait le mot "art", cela nous gênait beaucoup. Mais André Bloc voulait développer la revue dans un esprit d’élargissement ; c’est-à-dire continuer à la développer sur le plan artistique mais plus amplement, la diversifier vers toutes les initiatives, les objets de design, tout ce qui relevait d’un certain fonctionnalisme dont on parlait beaucoup à ce moment-là. Le design intéressait André Bloc qui voulait introduire dans la revue la création, l’invention d’objets, de mobilier. Il est vrai que jusque-là, avec Art d'aujourd'hui nous étions dans le domaine peinture-sculpture. André Bloc voulait aller au-delà et pouvoir parler aussi bien d’une peinture que d’une nouvelle forme de machine à écrire. »243 Les deux dernières livraisons d’Art d'aujourd'hui Le numéro de novembre 1954244 annonce l’intégration d’Art d'aujourd'hui dans Aujourd’hui : art et architecture, sous forme d’un “Faire-part de naissance“245. Sur une pleine page, douze paragraphes commençant par « aujourd’hui » – en gras et dans une police de taille supérieure au reste du texte – présentent la revue à paraître dans sa forme (une pagination triplée par rapport à celle des numéros courants d’Art d'aujourd'hui et l’introduction de la couleur), sa fréquence (un bimestriel) et son contenu. Ici, la filiation avec Art d'aujourd'hui est appuyée ; une manière de rassurer le lecteur et de l’amener au dernier paragraphe, qui se montre insistant ? « Aujourd’hui a besoin de votre concours et vous prie instamment de souscrire votre abonnement et surtout de faire connaître la revue autour de vous pour aider à faire connaître ce que notre époque apporte de plus vivant et de plus valable dans le domaine des arts. » Dans Quand triomphait l’art abstrait, Pantin, 2009, p. 21. 243 Entretien avec Roger Bordier, voir annexes V. 244 Il s’agit de l’avant-dernière livraison d’Art d’aujourd’hui. 245 Op. cit., p. 8. 104 Le ton surprend par son autorité qui presse le lecteur à reconduire « son » abonnement ; tel un devoir rendu à la justice artistique et non à la raison sociale. La pression est forte, chacun possède un rôle auquel il ne doit pas faire défaut, y compris le lecteur. Avec des textes tels que “L’artiste et l’éthique“246 de Vasarely, “Le Commerce de l’art“247 de Seuphor et “L’art de négliger l’essentiel“248 de Degand, cet avantdernier numéro d’Art d'aujourd'hui prend des airs de conclusion. Tous signés par une plume de renom – un artiste phare de l’abstraction géométrique, le critique de l’abstraction historique et une forte personnalité de la revue –, ces articles font un point sur les préoccupations propres à leur rédacteur. Vasarely propose un bilan de sa situation d’artiste : la place du créateur, son rôle, son attitude, celles des critiques, des conservateurs, être à l’avant-garde et/ou être reconnu, la création et les muses, les techniques, le monde moderne. Ses réflexions s’accompagnent tout au long du texte des notions de courage, de persévérance et avant tout, de travail. Michel Seuphor livre, quant à lui, un article à la violence désabusée. Ni les artistes, ni les critiques, ni les marchands ne trouvent grâce à ses yeux. Seuls le public et l‘œuvre possèdent, selon lui, une vérité ; le public est capable d’émotion et l’œuvre existe. Enfin, Léon Degand revient sur l’amalgame qui perdure entre l’abstraction et une certaine figuration, avec la nécessité de saisir ce qui sépare ces deux expressions. Art d’aujourd’hui paraît donc une dernière fois en décembre 1954 avec un numéro un peu hybride qui contient une déclaration mordante du comité de rédaction adressée aux « pouvoirs officiels », “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs officiels“249. Il s’agit d’un récapitulatif accusateur de toutes les incongruités relevées dans les musées et les foires internationales, lequel aurait parfaitement trouvé sa place aux côtés des textes cités précédemment ; là encore, une forme de conclusion aux cinq années de réquisitoire contre les méthodes d’expositions des institutions. A la suite de cela, un texte sur Paule Vézelay250 se trouve pris entre neuf pages 246 Op. cit., p. 16. Op. cit. p. 17. 248 Op. cit., p. 22. 249 ème Dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, décembre 1954, p. 2 et voir également en annexes p. XI. 250 ème Michel Seuphor, “Paule Vézelay“, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, op. cit., p. 12. 247 105 constituant un petit catalogue du premier Salon de la sculpture abstraite251 et onze sur la calligraphie japonaise252. Enfin, avant les traditionnelles pages consacrées à l’actualité des expositions, se trouvent récapitulées les cinq années de couvertures et de sommaires des trente-six numéros d’Art d'aujourd'hui253. Janvier 1955 laisse alors place à la nouvelle formule. Janvier 1955, premier numéro d’Aujourd'hui : art et architecture La couverture en papier glacé d’Aujourd’hui se compose de quatre photographies représentant un avion254, la bibliothèque d’enfants d’Hiroshima255, un fauteuil de jardin présenté à la dixième Triennale de Milan dans la section étrangère Grande-Bretagne (page 91 de la revue) ainsi qu’un détail d’une sculpture d’Eduardo Chillida256. Cette Une a tout d’un programme : pour la réunion de la technique, de l’architecture, du design et des beaux-arts. Cela n’est pas sans rappeler la couverture du premier numéro d’Art d'aujourd'hui avec sa Villa Savoye de Le Corbusier, sa sculpture d’André Bloc et sa peinture de Vasarely : un autre programme, pas si différent. La typographie reste la même également mais la pagination se trouve multipliée par trois avec cent huit pages, dont vingt et une de publicités en ouverture du numéro257. En privilégiant l’architecture et le design sur les beaux-arts, Aujourd’hui attire les annonceurs de l’équipement. Ces importantes 251 Cet ensemble est constitué de “Premier Salon de la sculpture abstraite“, par Roger Bordier, p. 3, des “Exposants“, pp. 4 et 5, de “Diversité des œuvres, des hommes, des idées“, pp. 6 à 10, et de “Pourquoi un Salon de la sculpture abstraite“, p. 11. Comme nous l’avons vu plus haut, Roger Bordier assure la présidence de ce Salon. 252 Avec des textes de Michel Seuphor, “La Calligraphie japonaise“, pp. 13 et 14, et de Shiryu Morita, “Quelques œuvres classiques de la Calligraphie“, pp. 15 à 17, puis “Classification des tendances des calligraphes contemporains au Japon“, p. 18, et enfin, “Œuvres de calligraphes et notes biographiques“, pp. 19 à 23. 253 Voir annexes pp. II à VI. 254 Il s’agit probablement d’un « A V ROE "Atlantique", transport long courrier », si l’on en juge par les clichés de l’article non signé "Formes en mouvement", pp 46 à 51. 255 Cette architecture du cabinet d’architectes Kunz Tange et du cabinet d’ingénieurs Tuboi, est détaillée dans les pages 38 et 39. 256 L’œuvre est également présentée à la Triennale de Milan dans la section étrangère espagnole et illustre un texte de José Luis Sanchez, pp. 76-77. 257 Pour cette première année, le nombre de pages de publicités reste le même avec le deuxième 106 sociétés d’aménagements ou de mobilier (peintures, robinetterie, aéronautisme, ou encore les marques Formica ou Saint-Gobain, etc.) mettent davantage de moyens dans leur publicité et s’affichent, pour la plupart en pleine page et pour certaines, en couleurs. Les galeries quant à elles, se partagent toujours une page divisée en parcelles de petits rectangles. On constate une concordance ente la charte graphique des annonces et celle de la revue. On lit effectivement page X258 cet avertissement : « Nous avions demandé aux annonceurs de notre revue "Aujourd’hui" de bien vouloir nous apporter leur collaboration amicale en donnant à leur publicité une présentation en harmonie avec le caractère de la Revue. Nous avons le désir de présenter, dans tous nos numéros, des cahiers de publicité d’environ 25 pages, nous avons eu seulement à refuser une page, qui devait paraître en couverture et dont la conception aurait nui à la démonstration que nous désirions tenter. Nous nous excusons très vivement auprès de cet annonceur qui, nous l’espérons, se rangera par la suite à nos avis et nous adressons nos vifs remerciements à tous ceux qui nous ont fait confiance. » 259 Une tribune maintenue pour l’abstraction Divisé en "Art d'aujourd'hui", "Art, science et technique", "Architecture", "Equipement de l’habitation", "Formes en mouvement", "Dixième Triennale de Milan", le sommaire expose clairement les différentes disciplines abordées dans la revue. La partie consacrée aux arts plastiques se situe dans la continuité d’Art d'aujourd'hui260 ; numéro puis descend à douze dans les trois autres livraisons. 258 Les annonces sont numérotées à part en chiffres romains. 259 L’équipe d’Aujourd’hui compose d’ailleurs six de ces pages (dont trois pour Lacombe). Notons aussi ces fauteuils « Style AA » édités sous le contrôle d’Aujourd’hui par « R. Guys ». 260 Il est d’ailleurs à noter que lors de l’entretien avec Roger Bordier, lorsque nous lui demandons de 107 les signatures demeurent d’ailleurs familières (Léon Degand, Michel Seuphor, Roger Bordier, Pierre Guéguen à partir du quatrième numéro. L’ouverture d’Aujourd'hui audelà des limites de l’abstraction géométrique provoque également le retour de Julien Alvard et Herta Wescher, pourtant impliqués dans le comité de la revue Cimaise. Huit pages avec des reproductions en couleurs se voient consacrées aux œuvres abstraites de Ben Nicholson, et Léon Degand conserve même sa tribune en débutant deux séries : "Pour une révision des valeurs" et "Le Monde comme il va" dans lesquelles le rédacteur s’exprime avec l’assurance qu’on lui connaît. Le chapeau de la première série précise ainsi : « Aujourd’hui commence ici une série d’articles où l’on s’efforcera de réviser un certain nombre de valeurs qui ne sont souvent établies que par la force d’inertie de l’habitude ou par manque d’informations sérieuses. Il ne suffit pas, en effet, de mettre l’accent sur les créateurs et les principes qui méritent l’attention, l’admiration, la sympathie, il importe aussi de débarrasser leurs abords de tout ce qui leur porte préjudice et avec quoi l’on risquerait de les confondre. »261 André Derain inaugure ce nouvel emportement de Léon Degand. Suivent Courbet, Picasso ainsi que des notions générales. Plus personnels encore sont les textes du "Monde comme il va" qui commentent et critiquent l’actualité culturelle vue depuis le quotidien du rédacteur. Enfin, la partie "Art d'aujourd'hui" se voit complétée par "Les Expositions", "Les Galeries", et "Photographies" qui offrent un éclairage sur l’actualité. On constate avec ce premier numéro qu’Aujourd’hui ne fait pas subir un changement brusque à la ligne éditoriale d’Art d'aujourd'hui. L’ancienne revue semble avoir simplement été absorbée par la nouvelle, d’ailleurs bien plus volumineuse, et complétée par d’autres axes d’études ; le Faire-part de naissance a tenu ses engagements – ou peut-être faut-il parler de « promesses » car ne nous raconter la fin d’Art d'aujourd'hui, il relate celle d’Aujourd'hui : art et architecture ne faisant pas de distinction claire entre les deux revues. 261 Op. cit., p. 13. 108 s’agissait-il pas un peu de rassurer rédacteurs et lecteurs ?262 Aussi, Léon Degand maintient-il le cap de l’abstraction géométrique avec, dans la livraison suivante, en mars-avril 1955, une critique de l’exposition Mondrian que complète un texte de Michel Seuphor. Vasarely y rédige "Notes pour un manifeste"263 et Roger Bordier, "Le Mouvement, l’œuvre transformable"264 alors que dans la double page réservée aux annonces des galeries se trouve celle du "Mouvement" chez Denise René. L'exposition, organisée à l'initiative du rédacteur séduit par des œuvres animées de Jean Tinguely exposées à la Galerie Arnaud à la fin de l'année 1954. Elle marque une étape dans l'appréhension de l'œuvre d'art saisie dans un instant donné plutôt que fixée pour l'éternité. Léon Degand se charge du commentaire de cet événement dans le numéro suivant265. Les repères (rédacteurs, artistes, galerie) sont conservés. En dehors de ces pages consacrées aux arts plastiques, Roger Bordier publie également "Polychromie architecturale"266 ainsi qu’une enquête sur la présentation des œuvres dans les musées267, puis dans les galeries268. Ces textes entretiennent une continuité avec les réflexions d’Art d'aujourd'hui269 sur l’accessibilité de l’art auprès d’un large public et l’importance de son accrochage. Une ouverture vers d’autres esthétiques et d’autres créations Le ton d’Art d'aujourd'hui bien que conservé se retrouve dilué dans l’épaisse revue dont le but s’élargit à la recherche « dans le monde entier, [des] œuvres les plus caractéristiques où la création plastique a pu s’exercer correctement » comme 262 En troisième de couverture du dernier numéro d’Art d'aujourd'hui (décembre 1954) se lit en effet : « A la suite de l’annonce de l’intégration d’Art d'aujourd'hui dans notre nouvelle revue Aujourd’hui, nous avons reçu de nombreuses lettres de regrets et d’encouragements […] » Suit un courrier très touchant de lecteur « peintre-instituteur », vivant en province, qui exprime avec émotion et enthousiasme combien la revue, ses rédacteurs, leur style, les artistes qui y sont présentés fidèlement, sont devenus familiers pour lui-même et sa femme. 263 Dans Aujourd’hui, n°2, mars-avril 1955, p. 10. 264 Op. cit., pp. 12 à 17. 265 Dans Aujourd’hui, n°3, mai-juin 1955, p. 14. 266 Dans Aujourd’hui, mars-avril 1955, op. cit., pp. 34 à 39. 267 "Musée d’art moderne", dans Aujourd’hui, mars-avril 1955, op. cit., pp. 58 à 73. 268 "Galeries d’art moderne", dans Aujourd’hui, n°3, mai-juin 1955, pp. 66 à 69. 269 Les thèmes récurrents d’Art d'aujourd'hui sont abordés largement dans la deuxième partie de cette 109 l’annonce André Bloc dans l’éditorial. Il ajoute : « Nous croyons à l’Unité de la création, qu’il s’agisse d’urbanisme, d’architecture, d’équipement intérieur ou d’art pur. » 270 Les champs s’élargissent, donc, mais avec le même souci d’être au plus près de la création qui animait déjà l’ancienne revue. Ce programme se trouve repris en introduction de la rubrique "Equipement de l’habitation" avec la nette volonté d’encourager ainsi les créateurs : « Nos lecteurs trouveront ici quelques réalisations françaises nouvelles, dans le domaine de l’ameublement ou de l'équipement, choisies parmi celles qui nous ont semblé les plus valables. Comparées aux modèles étrangers présentés dans ce numéro à l’occasion de la Dixième Triennale de Milan, elles permettent d’apprécier l’effort de quelques jeunes décorateurs français dans le domaine du meuble de série. Nous avons l’intention d’ouvrir ici une rubrique permanente où tous les véritables créateurs disposeront d’une tribune pour la publication de leurs œuvres. »271 Cette annonce est suivie de quatre pages de photographies. Ces dernières sont omniprésentes dans Aujourd’hui dont la mise en pages fourmille d’originalités et d’audaces : flèches en surimpression colorées reliant différentes illustrations et barrant les textes, photographies colorisées par aplats ou en quadrichromie, titres des différentes parties en couleurs très vives avec des jeux optiques à la manière de l’art cinétique, etc. Sur ce point, Aujourd’hui se différencie nettement d’Art d'aujourd'hui dont la présentation, quoique recherchée, restait plus austère. On peut y percevoir une adaptation aux couleurs et à l'audace que l'on rencontre dans les affiches des années cinquante. A posteriori, le maquettiste Pierre Lacombe définit ainsi les buts d’Aujourd’hui dans le dernier numéro de la revue : « L’ambition de la revue Aujourd’hui fut de donner un reflet vivant des créations artistiques de tous les domaines plastiques. Tout en traitant de peinture et sculpture comme Art d'aujourd'hui, elle élargit étude. 270 André Bloc, éditorial d’Aujourd’hui, janvier-février 1955, op. cit., p. 3. 271 Aujourd’hui, janvier-février 1955, op. cit., p. 42. 110 son programme à l’architecture, les arts appliqués, mobilier, équipement, art photographique, art de l’ingénieur, constructions, ponts, avions, navires, esthétique industrielle, etc… Aucun domaine plastique dont la qualité était reconnue ne la laissa indifférente. Cette optique s’accordait parfaitement aux idées d’André Bloc, qui souhaitait un monde harmonieux où tous les éléments fussent en accord, et dont les préoccupations plastiques prenaient le pas sur toute autre considération. »272 Le changement de titre de la revue n’est donc pas anecdotique. En reléguant en arrière plan « art » et « architecture », André Bloc se donne le droit de s’intéresser à tout ce qui relève de la contemporanéité (Pierre Lacombe emploie d’ailleurs le terme de « vivant »), sans restriction. Et la liste énumérée ci-dessus reflète bien l’insatiable curiosité d’André Bloc mais aussi son parcours : on y lit l’ingénieur de formation devenu artiste, architecte, plasticien. C’est aussi l’image d’une époque durant laquelle l’espérance en la science et les techniques est très forte. Le reflet du besoin de nouveauté d’André Bloc Claude Parent explique sans détour le choix de ce changement de titre : l’appétit d’André Bloc se retrouve par trop rationné par ses deux revues et cela, il le refuse273. L’Architecture d’aujourd’hui est devenue intouchable et immuable, quant à Art d'aujourd'hui, elle tient sa force de sa stricte ligne éditoriale. Leur fondateur ressent alors le besoin de s’échapper d’autant qu’il est en train de commettre « une grande trahison en passant à l’abstraction lyrique »274 et que le rédacteur qui donne le ton d’Art d'aujourd'hui n’est autre que Léon Degand, inlassable défenseur de l’abstraction géométrique. André Bloc « [préfère] s’en libérer. » Incapable de statisme, exigeant à l’extrême, toujours prompt à l’autocritique, il ne peut supporter 272 "Aujourd’hui – 1955-1967", dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 60. Claude Parent écrit à propos de la décision d’André Bloc : « J’applaudissais à cette "critique" qu’un homme aussi important avait le courage de se faire à soi-même. », dans "Souvenir d’Aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 170 274 Entretien avec Claude Parent, op. cit. annexe IX. Ainsi que la citation suivante. 273 111 que « la merveilleuse et passionnelle petite revue Art d'aujourd'hui »275, sa revue, ne lui permette pas d’aller là où sa curiosité le mène276. Il laisse cependant la même équipe en place mais à la mort de Léon Degand, en 1958, le critique Charles Delloye prend en charge la rubrique et l’oriente vers le lyrisme – ce qui convient bien sûr à André Bloc. Julien Alvard décrit ainsi cette période qu’il considère comme « le début d’un nouvel âge d’or de la revue. » Il explique : « Il n’y avait plus de problème de principe. La revue était ouverte à tout le monde, on disposait de beaucoup de place. On peut dire que pendant cinq ou six ans, elle a donné un compte-rendu presque exhaustif des activités parisiennes. Puis tout recommença à s’embrouiller. [Avec les débuts du Pop Art, André Bloc] décida que les temps n’étaient plus à la peinture (ce qui était vrai d’ailleurs) mais plutôt à la sculpture et à l’architecture expérimentale. Bref, on retourna à la synthèse des arts comme au premier jour et à la nécessité de sortir de la confusion. »277 Voilà résumée – par la plume très personnelle de Julien Alvard – une partie de l’évolution d’Aujourd’hui. On s’aperçoit qu’André Bloc, s’il aime la nouveauté, ne la cherche pas à tout prix et que ses goûts restent inscrits dans l’abstraction et la synthèse des arts. Toutefois, au milieu des années cinquante, l’art géométrique est accepté, ce n’est plus une avant-garde. Dès 1952, Jean-Robert Arnaud et John Franklin Koenig créent la revue Cimaise pour défendre l’abstraction lyrique émergente et faire contrepoids à Art d'aujourd'hui, à la Galerie Denise René et plus généralement, à ce qu’ils considèrent comme l’abstraction froide. Cette même année Edgard Pillet cesse d’animer l’Atelier d’Art abstrait qui, selon Roger Bordier : « attir[e] évidemment beaucoup de monde [et a] une assez large audience intellectuelle. Ses 275 Claude Parent, "Souvenir d’Aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 170. 276 A la lecture du texte de Véronique Wiesinger,"La Synthèse des arts et le Groupe Espace 19451975", on trouve d’autres explications qui viennent compléter celle-ci : l’inefficacité d’Art d'aujourd'hui à défendre la synthèse des arts parce que « peut-être pas assez lue par les architectes », le désir d’Edgard Pillet de « se consacrer à sa propre carrière » ainsi que le coût de la revue qui ne pouvait obtenir comme publicités que de modestes encadrés de galeries. Op. cit, p. 127. 277 "De Art d'aujourd'hui à Aujourd’hui parcours d’une revue", dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 60. 112 conférences plais[ent] », il ajoute que ce succès ne se limite pas au microcosme des amateurs de l’abstraction géométrique et précise : « Il faut dire qu’à cette époque, il n’y [a] guère que ceux que l’on a appelés – plus tard, d’ailleurs – les géométristes. Ils occup[ent] le haut du pavé. »278 Cette peinture surprend et séduit un nombre de plus en plus important de personnes279. André Bloc ne peut que vouloir s’évader vers d’autres esthétiques. Dans le même élan d’ouverture qui lui fait créer Aujourd’hui, il propose aux architectes Claude Parent et Patrice Goulet d’animer la partie Architecture de cette nouvelle revue qui se doit d’être internationale et novatrice. Claude Parent la qualifie aussi de « violente et agressive »280 : Aujourd'hui ouvre ses colonnes à des projets et constructions auxquels L’Architecture d’aujourd’hui n’a pas su s’intéresser : « Ce contenu moderne est allé à Aujourd’hui pour laquelle on ne disait rien : c’était l’autre revue de Bloc. […] Aujourd’hui est devenu la figure de proue de L’Architecture d’aujourd’hui. »281 Ainsi, le changement de cap qu’il fait opérer à Art d'aujourd'hui évite à la revue de sombrer dans le médiocre, soit par d’inévitables concessions qui auraient amené les rédacteurs à apporter leur commentaire au travail d’épigones de l’abstraction, soit en subissant la dévalorisation de la popularité de cette esthétique. Comme le note en effet Raymonde Moulin : « Ces techniques, apparentées au dumping, ont été largement utilisées en France dans les années cinquante. Il n’est pas exclu qu’elles aient eu des conséquences néfastes sur la réputation et le 278 Entretien avec Roger Bordier, op. cit., Annexe V. Raymonde Moulin, dans son ouvrage L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, 1992, parle plus généralement de « dictature abstraite » : « Au cours des années cinquante […] le devant de la scène était occupé par les représentants, en concurrence les uns avec les autres, des différentes tendances abstraites. Les tenants de la nouvelle figuration évoquent ordinairement cette dure période de la “dictature abstraite”. » p. 336. 280 Claude Parent, "Souvenir d’Aujourd’hui", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 171. 281 Entretien avec Claude Parent, op. cit., annexe IX. 279 113 devenir économique de l’art abstrait français qui a connu, à certaines exceptions près, deux décennies de traversée du désert. »282 La fin d’une aventure Le 8 novembre 1966, André Bloc fait une chute mortelle alors qu’il photographie les ruines d’un temple de New Delhi. A soixante-dix ans, sa soif de découverte lui est fatale. Aujourd’hui : art et architecture se trouve bientôt condamnée, elle ne possède ni l’aura de L’Architecture d’aujourd’hui ni son nombre d’abonnés et d’annonceurs. Seule l’énergie et la volonté de son fondateur pouvait en maintenir la publication. Le dernier numéro sort en décembre 1967, il est entièrement consacré à André Bloc. Les années qui suivent son décès mettent également en danger L’Architecture d’aujourd’hui. Sous la direction de sa veuve, Pierre Vago assure la présidence intérimaire jusqu’à ce que Madame Bloc, ne pouvant imposer un membre de l’équipe plutôt qu’un autre, propose l’architecte François HébertStevens comme rédacteur en chef, en avril 1967 sur une proposition de Charlotte Perriand, puis Marc Emery un an après. Mais les directions que prend ce dernier, donnant une très large place à l’urbanisme, déplaisent au comité. Ces dissensions finissent de convaincre Madame Marguerite Bloc de vendre la revue, ce qu’elle entreprend en 1972 auprès du groupe Expansion. Cette décision déplaît autant qu’elle choque : on ne se débarrasse pas ainsi d’une institution ! Pierre Vago se sent trahi, la rupture est définitive. Le comité démissionne en 1975 mais le titre perdure. 282 Dans L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit., p. 53. 114 3 Art d'aujourd'hui en chiffres « Parmi les quelques cinq mille lecteurs d’Art d'aujourd'hui, beaucoup possèdent la collection complète de notre revue. »283 En 1986, Harry Bellet rédige un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise. Se basant sur des techniques propres à l’archéologie, il choisit de privilégier une approche combinant « des méthodes informatiques et de gestion de données »284. L’étude de la revue se compose alors en grande partie d’index et de tableaux. Ayant travaillé sur cette même revue, en 2001, nous avons pu en apprécier l’utilité. Dans le cadre de cette thèse, il a semblé indispensable de réfléchir aussi à la méthodologie de cette étude. C'est-à-dire : comment aborder une revue ? Quels peuvent être les axes, les méthodes qui permettront d’approfondir la recherche ? Comment donner un nouvel éclairage tant sur la revue que sur les possibilités offertes pour l’aborder ? La mise en questions de ce travail même conduit à donner une place importante aux index de la revue même si leur caractère purement utilitaire les relègue dans les parties annexes. Cette démarche privilégiant le quantitatif est peu courante en histoire de l’art, il faut en convenir. Elle n’est pourtant pas à négliger dans ce corpus. Au-delà d’une approche tautologique de la recherche, ces outils d’inventaire constituent une indispensable et indéniable aide pour poursuivre l’ensemble de l’étude. Ils font ressortir des particularités d’Art d'aujourd'hui qui n’apparaissent pas à la lecture – même approfondie – et viennent confirmer ou infirmer des impressions. Léon Degand a-t-il une fréquence de publication qui pourrait expliquer son influence sur la ligne éditoriale ? André Bloc profite-t-il de sa revue pour se sur-représenter ? Victor Vasarely est-il aussi présent que John 283 ème ème Dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°3-4, février-mars 1952, 2 de couverture. Harry Bellet, Cimaise, 1953-1963, Mémoire de maîtrise sous la direction de Fanette Roche, Université de Paris I, 1986, p. 2. 284 115 Franklin Koenig le prétendait ? D’autres artistes accaparent-ils les pages ? Ou certains sont-ils curieusement discrets voire absents ? Ces observations alimentent cette étude. Elles découlent de tableaux et courbes qui s’appuient pour la majorité d’entre eux sur les index. Ils en sont le reflet graphique et permettent de visualiser les artistes les plus cités ou qui ont le plus collaboré à Art d'aujourd'hui, ainsi que la fréquence de participation des rédacteurs. D’autres tableaux quantifient également l’évolution physique de la revue. Autant de données qui viennent s’ajouter à ce qui a pu être écrit précédemment, qui l’enrichissent d’un regard nouveau puisqu’ils forcent à se projeter un peu plus dans le quotidien d’Art d'aujourd'hui afin de donner sens aux chiffres. Enfin, qu’en est-il de l’audience d’Art d'aujourd'hui ? Qu’elle est la portée d’une revue aux si grandes ambitions (artistiques et sociales) ? Une question qui persiste à la lecture de textes dénonçant la quasi-indifférence des pouvoirs publics pour l’art, de réflexions sur les conditions d’amélioration de vie des artistes, de recherches d’une démocratisation de la création, d’articles de révolte sur l’absence d’une muséographie intelligente, de notes encourageant l’apprentissage des arts à l’école. Tout cela ne subsiste-t-il qu’imprimé sur le papier ou a-t-il une chance de trouver un écho en dehors des pages de la revue ? 116 a. Présentation chiffrée L’histoire d’Art d'aujourd'hui a été racontée, ses rédacteurs, présentés, sa ligne éditoriale, déterminée, et ses actions, détaillées. Il reste encore à envisager les variations quantifiables de la revue, c’est-à-dire la fréquence de ses parutions et l’évolution de sa pagination. Les réflexions qui suivent découlent des tableaux et graphiques réalisés à partir des ours et des sommaires d’Art d'aujourd'hui (annexe I). Selon leur nature et pour des raisons de lisibilité, certaines de ces représentations chiffrées se trouvent, elles aussi, en annexes, d’autres, dans le corps de la thèse. Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries et par années civiles Si l’on se réfère aux deux tableaux en annexes X et XI, on constate que bien que jusqu’au début de l’année 1952 (3ème série, n°3-4, février-mars) l’ours qualifie Art d'aujourd'hui de revue mensuelle285, l’irrégularité des parutions est flagrante, eten premier lieu dans le nombre de livraisons éditées dans chaque série : neuf lors de la première, puis huit, six, sept et enfin six. Dans la fréquence ensuite, qui ne respecte pas un rythme bimestriel. Cela n’est pas stabilisé avec les années – on aurait même tendance à penser que la première série reste la plus régulière, avec, visiblement, la tentative d’une cadence mensuelle. Enfin, les séries ne commencent jamais au même mois : juin, octobre, décembre, janvier puis février. Le tableau indiquant les parutions par année civile montre cependant une couverture assez dense de la période de ces presque six années. On constate également que plus d’un trimestre sépare la première de la deuxième série. Cette période correspond à un changement de maquette : les couvertures deviennent cartonnées, la pagination augmente. De plus, le premier numéro de la deuxième série, consacré aux musées, est une publication d’envergure qui demande la participation de relais à l’étranger. On y trouve en effet un texte de Willem Sandberg, de la documentation sur des musées 285 ème Tout en précisant, dès octobre 1950 (2 série, n°1), à côté des tarifs d’abonnements annue ls : 117 américains ainsi qu’un compte-rendu de Michel Seuphor revenu d’un séjour en Hollande. Février et surtout septembre restent des périodes plus calmes. On ne peut que constater cet état de fait ; il est difficile d’en tirer des conclusions. A posteriori, la parution des publications semble tellement éloignée de toute logique (une fréquence strictement bimestrielle, un numéro double en été ou un numéro consacré au Salon des Réalités Nouvelles en août, etc.) que l’on ne peut que supposer que cette irrégularité n’est que le résultat de diverses contraintes : retard dans les textes, difficulté à obtenir des reproductions, temps nécessaire à la réalisation de la maquette, période pleine pour l’imprimeur, etc. S’adjoint à cela la participation des artistes pour certaines couvertures et pour les encarts couleurs qui s’ajoute à la gestion des collaborateurs. Evolution de la pagination Ce graphique met en évidence le nombre de pages de la revue, numéro par numéro. Ce décompte est établi sur la base de la pagination d’Art d'aujourd'hui. Ainsi, le nombre de pages de la première année comprend à chaque fois la couverture comme l’indique le seul numéro paginé de cette série (soit le deuxième). En revanche, pour les autres années, la couverture n’est pas prise en compte puisqu’elle ne l’est pas dans la table des matières des revues. De plus, un point gris indique les numéros contenant un encart couleurs. « 8 numéros ». 118 80 64 48 40 36 32 1ère série n°1 n°2 n°3 n°4 n°5 n°6 n°7-8 n°9 n°10-11 2ème série n°1 n°2 n°3 n°4 n°5 n°6 n°7 n°8 3ème série n°1 n°2 n°3-4 n°5 n°6 n°7-8 4ème série n°1 n°2 n°3-4 n°5 n°6 n°7 n°8 5ème série n°1 n°2-3 n°4-5 n°6 n°7 n°8 Nombre de pages 24 Numéro des revues Contrairement à la fréquence de parution, la pagination, elle, reste assez stable. Le graphique met bien en évidence la scission que provoque la deuxième série par rapport à la première en posant la charte définitive de la revue : vingt-quatre pages pour la première série puis trente-deux les années suivantes, les numéros doubles et le numéro spécial bicentenaire de Paris286 exceptés ainsi que le premier de la cinquième série287, pour lequel une double page, dans un papier de couleur jaune, a été rajoutée. Les numéros doubles se trouvent au nombre de deux dans les première, troisième et cinquième séries ; on en trouve un seul la quatrième année et aucun la deuxième. Hormis celle de mai-juin 1950, ces livraisons correspondent à des numéros spéciaux : "Cinquante ans de peinture", "Le Graphisme et l’art", "Photographies", "Le Cubisme", "Collages" et "Synthèse des arts". Cependant, tous les numéros spéciaux ne sont pas doubles, loin de là puisque l’on peut en 286 ème 2 série, n°7, juillet 1951. 119 comptabiliser dix-neuf. Notons enfin que la livraison la plus longue n’est pas même consacrée à l’abstraction mais au cubisme, avec quatre-vingts pages. Les encarts couleurs se généralisent à partir de la troisième série. Ils sont au nombre de dix-sept. On imagine les difficultés que doit entraîner ce pari de publier une sérigraphie dans presque chacun des numéros sur trois ans, sollicitant un artiste et un graveur. Les trois livraisons, entre décembre 1951 et décembre 1954, qui ne contiennent pas d’encart couleurs correspondent à trois numéros doubles d’envergure : "Le Graphisme et l’art", "Photographies" et "Synthèse des arts". S’il s’agissait des seules livraisons importantes de ces trois années, il aurait pu être avancé que le comité de rédaction se trouvant déjà trop absorbé par la réalisation du magazine ne pouvait envisager les préoccupations d’un encart couleurs. Cependant, le numéro consacré au cubisme288 et le spécial "Collages" contiennent l’un et l’autre une planche hors-texte. Ces cinq livraisons forment chacune un tout depuis la couverture (souvent recherchée) jusqu’à la quasi-totalité voire la totalité des textes. L’encart couleurs se doit d’être, lui aussi, en accord avec le sujet : "Cubisme" offre un hors-texte de Juan Gris quand "Collages" en propose un réalisé d’après un collage de Magnelli. Une technique chez cet artiste qui fait de surcroît l’objet d’un article289. N’a-t-il pas été possible de trouver un hors-texte (ou une idée de hors-texte) en lien avec les trois autres numéros spéciaux ? On le comprend sans mal pour "Photographies" ; on peut en imaginer la difficulté pour "Le Graphisme et l’art" et "Synthèse des arts". b. Quantification des citations et des participations Il s’agit maintenant d’envisager la revue dans son temps, c’est-à-dire de définir l’impact qu’elle a pu avoir sur ses lecteurs et notamment sur les artistes. Grâce à l’appui des index en annexes et des sommaires de la revue (annexe I), des tableaux 287 En février 1954. Numéro le plus conséquent par son épaisseur et par le travail sur sa mise en pages. 289 ème Herta Wescher, “Collages de Magnelli“, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 288 120 et graphiques peuvent être réalisés puis commentés. Ils permettent de visualiser ce qui n’est actuellement que succession de noms et de titres, et de classer puis d’interpréter les informations générales que livrent ces deux sources. Certaines de ses représentations se trouvent ci-dessous dans le corps du texte, d’autres en annexes. Citations des artistes par articles La première constatation que permet le graphique en annexe XII est qu’Art d'aujourd'hui ne consacre pas plus de six articles à un artiste en cinq années. On peut alors en conclure qu’il n’y a pas d’artiste qui monopolise les pages de la revue. En allant un peu plus avant dans le détail, on remarque une forte présence des aînés puisqu’ils se partagent vingt-huit articles, quatre couvertures et deux encarts couleurs à eux huit, c’est-à-dire : Herbin et Mondrian (six articles chacun), Kandinsky (cinq), Robert et Sonia Delaunay (trois et deux), Van Doesburg (deux), Moholy-Nagy (deux) ainsi que Kupka (deux)290. Léon Degand écrit sur ce dernier un texte didactique et très richement illustré d’œuvres tant abstraites que figuratives291. Ainsi, les figuratifs ne sont pas absents non plus, avec douze articles, trois couvertures et deux encarts couleurs pour ces cinq artistes : Braque (deux articles), Lapicque (deux), Laurens (trois), Léger (trois) et Villon (deux). Il y a aussi, bien qu’ils ne soient pas présents dans ce tableau, tous les peintres naïfs, primitifs, néoprimitifs, les aliénés, dont les œuvres illustrent abondamment les trois numéros qui leur sont consacrés292. Il faut revenir un instant sur la place que tiennent Mondrian et Herbin dans les pages de la revue et y lire leur importance auprès des jeunes peintres abstraits de la période. Auguste Herbin, s’il ne bénéficie pas aujourd’hui de la même aura que 39. 290 On remarque qu’il manque le nom de Malevitch. Il est présent dans Art d'aujourd'hui mais seulement une fois, avec "Le Passage de la ligne" en juin 1952. 291 ème “Kupka“, dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°3-4, février-mars 1952, pp. 55 à 58. 292 ème ème "Les Enfants – les fous" (2 série, n°2, novembre 1950), "Les Néo-primitifs" (2 série, n°4, mars ème 1951), "Paris vu par les peintres primitifs modernes" (2 série, n°7, juillet 1951). 121 Mondrian, a eu une grande influence après guerre. On pourra s’en convaincre en lisant le texte de Serge Lemoine, "Paris 1950 : Auguste Herbin et son cercle"293 qui décrypte les apports du peintre dans les créations de la jeune génération, particulièrement Vasarely294. Ce que Julien Alvard commente en ces termes, négligeant le talent du maître au bénéfice des circonstances ou de la nécessité : « Les valeurs d’Herbin sont devenues énormes, inabordables mais il fallait bien un ancêtre aux peintres comme Vasarely ou Dewasne, il fallait un ancêtre pas trop éloigné dans le temps pour qu’il puisse figurer auprès d’eux sans leur porter ombrage. Et le sort a voulu que ce soit Herbin qui en serait le premier étonné, lui qui jusqu’à la fin de sa vie s’est contenté d’un bol de lait tous les soirs en guise de repas, tellement il était dans le besoin. »295 En définissant la ligne éditoriale de la revue, une impression d’ensemble s’était dégagée en ne se fiant qu’à la mémoire des noms d’artistes. A l’appui d’un décompte précis, certaines absences paraissent étonnantes : celles de Gilioli, Gorin, Hartung, Lardera et Schneider. Il est vrai que pour des raisons de lisibilité il a fallu renoncer à un tableau synthétisant l’index des brèves ; cela aurait mené à une liste que son interminable longueur aurait rendue inutilisable296. Mais si l’on s’arrête sur ces courtes critiques d’expositions, pour les cinq artistes cités plus haut, on en dénombre trois pour Gilioli, deux pour Hartung, Lardera et Schneider mais aucune pour Gorin. De même, le tableau qui suit contient les quatre premiers noms mais pas celui de Jean Gorin. Le plasticien et théoricien d’architecture néo-plastique, membre de Cercle et Carré puis d’Abstraction-Création, investi dans la création du Salon des Réalités Nouvelles dont il devient pendant un temps le secrétaire général, et membre 293 Dans Auguste Herbin et son cercle, Galerie Lahumière, Paris, 2008. De même, Céline Berchiche consacre ses travaux universitaires à l’influence d’Auguste Herbin après 1945. 295 Texte non daté. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. Il faut néanmoins pondérer les propos du critique : Auguste Herbin n’a pas dû être aussi « étonné » que l’écrit Julien Alvard. Le peintre était, en effet, très actif à cette période dans la diffusion de l’art abstrait ; ne seraitce que par son rôle au Salon des Réalités Nouvelles. 296 Nous avons comptabilisé deux cent quatre-vingt douze artistes cités sur quatre cent cinquante brèves. 294 122 du Groupe Espace, n’est en effet présent dans la revue que par un texte de sa plume, “Influence de Mondrian” écrit lors de la première année en décembre 1949. Citations des artistes par séries, encarts couleurs et couvertures En croisant les deux tableaux en annexe XII et XIII, on constate que les séries "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" jouent un rôle capital dans ces décomptes. Sur les trente et un artistes les plus cités qui figurent dans le tableau précédent, vingt-deux sont interrogés dans l’une ou l’autre de ces deux séries, voire dans les deux pour neuf de ces plasticiens. De plus, la liste ci-dessous rend compte des artistes à qui la revue consacre un dossier car ce sont ceux-là aussi qui se retrouvent obligatoirement dans le tableau des créateurs les plus cités. L’ensemble de ces artistes, dans toutes leurs diversités (vivants et morts, abstraits et figuratifs, jeunes et moins jeunes) constitue à peu de chose près ce que l’on peut appeler « la base d’Art d'aujourd'hui ». Il faut persister à y ajouter Hartung, Gilioli, Lardera et Schneider, ainsi que Sophie Taeuber-Arp qui a disparu de cette liste. Arp : dossier de trois articles et "L’Art et la manière" Bloc : "L’Art et la manière" Calder : dossier de deux articles Del Marle : dossier de deux articles Robert Delaunay : dossier de deux articles et "Le Passage de la ligne" Sonia Delaunay : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Dewasne : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Deyrolle : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Dias : "L’Art et la manière" Domela : "Le Passage de la ligne" Herbin : dossier de trois articles, "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Jacobsen : "L’Art et la manière" Kandinsky : dossier de quatre articles, "Le Passage de la ligne" Kupka : "Le Passage de la ligne" Lapicque : "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui" Léger : dossier de deux articles 123 Magnelli : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Moholy Nagy : dossier de deux articles Mondrian : dossier de quatre articles et "Le Passage de la ligne" Mortensen : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Pevsner : dossier de deux articles, "L’Art et la manière" Pillet : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Poliakoff : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Schöffer : "L’Art et la manière" Van Doesburg : dossier de deux articles, "Le Passage de la ligne" Vasarely : "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" Villon : "Le Passage de la ligne" Il y a donc, et cela apparaît clairement avec ces deux tableaux, des artistes que l’on pourrait qualifier d’attachés à la revue comme ils peuvent l’être à une galerie297 et de nombreux autres aux esthétiques différentes, présents dès la couverture d’Art d'aujourd'hui, qui offrent aux lecteurs une belle diversité de styles. Revenons sur le reproche de sectarisme dont les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui se défendent à plusieurs reprises dans les pages de la revue. Quelques éléments de réponse ont déjà été avancés, ajoutons celui-ci : certains artistes demeurent très présents dans la revue. Les critiques font partie des proches connaissances, ils s’intéressent à leurs œuvres et il est donc logique qu’ils s’adressent à eux plutôt qu’à d’autres artistes pour des projets qui les obligent à un certain investissement, voire à de la complicité avec le rédacteur. Il en est ainsi des séries "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière" qui nécessitent une connivence entre les deux parties et aux couvertures et encarts couleurs qui demandent du temps à l’artiste. Ce dernier tableau démontre que de façon systématique, un artiste qui répond aux deux entretiens réalise soit une couverture, soit un encart couleurs, soit les deux298. Ce qui signifie que ces artistes-là se rendent très disponibles pour Art d'aujourd'hui et créent ainsi une sorte de cercle autour de la revue. Il s’agit de Sonia Delaunay, Dewasne, 297 La confrontation entre cette liste d’artistes et ceux participant à l’exposition itinérante Klar Form organisée par la Galerie Denise René montre d’ailleurs que sur les vingt et un artistes de Klar Form, seuls Marie Raymond, Le Corbusier et Sophie Taeuber-Arp ne sont pas communs aux deux listes. Les deux derniers apparaissent cependant dans les tableaux. 124 Deyrolle, Herbin, Mortensen, Magnelli, Pillet, Poliakoff et Vasarelly. Des noms qui ne surprennent pas. Mais qui aurait pu dire que Magnelli participait aux deux séries, se retrouvait deux fois en couverture et réalisait deux encarts299 ? Interventions des rédacteurs par articles Le graphique en annexes XIV ne révèle pas de surprise : on retrouve parmi les rédacteurs les plus assidus d’Art d'aujourd'hui les noms de Léon Degand, Roger Van Gindertael, Pierre Guéguen, Michel Seuphor, Roger Bordier et Julien Alvard. Ce dernier ayant finalement peu collaboré. Bien sûr, l’écrasante participation de Degand saute aux yeux : soixante-quatorze articles alors que Gindertael, deuxième par le nombre de textes, n’en rédige que quarante-cinq. Les écrits de Degand couvrent il est vrai, l’ensemble des publications d’Art d'aujourd'hui : depuis sa première participation en octobre 1949 (soit dès la troisième livraison) jusqu’à novembre 1954, l’avant-dernier numéro. Seules les revues de décembre 1949 et de juillet 1951 (cette dernière, consacrée au bicentenaire parisien et entièrement rédigée par Guéguen) ne contiennent pas d’article de Degand. Il faut ajouter le dernier numéro, en décembre 1954, qui ne mentionne aucun article signé du critique. Mais sa participation active ne fait pas de doute dans le texte non signé et collectif Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics tellement il semble être la conclusion de tous les reproches aux musées accumulés par Degand au long de ces cinq années300. Le premier texte de Gindertael date de janvier 1950 et le dernier, de juillet 1953301. Moins constant que celle de Léon Degand, il est pourtant l’auteur de deux 298 Cf. annexes I et II. Magnelli que Julien Alvard considère, peut-être avec la pointe d’ironie qui lui est coutumière, comme le père de la revue. Dans le tapuscrit du texte pour Aujourd’hui n°59-60 consacré à André Bloc et paru en décembre 1967. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Julien Alvard. Ajoutons que l’artiste est également le sujet d’un des films d’Edgard Pillet. 300 Voir annexes p. XI. 301 A cette date-là paraît le quatrième et dernier bulletin de la Galerie Arnaud et se prépare Cimaise : revue de l’art actuel pour octobre 1953 dont Roger Van Gindertael devient le rédacteur en chef. 299 125 séries dans la revue : "Le Passage de la ligne" (vingt-deux articles) et "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui" (trois articles) qui lui offrent une large tribune. Viennent ensuite Pierre Guéguen (dont la présence est assez régulière tout au long des cinq années mais qui doit surtout sa troisième position à la rédaction de la quasiintégralité des numéros de novembre 1950, mars 1951, juillet 1951 et d’octobre 1952), Michel Seuphor et Roger Bordier. L’investissement de ce dernier reste remarquable : ses premiers articles datent de décembre 1953 (il ne collabore donc qu’une année à Art d'aujourd'hui) mais il s’agit déjà de ceux pour la série "L’Art et la manière" qu’il alimente de vingt et un textes. Il participe à tous les numéros jusqu’à la fin, prenant même en charge une très grosse partie du numéro de mai-juin 1954 consacré à la synthèse des arts. Ainsi dans six numéros le critique rédige entre deux et quatre articles pour la série auxquels il adjoint un article sur un thème tout à fait différent dans cinq livraisons. Interventions des rédacteurs par brèves On le voit dans le graphique en annexe XV, les courtes critiques d’expositions réunissent pour l’essentiel les rédacteurs réguliers de la revue : Alvard, Bordier, Degand, Estienne, Guéguen, Seuphor, Van Gindertael, et Herta Wescher. Ajoutons Delahaut qui assure une correspondance assez régulière depuis Bruxelles. Les interventions extérieures sont cependant beaucoup moins nombreuses pour les brèves que pour les articles. La large participation de Léon Degand est une fois encore saisissante. Une telle production d’écrits influe fortement sur la ligne d’Art d'aujourd'hui. Les choix éditoriaux de Léon Degand se révèlent éclectiques ; ses activités quotidiennes se devinent foisonnantes. Il écrit énormément et ses sujets sont d’autant plus diversifiés. Il les appuie de connaissances indispensables à la rédaction des textes qui lui sont attribués faisant la synthèse sur un point ou introduisant un numéro spécial. Restent pourtant des choix propres, des colères, (notamment sur les musées) et enfin, de nombreux articles sur l’abstraction ou sur des artistes abstraits. Mais on peut trouver aussi sous la plume de Degand des textes sur Braque, Klee, Léger, Moore, Picasso, la peinture mexicaine, etc. Ainsi, il y a quantitativement plus d’articles sur les 126 abstraits écrits de la main de Léon Degand mais – il s’agit de l’affirmer ici – sans exclusive. Qu’en est-il de Roger Van Gindertael, Julien Alvard et Herta Wescher si on met en perspective leurs participations à Art d'aujourd'hui avec leur départ pour la revue Cimaise ? Les deux rédacteurs cessent de collaborer à la revue d’André Bloc en août 1953302, Herta Wescher quant à elle poursuit la rédaction de brèves jusqu’au dernier numéro. Elle est, de plus, l’auteur de la livraison consacrée au collage en date de mars-avril 1954. Ainsi, le témoignage qu’elle livre au début de l’année 1971 dans le centième numéro de Cimaise303 possède des inexactitudes : contrairement à ce qu’elle avance – sûrement pour faire court – Herta Wescher n’a pas fait partie du comité et elle a même peu écrit dans Art d'aujourd'hui. Trente-huit brèves il est vrai mais seulement dix-sept articles dont douze parus dans le seul numéro "Collages". Cependant, l’intérêt de ce texte est qu’il révèle combien ces deux revues pourtant si proches par leur ligne et leurs préoccupations, se plaçaient dans une concurrence d’idées - d’ailleurs plus visible chez les rédacteurs de Cimaise qui avaient la conviction de devoir s’opposer à un monopole de l’abstraction géométrique. Ainsi, lorsque Herta Wescher écrit : « On était obligé de soutenir, exclusivement, l’art géométrique, "fonctionnel" », il devient difficile aujourd’hui d’en juger tellement les frontières entre l’abstraction chaude et froide apparaissent floues, poreuses… et très secondaires avec le recul du temps. On constate cependant qu’elles l’ont sûrement toujours été puisque Cimaise consacre des textes à Pillet, que ce dernier y fait une couverture dès le troisième numéro (et Deyrolle dès le premier), que des artistes comme Poliakoff, Gilioli, Hartung, Herbin, Domela, Schöffer, etc. demeurent communs aux sommaires des deux revues. D’ailleurs, une étude détaillée sur la réalité de cette concurrence entre Cimaise et Art d'aujourd'hui, comparant des index 302 Leur dernière brève paraît dans le numéro d’août 1953 mais Roger Van Gindertael écrit son dernier article pour la livraison de mai-juin de la même année et Julien Alvard pour celle de juillet. 303 "Une entreprise courageuse", dans Cimaise, n°100-101, janvier à avril 1971 : « Gindertael, A lvard et moi avions été, pour un temps plus ou moins long, membres du comité d’Art d'aujourd'hui, mais nous l’avions tous abandonné sans trop de regret en faveur de Cimaise. Alors que pour la première on était obligé de soutenir, exclusivement, l’art géométrique, “fonctionnel” dans lequel André Bloc, jusqu’à la mort de Léon Degand, voyait le salut unique, Cimaise nous permettait de nous tirer de cette impasse », pp. 62 à 65. 127 réalisés par Harry Bellet et ceux établis ici, ainsi que les thématiques développées dans les deux revues, montre une grande similitude entre elles304. c. Du côté du lectorat : une tentative d’évaluation Tout ce qui constitue Art d'aujourd'hui vient d’être listé puis chiffré en détail : sa parution, sa pagination, ses rédacteurs ainsi que son contenu. Reste maintenant à envisager sa réception. Cela prend d’autant plus d’importance que les rédacteurs de la revue possèdent une véritable ambition de promotion de l’avant-garde abstraite, de son initiation auprès du plus grand nombre. Ce bien louable dessein qui les anime n’est pas que théorique : les actions menées par chacun d’eux, plus ou moins dans le cercle de la revue, montrent un engagement fort sur le terrain de l’art qui contribue certainement à la diffusion et à l’application de ces idées généreuses. Il existe quelques difficultés à chiffrer précisément le lectorat. Les archives d’Art d’aujourd’hui sont en effet quasi inexistantes, Madame Marguerite Bloc ayant détruit ou s’étant séparée de la plus grande partie de ce qui a constitué la vie de son époux. Il ne reste rien, non plus, dans les archives du gérant, Edgard Pillet. Sa veuve, Sylvie Nordmann, garde précieusement et communique bien volontiers tous témoignages touchant à l’œuvre de l’artiste mais c’est à regret qu’elle a constaté que rien n’avait été conservé des documents administratifs d’Art d'aujourd'hui. Enfin, l’association pour le contrôle de la diffusion des médias, plus connue sous le sigle OJD (Office de Justification de la Diffusion), ne possède pas dans son catalogue les chiffres de la revue. Il faut donc se pencher, dans un premier temps, sur ce que dit la revue d’ellemême. Les éditoriaux sont rares dans Art d'aujourd'hui, ils servent à annoncer un changement dans la publication ou, comme en février-mars 1952305, à faire le point. On y apprend que la revue compte « quelques cinq mille lecteurs » dont un grand 304 Comparaison réalisée par nous dans le cadre du colloque Les Revues d’art : formes, stratégies et ème er réseaux au XX siècle, 1 , 2 et 3 avril 2008, Cité du livre d’Aix-en-Provence. 305 ème ème Editorial signé Art d'aujourd'hui, dans le numéro double 3-4 de la 3 série, 2 de couverture. 128 nombre « possè[de] la collection complète ». De plus, en janvier 1951, les membres de la revue se félicitent de sa longévité : « Avec ce numéro, Art d'aujourd'hui entre dans sa troisième année. Pour une revue d’avant-garde, cela constitue déjà un âge respectable, tant d’essais sans lendemain ayant été tentés. » Enfin, ils mettent l’accent sur l’internationalité d’Art d'aujourd'hui : « Nous comptons maintenant dans le monde entier un grand nombre d’amis. Les encouragements sont nombreux et souvent enthousiastes. Sans prétention de notre part nous croyons qu’une revue indépendante, énergique et vivante, est maintenant entrée dans le domaine des réalités. » 306 Art d'aujourd'hui à l’étranger La lecture attentive des ours renseigne, en effet, sur les pays (et villes) de distribution. Leur liste se complète ainsi au fil des numéros : 2ème série, n°5, avril-mai 1951 Argentine (Buenos Aires), Belgique (Bruxelles), Brésil (São paulo), Italie (Turin). Viennent s’ajouter : - 2ème série, n°6, juin 1951 Suède (Stockholm) - 2ème série, n°8, octobre 1951 Milan - 3ème série, n°1, décembre 1951 Uruguay (Montevideo) - 4ème série, n°2, mars 1953 États-Unis (New York et Los Angeles) - 4ème série, n°3-4, mai-juin 1953 Danemark (Copenhague) - 5ème série, n°1, février 1954 Iran (Téhéran) et Japon (Tokyo) 306 ème "A nos lecteurs", 2 série, n°3, 2 ème de couverture. 129 Pays distributeurs d’Art d'aujourd'hui Si le planisphère ci-dessus montre une répartition plutôt intéressante des pays distributeurs d’Art d'aujourd'hui, on peut cependant supposer que cela est le fruit de contacts très personnels pris par les membres de la revue. A chaque ville mentionnée ne correspond probablement qu’un seul lieu de vente, librairie ou galerie d’un ami de confiance. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à ce que la première liste établie contienne les villes de São Paulo où Léon Degand exerça en tant que directeur du musée d’Art moderne, et de Bruxelles avec laquelle Roger Van Gindertael tisse des liens étroits. Cette vision du quotidien de la revue peut expliquer le fait qu’elle ne soit vendue ni en Grande-Bretagne, ni en Espagne, ni en Allemagne, pays proches, voire limitrophes ; une situation qui ne serait non pas le résultat d’une volonté (des numéros spéciaux sont d’ailleurs consacrés à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne) mais celui d’une défaillance dans le réseau des connaissances307. 307 La tentation est grande, alors, d’extrapoler sur les liens à établir pour permettre la diffusion 130 Ainsi, il est difficile d’établir un rapport direct entre l’étendue de la diffusion d’Art d'aujourd'hui et une réelle demande d’un lectorat potentiel. L’évolution du prix peut être, elle, un indice de la bonne santé de la revue. Le prix de la revue 700 630 600 500 400 300 280 270 230 225 200 100 70 80 Numéro des revues Evolution du prix d’Art d'aujourd'hui internationale d’Art d'aujourd'hui. Ainsi, par exemple, l’exposition collective, Synthèse des arts, réalisée en 1953 par Charlotte Perriand et réunissant au Japon Fernand Léger et Le Corbusier, seraitelle la clef qui a ouvert les portes de Tokyo à la revue ? 131 n°8 n°7 n°6 n°4-5 n°2-3 n°8 5ème série n°1 n°7 n°6 n°5 n°2 n°3-4 4ème série n°1 n°6 n°7-8 n°5 n°2 n°3-4 n°8 3ème série n°1 n°7 n°6 n°5 n°4 n°3 n°2 2ème série n°1 n°9 n°10-11 n°6 n°7-8 n°5 n°4 n°3 n°2 0 1ère série n°1 Prix du numéro en Francs 180 125 Nombre de pages n°7 n°8 n°3-4 n°5 n°6 n°7-8 4ème série n°1 n°2 n°3-4 n°5 n°6 n°7 n°8 5ème série n°1 n°2-3 n°4-5 n°6 n°6 n°7-8 n°9 n°10-11 2ème série n°1 n°2 n°3 n°4 n°5 n°6 n°7 n°8 3ème série n°1 n°2 1ère série n°1 n°2 n°3 n°4 n°5 Numéro des revues Prix de la revue en Francs Evolution du prix et de la pagination d’Art d'aujourd'hui (le nombre de pages et le prix du premier numéro sont considérés comme l’indice de base, soit zéro) On en remarque une augmentation constante jusqu’au début de la troisième série. La publication d’un numéro double et du spécial "Paris vu par les peintres primitifs modernes"308 (forcément plus chers) est l’occasion d’élever sensiblement le prix de la livraison suivante. Comme le montrent les graphiques ci-dessous, avec la deuxième série, alors que le nombre de pages de la revue reste stable, son prix ne cesse d’augmenter (tous les deux numéros). Cela semble correspondre à une période de tâtonnements : la revue change deux fois d’imprimeur309 et trouve son image en adoptant des couvertures cartonnées souples et des pages un peu épaisses. Enfin, les prix se stabilisent avec le numéro de janvier 1952 (3ème série, n°2). Un équilibre financier a dû être trouvé avec l’imprimeur qui ne change plus (et 308 ème 2 série, n°7, juillet 1951, édité à l’occasion du bi centenaire de Paris. Durant la première année, Art d'aujourd'hui sort des imprimeries Mont-Louis de Clermont-Ferrand ; ème du premier au sixième numéro de la deuxième série, des imprimeries de la Plaine (Paris 20 ), puis, 309 132 l’édition d’encarts couleurs qui se systématise). En 1953 la création du Livre de Poche en France déclenche une révolution dans l’économie de l'édition. Son prix est de 150 Francs alors qu'un ouvrage traditionnel se vend à 600 Francs. Pour cette même somme dans une période proche, l'amateur peut acquérir le numéro double consacré à la photographie (octobre 1952), au collage (mars-avril 1954) ou à la synthèse des arts (mai-juin 1954) ; la livraison dévolue au cubisme étant quant à elle 30 Francs plus chère. Un numéro courant lui revient à 300 Francs, soit le double d'un roman publié en format poche mais le lecteur possède alors en plus de son magazine (richement alimenté de photograhies), un encart couleurs. 2300 2000 1800 1200 1200 800 Abonnement pour la France Abonnement pour l'étranger Numéro des revues Evolution du prix de l’abonnement d’Art d'aujourd'hui L’abonnement à Art d'aujourd'hui connaît lui aussi une augmentation régulière jusqu’à la troisième série. Son prix est presque multiplié par trois jusqu’à sa stabilisation en décembre 1951. Notons que dès le premier numéro, la revue est envisagée comme un média exportable puisque le prix de son abonnement vers des ème des imprimeries André Tournon et Compagnie (Paris 14 ). 133 n°8 n°7 n°6 n°4-5 n°2-3 n°8 5ème série n°1 n°7 n°6 n°5 n°3-4 n°2 4ème série n°1 n°6 n°7-8 n°5 n°3-4 n°2 n°8 3ème série n°1 n°7 n°6 n°5 n°4 n°3 n°2 2ème série n°1 n°9 n°10-11 n°7-8 n°6 n°5 n°3 n°2 n°4 800 700 1ère série n°1 Prix de l'abonnement annuel en Francs 1000 pays étrangers est mentionné. Un autre indice du lectorat de la revue réside dans la conception de ses couvertures. A partir de sa deuxième année, en effet, Art d’aujourd’hui fonctionne sur le principe du numéro thématique mais le sujet n’est que rarement annoncé sur la couverture310. On peut supposer que la revue compte sur un lectorat fidèle – le peu de presse artistique aidant – qui achète de manière systématique et ce, quel que soit le thème du contenu. La seule tentative d’attirer d’autres lecteurs est réalisée en anticipant sur l’achat d’impulsion provoqué par une couverture attrayante : "Paris vu par les peintres primitifs modernes". Ce numéro paraît en juillet 1951 lors de la célébration du bicentenaire de la capitale. Cette livraison ne comporte pas de rubrique "Expositions" alors que même le catalogue de l’exposition Klar Form311 n’y échappe pas. Enfin, autre singularité, cette livraison compte quarante pages. Un lectorat de fidèles Ainsi, hormis ce numéro spécial, les rédacteurs écrivent (peut-être malgré eux) comme s’ils ne s’adressent qu’à des habitués. Cela est d’autant plus sensible lorsqu’ils s’expriment à la première personne, font part de leurs lacunes (« […] un sculpteur dont j’ignorais l’existence »312) ou limites (« Comme tout Parisien sédentaire, je suis imparfaitement averti de l’art britannique contemporain. »313), ou lorsqu’ils emploient un ton aussi libre qu’efficace pour rendre compte d’un salon ; ils agissent alors comme le feraient les membres d’un bulletin associatif. Mais peut-être faut-il voir dans ces tournures personnelles une manière de décomplexer l’approche de l’avant-garde, prouvant ainsi que tout un chacun peut se permettre une analyse propre de l’art en général et de l’avant-garde en particulier. 310 Sur les vingt-cinq livraisons parues depuis cette date, vingt-deux se consacrent à un thème qui n’est mentionné sur la couverture que de neuf d’entre elles. 311 ème 3 série, n°1, décembre 1951. 312 Julien Alvard, "Exposition Méditerranée au Musée de l’Annonciade à Saint-Tropez", octobre 1950, ème 2 série, n°1, non paginé. 313 ème Roger Van Gindertael, "Peintres britanniques d’aujourd’hui", mars 1953, 4 série, n°2, p. 12. 134 La dichotomie entre le prosélytisme de la revue et sa réalité existe pourtant. Art d'aujourd'hui s’adresse à un lectorat restreint constitué en grande partie d’artistes. Ses lecteurs sont ceux qui recherchent les informations distillées dans la revue sous forme de communiqués de presse livrés tels quels, d’annonces de concours, d’appels à participation, etc. Ce micro-public se devine aussi avec des séries comme "L’Art et la manière" et "Le Passage de la ligne" qui n’existent que parce que les artistes interrogés ont pleinement confiance en Roger Bordier et Roger Van Gindertael qui mènent respectivement ces enquêtes314. D’un style bien différent mais amenant à la même conclusion sont les pages – surprenantes – qui ouvrent le numéro d’octobre 1949 avec "Artistes en vacances". On y voit Picasso et Goetz discutant en maillot de bain, les pieds dans l’eau ou encore Picasso et Magnelli à Golfe-Juan. Y fait suite, "Le Petit écho de Gordes" qui publie une photographie de Charles Estienne en train de dormir, torse nu, en short et babouches sur un fauteuil AA315 alors que le texte mentionne : « Charles Estienne travaille d’arrache-pied depuis deux mois sur des ouvrages tenus secrets. » Tout cela est bien évidemment très anecdotique mais renseigne cependant sur le fait que la revue ne craint pas, en diffusant ce type de photographies et en les légendant aussi légèrement que celle présentant Estienne, de perdre de la crédibilité, de décevoir ses lecteurs. Les rédacteurs sont à l’aise avec eux et peuvent se montrer moqueurs et ironiques envers leur ami dès les débuts de la revue. A l’évidence il y a des réflexes communautaires dans Art d'aujourd'hui. D’ailleurs, le court éditorial de la livraison inaugurant la troisième année316 n’évoque-t-il pas les « amis » de la revue plutôt que ses lecteurs : « Nous comptons maintenant dans le monde entier un grand nombre d’amis » ? 314 « Oui, une grande confiance. Sans cela, ça n’aurait pas fonctionné, cela n’aurait pas été possible. » Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V. Ce dernier reconnaît également que si la revue peut publier les photographies d’œuvres à l’état d’ébauche prises par Sabine Weiss pour "L’Art et la manière", c’est que son lectorat est supposé déjà bien connaître le style des artistes interrogés. 315 Appelé ainsi par Charles Bernard qui commercialise alors ce fauteuil, en clin d’œil à André Bloc. 316 ème ème Janvier 1951, 2 série, n°3, 2 de couverture. 135 Une revue que l’on s’approprie Des lecteurs se sentent en effet très proches de la revue. Le dernier numéro publie en troisième de couverture la lettre de l’un d’entre eux qui montre son attachement à la revue. A deux reprises est employé le terme de « familier » (« le même groupe d’artistes, qui nous sont devenus si familiers », « tous ces noms devenus familiers ») ainsi que « amis artistes »317. Les archives de la revue livrent aussi des témoignages enthousiastes : « Art d'aujourd'hui est irremplaçable pour nous instituteurs-artistes (ma femme est poète, moi-même peintre-graveur – nous nous occupons beaucoup d’Art à l’école également). Du fond de notre Bourgogne nous suivons avec beaucoup d’intérêt l’évolution de l’Art… jeune ! – Votre publication est un très précieux et fidèle messager. »318 Si l’on en juge par les lettres conservées dans les archives, c’est souvent pour ses qualités de « très précieux et fidèle messager » qu’Art d'aujourd'hui est apprécié. La rédaction reçoit d’ailleurs de la part d’un public varié (artiste, étudiant, simple amateur) des demandes de renseignements sur divers sujets (bibliographies, dates et inscriptions à des salons, etc.). Et bien entendu, de l’autre côté de la chaîne, ceux qui veulent faire passer une information adressent à la revue communiqués et photographies. Art d'aujourd'hui sert de référence à ses lecteurs et la rédaction insiste, dans ses réponses, sur l’âpreté de sa tâche : « Croyez bien que nous menons, en France, un très dur combat. Nous avons beaucoup d’ennemis, mais, par contre, nous avons aussi la joie de recevoir, assez souvent, des lettres agréables »319 317 ème Décembre 1954, 5 série, n°8. Lettre non datée, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 319 Lettre non datée, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 318 136 Celles-là ne semblent que peu réconforter André Bloc dont les soucis d’ordre matériel et sûrement humain, paraissent l’accabler. Ainsi, lorsqu’un peintre du Nord, Pierre Leclercq, envoie un courrier plein d’enthousiasme, « Je serai très heureux de pouvoir vous être utile, et suis à votre disposition si je puis vous servir en quoi que ce soit. Notre région étant très défavorisée en ce qui concerne les manifestations d’art contemporain, votre revue est le seul lien qui nous rattache à la vie artistique nationale et internationale », le directeur de la revue se montre plus abattu qu’à son habitude : « […] si vous souffrez de l’isolement, nous, nous avons par contre d’autres difficultés d’ordre matériel et technique et en outre, à faire face à des luttes et à des intrigues diverses. Il faut beaucoup de courage pour continuer à maintenir la Revue qui, comme vous pouvez peut-être le soupçonner, laisse un bon déficit. »320 André Bloc souffre en outre de l’antisémitisme ambiant et de la jalousie qu’il suscite auprès des autres artistes. Claude Parent le relate ainsi : « Il faut savoir qu’à l’époque, on lisait dans les journaux : "La bande à Bloc pleine de métèques". André Bloc a gagné des procès pour diffamation. On était pourtant après la guerre. C’est incroyable que les Français parlent de "juifs" et de "métèques" ! » Ou encore : « Bloc était un dévoreur de nouveautés : il ne pouvait pas s’empêcher de papillonner, dès qu’une chose dans l’air du temps lui plaisait, il se demandait ce que lui pourrait en faire. Cela irritait le monde artistique parce que c’était un homme qui avait deux revues et qui pouvait publier autant qu’il voulait ses propres recherches et leur donner ainsi une sorte de caution morale. 320 Lettre du peintre Pierre Leclercq, datée du 30 janvier 1954, et réponse d’André Bloc, non datée, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 137 […] Il faisait surtout des catalogues et des expositions pour le Groupe Espace fondé avec Félix Del Marle. Ce qui n’était pas toujours possible aux autres artistes car souvent ni eux ni la galerie n’en avaient les moyens et n’avaient pas non plus la facilité de se projeter dans le monde entier. Les artistes ont donc développé une sorte de jalousie ou d’envie vis-à-vis d’André Bloc qui avait des revues. Son appétit, sa curiosité pour les idées nouvelles ne l’ont jamais quitté. Cela a été quelquefois mal pris alors qu’il fallait plutôt saluer cet enthousiasme de jeune homme. »321 Les archives Delaunay contiennent en effet un texte diffamatoire signé Georges Labro dans La Journée du bâtiment du 15 février 1952 à propos du Manifeste du Groupe Espace considéré comme de la « littérature faisandée d’où s’exhale la puanteur d’un orgueil démesuré et d’un mercantilisme à peine voilé... » S’ajoutent à cela, des plasticiens « qui seraient pour la plupart des étrangers ou des naturalisés de fraîche ou d’ancienne date. » S’ensuit une liste de noms à consonance étrangère ; des artistes qui, selon l’auteur, ne craignent pas « [d’]orienter les commandes des travaux d’architecture vers les prêtres de l’art abstrait, de dévorer goulûment l’espace des artistes français, de canaliser à leur profit les commandes et de se faire patronner pour cela par un officiel de notre République dont la bonne foi évidente a été surprise. »322 Avec le Groupe Espace, on voit combien les enthousiasmes successifs d’André Bloc – et donc une certaine instabilité – ajoutés à la place grandissante qu’il prend dans le milieu artistique, agacent. Ce groupe de plasticien devient pour nous un microcosme qui permet d’imaginer les relations de son président à une autre 321 Entretien avec Claude Parent, op. cit., voir annexe IX. Roger Bordier dresse le même portrait dans son entretien : « Il y eut sans doute quelques propos déplaisants, mais nous en avions pris l’habitude. La réussite d’André Bloc à la tête de ces grandes revues L’Architecture d’aujourd’hui et Art d'aujourd'hui suscitait bien des jalousies, bien des envies. » Voir annexe V. 322 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Delaunay. Ce même fonds d’archives renseigne sur le fait que de cet article a découlé un procés qu’André Bloc a gagné. 138 échelle sociale. Ces difficultés d’ordre personnel, humain, social, expliquent probablement en partie le peu d’écho que connaît, aujourd’hui, l’œuvre d’André Bloc dans son ensemble (artistique, architecturale, éditoriale, etc.). Le témoignage du sculpteur Gisiger donne au personnage une dimension d’artiste maudit mais il apporte aussi une précision notable : « Mais cette époque incertaine […] l’a obligé de vivre pratiquement à l’écart. Ni ses revues, ni son activité de polémiste n’ont su attirer l’attention sur cet homme qui méritait plus qu’un autre qu’on l’écoutât. »323 Le financement d’Art d'aujourd'hui Dans ce contexte délicat pour la jeune revue Art d'aujourd'hui, bénéficier de l’aura et des finances de L’Architecture d’aujourd’hui devient tout bonnement vital : « Qu’il nous soit permis de rappeler à nos lecteurs que si Art d'aujourd'hui a pu se maintenir et se développer, c’est grâce à L’Architecture d’aujourd’hui qui lui a assuré la meilleure caution morale. Il était donc bon de redire que l’action d’Art d'aujourd'hui s’est toujours poursuivie dans le plus large désintéressement. »324 Un désintéressement possible (et en partie subi) pour Art d'aujourd'hui grâce aux 20% de publicité qui alimentent, en revanche, la revue d’architecture à partir de juin 1940 : « Toujours 20% de publicité en juillet 1950, sans doute un des derniers numéros à accueillir les annonces artisanales. Mais les affaires ont repris, avec 141 pages et 29 de pub, près de cinq pages 323 "Témoignages", dans Aujourd’hui spécial André Bloc, décembre 1967, op. cit. p. 160. Souligné par nous. 324 ème ème Editorial signé Art d'aujourd'hui, dans Art d'aujourd'hui, 3 série n°3-4, février-mars 1952, 2 de couverture. 139 pour le grand classique que reste l’étanchéité, trois pour la peinture et autant pour des entreprises générales. » 325 Les entreprises du bâtiment investissent plus dans leur communication que les artisans et, a fortiori, les galeristes. Art d'aujourd'hui ne peut espérer toucher ces entreprises mieux loties financièrement326 mais, comme vu plus haut, Aujourd'hui : art et architecture en bénéficie dès sa création. Pour cela, un important travail en amont a dû être réalisé par des membres de la revue d’architecture auprès de ses annonceurs ; le réseau d’Art d'aujourd'hui se limitant aux galeries, aux éditeurs d’art, à la fonderie Susse et aux fournisseurs de matériels de beaux-arts. On trouve dans les archives un courrier d’André Bloc, daté de l’année 1951 et adressé à la Galerie Carré, justifiant ainsi une élévation des tarifs des publicités : « nous avons augmenté fortement le tirage de la Revue, ce qui justifie ce changement. »327 Cette indication n’est relayée par aucun chiffre, ni dans le courrier lui-même, ni dans les archives de l’imprimeur – introuvable –, ni dans celles de la fonderie Susse – toujours en activité – qui auraient pu donner des indices supplémentaires. Cette tentative d’évaluation, malgré un manque évident de chiffres, mène pourtant à une conclusion, celle d’un lectorat restreint, composé pour l’essentiel d’amateurs et d’artistes, donc de personnes déjà acquises à la cause de l’avantgarde abstraite. Reprenons, cependant, ici les mots de Jean-Pierre Rioux qui décrit une presse florissante (généraliste, satirique, enfantine, de vulgarisation, etc.) au 325 L’ensemble de ces chiffres provient de l’article de Jean-Claude Garcias, "Fantasmes, soixante ans de réclame", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1990, op. cit., p. 33. Il précise que la livraison d’avril-mai 1931 comptait « un bon tiers de pub » (p. 32). De notre côté, nous avons dénombré dès le premier numéro de L'Architecture d'Aujourd'hui, en novembre 1930, dix-neuf pages d’annonces en introduction puis six à l’intérieur du magazine sur les cent deux pages totales ; annonces pour des entreprises liées au bâtiment (ascenseurs, contreplaqué, dallage de liège, caoutchouc, peinture). Trois ans plus tard, le premier numéro de 1933 s’ouvre avec soixante et une pages de publicités auxquelles s’ajoutent trois autres dans des papiers et formats différents. Ces pages ne sont pas comptabilisées dans le sommaire et six autres publicités s’ajoutent à l’intérieur du magazine. L’abondance des annonceurs dans la revue attire même une société de communication dont l’accroche est la suivante : « Ne dispersez pas votre budget de publicité à tort et à travers. » 326 Il est à noter que ces sociétés ne boudent pas complètement le deuxième numéro hors-série de L'Architecture d'Aujourd'hui consacré aux arts plastiques (1949) puisque sur cent quarante deux pages, quatorze sont des publicités pour les peintures laquées, les enseignes, des entrepreneurs divers et Susse Fondeurs qui devient par la suite, un annonceur fidèle d’Art d'aujourd'hui. 327 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 140 début du 20ème siècle, laissant peu de place aux plus spécialisées et confidentielles mais néanmoins influentes : « Devant tant de spécialités plaisantes mises à portée de mains, on comprend par contraste que les revues de culture générale, même prestigieuses et encore florissantes, aient été cantonnées dans les rayons pour élites et que les "petites revues" artistiques ou politiques n’aient influé – fortement d’ailleurs – que par le réseau discret du public averti ou le canal militant de la sympathie avant-gardiste, très loin des bains de foule de la grande presse. »328 328 Le Temps des masses, le vingtième siècle, Histoire culturelle de la France, Paris, 2004, p. 81. 141 II. L’art pour tous dans Art d’aujourd’hui « L’art est un service social »1 Si l’abstraction est considérée par d’aucuns comme un art ne s’adressant qu’à une élite intellectuelle capable de comprendre des œuvres sans contenu ni sujet2, Art d’aujourd’hui démontre tout au long de ses pages que l’élitisme ne se situe pas à ce niveau-là. Dans ce but, la revue propose des mises en pages aérées qui éclairent des textes rédigés avec la réelle volonté d’amener le lecteur vers la création abstraite, en lui facilitant l’accès à la compréhension des œuvres. Tout le monde peut ressentir une forte émotion devant une œuvre, il suffit seulement d’avoir un peu aiguisé son regard. Ce regard, on le porte d’abord autour de soi, et les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui cultivent cette idée en lançant de régulières passerelles entre la création et le quotidien. La rue devient le lieu de rencontres fortuites3 où affiches, cabanes de foire et tatouages peuvent se prêter aux commentaires du critique d’art. Cela sans prétention, car si le quotidien contient de l’art, les rédacteurs rappellent aussi que l’art et surtout la vie des artistes, restent également bien ancrés dans le quotidien. En revanche, si l’art se trouve réservé à une élite, c’est bien plutôt dans l’échelle sociale qu’il faut la chercher. Le tableau de chevalet, s’il n’est pas remis en question dans Art d’aujourd’hui, ne doit cependant pas être la seule alternative pour approcher la création. La synthèse des arts représente ainsi pour les rédacteurs de 1 ème Roger Bordier, “L’Art est un service social”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 13. 2 Nous faisons ici référence au discours prononcé le 19 décembre 1949 par Maurice Thorez : « Nous considérons, quant à nous, qu’il n’est pas indifférent de donner un contenu au tableau, de lui trouver ère un sujet […] » que Léon Degand épingle dans sa "Critique de la critique", dans Art d’aujourd’hui, 1 ème série, n°6, janvier 1950, 4 de couverture. 3 “Rencontres fortuites” est le titre d’un article d’Edouard Boubat qui met en relation - a posteriori - des photographies prises dans la rue et des œuvres de Seurat, Bazaine et Lohse, dans Art d’aujourd’hui, ère 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (deux pages) . 142 la revue une solution contre cette discrimination sociale. Loin d’être omniprésente dans ses pages, elle relève cependant d’une véritable préoccupation. 143 1. Didactisme « L’art moderne est difficile à comprendre ? Oui, pour ceux qui n’ont pas appris son langage. »4 Est-ce en réaction au peu de place laissée à l’avant-garde par les musées que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui choisissent d’aborder l’actualité non pas seulement en critiques, mais également en pédagogues ? L’attention est portée sur la mise en pages sans l’appui de laquelle les tentatives de didactisme dans les sujets mêmes des textes n’auraient pas un impact suffisant. Les compositions claires, allégées, privilégiant les illustrations, restent les meilleures alliées de cette volonté de transparence. La méthode employée par les rédacteurs fait se porter l’attention sur de fréquents rappels historiques : il faut clarifier l’évolution des formes. Est d’ailleurs citée, dès la troisième livraison, cette déclaration de Léon Degand prononcée au deuxième Congrès International de la Critique d’Art, alors qu’il entame tout juste sa collaboration avec la revue : « Le public ne peut pas comprendre l’art moderne parce que l’art moderne est incompréhensible. Or, pour qui n’entend rien à la peinture, il y a autant de mystère indéchiffrable dans la composition d’un Vermeer de Delft que dans celle d’un Juan Gris ou d’un Kandinsky. Combien de fois faudra-t-il encore répéter que l’identification d’une cruche, d’un mur ou d’un corps humain, dans un tableau figuratif, n’équivaut en rien à la compréhension de sa signification plastique ? En vérité, l’art moderne n’est incompréhensible que pour ceux qui ne comprennent pas l’art ancien. Et l’incompréhension de l’art moderne pourrait bien 4 ème Léon Degand, “La Situation sociale et économique de l’artiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4 n°8, décembre 1953, p.18. série, 144 constituer une preuve d’incompréhension générale des arts 5 plastiques. » Ainsi, parallèlement à ces éclairages historiques, les rédacteurs s’appliquent à former le regard et le goût de leurs lecteurs à une abstraction géométrique exigeante, considérée comme l’aboutissement de toutes les formes antérieures. Le moment du passage de la figuration à l’abstraction chez différents artistes devient d’ailleurs le sujet d’une des principales séries de la revue. Autant d’initiatives qui tendent vers un même but : la promotion de l’art abstrait. 5 “Je ne prétends pas être artiste ou critique d’art… ou le jeu des devinettes”, dans Art d’aujourd’hui, série, n°3, octobre 1949, non paginé. ère 1 145 a. Clarté de la mise en pages Le souci d’une mise en pages qui privilégie la clarté est manifeste dans Art d’aujourd’hui. La présence du graphiste Pierre Faucheux dans le comité directeur jusqu’en juillet 1953 n’est certainement pas étrangère à cela. Même si dès mars 1951, Paul Etienne-Sarisson prend en charge la composition de certains numéros, on peut supposer que la ligne générale qui ne change que très peu au cours des années, a été impulsée par Pierre Faucheux. On retrouve d’ailleurs à travers ses mots, un principe qui peut s’appliquer à la mise en pages de la revue : « Quel résultat esthétique, direz-vous ? L’accord parfait entre la signification du texte et la forme typographique adoptée. »6 Lorsque Paul Etienne-Sarisson, dans un communiqué envoyé à d’autres revues, commente son travail sur le numéro consacré à la photographie7, il explique : « […] Je me suis efforcé de présenter une revue qui soit autre chose que l’habituel “album-de-belles-images-en-pleine-page” qu’il nous est donné de voir. Par le jeu de la mise en pages, les rapports d’échelle, la confrontation des documents, l’emploi des blancs, certaines citations, j’ai tenté de présenter, dans une Revue de défense de l’art non-objectif, une image qui voudrait être originale et qui soit le fidèle reflet des possibilités actuelles de la photographie en dehors de certaines “cuisines”, telles que surimpression ou photogrammes, lesquelles prétendent atteindre le subjectif par des moyens un peu faciles. »8 On constate la volonté de se démarquer de ce qui a déjà été fait auparavant (« présenter une revue qui soit autre chose que l’habituel “album-de-belles-imagesen-pleine-page” qu’il nous est donné de voir »), ceci parce qu’Art d’aujourd’hui, en tant que revue d’avant-garde, ne doit pas se placer à la suite des autres mais doit 6 Pierre Faucheux, Ecrire l’espace, Paris, 1978, p. 168. ème Il s’agit d’Art d'aujourd'hui, 3 série, n°7-8, octobre 1952. 8 Lettre datée du 18 novembre 1952, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 7 146 innover (Paul Etienne-Sarisson le précise : « dans une Revue de défense de l’art non-objectif » – on remarque le « R » majuscule) et parce qu’elle se doit d’être un bon représentant de cette technique photographique (« le fidèle reflet des possibilités actuelles de la photographie »). Il ne faut pourtant pas s’attendre, en feuilletant Art d'aujourd'hui, à y trouver des mises en pages audacieuses et de la pure recherche graphique. La typographie reste, à première vue, d’un confondant académisme : alternances de polices bâtons et à empâtements, titres lisibles et découpages des textes immédiatement visibles. Mais il faut bien comprendre que pour ceux qui conçoivent que la beauté d’un objet tient à son adéquation avec sa fonction, la composition de la revue ne peut être valable que mise au service du propos du rédacteur. Les textes très découpés et en doubles colonnes facilitent la lecture et ne la découragent pas, quand une sage composition ne détourne pas le lecteur du but de l’article. On peut même ajouter qu’elle n’effraie pas un néophyte qui, attiré par la couverture colorée, viendrait feuilleter la revue. On remarquera d’ailleurs plus loin que la courte collaboration avec Willem Sandberg, graphiste de formation, se révèle périlleuse pour la compréhension même du contenu de son texte. Ainsi, si au regard des ambitions avant-gardistes d’André Bloc la revue apparaît comme un échec, mise en équation avec son but didactique, Art d'aujourd'hui, remplit très honnêtement son rôle. La revue, comme les rédacteurs, se met au service des artistes, de la création et des lecteurs. L’affaire Van Doesburg L’intérêt que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui portent à la mise en pages se lit également dans cet ensemble de lettres qui font réponse à une vive critique de Madame Théo Van Doesburg quant à la présentation du dossier consacré à son mari alors disparu9. Outre les simples constats de fautes – une photographie imprimée à l’envers ainsi que « des erreurs de légendes » –, elle déplore « l’ensemble des clichés […] très mal réparti en surface » parce que « trop petits » et « trop 9 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, pp. 1 à 9. 147 nombreux ». Ce qu’elle résume séchement par ces mots couperets : « En bref la mise en pages me paraît laisser à désirer »10. C’est le secrétaire général de rédaction, Edgard Pillet, qui reçoit ce courrier et en avertit André Bloc par téléphone avant de le lui faire parvenir, le lendemain même accompagnée d’un mot qui récapitule les erreurs de présentation. Edgard Pillet se montre impartial ; s’il n’est pas aussi sévère sur la mise en pages, il reconnaît des points faibles et argumente son propos. C’est finalement plus le fonctionnement général de ce numéro qu’il remet en question : pourquoi, si la revue consacre huit pages à un artiste, ne pas reproduire une de ses œuvres en couverture ou sur l’encart couleurs11 ? Jean Dewasne a, en effet, spécialement composé la une de cette livraison alors qu’une seule page lui est consacrée avec un texte de Léon Degand dans la rubrique "Expositions"12. Le hors-texte, quant à lui, a été réalisé par Wilfredo Arcay qui reprend un relief de Sophie Taeuber-Arp composé pour l’Aubette à Strasbourg. Dans la continuité du dossier sur Théo Van Doesbourg, Michel Seuphor présente, au moyen d’un texte13 illustré de nombreuses photographies ce lieu exemplaire de l’intégration des arts dans l’architecture inauguré en 1928. Néanmoins, comme le déplore Edgard Pillet, la fidèle adaptation sérigraphique d’Arcay de l’œuvre en trois dimensions et à plus grande échelle de la plasticienne, s’avère être d’une qualité moyenne. La transposition n’offre en effet qu’une composition de rectangles colorés de tailles différentes dont le rythme ne peut être retrouvé du fait de l’absence de relief et de jeu d’ombre. Le travail de Sophie Taeuber-Arp perd ici tout son sens. L’affaire suit son cours et André Bloc fait passer une copie de la lettre de Madame Van Doesburg à Paul Etienne-Sarisson le 25 février 1954 afin qu’il lui 10 Lettre datée du 22 février 1954, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 11 Lettre datée du 23 février 1954, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 12 Op. cit., p. 28. 13 Michel Seuphor, “L’Aubette de Strasbourg”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 10 à 13. 148 fournisse des arguments en réponse à la plainte14. Le maquettiste se défend de tout et explique : « Les personnes […] que j’ai consultées m’ont au contraire affirmé qu’elles trouvaient cette mise en pages très conforme à l’esprit de l’œuvre de Théo V. D. [sic] »15 Bien sûr, la diagonale chère à l’artiste néo-plasticien ne trouve pas sa place dans les lignes de force des compositions de la revue, mais reproductions de tableaux et même photographies d’intérieur (au moyen d’escaliers ou de cadrage en plongée) laissent la part belle à cette dynamique. Les pages du dossier sont en revanche très clairement composées selon un rythme d’horizontales et de verticales qui délimitent des rectangles de tailles différentes. Rythme qui ne dénote pas avec les œuvres de Théo Van Doesburg mais crée des rencontres parfois difficiles entre petites et grandes illustrations comme l’a noté Edgard Pillet. Cette petite affaire qui n’a même pas eu de suite dans les pages d’Art d’aujourd’hui contrairement à ce que demandait Madame Van Doesburg, montre, même si elle paraît anecdotique, tout l’intérêt qu’André Bloc porte à la mise en pages. Dès réception du courrier, en effet, Edgard Pillet le prévient par téléphone et le directeur lui demande de joindre un commentaire écrit à la lettre qui va lui être expédiée16. Les archives ne permettent pas de connaître la suite des échanges mais on saisit à la lecture de la lettre du secrétaire de rédaction combien la question lui semble importante, combien, de manière générale, il reste attentif aux critiques extérieures : « […] l’encart que nous avons passé n’est pas de l’avis général fameux », et attendant une même attention de la part du comité : « […] je crois qu’il serait bon d’en discuter en comité. »17 Il est certes malvenu de se fâcher avec la veuve d’un des pionniers de cette abstraction tant soutenue. De plus comme cela a été vu précédemment avec 14 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 15 Lettre datée du 16 mars 1954, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 16 Lettre d’Edgard Pillet à André Bloc datée du 23 février 1954 : « Comme vous me le demandez voici mon opinion là-dessus », Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 149 L’Architecture d’aujourd’hui, André Bloc insiste dès la création de la revue pour que sa mise en pages soit toujours à l’avant-garde des créations graphiques. Il privilégie également les photographies, argumentant que ce sont vers elles que les lecteurs portent leur regard plutôt que vers les plans ou même les textes18. Une idée qu’il pousse peut-être à l’excès dans les premières années si l’on en juge par le témoignage de l’architecte Julius Posener qui parle de la « manie de collectionner qui se manifestait au sein de la Revue ». Il explique : « On voulait tout publier. Il est indéniable que la présentation de telle ou telle œuvre en souffrit souvent. De belles présentations […] sont des exceptions. Beaucoup plus souvent, le lecteur avait l’impression qu’on lui présentait trop de choses et trop rapidement. La qualité parfois douteuse des clichés contribuait à cette impression du “à peine vu”. Pour avoir un exemple de chaque type de bâtiment, on photographiait parfois d’autres revues, ce qui donnait de petites illustrations, des “timbres-poste” à grande trame. »19 Si l’envie de partager tout ce vers quoi sa curiosité le mène ne faiblit pas chez André Bloc, la manière va quant à elle sensiblement s’améliorer. Omniprésence de la photographie On le constate dans l’évolution de la mise en pages d’Art d’aujourd’hui et dans la comparaison de celle-ci avec celle de ses contemporaines. La composition des pages acquiert plus de clarté ; elles s’aèrent, s’ordonnent (les textes à la verticale au milieu d’autres à l’horizontale disparaissent), se structurent dans un équilibre entre images et textes. On se trouve certainement sous l’influence de l’art géométrique et cet ordre permet une meilleure compréhension des textes. Cela est conforté, comme le pensait André Bloc, par l’omniprésence des photographies dans les pages de la 17 Op. cit. Cf. Gilles Ragot, “Pierre Vago et les débuts de L’Architecture d’aujourd’hui, 1930-1940”, dans Revue de l’art, n°89, 1990, pp. 77 à 81. 19 “L’Architecture d’aujourd’hui : rétrospective de la première décennie 1930-1940”, dans Aujourd’hui spécial André Bloc, n°59-60, décembre 1967, pp. 19 et 20. 18 150 revue. Indispensable en art, le support visuel l’est d’autant plus lorsque l’on commente des œuvres récentes, pour l’essentiel inconnues du lecteur. De ce souci permanent découle un accord rigoureux entre reproductions d’œuvres et leurs descriptions par les critiques. Il est en effet rare qu’une illustration ne fasse pas écho à un commentaire. Le lecteur ne se trouve pas désemparé par des réflexions et des explications qui sans image deviendraient stériles. De plus, qu’il habite ou non à Paris, il peut ainsi avoir connaissance de l’évolution des formes – bien qu’une illustration ne remplace jamais l’œuvre originale. Les reproductions, quoi qu’en noir et blanc, restent généralement de bonne qualité et de taille respectable même si les rédacteurs déplorent parfois dans leurs textes de ne pouvoir présenter aux lecteurs que des œuvres privées de leurs couleurs, de leur format et de leur matière. Il faut certainement voir là une aspiration à une technique toujours plus performante de la reproduction qui reflète bien l’état d’esprit de cette période d’expansion des Trente Glorieuses et, une fois de plus, un vrai attachement, déjà, à l’impact visuel. Cela se retrouve dans le texte que Georges Boudaille consacre à l’affiche : « Notre civilisation, a-t-on dit, est la civilisation de l’image. La vitesse croissante permise par le progrès, devenant un impératif vital, l’homme moderne ne lit plus. Il parcourt ses journaux et ne connaît plus que l’illustration. Qui me contredira ? Pas le “lecteur” ( ?) de cette revue où le cliché (ceci soit dit sans amertume), a la meilleure part… »20 Par ce parallèle, le rédacteur donne à Art d’aujourd’hui les qualités qu’il reconnaît à l’affiche tout au long du texte : « attirer le regard le plus distrait », « forcer l’attention la plus indifférente », « incruster dans la mémoire la plus rétive un nom encore inconnu ». Ces propriétés données à l’affiche la rendent « ignoble ou sublime ; appliquées à la revue, on peut y trouver de grandes qualités de didactisme. Quoi qu’il en soit, la revue Art d’aujourd’hui correspond à son époque et évolue avec elle. 20 ère Georges Boudaille, “L’Affiche”, dans Art d’aujourd’hui, 1 (deux pages). série, n°6, janvier 1950, non paginé 151 Absence d’articles fleuves La presque totale absence d’articles fleuves couvrant d’interminables pages joue également son rôle dans la séduction du lecteur, souvent plus attiré par des interventions écrites courtes. Si le sujet demande un texte long, ce dernier se trouve alors clairement orchestré pour faire apparaître des paragraphes bien distincts et ne pas donner l’impression au lecteur qu’il s’engage dans une fastidieuse et rébarbative étude. L’exemple de l’article "Les Néo-primitifs"21 est assez éloquent qui se divise en trois grandes parties (avec notations en chiffres romains), elles-mêmes divisées. Pierre Guéguen construit d’ailleurs ici son article comme on le ferait pour un cours ou un exposé ; il porte d’abord sa réflexion sur le problème de dénomination de cette mouvance, puis en détermine les caractéristiques et en montre enfin les répercussions dans l’art moderne. Cela avant de s’arrêter sur neuf artistes, répartis en trois catégories "Les Imaginateurs", "Les Visionnaires" et "Les Maîtres de la réalité". On retrouve parfois ce découpage méthodique à l’échelle d’un numéro entier comme c’est le cas du spécial "Pays nordiques"22. Une première division fait apparaître les quatre pays sur lesquels les rédacteurs s’arrêtent : Suède, Finlande, Islande, Danemark. Puis, à l’intérieur de cette partition, l’exemple le plus frappant reste "L’Art abstrait en Suède" orchestré lui-même en quatre périodes, de 1910 à 1952. Le lecteur est ainsi guidé dans sa découverte. Ce découpage révèle également l’attention toute particulière donnée aux dossiers. Ainsi, celui consacré à Wassily Kandinsky23 se veut très complet et cette qualité est lisible au seul parcours des titres des articles. “W. Kandinsky”, un court écrit de l’artiste ouvre l’ensemble, puis se succèdent "Situation de Kandinsky", "La peinture de Kandinsky – Expression de l’universalité spirituelle", "La leçon de peinture de Kandinsky", "Bibliographie des œuvres de Kandinsky" et enfin “Bibliographie des œuvres publiées sur Kandinsky". Ces huit pages permettent de lire quelques lignes de l’artiste, de saisir son évolution jusqu’à l’abstraction, de déchiffrer sa peinture, d’aborder son principal ouvrage 21 ème Pierre Guéguen, "Les Néo-primitifs", dans Art d’aujourd’hui, 2 ème Art d’aujourd’hui, 4 série, n°7, octobre-novembre 1953. 23 ère Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950. série, n°4, mars 1951, pp. 1 à 19. 22 152 théorique, Du spirituel dans l’art, et de posséder des bibliographies détaillées de et sur le peintre théoricien. L’extrême rigueur de la série "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui" L’accord entre la rigueur de la mise en pages et la volonté de didactisme atteint son point le plus haut avec les trois études monographiques que Roger Van Gindertael propose : "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui". Il a déjà été souligné que le critique est à son habitude très méthodique dans la rédaction de ses textes. Ici, la présentation de chaque double page emprunte à celle de la fiche de synthèse. Dès la table des matières, il est précisé que le but des articles est de « réunir une documentation de base sur les artistes contemporains […] jusqu’aux plus jeunes. » Et de décrire avec application la forme même de ces études : « Suivant le modèle de cette première double page, chaque étude comprendra : un portrait de l’artiste – une notice biographique – un catalogue succinct des œuvres principales indiquant pour chacune d’elles : période, date, titre, format (haut. sur larg. en cms) et propriété – une bibliographie – et un bref commentaire de l’œuvre dont l’évolution sera représentée par une suite de reproductions datées. »24 Cette série se place effectivement sous le signe de la méthodologie, mais Roger Van Gindertael ne rédige que trois articles sur cette forme peut-être finalement trop rigide, trop empruntée à la pédagogie et donc mal adaptée à un magazine. Les textes portent sur Charles Lapicque25, Gérard Schneider26 et André Lanskoy27. Comme indiqué dans la table des matières, ces portraits, composés selon une même grille, présentent sur la page de gauche une photographie de l’artiste au travail sous laquelle se trouvent son nom en larges et gras caractères ainsi que des 24 ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, deuxième de couverture . Op. cit., pp. 26-27. 26 ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°6, juin 1951, pp. 26-27. 27 ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°8, octobre 1951, pp. 30-31. 25 153 « notes biographiques ». Sur les deux autres tiers de la largeur de la page, s’orchestrent dans la symétrie, la reproduction d’une œuvre ainsi qu’une chronologie des « œuvres principales ». En une seule page se trouvent déjà réunies nombre d’informations classées selon qu’elles concernent le parcours de l’artiste ou son travail. A droite, un « commentaire » se fait aussi bref qu’efficace d’autant qu’il se trouve encadré de huit à dix reproductions titrées et datées, éloquentes quant à l’évolution de l’œuvre. Les autres numéros d’Art d’aujourd’hui poursuivent les présentations d’artistes mais sans s’astreindre à cet exercice qui ne laisse quasiment pas de place à l’affect. On peut comprendre qu’après avoir commencé cette série biographique sur les peintres, Roger Van Gindertael ait eu envie de s’arrêter sur leur « passage de la ligne »28 – abordé plus bas – plutôt que de résumer une vie d’artiste à une énumération de périodes. Le numéro spécial photographie Le didactisme par la forme n’exige pas obligatoirement une telle rigueur. Ce peut également être une mise en pages intelligente permettant au lecteur de saisir des idées par delà le texte. On le constate notamment dans le numéro consacré à la photographie29. Composé lui aussi en séries de doubles pages, il fait se rencontrer et interagir les clichés. On comprend que des photographies ont été choisies essentiellement pour le sens qu’elles apportent par leurs confrontations à une ou plusieurs autres. Pierre Guéguen qui réalise le texte principal du numéro le note en commentant les clichés de Paul Etienne-Sarisson et d’Agnès Varda. Découpé selon la même composition triangulaire, le second oppose au noir du premier, le blanc éclatant d’une montagne de sel : « Et grâces soient rendues à l’Art Abstrait, à la vision nouvelle qu’il nous donne du monde dont il se détourne (mais c’est une bonne méthode !) car ce qui nous frappe maintenant dans une aussi belle 28 Pour ceux qui l’ont passée puisque Charles Lapicque qui inaugure la courte série de trois textes, est figuratif. Il fait cependant partie de la Galerie Denise René et participe à l’exposition Klar Form. 29 Art d'aujourd'hui, octobre 1952, op. cit. 154 page, c’est d’abord le magnifique triangle noir […]. La photo jumelle, d’Agnès Varda, bénéficie rythmiquement de cette splendeur. »30 Le commentaire de Pierre Guéguen vient souligner la mise en pages mais il ne s’impose nullement, étant distribué dans les pages selon les besoins de la composition plutôt que du lien texte/images puisque ces dernières se répondent l’une l’autre. Seule une citation vient quelques fois appuyer un parallèle entre deux clichés comme c’est le cas avec ce plan serré d’un mur de pierres et de ciment par Daniel Masclet, et cette foule durant un meeting sous la pluie prise en plan large par Siegfried Lauterwasser : « Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espèces différentes, et qu’il te faille imaginer quelques scènes…, tu y découvriras des combats et figures de mouvements rapides, d’étranges airs de visages… »31 Il est étonnant que ce parallèle, contrairement au précédent dont la composition triangulaire faisait oublier le sujet, renvoie à la figuration. Ici les aspérités du mur évoquent scènes et personnages. Mais il faut peut-être voir là un moyen de renvoyer les deux clichés à leur évidence formelle commune : la matière. Deux contre-exemples La mise en pages se trouve ainsi encore exploitée dans le but d’éclairer le regard, de donner à réfléchir. On reste alors surpris lorsque cette clarté fait défaut comme c’est le cas à la lecture du numéro consacré à l’Italie32. Cette livraison ne bénéficie pas des découpages très clairs des autres Art d'aujourd'hui et semble par comparaison d’autant plus confuse. Sous le grand titre "Art abstrait / Italie 1951", la table des matières indique les textes des différents critiques italiens chacun portant sur une ville (Milan, Florence, Rome, Naples, Turin, ainsi que, plus indistinctement, Venise et Bologne). La lecture n’est cependant pas guidée par un tel découpage : les textes se succèdent, généralement avec une police différente mais sans titre. Le 30 31 Op. cit. p. 43. Léonard de Vinci, op. cit. p. 30. 155 lecteur passe ainsi de l’un à l’autre sans bien en savoir le sujet ni même, s’il n’est pas suffisamment attentif, sans comprendre que son thème et son auteur ont changé. C’est l’unique exemple de dossier dont la présentation dessert le contenu. Cette confusion peut se retrouver en revanche à l’échelle d’un article, mais là encore, il s’agit de cas très rares. Deux, seulement, ont été relevés. Ainsi "Réflexions disparates sur l’organisation d’un musée d’art d’aujourd’hui"33, possède une présentation assez déconcertante. Sa mise en pages le rend brouillon et il faut posséder le témoignage de Willem Sandberg34, auteur du texte, pour comprendre pourquoi cet écrit du conservateur du musée d’Amsterdam est si mal mis en valeur. Ce célèbre directeur du Stedelijk Museum raconte en effet que c’est là un des premiers textes qu’il écrit et qu’ayant du mal à mettre en ordre ses idées, il opte pour « un texte central avec de longues digressions en marge » accompagné d’illustrations. Avant de travailler au Stedelijk Museum, Sandberg était graphiste et il poursuit cette activité pour les publications du musée. Ses réalisations sont reconnaissables à son refus des majuscules et de la ponctuation35, ce qu’André Bloc publie tel quel dans la revue, accompagné d’un photomontage. Ainsi, le document reçu à la rédaction est fait, comme le titre l’indique, de notes disparates. Pourtant, présenter ces réflexions les unes en-dessous des autres, sans majuscule ni ponctuation, avec, de plus, des citations occupant les trois quarts de la largeur, alors que d’autres, écrites en petits caractères, n’en prennent que le quart, confère à l’article un aspect très pêle-mêle. La pertinence des réflexions se perd quelque peu dans cet enchaînement de phrases qui n’ont pas forcément de lien entre elles. Ici la fidélité au texte original conduit le maquettiste à la desservir. Il en est autrement d’un article d’Herta Wescher, "Aspects nouveaux du relief"36. Ce texte, bien que découpé en thèmes distincts par l’auteur, ne se voit pas ponctué d’intertitres faisant apparaître son développement, comme c’est habituellement le cas. Ses sept pages ordonnent paragraphes et illustrations abondantes avec harmonie mais sans le souci de servir 32 ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°2, janvier 1952. Willem Sandberg, dans Art d’aujourd’hui, 2ème série, n°1, octobre 1950, pp. 1 à 9. 34 Dans Aujourd’hui, décembre 1967, op. cit., p. 165. 35 On trouvera des indications biographiques sur Willem Sandberg dans le texte d’Ad Peterson, "Sandberg ou le musée engagé" dans 1945, les figures de la liberté, Genève, 1995, pp. 138 à 143. 36 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°7, novembre 1954, pp. 1 à 7. 33 156 le fond de l’article. Cependant ces exemples de mises en pages chaotiques, par leur faible nombre (seulement trois) et par le fait que l’on puisse en énumérer rapidement les erreurs, démontrent au final combien le comité d’Art d'aujourd'hui se préoccupe de la lisibilité de ses articles. b. Donner le goût de l’art Il est tentant de penser que le lectorat de la revue, en majorité constitué d'amateurs, pourrait souhaiter une publication plus propice à la contemplation, nourrie de textes littéraires balançant avec des reproductions pleines pages sans commentaire. Comment donner le goût de l'art dans une période où les publications sur le sujet sont rares (a fortiori celles sur l'art moderne) et les ouvrages peu illustrés ? Quand les grands auteurs d'histoire de l'art publient ou ont publié leurs essais mais sur des périodes déjà anciennes ? Art d'aujourd'hui qui propose une formule légère, sans cesse actualisée, bien illustrée et bien documentée, se distingue. La pesanteur du didactisme ne doit pas alors être ressentie par les initiés, eux-mêmes en manque d'informations et d'acquisitions régulières sur l'art. Donner le goût de l'art par l'explication, la remise en questions des prêts à penser, l'ouverture, peut permettre à chacun de forger sa propre curiosité. Des numéros spéciaux pour approfondir les sujets On a souvent l’impression en lisant Art d’aujourd’hui que les rédacteurs sont seuls contre tous, menant à la fois un combat contre des idées reçues, contre une presse traditionaliste, et contre les institutions françaises frileuses. C’est donc un véritable programme de sensibilisation à la création plastique d’avant-garde qui se dessine a posteriori dans les pages de la revue. L’anecdote que relate Léon 157 Degand37 est assez éloquente quant au peu de crédibilité accordée aux artistes de leur temps, même les plus fameux. Il raconte qu’un journaliste vient de citer un entretien imaginaire avec Picasso qu’il a pris pour vrai et dans lequel l’artiste dit être « un fumiste, abusant de l’imbécillité de ses contemporains ». Le rédacteur d’Art d’aujourd’hui déplore que tout le monde ait accepté ces propos sans sourciller alors qu’« un examen sérieux des œuvres de l’artiste leur aurait démontré leur erreur. » Mais voilà : combien de personnes savent lire une œuvre ? Durant ses cinq années de parution, Art d’aujourd’hui ouvre ses colonnes à de nombreuses formes de créations en prenant le temps de les aborder largement. Les sujets ne sont pas survolés mais approfondis à travers des dossiers voire des numéros spéciaux. Dès la deuxième année, la revue systématise ce fonctionnement en mettant un thème en évidence dans presque toutes ses livraisons. Cela permet, aussi bien aux rédacteurs qu’aux lecteurs, de prendre le temps d’explorer un sujet et de profiter, selon le cas, de la participation de spécialistes (notamment pour les numéros consacrés à la création de pays étrangers). Ainsi, de livraison en livraison, les lecteurs d’Art d’aujourd’hui acquièrent ou affinent des connaissances en histoire de l’art et dans l’appréhension d’une œuvre. Cela sous différents angles : - par le biais d’un panorama de la création d’un pays ou d’un ensemble de pays ("La Peinture aux Etats-Unis", "Italie 1951", "Art mexicain", "Sculpture aux U.S.A. ", "Grande-Bretagne", "Allemagne", "Pays nordiques") - par la présentation des styles et des mouvements ("Les Enfants – Les Fous", "Les Néo-primitifs", "Paris vu par les peintres primitifs modernes", "Ecole de Paris – 20 artistes", "Le Cubisme") - par une approche technique de l’art ("Arts graphiques", "Photographies", "Collages", "Synthèse des arts") - sans oublier un numéro consacré aux musées d’art moderne et un autre à l’espace dans les arts plastiques. 37 ème Léon Degand, “L’Affaire Picasso”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°6, août 1952, p. 29. 158 S’ouvrir à la diversité des arts Dans cet esprit de didactisme et cette ouverture aux différents arts qui portent les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, notons le très complet numéro consacré au collage38 rédigé dans sa presque intégralité par la spécialiste en la matière, Herta Wescher. Quarante pages font le point sur cette technique dans l’art contemporain depuis le cubisme jusqu’au constructivisme, pour ensuite aborder de plus larges notions telles que la spontanéité, les rapports de plans qu’offre cette technique, ou ses effets de matières. Cette approche très dirigée que propose Art d’aujourd’hui va parfois jusqu’au scolaire comme on peut le constater avec le dossier consacré à la calligraphie japonaise39. Michel Seuphor rédige une introduction qui explique la raison du texte, replaçant le sujet dans son actualité : des expositions à New York, à Paris puis dans différents pays d’Europe, et l’influence de la calligraphie sur certains peintres contemporains. Suit alors une étude de Shiryu Morita – lui-même artiste japonais et directeur de revue – qui par sa méthode d’explication s’apparente plus à un cours magistral qu’à un article de presse. L’ensemble est découpé en trois grandes parties : “Quelques œuvres classiques de la Calligraphie”40 (elle-même divisée entre la Chine et le Japon) permet un retour historique sur cet art, “Classifications et tendances des calligraphes contemporains au Japon”41 éclaire sur les différentes écoles ; enfin, “Œuvres de calligraphes et notes biographiques”42 fait un point sur les artistes calligraphes japonais. Ce dossier est très soigné, très bien documenté, procédant le plus souvent par de courts commentaires de chacune des nombreuses illustrations. On le devine, la stratégie repose sur l’espoir que plus la revue s’ouvre sur les autres arts (que ce soit vers le passé ou vers d’autres pays), plus le regard des lecteurs est susceptible lui aussi de s’ouvrir. L’approche peut donc être très méthodique ou apporter un éclairage nouveau sur des idées reçues. La lecture qui est faite de l’exposition consacrée aux arts du Mexique et qui donne lieu à un 38 ème Art d’aujourd’hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954. ème Art d’aujourd’hui, 5 série, n°8, décembre 1954, pp. 13 à 23. 40 Op. cit., pp.15 à 17. 41 Op. cit., p 18. 39 159 numéro spécial43 apparaît comme éminemment moderne dans une France où la question de la colonisation est loin d’être réglée. Ainsi Roger Van Gindertael donne une approche sensible et sensée de l’évolution de cet art. Il semble avoir posé les bonnes interrogations afin de ne pas accepter d’emblée les schémas habituels : « Il serait vain de ne pas reconnaître l’incompatibilité des deux civilisations qui se heurtèrent pendant les opérations militaires de Cortez et ne manquèrent pas de s’opposer pendant la longue période d’occupation, avant de se résoudre dans le métissage, dont l’art populaire actuel est le résultat. Cette expansion de la sensibilité et de l’esprit indigènes dans le “populaire” doit suffire à faire rejeter l’idée d’une collaboration efficace entre les deux “esprits” dans l’élaboration immédiate des œuvres d’art de l’époque dite coloniale. La dominante, comme la domination, y est espagnole. Aucune continuité d’une tradition indigène ne s’y dessine clairement ; en toute objectivité, il y a rupture complète. On peut, tout au plus, faire état d’une surcharge de décoration pour détacher de la branche maîtresse du baroque ibérique le rameau du style mexicain. Mais encore n’est-ce pas tellement évident. Et ne faut-il pas attribuer cette redondance à la médiocrité décadente des artistes émigrants et à une main-d’œuvre plus docile que convaincue, plutôt qu’à la pénétration du mode d’expression des indigènes qui avaient toujours donné au contraire, jusque-là, des preuves de leur sens du contraste mesuré, des formes exactement expressive et de la vraie grandeur ? […] L’Art aztèque est bien mort avec la “découverte” des Amériques. »44 C’est bien par l’observation des œuvres mexicaines créées avant la colonisation que le rédacteur arrive à cette conclusion. Il oppose en effet à la « surcharge de décoration » qu’il voit dans les créations de l’époque coloniale, le « sens du contraste mesuré, [les] formes exactement expressives et [la] vraie grandeur » des œuvres 42 Op. cit., pp. 19 à 23. ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°6, Août 1952. 44 Roger Van Gindertael, “L’Art baroque”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 6 à 7. 43 160 postérieures. La culture du colonisé pâtit de cette violente intrusion. Le schéma se renverse : ce n’est plus l’artiste mexicain, issu d’une culture prétendument primitive, qui serait la cause d’une expression artistique grossière, mais plutôt le colonisateur espagnol, qui aurait emmené sur ces terres lointaines des créateurs d’une « médiocrité décadente » incapables d’insufler une inspiration sincère aux artistes dépossédés de leur culture esthétique. "Cinquante ans de gravure" De manière toute naturelle pour une revue qui s’attache à la défense de l’abstraction, ses deux premiers grands dossiers sont consacrés aux deux importants précurseurs de l’abstraction, Piet Mondrian45 et Wassily Kandinsky46. Mais poussant la réflexion plus avant sur la nécessité de guider les lecteurs au plus près, les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui consacrent les deux numéros suivants à un panorama recouvrant les cinquante dernières années de peinture47 puis de gravure48. Le numéro "Cinquante ans de sculpture"49 sort quant à lui neuf mois après. Il est très illustré et aborde méthodiquement cet art du modelé à travers les grands mouvements (le suprématisme, le néo-plasticisme, le constructivisme, le cubisme, Dada et le surréalisme, l’expressionnisme, les sculptures naïves mais aussi les sculptures de peintres). La livraison consacrée à la gravure, toujours dans cette volonté d’être extrêmement didactique, s’ouvre sur une histoire de cet art : “Cinquante années de gravure”50 par Jean Adhémar, conservateur adjoint au Cabinet des estampes (on voit ici encore que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui font bien volontiers appel à des spécialistes). On trouve dans le texte qui suit, “L’Artiste et l’artisan”, un exemple type des rapprochements qu’utilise Léon Degand pour bien se faire comprendre. Alors qu’il 45 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°5, décembre 1949. ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°6, janvier 1950. 47 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, Mars 1950. 48 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°9, avril 1950. 49 ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°3, janvier 1951. 50 Op. cit., pp. 2 à 6. 46 161 explique la différence entre artiste et artisan en mettant en garde des dangers pour l’artiste de se complaire dans « la virtuosité » de sa technique, il explique : « Il ne suffit pas d’être calligraphe pour être écrivain. Un nouveau caractère d’imprimerie ne détermine pas l’apparition d’une nouvelle littérature. »51 Le numéro est en grande partie constitué de différents témoignages sur cette technique plutôt que de textes théoriques. On devine qu’il n’a pas toujours été possible pour le comité de rédaction d’obtenir la même exigence pédagogique que celle qu’il s’impose à lui-même. Cependant, certains graveurs jouent le jeu du didactisme comme Albert Flocon qui livre un texte riche d’enseignements sur son art avec des informations techniques précises52 : le bon positionnement du burin sur la plaque de cuivre, la lenteur du travail, les limites de la technique, etc. D’autres détonnent en revanche, comme cet extrait d’"A la Gloire de la Main" de Gaston Bachelard53 dont le texte plutôt poétique use d’un style complexe, inhabituel dans la revue. "Cinquante ans de peinture" La première livraison de cette série de panoramas est la plus méthodique. Les trois premières pages des "Cinquante ans de peinture" présentent une classification des mouvements et tendances de la peinture54. De manière presque scolaire le nom du mouvement est écrit en lettres capitales au-dessus de la reproduction en noir et blanc d’une œuvre représentative. Viennent ensuite, collé à la reproduction, le nom de l’artiste, puis, dessous, un très court paragraphe indique les grandes lignes nécessaires à la découverte du mouvement. Tout cela reste très synthétique puisqu’une double page suffit à couvrir – en plus du sommaire et de l’ours – la 51 52 Dans Art d'aujourd'hui, avril 1950, op. cit., p. 7. Albert Flocon, "L’Eloge du burin", dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 13. 53 Gaston Bachelard, “Matière et main”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 9. 54 Léon Degand, “Essai de classification”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 2 à 4. 162 période qui va de 1900 au suprématisme en abordant l’expressionnisme, le fauvisme, le cubisme analytique, le rayonnisme, le futurisme, l’abstraction, la peinture métaphysique, le collage, l’orphisme, et le cubisme synthétique. Suivent sur une seule page le constructivisme, Dada, le néo-plasticisme, le purisme, le surréalisme, le néo-humanisme, l’école de Paris, les naïfs, et même les enfants et les fous. A cela s’ajoutent deux autres petits encadrés, non illustrés cette fois-ci : "Caractère général" et "Situation en 1950". Les indications apportées sont très claires, il s’agit de pistes pour comprendre les différentes tendances exposées. Léon Degand ne rentre pas dans les détails et son efficacité à résumer tous ces mouvements montre la maîtrise de ses connaissances. Il lit l’histoire de la peinture depuis 1900 comme une longue marche vers l’abstraction, idée qui se confirme dans sa conclusion : « Le mouvement pictural, de 1900 à 1950, se caractérise par une conquête progressive de l’autonomie de la peinture, comme langage et comme expression. »55 L’ensemble de ces trois pages constitue donc une série de fiches concises, synthétiques, donnant l’essentiel de chaque mouvement (influences, opposition à une tendance, etc.). Chacun d’entre eux se trouve ensuite détaillé dans un long article très illustré, au ton parfois un peu professoral. Cette dérive se trouve contrebalancée par des textes qui prennent la forme de témoignages (“Dada” de Gabrielle Buffet-Picabia et “Le Purisme” de Le Corbusier) et rendent la lecture plus vivante, permettant de maintenir l’attention. Certains textes méritent que de s’y arrêter tel celui qu’André Lhote consacre au cubisme56. Son approche habile pour aborder les déformations et les perspectives aléatoires qui peuvent surprendre dans les tableaux de Cézanne, d’abord, et des artistes cubistes, ensuite, est à relever. Il explique ce choix plastique en énumérant des exemples d’illusions optiques auxquelles nous sommes quotidiennement sujets : le rapport des formes entre elles qui deviennent plus ou moins obliques, plus ou moins convexes selon qu’elles sont à proximité d’autres formes, elles aussi plus ou 55 56 Op. cit. p. 4. André Lhote, “Le Cubisme”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 11 à 15. 163 moins verticales, plus ou moins rectilignes, ou encore la luminosité d’un objet qui le rend plus présent dans l’espace. Exposées ainsi, ces distorsions n’apparaissent plus comme fantaisistes mais au contraire comme le résultat d’une attentive observation de la réalité que les peintres inscrivent dans une permanence, à l’image de ce que cherchait Paul Cézanne. Ce temps immuable se trouve dans le rapport à établir entre l’objet et sa forme géométrique, en quelque sorte matricielle. De cette démonstration André Lhote aboutit à une lecture du cubisme à travers une évolution vers l’abstraction : « Le Cubisme sut trouver, justement, le revêtement coloré, mais abstrait, qui convenait à son entreprise de réintégration de la peinture dans son domaine spécifique, qui est, sans conteste possible, celui de la transposition géométrique du dessin et de l’organisation plastique et colorée d’une surface, dédiée, non aux objets matériels, mais aux analogies plastiques, aux métaphores poétiques tirées des objets. »57 Cette lecture est sensible dans l’ensemble du numéro, notamment, une fois encore, sous la plume de Léon Degand. Il écrit quatre textes dans le cadre de ce panorama de la peinture moderne, chacun d’entre eux démontre que la finaltié picturale se trouve dans l’abstraction. Lorsqu’il rédige une étude sur Klee, il s’attache à expliquer sa démarche qui serait non pas une réinterprétation de la réalité mais la transcription de sa pensée abstraite : « Paul Klee semble partir de cette expression picturale, immédiatement imaginée, pour lui subsituer une métaphore plastique qui constitue, en quelque sorte, une expression picturale au deuxième degré. » Il la conclut par ces mots : « Rien d’étonnant, dans ces conditions, si l’œuvre de Klee connaît un renouveau de prestige auprès de maints jeunes peintres qui, 57 Op. cit., p. 15. 164 aujourd’hui, sans aller jusqu’à l’abstraction intégrale, se détournent résolument de tout réalisme. »58 De même, il aborde le futurisme comme étant précurseur, en certains points, de l’abstraction, notant : « Mais n’est-ce pas là une allusion à cette complexité des sentiments que la peinture contemporaine a tendance à exprimer en s’abstenant de plus en plus de toute image limitée à un seul aspect simpliste du monde extérieur ? Voire, en généralisant son expression picturale par l’usage de l’Abstraction ? »59 Son texte de conclusion à l’ensemble du numéro rétrospectif, "Les Nouveaux Courants picturaux à Paris de 1930 à 1950", rend évident le sentiment de limpidité qui se dégage des écrits de Degand. Il découle de l’assurance avec laquelle le rédacteur exprime ses idées sur l’évolution de la création plastique : toute tendue vers une libération du sujet, en marche vers l’abstraction. "Cinquante ans de sculpture" Cette livraison consacrée à la sculpture est l’ultime épisode de la série des numéros thématiques rétrospectifs. Alors que les deux premiers se suivent, ce dernier arrive sept mois et quatre livraisons plus tard. Son introduction, rédigée par Léon Degand60, expose les difficultés rencontrées pour aborder un tel sujet ; l’histoire et le développement de la sculpture moderne se divisent difficilement en mouvements. Cet art évolue en fonction de personnalités, électrons souvent libres, indépendants de tout groupement d’artistes et par le fait, difficilement classables. Or, l’ambition même de ces numéros spéciaux reste la précision que vient appuyer un inévitable catalogage. Le texte de Léon Degand s’étend sur cinq pages mais il se trouve curieusement interrompu alors qu’une sculpture de Calder détourée occupe la 58 Léon Degand, “Klee”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 16. ère Léon Degand, “Futurisme”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, p. 17. 60 ème ème Art d'aujourd'hui, 2 série, n°3, janvier 1951, 2 de couverture puis pp. 1 à 5. 59 165 majeure partie de la page laissée blanche. La fin du texte – trois paragraphes – est ainsi reléguée en fin de numéro, dans la partie "Bibliographie"61. L’introduction est suivie de "Prolégomènes", réflexions sur les innovations dans la sculpture durant les années précédant la Première Guerre mondiale, exposées par Félix Del Marle62. Ce dernier écrit peu pour Art d'aujourd'hui et sa participation la plus importante concerne cette livraison. Trois autres textes courts regroupés en un dossier bien illustré portent sur le suprématisme, le néoplasticisme et le constructivisme – des courants de pensée esthétiques dans lesquels s’inscrit l’artiste, ce qui le pousse d’ailleurs à se citer lorsqu’il aborde la doctrine de Mondrian et Van Doesburg. Entre les différents écrits de Del Marle s’articule une visite de l’atelier de Constantin Brancusi réalisée par Julien Alvard. Néanmoins, le peu de place accordée à cet artiste majeur ainsi que la neutralité du texte laissent supposer que l’entretien n’a pas été réalisé expressément pour ce numéro et qu’il s’agit là d’un réemploi. Cécile Agay propose, en une page, un panorama des "Sculptures naïves" entre palais du facteur Cheval, lion de manège et roches sculptées par un ermite, quand Roger Van Gindertael et Léon Degand s’illustrent dans un domaine qui leur est réservé : la synthèse didactique. A eux deux, ils se partagent le cubisme, Dada et le surréalisme, l’expressionnisme ainsi que les peintres sculpteurs, mais également une synthèse 1930 à 195063. Enfin, notons en quatrième de couverture, une publicité plein page et bicolore de la fonderie Susse illustrée de sculptures en bronze de Bloc et de Gilioli. C’est la seconde et dernière fois que la fonderie fait une publicité aussi prestigieuse dans la revue. La précédente concernait le numéro consacré aux musées d’Art moderne. c. Pour mieux aborder l’abstraction 61 Op. cit., p. 28. Op. cit., pp. 6 et 7. 63 Ces textes courent sur quinze pages soit la moitié du numéro. 62 166 Durant sa quatrième année de publication, Art d’aujourd’hui consacre au cubisme une livraison très complète – et la plus épaisse des trente-six numéros64. Un texte retrace la naissance du mouvement, rédigé par celui qui la connaît le mieux : le marchand Daniel-Henry Kahnweiler. Suivent des articles qui abordent méthodiquement toutes les techniques (peinture, collage, sculpture et dessin), et se succèdent ainsi analyses et témoignages (de Kahnweiler ou de Gabrielle Buffet). Enfin, l’ensemble se trouve ponctué de documents d’archives : photographies, illustrations, textes mis en pages par Apollinaire et fac-similés de la revue Sic (Sons, Idées, Couleurs) que Pierre Albert-Biro crée en janvier 1916 pour laisser libre cours à ses talents multiples, tant plastiques que littéraires, sans s'attacher à une école et ses inévitables querelles. L’abstraction, but ultime Telle la colonne vertébrale du numéro, l’important article de Léon Degand65 fait le point sur le mouvement, son évolution, et permet de présenter et de commenter méthodiquement chacune des nombreuses reproductions. Toujours avec pédagogie, Léon Degand avance doucement dans son historique du cubisme et ménage des pauses dans son argumentation : « Faisons le point au terme de cette première période du Cubisme. »66 C’est que toute sa démonstration tend là encore vers un seul but, annoncé dès l’introduction du numéro67 : le cubisme, comme tant d’autres mouvements, n’est qu’une étape vers l’abstraction, but ultime. Ainsi, de la conclusion de “La Peinture cubiste” : « Au fond, le mouvement cubiste fut et se voulut un acheminement vers l’Abstraction. Et le fait que la plupart des Cubistes se refusèrent 64 ème Art d’aujourd’hui, 4 série, n°3-4, mai-juin 1953. Léon Degand, “La Peinture cubiste”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 8 à 31. 66 Ibid., p. 19. 67 Léon Degand, “Situation et signification du cubisme”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 1. 65 167 à la conclusion logique de leurs efforts, ou l’ignorèrent, n’y change rien. »68 Cela révèle d’une part que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ne voient pas d’autre issue pour l’art que l’abstraction – il n’est par exemple jamais fait mention du readymade, et Marcel Duchamp n’est cité que dans les présentations de Dada et du surréalisme du numéro rétrospectif sur la peinture. D’autre part, envisager l’évolution de l’expression plastique depuis les impressionnistes, sous l’angle de l’éclosion finale de l’abstraction, permet aux rédacteurs d’Art d'aujourd'hui d’affirmer la place prépondérante de cette avant-garde. Car de nombreux exemples sont cités dans Art d’aujourd’hui de l’indifférence voire du rejet dans lesquels évolue l’art abstrait au début des années cinquante, à travers la radiodiffusion, la télévision ou la presse écrite. Les rédacteurs de la revue ne peuvent que déplorer ce que Léon Degand résume en ces termes : « Depuis que les arts plastiques ont accédé à l’autonomie de leurs moyens et de leurs fins, une nouvelle critique est née : celle qui se vante de son incompréhension. Comme s’il y avait lieu d’être fier de ne pas comprendre. » 69 Ils se livrent alors à une bataille contre de nombreux a priori opposant inlassablement clarté et didactisme à la méconnaissance, opposant aussi à la mauvaise foi décrite ci-dessus, une forme de prosélytisme : « Nouvelle logique de cette nouvelle critique : je ne comprends pas donc c’est incompréhensible. Je n’éprouve aucune émotion, donc l’œuvre est exclusivement cérébrale. L’œuvre ne m’inspire que des plaisanteries, donc elle est ridicule. Je désespère de comprendre, donc l’œuvre est le témoignage d’un désespoir. »70 Il y a urgence à combattre l’ignorance et c’est en allant au plus proche de la création abstraite que l’on peut aider à comprendre cette forme d’art71. 68 Léon Degand, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 31. ème Léon Degand, “Propos sur la critique”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°7, octobre-novembre 1953, p. 25. 70 Ibid. 71 « En effet, tant qu’une place spécifique n’aura pas été créée dans l’équipement mental des individus 69 168 Combattre l’ignorance Ce peut être d’abord par une analyse fine des composantes de ce langage comme on peut la lire sous la plume de Julien Alvard : « Ce qui m’a paru soudain frappant c’est la façon, toute différente de la peinture, dont la sculpture pose le problème de l’abstrait. En effet, elle heurte si fort par son caractère insolite que même les moins avertis ou les plus hostiles ne peuvent se raccrocher à cette notion de décoratif qu’ils invoquent fréquemment devant la peinture abstraite. Tout ce qu’il peut y avoir de fête pour les yeux dans la couleur est absent ici. Seule, demeure la forme dans son austérité, avec son encombrant volume. […] Devant les monolithes de Gilioli, on est complètement dérouté. […] La notion de contenu est entièrement dépassée. On est en présence de la forme pure. »72 Ici, le critique ne commente pas les œuvres du Salon de la Jeune Sculpture pour elles-mêmes mais utilise leurs caractéristiques, parfois arides, pour en faire les représentantes de l’abstraction. Il suffit donc de regarder, de ne pas « se raccrocher à cette notion de décoratif », de ne pas se laisser envahir par la seule contemplation des couleurs. L’avant-garde abstraite fait se conjuguer la composition, le rythme, les lignes, les courbes, etc. qui sont ainsi mis violemment en relief par la sculpture. Combattre l’ignorance hostile à l’abstraction, ce peut être également se rapprocher des créateurs, tenter de connaître leurs préoccupations esthétiques, leur profonde évolution. A plusieurs reprises, les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui posent le problème du moment où un artiste figuratif réalise une œuvre abstraite. Dès les portraits d’artistes de Roger Van Gindertael (présentés dans le sommaire comme pour un tel objet, tant que celui-ci se heurtera à des attentes relevant d’économies "ordinaires" auxquelles […] il n’est pas adapté, il ne rencontrera dans les processus cognitifs que le vide - vide qui lui-même sera vécu dans le malaise, soit humilié ("je ne comprends pas") soit scandalisé ("il n’y a rien à comprendre"). » Nathalie Heinich, "Christo à Paris, 1985 : emballé, pas emballé ?" dans L’Art contemporain exposé aux rejets, Etudes de cas, Nîmes, 1998, p. 13. 72 ème Julien Alvard, “A propos du Salon de la jeune sculpture”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°1, octobre 1950, p. 30. 169 « une documentation de base sur les artistes contemporains »73), la question est sous-jacente, ainsi de la courte biographie de Gérard Schneider74 qui tente d’expliquer comment le peintre a commencé avec une peinture figurative pour devenir abstrait. La phrase : « Dans l’œuvre de Schneider, ce moment est crucial qui l’amène logiquement à la non-figuration. » indique bien que le critique cherche à comprendre comment et quand un artiste « passe la ligne ». De même, on lit dans la chronologie des « œuvres principales », une division en « peinture d’imagination », puis « période intermédiaire », et « période abstraite». On retrouve ce même découpage dans le portrait d’André Lanskoy75 qui nomme pour la première fois cette notion de passage retenue par Roger Van Gindertael : « Le passage d’un monde à l’autre s’est fait sans rupture et sans changement de signification. » La série "Le Passage de la ligne" Le rédacteur ne poursuit pas cette série et en entame une autre en juin 1952. "Le Passage de la ligne" aborde un sujet plus délicat : retrouver, commenter et comprendre le moment où l’artiste quitte l’imitation du monde réel pour l’abstraction. Le titre du premier épisode “Quelques documents pour aider à mieux comprendre PASSAGE DE LA LIGNE LE réunis par R. V. Gindertael”76, donne du rédacteur l’image d’un chercheur et montre également l’ambition didactique du projet. Car si Roger Van Gindertael entreprend des recherches c’est dans l’idée de servir les lecteurs auprès desquels il semble s’excuser lorsque les textes qu’il possède de Casimir Malevitch ne répondent pas précisément à la question : « Je suis moins bien documenté pour retrouver les circonstances de ce moment important et ses coordonnées psychologiques. »77 Avec cette série, il semble vouloir répondre simplement à une 73 ème ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, 2 de couverture. ème Roger Van Gindertael, “Schneider”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°6, juin 1951, pp. 26 à 27. 75 ème Roger Van Gindertael, “Lanskoy”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°8, octobre 1951, pp. 30 à 31. 76 ème Dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 17. 77 Ibid., p. 19. 74 170 demande tacite des lecteurs, se définissant comme étant « uniquement un rapporteur »78. On retrouve ici encore l’esprit méthodique et didactique de Roger Van Gindertael. Il commence son enquête par les précurseurs : Wassily Kandinsky, Casimir Malevitch, Piet Mondrian, Théo Van Doesburg et Georges Vantongerloo79 et poursuit avec Frank Kupka, Jacques Villon, Robert puis Sonia Delaunay et Alberto Magnelli80. Pour rédiger son premier épisode, ainsi que le texte sur Robert Delaunay, le critique s’appuie sur les écrits des artistes. Il fait ensuite des entretiens avec ses contemporains81 et n’oublie pas les très jeunes en allant à l’Atelier d’art abstrait de Jean Dewasne et Edgard Pillet (artistes qu’il interroge également) 82. Il y rencontre Araceli Gilbert, Pascal Navarro, Horst Egon Kalinowsky et Wilfredo Arcay83 pour essayer de comprendre comment « on passe la ligne » une fois que l’on a l’exemple des aînés. Des textes introspectifs Cette ambitieuse série demande aux artistes de se replacer dans ce moment déterminant de l’évolution de leur œuvre. Roger Van Gindertael ne s’éloigne jamais de son sujet et fait preuve d’une grande rigueur tout au long des entretiens qui ne s’orientent jamais vers des généralités sur le travail de l’artiste. Le critique s’en tient à circonscrire le moment du passage, à en comprendre le déclencheur et l’enchaînement des faits. Les textes qui en ressortent sont d’une grande limpidité. On devine l’ampleur du travail de Roger Van Gindertael lorsqu’il n’a pour références que les écrits des artistes. Avec ceux de Wassily Kandinsky84, il fait 78 Ibid., p. 18. Ibid., pp. 17 à 21. 80 ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°6, août 1952, pp. 18 à 22. 81 ème Roger Van Gindertael réalise des entretiens avec Auguste Herbin et César Domela (3 série, n°7ème 8, octobre 1952), et avec Jean Deyrolle, Serge Poliakoff et Victor Vasarely (4 série, n°2, mars 1953). 82 ème Art d’aujourd’hui, 4 série, n°1, janvier 1953, pp. 15 à 19. 83 Ce dernier réalise ensuite à trois reprises les sérigraphies des encarts couleurs de la revue d’après ème ème ème des œuvres de Juan Gris (4 série, n°3-4), Carlsund (4 série, n°7) et André Bloc (5 série, n°1). 84 Op. cit., pp. 18 à 19. 79 171 preuve de rigueur dans ses choix. On comprend qu’il a dû opérer un tri drastique dans un corpus important afin de rester dans les limites de son projet. De l’analyse des textes le rédacteur détermine la « circonstance » du passage (précisant que l’artiste nomme cela le « durchbruch », soit : « la percée »), c’est-à-dire la vision du tableau de Monet, La Meule, puis « l’intention » (« aller plus loin »), « le moyen » (« abandonner la nature et l’objet ») et enfin le « pourquoi » (« le spirituel »). Certains écrits, moins explicites sur le point précis de la recherche de Roger Van Gindertael, l’oblige à reconnaître : « Je pense pouvoir m’abstenir de reproduire leurs écrits qui n’intéressent pas directement le moment du passage. »85 Ainsi, tout au long des cinq épisodes, le rédacteur aborde à travers "Le Passage de la ligne", la solitude et les doutes de Frantisek Kupka dans son travail vers l’abstraction, les hésitations de Jacques Villon à définitivement quitter la représentation de la réalité, l’intérêt pour la couleur de Robert Delaunay qui le mène à l’abstrait, ou l’importance des hasards dans les passages d’Auguste Herbin et de Jean Deyrolle. Ces réalisations abstraites qui semblent hermétiques voire prétentieuses à certains amateurs, apparaissent ici comme le résultat d’un long cheminement effectué par d’humbles artistes. L’amusante anecdote relatée par Serge Poliakoff montre que le créateur reste lucide face à son travail86. L’artiste explique combien, jeune, il fut enthousiasmé par la richesse des peintures de sarcophages vus lors de son voyage en Angleterre. Il raconte qu’alors que les gardiens détournaient le regard, il était allé gratter la surface de l’une des pièces afin de s’assurer qu’une telle densité colorée provenait bien, comme il le pensait, de la superposition de différentes couleurs. Il adopta alors cette technique que Léon Degand commente plus tard en ces termes : « On s’est beaucoup arrêté à la matière de cette peinture, pour la déplorer, la louer, l’imiter, pour y trouver le secret de l’incompréhensible séduction. » Son secret, à l’origine d’« un succès étourdissant »87, Serge Poliakoff le livre ici simplement et n’hésite pas à démystifier l’acte créateur précisant que ne se souvenant pas exactement du mot 85 A propos de Van Doesburg et de Vantongerloo”, ibid., p. 21. Op. cit., pp. 21 à 22. 87 ème Léon Degand, “Poliakoff”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, décembre 1954, p. 32. 86 172 « sarcophage » et aimant jouer de son Français approximatif, il avait pendant longtemps appelé cette époque de jeunesse, sa « période saragophe » ! L’ensemble de ces témoignages éclaire davantage sur l’abstraction qu’un texte très théorique. Roger Van Gindertael l’espérait bien dès la présentation de la série, ajoutant que ces expériences « intéressent un point très précis de “l’actecontre-nature” reproché aux artistes abstraits. »88 Car c’est toujours de cela qu’il s’agit : défendre l’abstraction. D’abord parce que c’est une forme d’expression actuelle voire d’avenir, ensuite parce que loin d’être engendrée par un « acte-contrenature », elle résulte de la prise en compte des seules qualités de l’expression plastique (composition, forme, couleur, ligne, matière, etc.). Enfin, plus que la figuration, l’art abstrait permet l’intégration de la peinture et de la sculpture dans l’architecture. Ces trois évidences prouvent bien l'impérieuse nécessité du combat contre l’ignorance ; il faut accepter l'art de son époque. L'article que Michel Seuphor rédige sur le café-dancing de l'Aubette à Strasbourg met en perspective la méconnaissance et le mépris pour l'art moderne tels qu'ils ont été pratiqués par le propriétaire des murs après la Seconde Guerre mondiale, période encore toute proche : « [Il] se croyait sans doute très éclairé en remplaçant ces fantaisies démodées par un style plus proche de 1900 et beaucoup plus en accord, évidemment, avec le goût du jour. » L’auteur conclut : « Ainsi furent anéantis par la paresse de l’intelligence, par une carence lamentable de jugement, les plus pertinents exemples qui furent réalisés à ce jour de l’art moderne spatialement appliqué. »89 Une seule arme valable contre l’ignorance : l’art à l’école 88 ème Roger Van Gindertael, “Le Passage de la ligne”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 18. 89 ème Michel Seuphor, “L’Aubette de Strasbourg”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°8, décembre 1953, 173 Par quels moyens peut-on remédier à l'indifférence du public envers les artistes ? Léon Degand le constate en énumérant les différentes aides susceptibles d’être apportées aux artistes (achats de leurs œuvres par les institutions, bourses, obligation d’inclure une création artistique dans la construction de bâtiments importants, etc.) : seul le contact régulier des plus jeunes avec l’art qui leur est contemporain reste une solution valable90. Ainsi, Art d’aujourd’hui donne l’exemple d’une école de Montrouge construite par Pierre Vago et mise en couleurs par André Bloc et Pierre Lacombe, et cite les réactions des élèves91. D’autres fois, un rédacteur informe d’initiatives de peintres qui enseignent les techniques artistiques aux enfants, afin de donner plus tard des adultes qui aient : « une connaissance plus profonde, une compréhension plus juste, un esprit critique moins dangereusement intuitif de l’art, et pour tout dire, pour dire mieux, du faire. Et c’est cela qui est important. »92 La question de l’enseignement de l’art, notamment à l’école, se pose d’autant plus qu’à cette période, les nombreux enfants du baby-boom sont déjà scolarisés. Ainsi, inlassablement, Art d’aujourd’hui prône le didactisme : « La critique explicative est qualifiée parfois de didactique, pour la discréditer. A la vérité, elle l’est. Et heureusement, sans quoi rien ne suppléerait aux lacunes de nos diverses sortes d’enseignements. »93 Il faut voir cela comme une première étape contre la discrimination sociale et culturelle – idée qui sera détaillée au terme de cette étude. Une inspectrice des écoles maternelles toute aussi favorable à l'introduction de l'art dans les écoles et œuvrant en ce sens, argumente en 1960 dans la revue Art enfantin94 sur cette p. 11. 90 ème Léon Degand, “La Situation sociale et économique de l’artiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°8, décembre 1953, pp. 17 à 18. 91 ème “Ecole à Montrouge”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 32. 92 ème Roger Bordier, “L’Enfance devant la technique”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 32. 93 ème Léon Degand, “Propos sur la critique d’art”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°7, octobrenovembre 1953, p. 25. 94 Ce périodique, organe du Mouvement de l'Ecole moderne initié par le pédagogue Célestin Freinet, est dirigé par son épouse, Elise Freinet, qui donne une orientation artistique à l'éducation. 174 nécessité d'autant plus impérieuse pour des enfants dont le cadre de vie, dessiné par une architecture moderne, se standardise : « Dans un monde mécanisé où les esprits et les cœurs se banalisent, s’uniformisent à l’image de ces cubes de béton et de ciment, geôles modernes des fourmis humaines, nous avons plaisir à venir chaque année nous replonger à l’écoute du monde au milieu de ces œuvres fraîches, naïves ou recherchées, mais toujours créées dans la joie des mains, du cœur et de l’esprit. »95 95 Madeleine Porquet, "XVIè Congrès international école moderne 10-14 avril" dans Art enfantin, n°34, juin-septembre 1960, p. 2. 175 2. Le quotidien de l’art « Il ne faut pas sortir, selon moi, du cadre du métier. »96 Avec Art d'aujourd'hui, l’art devient donc compréhensible ; les rédacteurs font en sorte qu’il devienne également abordable. L’acte créatif n’est pas appréhendé comme le fruit d’une géniale inspiration mais comme celui d’un long labeur. L’attention se trouve alors souvent portée sur la technique des artistes – leurs recettes, leurs exigences – à tel point qu’une série lui est consacrée : "L’Art et la manière". L’artiste devient ainsi l’égal de l’artisan, voire de l’ouvrier. Comparaison appuyée par les différents textes traitant des difficiles conditions de vie des jeunes créateurs. L’art dans notre propre quotidien se trouve avant tout au musée qui reste un espace à privilégier et surtout, à en croire les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, à améliorer. Des textes paraissent à plusieurs reprises, s’attachant particulièrement à la scénographie d’une exposition, d’un musée. Le bilan des manifestations parisiennes qu’établit la revue n’est pas bien brillant, et cela paraît d’autant plus insupportable aux rédacteurs qu’elles ont lieu dans la Capitale des Arts. Cependant, au-delà des cimaises privées et institutionnelles la contemplation reste possible et c’est ce que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui entreprennent de démontrer durant les cinq années de publication. La création se rencontre dans la rue grâce à une affiche, une peinture de baraque foraine, des graffiti ou un tatouage. Elle prend des formes multiples – art brut, art populaire, dessins d’enfants – mais seuls le regard et l’attention que le spectateur saura y porter la révéleront. Enfin, l’art au quotidien devient tangible pour le lecteur qui peut collectionner les sérigraphies accompagnant dix-sept livraisons ou répondre aux sollicitations régulières à participer à l’élaboration de numéros de la revue. 96 Propos de Robert Jacobsen recueillis par Roger Bordier pour la série "L’Art et la manière" : “Le Fer ème et le faire de Jacobsen”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 48. 176 a. Les artistes au jour le jour Art d’aujourd’hui privilégie dans ses pages, une approche de l’art par sa technique. Cela peut se faire par une mise au point sur l’une d’elles comme le propose Georges Boudaille avec les photogrammes, mettant l’accent sur le procédé lui-même de cette méthode de reproduction photographique et trouvant là une « agréable occasion de revenir sur cette technique qu’on s’apprête trop vite à oublier. »97 L’intérêt porté à la pratique se voit également dans les portraits d’artistes ; ainsi celui du sculpteur Robert Tatin par Pierre Guéguen qui apprécie notamment ses recherches menées sur la coloration de la terre avant cuisson. Il remarque alors : « Un génie comme Picasso, potier provençal n’a pas techniquement apporté de progrès dans la céramique. Il a dû conserver le mode traditionnel »98. Sont ainsi mis sur un pied d’égalité la recherche formelle, plastique et l’expérimentation technique. Le génie de Picasso, l’image de l’artiste inspiré ne prend pas plus de place dans Art d’aujourd’hui que l’artiste travailleur, dur à la tâche ou bricoleur. Un ouvrier de l’art. La série "L’Art et la manière" Preuve de l’importance accordée aux techniques, Art d’aujourd’hui consacre une série de six articles à ce sujet, "L’Art et la manière". Les prémisses se lisent dans des textes tels que la conférence du graveur Anton Prinner99. Il donne des astuces pour graver au burin et à l’eau-forte, puis livre ses découvertes, insistant sur la nécessité d’expérimenter. La série, elle, ne débute que quatre années plus tard avec 97 ème Georges Boudaille, “Photogrammes”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, p. 17. ème Pierre Guéguen, “Tatin”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 54. 99 “La Gravure : la science du burin – le mystère de l’eau forte – les trouvailles”, dans Art d’aujourd’hui, ère 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé (dix pages). 98 177 le numéro de décembre 1953. Elle rend compte du travail de treize peintres et sept sculpteurs100. A l’initiative de ce projet, Roger Bordier raconte comment une simple idée a séduit les membres du comité pour devenir une des séries phares de la revue : « C’était au départ une petite idée mais elle a vite pris de l’importance grâce à des gens comme André Bloc et Léon Degand qui avaient un rôle important dans le comité. “Secrets de fabrication”, je le prenais presque ironiquement – bien que sérieusement quand même – : chaque peintre, chaque sculpteur, doit avoir son secret de fabrication, si on l’amenait à l’avouer. […] Cela m’a conduit à faire ce que j’ai appelé "L’Art et la manière". »101 Les textes mettent en évidence le fait que la façon dont travaille l’artiste est déterminante pour comprendre sa démarche. La lecture des témoignages d’artistes et de leurs préoccupations tant plastiques que techniques, révèle à quel point toute une partie de leur travail échappe à l’amateur, aussi attentifs qu’il puisse l’être. Cette série permet également de montrer que l’artiste est un travailleur dur à la tâche, qui cherche, expérimente, se trompe ou réussit. Roger Bordier décrit ainsi Alberto Magnelli : « […] il n’est pas de ceux qui prétendent peindre sous la dictée de l’inspiration. » Ou encore : « Magnelli, sûrement, croit à l’état de grâce. Mais l’état de grâce, et tant pis si je parais terriblement prosaïque, c’est encore, au fond, une technique. »102 Roger Bordier se montre moins rigoureux que Roger Van Gindertael pour la série d’articles du "Passage de la ligne", et s’autorise quelques digressions. Mais si certains textes font parfois des infidélités au projet de départ, les illustrations qui les accompagnent ne s’en éloignent jamais et restent très explicites : une photographie de l’artiste au travail, des reproductions de croquis préparatoires, des gros plans sur 100 ème Les artistes interrogés pour la série "L’Art et la manière" sont : Herbin, Poliakoff, Pevsner (4 ème série, n°8, décembre 1953, pp. 19 à 25), Magnelli, Deyrolle, Gilioli, Vasarely (5 série, n°1, février ème 1954, pp. 20 à 25), Hartung, Pillet, Jacobsen et Dewasne (5 série, n°2-3, mars-avril 1954, pp. 44 à ème 51), Arp, Mortensen, Bloc, Bozzolini (5 série, n°4-5, mai-juin 1954, pp. 44 à 51), Sonia D elaunay, ème ème Schöffer, Dias (5 série, n°6, septembre 1954, pp. 12 à 17), Seuphor et Lardera (5 série, n°7, novembre 1954, pp. 18 à 21). 101 Entretien avec Roger Bordier, voir en annexes. 102 ème Roger Bordier, “Simplicité de Magnelli”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 20. 178 les toiles pour montrer la matière et le trait. Roger Bordier explique d’ailleurs l’intérêt de la présence de la photographe pendant le temps de l’entretien et l’on saisit ici combien l’introduction du reportage photographique dans cette série est une appropriation, par la revue, des moyens – et des nouvelles modes éditoriales – qui lui sont contemporains : « J’allais dans l’atelier de l’artiste avec une photographe qui s’appelait Sabine Weiss. Nous faisions tout en même temps car je voulais que ce soit très vivant, que ce soit une rencontre vécue et non pas une organisation journalistique avec un reporter qui vient, et ensuite un photographe. Donc je prévenais les artistes et nous discutions pendant que la photographe opérait. […] J’avais dit que l’article ne se ferait qu’à cette condition. J’y tenais beaucoup parce que précisément, je voulais que l’on soit dans un vécu, chez l’artiste, avec l’artiste chez lui, devant sa toile, bien installé dans son œuvre, l’accomplissant. Sabine Weiss suivait très exactement l’entretien ; je posais mes questions, prenais des notes et elle voyait ce qu’il fallait photographier. Il y avait un certain nombre de choses au mur que l’on commentait, d’autres en train… Celui qui s’est le mieux prêté à ce jeu de l’œuvre en train – qui fait un peu penser au film de Clouzot sur Picasso103 – c’est Hartung. Je le croyais plus réservé mais au contraire, il s’est mis à peindre devant nous. »104 Roger Bordier précise alors que seul Serge Poliakoff s’est montré hésitant sur la présence de la photographe. L’article sur sa technique en pâtit qui ne peut présenter que trois clichés – en noir et blanc rappelons-le – de trois étapes de son travail105. Cela apparaît d’autant plus préjudiciable à une œuvre dont on sait l’importance de la couleur. Les autres artistes bénéficient de beaucoup plus d’illustrations pour présenter leur travail. Certains ne montrent que leurs mains manipulant des outils mais cela reste très éclairant. D’autres se prêtent volontiers au jeu et offrent l’occasion de les saisir dans les diverses étapes de leur création. 103 Le Mystère Picasso, 1955. Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V. 105 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, pp. 22 et 23. 104 179 Cette série soulève diverses questions découlant de la technique. Ainsi, Auguste Herbin106 et Berto Lardera107 se préoccupent de la conservation et de la stabilité de leurs œuvres. On constate également combien l’intérêt des artistes pour leur époque se répercute dans leur technique ; que ce soit en utilisant de nouveaux matériaux tel le polyester qu’emploie André Bloc pour enchâsser les verres de ses vitraux108, ou « l’intervention de la science la plus moderne dans l’animation, voire la sonorisation de la sculpture » chez Nicolas Schöffer109. Comme l’explique Jean Dewasne : « Pourquoi s’étonner, donc, qu’un artiste profite de tous les progrès que la science moderne met à sa disposition ? Il me semble que s’offre là, pour lui, le moyen de se mettre au niveau des techniques de sa civilisation, en un mot de maintenir le contact indispensable avec son temps. »110 L’inspiration qu’offre la modernité est ainsi illustrée par Silvano Bozzolini qui part de la photographie d’une salle de cinéma durant une projection en cinémascope pour n’en garder que les lignes et les plans dans une œuvre abstraite111. De même Sonia Delaunay traduit dans des compositions abstraites, les rectangles de couleur des affiches de campagnes électorales, les halos de lumière autour des lampadaires du boulevard Saint-Michel ou les rythmes du fox-trot et du tango du Bal Bullier112. Roger Bordier commente : « […] Le concept de traduction s’exerce généralement sur des réalités très actuelles ce qui signifie du même coup la disposition de l’art non-figuratif à rendre visuellement, les impressions mentales et physiques qui sont celles de son temps. »113 106 ème Dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, p. 21. ème Dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 21. 108 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 48. 109 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 15. 110 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série n°2-3, mars-avril 1954, p. 50. 111 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 50. 112 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 12. 107 180 L’artiste, homme de métier Bien sûr, la thématique de la technique des artistes amène souvent à lancer des ponts vers cet autre travailleur manuel, l’artisan. La comparaison avec ce dernier s’avère toujours valorisante, l’artisan étant vu comme modeste et persévérant : « [Hartung est] un travailleur conscient, capable d’observer les règles de l’auto-critique et doué d’une patience véritablement artisanale. […] Ainsi, ces toiles, qui paraissent d’un seul jet, Hartung les travaille souvent pendant quatre ou cinq semaines. On ne saurait mieux prouver, n’est-ce pas, cette patience artisanale dont nous parlons plus haut. »114 De nombreux artistes sont ainsi comparés à des artisans – Robert Jacobsen, Silvano Bozzolini, Nicolas Schöffer, Cicero Dias ou Berto Lardera –, toujours dans une vision très positive. Le savoir-faire artisanal devient une référence ; Cicero Dias dit accorder « le plus grand intérêt […] à la parfaite technique d’un peintre en bâtiment.»115 Quant à Emile Gilioli, il affirme que l’apprentissage reçu en observant les tailleurs de pierre des bordures de trottoirs lui a été plus bénéfique que celui des Beaux-Arts de Nice et de Paris116. La période durant laquelle la série est conçue marque les débuts des années fastes pour l’abstraction géométrique qui engendre une importante production d’œuvres médiocres. Il y a donc le souci de se démarquer fortement de ce succès factice. L’artiste doit apparaître comme un travailleur qui « vingt fois sur le métier [remet son] ouvrage »117, il n’a rien de commun avec la figure romantique de l’artiste doué que décrypte Nathalie Heinich : 113 Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, op. cit., p. 50. ème Roger Bordier, “Hartung ou l’improvisation travaillée”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, pp. 44 et 45. 115 ème Roger Bordier, “Cicero Dias et le fait mural”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 17. 116 ème Roger Bordier, “La progressivité chez Gilioli”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 23. 117 Nicolas Boileau, L’Art poétique, Chant I, 1674. 114 181 « Don plutôt qu’apprentissage ou enseignement, inspiration plutôt que labeur soigné et régulier, innovation plutôt qu’imitation des canons, génie plutôt que talent et travail. »118 Bien au contraire, Roger Bordier a à cœur d’expliquer à propos de Berto Lardera : « Cette sensibilité, il ne prétend pas la recevoir de quelque sublime condition d’artiste existant en soi. […] Il reconnaît l’avoir découverte, et la découvrir encore, patiemment, dans l’apprentissage de la manière, la répétition du travail quotidien »119 Et c’est d’ailleurs bien sur ce point que s’étend Jean Dewasne, insistant sur le fait que l’artiste doit au moins égaler sinon dépasser l’artisan, faisant remarquer que même si ce dernier « ne [vise] qu’à l’utile, au pratique, au solide, et tout au plus à l’agréable, à l’attirant », il ne concevra pas qu’une carrosserie de voiture craquelle. Dewasne ajoute : « Ce n’est jamais qu’un moyen de transport corporel. Ce qui véhicule la pensée, l’esprit, la passion est, à ce qu’il me semble, encore plus précieux. »120 Mais à trop comparer l’artiste et l’artisan, on risque d’alimenter les critiques visant à assimiler abstraction et art décoratif. D’où l’importance de rappeler qu’il faut dépasser le travail de l’artisan ou, comme l’exprime Sonia Delaunay : « Il faut que chacune [des interventions de l’artiste] vise à exprimer une recherche nouvelle ou plutôt un perfectionnement de ce qu’il doit, toute sa vie, exprimer. Vous le voyez : c’est le contraire de la production en série, maladie des temps actuels. »121 118 L’Elite artiste, Paris, 2005, p. 39. Comme il a été vu plus haut, la sociologue situe la naissance de ces poncifs sur la vie d’artiste au Chef-d’œuvre inconnu de Balzac 1831, et sa propagation, avec ème Crépuscule de Georges Ohnet, en 1901, « l’un des auteurs les plus lus au XIX siècle [et] aussi un grand pourvoyeur de clichés » (p. 84). Il y a donc fort à faire pour les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui qui combattent l’idée que la création n’est que passive attente de la venue des muses. 119 Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, novembre 1954, op. cit. p. 20. 120 Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, mars-avril 1954, op. cit, p. 51. 121 Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, septembre 1954, op. cit., p. 13. 182 Outre le travail au quotidien sans relâche, les artistes reviennent sur la nécessaire expérience acquise au fil des années. Serge Poliakoff qui considère qu’on ne devient artiste que lorsque l’on a trouvé sa propre technique, explique pouvoir réaliser précisément ses dosages pour préparer sa peinture parce que cela est « le résultat de vingt-cinq années d’expérience. »122 Ces considérations d’hommes de métier s’apparentent parfois à la recette de cuisine, au bon conseil de l’aîné aux plus jeunes. Ainsi Jean Deyrolle vantant les mérites de son astuce qui consiste à mettre ses peintures dans des godets de verre et en expliquant tous les avantages123. On le voit, l’artiste vu à travers le prisme de sa technique revendique son talent de manuel, loin de l’image de petit bourgeois s’adressant aux bourgeois que veut lui faire endosser la critique communiste124. Cette description d’une photographie de Robert Jacobsen résume bien les caractéristiques de l’artiste mises en avant par Art d’aujourd’hui : « Jacobsen a été un jour photographié, montant, en tenue de travail et sa fillette près de lui, sa petite rue de banlieue. Deux ouvriers poussant leur bicyclette, et qui se trouvaient dans le champ de l’appareil, ont été également photographiés à ses côtés. Maillot de corps, petite casquette, veste et pantalon de bleus… on se dit : “Tiens, voilà un brave type de métallo qui vient d’aller chercher sa fillette à l’école et qui rentre chez lui en compagnie de deux copains.” Ce qui est à peine se tromper. Ce Danois solide et simple comme la ferraille qu’il maîtrise à longueur de journée, est de la classe des travailleurs banlieusards. »125 Roger Bordier conclut l’ensemble de son texte sur ces mots : « Là-dessus, le ferrailleur de Suresnes est retourné à son établi, à ses étaux, dans cet atelier où il travaille, avec la saine application du costaud, dix heures par jour. » 122 Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, décembre 1953, op. cit., p. 23. ème Roger Bordier, “Deyrolle et la détrempe”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 22. 124 Nous le verrons dans la troisième partie, notamment avec le texte de Julien Alvard, “Le Réalisme ère socialiste au Salon d’automne”, dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé. 123 183 Il y est décrit un bon père de famille que l’on imagine allant chercher sa petite fille à l’école pour la ramener dans un modeste pavillon de banlieue. Cet homme en pleine santé (« solide et simple » et « saine application du costaud ») est un infatigable travailleur qui « maîtrise [la ferraille] à longueur de journée », « dix heures par jour ». Et la plus grande de ses qualités serait bien qu’il « est de la classe des travailleurs banlieusards ». Le mythe de l’artiste doué, solitaire, accumulant les conquêtes, maladif, voire psychologiquement fragile, vivant la nuit, parfois dans les excès mais investi d’une vocation, autrement dit, le mythe de la bohème, cela n’est pas compatible avec la vie d’artiste telle que la conçoivent les membres d’Art d’aujourd’hui126. Deux séries complémentaires Les artistes interrogés par Roger Bordier sont ceux que l’on retrouve régulièrement dans les pages de la revue. Ils constituent ce réseau autour d’Art d’aujourd’hui qui a été précédemment défini. Les rédacteurs ont donc à cœur de leur donner une respectabilité qui passe, on le voit, par les notions de travail et de famille. Certains artistes témoignant dans "L’Art et la manière" le font également dans "Le Passage de la ligne". Les deux séries se complètent alors parfaitement donnant une approche du travail de l’artiste particulièrement riche, sous un angle original. Il en est ainsi de Jean Dewasne, Jean Deyrolle, Auguste Herbin, Alberto Magnelli, Richard Mortensen, Edgard Pillet, Serge Poliakoff et Victor Vasarely. On remarque que Sonia Delaunay qui n’avait pas voulu répondre elle-même à la question de son « passage de la ligne » considérant que les textes de son mari parlaient pour elle, n’aborde pas 125 ème Roger Bordier, “Le fer et le faire de Jacobsen”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 48. 126 En cela ils s’opposent à la représentation collective de l’artiste que Nathalie Heinich définit dans son livre L’Elite artiste – Paris, 2005 - comme « la normalité en art » et dont elle situe l’origine au roman de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu en 1831. A la lecture de ce minutieux décryptage de l’image du créateur, on saisit les écueils dans lesquels les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui ne veulent pas faire tomber leurs lecteurs tant amateurs qu’artistes. Considérer l’artiste a priori comme un être d’exception, c’est l’exclure, in fine, de la société. 184 non plus franchement le problème de la technique mais commente son travail sous un angle large. Roger Bordier se souvient : « Ah… elle était difficile… j’ai eu du mal alors que je la connaissais très bien. Quand je lui ai téléphoné pour lui parler du projet, elle a trouvé que c’était une excellente idée. Mais lorsque je l’ai rencontrée, j’ai senti des réticences ; j’ai senti qu’il y avait des choses qu’elle voulait me dire et d’autres non, qu’elle hésitait : “Ne parlons pas de ça”… c’était son caractère. »127 L’intérêt des articles de ces deux séries dépend en effet beaucoup de la volonté de l’artiste interrogé à se prêter à cette introspection. Ainsi, plus le créateur entre dans les détails de sa technique plus son œuvre prend du relief. Roger Bordier parle d’une grande confiance qui le liait aux artistes : « Sans cela, ça n’aurait pas fonctionné, cela n’aurait pas été possible. Je crois qu’aucun n’a refusé. »128 Cela va dans le sens d’un milieu restreint de l’abstraction géométrique où tout le monde se connaît et se soutient. Roger Bordier raconte qu’il était seul à sélectionner les artistes et que si Roger Van Gindertael et lui ont eu des choix communs, ce n’était pas suite à une concertation. Ainsi, sur les vingt-deux artistes du "Passage de la ligne", hormis les sept pionniers décédés et les quatre jeunes choisis dans l’Atelier d’art abstrait de Jean Dewasne et Edgard Pillet, tous les autres peintres (Jacques Villon et César Domela exceptés), sont interrogés par Roger Bordier. Soit neuf artistes en commun129. Le cas Joseph Lacasse A la question de l’absence de photographie d’œuvre achevée dans les articles de "L’Art et la manière", le rédacteur a répondu qu’il « supposait [les artistes] assez connus », qu’Art d’aujourd’hui n’avait pas pour but de faire découvrir des créateurs. Il faut alors s’interroger sur le texte consacré à Joseph Lacasse. Paru dans le numéro 127 Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V. Ibid. 129 La série "L’Art et la manière" comprend vingt entretiens d’artistes. 128 185 de novembre 1954, soit en même temps que le dernier épisode de "L’Art et la manière", son titre est assez éloquent : "Il faut maintenant connaître Lacasse"130. Roger Bordier n’avait-il pas choisi cet artiste pour faire partie de son enquête sur la technique ? On remarque dans un premier temps qu’exceptionnellement dans cet ultime partie de la série, ce ne sont pas trois voire quatre artistes qui sont interrogés mais seulement deux, donnant ainsi l’impression d’un dossier incomplet. Dans un second temps, le texte lui-même, s’il présente longuement Lacasse, insiste ensuite sur sa technique et emploie la même approche que dans "L’Art et la manière". La fin du texte est d’ailleurs très proche d’un article de cette série, tout comme les photographies de Sabine Weiss qui montrent l’artiste au travail, des esquisses et un détail d’œuvre. Ainsi, comme on peut le deviner à la lecture du titre même de l’article, Roger Bordier avait peut-être prévu de l’inclure dans la série mais face à la méconnaissance du public, il a dû se résoudre à rédiger une longue introduction afin d’en faire un texte de présentation de Joseph Lacasse. Un quotidien d’ascèse Ainsi, en montrant les artistes au travail, expliquant de manière très pragmatique les problèmes qu’ils peuvent rencontrer, livrant même leurs recettes, Art d’aujourd’hui montre l’acte créatif comme un travail quotidien, souvent difficile, fait de gestes répétés, d’habitudes, loin de l’idée du génie inspiré que peut en avoir le public. C’est également une manière de prouver que l’on peut s’intéresser à l’avantgarde sans négliger la technique, et cela, à travers des propos intelligents. Une façon également de revoir un discours ambiant pendant et après-guerre qui remet au goût du jour le travail manuel et les techniques en les opposant à un art novateur, les deux semblant incompatibles131. Art d’aujourd’hui qui s’attache à faire renouer le 130 ème Roger Bordier, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°7, novembre 1954, pp. 13 à 15. Voir à ce sujet Sarah Wilson, “La Vie artistique à Paris sous l’Occupation” dans le catalogue ParisParis 1937-1957, p. 147 à 157. Elle cite notamment cet extrait de “L’Art et le peuple”, éditorial du magazine Chantiers (qui soutient avec force l’artisanat) par Robert Forestier (n°14, 15 décembre 1941) : « C’est méconnaître le bon sens, et parfois même le goût du peuple, que de lui infliger de tels enfantillages [à propos du Faucheur de Miró au Pavillon espagnol en 1937]… C’est chercher à le 131 186 public et l’art d’avant-garde, n’hésite pas à établir une comparaison entre l’artiste et l’ouvrier. Roger Bordier explique d’ailleurs que l’idée de "L’Art et la manière" « a beaucoup été soutenue par Léon Degand qui [lui] a dit [qu’il devait] peut-être élargir le sujet, voir l’ensemble des conditions de travail des artistes. », même s’il reconnaît que Degand s’intéressait plus particulièrement aux « difficultés au quotidien » des artistes132. Si la série ne s’étend pas sur ces préoccupations matérielles, la revue dans son ensemble se montre très sensible aux conditions de vie des artistes ; n’oublions pas qu’il est précisé dans l’éditorial du premier numéro : « La nouvelle publication ne comportera qu’un nombre de pages limité afin d’en rendre le prix abordable pour tous les artistes. »133 En montrant la réalité de la vie d’un plasticien d’avant-garde telle que la présente “Leur deuxième métier”134, les rédacteurs rapprochent une fois encore implicitement la vie de l’artiste de celle de tous travailleurs : « Finie la vie de Bohème en costume de bal, la vie du peintre est celle d’un homme comme les autres. Il doit gagner sa vie le jour, peindre la nuit. Il a oublié ce qu’est l’insouciance. Il vole péniblement quelques heures pour peindre. Ne laissons jamais dire à personne que le peintre a du génie dans la mesure où il meurt de faim ou de maladie, disons plutôt que, s’il a du génie, il peindra malgré tout, mais il perdra des années à travailler à une besogne pour laquelle il n’est pas fait. »135 Le ton du reste de l’article est plus léger. Onze courts paragraphes décrivent le métier, la famille et le quotidien d’autant d’artistes. Une photographie les montre chacun dans leur « deuxième métier » (fabricant de matelas pneumatiques, secrétaire, cordonnier, guitariste, attaché de l’ambassade du Brésil, etc.) et une reproduction d’un de leurs tableaux accompagne chaque texte. La conclusion redevient cependant amère : dégoûter définitivement de l’art, et c’est finalement l’insulter. ». 132 Entretien avec Roger Bordier, voir annexe V. 133 Juin 1949, non paginé. 134 ème Cécile Agay et Georges Boudaille, “Leur deuxième métier”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°1, octobre 1951, pp. 22 à 25. 135 Op. cit., p. 22. 187 « Ainsi le jeune peintre d’avant-garde [...] est condamné au célibat, à la stérilité et au régime monastique. [...] Celui qui veut, malgré tout (et ce tout est énorme), avoir une vie “humaine” et digne, doit “travailler” pour pourvoir à sa subsistance et à celle de la famille, s’il a eu le courage d’en fonder une. [...] On ne peut s’empêcher de s’indigner à la pensée de tant de temps perdu pour l’art ! Car ce sont sans doute là les meilleurs, ceux qui ont compris qu’il faut vivre pour peindre et non peindre pour vivre. Quand donc l’Etat, et les grandes entreprises industrielles et commerciales, enfin soucieuses de leur prestige, comprendront-ils le rôle qui leur échut de remplacer les mécènes d’antan par des commandes de décoration dignes de leur budget ? »136 L’exemple de Wols retracé par Michel Ragon Afin de mieux comprendre l’indignation qui perce à travers ces lignes, il apparaît nécessaire de citer longuement Michel Ragon qui décrit, avec le souci du détail de ceux qui l’ont cotoyée, la misère quotidienne dans laquelle vivent les jeunes artistes abstraits dans l’après guerre : « Je me souviens d’un vieil homme empâté, que je rencontrais fréquemment dans les rues de Saint-Germain-des-Prés, marchant pesamment en s’appuyant sur une canne, la tête nue, avec des cheveux en couronne sur un front dégarni. Il vivait avec sa femme dans une chambre d’hôtel, jouait du banjo, buvait sec. Comme la chambre était petite, il se servait de son lit comme table de travail, posant sur les couvertures de petites feuilles de papier qu’il remplissait de dessins rageurs. Il allait porter d’autres feuilles, maculées de taches de gouache, ou d’aquarelle, dans les galeries voisines, les offrant pour un prix modique. On les lui refusait partout. Certains galeristes, apitoyés, lui tendaient un billet de cinq mille 136 Op. cit., p. 25. 188 francs (cinquante francs actuels) et négligeaient de prendre l’œuvre que l’artiste offrait en échange de cette aumône. Lorsque ce peintre mourut, en 1951, je m’aperçus avec stupeur qu’il n’avait que trente-sept ans. Il s’agit de Wols, bien sûr. En 1973, quand la Nationalgalerie de Berlin organisa une rétrospective de Wols, qui eut un retentissement mondial, la pauvre compagne des jours terribles, Grety, m’écrivit : “Je suis écœurée lorsque je relis l’Argus du vivant de Wols, avec toutes les insultes que Messieurs les critiques d’art lui ont lancées pour les taches…[…]” Le rejet des artistes dits de l’abstraction lyrique, leur misère, de 1945 à 1950, est aujourd’hui inimaginable. Hartung, amputé d’une jambe, paraissait un privilégié avec sa petite pension de légionnaire mutilé de guerre. Schneider gagnait sa vie comme restaurateur de tableaux anciens. Poliakoff était guitariste dans un cabaret russe où un peintre alors célèbre, son compatriote Terechkovitch, lui jetait fastueusement des pourboires. Gilioli s’était casé dans un entrepôt de la S.N.C.F., près de l’impasse Ronsin. […] Mais Wols, Atlan et les peintres de Cobra (Appel, Constant, Corneille, Jorn) touchaient le fond de l’indigence. En août 1947, le rationnement du pain avait atteint son chiffre le plus bas depuis 1940 […]. Ces deux cents grammes de pain constituaient pour la plupart d’entre nous le seul aliment solide. Plus chanceux que mes amis peintres et sculpteurs, je passais de la famine à la fringale apaisée lorsque je reprenais le harnais des travaux manuels : manœuvre d’usine en 1946, ouvrier agricole en Angleterre en 1950, peintre en bâtiment en 1951 ; pour ne citer que les vrais métiers. Georges Mathieu, lui, gagnait sa vie comme publiciste dans une compagnie de navigation américaine. Afficher ainsi un second 189 métier, au risque de passer pour un amateur, paraissait déjà de l’extravagance. »137 La sourde révolte des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui Les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ne s’étendent pas sur les détails de ces existences privées de tout. On trouve cette simple remarque de Victor Vasarely qui exprime avec pudeur tous les aléas de la vie d’artiste : « Si elle n’est pas toujours un drame, la vie d’un créateur est une aventure où il y a peu de place pour une sécurité quelconque. »138 Ou encore ces mots sous la plume de Pierre Guéguen qui donnent une idée du quotidien de certains photographes : « […] des jeunes mordus par la fièvre de l’image, qui habitent de sordides chambres d’hôtel, parfois sans eau. Ainsi Hassner, à qui il arrive de laver ses épreuves sur le palier ou dans la rue à une fontaine, au petit jour… »139 Quelques mois plus tard, le même s’indigne de propos rapportés de Georges Braque qui estime « concret » le prix des œuvres abstraites : « On ne peut s’empêcher d’évoquer plusieurs artistes abstraits qui travaillent dans la solitude en vivant littéralement de faim. Je parlais l’autre jour, dans Art d’aujourd’hui, de l’un d’eux, dont la misère courageuse doit délaisser la sculpture, où il excelle, pour dessiner sur du papier d’emballage, et cela dans un coin du Midi célèbre pour ses artistes richards. »140 137 Michel Ragon, D’une berge à l’autre, Paris, 1997, p. 164 à 166. ème Victor Vasarely, “L’Artiste et l’éthique”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 16. 139 ème Pierre Guéguen, “Tout n’est qu’image”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°7-8, Octobre 1952, p. 24. 140 ème Pierre Guéguen, “L’indigence de Braque”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°6, août 1953, p. 29. 138 190 Passée cette juste colère, la suite du texte, par Veillon Duverneuil, amène une réflexion supplémentaire d’une logique toute pratique : « Nous n’avons pas ouï dire, que [Braque] pratiquait de son côté des prix tellement abstraits ! Nous ne lui demanderons pas ici combien de millions il réclame pour se séparer de l’une de ses toiles, et ne lui en ferons pas le reproche. Une forme de solidarité professionnelle ou artistique voudrait en effet que les agissements et les exigences des “anciens” constituassent des exemples, auxquels les générations nouvelles pourraient – modestement – se référer. »141 Le rédacteur ne répond pas à l’attaque du peintre par une autre attaque, préférant une réflexion plus favorable aux jeunes artistes abstraits142. L’analyse de Léon Degand C’est que pour les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, la situation de l’accueil de l’art abstrait doit être revue à sa base comme l’explique Léon Degand143. Lui aussi use de beaucoup de bon sens pour envisager les différents moyens de venir en aide intelligemment aux créateurs. Ses reproches vont essentiellement à l’Etat qu’il accuse d’être frileux envers les jeunes artistes, favorisant ceux déjà reconnus. Le texte de Léon Degand est surtout instructif, ici, dans ce qu’il apporte d’enseignements sur les propositions d’aides. Il existe déjà d’hypothétiques achats institutionnels ou l’obligation pour les architectes s’occupant d’un important chantier 141 Veillon Duverneuil, “L’indigence de Braque”, ibid. Notons que la remarque de Georges Braque choque les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui au point que ème quelques mois plus tard (4 série, n°8, décembre 1953, p. 30), Michel Seuphor remet en question la véracité de ces dires. Il explique à propos de l’exposition Breuil que ce peintre est « encouragé » par Georges Braque et écrit : « Tiens ! je croyais Braque adversaire de l’abstraction, du moins si l’on en croit le journal Arts. […] Que faut-il donc penser du journal Arts et de ses interviews imaginaires ? Nous attendons un démenti de Braque à ces élucubrations de folliculaire en mal de copie. » 143 ème Dans son texte “La Situation sociale et économique de l’artiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°8, décembre 1953, pp. 17 et 18 dont sont tirées l es réflexions et les citations qui suivent. 142 191 de consacrer « un certain pourcentage du budget à des ornements de peinture ou de sculpture », la fameuse loi du 1% examinée plus loin. Enfin, il est envisagé de remplacer par des artistes les fonctionnaires chargés de la conservation de petits musées. Léon Degand ne voit de véritables solutions dans aucune de ces propositions. D’abord, les achats des musées, tout comme les commandes officielles, restent trop exceptionnels et puis « l’Etat […] possède à un degré miraculeux le goût instinctif de la médiocrité » ; ensuite l’architecte peut quant à lui préférer « une architecture sans ornement » ; enfin, « un bon peintre n’est pas nécessairement un bon conservateur », même d’un petit musée ! Le critique n’est pas plus séduit par les remises de prix qu’il juge inéquitables, les jeunes artistes recevant moins que leurs aînés. De plus, ces prix n’impliquent pas une contrepartie de la part du créateur, ce qui n’est pas non plus souhaitable pour ce dernier qui doit trouver sa place dans la société. Le rédacteur remet également en question le mécénat qui décharge à tort la société d’une tâche qui lui incombe : « La société aimerait qu’on fit quelque chose d’efficace pour les artistes, mais en dehors d’elle. Or ce sont précisément les solutions qui engagent la société qui, seules, seraient efficaces. La société est ravie du mécénat. Le mécène assume tout seul, en effet, des frais et des responsabilités dont elle évite la charge, mais dont elle partage les bénéfices. Qu’un original, se dit-elle, fournisse à un autre original les moyens de cultiver son originalité, c’est leur affaire. La société n’y risque rien et n’y perd rien. Et si l’artiste réussit, c’est un grand nom de plus à inscrire à l’actif de la société. » Enfin, Léon Degand critique fortement (« Il convient de se fâcher pour de bon. ») la quiétude d’esprit qu’inspire aux autorités le second métier des artistes : « [Il est] surprenant que l’on ose présenter la solution du second métier comme la plus souhaitable, la plus conforme au meilleur ordre des choses. » Globalement, le rédacteur reste insatisfait de toutes ces solutions. Le vrai problème reste, selon lui, le manque d’éducation du public, ce qu’il appelle : 192 « la vaste entreprise d’obscurantisme artistique que l’on a si admirablement mise sur pied et qui, depuis des dizaines d’années, avec une férocité qui ne faiblit pas, par tous les moyens, de l’école au musée en passant par la grande presse, s’acharne à discréditer auprès du public l’art de son époque, à dégoûter d’avance le public de l’art pratiqué par les vrais artistes vivant à son époque, à l’entretenir dans une ignorance somnolente, furibonde ou satisfaite du langage plastique de son époque. » De cet état de fait découlent deux conséquences : les artistes vivants ne trouvent pas d’acheteur puisqu’« on empêche de former des amateurs », et la société ellemême se trouve « [privée] des valeurs artistiques auxquelles elle a droit. » Victor Vasarely explique cette négation de l’avant-garde par la société comme une précaution que celle-là prendrait contre un véritable danger : « La société défend l’ordre et l’éthique établis, l’avant-garde vise à les modifier ou les détruire. Ne soyons pas étonnés si cette société ne nous prête pas main-forte en nous reconnaissant, en nous aidant matériellement. Pour elle, cela équivaudrait à un suicide, pour nous, à un triomphe prématuré. »144 b. Réflexions sur les musées Lien direct entre l’art et le public, lieu potentiel de sensibilisation, qui plus est d’acquisitions d’œuvres récentes, le musée cristallise nombre d’espérances des rédacteurs d’Art d’aujourd’hui. Il possède en effet le pouvoir de répondre à leurs attentes telles que les formule Léon Degand. Julien Alvard loue : « cette mission de diffusion de la sensibilité artistique moderne » que s’est attribuée le musée de Grenoble, regrettant aussitôt après qu’au musée national d’Art moderne, « la 144 ème “L’Artiste et l’éthique”, dans Art d’aujourd’hui 5 série, n°7, novembre 1954, p. 16. 193 peinture abstraite [fasse] antichambre sans qu’on sache vraiment pourquoi et cette prudence confine à la tiédeur. »145 Pour avoir une résonance sociale, le musée doit avant tout répondre à des problèmes extrêmement pratiques. C’est sur des détails très concrets que les rédacteurs de la revue s’arrêtent – rejoignant les préoccupations de Fernand Léger qui indiquait tout simplement que : « Les musées sont des endroits qui ferment à six heures : exactement au moment où les ouvriers sortent des ateliers. »146 A en croire les critiques d’Art d’aujourd’hui, les musées parisiens n’ont pas que ce détail d’horaire à revoir, et tout ce qui leur est reproché l’est d’autant plus que Paris, capitale des arts, se doit de promouvoir la création. Parmi cet ensemble d’institutions culturelles, le musée d’Art moderne se trouve particulièrement montré du doigt, notamment par Léon Degand. Les déconvenues de Léon Degand Est-ce son expérience de directeur du musée d’Art moderne de São Paulo en 1948 et 1949 qui fait qu’il est le critique qui rend le plus souvent compte de ses déconvenues lors de visites dans les lieux institutionnels ? A lire ses articles, il semble qu’une exposition à Paris n’implique pas forcément que les œuvres soient « exposées », c’est-à-dire – selon le Petit Robert – « soumises à la vue ». Les pièces se trouvent en effet accrochées ou posées, elles sont présentes, mais pas forcément lisibles, ni même, visibles. Dans son premier texte sur le sujet, “L’Air de Paris”147 Léon Degand compare les expositions à « un débarras vétuste et en désordre ». Il dit trouver les vitrines de la rue du Faubourg Saint-Honoré mieux agencées. Le critique en arrive à se demander si des articles de confection ne sont pas mieux considérés que des œuvres d’art. Les couleurs de certaines se trouvent en effet totalement dénaturées 145 “Epanouissement de l’Art abstrait, exposition organisée par le Musée de Grenoble à la galerie ère Maeght”, dans Art d’aujourd’hui 1 série, n°1, juin 1949, non paginé. 146 “L’Art et le peuple - 1946”, dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 250. 147 ère Brève de la partie "Expositions", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non 194 par un mauvais éclairage, quand ce n’est pas le tableau dans sa totalité qui devient illisible. Léon Degand accumule les déconvenues et son ton trahit un profond agacement : « Ailleurs, des peintures doivent être regardées à contre-jour. Ailleurs encore, des tableaux sous verre sont placés de telle manière que l’on a beau se contorsionner, les reflets de la vitre empêchent toujours de distinguer quoi que ce soit. En maints endroits, des verrières encrassées – et Dieu sait depuis quand – tamisent fâcheusement la belle lumière ». A ces problèmes techniques s’ajoute un manque de soin dans la présentation qui fait se rencontrer des œuvres qui s’entrechoquent, se heurtent, et « se détruisent mutuellement. » Mais le paroxysme de l’exaspération arrive avec cette constatation que le rédacteur fait à plusieurs reprises, dans divers lieux : les tableaux se voient ornés d’un numéro d’ordre collé (quand ce n’est pas punaisé) à même la toile. Et Léon Degand d’envier le sort des chaussures et des soutiens-gorge du Faubourg Saint-Honoré… C’est le même constat qu’il fait moins de deux ans plus tard avec un texte intitulé “Chronique désabusée des musées de Paris”148 : couleurs faussées par l’éclairage, numéro d’ordre à même la toile. Cela dans quatre lieux différents : le Petit Palais, le Jeu de Paume, le musée Carnavalet et le musée d’Art moderne. Léon Degand appuie son propos d’un exemple précis. Il compare en effet le souvenir qu’il gardait du tableau des Trois musiciens de Velasquez contemplé au Palais des beaux-arts de Bruxelles sous la lumière naturelle des verrières, à la vision que lui en offre le Petit Palais : « […] Les Trois musiciens sont placés sur un mur beaucoup plus éclairé et, miracle, le tableau a disparu. La lumière de plein fouet, en créant des reflets, l’a éteint. » Léon Degand rapporte que c’est le cas de la plupart des œuvres exposées, l’éclairage étant celui de tubes fluorescents. paginé. 148 ème Dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°4, mars 1951, p. 28. 195 Comment apprécier un tableau si celui-là est « deven[u] à peu près incompréhensibl[e] » ? Et c’est bien là que réside le problème : ces œuvres mal éclairées, mal présentées, « disparaissent » ou « deviennent incompréhensibles ». Le critique n’en est pas à se demander si les musées parisiens peuvent permettre aux visiteurs de se cultiver ou de s’enthousiasmer. Il ne peut que constater que ces musées tuent les œuvres. Il en explique la raison : « [Le] détestable éclairage […] saisit en force le haut des tableaux, et laisse le bas dans une ombre relative. Le haut est exalté, le bas étouffé, toutes les valeurs sont faussées. » Et cela dans le meilleur des cas, quand ce n’est pas le vernis qui devient surface réfléchissante. L’éclairage est bien sûr un souci majeur dans la présentation des œuvres, et la technologie des années cinquante ne permet pas encore l’idéal de la lumière naturelle obtenue par un éclairage artificiel. Léon Degand parle de « l’injure d’un éclairage forain » pour L’Etienne Chevalier et Saint-Etienne de Fouquet qui se trouve sous les feux d’un projecteur. Ce sont à chaque fois des cas manifestes, des observations simples qu’émet le critique. Ainsi, si les musées n’apportent pas culture et enthousiasme aux visiteurs, Léon Degand leur permet néanmoins d’entraîner leur sens critique ! Les problèmes techniques ne sont pas les seuls à pouvoir « détruire une œuvre ». Lorsque le rédacteur décrit une exposition au Pavillon de Marsan du Louvre, il se montre en proie à un total désarroi face à la mise en place de l’exposition. L’agencement des œuvres lui semble incohérent et l’effet produit n’est pas seulement une exposition incompréhensible pour le public, mais aussi une altération des pièces exposées qui se repoussent au lieu de se répondre : « Il semble que ces responsables aient craint comme peste, menés par quelque secrète phobie, le groupement des œuvres par peintres et par tendances, ou, même, par simples parentés formelles ou chromatiques. On aura rarement assisté à pareille cacophonie, à pareille démolition de tableaux par rapprochements indésirables et incongrus. »149 Il ne suffit pas d’accrocher une œuvre même avec de bonnes conditions d’éclairage, elle doit être aidée par le commissaire d’exposition qui la met en valeur grâce à la 149 ème “Cinquante ans de Peinture française”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 26. 196 scénographie et à des résonances avec d’autres pièces. Ce point de vue est plus explicite encore dans l’article que Léon Degand rédige sur le quatrième Salon de la Jeune Sculpture150. La mise en espace du Salon de la Jeune Sculpture Lorsqu’il commente cet événement qui se déroule dans les jardins du musée Rodin, le rédacteur ne cherche plus les bons mots mais se fait très explicatif. Il procède à une description assez méthodique des erreurs qu’il voit dans la mise en place des sculptures, et les photographies, prises sur les lieux, appuient le texte. Léon Degand introduit son article en relatant la déception que cause l’exposition. Les visiteurs en accusent les œuvres mais le critique, lui, avance une autre cause : « Une sculpture vaut par elle-même, sans doute. Mais quels que soient ses mérites, elle vaut aussi en fonction du milieu où il nous est donné de la considérer. » Il décrit ensuite différentes œuvres en expliquant ce qui en gâche non pas la contemplation mais tout simplement l’appréhension, la visibilité. Le lieu ne convient pas (un jardin avec des feuillages encombrants) ni la disposition des sculptures qui se retrouvent alignées et insuffisamment espacées les unes des autres. Selon la nature et la matière de l’œuvre, elle résiste ou non à ce décor envahissant. La façon dont Léon Degand expose ces handicaps est très claire, didactique. Elle aide à faire comprendre au lecteur l’importance de la mise en scène d’une exposition par des remarques simplement basées sur l’observation : « […] Il n’est guère étonnant, si la sculpture de Arp se défend par sa masse de blancheur, que celle de Bloc perde la finesse linéaire de ses proportions, et que le fer énergique de Jacobsen et la tôle de Lardera se dissolvent dans leur fond sombre d’arbustes feuillus. » 150 ème “Le 4 ème salon de la Jeune Sculpture”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°6, août 1952, p. 24. 197 Pour un accrochage logique Pour Léon Degand, le problème est toujours le même : le manque de logique. On l’a constaté dans sa critique de l’exposition Cinquante ans de peinture française au Pavillon de Marsan du Louvre, on le retrouve dans celle du Pavillon français de la Biennale de Venise : « Dufy dont les peintures doivent être regardées de près, dans la grande salle ; Léger, dont les peintures, même les plus petites, sont monumentales, dans une salle relativement minuscule ! La saison ne paraît pas favorable aux accrochages selon la logique. »151 Léon Degand apprécie un accrochage « d’une grande clarté », chaque œuvre devant être « suffisamment éloignée de sa voisine, toujours choisie, cependant, afin d’éviter les rencontres nuisibles. »152 C’est à dire un accrochage « logique, clair, bien aéré. »153 Il s’en explique dans la critique du Salon de mai 1952 : « C’est une navrante entreprise de destruction, et les tableaux des organisateurs, eux-mêmes, n’ont pas été épargnés. […] Je pense au public, qui ne sait presque jamais pourquoi un tableau lui donne mauvaise impression (il suffit de lui avoir montré dans des conditions fâcheuses de présentation), aux peintres que l’on accusera d’avoir mal peint, au Salon de Mai lui-même, qui n’avait pas besoin de cette disgrâce. Sans excuses. »154 Car c’est bien toujours du public qu’il est question en filigrane. Un public qui a besoin de repères : « Pour le public, le dépouillement passe pour du vide, la simplification pour pauvreté, la surcharge pour richesse, la profondeur pour supercherie, la liberté pour provocation »155. 151 ème ème “La XXVI Biennale de Venise”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°6, août 1952, p. 17. “Le Septième Salon des Réalités Nouvelles”, dans Art d’aujourd’hui, août 1952, op. cit., p. 26. 153 ème “Les Picasso des Musées de Leningrad et Moscou”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, maijuin 1954, p. 59. 154 ème “Le Salon de mai”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°5, juin 1952, p. 25. 155 ème Dor de la Souchère (conservateur), “Le Musée d’Antibes et Picasso”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, p. 22. 152 198 C’est pourquoi Léon Degand, regrettant les mauvais choix opérés lors de l’exposition sur le cubisme présentée au musée d’Art moderne à Paris, met en garde : « Il ne faut pas contribuer à entretenir des erreurs dans l’esprit souvent confus d’un public souvent mal informé »156. Cette remarque figure dans le numéro qu’Art d’aujourd’hui consacre à ce mouvement au travers de propos limpides ; une manière de joindre le geste à la parole. Ainsi que le constate Pierre Guéguen, louant des expositions d’art abstrait se déroulant dans le sud de la France : « Voici un point capital : la qualité de cette sorte d’exposition a une importance énorme pour la diffusion de l’Art Abstrait. »157 Le numéro "Photographies" : une exposition sur papier Clarté et didactisme guident les rédacteurs autant que les metteurs en pages d’Art d’aujourd’hui tout au long des cinq années d’existence de la revue. Les reproches faits à l’encontre des expositions ne sont donc pas que des paroles. Le numéro consacré à la photographie158 reste un bon élément de comparaison. D’une présentation différente des autres livraisons, il laisse la plus grande place à des photographies qui se succèdent, se confrontent sur une succession de doubles pages. Il s’agit donc en quelque sorte, d’une exposition sur papier et les partis pris par le comité de rédaction donnent alors, à notre réflexion, tout son sens. En presque quarante pages sont ainsi mis en évidence des caractéristiques de la photographie. Le choix du sujet d’un cliché se lit dans une opposition (p. 5253), des analogies (p. 34-35) ou une récurrence de la forme (p. 16-17). Les aspects plastiques comprennent, quant à eux, les oppositions noir/blanc (p. 20-21), la composition (p. 4-5), les alternances de rythmes (p. 8-9, 18-19 et 44-45), les jeux de lignes (p. 2-3, 22-23 et 28-29), de courbes (p. 50-51), les plans plus ou moins rapprochés (p. 14-15 et 36-37), ou le rendu de la matière (p. 30-31, 42-43, 54-55). Ce numéro, en mettant l’accent sur des concordances ou des oppositions 156 ème “La Peinture cubiste”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°3-4, mai-juin 1953, p. 30. ème “Azur et abstraction”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°6, août 1952, p. 28. 158 ème Art d'aujourd'hui, 3 série, n°7-8, octobre 1952. 157 199 essentiellement formelles, donne en fait une leçon d’abstraction : « Et grâces soient rendues à l’Art Abstrait, à la vision nouvelle qu’il nous donne du monde dont il se détourne. »159 Le musée d’Art moderne : bête noire de Léon Degand Amener le public vers l’abstraction voilà qui devrait être, selon les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, la mission de la capitale des arts, par essence à l’avant-garde. « Mais, quand même, ne perdons jamais de vue que Paris doit être exemplaire »160 : cette idée reste très présente dans les pages de la revue et en particulier dans les textes de Léon Degand. Il en explique la raison par le fait que : « Paris passe pour le centre mondial des arts plastiques de l’époque contemporaine. »161 On comprend alors d’autant mieux sa déception lorsqu’il arpente les salles du musée d’Art moderne. Ne titre-t-il pas d’ailleurs son article : "Le Musée qui devrait être exemplaire : le Musée d’art moderne de Paris" ? Pour le critique, pas de demimesure : « La mission du Musée d’art moderne, à Paris, est donc singulière, plus importante, plus vaste, plus délicate qu’en n’importe quel autre endroit du monde. »162. La réalité paraît bien différente de ses ambitions, et Léon Degand ne peut s’empêcher d’éreinter l’institution muséale dans plusieurs chroniques. Dans ce texte, le critique abandonne son ton à la fois ironique et agacé pour exposer clairement ses réserves. Il note d’abord des manques dans la collection, tel Georges Seurat, absent de la salle du néo-impressionnisme parce que laissé au Jeu de Paume (où sont exposés les impressionnistes), ou Dada et l’expressionnisme qui ne sont pas montrés. Il regrette la mauvaise présentation des mouvements qui mène 159 Pierre Guéguen, “Tout n’est qu’image”, dans Art d'aujourd'hui, op. cit., p. 43. ère Léon Degand, “L’Air de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé. 161 ème Dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°1, octobre 1950, p. 20. 162 On retiendra également la réflexion d’André Bloc : « Comment peut-on, à Paris, rater aussi ème totalement des expositions ? ». “Sculpture en plein air” dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°8, octobre 1951, p. 4. 160 200 à la confusion : les salles consacrées au fauvisme ou au cubisme contiennent effectivement des œuvres d’artistes ayant participé à ces mouvements mais les pièces exposées ne correspondent pas à ces périodes. Léon Degand s’inquiète : « Dans ces conditions, un visiteur peu averti – et c’est, pensonsnous, pour lui aussi que les musées sont faits – est en droit de s’imaginer que fauvisme et cubisme désignent des groupes de peintres, et non certaines manières de ces peintres. » De même, il constate que les tableaux étiquetés abstraits ne le sont pas tous163. Enfin, le rédacteur s’arrête sur une certaine partie des œuvres qu’il juge ne pas être de grande qualité soit parce que leurs auteurs sont assez médiocres, soit parce que le conservateur n’a pas fait les bons choix en achetant les œuvres d’artistes pourtant talentueux. A ces critiques de faits qui ressemblent plus à de la maladresse ou à de la négligence de la part du musée, Léon Degand joint des reproches sur ce qui paraît bien être une réelle volonté de muséographie. Mobilier et objets d’art décoratif sont en effet présentés dans les salles afin de donner un éclairage sur l’époque de création des œuvres. Le rédacteur refuse de croire que des éléments extérieurs à la peinture puissent apporter quoi que ce soit quant à sa compréhension. Il ne voit dans cet aménagement qu’une source de confusion pour le visiteur et qu’une raison de plus pour lui de se détourner des œuvres : « Il est inutile de distraire l’attention du public de ce que l’on a tant de mal à lui faire comprendre. » Un an après, Léon Degand signe une courte chronique de l’exposition consacrée à Paul Signac au musée d’Art moderne – dont il critique la programmation habituelle en une phrase introductive : « Cette manifestation, contrairement à bien d’autres […] s’imposait. »164 Mais cette réserve ressemble presque à un bon point pour le musée à l’aune de la suite ! Les critiques de Léon Degand portent sur des incohérences et l’on comprend bien que cela est le fruit d’une certaine nonchalance, 163 A cette époque, en effet, le musée d’Art moderne connaît un nouvel accrochage qui intègre les abstraits (ou assimilés…). Georges Richar-Rivier, dans son doctorat La Nouvelle Ecole de Paris et la revue Art d'aujourd'hui ou les abstractions au début des années cinquante (Lille, 1987), liste les artistes représentés dans cette institution ainsi que ses acquisitions, pp. 221 à 213. 164 ème “Rétrospective Signac”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°1, décembre 1951, p. 25. Souligné par nous. 201 un manque de passion. Cette indifférence devient vite un manque de respect lorsque, une fois de plus, les numéros d’ordre sont mis « à même la surface peinte de l’œuvre, incorporant ainsi à la composition un élément étranger, parfaitement incongru. » Ici le dommage est seulement d’ordre esthétique. Ce que rapporte le critique deux ans plus tard, en visitant la salle des acquisitions récentes, montre qu’il atteint parfois l’intégrité de l’œuvre. A lire les uns après les autres les textes que Léon Degand écrit sur le musée d’Art moderne, on peut avoir l’impression d’assister à une série de feuilletons burlesques. Pour rédiger ses « Fâcheuses découvertes »165, résultat de toutes les critiques qu’il a émises et accumulées, le rédacteur dit être retourné au musée en ayant oublié ses précédentes déconvenues. Elles ont pourtant dû lui revenir bien vite en mémoire puisqu’à peine entré dans les lieux, il se heurte à un « abominable stand de fancy-fair », autrement dit : « le kiosque de vente des publications, livres d’art, reproductions ». Pour le décrire, le critique utilise à nouveau le qualificatif de « forain » (« [des] toiles […] couvertes de peintures d’un style mi-salon, mi-forain ») comme il l’avait fait pour l’éclairage du Petit Palais. Léon Degand regrette certainement le clinquant de l’installation, son manque de discrétion qui ne prépare pas le visiteur à la contemplation. Que penser alors des œuvres présentées dans un lieu qui a des attributs de foire ? Comment les considérer comme des pièces uniques, précieuses, voire exceptionnelles ? Il énumère et comptabilise les égarements du musée. Son agacement augmente au fur et à mesure. Le ton trahit déjà son irritation lorsqu’il pénètre dans les salles : « Il est 16 h 15 et le musée ferme à 17 heures. Il fait presque noir et il n’y a pas de lumière. On paye donc pour ne rien voir. » Des phrases courtes, catégoriques, s’appuyant sur de simples constats pour une évidence bien regrettable en guise de conclusion : on ne voit rien dans ce lieu d’exposition… et en plus, on a dépensé de l’argent pour cela. Enfin Léon Degand revient sur ce qui le choque le plus : jusqu’à présent il s’indignait de ce que les cartels posés sur la toile parasitent la composition, ici, il a à déplorer des cartels punaisés dans la matière de l’œuvre. Il 165 “Fâcheuses découvertes au Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, 4 janvier 1953, p. 28. ème série, n°1, 202 décrit cela comme il raconterait un acte de torture : « Le petit papier est fixé par deux bonnes punaises dont les pointes sont enfoncées dans la peinture même ». Arrivé au terme de sa description, Léon Degand est en proie à un réel désarroi : « Voilà qui est édifiant et se dispense d’autres commentaires. Le plus terrible, c’est que l’on n’est même plus surpris. » Il précise : « Je signale ces faits sans aucun plaisir. » Le rédacteur est personnellement très attaché à Paris. Il l’est d’autant plus que, belge de naissance, il se sent « redevable de la majeure partie de [sa] formation à la culture française ». S’ajoutent à cela ses voyages à l’étranger qui lui ont permis « de mesurer […] l’importance capitale de Paris dans le monde des arts »166. Moins passionné mais aussi critique : Michel Seuphor Michel Seuphor, moins passionné mais aussi critique, rédige deux autres chroniques sur des expositions se déroulant au musée d’Art moderne. Ici, le ton ne prend pas l’implication personnelle qu’y met Léon Degand mais les reproches émis restent à peu près les mêmes. Lors de l’exposition sur Le Corbusier167, Michel Seuphor note l’effort de scénographie du musée mais en conteste la forme. La salle se trouve divisée « en boxes et passages placés d’une manière asymétrique » ; présentation que le critique juge « un peu irritante » car elle contraint par trop le regard. Pourtant, présenter les travaux de Le Corbusier sous la forme d’une série de modules ne paraît pas dénué de cohérence. Aujourd’hui, les expositions dont la scénographie prend une place importante tant esthétique que symbolique sont courantes. Le rédacteur trouve quant à lui la présentation de l’exposition confuse. Partage-t-il l’avis de Léon Degand qui écrit en constatant que le musée mêle dans ses salles art et art décoratif : « Il est inutile de distraire l’attention du public de ce que l’on a tant de mal à lui faire comprendre. »168 ? Une exposition doit-elle 166 “Le Musée qui devrait être exemplaire : le Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 21. 167 ème “Le Corbusier”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°8, décembre 1953, p. 26. 168 Op. cit. 203 seulement être claire et respecter les œuvres ? Pour Michel Seuphor, la maladresse de la scénographie qui dénature l’exposition consacrée au Corbusier s’accorde avec les remarques de Léon Degand quant à une certaine désinvolture dans le traitement des œuvres. Depuis novembre 2000, la Cité universitaire de Caracas construite entre 1940 et 1960 selon les plans de l’architecte Carlos Raúl Villanueva est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il aura fallu du temps pour que cet ensemble exemplaire de la synthèse des arts soit reconnu. Dans la Cité universitaire de Caracas prennent place sculptures, mosaïques, vitraux, peintures murales, d’artistes tels Jean Arp, André Bloc, Alexander Calder, Henri Laurens, Fernand Léger, Antoine Pevsner, Victor Vasarely et d’autres. Un lieu qu’Art d’aujourd’hui ne manque pas de présenter longuement dans un article très illustré169. Quelques mois avant l’inauguration de la Cité universitaire, les œuvres et projets sont exposés dans le hall du musée d’Art moderne de Paris. L’exposition ne dure que deux jours mais Michel Seuphor en rend compte, regrettant que le musée ait réalisé cette manifestation : « avec la plus mauvaise grâce du monde »170. Les pièces sont exposées dans l’entrée « mêlées à d’autres objets encombrants ». La description qu’il fait de la présentation de certaines œuvres montre plus que de la mauvaise grâce : « D’André Bloc nous avons pu voir la mosaïque elle-même (2m.60 x 6m.50), quoique voir soit beaucoup dire : l’œuvre était placée derrière d’épaisses colonnes carrées de telle manière que d’aucun angle la vue ne pouvait l’embrasser dans son ensemble. Je ferai la même doléance pour le grand bronze de Arp (3m.20 de haut), placé dans une encoignure et pitoyablement éclairé par un réflecteur braqué sur l’une de ses bosses. » On comprend bien que si les efforts de scénographie originale du musée d’Art moderne se conjuguent avec de telles incohérences, ils irritent plus qu’ils ne 169 Léon Degand et Roger Bordier, “Essai d’intégration des arts au centre culturel de la Cité ème universitaire de Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, pp. 1 à 6. 170 ème Michel Seuphor, “Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 28. 204 convainquent les critiques d’Art d’aujourd’hui. Cette phrase de l’éditorial du numéro consacré aux musées d’art moderne résume tout cela : « Hélas, pourquoi nous faut-il déplorer que Paris, Capitale Mondiale des Arts, ait failli à sa tâche en ne proposant qu’un Musée d’Art moderne médiocre, d’une architecture à la fois pédante et incohérente et dont le contenu donne une physionomie inexacte de l’art contemporain. »171 Une livraison consacrée aux musées d’Art moderne De remarque en remarque, Art d’aujourd’hui montre son intérêt pour la scénographie, que les manifestations se déroulent en institutions ou dans les galeries. Une exposition d’André Bloc à la Galerie Apollo de Bruxelles donne d’ailleurs lieu à un double texte laissant autant de place et d’importance à la critique de l’exposition elle-même qu’à sa présentation172. On constate également tout au long des publications que de nombreuses critiques sont illustrées par des photographies de l’exposition elle-même ; les œuvres étant cadrées suffisamment large pour les montrer en situation et non sorties de leur contexte. Les musées d’art moderne, lieux de tant d’espoirs, il faut le répéter, deviennent ainsi l’objet de toutes les attentions auquel un numéro spécial est consacré en octobre 1950. L’éditorial indique dès sa première phrase que le nombre de musées augmente considérablement mais que ce sont là des lieux de conservation du passé : « Le respect du passé […] amène à oublier le présent. »173 Ce que Michel Seuphor traduit par cette phrase éloquente : « Les musées sont des 171 ème ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°1, octobre 1950, 2 de couverture. Notons aussi, à propos du rôle que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui donnent à Paris, cette phrase de conclusion du texte collectif “Le ème respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs public”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, décembre 1954, p. 2 : « La situation est d’autant plus grave que la cause de la France, en l’occurrence et aux yeux de tous, se confond avec la cause de l’art. », voir annexes p. XI. 172 ème Jo Delahaut, Jean Seaux, “Exposition André Bloc à Bruxelles”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°1, janvier 1953, p. 25. 173 Dans Art d’aujourd’hui, octobre 1950, op. cit., deuxième de couverture. 205 cimetières » 174 . Et cela n’exclut pas les musées d’art moderne qui, selon lui, adoptent d’abord les suiveurs avant de consacrer le génie, une fois qu’il est mort. Le rédacteur écrit ce texte alors qu’il revient d’un voyage à l’étranger qui lui a permis de visiter de nombreux musées ; les cimetières de l’art ne sont donc pas l’apanage de la France. Pour Michel Seuphor, la vraie incohérence des musées reste que les œuvres n’ont pas pour destination première d’y être enfermées. Il achève sa démonstration en reconnaissant que sa plus grande émotion a été de retourner dans les ateliers de ses amis artistes. Le terme de « conservateur de musée » résonne d’ailleurs comme une sonnette d’alarme pour les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui qui préfèrent qualifier de « directeurs » les personnes collaborant à ce numéro de réflexions sur le musée et ses métiers. La revue tient à cette nuance, faisant observer qu’un conservateur conserve alors que les directeurs sont de « véritables animateurs qui avec une foi ardente se jettent dans la mêlée des Arts pour en arracher le meilleur. »175 Ainsi ce numéro se compose d’observations de directeurs de musée sur leur travail, et de présentations – essentiellement photographiques – de musées étrangers. A cela s’ajoutent le texte de Michel Seuphor évoqué ci-dessus, ainsi que “Le Musée qui devrait être exemplaire : le Musée d’Art moderne de Paris” de Léon Degand sur lequel il n’est pas utile de revenir. Le Stedelijk Museum par Willem Sandberg La revue s’ouvre avec le fameux texte du directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam 176, Willem Sandberg. Cet article est une suite de réflexions n’ayant pas forcément de lien entre elles, telle une prise de notes. Comme vu précédemment, cette succession de phrases courtes, sans majuscule, sans point et avec différentes typographies manque un peu de clarté, d’autant que les phrases sont complétées 174 “Les Muses fonctionnaires”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 19. Dans Art d’aujourd’hui, ibid., deuxième de couverture. 176 “Réflexions disparates sur l’organisation d’un musée d’art d’aujourd’hui”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., pp. 1 à 9. 175 206 par d’autres de police plus petite, dans la marge de droite, et que la lecture doit donc aller des unes aux autres. C’est une approche très concrète des besoins d’un musée, des problèmes auxquels un directeur doit faire face, des solutions que Willem Sandberg a trouvées, des choix qu’il a faits, qui sont proposés ici. Ses initiatives au sein de son musée sont innovantes ou volontaires. Innovant le fait que les tableaux non exposés soient laissés sur des cloisons coulissantes pour que le public puisse quand même y avoir accès. Innovante encore la disposition des sculptures qui se trouvent dans des niches « comme les livres dans une bibliothèque ». Innovante aussi la présentation tant d’œuvres graphiques, que d’exemples d’art appliqué et de films à la cinémathèque. Enfin, est volontaire le refus d’expositions liées à un événement (décès ou anniversaire d’un artiste), une programmation ne devant pas être, selon Sandberg, modifiée pour de telles occasions. Les initiatives du Stedelijk Museum sont visibles sur les photographies illustrant l’article. On y voit des enfants accompagnés vraisemblablement de leur instituteur, attroupés devant une œuvre et écoutant les commentaires d’un médiateur. Ou encore le système des cloisons coulissantes portant les tableaux que les visiteurs peuvent manipuler. Ou tout simplement des salles du musée, claires, spacieuses, à la présentation aérée et cohérente. Parmi les réflexions avancées, certaines sonnent comme des formules et résument à elles seules les idées développées. Ainsi, on notera que revendiquant la nécessaire marque du directeur dans les collections du musée, Willem Sandberg termine son article en établissant un parallèle entre l’art et l’amour : il présente ce qu’il aime et espère pouvoir partager avec les visiteurs. Cette implication est, selon lui, la seule façon de donner vie à ce qui est exposé. Une manière de faire écho à ce qu’il avance pour marquer la différence entre musée d’art moderne et musée d’art ancien : « Le musée d’art ancien tâche souvent de donner une idée objective du passé sans se rendre compte que cela est impossible. » Dans ce souci de faire partager son amour de l’art aux visiteurs, le directeur cherche à être le plus percutant possible. Pour cela il se fixe un premier objectif : « Une exposition qui sait accaparer le visiteur ne le fatigue pas ». Ainsi, il faut d’abord limiter la grandeur des manifestations : « Les expositions avec des centaines de numéros nous laissent comme seule impression un mal de tête ». Et s’il y a nécessité de didactisme dans un musée, il ne faut pas qu’il prime sur la contemplation. Afin d’éviter que le savoir 207 prime sur le plaisir, il fait en sorte que les visiteurs ne parcourent pas le musée absorbés par la lecture du catalogue : « Heureux sont les myopes ; leurs lunettes les empêchent de regarder alternativement les objets et les explications du guide ». Enfin, un musée a besoin d’ouvertures sur l’extérieur. D’une part pour que les passants aperçoivent les collections (comme un magasin qui ne peut se concevoir sans vitrine), d’autre part pour que le visiteur du musée puisse regarder la ville : « Il a besoin de comparer le monde irréel du musée avec la réalité de la vie quotidienne ». Ainsi, dans l’idéal, la visite au musée s’apparente à un agréable moment qui incite les passants à entrer, ce à quoi l’architecture même du lieu doit inviter : « Le front fermé et sévère d’un musée – même si on l’a déguisé en temple grec – n’a d’attrait que pour les snobs ». La conclusion du texte résume l’esprit dans lequel Willem Sandberg dirige l’institution : « J’aimerais bien inscrire à l’entrée de notre musée : celui qui entre oublie tout ce qu’il a appris sur l’art, celui qui sort commence à y penser. Tâchez de regarder par vos propres yeux. » Au final et de manière très pragmatique, il ressort de ses réflexions la nécessité d’horaires souples, d’une muséographie agréable et adaptable aux besoins, d’une bonne lumière, de prix attractifs – notamment par le biais d’abonnements afin d’encourager des visites courtes mais fréquentes – et de mélanger différentes formes de création – architecture, peinture, sculpture, art graphique, arts appliqués, cinéma et photographie. Autant d’attentions dans le but de privilégier le bien-être et le plaisir. Panorama de musées hors de Paris Plus technique est l’article "L’Architecture et l’organisation des musées d’art moderne"177. Son propos est de montrer la complémentarité qui doit exister entre architecture et muséographie dans la construction d’un musée. Pour cela, l’auteur donne un aperçu complet des besoins de l’institution en matière de muséographie 208 (entretien, éclairage, sécurité, bibliothèque, déambulation des visiteurs, espace pour les chercheurs, pour le personnel, etc.). Le lecteur ne se trouve plus placé comme un simple visiteur, il a connaissance des problèmes qui doivent être abordés pour le bon fonctionnement d’un musée. Pour ce numéro spécial, Art d’aujourd’hui choisit également de mettre en avant cinq musées d’art moderne (dont quatre américains). Trois d’entre eux sont présentés par une série de photographies dont la légende des clichés constitue le seul texte, aucun article n’étant signé. La revue privilégie ici encore autant que possible une mise en pages très illustrée. Cette volonté de laisser parler les images, de mettre le lecteur en position de spectateur et de lui permettre de juger par luimême est peut-être un peu poussée à l’extrême. Ainsi, sur une double pages178, cinq photographies montrent le Museum of Modern Art de New York, intérieur et extérieur. Les légendes sont lapidaires (« la façade », « exposition de matériaux », « une salle de sculpture », etc.) et ne donnent pas d’indication de jugement. Il est vrai que les clichés sont suffisamment explicites : façade résolument moderne, vaste salle de sculptures avec des éclairages dirigés et une lumière douce, présentation de design et de matériaux de fabrication, sculptures en plein air. Autant d’éléments qui mettent en valeur les œuvres ou qui sont la preuve de l’intérêt pour la synthèse des arts. Sur la page suivante, trois photographies présentent des expositions temporaires dans les salles du Walker Art Center de Minneapolis179. Les légendes sont tout aussi laconiques que celles de l’article sur le MoMA. Enfin, dans le même esprit, une double page est consacrée au Guggenheim avec, sur la page de gauche, un bref article non signé sur l’architecture de Frank Lloyd Wright180 illustré de la maquette du projet - qui n’est réalisé qu’en 1959 – et sur la page de droite, des photographies des salles du Guggenheim tel qu’il est en 1950181. Un court texte accompagne également les photographies du musée de San Francisco afin de vanter le choix de sa programmation et sa récente rénovation qui 177 Chita de la Calle, dans Art d’aujourd’hui, octobre 1950, ibid., p. 15. “The Museum of Modern Art, New York”, dans Art d’aujourd’hui, octobre 1950, ibid., p. 16. 179 “Walker Art Center – Minneapolis – Minnesota”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 18. 180 “Maquette pour le musée S.R. Guggenheim – architecte Frank Lloyd Wright”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 12. 181 “Museum of non-objective painting - S.R. Guggenheim foundation – New York”, dans Art 178 209 simplifie l’architecture au profit des œuvres exposées182. Art d’aujourd’hui loue également la muséographie, parlant de « techniques muséographiques », et applaudit les « techniques modernes didactiques, publicitaires et de la propagande ». Des réflexions toutefois vagues qui rendent ces présentations de musées étrangers assez énigmatiques. Qui a écrit les textes ? D’où viennent les photographies ? Qui les a prises ? Le choix de ces musées est-il le fruit d’une vraie enquête sur les institutions étrangères ou est-ce le résultat d’opportunités – de bonnes photographies, facilement disponibles ? Cependant, ce qui ressort des clichés des institutions américaines et qui peut être mis en balance avec ce que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui rapportent sur les musées français, est une simplicité, une sobriété, une clarté dans l’aménagement des salles : des tableaux espacés, des lumières apparemment diffuses, et pas un seul cartel sur les œuvres. Enfin, concernant les œuvres elles-mêmes, les photographies montrent essentiellement de l’abstraction. Seul le musée Kröller-Müller en Hollande, présenté comme une curiosité, bénéficie d’un avis personnel183. Michel Seuphor n’établit pas cette fois-ci de parallèle entre musée et cimetière mais entre musée et église. Sa découverte confine à l’expérience personnelle, au pèlerinage, ce qui séduit fortement le critique très croyant. Ainsi, son texte plein d’enthousiasme, tient du carnet de route. “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics”184 Un premier bilan de la situation muséale est donné avec ce numéro, un second, plus virulent, paraît dans le dernier Art d’aujourd’hui. Ainsi, avant de clore ces cinq années de publication, la rédaction de la revue diffuse en page deux, tel un avertissement pour mauvaise conduite, un texte encadré dont le titre en gras et en capitales annonce : “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics”185. Sa d’aujourd’hui, ibid., p. 13. 182 “San Francisco Museum of Art”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 10 et 11. 183 Michel Seuphor, “Le Musée dans les bois – Le Musée Kröller-Müller, Hollande”, dans Art d’aujourd’hui, ibid., p. 14. 184 Cf. annexe IV. 185 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°8, décembre 1954, p. 2. Voir annexes p. X I. 210 mise en pages l’apparente à un tract, à une affiche, à une annonce officielle. Le ton va de pair. Ce texte fait la somme des critiques rencontrées dans les pages d’Art d’aujourd’hui. On retrouve notamment résumées, celles émises durant les cinq années de publication à l’encontre du musée d’Art moderne et des Biennales de Venise. Le texte tient plutôt d’une énumération de faits (qui prend la forme d’une énumération de reproches) divisée en sous parties correspondant aux différents lieux visés par Art d’aujourd’hui. Une introduction très solennelle explique la raison de cette page. Le ton est grave, il s’agit de prendre ses responsabilités (« Avec le souci d’accomplir un devoir essentiel »), il est question de passion, de Paris capitale des arts et de la France toute entière qui dénigrent la création, de pouvoirs officiels qui ne font pas leur travail, et par conséquent, d’œuvres en péril. Ces remarques ont aujourd’hui valeur de témoignage sur l’agencement des musées au début des années cinquante. On constate d’abord que le lieu d’exposition n’est pas neutre, que le contenant ne s’efface pas devant le contenu. A la lecture du texte, on suppose au contraire une accumulation de signes extérieurs de richesses : « lourds rideaux inutilement décoratifs », « faux marbre », « encadrement des portes peint en faux bois sur le mur », « certains Rembrandt honorés de cadres pseudobaroques en contreplaqué », « abus de velours pompeux », « dorures ridicules aux fenêtres », « fausse richesse, genre nouveau riche ». Autant de détails qui, bien qu’ils ne soient qu’illusion pour la plupart, se réfèrent aux attributs de l’intérieur bourgeois par la noblesse des matériaux tels que l’étoffe des « lourds rideaux », le marbre, le bois, le velours, les dorures. Tout cela donne à la fois le sentiment que ces apparences apportent au musée une respectabilité, du prestige, de la grandeur (on est dans un lieu de culture, un lieu qui renferme les trésors des plus grands artistes), et dans un même temps, les caractéristiques de la décoration rappellent celles d’un intérieur privé, comme le serait celui d’un collectionneur. Cette image ne correspond pas à celle de mission de service public que doit remplir le musée, l’idée de collection privée se trouvant bien éloignée du rôle de l’institution muséale. Mais le rapport qu’établit Art d’aujourd’hui est sans merci et tous ces semblants de richesse paraissent encore plus dérisoires lorsqu’ils sont mis en parallèle avec ces autres descriptions : « murs sales et dégradés », « plafonds sombres » et « insuffisance et pauvreté inexcusables du matériel d’exposition ». 211 Comme évoqué plus haut dans un des articles de Léon Degand186, certaines œuvres du musée d’Art moderne partagent leurs salles avec du mobilier qui leur est contemporain ; cela afin d’indiquer la tendance d’une époque, les sources d’inspiration communes à différentes créations. C’est là un vrai choix de muséographie qu’Art d’aujourd’hui conteste, avançant d’une part que des œuvres se défendent seules et contestant d’autre part la qualité des pièces de mobilier exposées : « Meubles encombrants et laids, inutiles, bien que l’on semble prétendre le contraire, pour la compréhension des peintures qu’ils accompagnent. » Cette remarque est-elle le fruit de la mauvaise foi des rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ou le choix du mobilier est-il réellement contestable ? Y a-t-il eu un véritable travail de scénographie ou la présence de ces meubles est-elle circonstancielle ? La réflexion que développe Jean Cassou quelques années plus tard, en 1960, avec l’exposition d’ampleur européenne, Les Sources du XXème siècle, invite à penser que la volonté de médiation est patente. Sandra Persuy évoque, en effet, dans son article "Les Sources du XXème siècle : une vision européenne et pluridisciplinaire de l’art"187, une muséographie « environnementale », expliquant : « Certaines œuvres sont choisies à dessein pour leur capacité à évoquer la rencontre de différentes pratiques artistiques ». Elle établit, de plus, le parallèle entre l’événement initié par la Conseil de l’Europe et le recueil de textes rédigés par le directeur du musée d’Art moderne, Panorama des arts plastiques contemporains, publié la même année, dont la réflexion sous-tend celle de l’exposition. On comprend d’une part que Jean Cassou privilégie une approche plurielle et documentée de la création – dans son acception large – et, d’autre part, la description établie par Sandra Persuy indique que la ligne de cet ouvrage n’est guère éloignée de celle d’Art d'aujourd'hui : « Plusieurs chapitres consacrés à l’architecture, aux arts du spectacle (théâtre, ballet, cinéma) et à la renaissance des métiers d’art (céramique et tapisserie) témoigne également d’une vision pluridisciplinaire de la création artistique. L’alternance de textes 186 Léon Degand, “Le Musée qui devrait être exemplaire : le Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 20 et 21. 187 Dans dans Les Cahiers du musée national d’Art moderne, n°67, printemps 1999, pp. 30 à 63. 212 critiques, de chronologies de citations et d’extraits de documents originaux inaugure un nouveau type d’ouvrage à vocation pédagogique. » Peut-être sont-ce les profondes similitudes sur le fond qui rendent les divergences de formes insupportables à Léon Degand. Enfin, outre ces associations ponctuelles entre œuvres et mobilier contemporains, le musée d’Art moderne choisit de mêler genres et origines dans une visée pédagogique. Une comparaison est faite entre de l’artisanat congolais et des peintures cubistes, maladroitement appuyée par un carton explicatif. Ces choix de muséographie cherchent à faire comprendre la démarche des artistes ; mais qu’en est-il du Louvre lorsque « la Pietà d’Avignon [se trouve] placée devant un faux mur de pierres » ? Cette mise en scène cherche-t-elle à reconstituer l’emplacement original de l’œuvre ? Est-ce pour créer des respirations dans la visite et la rendre plus attractive ? Mise en perspective des pratiques actuelles Aujourd’hui, afin d’échapper un peu à la désormais traditionnelle neutralité du cube blanc, certains musées osent des couleurs de cimaises très vives dans leurs salles d’expositions permanentes ou temporaires. Ce choix intervient forcément dans l’appréhension que l’on peut avoir de l’œuvre. Le mur n’est plus seulement support, il devient accompagnement. C’est aussi un moyen de jalonner la visite, de rythmer la déambulation dans des successions de salles. Art d’aujourd’hui décrit un musée du Louvre en 1954 aux « bleus trop forts », aux « verts variés » et aux « ocres criards ». Enfin, alors que l’édition d’ouvrages sur l’art reste encore très réduite dans les années cinquante, le musée d’Art moderne propose dans son hall d’accueil, un stand de vente de livres et de reproductions qualifié ici de « ridicule ». Le commerce des produits dérivés, reproductions d’œuvres d’art sur toutes sortes de supports ou en modèle réduit, est une des conséquences de la démocratisation de la culture mais ce commerce a largement débordé des limites de la préoccupation sociale. L’équilibre reste à trouver entre le culturel, l’artistique et le mercantile, à l’image des multiples de la Galerie Denise René du boulevard Saint-Germain à partir de 1966, créations 213 originales éditées en nombre limité et vendues à un prix accessible à un plus grand nombre sinon à tout le monde... La qualité des produits et la manière de présenter ce commerce paraissent bien sûr déterminantes. Ainsi, André Bloc déplore-t-il le tourisme culturel tel qu’il a pu le voir sur la Côte d’Azur (Vallauris et Pablo Picasso, Vence et Henri Matisse) car il n’est pas pratiqué dans le respect des œuvres, des artistes et du public : « Faut-il se réjouir de la publicité outrancière faite autour des vedettes de la peinture ? Notre siècle sera-t-il surtout celui de “la Propagande” ? La Côte d’Azur accueille, chaque été, un public très vaste et très “éclectique”, public dont les autochtones savent bien exploiter les travers. »188 Les artistes deviennent des « vedettes », et leurs créations des sources de profit ; le public se trouve berné. Le manque « de goût, d’intelligence et d’amour » Cette notion de « respect » que l’on trouve dans le titre “Le respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics” correspond au dénominateur commun de toutes les critiques d’Art d’aujourd’hui à l’encontre des musées. C’est le manque de respect des visiteurs, des artistes et des œuvres d’art qui est montré du doigt dans chacun des textes critiques. Le musée doit remplir son rôle d’intérêt public. Pour cela, il se doit d’être didactique, clair, de mettre les œuvres à disposition des visiteurs dans les meilleures conditions possibles. Et dans le meilleur des cas, le musée doit faire aimer l’art. Ce qui se trouve décrit dans les critiques successives montre un manque de soin et de clarté dans la présentation des œuvres ce qui ne peut que dérouter le public et peut-être même le détourner de l’art ou le tromper quand, en plus, les œuvres ne sont pas de qualité. Par son manquement à son devoir de promotion de la culture, le musée ne respecte pas ses visiteurs. 188 ème André Bloc, “Peut-on le dire?”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°8, octobre 1951, p. 1. 214 Art d’aujourd’hui attend aussi plus de respect pour les artistes eux-mêmes en rappelant régulièrement à quel point leur vie consacrée à l’art peut être difficile. Ce respect commence par l’achat d’œuvres aux jeunes artistes, idée que défend Léon Degand, même s’il juge les toiles de la salle des acquisitions récentes du musée d’Art moderne de Paris « aussi faibles que grandes » puisqu’il ajoute : « Tant pis. Il faut encourager les jeunes par des achats officiels. »189 Art d’aujourd’hui montre plutôt des institutions frileuses, bien plus à l’aise avec des œuvres d’artistes déjà consacrés qu’avec celles des créateurs vivants. Dans son éditorial du numéro consacré aux musées d’art moderne, le comité de rédaction parle de « respect du passé » ; on le devine envahissant, voire exclusif. Mais ce que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui reprochent le plus aux responsables des musées est leur manque « de goût, d’intelligence et d’amour. »190 Les musées invoquent des problèmes d’ordre budgétaire mais les dysfonctionnements rapportés par les critiques de la revue ressemblent bien souvent à de l’indifférence pour les œuvres. Des œuvres invisibles parce que mal ou pas éclairées du tout, parce que dissimulées par des colonnes, des cartels punaisés dans la toile. Par ce manque d’amour pour les pièces qu’il expose, le musée ne respecte ni les créations ni leurs créateurs. c. L’art au quotidien, l’art dans le quotidien L’exemple d’une exposition réussie est donné avec celle du Museum of Modern Art de New York qui ne présente pas une forme d’art traditionnel. Il s’agit en effet d’une exposition consacrée à l’affiche permettant de mettre l’accent sur son évolution stylistique et ses sources, constituées par les formes les plus modernes de la création artistique : 189 “Fâcheuses découvertes au Musée d’Art moderne de Paris”, dans Art d’aujourd’hui, janvier 1953, op. cit., p. 28. 190 “Le respect dû aux œuvres d’art par les pouvoir publics”, op. cit. 215 « Le Museum of Modern Art de New York a présenté, avec la même importance que les chefs-d’œuvre de l’art plastique, les sélections de [l’American Institut of Graphic Art] et affirmé par là l’étroite relation qui unit toutes les branches de l’art moderne ; il a encouragé les artistes graphiques en mettant en évidence la valeur éducative de leur mission : par eux, le grand public, celui du métro et du boulevard, a vécu les combats des différentes tendances de l’art contemporain. »191 Ainsi, l’affiche devient un fantastique médium pour apporter en douceur et au quotidien, l’art d’avant-garde au plus près de tous192. Les arts graphiques, médias de l’avant-garde Il semble alors nécessaire d’améliorer la qualité de tout support de communication que ce soit pour le bien du public ou des graphistes eux-mêmes : « Si l’on réfléchit au traditionalisme de nos affiches, de nos décors de théâtre, de toute notre publicité, au peu de souci que les directeurs de journaux, les éditeurs, les grands commerçants ont de la présentation de leurs imprimés, des économies qu’ils font constamment dans ce domaine, on ne peut que considérer l’extrême 191 ème Bernard Gheerbrant, “L’Effort typographique”, dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°3-4, février-mars 1952, p. 17. 192 Cette conception très positive de l’affiche n’est pas nouvelle, Nicholas-Henri Zmelty développe cette idée avec l’article "L’Affiche illustrée, miroir de la modernité esthétique et culturelle en France à ème la fin du XIX siècle" dans Le Salon de la rue : l’Affiche illustrée de 1890 à 1910, Strasbourg, 2007. L’affiche n’étant pas considérée comme un art majeur, elle échappe aux conventions et permet plus ème de libertés stylistiques. Certains critiques, en cette dernière décennie du XIX siècle, le constatent et en deviennent de fervents défenseurs : « Si l’idée que l’affiche puisse rendre le peuple "heureux et souriant" semble aujourd’hui quelque peu étonnante, elle s’inscrit à l’époque dans un contexte précis et ne relève en rien de l’élucubration. Les théoriciens de l’art social […] en plus de reconnaître à l’affiche un statut artistique et une dimension décorative, s’accordent pour lui conférer d’autres vertus : elle serait notamment un parfait vecteur d’éducation esthétique du peuple. Dans La Critique du 20 janvier 1898, Emile Straus est formel : "L’Affiche, voici le véritable Musée des Foules, le Musée du Jour gratuit, joie éveil d’art perpétuel. " Nombreux sont les critiques à user d’appellations telles que "musée de la rue" ou "musée en plein air". » 216 urgence d’une union étroite de nos artistes graphiques, menacés du chômage dès le premier signe de crise. »193 L’ensemble de ce texte offre un bilan très complet du développement de la typographie, des faiblesses du métier, des problèmes en France et des buts à atteindre pour chaque création. Il se trouve illustré par de nombreux exemples de réalisations de Pierre Faucheux mais également par un contre-exemple, imprimé pleine page : la couverture de 491 du 4 mars 1949, de Michel Tapié. La légende (écrite en orange probablement pour attirer le regard et ne pas laisser passer le lecteur sur ce contre-exemple) est de Pierre Faucheux qui explique que : « Michel Tapié a tenté de reprendre la formule graphique de 391194 qui nous étonne encore et dont la violence lui a échappé. Le mélange des caractères ou l’exagération de certaines proportions ne suffisent pas pour provoquer l’intérêt du lecteur, la forme n’est pas capable de combler le vide d’une matière explosive inexistante. »195 On conclut de cette brève et efficace remarque que d’une part n’est pas graphiste qui veut, et d’autre part, la forme ne remplace pas le fond. C’est avec cette même précision dans le commentaire que Pierre Faucheux rédige “Construction de la lettre”196 qui, quoiqu’un peu technique reste très précieux sur les préoccupations du maquettiste face à la lettre. Ces deux textes alimentent un numéro dense consacré au graphisme. Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui s’appliquent à montrer que l’art est présent tous les jours un peu partout, pour peu que l’on y prenne garde. Ainsi de l’affiche que Georges Boudaille décrit en ces termes deux ans auparavant : « […] L’Affiche tend à être à notre époque, toute distance respectée, ce que la statuaire fut à l’antiquité et au moyen âge. [...] Si l’Affiche ne compte pas encore de nombreux chefs-d’œuvre à son actif, cela ne l’empêche pas d’être un art... au sens même où on l’entend de la médecine. [...] On l’accuse d’enlaidir nos sites, mais elle est la parure 193 Bernard Gheerbrant, op. cit. 391 est la revue créée à Barcelone par Francis Picabia, publiée de janvier 1917 à novembre 1924. 195 Pierre Faucheux, op. cit. p. 19. 196 Dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 23 à 27. 194 217 de nos cités modernes. Car elle est l’incarnation la plus vivace et la plus prospère de l’art mural. Parce qu’elle n’a perdu ni le contact quotidien avec le grand public, ni le souci d’efficacité qui est la condition sine qua non de son existence, elle est peut-être une des formes les plus valables de l’art d’aujourd’hui... une des plus représentatives de notre civilisation. »197 Bien que prenant des précautions dans son énoncé, le rédacteur n’hésite pas à établir des comparaisons audacieuses entre une réalisation d’art appliqué produite en série qu’est l’affiche et celle d’un art majeur, qui plus est, rattachée au passé, la statuaire antique et médiévale. Ce rapprochement ne peut que fortement frapper les esprits et mener les lecteurs à s’interroger sur les richesses de la création qui leur est la plus proche. Selon Roger Van Gindertael, « Les artistes d’esprit moderne ne sont pas à convaincre qui savent que servir n’est pas nécessairement déchoir, à condition que ce ne soit pas à l’avilissement du plus grand nombre. »198 Et le critique s’accorde aussi à penser que l’affiche devient une solution pleinement envisageable pour remédier à la séparation entre public et art : « […] Ainsi, il ne me paraît pas négligeable que les “responsables” de notre art vivant s’intéressent à l’affiche, à cet autre art mural peut-être plus actuel et plus immédiatement accessible que celui qui attend d’hypothétiques architectures. »199 Roger Van Gindertael revient sur cette idée un an après en commentant le travail d’un artiste américain travaillant à Paris, Léo Zimmerman. Il explique : « L’œuvre d’art contemporaine ne trouve généralement qu’un public restreint : le petit cercle des habitués des galeries et celui plus intime encore des amis des artistes et des collectionneurs. » 197 ère "L’Affiche", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°6, janvier 1950, non paginé. Roger Van Gindertael, "L’Art graphique au service de la Publicité", dans Art d'aujourd'hui, févriermars 1952, op. cit., p. 33. 199 Ibid. 198 218 Ainsi, l’artiste Léo Zimmerman décide, afin de mettre en contact public et créations contemporaines, de pratiquer un art mural adapté à la société contemporaine il renonce aux murs des villes pour concentrer ses efforts sur ceux qui bordent routes et autoroutes très fréquentées. On suppose le jeune artiste particulièrement novateur dans ses idées puisqu’il va même jusqu’à concevoir un partenariat avec une grande firme américaine de peinture afin de financer son projet. Cependant, Roger Van Gindertael insiste sur le fait que malgré toutes ces préoccupations périphériques à l’art, le travail de Léo Zimmerman constitue « non des maquettes, mais bien des peintures »200. Le dessin d’enfant Ce qui reste surtout remarquable dans le traitement qu’Art d'aujourd'hui réserve à ces formes d’un art différent, est la volonté de les aborder comme des créations majeures. Le numéro "Les Enfants – Les Fous" se trouve divisé de manière à offrir une riche étude sur le sujet. Le texte “Les Libertés du dessin d’enfant”201 en est un bon exemple qui donne une grille de lecture de ces travaux à travers leurs communes particularités : l’indéchiffrable, le gros plan, les échelles différentes, la non-perspective, le centre optique, la vue globale qui ne cache rien, le profil-face. C’est là une véritable leçon d’esthétique, de recherches plastiques. Pierre Guéguen ne cesse de dire que même si l’adulte ne comprend pas, le dessin possède une cohérence pour l’enfant. Cela n'est pas facile à entendre pour des parents ni même des enseignants et l'incompréhension perdure : « Dans notre enseignement primaire voué aux connaissances rudimentaires du lire, écrire et compter, il est certainement encore beaucoup d’instituteurs et de parents qui trouvent superflues les techniques culturelles du dessin, de la danse, du théâtre et du chant. Le temps de scolarité est court, les classes surchargées, les élèves 200 ème Roger Van Gindertael, "Zimmerman", dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°2, mars 1953, p. 31. ème Pierre Guéguen, "Les Libertés du dessin d’enfant", dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°2, novembre 1950, pp. 14 et 15. 201 219 énervés et les examens pressants : il n’y a pas de temps à perdre en fantaisie qui ne sont pas indispensables aux enfants du peuple. Demain, ouvriers, manœuvres ou paysans, ils auront à travailler dur pour "tirer leur paye" et leurs existences seront sans superflu... La plus grande misère d’un éducateur est peut-être de se résigner d’avance à la pauvreté et au malheur ; de ne point voir que jusque dans les milieux prolétariens les plus déshérités, demeure le besoin de la joie exceptionnelle et nécessaire porteuse d’espérance et de rédemption. [...] Si, dès l’enfance, l’habitude était prise d’avoir avec soi-même des exigences qui exaltent le cœur et l’esprit, l’homme, dans sa maturité, serait présent aux somptuosités de la vie et peut-être le monde en serait changé. »202 Cette certitude est déjà partagée par les rédacteurs d'Art d'aujourd'hui et le soin qui entoure la réalisation de la livraison le prouve. L'argumentation de Pierre Guéguen se poursuit avec de nombreuses références à l’histoire de l’art qui permettent d’établir des comparaisons et rendent la leçon plus compréhensible (ainsi la nonperspective qui se trouve mise en écho avec le Quattrocento). Cette phrase de conclusion à un article remettant en question la maladresse des dessins d’enfants, résume la finalité de ce numéro spécial : « On comprend alors que ses prétendues erreurs sont tout simplement des moyens d’expression aussi valables que tant d’autres, parce qu’ils sont éminemment plastiques, en dehors de leur fraîcheur colorée et de leur naïveté ravissante. »203 202 203 Elise Freinet, éditorial de l'Art enfantin, n°16, mars-avril 1963, p. 1. Pierre Guéguen, “Bravo… les artistes !”, Art d’aujourd’hui, op. cit., p. 8. 220 Les arts « autres » De même, “Peinture foraine”204 est porté par le désir de montrer que ces réalisations sur des baraques de foire présentent une subtile efficacité et qu’à bien y regarder, elles usent de certains ressorts de l’art classique. Il est ainsi question de « [...] la sorcière à la Goya », mais on lit également : « [...] On dirait une estampe chinoise [...] Il y a donc une composition, un équilibre. Une partie de ce qui fait une œuvre d’art. » Les observations de Cécile Agay la mènent à un tuyau d’arrosage dans la rue, posé devant la peinture, qui « ressemble lui aussi, à un dragon crachant des flammes ! » Enfin, ces peintures sont comparées aux images d’Epinal, art populaire, certes, mais attaché à une tradition : « […] l’image d’Epinal modernisée qui la représente, en couleurs criardes […] » ou encore : « Cette fois c’est une véritable image d’Epinal. [...] L’imagination de l’imagier a su donner dans les coloris raffinés, avec une naïveté évocatrice, à la représentation des puces, beaucoup de saveur et de caractère. » On peut donc tout commenter, porter un intérêt à toute chose sans que cela la consacre œuvre d’art. Ce que Georges Boudaille traduit en ces termes lorsqu’il parle de tatouage : « [Il] appartient aussi au domaine de l’art en tant que moyen d’expression graphique, au même titre que toute l’imagerie symbolique et populaire, de l’ex-voto au graffiti en passant par l’art brut. » 205 Autant de formes d’art dont la revue fait d’ailleurs régulièrement mention dans ses pages. Ainsi le numéro "Cinquante ans de peinture" n’oublie pas les œuvres naïves ni celles des enfants et des aliénés206, ni la livraison "Cinquante ans de 204 ère Cécile Agay, “Peinture foraine”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé (deux pages). 205 ère "Tatouages", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, p. 14. 206 ère Pierre Guéguen, "Naïfs, enfants, fous", dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°7-8, mars 1950, pp. 50 et 51. 221 sculptures", les “Sculptures naïves” auxquelles Cécile Agay consacre un texte207. Durant les deux premières années, la rédactrice propose en effet des ouvertures vers des créations autres. Après la peinture des cabanes de foire, elle s’intéresse elle aussi aux créations d’aliénés208 puis aux masques de Lötschental209 qu’elle compare aux sculptures tibétaines ou africaines. Après ce texte, Cécile Agay ne collabore plus avec la revue mais Pierre Guéguen continue à tenir les lecteurs informés de ces créations à la marge des beaux-arts et des arts populaires : art brut, art naïf, dessins d’enfants, dessins d’aliénés, art primitif moderne, graffiti, et bien sûr, travaux de Gaston Chaissac. Ainsi les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui s’appliquent à démontrer que l’art peut se rencontrer en tout lieu et soutiennent qu’établir des frontières strictes entre les œuvres engendre des classifications par trop hermétiques. Si l’art se trouve aisément dans le quotidien alors il n’est pas dépendant de la situation sociale de celui qui le contemple ; l’art dépasse la notion de propriété privée. La revue propose cependant une réponse au problème financier que présente le fait de posséder une œuvre, et au manque d’habitude ou d’envie d’aller à la rencontre de l’art dans les galeries. L’idée se met en place durant la première année qui voit trois de ses numéros enrichis de hors-texte en couleurs210. L’impression de ces œuvres pleine page est semblable à celle de l’ensemble du numéro à la grande différence qu’elle bénéficie de couleurs. Les encarts couleurs Cette même année, un numéro est consacré à la gravure211. On y lit sur la deuxième de couverture : 207 ème Dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°3, janvier 1951, p. 19. ème "Architecture des fous", dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°2, novembre 1950, p. 22. 209 ème "Art populaire : les masques diaboliques de Lötschental", dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, p. 14. 210 Un hors-texte de Gérard Schneider pour le n°5, en décembre 1949 ; un de Jean Bazaine pour le n°6, en janvier 1950 ; un d’Alberto Magnelli et un de Fernand Léger dans le n°10-11, en mai-juin 1950. 211 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°9, avril 1950. 208 222 « 300 exemplaires numérotés contiennent, au choix, un hors-texte tiré sur une planche originale de : Baumester, Bertholle, Chastel, Durand, Duthoo, Fautrier, Friedlaender, Fiorini, Flocon, Gœtz, Le Louarn, Le Moal, Piaubert, Prébandier, Signovert, Singier, Ubac, Vieillard, Villon, Vulliamy, Yersin, Zao Wou Ki. » L’idée est trouvée ! On peut supposer que cette expérience qui consiste à tirer des planches hors-texte – ici pour un nombre réduit d’exemplaires de la revue – préfigure les tirages d’encarts en couleurs à plus grande échelle, et non en tirage limité, dont vont bénéficier dix-sept livraisons. La formule n’est pas nouvelle puisque dès 1893, du fait du perfectionnement de la reproduction photomécanique, la revue L’Œuvre d’art est constituée de grandes reproductions afin de permettre « aux artistes et aux amateurs, le seul moyen qu’ils aient de se former à peu de frais, un musée comprenant les plus grands chefsd’œuvre de toutes les écoles et les meilleurs ouvrages exposés aux divers salons de France et de l’étranger. »212 Il est cependant à noter que dans le cas d’Art d'aujourd'hui, on s’applique à constituer non pas un musée des « plus grands chefsd’œuvre » reconnus mais une collection d’œuvres de l’avant-garde. Autre originalité de la revue, ces planches hors-texte s’adressent à tous les lecteurs et ne servent pas à encourager ou remercier des abonnements comme le proposait, au début des années vingt, la revue d’Amédée Ozenfant et de Le Corbusier (encore CharlesEdouard Jeanneret), L’Esprit Nouveau, sous forme de gravures originales numérotées213. Art d'aujourd'hui opte pour moins précieux mais moins discriminant aussi. Enfin si l’on trouve des sérigraphies pleine page dans Cahiers d’art des années cinquante, elles ne sont pas détachables et tiennent lieu soit de couverture, soit de luxueuses illustrations d’articles. Ainsi, les animateurs d’Art d'aujourd'hui se réapproprient une idée – qui sans être banale n’est pas non plus unique – mais en l’adaptant à leur conception d’un art pour tous. Le premier encart accompagne le numéro quatre de la deuxième année, spécial Néo-primitifs. Jean Dewasne en est l’auteur bien qu’aucun texte ne lui soit 212 213 Cité dans Yves Chevrefils Desbiolles, op. cit., Paris, 1993, p. 46. On trouvera plus de détails dans Françoise Levaillant, "Norme et forme à travers L’Esprit 223 consacré. Mais l’artiste est un proche du comité de rédaction et l’on peut supposer qu’il a été séduit par cette initiative. Durant cette deuxième année, aucune autre sérigraphie n’est éditée214. Il faut donc attendre les première et deuxième livraisons de la série suivante pour voir une œuvre de Fernand Léger puis d’Alberto Magnelli ; celles de Victor Vasarely et de Wassily Kandinsky font suite avec les numéros cinq et six. Ainsi, sur cette année-là, seuls les deux numéros doubles ("Le Graphisme et l’art", et "Photographies") ne sont pas accompagnés d’encart. La formule se généralise pour les deux dernières années puisque douze livraisons sur treize sont complétées de sérigraphies215. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de là qu’elles apparaissent dans le sommaire alors que les créateurs des premières de couverture le sont depuis le début. Ces encarts demeurent un exemple très concret de la volonté de rendre l’art accessible au plus grand nombre216 et de diffuser largement le travail des artistes. Les sérigraphies, si elles ne prennent pas leur valeur par le nombre de leurs tirages (elles sont éditées en autant d’exemplaires que la revue), bénéficient cependant d’une très belle qualité d’impression. Seul le travail de Jean Dewasne, premier de la série, est imprimé sur un papier cartonné légèrement brillant qui se prête assez mal à la sérigraphie, unifiant trop les aplats noirs, jaunes et blancs malgré un contraste de matité. Les autres tirages sont réalisés en revanche sur un papier à grain qui offre un rendu plus en matière, des nuances de matités, des transparences et plus de relief (accentué par celui, tactile, de la presse). Pour chacune de ces dix-sept livraisons, on se trouve ainsi en possession d’un véritable travail de graveur qui s’offre à la contemplation comme toute œuvre plastique. Notons les effets d’encre très libres de la gravure de Fernand Léger217, les jeux de matières de la sérigraphie d’après un Nouveau", dans Le Retour à l’ordre, Saint-Etienne, 1975. 214 En deuxième de couverture du dernier numéro de cette deuxième série une étiquette autocollante ème est ajoutée sur laquelle est écrit en rouge : « ABONNEMENT 3 SERIE (8 numéros) chaque numéro comprendra une planche hors-texte gouache couleur ». Le prix de l’abonnement passe alors de 1500 Francs à 2000 Francs pour la France, et de 1800 Francs à 2300 Francs pour l’étranger. 215 ème Seul le numéro consacré à la synthèse des arts n’en possède pas (5 série, n°4-5, mai-juin 1954). 216 On trouve dans les archives de la revue deux lettres de commande, contre remboursement, d’encarts supplémentaires. 217 ème Encart couleurs du n°1 de la 3 série, décembre 1951. 224 bois gravé de Ernst Wilhelm Nay218, ou encore la finesse des incisions chez Hans Hartung219. Cinq encarts sont réalisés par les Ateliers Renson à Paris, ils comportent un nombre plus important de couleurs que les autres ; jusqu’à onze pour la gouache de Ben Nicholson. La revue possède cependant son propre atelier de sérigraphie dans lequel Wilfredo Arcay exécute quatre planches (d’après des œuvres de Juan Gris, Otto G. Carlsund, Sophie Taeuber-Arp et André Bloc). Le choix des artistes n’est lié au contenu de la revue que dans la moitié des cas. Ainsi d’Alberto Magnelli220, de Ben Nicholson221, d’Ernst Wilhelm Nay222 et d’Otto G. Carlsund223 qui accompagnent respectivement les numéros spéciaux "Italie", "Grande-Bretagne", "Allemagne" et "Pays nordiques" dans lesquels un article est consacré à chacun. De même, le catalogue Klar Form224 comprend l’encart de Fernand Léger (artiste français le plus célèbre participant à l’exposition), le spécial Cubisme225, celui de Juan Gris, et le spécial Collages226 se trouve enrichi d’une sérigraphie d’après un collage réalisé spécialement par Alberto Magnelli. Un encart de Victor Vasarely227 accompagne un texte qui lui est consacré et lorsque Michel Seuphor écrit un article sur L’Aubette à Strasbourg, Wilfredo Arcay réalise un encart couleur d’après un des reliefs de Sophie Taeuber-Arp pour le bar228. Il est difficile de savoir comment le choix des artistes s’opère. Roger Bordier explique aujourd’hui qu’André Bloc était seul à décider229. On peut lire dans une lettre d’André Bloc à Edgard Pillet datant du 25 février 1954 : « Magnelli accepte le principe de préparer un collage simple pour la planche “hors-texte” du numéro sur les “collages” »230. Il est à rappeler que ce spécial Collages correspond aux mois de mars et avril 1954, on peut donc en déduire que soit ces tirages ne demandent pas 218 ème Encart couleurs du n°6 de la 4 série, août 1953. ème Encart couleurs du n°6 de la 5 série, septembre 1954. 220 ème Encart couleurs du n°2 de la 3 série, janvier 1952. 221 ème Encart couleurs du n°2 de la 4 série, mars 1953. 222 ème Encart couleurs du n°6 de la 4 série, août 1953. 223 ème Encart couleurs du n°7 de la 4 série, octobre-novembre 1953. 224 ème Art d'aujourd'hui, 3 série, n°1, décembre 1951. 225 ème Art d'aujourd'hui, 4 série, n°3-4, mai-juin 1953. 226 ème Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954. 227 ème Encart couleurs du n°5 de la 3 série, juin 1952. 228 ème Encart couleurs du n°8 de la 4 série, décembre 1953. 229 Dans un courrier en date du 7 août 2009. 230 Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d’Art 219 225 beaucoup de temps pour être réalisés, soit – et c’est le plus probable – la revue ne sort pas forcément au début de la période de parution annoncée. La participation des lecteurs Art d’aujourd’hui fait donc participer les artistes tant pour la réalisation des encarts couleur que pour les premières de couverture. La revue demande également aux lecteurs de s’investir. Ainsi dans le numéro de janvier 1950 est annoncé un concours de couvertures pour les numéros spéciaux à venir : "Cinquante ans de peinture", "Cinquante ans de sculpture" et "Les Musées d’Art moderne". Les modalités techniques sont indiquées : un travail en deux couleurs (noir compris), dans des dimensions égales ou proportionnelles à celles de la revue, soit vingtquatre par trente et un centimètres. Le premier prix voit son projet édité et reçoit une somme de dix mille Francs. De même, la couverture du numéro spécial Espace231 est le résultat d’un concours auprès des élèves de l’Atelier d’art abstrait de Jean Dewasne et Edgard Pillet. Ces appels sont plus qu’anecdotiques : ils permettent aux lecteurs de s’impliquer dans la revue, aux jeunes artistes de voir leur œuvre diffusée en Une. L’implication des lecteurs est encore plus importante dans la livraison "Photographies"232 puisque le comité de rédaction leur lance un appel pour qu’ils envoient leurs clichés : « Nous ne savons pas encore ce que révéleront et ces envois et nos propres recherches »233. Au final : un numéro luxueux illustré de photographies occupant des doubles pages entières, assemblées par des rapprochements formels fort judicieux. La couverture brillante attire quant à elle le regard : elle présente sur la presque totalité de son format, trois doigts en très gros plan. Enfin, en conclusion du texte “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs officiels”, publié dans le dernier numéro d’Art d’aujourd’hui, on peut lire : « Nous moderne-Centre de Création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 231 ème Art d'aujourd'hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951. 232 ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°7-8, octobre 1952. 233 ème ème Dans Art d'aujourd'hui, 3 série, n°6, août 1952, 3 de couverture. 226 prions nos lecteurs de bien vouloir nous adresser les informations qu’ils posséderaient sur la question. »234 Cela renforce l’idée du lectorat de la revue constitué de nombreux artistes dont les appels à participation les concernent directement. Avoir son nom et son œuvre en couverture ou à l’intérieur d’une revue d’art est une publicité recherchée. De plus, qu’il soit artiste ou non, le lecteur d’Art d’aujourd’hui sait qu’il fait partie d’un microcosme dans lequel tous ces amateurs d’abstraction géométrique se comprennent, voire se sentent mutuellement investis d’une juste cause : partager avec le plus grand nombre leur passion pour l’art abstrait. Et il s’agit bien d’une juste cause puisque seules l’abstraction et l’intégration des arts peuvent offrir un quotidien qui serait réalisé « […] pour que les hommes s’y retrouvent, y soient à l’aise, s’y réjouissent à l’image exaltante du vrai et du beau. »235 C’est en effet dans cet esprit que Michel Seuphor présente, avec une grande clarté, le « dogme néo-plastique ». Comme une incitation pour chacun à le mettre en pratique, il prend l’exemple de l’atelier de Mondrian et en livre une démonstration d’une grande simplicité : « Il suffit d’appliquer sur un fastidieux mur blanc trois ou quatre carrés de couleur pour l’humaniser, le rendre sonore. On peut choisir ces carrés de dimensions différentes, on peut les grouper ou les placer très loin les uns des autres. Toutes les positions sont bonnes à l’exclusion de la symétrie qui tue le jeu et réintroduirait l’ennui. »236 Expliquée ainsi, la plastique de cet atelier aujourd’hui si connu, paraît provenir d’un manuel de décoration. Une excellente façon de rendre la chose accessible intellectuellement mais aussi financièrement (« Il suffit d’appliquer sur un fastidieux mur blanc trois ou quatre carrés de couleur »). 234 ème Dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, décembre 1954, p. 2. ème Michel Seuphor, “La Synthèse des arts est-elle possible ?”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°45, mai-juin 1954, p. 11. 236 Ibid. 235 227 3. La synthèse des arts « Au sein d’une vraie synthèse, architecture, peinture et sculpture sont liées par une intime convenance plastique. Dans ces conditions, une peinture et une sculpture sont belles, non seulement par elles-mêmes, mais aussi par leur fonction plastique dans le milieu architectural pour lequel elles ont été conçues. »237 Si les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui ont pleinement conscience qu’il faut former le regard et le sens critique du spectateur afin de lui apporter ensuite ce qu’ils considèrent comme le meilleur de l’avant-garde, ils savent également que c’est en mettant le public en contact quotidien avec cette création que l’œil s’éduquera tout seul. Pour les animateurs d’Art d’aujourd’hui – qui se placent dans la lignée de Piet Mondrian, Théo Van Doesburg et du Stijl –, une des solutions, en cette période de reconstruction d’après-guerre, se trouve dans la synthèse des arts, intégration à la vie quotidienne de créations contemporaines. Certains d’entre eux sont, de plus, impliqués dans cette recherche en tant qu’artistes et la revue devient alors un support privilégié à leurs réflexions. Au-delà du contenu des textes, Art d’aujourd’hui, par sa mise en pages soignée et ses recherches graphiques, contribue à mettre entre les mains de ses lecteurs un objet sans cesse nouveau. Les premières de couverture et l’édition de planches colorées hors-texte – à partir de mars 1951 –, révèlent le souci de leur apporter le meilleur de l’avant-garde. Contenu et support s’accordent ainsi parfaitement, les textes prenant davantage de sens grâce aux compositions qui les accompagnent. Comment continuer à faire vivre une forme d’expression qui reste pour beaucoup apparentée à une expression dépassée, vieillie, qui aurait tout dit quelque vingt années auparavant avec le néoplasticisme ou à laquelle certains n’accordent 237 ème Léon Degand, “Réflexions sur la synthèse des arts plastiques”, dans Art d’aujourd’hui, 5 n°4-5, mai-juin 1954, p. 33. série, 228 qu’un intérêt décoratif ? Comment faire accepter que l’on puisse être créateur à part entière même si l’on travaille en relation avec architectes et urbanistes ? Pour contrer les réticences, les rédacteurs citent aussi souvent que possible les exemples d’une intégration des arts réussie, commentent longuement les grandes réalisations, et traquent aussi les erreurs existantes avec une intransigeance à la hauteur de leurs espérances en la synthèse des arts. 229 a. Des rédacteurs impliqués Comme exposé en première partie lors de la présentation des parcours des différents membres du comité et des rédacteurs d’Art d’aujourd’hui, un certain nombre s’investit, en tant qu’artiste, dans la synthèse des arts. Denise René relate ce souvenir d’une conférence à l’Atelier d’art abstrait : « J’ai assisté à une des prises de position d’André Bloc avec en préambule : “Mes chers amis, je serai bref, je ne fais pas de discours mais j’agis. Je suis un homme d’action, donc j’agis.” Il faut bien voir qu’il s’adressait à un public essentiellement constitué d’artistes ! »238 Cette activité des uns et des autres est lisible dans les pages d’Art d’aujourd’hui. Dans la série "L’Art et la manière", Roger Bordier décrit par ces mots le directeur de la revue : « Le monde idéal d’André Bloc, on l’entrevoit sans peine : il est celui de l’application totale de l’art au décor commun, de son entrée dans la vie, et sans hésitation ; celui des peintures à l’intérieur et à l’extérieur des murs, des compositions esthético-architecturales, des sculptures-jouets dans les squares, etc. »239 Le manifeste du Groupe Espace240 Par ses animateurs mêmes, Art d’aujourd’hui se trouve ainsi intrinsèquement lié à la synthèse des arts. Dans la livraison d’octobre 1951 est publié en deuxième de couverture, le manifeste du Groupe Espace dont le contenu reste très proche des observations faites dans la revue : de trop nombreuses constructions sont réalisées 238 Voir entretien annexe VII. ème "La Constante sollicitation d’André Bloc", dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 48. 240 Cf. annexe III. 239 230 sans tenir assez compte de la vie et des activités qu’elles abritent. Ce manifeste se trouve introduit par un court article : « Un groupe s’est formé en France pour aborder cette tâche difficile de synthèse, sans laquelle aucune civilisation ne peut affirmer sa présence. […] Les grandes réalisations de la Reconstruction entrent dans une phase décisive. Les Architectes, qui ont été chargés des travaux essentiels, ont compris qu’ils pouvaient utilement associer, à leurs études, d’autres plasticiens. »241 Sous le manifeste se trouvent les noms des personnes faisant partie du Groupe Espace. On peut lire parmi les premiers signataires : André Bloc, Félix Del Marle, Paul Etienne-Sarisson, Pierre Faucheux et Edgard Pillet. Sur ces trente-neuf signatures, quinze sont de personnes plus ou moins directement liées à la revue242. Enfin, l’adresse temporaire donnée sur le manifeste du Groupe Espace est celle d’Art d'aujourd'hui, le 5 de la rue Bartholdi, à Boulogne. La polychromie ornementale de Félix Del Marle La revue rend régulièrement compte dans ses brèves, des expositions de son secrétaire général de rédaction, Edgard Pillet, ou des réalisations d’André Bloc. On peut ainsi constater combien ses membres sont actifs bien qu’il n’y ait pas de surenchère quant à la place qui leur est réservée dans les pages d’Art d’aujourd’hui. En janvier 1951, Félix Del Marle entre dans le comité de rédaction ; on sait qu’un an auparavant, il avait déjà participé au sommaire de la revue en soumettant à son directeur le texte de Piet Mondrian, “Le Home, la rue, la cité”243. A la mort de Félix Del Marle (le 2 décembre 1952), la revue lui rend hommage dans le numéro de 241 ème Op. cit., 2 de couverture. Hormis les cinq noms déjà mentionnés, citons en effet Baertling, Boethy, Bozzolini, Dewasne, Dorazio, Gorin, Jacobsen, Lardera, Schöffer et Vasarely, artistes présents dans les pages d’Art d’aujourd’hui. 243 ère Texte paru dans le numéro consacré à Mondrian, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (deux 242 231 janvier 1953, et donne ainsi un aperçu de l’important travail accompli par l’artiste en matière de synthèse des arts. La publication d’extraits d’articles et de lettres de Del Marle souligne cette constante préoccupation et la réflexion qu’il a menée durant de nombreuses années. Pour preuve de son incessante activité, l’introduction à ces textes indique que l’artiste n’a pas « vu achevée la réalisation des polychromies extérieures et intérieures des nouvelles usines et cité Renault de Flins, éclatante démonstration des principes qu’il avait posés depuis vingt-cinq ans et qui guidaient son effort […] »244. Jusqu’à sa mort, donc, Félix Del Marle poursuit des recherches entamées très tôt. Le premier texte cité date en effet de mai 1927, il est tiré du Bulletin de l’Effort Moderne et donne déjà à la couleur la vertu de « lier la vie collective de la cité à la vie individuelle de ses habitants. »245 Le 1er octobre 1952, dans une lettre adressée à un de ses collaborateurs dans la mise en place des peintures des usines Renault, Félix Del Marle attribue également à la couleur la fonction d’apporter : « un soulagement à la peine de l’Homme dans son labeur quotidien », ajoutant : « Nous ne sommes pas des démiurges comme Picasso et parfois Arp, mais nous relevons avec nos moyens plastiques et fraternels le défi ancestral : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front”. »246 La portée éminemment sociale de ces propos révèle ce qui distingue la peinture sur des surfaces de la peinture dans l’espace, ce que Félix Del Marle appelle la polychromie ornementale en opposition à la polychromie architecturale ; et cette différence joue sur le résultat que l’artiste décrit ainsi : « Un bâtiment où doivent vivre des hommes ne peut être uniquement un “objet plastique”, donnant avant tout satisfaction à celui qui l’a créé. »247 Ces trois pages réalisées en hommage à Félix Del Marle montrent sur une photographie occupant une large place, l’artiste au travail, entouré de maquettes et pages). 244 ème “Félix Del Marle : la couleur au service de l’homme”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°1, janvier 1953, deuxième de couverture. 245 Ibid. 246 Ibid., p. 2. 232 tenant un compas. Sous ce cliché, une citation de Piet Mondrian datant de mars 1942, en caractères gras : « Dans le Futur, la transformation d’une expression purement plastique en réalité tangible remplacera l’œuvre d’art. Il n’y aura plus alors besoin de peintures et de sculptures, car on vivra dans l’Art même. » Cette mise en pages est à elle seule très explicite : comme le dit André Bloc, l’artiste doit agir et c’est ce que prouve la photographie de Del Marle dans son atelier, non pas pinceau à la main devant un chevalet, mais occupé à des maquettes et prenant des mesures avec un compas. Cela avec le dessein, annoncé par le grand précurseur Mondrian dix années auparavant (la photographie date de 1952), de dépasser la création solitaire destinée à une contemplation individuelle pour aboutir à un art pour tous, vivable au quotidien. C’est effectivement le but à atteindre pour Félix Del Marle qui considère même dans une lettre du 9 mars 1952 que « Mondrian a œuvré dans une tour d’ivoire ». Il explique plus loin : « Une œuvre néo-plastique, donc architecturale, est insuffisante en elle-même et rejoint la tour d’ivoire individualiste, si elle n’est pas plantée dans une réalité concrète, organisée, si elle, Réalité Abstraite, intellectuelle, n’est pas équilibrée avec l’Ambiance Concrète, avec la Vie Ambiante, en vue, par cet équilibre, de former une Unité digne de ce nom. »248 La Reconstruction propice à la synthèse des arts Il n’est pas question de mettre en doute le travail de Mondrian mais bien de continuer dans sa voie, c’est-à-dire de rester ancré à son époque, d’évoluer avec elle. L’artiste des années cinquante n’en est plus aux essais plastiques dans la solitude de l’atelier, il doit se frotter, avec ses créations, à la réalité sociale. De plus, 247 248 Ibid., p. 1. Ibid., p. 2. 233 l’époque apparaît favorable à cette synthèse par l’importance des travaux de la reconstruction d’après-guerre, d’abord, et par la constante amélioration des techniques, ensuite, qui oriente esthétiquement l’architecture. Cependant, l’opinion ne suit pas et cela à tous les niveaux de la société. C’est ce qu’explique André Bloc dans le recueil Témoignages pour l’art abstrait, édité par Art d’aujourd’hui : « J’ai pu constater, depuis que je dirige une revue d’Architecture, combien les problèmes de plastique comptent peu, en particulier en France, dans les programmes contemporains. La formation actuelle de l’Architecte et l’indifférence du public pour l’architecture, sont, selon moi, les principales causes. L’Architecte ne s’intéresse pas assez aux valeurs relatives des plans, des volumes, des couleurs. A vrai dire, les commandes ne l’encouragent pas dans cette voie. Ce qu’on lui demande c’est de savoir résoudre des problèmes pratiques dans les meilleures conditions. A l’heure actuelle, l’Architecte n’est pas préparé à proposer un programme de collaboration aux sculpteurs et aux peintres. Quand il les appelle, il considère trop souvent leur intervention comme inutile ou secondaire. »249 Les animateurs-artistes d’Art d’aujourd’hui (Félix Del Marle, André Bloc ou Edgard Pillet) confrontent ainsi leurs réalisations à la théorie qu’ils expriment notamment dans les pages d’Art d’aujourd’hui ou dans ses éditions. Leurs discours sont donc chargés de leurs expériences. « Mais il faut faciliter la tâche de “l’Autorité”. Architectes, peintres et sculpteurs doivent songer, dès à présent, à organiser la tâche commune. Ils doivent demander une aide, mais sur des bases précises et déjà, avec des exemples à la base de leurs thèses. »250 Il reste important en effet pour les promoteurs de la synthèse des arts, de ne pas perdre toute crédibilité en donnant l’impression que leurs projets sont inconsistants. La revue devient alors un espace d’opinions et de discussions autour de l’intégration de la peinture et de la sculpture dans l’architecture. Car, comme l’explique maintenant Roger Bordier, « si le projet est séduisant, il apparaît moins 249 Propos recueillis par Julien Alvard, Boulogne, 1952, p. 29. 234 facile à théoriser. »251 En premier lieu subsiste un problème de définition que les rédacteurs de la revue tentent d’éclaircir : la synthèse des arts est un travail commun entre architectes et plasticiens. Dans l’idéal, ce travail doit être entrepris dès l’origine du projet. Il ne s’agit pas de faire intervenir, une fois le bâtiment terminé, peintures, sculptures, mosaïques, etc. dans un seul but décoratif. Ces disciplines doivent entrer dans la conception de l’édifice pour apporter une réflexion sur l’espace et le confort, et associer au fonctionnel un certain art de vivre. Sans cela, les pratiques sont ajoutées les unes aux autres et non intégrées comme le précise Léon Degand : « Une authentique synthèse des arts plastiques doit se faire par intégration, non par addition des trois plastiques en présence. Précisons : par une intégration de la peinture et de la sculpture à la plastique de l’architecture. Car il n’est pas question que l’architecture devienne picturale ou sculpturale. » Pour se faire bien comprendre, le rédacteur sait user d’exemples précis et bien connus, comme ici : « L’unité de style sert l’intégration de la peinture et de la sculpture à l’architecture. Mais il ne faut pas la confondre avec cette intégration. Au château de Versailles, peinture et sculpture sont plaquées sur l’architecture. Non intégrées. »252 Il reste pourtant vrai que l’architecture domine peinture et sculpture puisque c’est généralement sur les plans de l’architecte que les artistes travaillent. Dans l’idéal, ils apportent leurs conseils mais la fonction (l’habitation, le lieu de travail, de vente, de restauration, etc.) prime sur l’ensemble. L’architecture, un art dominant Voilà la première réserve que Roger Bordier émet quant à la synthèse : 250 Ibid. Voir entretien annexes V. 252 ème “Réflexions sur la synthèse des arts plastiques”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 33. 251 235 « L’architecte (à qui son rôle de maître d’œuvre et surtout son statut juridique confèrent un relatif privilège) intervient auprès d’un sculpteur et d’un peintre, par exemple, pour leur demander une participation. Même si celle-ci est importante, peut-on valablement parler de synthèse ? Il s’agit plutôt d’un accompagnement, d’un ajout décoratif. Il faut (et ce n’est pas forcément réducteur, d’où un côté positif) que les artistes considèrent l’architecture envisagée comme une valeur inspirante. »253 C’est là en effet ce que tous les rédacteurs reconnaissent et formulent chacun à leur manière. Pierre Guéguen parle du « nom majeur », du « nom de gloire » qu’est la « Synthèse des Arts Plastiques » qu’il affuble de majuscules et de caractères gras mais précise qu’elle est « réalisée à la faveur de l’architecture, art majeur. »254 Ainsi les arts plastiques sont dépendants d’une autre discipline mais cela n’a rien de péjoratif car il s’agit d’un « art majeur ». Léon Degand est catégorique : « Dans la synthèse des arts plastiques il y a toujours un art dominant, et c’est toujours le même : l’architecture. » Il en donne la raison : la peinture et la sculpture servent souvent à décorer l’architecture mais l’inverse est impossible. Il conclut : « On comprend aussitôt pourquoi la peinture et la sculpture ne sauraient prétendre à une synthèse des arts plastiques opérée sous leur prédominance. »255 Ce point est donc posé : la synthèse des arts s’élabore sous la dominance de l’architecture puisqu’elle n’est pas envisageable autrement mais cela reste, pour la peinture et la sculpture, une manière de se mettre au service d’un grand art. Il n’est pas inutile de le rappeler aux artistes habitués à être seuls maîtres à bord de leur atelier. La synthèse des arts induit en effet la nécessité du retrait de l’artiste qui ne se trouve plus au centre d’une œuvre mais à son service. Edgard Pillet, fort de son expérience parle d’un « complexe d’inadaptation » des peintres et 253 Voir entretien annexe V. Pierre Guéguen, “Une démonstration du Groupe Espace, l’exposition Architecture Couleur Formes ème à Biot (Côte d’Azur)”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 18. 255 Dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, op. cit., p. 33. 254 236 des sculpteurs devant les architectes. Il y aurait donc à la fois des difficultés à travailler ensemble (« inadaptation ») que l’on imagine sans peine, et une sensation, forcément déroutante pour l’artiste, de se sentir dépassé par l’architecte, du fait de ses connaissances techniques et de sa responsabilité dans l’entreprise. On peut d’ailleurs préciser, pour aller dans ce sens, qu’il est plus fréquent de rencontrer des artistes autodidactes que des architectes. Cela confère à ce métier un autre statut. Cependant, Edgard Pillet ne s’arrête pas là : « Il est aussi vrai que l’architecte est trop souvent handicapé par une méconnaissance grave des problèmes plastiques. »256 Ce sont là bien sûr des propos de peintre ! Mais Pillet poursuit et résume clairement le problème dans ce qui pourrait être une juste définition de la synthèse : « Construire solide, confortable, rentable, fonctionnel, c’est faire œuvre de bon technicien, mais résumer toutes ces qualités indispensables, les enclore ou mieux les “signifier” dans un rythme plastique éloquent, c’est faire œuvre d’artiste. » Il faut réunir connaissances techniques et véritable sensibilité artistique pour atteindre l’intégration des arts plastiques dans l’architecture. De plus, peintures et sculptures doivent à ce point s’intégrer à l’architecture qu’elles permettent de la rendre plus lisible dans ses fonctions mêmes. La synthèse des trois arts : une utopie ? Il apparaît donc nécessaire, comme l’indique Roger Bordier que la synthèse soit : « entièrement définie, dès le départ, dans un rapport organique étroit : architecte-peintre-sculpteur. L’œuvre sera donc le résultat, non identifiable isolément, d’une initiative commune. Fruit d’un véritable travail d’équipe, elle doit en traduire pleinement, et le sens 256 “Groupe Espace”, dans Art d’aujourd’hui, 4 ème série, n°8, décembre 1953, p. 18. 237 initial, et la forme active. On pourrait ici paraphraser une formule célèbre en parlant d’intelligence collective. »257 On saisit la complexité de l’entreprise, confirmée par la consultation des courriers du Groupe Espace258 ; on constate que même dans ce cadre là, la synthèse n’est pas toujours applicable. Une convocation datée du 22 février 1952 invite en effet les artistes à venir sur le chantier « d’un des immeubles les plus modernes de Paris » afin de proposer des solutions à trois projets : une peinture pour plafond, une fontaine et un décor en céramique pour un bassin. Il ne s’agit donc que d’interventions a posteriori non d’une réflexion collégiale. Et c’est sur ce point précis que Michel Seuphor émet de fortes réserves dans un texte au titre éloquent : “La Synthèse des arts est-elle possible ?”. Il plonge d’abord le lecteur dans l’ambiance d’une cathédrale au XIIIème siècle durant l’office et affirme que s’accomplit là une synthèse totale : architecture, sculpture, peinture, musique, poésie et même danse grâce aux mouvements et déplacements ordonnés des prêtres. Le rédacteur juge son époque en revanche trop portée vers l’individualisme, il constate : « Même en choisissant le meilleur de ce qui s’offre, une synthèse des arts ne semble pas possible à cause de la multiplicité des styles, des caractères. »259. Julien Alvard ne cache pas lui non plus ses réticences : « Dans ce sens, on ne peut vraiment pas dire que les idées de Mondrian ont triomphé ? L’architecture actuelle est aux antipodes de la notion de “rapports purs”. Et on est bien obligé de constater qu’aucun artiste, peintre, sculpteur ou architecte, n’a pu faire passer dans la réalité le sentiment esthétique de Mondrian. Tous ceux qui ont tenté un effort, n’ont pas attaqué la difficulté de front. Il aurait fallu, en effet, ou que le peintre devînt maître absolu de l’architecture (j’insiste sur le mot absolu), ou que l’architecte se convertît 257 Voir entretien annexe V. Le fonds Delaunay est riche d’une importante documentation sur le Groupe Espace due à l’investissement de Sonia Delaunay dans le projet. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. 258 238 entièrement à la peinture. La possibilité d’un compromis entre le peintre et l’architecte est par nature incompatible avec la notion de “rapports purs”. »260 L’existence de cette synthèse dépendrait-elle de l’existence de géniaux créateurs capables d’accomplir les trois arts avec un même talent ? « La synthèse ne peut être que le reflet, non plus cette fois d’une intelligence collective, mais de caractéristiques personnelles. Bref, de certaines connaissances, d’un talent, d’une imagination, etc., réunis en un seul être. L’artiste est tout à la fois architecte, sculpteur et peintre : l’homogénéité, alors, ne se découvre pas a posteriori, elle est portée a priori par le créateur, celui-là en l’occurrence complet maître d’œuvre. »261 Ces propos de Roger Bordier réduisent ainsi sensiblement le nombre de réalisations pouvant prétendre à la qualification d’exemples de la synthèse des arts. Le critique parle d’« une part d’utopie [qu’il] aime beaucoup » ; qu’en est-il des multiples constructions faisant se rencontrer différentes formes d’art ? Ne s’agirait-il alors que d’art décoratif appliqué à un bâtiment ? Synthèse et décoration L’amalgame entre synthèse des arts et art décoratif s’installe rapidement dans les esprits. Jean-Paul Ameline explique en abordant ce sujet du travail commun entre artistes, architectes, concepteurs de mobilier : « C’est une opinion capitale qui se retourne parfois contre ses concepteurs car il est facile de répondre : “Vous voyez l’abstraction c’est finalement très bien pour les arts décoratifs mais ce n’est pas de la peinture de chevalet.” Il est très important de comprendre qu’au début 259 des années cinquante, l’abstraction géométrique est ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 10. ème “L’Espace cubiste”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°3-4, mai-juin 1953, p. 47. 261 Entretien avec Roger Bordier, ibid. 260 239 considérée comme très bien adaptée aux arts décoratifs, sous une forme appliquée, mais sans avenir du côté du tableau de chevalet. »262 Pour contrer cette opinion, André Bloc insiste sur cette définition : « Autrefois le problème n’était pas considéré sous cet angle ; il s’agissait bien […] d’un art déclaré décoratif. Aujourd’hui, la synthèse est plutôt la conception d’un prolongement des divers arts les uns vers les autres. Tous les éléments appartiennent à l’ensemble et ne pourraient être séparés sans inconvénients. »263 Les tenants de l’abstraction géométrique prônent donc une intégration des arts dans l’architecture mais sans rejeter systématiquement le tableau de chevalet. Edgard Pillet raconte dans la série "L’Art et la manière", qu’après son expérience de peintures murales dans l’usine Mame, il craignait de ne pouvoir revenir facilement aux formats plus réduits et aux contraintes si différentes de la peinture de chevalet. Force lui fut de constater que : « celle-ci continuait bel et bien d’exister, que sa nature intrinsèque et les sollicitations qui en émanent s’affirmaient avec la certitude de tout ce qui, en art, dans le monde intellectuel, enfin d’une façon tout à fait générale, détient sa réalité de l’évidence d’une fonction, se définit par une qualité représentative pour ainsi dire inaltérable. »264 La synthèse des arts : un pas vers l’abstraction On comprend, à la lecture des propos d’André Bloc, que la synthèse des arts doit remplir le rôle de vecteur d’une population néophyte vers l’abstraction. Le fossé 262 Entretien réalisé le 30 mai 2000 (Jean-Paul Ameline préparait alors l’exposition Denise René, l’intrépide), dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1. 263 Témoignages pour l’art abstrait, Boulogne, 1952, op. cit., p. 29. 264 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954, p. 46. 240 entre le public et l’art existe et celui avec l’avant-garde demeure encore plus creusé. André Bloc l’explique : « Dans l’œuvre abstraite, la plastique surgit brutalement sans liaison apparente avec les préoccupations humaines. Il faut tout demander à l’émotion plastique pure. Seuls des amateurs très éduqués peuvent comprendre un art totalement dépouillé de compromission. Mais le grand public qui prend contact avec l’art par la figuration, c’est-à-dire en définitive par une déviation, se trouve désemparé devant l’art abstrait. »265 Afin d’éduquer le regard, la solution serait donc selon lui « de réaliser, avec l’Architecture, une totale unité plastique. » Opinion que ne peut partager Félix Del Marle qui n’envisage plus aucun avenir pour le tableau de chevalet, considérant que : « tout a été dit, TOUT, sur ce plan individuel, anarchique, et sans destination formelle, sans liaison intime avec la vie ambiante. »266 Ces propos sont écrits dans une lettre datant du 9 mars 1952, alors que l’artiste travaille aux polychromies des usines Renault à Flins. Peut-être n’a-t-il pas, à ce moment-là, le recul que possède Edgard Pillet lorsqu’il s’entretient avec Roger Bordier. Peut-être aussi, comme on peut le deviner dans la lettre du 16 septembre 1949, que Félix Del Marle se trouve très fermement engagé dans un art collectif destiné à la collectivité. Dans ce courrier, il conçoit comme un grand soulagement de s’être libéré de la couleur empreinte de « romantisme, impressionnisme, symbolisme, ésotérisme, etc. » pour aboutir à un niveau bien plus réfléchi et même scientifique de la notion de couleur ; ce que l’artiste appelle « ses qualités intrinsèques, formelles, constructives » qui permettent alors d’en comprendre les « effets psychiques et thérapeutiques »267. 265 Témoignages pour l’art abstrait, Boulogne, 1952, ibid. Dans Art d’aujourd’hui, janvier 1958, op. cit., p. 2. 267 Ibid. 266 241 Divergences de Julien Alvard C’est exactement cette conception de la peinture contre laquelle Julien Alvard s’oppose la même année dans son texte paru dans Témoignages pour l’art abstrait. Le propos est dur : l’art véritable ne peut se préoccuper de questions matérielles, la synthèse des arts ne mène donc qu’à des créations tièdes destinées à un public formaté. Sa démonstration est bien argumentée ce qui expliquerait qu’elle ait été publiée alors qu’elle diverge des idées d’Art d'aujourd'hui. Elle pose avec acuité la question de la nature d’un art soumis à des contraintes prosaïques – une critique fréquemment émise contre l’abstraction géométrique et la synthèse des arts en particulier. Julien Alvard ne remet pas en cause la nécessité de cette dernière mais en nie la valeur artistique pure ; ce qui remet en question, de fait, l’apport de ces créations auprès du plus grand nombre. Le développement de la pensée d’Alvard qui fait s’articuler certitudes et précautions, semble suffisamment porteur de sens en regard de ce qui vient d’être vu de la défense passionnée de la synthèse, pour le citer amplement : « Nous avons vu naître vers les années 1920-1925 la notion d’un art fonctionnel. Cette notion trouve son origine dans les recherches poursuivies par l’architecture pour s’adapter aux exigences de la vie moderne. Aussitôt on a vu se former un mouvement pour prôner la beauté des usines (les cathédrales modernes [sic]), celle des turbines, des avions, que sais-je, la liste des interventions modernes est longue. La Tour Eiffel tournait la tête à tout le monde (il faut croire qu’elles n’étaient pas très solides). Cette esthétique “mécano” est rapidement devenue un poncif des épanchements lyrico-rationnel de cette époque. En 1952 ces conceptions portent des fruits amers et l’on voit s’épanouir une tendance à rationaliser les éléments picturaux pour en tirer l’espoir d’une peinture enfin débarrassée de ses scories subjectives, des œuvres selon l’intelligence, parfaitement aseptiques, un art sain pour individus sains, bons époux, bons pères, bons citoyens, art zéro pour individus zéro. Qu’on me comprenne bien : je ne plaide pas en faveur de je ne sais quel obscurantisme et je m’en voudrais d’accabler la technique. Je 242 conçois parfaitement qu’on puisse faire œuvre bonne et éminemment souhaitable en cherchant le confort à l’usine, dans la rue et dans l’habitation. Les formes fonctionnelles existent et sont parfaitement justifiées. Et il ne m’est jamais venu à l’esprit de nier les effets curatifs ou reposants de la couleur. Mais lorsqu’on cherche à utiliser la peinture ou l’architecture pour harmoniser des locaux de travail en vue d’une amélioration du rendement et du bien-être des travailleurs, lorsqu’on s’efforce de répandre leurs vertus psychologiques, peut-on vraiment dire que l’on fait appel à l’art ? […] Les arts ne sont pas faits pour la relaxation psychique ou physique non plus que pour la psychothérapie. L’art est un autre monde […]. Il n’est en rien un ornement, il n’a rien à voir avec le bien-être matériel, le confort intellectuel (Dieu nous préserve des robinets d’eau tiède). […] Faire entrer l’art abstrait dans la vie en lui demandant de prolonger les bienfaits de la technique, ce serait tout simplement jeter le manche après la cognée et le ranger dans les accessoires de l’ingéniosité actuelle. »268 Malgré une approche toute aussi pluridisciplinaire et décloisonnée de la création plastique qu’Art d’aujourd’hui, Cimaise privilégie un art pictural et se démarque fortement de son aînée par la défense de l’abstraction lyrique. On comprend, à la description que Pierre Restany fait de son confrère Julien Alvard, que la synthèse des arts ne peut lui sembler qu’une suite de compromis269 fort éloignée de la peinture nuagiste dont il se fait bientôt le défenseur : 268 Boulogne, 1952, p. 286. Julien Alvard emploie d’ailleurs ce terme pour critiquer une certaine forme de synthèse dans un article sur Casimir Malevitch : « Comment s’étonner dans ces conditions qu’il ait été le plus farouche adversaire de tout art de compromis, de tout art destiné à des fins utilitaires, pour tout dire de l’art appliqué qu’on voyait encouragé de toutes les façons dans la Russie d’après 1920. » “Les Idées de 269 243 « [Il] avait des visions raffinées concernant la peinture abstraite qui se situait, pour lui, dans une sorte d’imagination, d’inframince – pour employer la parole de Duchamp – qui permettait toutes les subtilités. Il croyait en l’art abstrait en tant qu’art d’essences subtiles. Il avait réuni autour de lui un certain nombre de peintres, les nuagistes, qui […] s’exprimaient de façon très évanescente : l’art à la limite de la présence, de la perception, un art véritablement de la subtilité, de la profondeur, avec très peu de matière. Un art qu’il a lui même qualifié d’art moral, qui devait se définir lui aussi comme l’art de l’intransigeance, de l’exclusivité. »270 b. La synthèse des arts dans les pages271 Cette appellation, « synthèse des arts », reste assez complexe à définir car elle implique davantage que la réunion des trois disciplines. Il reste par exemple difficile de la séparer de la notion d’arts appliqués. Ainsi, un lien se tisse forcément entre le contenu d’Art d’aujourd’hui qui met en avant la synthèse des arts, et sa mise en pages recherchée, très soignée. Pourtant là, il n’est question ni de peinture, ni de sculpture, et encore moins d’architecture, mais de graphisme, de composition, de typographie, de photographie et d’illustration. Il s’agit alors d’une synthèse qui s’appliquerait à des réalisations en deux dimensions et aux formats réduits. Mais on voit également dans ce soin de mise en pages de la revue, le goût pour la pluridisciplinarité, l’égalité entre les arts, le désir de faire du « beau » partout, d’apporter le « beau » à tous. Ce qui n’est donc pas bien éloigné des piliers de la synthèse. ème Malevitch”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°5, juillet 1953, p. 21. 270 Entretien réalisé le 17 mai 2000 dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1. 271 Nous remercions Françoise Biver pour ses observations qui ont permis d’alimenter cette recherche. 244 Des maquettistes attitrés D’autant que, comme il a été vu plus haut, André Bloc apporte une attention particulière à ce que ses revues soient non seulement claires et agréables à la vue mais également supports de recherches graphiques – sans, pourtant, que l’originalité prenne le pas sur le sens du message transmis par les textes. Pierre Vago, son compagnon d’aventure dans L’Architecture d’aujourd’hui le dit : « Bloc […] voulait toujours être à la page et même à l’avant-garde ! Il fallait sans cesse innover. »272 Et pour cela, le directeur de publication bénéficie des conseils de celui qui va transformer l’édition par ses mises en pages et ses couvertures : Pierre Faucheux. Ce dernier explique ses partis pris dès sa première réalisation pour le Club français des libraires dans les années quarante : « D’emblée j’introduisais des notions totalement étrangères aux éditeurs et aux imprimeurs : le choix intransigeant des caractères, l’exigence de lisibilité, l’échelle des rapports inattendus entre les éléments en œuvre. Pour servir l’authenticité existaient des sources documentaires innombrables auxquelles j’ajoutais une diversité sans limites dans la disposition et dans les moyens. Un STYLE était né. »273 On ne peut qu’établir un lien entre les « sources documentaires innombrables » qu’utilise le graphiste et la richesse des illustrations voulue par André Bloc pour ses publications. Lorsque Pierre Faucheux cesse de mettre en pages Art d'aujourd'hui, Paul Etienne-Sarisson puis Pierre Lacombe prennent le relais. La revue bénéficie ainsi d’un maquettiste présent quotidiennement ; tout comme elle s’est adjoint les services de la photographe Sabine Weiss qui y travaille régulièrement. Autant de précautions prises pour obtenir cette implication que l’on devine à chaque page, maintenir une recherche constante mais également une unité de style. 272 Gilles Ragot, “Pierre Vago et les débuts de L’Architecture d’aujourd’hui, 1930-1940”, dans Revue de l’art, n°89, 1990, p. 79. 273 Pierre Faucheux, Ecrire l’espace, Paris, 1978, p. 96. En majuscule dans le texte. 245 Cette unité, évidente, paraît plus fragile lorsque l’on se penche attentivement sur l’ensemble des numéros : Art d'aujourd'hui offre en effet un terrain d’expérimentations dans la marge étroite que se ménagent les graphistes274. Certaines compositions décentrées privilégiant de larges plages blanches ou l’emploi de typographies en basse casse montrent des inspirations venant du Bauhaus. D’autres maquettes, très tenues, réfléchies, proposent un bel équilibre des blancs, des dialogues maîtrisés entre les illustrations elles-mêmes, une attention particulière portée aux légendes. Quand des livraisons font se succéder des photographies pleines pages dans une composition qui s’apparente au catalogue et des brèves serrées sur plusieurs colonnes à l’identique d’un quelconque magazine d’information. Une ligne se dégage néanmoins ; la mise en page, envisagée comme un des éléments constitutifs de la revue, ne peut prendre le pas sur le texte, elle est travaillée avec lui, elle l’accompagne et le sert. Il n’y a pas la volonté de choquer par trop d’innovations, ni même de surprendre. L’ambition est d’adhérer aux codes de la presse afin que tous les lecteurs puissent avoir accès au contenu des publications. On retrouve ainsi dans les pages de la revue une rigueur mêlée de fantaisie. A commencer par la couverture du premier numéro sur laquelle les photographies occupent toute la place alors que le titre même de la revue est à peine lisible275. A n’en pas douter, un tel choix de la part d’un maquettiste déjà rompu à l’exercice ne peut que dénoter une recherche stylistique : nul ne connaît Art d'aujourd'hui et son titre apparaît à peine, la chose est audacieuse. A l’opposé, les autres couvertures, pouvant être lisibles depuis la devanture d’un kiosque, se présentent comme des affiches. Loin d’être monotones, les numéros se succèdent sans se ressembler comme autant de réflexions sur la place et la liberté du graphiste dans un organe de presse dont le contenu doit être accompagné et non étouffé. L’image typographique n’est pas fixée ; les polices avec et sans empâtements se trouvent mixées dans un même article, voire dans un même titre. Pierre Faucheux insère des erreurs dans ses compositions, telles des fautes de syntaxe typographique grossières. Ainsi, des 274 Il faut d’ailleurs mentionner que la une sélectionnée pour le numéro d’avril-mai 1951 - à l’issue d’un concours de couvertures initié par la revue - est celle qui, en comparaison des quelques autres projets finalistes, ne reprend pas la ligne typographique du titre. 275 Voir annexe I. 246 répétitions visuelles font se succéder verticalement, à gauche, des guillemets fermants pour ponctuer une citation d’Auguste Herbin sur plusieurs lignes, sans autre justification que le jeu formel que cela amène. Quant aux filets, si l’on a recourt à eux dans la presse pour rendre une composition plus claire, ils sont ici proportionnellement trop gras par rapport aux textes et remplissent alors le rôle de lignes, de réseaux, en véritable création néo-plastique. Dans les pas du néoplasticisme Art d’aujourd’hui comprend trente-six numéros qui se divisent en cinq séries. Chacune des séries correspond à peu près à une année. Sur cet ensemble de revues, vingt-deux ont une couverture originale composée par un artiste. De même, trois numéros de la première année bénéficient de hors-texte en couleurs, prémisses des encarts détachables qui accompagnent par la suite dix-sept livraisons de la revue. Le format des revues n’évolue pas au cours des années : trente et un sur vingt-quatre centimètres. En revanche, le nombre de pages augmente, passant de vingt-quatre la première année, à trente-deux. Dès le premier numéro, le principe général de la mise en pages est établi. Cette dernière suit une grille rigoureuse qui quadrille l’espace en petits rectangles. Si on la représente schématiquement en traçant les lignes de force, on obtient une composition s’apparentant aux dernières œuvres de Piet Mondrian, tel New York city (1942), Broadway Boogie-Woogie (1942-1943) ou Victory Boogie-Woogie (19431944). Un espace divisé, fragmenté, régulier, mais très dynamique. Certaines pages, notamment celles réunissant différentes brèves ou actualités, semblent en effet foisonner d’informations. La mise en pages joue parfois avec d’épaisses lignes noires qui viennent souligner un titre autant que diviser l’espace du papier. Elles évoquent les lignes des œuvres plus anciennes de Piet Mondrian, tout autant que celles de certains travaux de Félix Del Marle. Parfois, des éléments viennent perturber cette rigueur telles des illustrations pleines pages ou d’autres empiétant sur la marge. 247 Les expérimentations de la première année Les trois premiers numéros montrent les signes d’une composition encore plus libre : la première livraison276 mêle papier glacé et papier plus épais – type papier à dessin – probablement à cause de contraintes matérielles, pour l’article central de Charlotte Perriand, "Spectacles au Japon"277. De courts textes se retrouvent présentés verticalement, parfois dans la marge, comme un ajout de dernière minute. Enfin, le symbole désuet de la main tendant l’index est quelques fois utilisé afin d’indiquer la suite d’un article d’une page sur l’autre, ou de préciser qu’une photographie correspond à telle ou telle brève. Ce signe est presque totalement supprimé dès la quatrième livraison au profit d’une mise en pages plus ordonnée. Ces pages denses et l’emploi de la main à l’index tendu sont, semble-t-il, assez représentatifs de style de Pierre Faucheux : « Ses compositions sont inspirées du dadaïsme et de Schwitters et reprennent quelques inventions lettristes comme la coupe brute des lignes de texte et leur "collage" dans la page. [...] La mise en page se singularise par les combinaisons abruptes de caractères et de signes, et par la place conférée au noir. »278 Malgré une certaine austérité – qui donne à la revue son identité – des recherches graphiques ou de composition cassent le rythme. Ainsi la première année, la couleur vient à deux reprises illustrer un article. Une eau-forte de Jacques Villon est reproduite en deux couleurs, noir et brun279. L’originalité se trouve dans la présentation de cette gravure : en haut de la page, les deux états sont présentés séparément, d’une part le fond brun, d’autre part le dessin au noir. Dessous, en grand format, la gravure finale, résultat de la superposition des deux précédentes. Plus étonnante reste l’utilisation de la couleur dans le long article sur Jean Arp280. On 276 Juin 1949. Comme nous l’avons vu, il s’agit d’un article déjà imprimé, certainement en vue d’une publication dans L’Architecture d’aujourd’hui. 278 Michel Wlassikoff, Histoire du graphisme en France, Paris, 2005, p. 161. 279 ère 1 série, n°9, avril 1950, non paginé (une page). 280 ère Charles Estienne, “Arp, poète”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, non paginé (trois pages). 277 248 y voit un projet de décoration murale intérieure. L’architecture se trouve tracée en noir et gris, et le panneau de l’artiste, très probablement en bois, apparaît colorisé en un camaïeu de bruns (résultat des passages du jaune, du magenta et du noir utilisés pour la couverture). Dans les deux articles, l’emploi de la couleur n’est pas gratuit : cette dernière a une fonction didactique dans le premier cas, et rend l’illustration plus claire et plus compréhensible dans le second. Dans ce même article sur Jean Arp, une composition sur une double page met en relief un texte de l’artiste. Elle présente, à gauche, un portait de Jean Arp pleine page, et à droite, son texte aux lignes très espacées, en capitales d’une typographie différente de celle utilisée dans la revue. Ce numéro comprend également un article sur Alexander Calder281 contenant quelques originalités. A commencer par le titre, “Calder”, qui reproduit la signature de l’artiste. Puis le dessin d’une spirale occupe la moitié d’une page sans qu’il soit associé à un titre et sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un dessin de l’artiste. Il en est de même sur la page suivante où un schéma tricolore montre l’évolution du déplacement d’un mobile sans aucune légende. On peut noter qu’ici encore, l’utilisation de la couleur n’est pas gratuite, elle permet de visualiser trois états différents du mobile. Un peu plus loin, une page montre des photographies de l’intérieur de la maison de Calder alors que la moitié de la feuille se trouve occupée par une silhouette du cirque de l’artiste qui apparaît comme en ombre chinoise. Cette même inclusion de détails d’œuvres de l’artiste est déjà visible, bien que plus discrète, dans le dossier sur Kandinsky282. Autre originalité de la revue : la double page qui ouvre le dossier consacré à Piet Mondrian283. En haut de la page de gauche, « P. Mondrian » est tracé à la main ; il s’agit de la signature autographe de l’artiste que l’on retrouve à la fin du texte manuscrit couvrant la majorité des deux feuilles. Sur cette même page, une grande photographie détourée montre Piet Mondrian au travail, blouse tachée de peinture, pinceau et cigarette dans la main droite, le visage baissé, concentré, presque grave. Sur la page de droite, quatre reproductions d’arbres peints par 281 Talcott Clapp, “Calder”, dans Art d’aujourd’hui, op. cit., non paginé (dix pages). ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°6, janvier 1950, non paginé (huit pages). 283 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé. 282 249 l’artiste occupent toute la hauteur. La première est tout à fait figurative. Progressivement, les tableaux deviennent plus synthétiques, moins attachés à une copie de la réalité. Cette évolution semble irréversible, elle est pourtant rapide : les deux premières œuvres datent de 1910, les deux autres, de 1911. Dès la deuxième série de publications (s’étalant sur les années 1950 et 1951), les illustrations sont de plus en plus nombreuses et les textes, allégés. Hormis dans les "Réflexions disparates sur l’organisation d’un musée d’art d’aujourd’hui"284 agrémentées de croquis de leur auteur, Willem Sandberg, la mise en pages ne propose plus de jeux d'écritures manuscrites ou de croquis comme dessinés à même la revue mais elle sait provoquer la surprise et rompre la monotonie bien que suivant toujours la même grille. Rappelons également que si le contenu ne se trouve pas soumis à des divisions par rubriques, il dépend néanmoins d’un thème différent pour presque chaque numéro ("Les Musées d’art moderne", "Les Enfants – Les Fous", "Cinquante ans de sculpture", "Les Néo-primitifs", "Espace", "La Peinture aux EtatsUnis", "Paris vu par les peintres primitifs modernes", etc.) qui influe sur leur présentation, à commencer par la Une. Les premières de couverture d’Art d’aujourd’hui bénéficient en effet toujours d’un soin tout particulier et cet effort reste constant. Les premières de couverture Avec la deuxième année, les couvertures, du même papier que les pages intérieures, cèdent d'ailleurs la place à de plus rigides, cartonnées, au grain apparent qui augmente la qualité d’impression, offrant des couleurs plus lumineuses et des contrastes plus forts. La livraison consacrée aux musées d’art moderne inaugure cette nouvelle présentation. Elle est le résultat d’un concours proposé par Art d’aujourd’hui. Le gagnant, Jean Liger, s’est inspiré du musée à croissance illimitée de Le Corbusier et propose un dessin qui tient autant du projet d’architecture que 284 ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°1, octobre 1950, pp. 1 à 9. 250 d’une œuvre abstraite puisqu’il s’agit d’une spirale carrée285. Seuls les numéros dont la une est illustrée d’un cliché pleine page possèdent une couverture glacée ; il s’agit d’"Art mexicain", de "Photographie" mais aussi de la première livraison de la dernière année présentant un détail photographique d’une œuvre de Pevsner. Pourtant ici, le papier, bien que lisse, n’est pas d’une aussi belle qualité que les deux autres. Mises à part les quatre couvertures résultant de concours286 et les trois mentions dans le sommaire indiquant que les couvertures ont été « spécialement » composées pour la revue287, il reste difficile de savoir comment le choix se porte sur les autres reproductions pleine page d’œuvres d’artistes contemporains à la publication. Les intitulés sont divers. Dans les premières années, ils laissent supposer une forte implication de l’artiste dans sa réalisation avec des formulations telles que « La couverture est de Magnelli »288, « La couverture a été réalisée par Sonia Delaunay, sur un thème de Robert Delaunay »289, ou encore, « Couverture de »290. A partir de la quatrième série, ils impliquent le travail du graveur postérieur à celui de l’artiste : « La couverture a été réalisée d’après une gouache originale (ou un collage original) de »291 ou « La couverture a été réalisée d’après une gouache (ou un collage) de »292, la mention « original(e) » étant ainsi finalement supprimée. Les Unes bénéficient de compositions aux styles très caractérisitques de chaque artiste : une relecture par Sonia Delaunay des cercles concentriques de Robert Delaunay (octobre 1951), les larges formes découpées par Pillet (juin 1952) 285 On peut avoir un aperçu de toutes les couvertures en annexes pp. II à VI. ère Couverture de Jeanne Coppel pour "Cinquante ans de peinture", Art d'aujourd'hui, 1 série, n°7-8, ème série, mars 1950. Couverture de Jean Liger pour "Les Musées d’art moderne", Art d'aujourd'hui, 2 ème n°1, octobre 1950. Couverture d’Yves Aral pour "Cin quante ans de sculpture", Art d'aujourd'hui, 2 série, n°3, janvier 1951. Couverture de Marie-Anne Febvre-Desportes pour "Espace", Art ème d'aujourd'hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951. 287 ème Couverture d’Alberto Magnelli, Art d'aujourd'hui, 4 série, n°1, janvier 1953. Couverture de Jean ème ème Arp, Art d'aujourd'hui, 4 série, n°6, août 1953. Couverture de Jean Dewasne, Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953. 288 ère Art d'aujourd'hui, 1 série, n°2, juillet-août 1949. 289 ème Art d'aujourd'hui, 2 série, n°8, octobre 1951. 290 ème Victor Vasarely, Art d'aujourd'hui, 3 série, n°1, décembre 1951. Bruno Munari, Art d'aujourd'hui, ème ème 3 série, n°2, janvier 1952. Edgard Pillet, Art d'aujourd'hui, 3 série, n°5, juin 1952. 291 ème Serge Poliakoff, Art d'aujourd'hui, 4 série, n°2, mars 1953. Pablo Palazuelo, Art d'aujourd'hui, ème ème 4 série, n°5, juillet 1953. Sonia Delaunay, Art d'aujourd'hui, 5 série, n°2-3, mars-avril 1954. 292 ème Olle Baertling, Art d'aujourd'hui, 4 série, n°7, octobre-novembre 1953. Cicero Dias, Art ème ème d'aujourd'hui, 5 série, n°6, septembre 1954. Jean Leppien, Art d'aujourd'hui, 5 série, n°7, ème novembre 1954. André Bloc, Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, octobre 1954. 286 251 semblables à celles que les lecteurs retrouveront dans les photographies qui illustrent "L'Art et la manière" (mars-avril 1954), les formes biomorphiques d’Arp (août 1953), les peintures en bandeaux dans des harmonies colorées oranges et bleues de Dewasne (décembre 1953), les jeux de quadrilatères et de quadrillages de Leppien (novembre 1954). Cependant, même celles qui ne proviennent pas d’une création originale d’un artiste, sont le résultat d’une recherche graphique ou photographique sur le visuel lui-même – le titre de la revue se trouvant presque toujours ajouté et non inclus dans la composition elle-même. Le numéro "Les Enfants – Les Fous"293 présente par exemple une expérience non renouvelée : sa couverture est composée d’une feuille cartonnée qui ne fait que dix-neuf centimètres sur les vingt-quatre de la revue. Le titre, la date et le numéro de la revue écrits en hauteur, occupent les cinq centimètres restants sur ce qui constitue la première page du magazine. De même, trois numéros d’Art d’aujourd’hui jouent de surimpression en superposant à la couverture cartonnée, un papier cristal imprimé294. Il s’agit de "Cubisme"295 dans la quatrième année et dans la série précédente, d’"Italie 1951"296, et du "Graphisme et l’art"297. Sur la couverture de ce dernier est annoncé : « […] Etant donné le sujet traité, nous nous devions de faire un numéro dont la présentation ne soit pas inférieure aux exemples qu’il propose. Ainsi, avons-nous voulu réaliser une mise en pages plus étudiée que les précédentes et plus conforme à l’esprit de la Revue et aux idées que nous défendons. » Là encore, la composition suit une stricte grille quadrillant la page, sur laquelle textes et illustrations trouvent place. L’utilisation de la couleur (rouge et orange) y est ponctuelle. Importance est donnée aux exemples illustrés : lettres, compositions, jeux 293 ème Art d’aujourd’hui, 2 série, n°2, novembre 1950. La livraison d’octobre 1951 que nous possédons est également recouverte de papier cristal mais sans surimpression. Est-ce là une expérience unique ou plus simplement un exemplaire mieux conservé que les autres ? Nous ne pouvons trancher d’autant qu’aucune des revues conservées au Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne ne possède de couverture cristal. 295 ème Art d’aujourd’hui, 4 série, n°3-4, mai-juin 1953. 296 ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°2, janvier 1952. 297 ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°3-4, février-mars 1952. 294 252 graphiques (collages, éditions, peintures, publicités), une série de mots associe leur sens à leur typographie, des alphabets sanscrit, arménien, laotien, etc. se succèdent. Cette troisième série comporte une livraison un peu particulière puisqu’il s’agit du catalogue de l’exposition Klar Form298 que Denise René organise dans les pays nordiques299 autour de vingt artistes travaillant à Paris. Sa composition s’adapte alors à la formule du catalogue. Elle présente de manière très claire, très ordonnée un artiste par page avec une note biographique, un rapide portrait, deux photographies d’œuvres et une de leur créateur. Intervention mesurée de la couleur Ainsi Art d’aujourd’hui trouve rapidement son identité visuelle et les mises en pages des revues sont cohérentes les unes avec les autres qui alternent avec rythme les pages très concentrées en images (souvent de bonne dimension) et celles laissant une large place aux blancs. On remarque cependant moins d’originalité dans les compositions des deux dernières années de publication. La couleur intervient pourtant par deux fois, d’abord dans le numéro consacré au cubisme, exceptionnel par la volonté d’apporter aux lecteurs un objet aussi riche par ses textes et ses documents que par sa présentation. C’est une revue très illustrée – avec des reproductions présentées pleine page et en séries de vignettes – jouant sur la diversité des textures et la couleur des papiers (mate, glacée, plus ou moins épaisse, jaune, orange, rouge, bleue), ou reproduisant sur des feuilles de couleur, des pages de la revue Sic de Pierre Albert-Biro. Pour la première de couverture de cette livraison, Paul Etienne-Sarisson semble avoir suivi les bons conseils de Pierre Faucheux. Il réalise une composition à partir de pages jaunies des Peintres cubistes corrigées par Guillaume Apollinaire sur lesquelles déborde le mot « ART » d’Art d'aujourd'hui en épaisses lettres majuscules orange ; couleur qui contraste fortement avec le bleu de « cubisme » imprimé sur le papier cristal recouvrant ici la revue. 298 ème Art d’aujourd’hui, 3 série, n°1, décembre 1951. L’exposition se déplace notamment au Danemark (Copenhague et Aarhus), en Finlande (Helsinki), en Suède (Stockholm) et en Norvège (Oslo). 299 253 L’autre numéro qui bénéficie de couleurs est le spécial "Synthèse des arts"300. La villa d’André Bloc à Meudon tire avantage de trois photographies couleurs, une en extérieur de nuit faisant ressortir par un jeu d’éclairage les larges baies vitrées, et deux d’intérieur. Des polychromies de Del Marle, Arcay et Pillet s’illustrent elles aussi fort heureusement en couleurs tout comme un projet dessiné de Jean Gorin ou divers exemples d’architectures accueillant peintures murales, mosaïques ou tentures. D’autres clichés sont colorisés entièrement (une large bande jaune couvre deux photographies, un aplat bleu colore celle d’un fond de piscine dans laquelle se trouve une sculpture), ou partiellement comme c’est le cas des vitraux de Fernand Léger dans l’église d’Audincourt, touche colorée dans le chœur en noir et blanc. Enfin, les encarts couleurs livrés avec dix-sept Art d'aujourd'hui ont déjà été commentés pour la qualité de leurs tirages, les nuances de matités, les transparences et le jeu de reliefs (accuenté par celui, tactile, de la presse). Pour chacune de ces sérigraphies, on se trouve ainsi en possession d’un véritable travail de graveur qui s’offre à la contemplation comme toute œuvre plastique. Il s’agit donc bien là de l’application – à l’échelle de l’édition – de la synthèse des arts. c. La synthèse des arts dans le texte Sur la couverture du premier numéro d’Art d’aujourd’hui figurent trois photographies : celle d’une sculpture d’André Bloc, celle d’une peinture de Victor Vasarely et enfin, celle d’une maison de Le Corbusier. Se trouvent ainsi réunis en trois clichés, les trois arts majeurs de la synthèse par des créations d’artistes emblématiques. La revue s’ouvre sur une double page au titre écrit en grandes capitales : "Le Mur". Le ton est donné dès cet article composé d’un court texte de Michel Seuphor et de l’allocution d’un ministre suisse en l’honneur de Le Corbusier. L’illustration occupe la plus grande partie de la mise en pages ; il s’agit de photographies de travaux de Vassily Kandinsky, Cicero Dias et Le Corbusier. Sur la 300 ème Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954. 254 page suivante, un autre mur est présenté par une photographie : celui de l’atelier parisien de Piet Mondrian. La ligne est annoncée dès l’ouverture de ce premier numéro mais quelle est la fréquence des textes abordant la synthèse des arts ? On constate dans un premier temps qu’Art d’aujourd’hui présente trente-cinq artistes dont tous ne sont pas impliqués dans l’abstraction ou la synthèse des arts. Si l’on ne considère que les textes ayant pour sujet principal cette intégration des arts, on observe qu’il y a finalement moins de textes sur la synthèse qu’on ne pouvait l’imaginer. Mais cet esprit particulier qui vient d’être étudié, faisant se rencontrer des articles sur l’art abstrait, la technique des artistes, leur vie quotidienne, les arts que l’on peut qualifier de mineurs, mais également le fonctionnement des musées, des salons, constitue une ouverture vers la synthèse. Une manière d’évoquer tous les aspects de la création. Des héritiers de De Stijl Art d’aujourd’hui aborde la synthèse des arts avec la même approche didactique que les autres thèmes. Ainsi, sont faits de réguliers rappels à Piet Mondrian, Théo Van Doesburg et l’ensemble du mouvement De Stijl. Cette volonté est également une façon de se placer dans la lignée de ce riche héritage. En rattachant l’abstraction géométrique à l’histoire de l’art, les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui montrent que l’art abstrait qu’ils défendent avec ardeur, n’est pas un art décoratif. Dès la première année, un numéro est ainsi en partie consacré à Piet Mondrian301. Une de ses œuvres fait la couverture et un dossier aborde différents points de son travail. L’ensemble s’ouvre sur une double page qui présente un texte autographe de Mondrian encadré de photographies d’œuvres et d’un portrait de l’artiste au travail. Michel Seuphor signe ensuite avec “Piet Mondrian et les origines du néo-plasticisme” une rapide biographie de l’artiste. Puis le texte “P. Mondrian : le 301 ère Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°5, décembre 1949, non paginé (huit pages) . 255 home – la rue – la cité (extraits)” pose les cinq lois plasticiennes régissant le home. Ce texte était déjà paru dans la revue Vouloir n°25 en 1927 dont Félix Del Marle était le rédacteur en chef de la partie consacrée aux arts plastiques302. Dans cet extrait de son texte, datant de 1926, Piet Mondrian explique son programme : « une infinité de plans en couleurs et en non-couleurs s’accordant avec les meubles et objets qui ne seront rien en eux-mêmes, mais joueront comme éléments constructifs du tout. » L’homme lui-même n’est « rien », « il ne sera qu’une partie du tout, et c’est alors qu’ayant perdu la vanité de sa petite et mesquine individualité, il sera heureux dans cet Eden qu’il aura créé ! » Enfin, le dossier sur Mondrian se clôt par un court texte de Jean Gorin, “Influence de Mondrian : Del Marle – Graeser – Gorin – Lohse” daté d’août 1949303. Il y explique l’importance du néoplasticisme, les conséquences qu’il a eues sur l’architecture, et partant, qu’il aura sur la vie quotidienne. Quatre années plus tard, Art d’aujourd’hui consacre treize pages à Théo Van Doesburg et à l’Aubette, place Kléber à Strasbourg. Ici encore, le texte sur l’artiste lui-même304 retrace simplement son parcours esthétique et bénéficie de nombreuses illustrations. Plus personnel est l’article de Michel Seuphor, “L’Aubette de Strasbourg”305. Le rédacteur y raconte comment « les plus pertinents exemples qui furent réalisés à ce jour de l’art moderne spatialement appliqué » ont été commandés, puis réalisés par Théo Van Doesburg, Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp, puis totalement détruits. Partant de cette histoire rapidement brossée, Seuphor tente de faire revivre l’Aubette par des descriptions enthousiastes, appuyées de photographies. Ces dernières occupent plus de place que le texte, comme c’est 302 Il fait d’ailleurs mention de ce texte dans une lettre qu’il adresse à André Bloc le 29 juillet 1949 (soit un mois après la publication du premier numéro d’Art d'aujourd'hui) : « L’article de Mondrian, inédit “Le Home, la Rue et la Cité” est à votre disposition. C’est, je crois ce que Mondrian a écrit de mieux ! » (Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui). De même, les quatre schémas explicatifs des œuvres de Piet Mondrian illustrant l’article de Michel Seuphor proviennent également de la revue Vouloir ; ils illustraient un article de Georges Vantongerloo sur l’artiste, “L’Art plastique L2 = S NéoPlasticisme”. 303 Dans Art d’aujourd’hui, décembre 1949, op. cit., non paginé (une page). 304 ème H. Buys, “Le Développement de Théo Van Doesburg”, dans Art d’aujourd’hui, 4 série, n°8, décembre 1953, pp.3 à 9. 305 Dans Art d’aujourd’hui, décembre 1953, op. cit., pp.10 à 13. 256 fréquemment le cas dans la revue. Par son enthousiasme et ses nombreuses illustrations cet article devient un véritable appel à la réalisation de tels projets. Hormis ces deux importantes publications, la revue ne revient que brièvement sur les deux artistes. Un texte de Félix Del Marle aborde le néoplasticisme dans le numéro spécial "Cinquante ans de sculpture"306 ; il s’agit d’un article court, simplement explicatif, telle une fiche de synthèse. De même, une exposition de De Stijl au Stedelijk Museum est l’occasion pour Léon Degand et Michel Seuphor de se partager une page en deux articles distincts307. Le premier présente le bouleversement plastique qu’a produit le néoplasticisme ; le second retrace les débuts du mouvement, citant intégralement ce qui peut être considéré comme l’éditorial du premier numéro de la revue De Stijl. Enfin, le texte “Mondrian indésirable”308 de Michel Seuphor revient sur l’accueil encore très réservé fait à l’œuvre de l’artiste. Le critique écrit cet article dix ans après la mort de Piet Mondrian, faisant le constat (amer) que Paris ne lui a pas encore officiellement consacré de rétrospective309. Des sympathisants des idées de Fernand Léger Avant les deux numéros spéciaux sur Piet Mondrian et Théo Van Doesburg, c’est Fernand Léger qui est mis à l’honneur dans les pages de la revue310. Premier artiste qu’Art d’aujourd’hui met ainsi en avant avec une couverture, un portrait de trois pages et un texte de Fernand Léger lui-même. Léon Degand l’explique dès l’ouverture de son portrait : « Dans le cadre de nos préoccupations actuelles, l’œuvre de Fernand Léger me paraît donc une des plus riches d’enseignement. Elle illustre, en effet, et avec quelle vigueur, quelle clarté, quel sens 306 ème Félix Del Marle, “Le Néoplasticisme”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°3, janvier 1951, p. 9. ème “Exposition du Stijl - Stedelijk Museum – Amsterdam”, dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°8, octobre 1951, p. 26. 308 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, p. 1. 309 Sur cette lacune et bien d’autres, voir Philippe Dagen, La Haine de l’art, Paris, 1997, p. 97. 310 ère Art d’aujourd’hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé (quatre pages ). 307 257 monumental qui lui est propre, quelques points de vue essentiels sur le chemin de la Figuration à l’Abstraction et celui du tableau de chevalet au panneau mural. »311 L’artiste conjugue en effet figuration et avant-garde mais également art de collectionneur et art collectif. Il représente en quelque sorte l’image du passeur pour mener le grand public vers l’art le plus novateur. Le propos de Léon Degand n’est pas de remplacer le tableau de chevalet par la peinture murale mais bien de favoriser l’essor de cette dernière. Les deux doivent en effet pouvoir coexister car les deux contiennent des qualités propres qui se complètent. Prouvant une fois encore son sens de la juste comparaison, le critique qui met en parallèle le tableau de chevalet avec « une conversation particulière », ajoute : « L’atmosphère de la peinture murale est plutôt celle du discours. Du discours devant quelques personnes, dans un petit local, ou devant une foule, dans un lieu de grandes dimensions. » Et Léon Degand reconnaît en Fernand Léger la qualité de savoir s’adapter à ces deux techniques (puisqu’il ne s’agit pas là seulement de deux formats) sans faire du mur un simple tableau agrandi. Le texte qui suit312, signé de l’artiste, montre que la question le préoccupe depuis longtemps. Il y explique l’importance de la couleur dans la vie quotidienne, « nécessité vitale comme l’eau et le feu », ainsi que les bouleversements positifs qu’elle pourrait amener, notamment dans la cité. L’artiste expose quelques unes de ses réflexions pour une amélioration de la vie quotidienne. L’exemple du projet soumis en vue de l’Exposition universelle de 1937 montre l’ampleur de l’ambition sociale que Fernand Léger donne à ses créations. Il avait proposé en effet d’« utiliser les 300 000 chômeurs à gratter toutes les maisons de Paris » afin de créer la surprise d’une capitale blanche le jour et éclairée la nuit de lumières colorées, par des avions313. Fernand Léger cherche ainsi à trouver un emploi, même temporaire, aux ouvriers chômeurs tout en proposant un projet d’envergure, nécessitant les 311 ère Léon Degand, “F. Léger”, dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé. Un extrait de ce texte était déjà paru - en guise d’annonce - dans le numéro précédent en lien avec l’exposition sur l’art mural à Avignon. 313 "Un nouvel espace en architecture", dans Art d’aujourd’hui, op. cit., non paginé (une page). 312 258 progrès réalisés par l’aviation et par les techniques d’éclairage. Un projet d’une grande modernité pour éblouir les visiteurs de la capitale française. La synthèse des arts au fil des pages Un autre aspect caractéristique de la revue est l’assurance d’aller dans la bonne direction durant cette période de la reconstruction d’après-guerre. Si Art d’aujourd’hui ne consacre que huit articles conséquents à la synthèse des arts sur cinq années, on remarque que de nombreux exemples sont cités, parfois très brièvement, avec la volonté affichée d’ouvrir la voie. Il ne s’agit bien souvent, en effet, que de brèves, des informations sur des événements, une réalisation ou un projet, en dernières pages. C’est dans ces pages que se trouvent parfois annoncés des événements ayant trait à la synthèse des arts. Ainsi, un encadré a pour titre : “Le VIIème congrès CIAM314 a tenu ses assises à Bergamo, Italie, du 24 au 30 juillet”315. L’article relève « quelques-unes des résolutions […] adoptées par les membres de ce Congrès. » Il s’agit d’éduquer l’homme de la rue à l’art contemporain afin de lui faire « apprécier les vraies valeurs artistiques ». La question de l’urbanisme est également abordée. C’est dans ce cadre que doivent se développer l’architecture, la peinture, la sculpture, afin de retrouver la « fonction sociale » de la création. Pour cela, les créateurs doivent travailler ensemble « dans un sincère esprit d’équipe ». Les membres du CIAM disent que « leur devoir envers l’homme c’est de lui offrir l’art dans sa forme la plus avancée. » Se contenter du fonctionnel ne s’avère donc pas suffisant. A travers ce compte-rendu se trouve définie la synthèse des arts. Sur la même page un autre encadré informe d’une initiative suédoise ; le titre du texte dit tout : “L’Art abstrait collectif en plein air dans l’exposition internationale de sport à Stockholm”. Art d’aujourd’hui utilise fréquemment ce procédé de texte très court mais d’illustration parlante voire d’une simple photographie légendée. C’est le cas de deux clichés montrant une même sculpture envahie par les enfants sur l’un, et 314 315 Congrès International d’Architecture Moderne, fondé en 1928 par Le Corbusier. ère Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°3, octobre 1949, non paginé. 259 laissée telle une œuvre d’art dans un parc sur l’autre316. La légende – « Sculptures de Moller-Nielsen à Stockholm, idée originale d’une sculpture-jouet érigée dans un jardin public par la municipalité » – et les photographies en disent assez long. Un autre exemple est cette photographie qui montre Miró au travail dans son atelier en train de peindre une fresque317. Sous le cliché est précisé que cette œuvre a pris place à l’Université d’Harvard, dans « le nouveau centre universitaire […] édifié par l’architecte Gropius et “The Architects Collaborative” ». Citons encore le numéro d’avril-mai 1951 consacré à l’espace, dans lequel Félix Del Marle rédige “La Couleur dans l’espace”318. Il y démontre l’indépendance et l’importance de la couleur ; notions dont les plasticiens prennent peu à peu conscience grâce à son emploi dans l’espace qui lui fait jouer « un rôle égal en importance à celui des formes architecturales ». Lorsque les rédacteurs parlent d’une exposition consacrée à l’art mural ou à la tapisserie, on sent cependant un enthousiasme modéré. Si l’initiative reste vivement saluée, elle devient également l’occasion pour eux de rappeler que ce n’est pas là le lieu de destination de ces créations. Julien Alvard développe longuement ses réticences lors de l’exposition “La Peinture murale à la galerie Maeght”319. Parlant de « conditions invraisemblables » pour les galeries organisatrices, le rédacteur insiste sur le paradoxe de devoir présenter, dans des lieux destinés aux tableaux de chevalet et aux sculptures pouvant être emportés par leurs acquéreurs320, des œuvres destinées quant à elles à demeurer sur la cimaise. Alvard déplore « l’absence de monuments » susceptibles de recevoir la peinture monumentale malgré les nombreuses constructions. L’habitude veut que l’on se préoccupe avant tout de la fonction d’un bâtiment, de son confort, laissant de côté son âme : « N’y a-til plus que les artistes pour savoir qu’une maison peut être habitable sans être vivable […] ? » Ce qui ressort de l’ensemble de ces courts articles, c’est l’ambition qui les sous-tend tous. Les rédacteurs commentent des réalisations, des plus simples aux 316 ère ème Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, 3 de couverture. ème Dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°1, décembre 1951, p. 24. 318 ème Dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, pp. 11 à 13. 319 ème Dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°6, juin 1951, p. 30. 317 260 plus ambitieuses, afin de montrer que la synthèse des arts est possible. On remarque d’ailleurs, par le ton qu’ils emploient, que leur but n’est pas seulement d’énumérer des exemples, mais de souligner la prise de position d’une municipalité, d’une université, en faveur de l’art moderne. De même, en présentant des créations aussi diverses, ils prouvent l’étendue des possibilités et la pertinence de l’intégration des arts dans l’espace public ou privé. La Triennale de Milan Hormis ces quelques réalisations et expositions, deux événements importants se trouvent longuement relatés dans la revue : la neuvième Triennale de Milan et la Cité universitaire de Caracas. Pour évoquer l’événement italien, un article expose avec ferveur diverses créations s’intégrant dans l’architecture321. Cinq pages composées essentiellement de photographies montrent des œuvres en situation. On voit ainsi un luminaire spatial au néon, un plafond lumineux, un autre en relief, des peintures murales réalisées pour un magasin, un restaurant ou un studio, une sculpture pour une façade de garage, des intérieurs et des extérieurs d’immeubles, une station-service, une devanture de magasin… Les photographies ne présentent donc pas seulement des œuvres réalisées dans le cadre de la Triennale. Piero Dorazio signe le texte qui accompagne les illustrations ; trois rapides paragraphes expliquent qu’en Italie, les réalisations des artistes d’avant-garde ont formé le goût du public et que la Triennale de Milan a permis de présenter nombre de projets et réalisations. Les photographies illustrent exactement ce qu’expose le texte, soit aussi bien des travaux pris dans le cadre de la Triennale que des lieux quotidiens dans lesquels prennent place peintures murales et sculptures. 320 Condition d’existence d’une galerie, rappelons-le. Piero Dorazio, “La Triennale de Milan : les premières réalisations architecturales”, dans Art ème d’aujourd’hui, 3 série, n°2, janvier 1952, pp. 23 à 27. 321 261 La Cité universitaire de Caracas Quant à la Cité universitaire de Caracas, exemple parfait d’intégration des arts à l’architecture, elle rassemble en effet des œuvres de nombreux artistes présents dans la Galerie Denise René. Celle-là s’en explique : « Nous étions, Vasarely et moi-même, très amis avec l’architecte de la Cité universitaire, Carlos Raul Villanueva. Nous avions un rôle prépondérant dans l’évolution de la vie artistique au Venezuela. C’est nous qui avons révélé certains artistes, comme Sotto par exemple. Nous étions à la base de toute cette histoire artistique, de l’aventure de l’art abstrait au Venezuela. Vasarely qui était très réputé, qui était comme un chef de file, a ouvert la porte. »322 Deux articles annoncent la réalisation du centre culturel de la Cité universitaire de Caracas. Il s’agit de la critique par Michel Seuphor323 de l’exposition des projets pour Caracas, au musée d’Art moderne à Paris, et de l’encadré324 terminant le texte de Roger Bordier, “L’Art est un service social” dans le numéro consacré à la synthèse des arts325. Cette note explique que les photographies du site sont arrivées trop tard pour être diffusées dans le numéro. Il faut donc attendre la livraison suivante pour découvrir cet ensemble exceptionnel. “Essai d’intégration des arts au centre culturel de la Cité universitaire de Caracas”326 est un article composé de deux textes et de nombreuses illustrations légendées327. Léon Degand, dans l’introduction, ne cache pas son enthousiasme ; il le manifeste d’autant plus que toutes ces créations se trouvent dans un lieu réservé à la jeunesse et à l’enseignement. Roger Bordier, ne pouvant se baser que sur des photographies, reste quant à lui un peu 322 Voir entretien annexe VII. ème “Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°1, février 1954, pp. 28 et 29. 324 ème “Caracas”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 31. 325 Art d'aujourd'hui, op. cit. 326 Sous ce titre sont cités l’architecte Carlos Raul Villanueva et les artistes Jean Arp, Armando Barrios, André Bloc, Gonzalez Bogen, Alexander Calder, Pedron Léon Castro, Francis Conarvaez, Henri Laurens, Fernand Léger, Balthazar Lobo, Matéo Manaure, Pascual Navarro, Alirio Oramas, Antoine Pevsner, Hector Poléo, Victor Vasarely et Oswaldo Vigas. 327 ème Dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, pp. 1 à 6. 323 262 plus prudent. Il avoue pourtant son entière adhésion à la plupart des réalisations et aux interactions de celles-là entre elles ou avec l’architecture. On constate cependant que si le rédacteur se montre enthousiaste envers les artistes venant de France (Antoine Pevsner, Victor Vasarely, Fernand Léger, Jean Arp, Henri Laurens, André Bloc) et Alexander Calder, il l’est moins envers les artistes qu’il qualifie de « locaux ». Il cite Pascual Navarro, Mateo Manaure – qu’il fait suivre de « etc. » – dont les réalisations sont considérées comme « dignes d’intérêt mais sans personnalité bien définie et sous l’influence absolue des artistes qui forment l’école abstraite de Paris ». Le « etc. » correspond probablement à Armando Barrios, Oswaldo Vigas et Alirio Oramas dont les photographies des œuvres sont reléguées pour la plupart à la fin de l’article. On peut comprendre cette réticence de la part du rédacteur qui doit juger des œuvres uniquement d’après leurs photographies ; il est en revanche plus à l’aise avec celles des artistes qu’il connaît bien. Il l’admet luimême aujourd’hui : « J’avais dû accepter [d’écrire l’article] en rechignant un peu. Je voyais bien la nécessité d’en parler parce que c’était quelque chose d’important mais s’appuyer seulement sur une documentation photographique me paraissait un peu insuffisant. »328 Les illustrations qui accompagnent les textes montrent des sculptures mises en relation avec une peinture murale, une mosaïque, un relief. On ne perçoit que très peu d’éléments du bâtiment lui-même, on le devine sobre, laissant la part belle aux nombreux muraux. Le numéro spécial "Synthèse des arts" Durant sa dernière année de parution, en 1954, Art d’aujourd’hui consacre à la synthèse des arts un numéro dont la couverture aux rectangles jaune, bleu et rouge place dès l’abord la livraison sous le signe du néo-plasticisme329 : la nouvelle revue, 328 329 Voir entretien annexes V. ème Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954. 263 Aujourd’hui : art et architecture est déjà en germe, avec ses nombreuses pages ouvertes à la création industrielle. "La Synthèse des arts plastiques dans le passé"330 par Léon Degand ouvre le numéro sur un tour d’horizon de la synthèse des arts dans l’histoire en partant des civilisations anciennes. Ce panorama tend à démontrer l’évidence de l’intégration des arts dans l’architecture depuis les temples égyptiens, les habitations romaines mais aussi les églises romanes, gothiques, Renaissance, ou encore les palais baroques. Ce texte est suivi par celui d’Hans Ludwig C. Jaffé, directeur adjoint des musées d’Amsterdam : "De Stijl"331. Il rédige un historique du groupe, depuis sa fondation jusqu’à la mort de Théo Van Doesburg, qu’il éclaire de très nombreuses citations d’articles de De Stijl. Le texte permet de faire un point sur ce mouvement d’importance dans la synthèse des arts, mais il faut en revanche noter que le Bauhaus n’est à peu près jamais mentionné. La majeure partie du numéro est constituée d’un très long texte de dix-huit pages écrit par Roger Bordier, à son initiative332. Composé de différentes parties (un préambule, "Plastique de la construction", "De la méthode empirique d’Alvar Aalto aux théories de Schöffer", "Les Collaborations", "Les Diverses applications", "Le Dehors", "A propos de l’Eglise", "L’Expérience systématique", "Demain", et "Caracas"), l’article est comme toujours très illustré, de photographies tant en noir que colorisées, de dessins, d’études, etc. Le rédacteur lui-même a eu besoin de ces nombreuses illustrations pour écrire son texte, accordant qu’à la revue, ils étaient « bien documentés » pour réaliser leurs recherches. Il explique son travail : « On travaillait par correspondance, par recherches dans d’anciennes revues, par des souvenirs que certaines personnes pouvaient avoir. Par exemple, je me rappelle avoir rencontré pour cet article Henri-Pierre Rocher qui […] connaissait bien le développement artistique moderne, il le connaissait en amateur. Je glanais des renseignements ici ou là ; dans des milieux d’architectes. 330 Dans Art d'aujourd'hui, op. cit. pp. 2 à 5. Dans Art d'aujourd'hui, op. cit. pp. 6 à 8. 332 Ainsi qu’il l’explique dans l’entretien en annexe V. 331 264 Claude Parent m’a beaucoup aidé, il avait des idées très intéressantes sur le sujet. »333 Tout au long de l’article, Roger Bordier commente des exemples de cette synthèse des arts pris dans tous les domaines : maisons particulières, immeubles d’habitation, de bureaux, lieux de culte, salles de spectacle, établissements scolaires et universitaires, usines. Le titre de son article est éloquent quant aux ambitions que les rédacteurs d’Art d’aujourd’hui mettent dans l’intégration des arts : "L’Art est un service social". Il s’agit d’une solution bénéfique pour tous : les artistes d’abord qui trouveraient là de nouveaux territoires d’expérimentations, d’expression et de revenus, le public ensuite qui profiterait, au quotidien, de créations d’avant-garde. L’art ne doit pas rester réservé à une élite intellectuelle ou sociale mais doit participer à l’ouverture d’esprit de toute la population. C’est plein d’espoir en la synthèse des arts que Roger Bordier écrit ces lignes : « Quant [aux artistes], il n’est pas besoin de rappeler, je pense, ce qu’ils peuvent gagner à retourner au grand œuvre. Et faire gagner à tous. Il est une petite phrase, retenue un jour dans une critique au hasard des lectures quotidiennes, et que je ne puis m’empêcher d’évoquer chaque fois que se pose cette question. L’auteur ironisait, assez lamentablement, sur l’art considéré comme un service social. Autrement dit, il estimait que l’artiste qui va vers le mur, vers l’extérieur, vers l’architecture, donc vers la société, déchoit. Il est évident que le peintre engagé dans la synthèse ne peut raisonner exactement de la même manière que lorsqu’il se trouve devant son chevalet. C’est bien ce qui réjouit ses détracteurs, qui parlent volontiers de dépoétisation. Ces gens-là calculent la poésie au mètre carré. Mesquins alors qu’ils prétendent défendre une liberté intégrale, ils lui mesurent chichement sa part et refusent bourgeoisement de laisser sortir cet enfant terrible au delà de limites que nous connaissons bien : celle du salon, du boudoir ou du vestibule. [...] Il n’est pas davantage question de mépriser, encore moins d’abandonner, l’œuvre individuelle, à caractère intime. On 333 Ibid. 265 peut même espérer que plus l’art en situation contribuera à développer le goût du grand nombre, moins rares seront ceux qui tiendront à animer leur cadre personnel de façon plus heureuse. De mon point de vue, d’ailleurs, l’art est, de toute manière, un service social. Il est une des bases de la qualité intellectuelle et par là favorise les rapports des êtres entre eux. »334 On y retrouve le combat contre l’idée trop répandue qu’une œuvre véritable ne se conçoit que dans l’isolement de l’atelier et sans être dépendante d’un quelconque but. Le parallèle que le rédacteur établit entre peinture et poésie montre combien cette vision de l’art est dépassée. Ces deux termes mis en présence amènent immanquablement à l'esprit le célèbre « Ut pictura poesis » d'Horace (« La poésie est comme la peinture ») qui depuis la Renaissance souffre d'un contresens induisant qu'une peinture doit s'inspirer de la littérature, d'un récit. De plus, Roger Bordier insiste sur le fait que la pratique de la peinture murale n’implique pas la négation du tableau de chevalet mais en permet une alternative qui profitera au plus « grand nombre » et non seulement à ceux qui peuvent en décorer leur « salon », leur « boudoir » ou leur « vestibule ». L’humour de Pierre Guéguen contre l’"Anti-synthèse" Il faut noter également l’article persifleur de Pierre Guéguen : "Antisynthèse"335 qui se moque des essais ratés de la synthèse des arts : bas-reliefs au style archaïque plaqués sur une façade, décors encombrants pour bâtiments d’une sobre architecture ; ou encore ce décrochement décoratif sur la tour de la Cité universitaire de Mexico qui condamne visiblement les fenêtres d’un étage. La recherche de l’esthétique n’est rien si elle ne s’allie pas au fonctionnel. Une flèche pointe chacune des photographies de ces expériences malheureuses pour la relier à une remarque mordante : « Tatouage sur pilotis », « Prométhée cherche des 334 335 “L’Art est un service social – Préambule”, dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, op. cit., p. 14. Dans Art d’aujourd’hui, op. cit., pp. 34 et 35. 266 allumettes », « Oui, la sculpture est un vieil art » etc. C’est aux partisans d’un art d’en traquer les contre-exemples pour qu’il n’y ait pas de méprise et afin de mieux en défendre les réussites. Si le texte prend ici un ton ironique, son auteur sait également user d’arguments plus pragmatiques pour démontrer là où architecture, peinture et sculpture n’opèrent pas une synthèse. Pour cela, il cite en exemple les plafonds peints de la Renaissance que l’on ne peut admirer qu’en prenant le risque « de se cogner aux gens et aux choses »336. Avec le même style direct et conservant le même bon sens, Pierre Guéguen s’en prend au plafond de la Sixtine, connu de tous : « Voilà donc un espace plastique d’il y a quatre siècles, révéré par tous, qui premièrement est impossible à regarder, si beau qu’il soit à voir, et qui, secondement, ne doit même pas être regardé, puisque l’usager vient à la Chapelle Sixtine pour tout autre chose : suivre la messe, le nez dans un missel ! […] Un espace plastique, si beau qu’il soit, dans la définition duquel entre une part de torticolis, nous ne pouvons plus y souscrire ! » Il devient ainsi très clair que la synthèse des arts ne peut avoir lieu que si la forme reste en parfait accord avec la fonction, la destination de la création. Pierre Guéguen l’explique dans ce même texte, indiquant, de plus, l’importance des progrès techniques réalisés durant le XXème siècle en faveur de cette intégration des arts dans l’architecture : « Le logis a pour charge d’acquitter des fonctions domestiques : abri, chauffage, aération, clarté, nourriture, sommeil, repos, travail. Au début du siècle, ces fonctions étaient mal réalisées, ce qui constituait un véritable scandale à l’époque où l’industrie créait ces machines si perfectionnées, si utiles. C’est alors que Le Corbusier lança son fameux slogan : Le Logis, Machine à Habiter. Et pendant que le public s’indignait, que l’on osât confondre ses belles façades en toc, ses intérieurs en faux styles, avec une Royce ou un Yacht ou un merveilleux Avion, les architectes modernes, collaborant avec les 336 "Une démonstration du Groupe Espace, l’exposition Architecture Couleur Formes à Biot (Côte ème d’Azur)", dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°6, septembre 1954, p. 18. 267 ingénieurs, étudiaient scientifiquement les Fonctions de l’Habitation et renouvelaient la notion de luxe, trop souvent synonyme d’inconfort et de tape à l’œil, pour en faire une notion d’adaptation large, logique, pratique, de l’habitation à la vie de l’usager. » De la synthèse des arts à l‘art dans le quotidien Enfin, lorsque dans les pages d’Art d’aujourd’hui est publié le faire-part de naissance d’Aujourd’hui : art et architecture, il se présente comme un manifeste. Sur les douze sentences énoncées comme autant d’engagements sur les publications à venir, trois vont très explicitement dans le sens de la synthèse des arts : « Aujourd’hui montrera les relations étroites, qui tendent de plus en plus à lier les œuvres d’art aux créations architecturales contemporaines et recherchera les liens entre la peinture, la sculpture et l’architecture. » « Aujourd’hui recherchera dans les objets de la vie courante ceux qui ont une valeur exceptionnelle d’ordre plastique. Peintres et sculpteurs sont étroitement associés à la création des objets utiles de la vie courante : mobilier, tapisserie, vitraux, appareils d’éclairage, etc. » « Aujourd’hui montrera que les chemins nouveaux de la technique et de l’invention architecturale ont des rapports étroits avec l’art abstrait. »337 Ainsi, Art d’aujourd’hui reste lié à la synthèse des arts par ses fondateurs mêmes. Elle est prégnante dans l’histoire de la revue, par les sujets des articles et par leur mise en pages. On remarque cependant que lorsque Art d’aujourd’hui aborde l’intégration des arts dans l’architecture, cela concerne le plus souvent des 337 ème “Faire-part de naissance”, dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 8. 268 bâtiments publics. En revanche, on ne trouve pas d’exemple de design (mobilier, objets usuels) bien que celui-là soit alors en plein essor et qu’il contribue à une amélioration esthétique du quotidien. On ne parle pas de commande à titre privé et individuel ; la synthèse des arts ne peut être assimilée à la notion de propriété, de collection, d’individualisme. Aujourd’hui va combler ce manque quitte à oublier que « l’art est un service social ». 269 III. L’art pour tous : une vision sociale de l’art « La critique éclairée et écoutée ne peut servir à faire prendre conscience de leurs responsabilités à ceux qui engagent notre avenir, mais elle peut provoquer dans le public des réactions salutaires. Une information précise, une éducation constante des masses sur des questions difficiles mais essentielles, voilà un travail à accomplir. »1 Art d'aujourd'hui n’évolue pas dans un monde clôt, celui des seules querelles esthétiques ; il s’inscrit dans une époque et participe à un mouvement intellectuel. La revue prend le relais des courants de pensée qui œuvrent pour rendre l’art accessible au plus grand nombre. L’héritage est ancien et les applications, nombreuses, multiples et parfois même contradictoires. On le constate dans les arts visuels avec la doctrine du réalisme socialiste qui défend les mêmes convictions mais par une expression plastique radicalement opposée à l’abstraction géométrique. Au-delà de ces idées altruistes – et certains diraient « en-deçà » –, un autre type de création s’installe durablement dans le quotidien. Il n’est pas identifiable dans la forme, il évolue vite et s’adapte aux nouvelles technologies si séduisantes, touche à tous les domaines et remporte une vive adhésion dans les milieux populaires. Cette éclatante réussite à rassembler les foules ne conquit pourtant pas l’intelligentsia. Il s’agit de l’art de masse qui devient le réceptacle de toutes les suspicions – perte des cultures populaires, abêtissement des foules, cupidité des producteurs. Le terme de cette étude replace ainsi une revue engagée dans les réflexions sociales de son temps. Au fil des pages d’Art d'aujourd'hui trois grandes orientations se dessinent pour que se réalise cette mission de l’art pour tous. Amener la création, dans sa pluralité, au plus près de chacun jusque dans son quotidien ; proposer dès le plus jeune âge un enseignement artistique dans les établissements scolaires ; et 1 André Bloc, "Pour une critique architecturale", dans L'Architecture d'Aujourd'hui, décembre 1965, cité dans Aujourd’hui n°59-60, décembre 1967, p. 33. 270 enfin, œuvrer tant pour la jeune création que pour son public potentiel en insistant sur le rôle didactique que doivent accomplir les musées d’art moderne. Que reste-t-il aujourd’hui de ce triptyque idéal ? 271 1. Pour un art social « Ils réclament pour l’harmonieux développement de toutes les activités humaines la présence fondamentale de la plastique. »2 La synthèse des arts a-t-elle toujours été liée à cette volonté de rapprocher art et public qui anime les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui ? Partant des notions d’œuvre commune, d’œuvre d’art totale, voire du Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, ce désir d’un retour au travail collectif de la fin du XIXème au début du XXème siècle et l’adéquation qu’il peut trouver avec un contenu social, sont étudiés. Cela afin de replacer les aspirations d’Art d'aujourd'hui dans une continuité artistique, d’en voir les similitudes et les évolutions. Dans la période d’après-guerre la croyance en la possibilité d’un monde meilleur grâce à un contact permanent avec les arts devient plus présente. Des initiatives fleurissent ou se renforcent comme l’essor des ciné-clubs ou la décentralisation théâtrale, et l’on perçoit une préoccupation semblable dans les réflexions des intellectuels. Beaucoup de ces intellectuels sont au moins des sympathisants voire des militants du Parti communiste français qui conserve une influence considérable. Pourtant, si ses idées séduisent aussi artistes et critiques, qu’en est-il de son esthétique, le réalisme socialiste, esthétique figurative et empreinte d’un fort contenu social, sur les créateurs d’avant-garde ? 2 "Manifeste du Groupe Espace", dans Art d'aujourd'hui, 2 couverture. ème série, n°8, octobre 1951, deuxième de 272 a. Œuvre commune et bien commun Comme il a été vu longuement, Art d'aujourd'hui en tant qu’organe de l’abstraction géométrique se fait l’héritier de cet art abstrait des années 1910 et 1920 qui fut porté par l’aspiration de le rendre accessible au plus grand nombre. Héritier également, cela va de soi, de De Stijl et de l’école du Bauhaus où s’expérimentent ces idées, Art d'aujourd'hui n’aborde pourtant que rarement de manière frontale l’école de Walter Gropius ; mais elle se devine au long des textes, telle une pensée assimilée3. Claude-Hélène Sibert, dans un article consacré à Jean Leppien, la considère comme une évidence : « L’histoire du Bauhaus n’est plus à écrire, ni même à raconter. Nous la connaissons tous »4. Au-delà même de l’histoire de l’école, c’est son enseignement que l’on retrouve depuis l’œuvre réalisée en commun, les liens à nouer entre l’artiste et l’artisan, jusqu’à l’art pensé en direction d’un public populaire. 3 Grâce au travail effectué par le Centre allemand d’Histoire de l’Art - qui consiste à alimenter une banque de données recensant les références à l’Allemagne citées dans les revues d’art de la période qui nous intéresse - nous avons réalisé une recherche par mots clefs dans Art d’aujourd’hui. Les termes retenus étaient : mission sociale de l’art, synthèse, intégration de la sculpture, peinture et typographie, De Stijl, Bauhaus, artistes allemands en France, et artistes français en Allemagne. Sur les trente-six numéros d’Art d’aujourd’hui, le mot « Bauhaus » se retrouve dans quinze articles de neuf livraisons différentes. De même, dix-neuf textes et un numéro spécial Allemagne - comprenant huit articles - ont été étudiés d’après ce fichier : ce terme est mentionné trente fois dont douze dans l’article Les Peintres du Bauhaus. Ces données nous poussent donc à conclure que le terme de « Bauhaus » est quasi inexistant d’Art d'aujourd'hui. Pourtant, la ligne de la revue est en filiation directe avec les idées de l’école de Weimar. C’est donc plus subtilement qu’il nous a fallu chercher la présence du Bauhaus dans la revue lors de notre participation à la table ronde France Allemagne 1945-1960, les transferts artistiques et culturels, en mars 2003. La recherche s’est faite non sur les termes mais sur les idées développées. C’est en cela que nous pouvons affirmer que les enseignements du Bauhaus relèvent pour les animateurs d’Art d'aujourd'hui, d’une pensée assimilée. 4 ème Art d'aujourd'hui, 5 série, n° 1, février 1954, p. 19. Rappelons qu’avec la création des Congrès Internationaux d’Architectures Modernes (CIAM) en 1928 qui réunissent des architectes de tous pays, dont Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Walter Gropius, Mies van der Rohe, Hannes Meyer et Gerrit Rietveld, les idées circulent très vite. 273 Un héritage des années 20 L’œuvre commune, Walter Gropius l’envisage comme un point de départ à la création et il l’exprime dès 1919 dans le manifeste de l’école : « Architectes, peintres et sculpteurs doivent réapprendre à connaître et à comprendre la forme complexe de l’édifice, dans sa totalité et dans chacune de ses parties ; leurs œuvres alors s’imprégneront à nouveau de l’esprit architectural qu’elles ont perdu dans les salons. […] Formons donc une nouvelle corporation d’artisans, sans la prétention de classes qui dresse un mur d’arrogance entre artistes et artisans ! »5 On reste ici assez peu éloigné d’un autre texte publié trente-deux ans plus tard dans Art d’aujourd’hui. Il introduit le Manifeste du Groupe Espace : « La dissociation des arts plastiques : peinture, sculpture, architecture, est un fait déplorable mais tellement admis par les artistes, les critiques et le public, que les essais les plus timides pour replacer les arts dans la vie courante apparaissent, à beaucoup, comme des audaces inutiles. »6 Toujours dans le Manifeste du Bauhaus, Gropius exhorte les artistes à se tourner vers l’artisanat : « Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous revenir à l’artisanat ! Car "l’art n’est pas un métier". Il n’y a pas de différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. L’artiste est une amplification de l’artisan. »7 Cette mise en avant de l’artisanat se retrouve dans Art d'aujourd'hui8 ; et d’une manière générale, la revue refuse de faire des hiérarchisations entre les différentes 5 "Manifeste du Bauhaus", 1919, cité dans Jacques Aron, Anthologie du Bauhaus, Bruxelles, 1995, pp. 57 et 58. 6 ème ème Art d'aujourd'hui, 2 série, n°8, octobre 1951, 2 de couverture. Signalons que lorsqu’André Bloc ouvre l’assemblée générale constituante du Groupe Espace le 17 octobre 1951, il le fait en rappelant les actions du Stijl et du Bauhaus. 7 Op. cit., p. 58. 8 ère Léon Degand, "L’Artiste et l’artisan" dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°9, avril 1950 (numéro spécial 274 formes de créations et en aborde de très diverses (tatouage, timbre poste, tapisserie, peinture foraine, etc.). Les parallèles entre les déclarations des enseignants ou directeurs successifs du Bauhaus et les textes parus dans Art d'aujourd'hui pourraient être poursuivis de la sorte. Dans cette logique de revenir au métier, on constate en effet la même attention portée aux matériaux et à la technique, le désir d’inclure les conclusions de l’ingénieur dans les recherches plastiques avec la même ambition d’être résolument de son temps ou la volonté d’introduire la couleur dans les diverses réalisations. Cette couleur se trouve abordée de manière quasi scientifique par l’estimation des conséquences physiologiques et psychologiques sur ceux qui la côtoient. Félix Del Marle y ajoute une fonction sociale lorsqu’il avance qu’« il importe que la Couleur contribue à lier la vie collective de la cité à la vie individuelle de ses habitants. »9 Un art pour le public populaire Et c’est bien là que se rejoignent encore l’école du Bauhaus et la revue : la nécessité d’un art pour le public populaire. Avec de grandes ambitions teintées d’utopie pour les maîtres du Bauhaus10 et des visées plus accessibles dans Art d'aujourd'hui, fortement marquées par l’exigence d’un didactisme à destination de ce public. Là-dessus la revue rejoint les positions de Fernand Léger ; on retrouve dans ses écrits et conférences cette idée que « la peinture deman[dant] tout de même, comme toute chose intellectuelle, une durée d’adaptation[, il] y a une période préliminaire gravure), pp. 7 et 8. 9 ème ème "La Couleur au service de l’homme" dans Art d’aujourd’hui, janvier 1953, 4 série, n°1, 2 de couverture. 10 On peut lire sous la plume de Hannes Mayer des propos pleins d’espoir que l’on retrouve chez d’autres membres du Bauhaus : « Notre œuvre orientée vers la collectivité et ancrée dans les couches populaires sera la démonstration d’une conception du monde. » "Bauhaus et société", dans Zeitschrift Bauhaus, n°1, 1929, cité dans Jacques Aron, Anthologie du Bauhaus, op. cit., p. 217. 275 de confusion assez pénible dans laquelle le goût, le choix doivent se 11 former, se réaliser. » Pour Léger, c’est d’abord tout bonnement un problème d’horaires et de temps à consacrer à l’oisiveté. Il le répète : « Cette situation est créée par l‘ordre social existant. Les loisirs des ouvriers et des employés sont très limités. On ne peut pas leur demander de passer leur dimanche à s’enfermer dans des musées. Les galeries privées et les musées ferment leurs portes juste au moment où les travailleurs sortent de leurs ateliers, de leurs usines. Tout s’organise pour les éloigner des sanctuaires. Pour que cette majorité d’individus puisse s’intéresser aux œuvres modernes il faut leur donner le temps "pour cela". Dès qu’ils l’auront, vous pourrez assister au développement rapide de leur sensibilité. »12 Les tentatives de Fernand Léger d’aller à la rencontre des ouvriers par des conférences données dans les usines ne lui donnent pas satisfaction. Il regrette également de constater que l’ouverture du musée du Louvre en dehors des heures de travail se résume à une ruée vers La Joconde13. Aussi le contact ne peut s’établir, lui semble-t-il, que par la peinture murale, la couleur dans l’architecture, mais cela s’avère être pour Léger, comme l’indique Olivier Cinqualbre, « un rendez-vous à jamais reporté »14. L’artiste a de nombreux projets, encore plus d’idées sur la question et se trouve pressenti voire engagé pour différents programmes. Mais peu aboutissent ou, tout au moins, dans l’ampleur qu’il avait escomptée15 ; et ce, même lorsqu’il travaille avec Le Corbusier. L’architecte dont les multiples talents pourraient faire de lui une incarnation de la synthèse des arts16, place en effet ses recherches 11 "A propos du corps humain considéré comme un objet (1945)" dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 232. 12 Ibid., p. 231. 13 "Peinture murale et peinture de chevalet (1950)", dans Fonctions de la peinture, op. cit., p. 282. 14 "Un rendez-vous à jamais reporté : Léger et l’architecture", dans Fernand Léger, Paris, 1997, p. 259. 15 Pour un regard sur ces divers projets, se reporter au texte d’Olivier Cinqualbre cité ci-dessus. 16 Nous évoquons le sujet au conditionnel car selon Roger Bordier : « Le Corbusier […] ne voulait pas entendre parler de synthèse des arts ; c’était très curieux. Il m’avait plutôt parlé des rapports entre l’urbanisme et l’architecture […]. Alors que quand j’abordais la synthèse des arts, il me répondait : "Je 276 sur l’habitat social et sur l’apport de la couleur dans l’architecture17. Mais plutôt que de s’adjoindre les talents d’un artiste, Le Corbusier mène son travail avec les architectes-designers Charlotte Perriand et Pierre Jeannneret. Pour une amélioration des conditions de vie Ensemble ou séparément, ils s’interrogent sur l’amélioration des conditions de vie qui passerait par une amélioration du confort domestique. Dans ce but, est fondé le Congrès international d’Architecture Moderne (CIAM) en 1928 – avec la participation de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret – afin de promouvoir une architecture et un urbanisme fonctionnels, en réaction au développement anarchique des villes18. De même, les trois créateurs présentent au Salon d’automne de 1929 un ensemble de mobilier modulable sous le nom d’« Equipement intérieur de l’habitation ». Il s’agit d’envisager de manière globale ce qui constitue le quotidien afin d’y apporter, par l’objet (depuis le bâtiment jusqu’à l’ustensile), confort et modernité. Si le propos peut paraître teinté d’utopie, leurs réalisations démontrent au contraire une prise en compte précise du contexte. La loi Loucheur du 13 juillet 1928 incitant les familles à devenir propriétaires par des aides de l’Etat et lançant un vaste programme de constructions à bon marché et à loyer moyen, amène Le Corbusier et son équipe à travailler à la réalisation de maisons ouvrières. Charlotte Perriand, au cours de ses recherches, comprend combien l’espace est important pour la sérénité du quotidien ; elle s’attache alors à la conception de rangements, sous forme de « murs utilitaires »19, afin de ménager des zones de vide dans l’habitat. C’est donc en commençant par le mobilier – modulable – que Le Corbusier envisage la ne vois pas du tout. Quelle synthèse ? On met une sculpture là ou une peinture là." Organiquement, il n’imaginait pas qu’une synthèse puisse être concevable. » Voir entretien annexe V. 17 Il réalise notamment en 1931 puis en 1958 pour la société suisse de papiers peints, Salubra, une gamme de couleurs pour l’architecture : les Claviers de couleurs. 18 ème En 1933, le 4 CIAM aboutit à la Charte d’Athènes qui développe quatre préceptes majeurs (constituant le style dit « International ») : un maximum de rendement, la modularité, le concept de zone et la préfabrication des éléments. Cela afin de pouvoir habiter, travailler, se divertir et circuler. 19 Arthur Rüegg, "Les « cellules vitales » : cuisson et sanitaire", dans Charlotte Perriand, Paris, 2005, p. 130. 277 réalisation de ces maisons ouvrières. Cependant, le ministre du Travail, de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociale, Louis Loucheur, ne reste pas assez longtemps en place pour qu’un prototype voit le jour : « La rencontre du public modeste et de l’architecture moderne n’eut pas lieu »20. L’Unité d’habitation à Marseille Cette réflexion se poursuit pourtant avec « L’élément biologique : la cellule de 14 m² par habitant » qui, partant d’un travail théorique, devient une étape dans la réalisation de la Cité radieuse à Marseille. Le Corbusier conçoit son Unité d’habitation en réponse aux besoins de ses futurs occupants qu’il projette dans un quotidien moderne. Depuis l’émancipation de la femme qui ne peut plus consacrer ses journées aux tâches ménagères ni aux enfants, jusqu’aux commodités domestiques qui doivent être accessibles à tous : « Et, ici, pour Marseille, notre équipe d’ingénieurs et d’architectes a connu ce que cela représente comme casse-tête chinois de fournir à l’habitation, isolation phonique et thermique, eau, gaz, électricité, évacuation des ordures et des odeurs de cuisine, chauffage et fraîcheur, et cela non pas à la simple famille d’un honnête client, mais à une communauté de mille six cents habitants, entrés tous par la même porte. »21 Cette nouvelle qualité de vie qui n’est pas seulement pensée comme un ensemble de prouesses techniques mais apporte un certain art de vivre. Dégagés de nombre de leurs préoccupations journalières (garde d’enfants, lessive, stationnement, circulation, sécurité, promiscuité, etc.), les habitants peuvent se consacrer à leurs occupations. Car Le Corbusier imagine pour la Cité radieuse des individus qui sauront cultiver tant leur corps que leur esprit22. On trouve d’ailleurs cette remarque 20 Ibid. Le Corbusier, "Une unité d’habitation de grandeur conforme" dans L’Homme et l’architecture, numéro spécial "Unité d’habitation à Marseille de Le Corbusier", n° 11 à 14, 1947, p. 6. 22 "Extrait du rapport de Le Corbusier à la commission du siège des Nations unies" dans L’Homme et 21 278 sous la plume de l’architecte André Wogenscky – qui participe à l’élaboration du projet – : « On aimerait à voir chez les habitants de l’Unité d’habitation le goût des œuvres plastiques si modestes soient-elles »23. L’Union des Artistes Modernes (U.A.M.) Ce souci de permettre à chacun de bénéficier d’un foyer harmonieux et peutêtre par conséquent, d’élever le goût de tous, a déjà poussé des créateurs à se regrouper. Il en va ainsi de l’Union des Artistes modernes (U.A.M.) qui voit le jour en 1929 grâce notamment à Charlotte Perriand, Robert Mallet-Stevens et Francis Jourdain en réaction à la Société des Artistes Décorateurs jugée trop conservatrice. L’impulsion a été donnée en réaction à l’exposition des Arts décoratifs et industriels qui malgré un énoncé bien prometteur n’avait fait que conforter une esthétique appartenant au passé. En 1937, lorsque l’exposition internationale se place sous le thème des « Arts et Techniques dans la vie moderne », les membres de l’U.A.M. veulent démontrer ce que doit être une véritable collaboration entre art et technique. Pour ce faire, un pavillon est consacré à leurs productions qui s’incrivent dans la société qui leur est contemporaine, celle de l’industrialisation : « Des artistes-créateurs, il y en a soi-disant partout. Mais des artistes acceptant de se plier aux exigences de l’ingénieur et de l’industiel, cela ne court pas les rues. Standardisation et normalisation sont les points d’attraction pour agir utilement et immédiatement. Ce ne sont pas des phénomènes nouveaux et monstrueux. La fabrication en série a existé depuis que les hommes ont employé une machine, si simple fût-elle. Le tour du potier date de loin… Quant à la normalisation, elle n’est pas issue de cerveaux humains dégénérés. C’est une loi de la Nature. »24 l’architecture, op. cit., p. 12. 23 André Wogenscky, "Regards sur l’Unité d’habitation" dans L’Homme et l’architecture, op. cit., p. 21. 24 Maurice Barret (membre de l’U.A.M.), "Le Pavillon de l’U.A.M. à l’Exposition" dans L'Architecture d'Aujourd'hui, n°7, juillet 1937, p. 71 (cité dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1992, p. 671). 279 Une idée que Georges-Henri Pingusson, Président de l’association, reprend en 1949 dans un texte en forme de manifeste : « Cette synthèse élargie de tous les arts a été et reste encore le postulat majeur de l’U.A.M. Il affirme aussi que ce qui est beau et bon pour un homme l’est pour tous et que la production en série doit faire l’objet des recherches des artistes plus que la pièce rare. »25 Il ajoute à cette déclaration qui établit l’œuvre commune comme une quête pour le bien commun, des ambitions que l’on a déjà pu voir avec la Cité radieuse qui allie le beau à l’utile, le premier découlant forcément du second. Ce bien commun est alors procuré par une réelle prise en compte des besoins de la population et une précise adaptation des objets à ses nécessités. Des idées partagées par Paul Breton, commissaire général du Salon des arts ménagers, défenseur d’un design français26 : « C’est au foyer qu’il importe le plus, sans doute, de ne pas introduire le laid, même en invoquant le confort et l’utilité. »27 Une esthétique de l’industrie à inventer Inventer les formes de la modernité, les concevoir belles et pratiques, voire pratiques donc belles, cela n’est pas une évidence dans une tradition de l’objet où la référence reste le passé. Aux débuts de l’industrialisation on cherche d’abord à adapter les nouvelles techniques à une esthétique préexistante. Or cette esthétique est née de la technique qui a conçu l’objet, elle est liée à elle, aux gestes de l’artisan (menuisier, potier, céramiste, verrier, etc.). Reproduire de telles formes après la mécanisation et la mise en série rend la ligne de l’objet anachronique. Le germaniste Henri Lichtenberger le note en 1916 : « A ce point de vue, l’art industriel qui se développe dans le nouvel Empire allemand au lendemain de la guerre de 1870 marque un 25 Cité dans Paris-Paris 1937-1957, Paris, 1992, p. 673. Il participe d’ailleurs à la création de Formes Utiles en 1949 et de l’Institut français d’esthétique industrielle, en 1951. 27 Cité dans : Jacques Rouaud, "L’esprit Arts ménagers", dans Les Bons Génies de la vie domestique, 26 280 point culminant de mauvais goût. […] Par ses soins, on voit se répandre partout le simili-bronze en zinc recouvert d’un enduit, le simili-cuir en papier, les vitraux de papier transparent collé sur une simple vitre et imitant les baguettes de plomb des vitraux authentiques, […] les faïences lourdement décorées à l’aide de décalcomanies, les moulures en papier mâché, les peintures imitant le bois ou le marbre. »28 Cela afin de « pasticher les styles du passé » – renaissance, néogothique, baroque – en dehors de toute « esthétique du monde de la machine »29. Exemple de la verrerie Daum On se trouve dans une période d’adaptation où l’industrie se préoccupe davantage des aspects techniques de la production en série que d’invention des formes30. On le constate par exemple avec la mise en série d’une partie de la production de la verrerie Daum à Nancy. Cela passe par sa rationalisation en allant vers des motifs simples, sans grandes recherches, en plaquant même un décor traditionnel sur la forme. Les frères Daum ne vont pas se préoccuper de l’adéquation du décor à la forme, ils vont au contraire décliner un même motif sur différentes pièces31. S’ils ont recours à ce procédé jusque là impensable dans une production Paris, 2000, p. 56. 28 L’Allemagne moderne, Paris, 1916, p. 378, cité par Guy Balangé, "De la belle forme à la « Guteform » " dans Les Bons Génies de la vie domestique, Paris, 2000, p. 89. 29 Michael Audritzky, "L’Allemagne à l’aube du mouvement moderne", dans Les Bons Génies de la vie domestique, op. cit., p. 105. 30 Dans la période d’après-guerre, une production naît, issue des nécessités de la Reconstruction. Yvonne Brunhammer décrit le mobilier (dans "Quand l’art d’habiter se substitue au style", Paris-Paris 1937-1957, op. cit., p.679) comme « populaire, robuste et sympathique et qui était destiné à être fabriqué en série », conçu dans « un style simple […] et fonctionnel » mais il ne parvient à séduire ni les industriels, ni les usagers. Comme nous l’avons vu plus haut concernant l’architecture de cette période, une majorité de la population préfère s’en référer à leurs habitudes d’avant-guerre. Yvonne Brunhammer le constate même pour Art et Décoration : « Il est symptomatique de trouver dans les pages de [cette] revue qui, depuis sa création en 1897, avait inlassablement défendu la création contemporaine, des articles consacrés aux styles du passé ainsi que des reconstitutions ordonnées par les décorateurs à la mode autour de meubles anciens, dans les demeures parisiennes. » 31 Christophe Bardin, "Les objets d’art courants 1891-1914", dans Daum, collection du Musée des 281 d’art, c’est qu’il répond à « un souci de rationalité et de rentabilité qui sied à une industrie d’art où le problème est certes de produire de beaux objets mais également de les produire de la manière la plus efficace possible »32. Avec ces nouvelles productions une autre question se fait jour dans ce domaine d’activité : ne plus s’adresser uniquement à une clientèle fortunée. « L’art décoratif devient industriel et ce n’est qu’à cette condition qu’il peut être l’embellissement de toutes les demeures, modestes ou luxueuses. Ce n’est plus un art de caste. […] La beauté des formes, des couleurs, facilement accessibles à tous, n’en perd point cependant ses anciennes qualités artistiques : elle devient populaire, mais elle reste artistique. L’ambition des artistes lorrains de rendre belles toutes les choses utiles a été réalisée »33. Il s’agit bien de faire entrer l’art dans le quotidien. De ce simple déplacement de la création se dégagent différents points. Le désir de rendre la vie plus belle en y introduisant de l’art s’y lit de prime abord. On place dans la contemplation et même dans la simple fréquentation d’œuvres des vertus unificatrices. Néanmoins, cela n’engage pas aux yeux de tous une participation du peuple. Jean Galard qualifie ces créations issues de la collaboration entre différents corps de métiers, d’« aspiration à l’art total ». Il poursuit : « [Elle] a inspiré des tentatives d’aménagement du cadre quotidien de la vie, de façon à conférer à l’existence une qualité artistique ininterrompue. »34 Il raconte l’Histoire d’un pauvre riche écrite en 1900 par l’architecte Adolf Loos mettant en scène un riche amateur désireux de vivre dans un appartement où tout ne serait qu’Art. Lorsque la demeure se trouve terminée, l’architecte dit à son client : « Vous êtes complet », rendant le pauvre riche « contraint de devenir spectateur de sa propre vie figée et terminée »35. beaux-arts de Nancy, Nancy et Paris, 2000, p. 161. 32 Op. cit., p. 165. 33 Georges Mercy, "Enquêtes industrielles de L’Evénement. L’art industriel en Lorraine", L’Evénement, 4 septembre 1900, cité dans Daum, collection du Musée des beaux-arts de Nancy, op. cit., p. 165. 34 Jean Galard, "L’Art sans œuvre", dans L’Œuvre d’art totale, Paris, 2003, p. 163. 35 Ibid. p. 165. Au-delà de la fiction, on trouve ce témoignage de César Domela recueilli par Pierre Descargues sur France Culture en 1984 : « J’ai été influencé par [l’atelier de Mondrian] et quand j’étais à Berlin, j’ai même exécuté quelques intérieurs néo-plastiques, dont le mien. Avec le résultat que ma femme et moi, on se rencontrait dans le café en bas, car on ne pouvait pas supporter de vivre dans un tableau. » Ces propos sont transcrits dans les annexes de Mondrian ou l’abstraction blanche 282 L’Art nouveau L’Art nouveau correspond à ce désir de « qualité artistique ininterrompue » et amène les artistes à travailler en commun et à toucher à tout sans hiérarchie. Il se développe dans toute l’Europe sous différentes dénominations : l’Arts & Crafts en Angleterre, le Modern Style en Grande-Bretagne, le Jugenstil en Allemagne ou la Secession en Autriche, entre autres. Tous ces mouvements permettent aux artistes de s’impliquer dans l’architecture, dans l’architecture d’intérieur, dans la création d’objets, de mobilier ainsi que dans l’art graphique. C’est aussi pour eux une rencontre avec l’industrie et le travail en série. Cependant certains, prônant un retour à l’artisanat plutôt qu’un élan vers les arts appliqués, entreprennent de tout réaliser à la main. Ainsi de l’Anglais William Morris qui de ce fait, comme le remarque Serge Lemoine, met son système en faillite puisque ses œuvres restent inaccessibles au plus grand nombre36. Or, selon Morris, pour être en harmonie avec le quotidien, l’art doit être créé par et pour le peuple. Se dessinent déjà les contours de ce qui va animer les artistes abstraits du début du XXème siècle : un art qui concerne l’ouvrier depuis son élaboration jusqu’à son utilisation, un art qui s’adresse à tous, un art qui tire sa qualité esthétique de sa fonctionnalité, un art qui décloisonne et va au-delà des hiérarchies notamment entre artiste et artisan. Dans cette alliance entre artistes et artisans, se lit une croyance en un Moyen Âge symbole d’une période d’union puisque la notion d’artiste n’existait pas et que les grandes créations (entendons par là, les cathédrales) étaient réalisées par le peuple, en direction du peuple et pour instruire le peuple. La gravure de Lyonel Feininger qui illustre le manifeste originel du Bauhaus d’avril 1919 représente une cathédrale. Cette école est fondée par Walter Gropius dans les pas de l’école des Métiers d’Arts d’Henry Van de Velde ouverte à Weimar en 1902 qui proposait de faire travailler ensemble artistes, artisans et d’Arno Mansar, Paris, 2000, p. 182. Ces expériences fictives ou réelles trouvent un écho, à une autre échelle, dans l’urbanisme. Là aussi, la vie devrait se figer autour des œuvres installées à un carrefour ou sur une place car l’évolution de ses entours brise l’harmonie, défait les proportions, détruit la composition de l’ensemble. Et l’œuvre devient alors violemment inadaptée à son lieu d’accueil. 36 Serge Lemoine, "Mondrian - De Stijl", dans Cours organique d’art contemporain, n.p., 1983-1984, 283 industriels. A cette même période est créée l’association Deutscher Werkbund qui réunissait architectes, artisans et industriels avec pour ambition de réaliser des objets du quotidien associant esthétique et fonctionnalité, l’esthétique découlant d’ailleurs, une fois encore, d’une juste adéquation de la forme à la fonction. L’industrialisation que connaît le XIXème siècle métamorphose la société économiquement, socialement, transforme la ville, les habitudes et amène les artistes vers de nouveaux questionnements : les arts, déhiérarchisés, s’entremêlent, les créateurs sortent de leur atelier, s’unissent dans le travail, avec l’ambition d’insuffler le goût aux foules. Les artistes se succèdent, des mouvements naissent avec des préoccupations plastiques propres à chaque période mais ce désir de rendre l’art à la vie reste ancré. Cela évoque également le Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, cette notion d’"œuvre d’art totale" qu’il applique au théâtre lyrique dans son texte L’Œuvre d’art de l’avenir (1849). Né de la collaboration de différents talents dans diverses disciplines, ce Gesamtkunstwerk devient également pour les spectateurs « […] l’idéal d’un art salvateur, capable de rétablir ou de recréer l’unité perdue (métaphysiquement ou socialement) »37. b. Le reflet d’une époque Retrouver l’union sociale grâce aux arts demeure une volonté – ou une utopie – qui resurgit périodiquement à travers les siècles depuis le siècle des Lumières. Ce dessein prend pourtant de l’ampleur avec l’après-guerre, période marquée par une recherche de symboles puissants. L’enrichissement culturel de l’individu le sort de son quotidien, l’élève dans ses pensées et peut contribuer à lutter contre la mise en place de régimes totalitaires. De plus, se révèle le désir de retrouver le prestige de la France et de le partager. Ensuite, des valeurs telles que celles de la résistance, de la liberté, de la souffrance, peuvent trouver dans les arts, le moyen de leur expression voire de leur exaltation. Enfin, bien entendu, les arts plastiques et l’architecture Bibliothèque Kandinsky. 284 trouvent dans la Reconstruction un terrain potentiel d’expérimentations, du moins en théorie car, nous le savons, leur mise en pratique n’est que peu effective. Ainsi, fortes de tous ces paramètres, de nombreuses initiatives aboutissent ou prennent un essor sans commune mesure à cette époque : la décentralisation théâtrale, les cinéclubs, l’ouverture du musée d’Art moderne, la création du Domaine musical de Pierre Boulez, ou encore des associations comme Peuple et Culture ou Travail et Culture : « L’accession du Peuple à l’œuvre d’art est un problème qui est dans l’air, qui est partout »38 Art d'aujourd'hui, maillon d’une chaîne Dans cette même dynamique de démocratisation, on s’attache également à valoriser la culture populaire. L’important reste de se retrouver dans un patrimoine commun ou, mieux, dans l’intérêt et la fierté de ce patrimoine. On partage cette idée aussi bien au sein des formations communistes que des groupements chrétiens. Et la façon qu’ont les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui de comparer les artistes aux ouvriers plutôt qu’à des génies inspirés montre combien ce rapprochement paraît valorisant. Dans leurs choix, également, de traiter tous les arts avec le même sérieux en consacrant des articles aux affiches, aux graffitis ou aux tatouages. Les photographies qui illustrent ces textes montrent des murs fatigués, des ouvriers tatoués ou encore, dans "Rencontres fortuites", les photographies d’Edouard Boubat mettent en parallèle tableaux et scènes ordinaires. En valorisant ainsi le quotidien populaire, on crée, peut-être même sans le préméditer, des attaches familières qui donnent confiance ; tel un hameçon qui happerait le lecteur depuis son univers pour lui en proposer des projections esthétiques. Il faut cependant préciser qu’Art d'aujourd'hui, par sa nature même de revue d’art, ne s’adresse pas directement à l’ouvrier. On ne cherche pas à s’adapter à un lectorat populaire même si l’attrait des couvertures couleurs et originales, de la mise 37 38 Jean Galard et Julian Zugazagoitia, "Introduction" à L’Œuvre d’art totale, Paris, 2003, p. 6. Fernand Léger, "L’art et le peuple", conférence prononcée à la Sorbonne pour l’association Travail 285 en pages moderne et des nombreuses illustrations font parties intégrantes de sa conception. Sa particularité en matière d’art pour tous, réside dans le fait d’affirmer que l’avant-garde n’est pas l’apanage de l’élite, qu’elle peut irradier dans tous les milieux comme on le présuppose des œuvres reconnues et du patrimoine. Mais les animateurs de la revue, bien que très actifs dans la promotion de l’avant-garde, ne vont pas œuvrer dans des quartiers populaires comme leur engagement aurait pu le laisser supposer. Le lecteur d’Art d'aujourd'hui est potentiellement un amateur d’art, peut-être bénévole d’une association culturelle, un artiste, un galeriste, un critique, un enseignant, un directeur de musée. Les textes de la revue s’apparentent alors à de la théorie que ces lecteurs doivent appliquer ; et les pages hors-texte apparaissent dans cette optique comme l’équivalent d’un matériel pédagogique à l’intention des enseignants. Dans une société en pleine mutation, peut-être est-il préférable que chacun joue son rôle de fidèle maillon d’une chaîne qui conduit à la jouissance des œuvres. La guerre associée aux changements qu’elle a provoqués, se répercutent sur l’art et la culture. Les artistes ne peuvent plus créer comme ils le faisaient jusque là car même leurs techniques connaissent des évolutions et des possibilités différentes. Cela a été constaté avec la série "L’Art et la manière" proposée par Roger Bordier : André Bloc emploie du polyester dans ses vitraux, Jean Dewasne exprime l’évidence pour l’artiste de rester en lien avec son temps et que dire des sculptures électriques de Nicolas Schöffer ? Le parallèle s’impose avec la musique qui joue de la sérialisation, du mixage, du montage, du collage, de l’accélération ou du ralentissement d’une mélodie ou de l’enregistrement de bruits quotidiens. Les artistes ont envie d’entraîner le spectateur dans leurs démarches ; de ces profonds changements naît le besoin de dialoguer, de se faire comprendre. Pourquoi les artistes du début du XXème siècle – à l’origine de tant de bouleversements plastiques (fauvisme, cubisme, abstraction) et théoriques (Dada, surréalisme, ready-made) – n’ont-ils visiblement pas eu pour préoccupation de tisser des liens avec un public qui leur soit propre ?39 et Culture, retranscrite dans Arts de France, n°6, Paris, juin 1946, pp. 36-42. 39 Ce n’est, en tout cas, pas ce que retient l’Histoire qui s’arrête sur les communautés d’artistes de Montparnasse et Montmartre, les échanges et les concurrences entre créateurs, leurs liens avec 286 La démocratisation cuturelle : une préoccupation devenue politique Ce dessein philanthropique, s’il a parcouru le temps, prend une ampleur toute différente sous le Front populaire40, et surtout, il devient politique. Si l’État se mêle de culture, il ne peut désormais le faire qu’avec la finalité de rendre l’art accessible à tous. Jusque là, en France, les liens qui unissaient les arts et le pouvoir se trouvaient souvent confinés à un rapport de faire valoir du second par les premiers. Roger Lesbats diagnostique d’ailleurs, dans cette subordination une perte entre public et artistes : « Qui s’étonnera que cet homme nouveau traite sans ménagement les choses de l’intelligence et de l‘imagination ? […] Son appréciation repose encore sur un fonds de rancune : il n’oublie pas que l’art fut généralement un privilège de la puissance ou de la richesse, parfois même un symbole de despotisme. […] Entre cet homme nouveau et l’artiste, il ne peut y avoir évidemment ni estime, ni confiance, ni compréhension. […] »41 Encore faut-il différencier, parmi les actions orientées vers le peuple, celles, sociales, abordées ici, de celles, uniquement politiques, qui visent à unir un peuple en le rassemblant autour d’un patrimoine culturel. Un besoin d’union nationale se ressent dans la période très trouble qui nous occupe, depuis ses règlements de comptes liés à la période de l’Occupation jusqu’à ses manifestations ouvrières. Mais bien que l’État inscrive dans le préambule de la Constitution de 1946 l’accessibilité à la culture égale pour tous, dans les faits, l’urgence se situe d’abord ailleurs que dans la Culture, ensuite, dans la préservation des monuments ainsi que dans le recensement et le retour des œuvres mises à l’abri ou spoliées. Le travail de médiation s’opère donc, pour l’essentiel, en dehors des institutions. Il est réalisé par des galeries, des critiques et des artistes mais aussi par des bénévoles souvent réunis depuis la Résistance et formant des réseaux qui couvrent le territoire et offrent critiques et galeristes, alimentant une fois encore le mythe de la bohème. 40 Sur le sujet, se référer à Pascal Ory, La Belle Illusion, Paris, 1994. 41 "L’Art et la vie collective – Il y a une centaine d’années, l’art s’est séparé de la vie. – A quelles conditions l’artiste et le public pourraient se réconcilier ?" dans Les Problèmes de la peinture, Lyon, 287 aux populations représentations théâtrales, expositions, concerts, conférences, etc. On pense surtout à l’association communiste Peuple et Culture fondée à Grenoble en novembre 1944 et à Travail et Culture, avec une orientation plutôt catholique. Ces deux formations œuvrent ainsi non avec l’ambition de contenir une population par la culture mais bien dans le sillage altruiste des valeurs de la Résistance. Sur ce terreau d’idéaux et de foi germent, fertilisés même par les contraintes, galeries, revues et salons, compagnies théâtrales, ciné-clubs, ensembles musicaux, etc. On reste là encore dans la lignée des idées du Front populaire qui ont réinvesti les politiques culturelles depuis la Libération. Les mesures mises en place touchaient tant les artistes par des aides à la création (littéraire et radiophonique), que les usagers grâce à des tarifs abordables dans les théâtres, des horaires d’ouverture en nocturne au Louvre, des thématiques très accessibles comme une exposition prestigieuse et accrocheuse consacrée à Vincent Van Gogh ou la réalisation du musée des Arts et Traditions populaires. Mais au-delà de toutes ces actions ciblées, la plus importante restait, bien entendu, l’instauration des congés payés qui permettaient de jouir d’un nouveau temps libre, notamment en l’occupant par des activités culturelles. Le théâtre était déjà devenu le lieu où s’exprimait et s’expérimentait le plus cette notion de démocratisation de la culture. Il a pu se développer grâce à la décentralisation. Une mesure généreuse qui coûtait moins cher que bien d’autres projets comme la construction de musées ou de bibliothèques en régions42. La décentralisation théâtrale Avant cela, déjà, de 1925 à 1929, Jacques Copeau et les Copiaux ont arpenté les routes pour amener le théâtre à ceux qui n’y avaient pas accès. On retrouvait d’ailleurs à cette époque ce même souci prosaïque dans le domaine de la lecture avec la création des bibliobus qui desservaient les zones rurales. Les Copiaux 1945, p. 357. 42 La Direction des bibliothèques de France est néanmoins fondée à la Libération et permet de centraliser les efforts d'organisation jusque là très éparpillés. 288 réalisaient un important travail d’approche et de familiarisation avec le public en s’installant dans les villages, en participant aux vendanges ou aux grandes fêtes populaires43, en haranguant la foule comme le faisaient les bateleurs pour vanter leur spectacle, et en s’inspirant des traditions locales pour monter leurs pièces. Cette expérience se poursuivit grâce à la "Compagnie des Quatre-Saisons" créée par Jean Dasté, Maurice Jacquemont et André Barsacq qui choisirent de rester en province et, en plus, de tourner : « Un de nos principaux objectifs, c'est l'implantation en province. Nous entendons par là, non pas promener des tournées rapides dans les principales villes, mais choisir chaque année une province, nous y installer pendant quatre mois, prendre d'abord connaissance avec le pays et ses habitants, composer des spectacles pour ce public. »44 Les fêtes populaires – largement facilitées par le sous-secrétaire d'État aux Sports et aux Loisirs du Front populaire, Léo Lagrange – permettaient à la compagnie de présenter ses spectacles. Les artistes apprivoisaient le public en lui prouvant qu’ils n’étaient pas si éloignés que ça les uns des autres45. Le Front populaire ne perdura pas mais force est de constater, avec Pascal Ory, que Vichy poursuivit la décentralisation théâtrale entamée en 1936. Enfin, Jeanne Laurent, sous-secrétaire des Spectacles et de la Musique à la direction générale des Arts et des Lettres en 1946, œuvre pour une démocratisation du théâtre. Alors que les choix du public populaire se partagent entre grands textes classiques et répertoire du Boulevard, elle incite différents hommes de théâtre à s’installer en province et invite les grands critiques de la presse nationale à s’y rendre. Jean Dasté en devient un des pionniers, d'abord à Grenoble de 1945 à 1947 puis à Saint-Étienne. La démarche de Jean Dasté à La Comédie de Saint-Étienne est intéressante ici car elle n’est pas bien différente de l’action d’Art d'aujourd'hui dans son domaine. L’homme de théâtre commence, en effet, sa programmation par des classiques afin 43 Comme par exemple les célébrations du vin en Bourgogne ; Copiaux vient de la déformation du nom "Copeau" par les Bourguignons. 44 Jean Dasté, Bulletin des Amis du Théâtre des Quatre-Saisons, juin 1937. 45 C’est une démarche que l‘on retrouve ensuite dans Art d'aujourd'hui qui associe artistes et ouvriers. 289 de rassurer le public et de l’inciter à venir, tout comme les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui consacrent deux numéros de la première série à des rétrospectives didactiques sur la peinture et la gravure, puis, l’année suivante, sur la sculpture. Dasté utilise aussi l’atout de la comédie ; Molière permettant de réunir le classique à la comédie. Le souci constant de Dasté pour son public le mène à inventer de nouvelles formes de représentation. Ainsi use-t-il de poésies, chansons, mimes mais aussi de masques, de musiques et de décors suggestifs pour toucher la population, soit dans des intermèdes, soit au début du spectacle qui peut être, aussi, une présentation orale de la pièce à venir. L’important est de donner des repères afin que chacun puisse ensuite donner libre cours à son émotion. Là encore, on retrouve des principes d’Art d'aujourd'hui tant dans la manière de soigner la présentation, d’en inventer des originalités que dans le didactisme. Rien d’étonnant non plus à ce que Jean Dasté propose rapidement aux enseignants d’initier leurs élèves aux pratiques théâtrales : « Avec de nombreux enseignants, nous croyons qu'apprendre à exprimer avec simplicité et vérité un sentiment ou un texte peut aider à l'épanouissement des jeunes êtres, but de l'éducation. »46 Le théâtre connaît un grand succès dans l’après-guerre. L’activité de Jean Vilar, initiateur du festival d’Avignon en 1947 puis directeur du Théâtre national populaire (TNP) en 1952 au Palais de Chaillot à Paris, en est une belle preuve. Le festival apparaît comme une bouffée d’enthousiasme salutaire aux Avignonnais, aux festivaliers et au monde du théâtre. Il se rêve en salles métissées tout comme, plus tard, le TNP qui propose de grands textes à un large public, mais la réalité n’est peutêtre pas à la hauteur de l’ambition. Vilar considère le théâtre comme un « service public » qu’il compare à l’eau, au gaz et à l’électricité – tout comme une revue peut titrer : « L’Art est un service social »47 ! Dans ce but, il favorise les abonnements, diminue les tarifs mais aussi fait de la sortie au théâtre un acte simple qui ne nécessite pas de porter costumes et robes de soirée, ou de donner un pourboire aux 46 Archives de la Comédie de Saint-Etienne. ème Roger Bordier, “L’Art est un service social”, dans Art d’aujourd’hui, 5 série, n°4-5, mai-juin 1954, p. 13. 47 290 ouvreuses. Tout, depuis le cadre même du théâtre jusqu’aux usages, est revu en fonction d’un public qui se considère étranger à ce lieu de culture. Les Cinéclubs Le cinéma, quant à lui, profite de la starisation des acteurs et actrices48 et attire les foules. Ce faisant, un mouvement de cinéphiles se développe après les années de frustration de la guerre durant lesquelles on projetait clandestinement des films en 16 mm. Ces séances ne faisaient qu’alimenter un peu plus le besoin de voir du cinéma, devenant de fait acte de résistance. Des cinéclubs se mettent alors en place, s’organisent, s’associent, certains se fédèrent. Pierre Billard, président de la Fédération française des Cinéclubs durant les années cinquante, raconte l’organisation de ces quelques cent quatre-vingts cinéclubs affiliés49, projetant, dans les cinémas commerciaux des villes, les films fournis par la Fédération (en provenance de distributeurs ou de la Cinémathèque française)50. Ce qui retient l’attention ici dans la mise en parallèle de diverses initiatives – tout en ayant celles d’Art d'aujourd'hui en ligne de mire –, c’est le désir de dialogue et de débat avec le public à l’issue des projections, la volonté d’accompagner une œuvre et d’en faire découvrir d’autres, nouveautés et grands classiques. Dans ce but, des stages de formateurs sont organisés afin de guider les soixante mille adhérents que Pierre Billard définit comme étant constitués de « beaucoup d'enseignants, de professions libérales, des personnes un peu cultivées ou ayant envie de le devenir. ». La Fédération française des Cinéclubs ne propose pas de projections dans les écoles, les patronages et les campagnes. D’autres associations s’en chargent. Cependant, le cinéma ainsi amené en tous lieux, accompagné de discussions, parfois de projets pédagogiques, peine finalement à devenir objet de contemplation 48 Sur le sujet, on se réfèrera à Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972. L’éditorial, non signé, de Cinéma 55 (n°1, novembr e 1954) donne également le chiffre de 60 000 adhérents. 50 Nous nous basons sur les propos recueillis en juin 1999 par son fils Laurent Billard et qui a bien voulu nous en communiquer une copie. De même, sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de cette source. 49 291 et de plaisir. D’abord considéré comme un moyen d’exprimer les traumatismes de la guerre mais aussi une conscience sociale, il devient peu à peu une manière didactique d’aborder et de diffuser la culture. « Ce qui voulait dire dans l'esprit du législateur – qui n’était pas celui des pratiquants – : utiliser le cinéma pour montrer des adaptations de grands romans, apporter des informations sur la peinture, informer sur les autres arts et les autres formes de culture par le moyen de cette technique particulière qui s’appelait le cinéma. Et non pas développer une culture spécifiquement cinématographique c’est-à-dire consacrée aux artistes du cinéma. » Il s’agit alors de l’accompagner pour que de média, le cinéma soit administrativement reconnu comme art. Pierre Billard crée alors en 1954 la revue Cinéma51 trois ans après les Cahiers du Cinéma (1951) et deux ans après Positif (1952), « c'est à dire dans une période qui est celle de la naissance de l'expression par les revues de ce phénomène de cinéphilie qui mûrissait lentement. » Cinéma cherche à expliquer, théoriser, exprimer ce qu’est le cinéma sans fort parti pris pour une esthétique spécifique contrairement aux deux autres revues : « Il y avait chez nous une volonté pédagogique qui n'était pas chez les autres. Nous n'étions pas des idéologues, nous ne voulions pas enseigner une certaine théorie du cinéma, ni choisir celui qui nous plaisait contre celui qui nous plaisait moins. Nous voulions inspirer un amour du cinéma en défendant certains films. » Enquêtes et publications sur la réception de l’art Le didactisme, la pédagogie, l’accès au plus grand nombre, sont des questionnements qui non seulement se lisent entre les lignes dans les textes des critiques mais qui deviennent, aussi, des sujets à part entière. C’est le cas de la 51 Ce titre est suivi de l’année : Cinéma 54, Cinéma 55, etc. 292 grande enquête que publie la revue Esprit52 en juin 1950. Parmi les quinze questions posées aux nombreux artistes interrogés, la première est : « L’art doit-il avoir un contenu social ? », puis, plus loin : « Le problème de la communication se pose-t-il pour vous ? – Ou bien pensez-vous que le public doive faire seul et lentement le chemin qui le sépare de vos œuvres ? – Dans quelle mesure vous suit-il ? ». Enfin, abordant la querelle entre les partisans d’un art figuratif et ceux d’un art non figuratif : « Pensez-vous qu’un art réaliste soit plus proche de sa sensibilité ? – Le mot “réalisme” ne servant qu’à désigner en ce moment une mauvaise querelle, pensezvous qu’en vidant celui-ci de tout contenu politique, il puisse exister une expression valable d’art […] au moyen de laquelle l’artiste puisse être entendu du plus grand nombre ? » Ainsi, près de la moitié des questions concerne le rapport entre l’art et le public. De même, avec cette autre grande enquête en deux parties parue dans Preuves53 en avril et mai 1952 qui se construit également autour d’un questionnaire proposé à des artistes et des critiques. Neuf points sont abordés, et parmi eux : « L’art doit-il être accessible aux masses ? – Quels moyens proposez-vous pour renouer le dialogue entre l’artiste et son public ? – Est-il prouvé que le réalisme socialiste soit voulu par le peuple, exigé et défini par lui ? » En 1945, déjà, paraît Les Problèmes de la peinture54, un recueil de textes de différents critiques dont la préface insiste déjà sur la séparation entre public et art : « On finit par trouver naturel et on a grand tort, le divorce entre public et artistes, tout en se méprenant sur ses causes, et en méconnaissant sa gravité. […] Le temps que nous vivons est une transition vers un monde plus ou moins proche où art et société se conjugueront. »55 L’analyse qu’en donne Raymond Cogniat est très réaliste, sans concession et sans illusion. Il fustige les hommes politiques qui vantent dans leurs discours la culture et 52 Camille Bourniquel, "Réalisme et réalité : enquête sur la peinture", dans Esprit, n°168, juin 1950, pp. 897 à 960. 53 "Enquête sur le réalisme socialiste", dans Preuves, n°14, avril 1952, pp. 6 à 11, et n°15, mai 1952, pp. 46 à 53. 54 Sous la direction de Gaston Diehl, éditions Confluences à Lyon. L’avant-propos précise que ce livre devait sortir en juin 1944 mais que des problèmes d’ordre matériel ont retardé sa publication. 55 Préface (datée de juin 1944) de René Tavernier à Les Problèmes de la peinture, op. cit., pp. 12 et 13. 293 le rayonnement de la France mais qui, dans les faits, ne considèrent pas les artistes à leur juste valeur. Toutefois, il ne s’en tient pas à ces boucs émissaires tout trouvés et conclut son texte de manière un peu surprenante, loin des constats de compassion pour le petit peuple : « Les amateurs de ce que nous appelons la bonne peinture, le bon théâtre, la bonne littérature, c’est un très petit nombre, une manière de cercle fermé […]. Le grand public considère ce cercle avec un respect ironique, pensant que l’accès lui en est fermé, mais n’ayant d’ailleurs nullement l’intention de faire un effort, si petit soit-il, pour tenter d’y accéder ou de pénétrer dans la compréhension des œuvres. »56 Parmi les différentes parties qui découpent l’ouvrage, la huitième se nomme "La Peinture langage public" et les titres de plusieurs articles se montrent éloquents : "L’Art de la collectivité"57, "L’Art et la vie collective – Il y a une centaine d’années, l’art s’est séparé de la vie – A quelles conditions l’artiste et le public pourraient se réconcilier ?"58, "La Peinture murale"59 ou encore "L’Art dans la société 60 contemporaine" . A cette récurrente question de l’art et de la société, Gaston Diehl, qui affirme : « Pourtant, qu’on le veuille ou non, la peinture est d’ordre public »61, avance une solution très prosaïque. Il voit l’évidente occasion de renouer le lien entre création et quotidien dans la nécessaire reconstruction de cette période d’aprèsguerre : « […] Devant l’ampleur des tâches qu’offrira demain la reconstruction de la France, devant cette possibilité presque unique dans l’histoire de redonner à la peinture murale sa place légitime et prépondérante, les artistes comprendront-ils leur devoir – car ils ont aussi des devoirs – ? Sauront-ils s’intégrer moralement et non pas seulement 56 "L’Art dans la société contemporaine" dans Les problèmes de la peinture, op. cit. p. 389. Gaston Diehl, op. cit., pp. 347 et 348. 58 Roger Lesbats, op. cit., pp. 349 à 361. 59 André Fasani, op. cit., pp. 368 à 372. 60 Raymond Cogniat, "L’Art dans la société contemporaine", op. cit., pp. 385 à 390. 61 Op. cit., p. 347. 57 294 par la spéculation, dans une collectivité dont ils font partie bon gré mal gré ? »62 Différents textes des Problèmes de la peinture cherchent à établir une chronologie de la séparation de l’artiste avec la société. Ils expliquent comment, du Moyen Âge à nos jours, l’art s’est éloigné du collectif pour aller vers l’individu, et s’arrêtent surtout sur la nécessité de recréer ce lien. Roger Lesbat63 situe la rupture au XIXème siècle. Il explique que pour réaliser ses créations, l’artiste n’a pu s’appuyer que sur une petite partie de la population, forcément cultivée, et non sur le peuple. Mais les encouragements et les commandes de ces amateurs d’art suffisaient à motiver l’artiste et les œuvres existaient. Au XIXème siècle, ce mécénat cessa et l’artiste, face à sa solitude, se mit à créer pour lui même. Raymond Cogniat, quant à lui, propose une évolution plus graduelle. Partant de l’art religieux médiéval s’adressant aux foules afin de servir la foi en l’Eglise, il regrette qu’avec la Renaissance, l’artiste se mette au service d’une certaine classe sociale, puis que le XIXème siècle le renferme sur lui-même. Parlant de l’art, Cogniat résume ainsi son évolution : « Il a donc, à ses origines, exprimé une pensée collective, puis le raffinement de mœurs d’une société plus restreinte, puis enfin les préoccupations d’un individu, l’auteur. Autrement dit, il s’est de plus en plus éloigné du grand public pour mieux satisfaire l’individu. » 64 Les Peintres témoins de leur temps On retrouve cette recherche d’une époque coupable dans les textes de Fernand Léger. Ainsi, en 1946, sa conférence L’Art et le peuple65 condamne la Renaissance par deux fois. Dans ses déclarations précédentes, déjà, l’artiste reproche à cette période d’avoir installé durablement la confusion entre art et copie 62 Ibid., p. 348. Op. cit., p. 355. 64 Op. cit., pp. 387 et 388. 63 295 parfaite de la réalité. Avec ce texte, il l’accuse également d’avoir favorisé l’émergence du tableau de chevalet dont la contemplation ne peut être sinon absolument solitaire, du moins privilégiée. Dans son désir de toucher le peuple, Fernand Léger fait partie de l’association "Les Peintres témoins de leur temps" à laquelle une exposition au musée national d’Art moderne est consacrée. Et l’on peut le voir dans Art d'aujourd'hui photographié devant le car qui le mène dans les usines et sur les chantiers, puis montant sur une échelle. Léon Degand critique vivement la démarche, mettant en garde contre un art trop proche d’un certain quotidien du travailleur, le quotidien pittoresque, le plus plastique, esthétique, que l’on expose à des artistes venus en groupe : « Que n’ont-ils regardé le boulot du guichet dans une administration, une banque, une agence de voyages, un bureau de poste. C’est moins grandiose certes. Comme c’est gai de distribuer des timbres poste et d’inscrire des mandats dans un registre à longueur d’années, en se disant qu’aucune révolution ne modifiera rien, mais rien de rien, à ce genre de récréation ! Cela aussi, pourtant, c’est du travail. » 66 Degand se demande enfin si, considérer que pour plaire aux foules, il faut leur montrer leur quotidien, prend bien en compte le besoin de poésie et d’évasion de chacun. Michel Ragon qui dit aujourd’hui avoir vécu ces expériences artistiques comme un rejet et les avoir trouvées « ridicules »67, se fait ironique : « Les peintres qui se voulaient témoins de leur temps furent emmenés en autocar peindre les ouvriers dans les usines, les paysans dans les champs, les concierges dans leurs loges, l’heure à l’horloge parlante, etc. Ceci tombait fatalement dans le tableau d’histoire genre : Le 18 mars 1871. Victor Hugo mène au PèreLachaise le corps de son fils Charles. Les fédérés présentent les armes en entrouvrent les barricades pour laisser passer la gloire et la mort. Plus tard, les “peintres témoins de leur temps” qui, chaque 65 66 Fernand Léger, "L’Art et le peuple", dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 250. ème "Les Peintres témoins de leur temps" dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°4, mars 1951, p. 29. 296 année, obéissaient à un thème de circonstance, s’appliquèrent à décrire le “bonheur” qui, comme chacun le sait, est bien l’une des caractéristiques majeures de notre temps. Mais là encore, resurgissait l’antagonisme entre les tenants du réalisme bourgeois et les supporters du réalisme socialiste. Il ne fallait pas que ce salon continue à nous montrer, sous prétexte de réalisme, des prolétaires écrasés par le capitalisme. Les peintres témoins de leur temps ont su faire preuve de discipline. Ils ont prouvé que le bonheur n’était pas seulement la propriété du réalisme socialiste soviétique. »68 Le réalisme socialiste s’inquiète lui aussi d’un art séparé de la société. On le voit dans la revue Arts de France qui promeut des propositions autres que le tableau de chevalet (peinture murale, tapisserie, etc.). Dans son texte consacré à ce périodique, Jean-Philippe Chimot explique que pour resserrer ce lien distendu, « la revue se préoccupe aussi de redéfinir une conception du musée, une politique de l’éducation artistique (l’un et l’autre, ouverts à tous, c’est-à-dire populaires). » Il ajoute parmi les objectifs de la revue : « toucher un public populaire, privé des rapports à l’art ; convictionsouhait que l’histoire influe directement – événementiellement – sur l’art ; désir de libérer l’art des galeries d’art et de le faire sortir dans les lieux publics à la rencontre d’un large public. »69 L’architecture n’est pas non plus absente de la revue qui l’envisage aussi sous le jour de la Reconstruction. Ici, dans Arts de France, la solution se trouve dans le style : le réalisme socialiste. 67 Entretien avec Michel Ragon, voir annexe VIII. Cinquante ans d’art vivant, Paris, 2001, p. 53. 69 Jean-Philippe Chimot, "Avatars de la théorie de l’art dans Arts de France (1945-1949)", dans Art et Idéologies : l’art en Occident, 1945-1949, Saint-Etienne, 1978, p. 147. 68 297 c. Un autre point de vue : le réalisme socialiste Cette doctrine plastique imposée aux artistes communistes français par Andreï Jdanov en 1947 défend l’idée que pour rapprocher la création et le peuple, il faut que l’œuvre soit immédiatement compréhensible par un public populaire. Pour ce faire, les créations doivent être figuratives et leurs thèmes, extraits des préoccupations quotidiennes du public visé ou d’événements liés à l’actualité du parti communiste, tout en dénonçant sans équivoque la société capitaliste : « Le réalisme socialiste doit exprimer une conception positive, optimiste, d’un monde divisé en deux camps, où le triomphe du bien est programmé par l’Histoire. Cet art expose une leçon, il doit être didactique, clair, sans préoccupations formalistes. Il rend lisibles les mots d’ordre du Parti et contribue à les faire appliquer. »70 Cependant, au sein même du Parti, le réalisme socialiste ne satisfait pas tout le monde et provoque débats, embarras voire ruptures. Serge Guilbault dans son incontournable ouvrage Comment New York vola l’idée d’art moderne71, relate un échange entre Louis Aragon et Roger Garaudy par revues interposées. Ce dernier écrit en effet en novembre 1946 dans Arts de France un article ayant pour titre “Artistes sans uniformes” dans lequel il dément que le PCF impose une esthétique aux créateurs, quels qu’ils soient. Cela lui apparaît comme une violation du droit le plus élémentaire de l’artiste : celui de composer librement. Pourtant, Aragon lui répond avec “L’Art, zone libre ?” dans les Lettres françaises du 29 novembre 1946 : « Le Parti communiste a une esthétique, et elle s’appelle le réalisme. » L’art ne serait donc pas une zone libre. 70 71 Jean-Pierre A. Bernard, "Le Paris des camarades", dans Paris 1944-1954, Paris, 1995, p. 234. Nîmes, 1996. Les extraits d’articles cités ici se trouvent en p. 171 du livre de Serge Guilbault. 298 Les contradictions Picasso et Léger Ainsi, que dire de l’adhésion très médiatisée de Picasso, artiste insoumis et inlassable expérimentateur de son art ? Cette contradiction trouve son acmé en 1953 à la mort de Staline, avec le portrait qu’en fait Picasso à la demande d’Aragon pour la une des Lettres françaises72. L’hommage de l’artiste au Petit Père des peuples est loin d’être conforme aux attentes des Communistes (dirigeants, intellectuels et nombre d’adhérents). A cela s’ajoute un autre malaise. Comme l’explique Lucie Fougeron : « Ce portrait […] a perdu tout sens de la propagande de masse, alors que les responsabilités qui lui sont confiées sont essentiellement des responsabilités de propagande »73. Ce qu’elle qualifie de « contorsions auxquelles doit se livrer le Parti communiste français pour vouloir chevaucher deux montures : enrôler le plus grand nombre possible de non-communistes et préserver la force révolutionnaire du parti »74 se constate dans des cas divers. Michel Seuphor le met en évidence dans une critique de l’exposition à la Maison de la Pensée française de l’autre grand artiste français du PCF, Fernand Léger : « Trois grandes salles représentant le fruit de deux ans de labeur. Réalisme social peut-être. Mais cela ne veut pas dire que les dirigeants actuels de Moscou le trouveraient suffisamment académique pour leur goût. »75 L’artiste partage avec le Parti la réticence envers un art abstrait accessible à tous : « On a beaucoup critiqué l’Art pour l’Art (c’est-à-dire sans sujet), et l’Art abstrait (c’est-à-dire sans objet) mais il semble bien que leur temps va finir. Nous assistons à un retour au grand sujet, qui soit compréhensible au peuple. »76 72 Pour une étude détaillée de l’affaire, voir Lucie Fougeron, "Une « affaire » politique : le portrait de Staline par Picasso" dans Communisme, n°53/54, 1998, pp. 118 à 149. 73 Op. cit., p. 122. 74 Ibid, p. 123. 75 ème "Léger", rubrique "Expositions à Paris", dans Art d'aujourd'hui, 5 série n°8, décembre 1954, p. 31. 76 "Peinture murale et peinture de chevalet (1950)" dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 279. Les citations qui suivent sont extraites du même texte, pp. 277 à 283. 299 Il émet de fortes réserves lorsque l’art non figuratif s’applique au tableau de chevalet mais lui reconnaît des « possibilités […] illimitées pour le mural », pratique qu’il préconise pour toucher les ouvriers jusque dans leur quotidien. Fernand Léger voit pourtant bien que la dichotomie ne se situe pas entre abstrait et figuratif mais bien entre bonne et mauvaise peinture. La chose est complexe : on ne donne pas les moyens au public populaire de juger une œuvre alors il va le faire « par comparaison ; "la main la mieux imitée est la plus belle", ce qui est faux. ». Ainsi, dans une volonté d’éducation à l’art, il est impératif d’apporter à ce public de véritables repères, ce que le réalisme socialiste ne permet pas puisque se concentrant sur « les moyens pour […] toucher [le peuple] ». Il va plus loin : « En Russie on ne cherche pas la qualité, mais l’efficacité. Peut-être est-ce nécessaire, je n’en sais rien. Mais pour nous c’est dramatique. » Dans ce texte, Fernand Léger exprime en une phrase le malaise que provoque la doctrine esthétique du parti communiste : « Il y a malheureusement une chose certaine : c’est que dans cette évolution de l’œuvre d’art, la qualité est secondaire pour ceux qui dirigent le seul mouvement social intéressant de notre époque. » Ce sont pourtant des arguments esthétiques que donne Louis Aragon lorsqu’en conclusion du Salon d’automne de 1953, le Comité central se détache du réalisme socialiste. L’imposante toile d’André Fougeron, Civilisation atlantique, sert alors de bouc émissaire : « Je ne veux pas ici me livrer à la description de ce tableau, parce que, ramené à des mots, il deviendrait plus consternant que nature […]. Tous les moyens ne sont pas bons à évoquer ce qui touche à l’honneur de la France. » Quels sont donc ces moyens décriés par l’auteur ? Une insuffisance dans le réalisme, le fini, l’absence de travail bien fait, d’académisme aussi. Le tableau de Fougeron n’est certes pas subtil dans sa démonstration, sacrifiant la finesse à un anti-impérialisme américain ostentatoire, mais notons qu’Aragon n’argumente à aucun moment vers des positions avant-gardistes : « Mais l’invraisemblable ici, c’est la peinture même, hâtive, grossière, méprisante, du haut d’une maîtrise qu’on croit posséder une fois pour toutes, la composition antiréaliste, sans perspective vraie, par 300 énumération de symboles sans lien, sans respect de la crédibilité. […] Il faut dire halte-là à André Fougeron. »77 L’ambiguïté du PCF Le PCF bénéficie après-guerre de l’aura de la Résistance ; on l’appelle « le parti des fusillés » et il se présente comme étant le parti du progrès. De nombreux artistes et critiques se reconnaissent dans les valeurs du PCF ainsi que dans cette notion de progrès mais refusent de voir son application dans le réalisme socialiste. Jean-Paul Ameline relate cette anecdote : « Par exemple à l’Atelier d’art abstrait, Dewasne fait une conférence : La Peinture et le matérialisme historique78. Il y explique que l’art abstrait c’est le progrès, que la dictature du prolétariat c’est le progrès et que le parti qui est sensé incarner ce double progrès ne l’incarne que partiellement. D’où une sorte de malaise chez les artistes et chez les critiques d’art qui sont souvent des gens de gauche, des gens militants et qui se retrouvent dans un parti qui défend des options sectaires, hyper-figuratives, hyper- traditionalistes, les mettant en opposition complète avec ce parti. »79 Ce malaise, redoublé par un changement de position du PCF vis-à-vis de l’art, se trouve exprimé par la plume du peintre Auguste Herbin, vice-président du Salon des Réalités Nouvelles, lorsqu’il en rédige le Premier Manifeste en 194880 : 77 "Toutes les couleurs de l’automne", dans Les Lettres françaises du 12 novembre 1953. Texte cité dans Aragon, Ecrits sur l’art moderne, Paris, 1981, pp. 115 à 135. 78 Il s’agit, plus précisément, du Matérialisme dialectique et l’art abstrait, prononcé le 21 janvier 1952, dont Art d'aujourd'hui propose un résumé rédigé par l’auteur dans la livraison de février-mars 1952. 79 Entretien réalisé le 30 mai 2000, dans le cadre d‘un mémoire de maîtrise sur la revue Cimaise, sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris 1. 80 Herbin écrit ce manifeste avec Félix Del Marle ainsi que l’atteste son courrier du 24 septembre 1948 envoyé à Frédo Sidès, président du salon. Cité par Domitille d’Orgeval dans "L’Abstraction géométrique au Salon des Réalités Nouvelles de 1946 aux années 2000. L’histoire d’une incessante conquête", dans Permanence de l’abstraction géométrique aux Réalités Nouvelles, Tours, 2007. 301 « Contrairement à ce qu’il était permis d’espérer, le Parti communiste, sans raisons valables, a cru bon de prendre une position d’hostilité contre l’Art abstrait non objectif. Sans appuyer sur la contradiction de cette attitude avec celle de ses premiers dirigeants, nous persistons à considérer que toute démagogie en art engendre infailliblement l’idolâtrie qui conduit à l’esclavage et nous revendiquons plus que jamais la liberté d’expression et la réalisation d’un art que nous considérons comme le plus humain et le plus apte à élargir, approfondir la conscience de l’Homme, contribuant ainsi à sa libération, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. » D’autres artistes abstraits se trouvent dans cette situation inconfortable. La lettre de Jean Leppien du 4 octobre 1948 en réponse à Auguste Herbin montre à quelles absurdités il doit faire face : « C’est une question qui me tracasse et chagrine sans cesse en tant qu’ex-militant communiste depuis toujours et jusqu’à la guerre que de voir l’incompréhension et l’hostilité du parti envers la peinture abstraite. Je suis persuadé de faire un boulot révolutionnaire. Même s’il n’est pas admis et reconnu comme tel. Ce qui est encore plus grotesque en somme c’est que j’ai dû quitter l’Allemagne en tant qu’élève du Bauhaus et en tant que peintre abstrait donc persécuté comme faisant du “Kulturbolchevism” et que maintenant on sort les mêmes arguments stupides, agrémentés d’une autre sauce, de l’autre côté. »81 Les critiques ne sont pas en reste : Léon Degand qui a été jusqu’en 1947 un rédacteur important des Lettres françaises, dans lesquelles il défendait l’abstraction, s’oppose fermement aux conclusions dont découle le réalisme socialiste. On peut lire ses notes prises alors qu’il écrit toujours pour le périodique communiste : « L’art et le peuple : […] Le fond de la question est ce postulat qu’il est moral que l’art soit compris par le peuple, qu’il y a là un caractère 81 Véronique Wiesinger, "Paris après-guerre, les artistes, les critiques et les galeries", dans Abstraction en France et en Italie 1945-1975. Autour de Jean Leppien, Paris, 1999, p. 46 et 47. Archives des Réalités Nouvelles. 302 d’obligation ; et qu’il est immoral que l’art ne puisse être compris que d’une minorité […]. Ce postulat résulte de l’esprit démocratique qui [veut ?] que tout soit mis à la disposition de tous, c’est-à-dire, conclut-on hâtivement, à la portée de tous. »82 Ainsi ce n’est pas l’art qui doit devenir accessible mais le public qui doit pouvoir y accéder. De ce désaccord originel avec la doctrine plastique communiste – qui se fonde sur la différence à établir entre la mise à la portée de tous de la création et sa mise à disposition de tous – réside la notion de qualité de l’œuvre d’art. Si les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui s’opposent à cette esthétique, ce n’est pas tant pour sa figuration mais parce qu’elle demeure conservatrice et portée par des talents très divers. En 1952 Léon Degand note d’ailleurs dans son introduction à l’ouvrage phare Témoignages pour l’art abstrait : « Un chef-d’œuvre figuratif vaudra toujours mieux qu’une médiocrité abstraite. La qualité importe avant la tendance. »83 Et, comme il a été vu plusieurs fois, les pages de la revue ne sont pas fermées aux artistes figuratifs84. Un art de propagande Maurice Fréchuret rapporte qu’en 1948 le tableau d’André Fougeron, Parisiennes au marché, est considéré par Georges Limbour, dans Les Temps modernes de novembre 1948, comme le « plus mauvais tableau du monde »85. Audelà de la constatation de la piètre qualité des œuvres, Léon Degand met l’accent 82 Carnet de Léon Degand n°9 - 1944 / juillet 1946. L a date de cet écrit reste en revanche illisible. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand. Les mots soulignés sont ainsi dans le carnet. 83 En p. 11. 84 Le cas de Picasso est intéressant à ce sujet : on peut lire toute l’admiration de Léon Degand pour l’artiste dans les critiques qu’il écrit contre lui quand, à ses yeux, ce dernier se perd dans le ème militantisme communiste - "Le Salon de mai", rubrique "Les Expositions", dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°6, juin 1951, p. 28 et "L’Exposition Picas so au musée d’Art moderne de Rome", dans Art ème série, n°5, juillet 1953, p. 14. d'aujourd'hui, 4 85 "Les Formes engagées", dans Face à l’histoire, Paris, 1996, p. 231. 303 sur la propagande dont elles sont chargées. Sa réflexion le mène toujours à la même constatation : « De bonnes affiches seraient beaucoup plus efficaces »86, « Il serait beaucoup plus efficace pour la cause, bien que moins glorieux pour le peintre, que Fougeron fit de bonnes affiches qui, bien en vue dans nos rues et tirées à des milliers d’exemplaires, frapperait l’attention de millions de citoyens »87 ou encore « L’affiche sert bien mieux la propagande. »88. Pour le critique, il s’agit là d’une évidence, celle qui consiste à adopter les moyens les plus radicaux et les plus modernes pour servir au mieux la cause que l’on défend : « A notre époque, de même qu’on ne voyage plus dans une voiture à chevaux quand on est pressé, il ne convient plus de peindre des tableaux, même réalistes et vengeurs, quand on veut faire efficacement de “l’art social”. »89 Et à propos de l’exposition Fougeron à la Galerie Berheim : « Cette propagande en chambre, dans une galerie du Faubourg Saint-Honoré, est dérisoire. A temps moderne, moyens modernes. »90 Or, on a affaire ici à une esthétique qui détourne le public populaire de la véritable avant-garde avec des réalisations médiocres dans le seul but de servir une cause qui serait bien mieux portée par l’affiche… La perception que Léon Degand a du réalisme socialiste tient certainement dans cette phrase : « Cette peinture est donc inutile. »91 Il faut ajouter ici un autre point de discorde entre les partisans des deux camps : le réalisme socialiste reste attaché à une technique et à une forme, elles aussi anachroniques aux yeux des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui : celles du tableau de chevalet. Sarah Wilson y lit le lien filial qu’établissent les adhérents à la doctrine communiste entre leurs œuvres et celles de Jacques Callot, Francisco Goya, Honoré 86 ère "L’Air de Paris", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé. ème "Fougeron" rubrique "Les Expositions", dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°4, mars 1951, p. 31. 88 Abstraction Figuration : langage et signification de la peinture, Paris, 1988, p. 253. 89 Ibid. 90 Op. cit., Art d'aujourd'hui, mars 1951. 91 Op. cit., Art d'aujourd'hui, novembre 1949. 87 304 Daumier et Gustave Courbet92. Cela, sans admettre, peut-être sans vouloir l’admettre, que le tableau de chevalet est inextricablement dépendant de la notion de propriété, voire de luxe. Félix Del Marle, quant à lui, détermine « la véritable “Peinture Réaliste Sociale” » 93 , elle se résume en ces mots : « la Couleur architecturée ». « [Celle] devenue à la fois Abstraite et Concrète, Individuelle et Universelle, elle est en outre la plus “grave” des manifestations picturales de notre époque, et requiert l’attention de tous ceux qui se préoccupent de l’Homme et de ses futures – et sans doute prochaines – conditions d’existence ». Cette « couleur dans l’espace » s’adresse à tous, ne se préoccupe pas de propagande mais « des influences thérapeutiques et psychiques de la couleur sur l‘Individu et sur les Masses ». Art d'aujourd'hui et le réalisme socialiste Art d’aujourd’hui évoque cependant assez peu le réalisme socialiste dans ses pages ou alors par allusions comme c’est le cas dans le texte de Félix Del Marle. De manière générale, les articles paraissant dans la revue se positionnent rarement contre quelque chose. Hormis un certain acharnement de Léon Degand sur le musée d’Art moderne à Paris, les rédacteurs utilisent leur tribune pour la création qu’ils défendent plutôt que contre un art qu’ils critiquent. Art d’aujourd’hui n’est pas une revue polémiste. Le texte de Julien Alvard, "Le Réalisme socialiste au Salon d’automne"94, met tout de suite en évidence le malaise que crée le réalisme socialiste pour les nombreux artistes et critiques communistes (ce qui n’est d’ailleurs pas le cas de Julien Alvard) n’adhérant pas à l’esthétique prônée par le Parti. Le rédacteur commence son article en évoquant le cas de Picasso au Salon d’automne 92 "1937 Problèmes de la peinture en marge de l’Exposition internationale", dans Paris-Paris 1937 1957, op. cit., p. 74. 93 ème "La Couleur dans l’espace", dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°5, avril-mai 1951, p.12 et 13. 94 ère Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°4, novembre 1949, non paginé. 305 de 1944. L’artiste vient d’adhérer au PCF – le 5 octobre – et pour la première fois, non seulement il peut participer au Salon, mais en plus, une exposition personnelle lui est consacrée. Ses œuvres déroutent la plupart des visiteurs mais les militants font bloc malgré l’incompréhension qu’elle suscite chez nombre d’entre eux. Cinq ans après, Picasso n’expose plus au Salon et Alvard le juge « bien inspiré », faisant remarquer qu’ainsi, « il épargne à [ceux qui l’avaient soutenu,] qui prônent aujourd’hui la peinture de Fougeron les affres d’une pénible contradiction. »95 On le comprend bien vite, le Salon d’automne est un prétexte que se donne Julien Alvard pour aborder le délicat sujet du réalisme socialiste96. Le texte met en garde contre cette esthétique en interrogeant les condamnations émises par le PCF. Pour cela, il définit ce que les théoriciens de cette doctrine appellent « l’art formaliste », et cite : « Par ses racines et ses prolongements, dit M. Fried dans la tribune des Arts de la revue Etudes soviétiques (octobre 1948), l’esthétique formaliste s’intègre dans l’idéologie de l’individualisme bourgeois. Le mépris hautain que les décadents affectent pour le monde extérieur masque populaires avantageusement et la terreur leur hostilité de voir envers menacées les leurs masses positions privilégiées. » Julien Alvard est révolté par de tels propos. Il sait combien la vie d’un artiste d’avantgarde peut se révéler difficile et solitaire, bien éloignée des milieux bourgeois qui d’ailleurs rejettent l’abstraction. C’est presque un procès que le critique fait aux théoriciens du réalisme socialiste. Il explique que leur doctrine a été introduite en France par l’intermédiaire de Jdanov, Fougeron, puis Milhau. Il reproche essentiellement au réalisme socialiste une esthétique trompeuse pour celui qui l’apprécie car ce n’est là que l’outil d’une propagande, incapable d’éduquer le regard : 95 Ibid. Sarah Wilson dans son texte "La Vie artistique à Paris sous l’Occupation" (Paris-Paris 1937-1957, op. cit.) écrit : « Après 1948, le Salon d’automne devint, ironie du sort, la scène privilégiée du réalisme socialiste. », p. 156. 96 306 « Mais qu’on fasse croire à ceux qui n’ont aucun moyen de se défendre, et c’est le cas de la totalité du grand public, qu’ils ont sous les yeux l’art de l’avenir, c’est un abus de confiance sans excuse. »97 C’est encore Julien Alvard qui pose la question : « Que pensez-vous du réalisme socialiste ? » lors d’une "Enquête auprès des jeunes artistes"98. Sur les onze avec lesquels le critique s’entretient, cinq ne se sentent pas concernés par le problème : « Je sais qu’il existe mais je ne m’en occupe pas »99, « Il m’est difficile de répondre, c’est une idée qui ne m’est pas venue à l’esprit »100, « Je n’y ai jamais vraiment réfléchi parce que je n’en éprouvai pas le besoin. Je crois que c’est une question qui ne devrait pas être à l’ordre du jour »101, « Je comprends qu’on s’y intéresse mais je laisse cela aux autres »102, ou encore : « Le problème ne se pose pas pour moi. »103. Soulignons simplement que quatre de ces cinq réponses (citées dans leur intégralité), d’une provocante indifférence sont celles d’artistes nordaméricains, pays où le maccarthysme sévit violemment. Quant à Denise Chenay, si elle ne se préoccupe pas du réalisme socialiste, on comprend en la lisant que c’est parce que tout son combat se situe dans la reconnaissance des artistes femmes. Les autres réponses ne montrent pas un engagement particulier des créateurs mais certaines renseignent sur la vision du problème à l’étranger. Cujawski, peintre né en Pologne, raconte qu’il ne peut plus retourner dans son pays, à moins qu’il ne renonce à exposer. Ceux qui y peignent selon les principes du réalisme socialiste sont les mêmes qui pratiquaient auparavant une peinture officielle ; « Ils n’ont eu qu’à changer les thèmes et les personnages. » Le peintre italien Guerrini, quant à lui, explique que le parti communiste italien « soutient la jeune peinture abstraite ». Il avance que le réalisme socialiste peut se justifier en URSS qui ne possède pas une esthétique propre contrairement à l’Europe occidentale. Pour lui, si le PCF ne voit pas que la peinture abstraite est une réponse à « la lutte contre l’idéologie 97 Op. cit. ère Dans Art d’aujourd’hui, 1 série, n°10-11, mai-juin 1950, pp. 19 à 22. 99 Léo Zimmerman, peintre, « venu à Paris comme G.I. ». 100 Shinkichi Tajiri, sculpteur, « venu à Paris comme G.I. ». 101 Denise Chenay, peintre, née en Algérie. 102 Sager, sculpteur canadien. 103 Robert Beer, peintre, « venu à Paris comme G.I. ». 98 307 bourgeoise », c’est que ses membres ne sont pas des professionnels. Il donne l’exemple d’Aragon. Julien Alvard conclut cette première partie de l’enquête en mettant l'accent sur le désintérêt des artistes pour le réalisme socialiste, ajoutant qu’il espère approfondir la question avec ceux adhérant à cette esthétique. Cela ne se fera pas, en tout cas dans les pages d’Art d’aujourd’hui104. D’ailleurs, dans la seconde partie de son enquête105, le critique décide de ne plus poser la question du réalisme socialiste, « qui paraît déjà une vieille histoire hors d’usage. » De manière plus mordante, Léon Degand écrit sa "Lettre à quelques peintres figuratifs que guette l’abstraction"106. Elle s’adresse essentiellement aux artistes que l’on regroupe sous l’appellation, « la nouvelle école de Paris »107. Il s’arrête aussi sur le cas d’Edouard Pignon qu’il considère sans qu’il y ait de doute pour lui, comme un bon peintre : « Nul, même parmi les Abstraits les plus intransigeants, ne songe à nier le véritable tempérament de peintre de Pignon. » Degand regrette que l’artiste se plie à l’esthétique du PCF mais remarque que son tempérament l’emporte dans ses dernières peintures réalisées sur le thème des oliviers. Le critique lit dans ces œuvres une lutte entre la volonté de Pignon de suivre la ligne donnée par le Parti, et ses ambitions artistiques qui le poussent vers des recherches formelles. Léon Degand clôt son paragraphe en montrant l’inextricable situation de l’artiste : « Qui trompe-t-il ? Son épouse figurative ? Ou sa maîtresse abstractisante ? Le Parti ? Ou la peinture ? Ou lui même ? »108 Arts de France et Art d'aujourd'hui : des buts communs Et pourtant, malgré ces différences stylistiques, il faut bien revenir aux similitudes de buts évoqués dans la partie précédente. Jean-Philippe Chimot a livré 104 Ni dans celles de Cimaise. ème Julien Alvard, "Enquêtes auprès des jeunes artistes", dans Art d’aujourd’hui, 2 série, n°2, novembre 1950, pp. 20 et 21. 106 ème Dans Art d’aujourd’hui, 3 série, n°5, juin 1952, pp. 1 à 5. 107 Lapicque, Le Moal, Bazaine, Estève, Singier, Manessier et Tal Coat. 108 Ibid. p. 3. Dans le même numéro, une critique du Salon de mai lui permet de revenir sur cette idée pour la résumer en une phase : « Pignon caractéristique : 50 % pour le peintre (les déformations expressives), 50% pour le Parti (le sujet) » p. 26. 105 308 dans les actes du colloque Art et Idéologies cités plus haut, une approche de la revue communiste Arts de France en dégageant notamment les ambitions, et les moyens mis en œuvre pour les réaliser109. Si l’on s’arrête sur les grandes lignes d’Arts de France et Art d’aujourd’hui, on sait qu’elles partagent un même dessein : celui d’un art plus proche d’un public populaire à qui la création ne s’adresse généralement pas. Pour cela, les deux revues envisagent de faire sortir l’art dans la rue. A cela s’ajoute, pour Arts de France, le désir de voir l’artiste s’impliquer dans l’actualité et d’en rendre compte dans ses œuvres ; et pour Art d’aujourd’hui, la reconnaissance de l’abstraction et la nécessité de la synthèse des arts. Les revues emploient des moyens assez similaires pour atteindre leur but en privilégiant le didactisme, en donnant des notions d’histoire de l’art à leurs lecteurs, en laissant la parole à des artistes reconnus, en abordant largement les techniques artistiques, en réfléchissant sur le devoir des musées et la nécessité d’une éducation artistique ouverte à tous. Importance est également attribuée à diverses formes d’art telles que la gravure, la tapisserie ou la peinture murale, et une attention toute particulière est apportée à l’architecture et à l’urbanisme. Cela s’explique par la période de reconstruction dans laquelle s’inscrivent ces revues. Art d’aujourd’hui associe à cela une mise en page attractive avec, notamment, de nombreuses illustrations. Ensuite, bien sûr, chaque revue défend ses orientations esthétiques par des entretiens d’artistes qu’elle affectionne, par les critiques d’expositions, par les informations qu’elle livre. S’opposer ouvertement à ce que l’on n’aime pas reste une façon d’affirmer ses opinions. Les deux revues, sans en abuser, en usent cependant, et c’est ainsi que les rédacteurs d’Arts de France, comme d’autres, considèrent l’abstraction comme l’art d’une élite sociale. Ceux d’Art d’aujourd’hui y répondent indirectement par des articles montrant la vie difficile des artistes abstraits, leur manque de moyens pour vivre, l’incompréhension de leurs concitoyens face à leur travail, et établissant, de surcroît implicitement, une comparaison entre l’artiste et l’ouvrier. De son côté, Art d’aujourd’hui voit l’attachement au réalisme comme un ancrage dans la tradition picturale, et non comme une évolution sociale. Il condamne 109 Pour ce qui concerne Arts de France, notre étude s’appuie sur l’article de Jean-Philippe Chimot. 309 les messages frontaux du réalisme socialiste qui tendraient à insinuer que le public populaire auquel il s’adresse n’est pas capable de saisir des choses fines, n’a pas une sensibilité assez développée. Les textes abordant directement le réalisme socialiste dans Art d'aujourd'hui restent assez limités. Pourtant la revue de presse, "Critique de la critique", épingle parfois quelques écrits lus dans des périodiques communistes. Citons par exemple la réponse au texte de Jean Marcenac dans Lettres françaises, affirmant qu’« en un an […] Fougeron a fait un tableau et beaucoup de bien à la peinture française […] »110. Art d'aujourd'hui réplique par une plaisanterie facile : « Bien sûr que M. Fougeron a fait beaucoup de bien à la peinture française, car après tout qui l’empêchait d’exécuter dix ou vingt toiles au lieu d’une dans l’année. »111 Léon Degand ironise de la même manière sur le discours que Maurice Thorez prononce le 19 décembre 1949112. Ces moqueries, si elles semblent gratuites, reflètent peut-être le désarroi des rédacteurs face à l’incompréhension qui existe entre eux et les défenseurs du réalisme socialiste, pourtant motivés par des buts communs. Les remarques impertinentes de Léon Degand ne sont d’ailleurs pas innocentes, elles pointent du doigt les contradictions de l’esthétique de ce réalisme social. Elles ne laissent rien passer au discours de Maurice Thorez, et cette critique systématique apparaît comme un exutoire. Il faut ici souligner pour conclure que c’est bien de la doctrine que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui s’indignent ; ils s’en prennent rarement aux hommes, encore moins aux artistes. Lorsque Julien Alvard aborde encore « l’inévitable réalisme socialiste » dans sa critique du Premier Salon des Jeunes Peintres, il le fait en dénonçant « cette pernicieuse esthétique [qui] déconsidère la lutte politique ouvrière dont elle ose se prétendre l’expression et qu’elle traite en drame de patronage » mais parce qu’elle « entraîne scandaleusement dans une voie sans 110 Ce texte est cité sans références. ère Non signé, "Critique de la critique", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°4, novembre 1949, quatrième de couverture. 112 ère Léon Degand, "Critique de la critique", dans Art d'aujourd'hui, 1 série, n°6, janvier 1950, quatrième de couverture. 111 310 issue des peintres qui nous restent infiniment sympathiques dans leurs intentions »113. Roger Bordier le reconnaît encore aujourd’hui : « Je ne me suis jamais senti un adversaire du réalisme socialiste. Absolument pas. Je connais bien des gens qui sont encore maintenant du réalisme socialiste comme Boris Taslitzky qui est un ami. » En revanche, il est incontestable pour lui que l’aspect dogmatique de cette esthétique allait à l’encontre de ses idées tout comme : « la manière dont le socialisme était restitué, interprété, dont il pouvait apparaître dans cette peinture-là ; c’est-à-dire essentiellement dans un académisme d’ancien régime. […] J’étais gêné par cette forte contradiction dont il était alors impossible de discuter avec les artistes de cette tendance ; ils se dérobaient. Car la contradiction est très forte : il est difficile d’être à ce point bourgeoisement académique tout en prônant un socialisme actif, militant. Ils pouvaient très bien s’interroger là-dessus. Pourquoi n’ontils jamais mis ça en chantier ? »114 Enfin, ajoutons, au vu de ce qui va suivre, que s’il est souvent question de « malaise » et de « contradiction » dans cette partie, elle ne concerne qu’une minorité de personnes, microcosme des avant-gardes (ou des personnes s’en réclamant) lui-même inclus dans le petit monde de l’art. 113 114 "Le Premier Salon des Jeunes Peintres", dans Art d'aujourd'hui, 1 Voir entretien annexe V. ère série, n°7-8, mars 1950, n.p. 311 2. Vers un art de masse « Précisons que lorsque l’on dit public, l’on ne pense pas au public ordinaire et normal, moyennement compréhensif et préparé, mais compréhensif et préparé quand même, qui s’intéresse à tout. Ce public-là constitue une minorité. En réalité nous entendons masse, dont le sentiment artistique est certain, mais non développé, non affiné. »115 Elargissant un peu plus encore l’angle de vue, les conflits qui divisent le petit monde de l’art paraissent des vétilles. Art d'aujourd'hui n’a rien d’un satellite déconnecté de son époque, il faut donc faire cette mise au point. Plus que le contexte de l’après-guerre, c’est celui des Trente Glorieuses dont il va être question ici et qui incite à une prise de distance avec le milieu artistique. Après avoir focalisé sur les différentes acceptions d’un art social, agrandissons le champ afin de proposer un plan large de la France des années cinquante. Car les bouleversements qu’opère l’entrée dans l’ère de la consommation ont des retentissements dans tous les domaines de la vie quotidienne. On se passionne tout à coup pour l’équipement de la maison et même les gestes les plus usuels sont à modifier. Dans cette société qui déplace les habitudes, l’importance donnée aux loisirs engendre également une métamorphose entraînant avec elle les pratiques culturelles qui connaissent alors de profondes mutations. Les technologies se perfectionnent tout comme les systèmes de communication. On découvre petit à petit une nouvelle forme de création, de celle qui s’adresse à un public indéfini ; des œuvres produites à ces fins-là et grâce à de nouveaux médias. Leurs amateurs deviennent, de ce fait, des consommateurs d’une "culture de masse". Ces œuvres, très séduisantes car très accessibles, reçoivent la critique de toute une élite intellectuelle. Entre diabolisation et questionnement sur le 115 Léon Degand, carnet n°9 daté de 1944 à juillet 194 6. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand, texte daté du 10 décembre sans précision de l’année. 312 fonctionnement de ces réalisations, une hiérarchie s’établit. Les pratiques légitimes distinguent ceux qui arpentent les musées, écoutent de l’opéra et lisent des essais, quand visiter des événements surmédiatisés, assister à des concerts de variété et s’évader par des romans populaires nivellent ceux qui s’y adonnent. Pourtant, des leçons restent à tirer de la propension de l’art de masse à fédérer un si grand nombre. 313 a. Les Trente Glorieuses : de la désolation à la consommation La distance parcourue par l’équipement et le confort de l’habitation entre l’après Seconde Guerre mondiale et le courant des années cinquante reste exceptionnelle. Si le contexte de départ est, en effet et fort heureusement, exceptionnel lui aussi, la croissance qui s’ensuit demeure unique. On part d’une situation à proprement parler désastreuse tant en matière de pertes de logements que d’insalubrité, d’inconfort et de promiscuité. Concernant les pertes, l’historien Jean-Pierre Rioux établit ce rapide et saisissant bilan : « Au 1er janvier 1950, […] on recense au total 460 000 immeubles détruits et 1 900 000 endommagés, contre respectivement 345 000 et 541 000 en 1918. La Normandie vient en tête du martyrologue national. […] Caen sinistrée à 73%, Saint-Lô à 77%, Rouen à 50%, Le Havre à 82% […]. La province a perdu environ 40% de son patrimoine productif. Des sinistrés des grandes villes passent un très dur hiver 1944-1945 dans des baraquements de bois, certains y resteront plus de dix ans. »116 Quant aux habitations qui restent encore debout, rappelons que le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme lui-même, Eugène Claudius-Petit, en qualifie treize millions du terme de « taudis ». Rien que pour Paris, le bilan est lourd : « 100 000 logements insalubres ; 90 000 garnis inhabitables ; 50% de logements sans WC, sans salle de bains. Pas assez de logements. […] Manque d’aménagements, transports insuffisants, banlieue mal desservie, mauvais fonctionnement des services. »117 116 La France de la quatrième république, tome 1 L’ardeur et la nécessité (1944-1952), Paris, 1980, p. 33. 117 Philippe Gumplowicz et Jean-Claude Klein, "Culture, culture, culture", dans Paris 1944-1954, Paris 1995, p. 12. 314 Vers des habitations modernes Pourtant, sur cette désolation, de grandes mutations sont en germe. Un virage radical se dessine, il conduit vers une société nouvelle : la société de consommation. Les raisons, l’évolution et les conséquences de ce changement ne vont pas être examinées en détail ; cela n’entre pas dans le sujet de cette étude et se trouve, de plus, déjà largement abordé dans de nombreux ouvrages. Il reste cependant intéressant de réfléchir à l’évolution de la consommation dans le domaine des arts appliqués à l’industrie car elle concerne la sphère d’Art d'aujourd'hui. Le rapport à la maison, à son intérieur, évolue, en effet, parce que de nouvelles habitudes ont été prises pendant la guerre, notamment dans le miieu professionnel qui s’est ubanisé et féminisé. Davantage de femmes travaillent118 qui ont moins de temps à consacrer à leur intéreur et ont donc besoin d’être aidées. C’est justement l’apport de leur salaire qui leur permet d’acquérir de nouveaux produits : les appareils d’électroménager. Jean Fourastier constate d'ailleurs que, quand une ménagère française passe cinq heures par jour au travail de la maison, son homologue américaine, bien mieux équipée, y consacre une heure et demie119. Le pouvoir d’achat augmente et l’envie de consommer aussi120. On désire que le temps des privations se conjugue au passé. Et cela devient possible grâce aux techniques qui ont connu un net progrès durant la guerre121. Leur évolution dépasse le domaine industriel pour s’inscrire dans la vie quotidienne et les foyers. De cette modernisation découlent de nouvelles habitudes qui peuvent nécessiter un apprentissage ; des guides à destination des ménagères sont édités, relayés par la presse féminine en plein essor. La conception même des logements 118 Le baby-boom fait cependant revenir nombre d’entre elles au foyer. Machinisme et bien-être, Paris, 1951, cité par Joffre Dumazedier dans Vers une civilisation du loisir ?, Paris, 1962 réed.1972, p. 103. 120 Pour le détail de l’évolution des logements et de leur équipement en France, voir Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, Paris, 2004, pp. 130 et 131. 121 « L’architecture et le design bénéficièrent des nouvelles applications développées par la recherche militaire, des données anthropométriques ainsi que des matériaux et méthodes de construction de pointe. Les nouvelles matières telles que les plastiques laminés, la fibre de verre et la mousse de latex conditionnèrent le look des années cinquante. » Charlotte et Peter Fiell, Decorative Art 50’s, Cologne, 2000, p. 23. 119 315 doit prendre en compte de nouveaux équipements : eau courante, gaz et électricité sont de rigueur. D’autant que : « dès 1951, il est communément admis que les appareils ménagers ne sont pas des caprices mais des biens nécessaires, dont l’utilité est incontestable et l’acquisition une aspiration légitime. »122 Les journées de travail demeurent très lourdes, les tâches ménagères doivent être allégées. Jean-Claude Kaufmann remarque tout bonnement : « Il n’est pas exagéré de dire que, sans la "machine à laver", la seconde moitié du XXème siècle n’aurait pu être celle de l’émancipation féminine. La masse de travail que constitue une lessive à la main aurait en effet fortement entravé l’accès des femmes au salariat, condition de leur émancipation. »123 Et si, comme le note plus loin le sociologue, leur temps consacré à la maison n’évolue guère, leurs occupations se diversifient et gagnent en intérêt puisqu’elles ont davantage le loisir de jouer avec leurs enfants et de s’occuper de la décoration de leur intérieur. Tenir son foyer propre et accueillant n’a rien de nouveau pour la parfaite femme d’intérieur mais ces obligations prennent un tour différent avec l’arrivée en masse de l’électroménager. Car les améliorations techniques s’embellissent ici de préoccupations esthétiques, ergonomiques, pratiques. C’est une vision nouvelle de l’objet que de le concevoir beau et utile, et beau parce qu’utile. Cette conception est également mise en avant par le Groupe Espace dans son manifeste en 1951, préconisant : « un Art qui s’inscrive dans l’Espace réel, réponde aux nécessités fonctionnelles et à tous les besoins de l’homme, des plus simples aux plus élevés. »124 On entre finalement dans un univers auquel on ne donne pas encore le nom de design. Le mobilier et les objets de la vie quotidienne sont touchés par cette 122 Claire Leymonerie, "Le Salon des arts ménagers dans les années 1950, théâtre d’une conversion à la consommation de masse", dans Vingtième siècle, Paris, 2006, p. 43. 123 "Moulinex libère la femme ?", dans Les Bons Génies de la vie domestique, Paris, 2000, p. 21. On sait par ailleurs que dans les milieux ouvriers, les femmes achètent parfois en commun une machine à laver le linge. Le choix de la mutualité du bien plutôt que son manque en prouve sa nécessité. 124 ème ème Dans Art d'aujourd'hui, 2 série n°8, octobre 1951, 2 de couverture. 316 conception moderne qui vient bouleverser les habitudes de rafistolage et de "système D". Claire Leymonerie125 en cite quelques répercutions dans la presse : « L’Usine nouvelle signale en [avril] 1953 un "souci de plus en plus net de l’esthétique et du fini des appareils qui allient ainsi à la perfection technique une présentation sobre et harmonieuse contribuant à l’embellissement du logis." Tandis que Réforme [en février 1953] note "le souci des proportions heureuses – et plus elles sont heureuses, plus elles sont utiles –, la recherche des combinaisons de couleurs – et les palettes les plus savantes se révèlent être les plus pratiques –, le goût des belles matières". » L’accent est mis sur l’association du beau et de l’utile ; le second découlant du premier lorsque l’harmonie se trouve réalisée. Dans ce même esprit, l’historienne rappelle l’existence des expositions "Formes utiles", « sélections de produits sensés répondre aux critères de beauté et d’utilité et présentés chaque année à partir de 1951 dans le cadre du Salon des arts ménagers, participent également à la promotion d’une esthétique fonctionnaliste alors érigée au rang de doctrine. »126 Le Salon des arts ménagers Ce Salon des arts ménagers existe en France depuis 1923 et l’on comprend bien quelle importance il prend avec l’arrivée des nouveaux appareils électriques et équipements de la maison. D’autant que le Salon, géré par le secteur public, œuvre pour la recherche en matière de créations industrielles. Véritable mécène pour les entreprises, « le Salon [offre] aux services publics, aux fabricants, aux distributeurs, et à leurs groupements professionnels, mais aussi aux consommateurs et à leurs associations, la plus importante tribune 125 126 Op. cit., p. 54. Claire Leymonerie, ibid. 317 que l’on puisse imaginer, tant par sa fréquentation que par son retentissement national et international. Ce mécénat, par son objet, sa durée, son ampleur et son influence sur la vie quotidienne est sans équivalent au XXème siècle. »127 Une action qui se fait d’autant plus sentir qu’au milieu des années cinquante, l’augmentation des revenus, la banalisation du crédit mais aussi la baisse des prix, donnent au Salon une activité essentiellement commerciale. Les produits qui y sont proposés deviennent accessibles à une population de plus en plus large – encouragée par la presse qui se mue volontiers en guide pratique pour orienter le lecteur tant dans la manifestation que dans les nouveautés. Tout un chacun veut posséder une cuisine ergonomique, moderne et colorée ; ce à quoi les constructeurs s’adaptent128. Cette pièce de la maison, jusque-là fruste, qui possédait comme principal atout d’être plus chaude que les autres, devient un pôle d’attention et d’intérêt insoupçonnés. Le Salon propose un rêve à portée de presque tous les porte-monnaie : un foyer contemporain et bien organisé. Boris Vian, alors ingénieur à l’Association française de normalisation (Afnor) et présent au Salon des arts ménagers, pousse "La Complainte du progrès" en 1955, qui mêle marques d’électroménager, inventions réelles et fantasques, tout cela, pour le plus grand bonheur des heureux propriétaires qui s’attachent plus aux biens qu’aux personnes. 127 Jacques Rouaud, "L’esprit Arts ménagers", dans Les Bons Génies de la vie domestique, op. cit., p. 58. 128 Claire Leymonerie, op. cit, p. 52. 318 Un Frigidaire Une tourniquette Un joli scooter Pour fair' la vinaigrette Un atomixer Un bel aérateur Et du Dunlopillo Pour bouffer les odeurs Une cuisinière Des draps qui chauffent Avec un four en verre Un pistolet à gaufres Des tas de couverts Un avion pour deux Et des pell' à gâteaux Et nous serons heureux Ces inventions véhiculent bien souvent une idée de la modernité vue comme l’intrusion de la science et de la technologie dans le quotidien, notamment par des formes élancées, aérodynamiques, des chromes (le style streamlining) que l’on retrouve dans le dessin des appareils d’électroménager ou de la voiture de Citroën, la DS. Des écrivains décrivent alors un monde où les objets prennent de plus en plus d’importance à moins que ce ne soient les êtres qui en perdent. Ainsi du Nouveau Roman qui éclôt dans les années cinquante et dont les personnages et leurs actes confinent à l’abstraction dans la littérature. En 1964, Georges Perec qui dépeint, dans son roman Les Choses, de jeunes consommateurs travaillant eux-mêmes pour des sociétés de sondages, développe ostensiblement dans l’incipit une longue description d’un appartement, s’attardant sur chaque meuble, décoration, tapis, tenture. L’année 1954 Il est étonnant de voir combien le milieu des années cinquante – et peut-être même cette fameuse année 1954 qui met un terme à l’aventure d’Art d'aujourd'hui – est un tournant qui fait entrer dans l’ère de la consommation. Si dès le début de la décennie on assiste à une augmentation des dépenses des foyers, 1954-1955 montrent que des habitudes ont été prises. Le temps du rationnement et des 319 privations, appartient bien au passé. Place au plaisir, à un peu plus de légèreté et à la consommation : « [Les dépenses] qui touchent à la santé et à l’hygiène corporelle […] gonflent de 86%129. Celle du home, […] par l’irrésistible ascension bien orchestrée par la publicité de tout ce qui touche à l’équipement du logement, en hausse de 110% à un rythme annuel de 15% à partir de 1955 : produits d’entretien multiples et surtout appareils ménagers. Ces derniers sont devenus les symboles de l’honnête et utile aisance dès 1950, année où le Salon des "Arts ménagers" prend son essor, mais n’ont entamé leur ascension rapide qu’à partir de 1954. […] La marche vers le mieux-être commence chez soi, dans le confort familial discret et quotidien plus que dans les dépenses de prestige extérieur. […] Dès 1954, 21% des ménages possèdent une [télévision]. […] Enfin, les dépenses de culture et de loisir, en progrès de 42%, s’annoncent déjà comme l’étape postautomobile de la course au mieux vivre » 130 On comprend que dans ce contexte où une large place est laissée à l’innovation, à l’amélioration du confort, à la recherche formelle dans des utilisations quotidiennes, Art d'aujourd'hui aurait perdu son ancrage avec le quotidien de la création et ne serait devenue qu’une revue consacrée à l’abstraction, en dehors des réalités. En créant Aujourd'hui : art et architecture, André Bloc s’ouvre à cette synthèse des arts qui glisse vers des créations plastiques, voire artistiques, appliquées à l’industrie. Sous sa plume, la conversion d’Art d'aujourd'hui en Aujourd'hui : art et architecture n’est que la conséquence logique de sa vocation dans la divulgation de l’innovation plastique au plus grand nombre : « Dès son premier numéro, AUJOURD’HUI apportait sa contribution à la synthèse des arts, en montrant le parallélisme des recherches dans divers domaines de la construction et de la plastique. […] Nous demandons à nos lecteurs de bien vouloir admettre qu’une grande 129 C’est en cette même année 1954 que Roland Barthes dans Mythologies, Paris, 1957, situe : « le premier Congrès mondial de la Détergence (Paris septembre 1954) [qui] a autorisé le monde à se laisser aller à l’euphorie d’Omo. » "Saponides et détergents", p. 36. 130 Jean-Pierre Rioux, La France de la quatrième république, tome 2 L’expansion et l’impuissance 320 revue d’art ne peut être faite à l’usage exclusif des spécialistes et qu’elle doit se donner une plus haute mission, même au risque de surprendre et de ne pas toujours être immédiatement comprise. »131 La revue de référence dans le domaine, The Studio Magazine, créée en GrandeBretagne en 1893, se donnait cette même mission de promotion des créations originales en matière de beaux-arts et d’arts décoratifs. Elle instaurait un annuaire dès 1906 qui les présentait et qui, à partir des années cinquante, crée des parallèles entre l’avant-garde et les objets usuels. Cette année 1954 reste également marquée, dans un autre domaine des arts appliqués, par le retour inattendu de Gabrielle Chanel, dite Coco Chanel, en France et dans le monde de la couture. Alors âgée de soixante et onze ans, exilée en Suisse, elle rouvre sa maison de couture et affronte le "New Look" lancé par Christian Dior. Celle qui a voulu libérer le corps de la femme par des tenues confortables et élégantes s’oppose catégoriquement à ces surcharges brodées, ces longueurs de jupe inadaptées à la vie moderne et ces tailles de guêpe enserrées dans des corsets qu’imposent les nouvelles silhouettes, fruits d’un désir d’ultraféminisation après les années de guerre. Mais déjà la mode des années cinquante s’accorde au nouveau style de vie de la femme moderne qui exige des tenues plus pratiques, avec lesquelles on peut bouger librement et travailler. Du Tergal à la DS, des innovations dans tous les domaines industriels Les années cinquante opèrent ainsi dans le domaine de la mode un virage, reflet des changements sociaux, économiques et techniques, depuis la place de la femme dans la société active jusqu’aux inventions textiles. Comme dans les autres secteurs, les pénuries causées par la Seconde Guerre mondiale ont été contournées en partie par l’inventivité des populations et ont impulsé les recherches vers des fibres de substitution, moins chères, parfois plus solides, plus pratiques d’entretien. (1952-1958), Paris, 1983, pp. 242 à 244. 131 André Bloc, éditorial d’Aujourd’hui, n°2, mars-avril 1955, p. 3. 321 Des fibres synthétiques, des Polyamides (le Rilsan), des chlorofibres (le Rhovyl), des polyesters (le Tergal), des acryliques (le Crylor) sont ainsi inventés dans les années cinquante. Les conditions de fabrication des vêtements s’améliorent ; on produit, plus, moins cher et mieux pour l’ouvrier. Enfin, à partir de 1948, en France, les industriels se mettent à importer des Etats-Unis l’idée du prêt-à-porter. Un phénomène auquel le magazine Elle consacre une rubrique en 1953 – sous la direction de Claude Brouet – et un numéro spécial, deux ans plus tard. Pour la journaliste, dans ce milieu des années cinquante, la mode « descend dans la rue » et bientôt, l’enseigne à bas prix Prisunic crée une ligne de vêtements conçus par des créateurs afin que soient « accessibles au plus grand nombre des choses de style »132, ce qui ne fait que confirmer cette démocratisation du costume. Cela contribue à la redéfinition, une décennie plus tard, de la haute couture, dont la production chute au bénéfice de la fonction prescriptive. La manière de se vêtir devient ainsi plus libre puisque « la haute couture […] doit désormais partager son rôle de donneuse d’idées avec les jeunes créateurs et le prêt-à-porter. »133 Aujourd'hui : art et architecture ne rend pas compte de l’évolution de la couture mais ne s’en tient pas non plus strictement à l’art appliqué à l’architecture puisque l’art de l’ingénieur n’est pas absent de ses pages. Il faut dire que si la machine à laver le linge et le réfrigérateur sont en tête des dépenses des ménages, l’automobile est juste derrière (avec la télévision mais nous allons y venir)134. Difficile pour l’ingénieur de formation qu’est André Bloc de négliger l’avion ou encore la voiture, résultat du progrès technologique, de l’abondance pétrolière, vecteur d’une plus grande liberté dans les déplacements, d’une plus grande rapidité mais aussi, mythe moderne tel que le conçoit Roland Barthes : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, 132 Claude Brouet était l’invitée de La Fabrique de l’Histoire sur France Culture le lundi 20 novembre 2007, à l’occasion d’une série d’émissions consacrées à l’histoire de la mode. 133 Madeleine Delpierre, Le Costume et la haute-couture 1945-1995, Paris, 1997, p. 33. 134 Entre 1949 et 1957, les dépenses pour l’électroménager progressent de 400% et pour l’automobile de, 285%, Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième République, tome 2, op. cit., p. 175. 322 consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. »135 Ce rapprochement avec les cathédrales pour la communion des savoirs et savoirfaire qu’opèrent l’automobile et la foi qu’elle génère dans la population, n’est pas sans rappeler la gravure d’une cathédrale de Lyonel Feininger illustrant le manifeste du Bauhaus d’avril 1919. Des progrès inégalement partagés Les guerres entraînent des ravages que les populations combattent par une nouvelle soif de vivre une fois la paix revenue. Dans leurs desseins destructeurs, elles stimulent également la recherche, ce qui a majoritairement des répercussions positives, lorsque le calme revient. On le retrouve aussi durant la "Belle Epoque" qui conserve d’ailleurs des points communs avec les Trente Glorieuses par leur croissance, leur goût pour la nouveauté, le développement des innovations techniques et l’amélioration du quotidien. « Ce furent, vraiment, des années d’intenses curiosités et d’émerveillements à répétition, qu’on lisait dans Jules Verne et qu’on installait dans la vie quotidienne. […] Voici l’industrie de l’aluminium, les premières autos et les aéroplanes de la France qui étonnent le monde entier, la fée électricité si longtemps redoutée devenue promesse sécurisante pour tous »136. Une croissance qui n’est néanmoins pas partagée par tous ; ces désirs de consommation et ces nouveaux besoins sont, pour certains ménages, reportés dans l’attente d’un logement décent. Claire Leymonerie chiffre, pour 1954 et 1955, respectivement, à 50% la proportion de « logements de une à deux pièces 135 Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 140. Jean-Pierre Rioux, Le Temps des masses, le vingtième siècle, Histoire culturelle de la France, Paris, 2004, p. 72. 136 323 surpeuplés » et à 27% les « ménages qui souhaitent déménager au plus vite »137 Des habitations trop petites mais surtout sans les installations indispensables à l’équipement de nouveaux appareils puisqu’en 1959, on dénombre encore en France 41% de logements sans eau courante, 70% sans eau chaude, 73% sans toilettes privatives, quant à la baignoire ou la douche, seuls 10% des foyers en sont équipés138. Et c’est, bien entendu, de façon très inéquitable que la population s’installe et s’appareille. Les agriculteurs, notamment, bien que de moins en moins nombreux, restent pénalisés dans leur consommation ; et nombre d’entre eux qui viennent travailler en usine, ne profitent guère plus de cette "prospérité générale" puisqu’elle ne touche qu’en partie les ouvriers dont les dépenses doivent souvent se restreindre aux premières nécessités. b. Société de loisirs et culture de masse Dans la continuité des habitudes de la guerre, l’achat de la presse demeure important. L’écrit n’a pas perdu son attrait qu’il maintient depuis la seconde moitié du XIXème siècle. Il est à noter, en effet, que dans son livre, La Culture de masse en France, Dominique Kalifa débute son argumentation par les années 1860, avec comme vecteur premier : l’imprimé, et la presse en particulier. Ce média se perfectionne en permanence et se fait toujours plus attrayant pour attirer puis fidéliser le lecteur. La publication de feuilletons est une réussite en la matière. La fiction se vend bien dans la presse mais aussi sous forme de petits livres à prix réduit ; on assiste à une véritable « lecture de masse »139. Cela est rendu possible par une plus large alphabétisation et par des améliorations dans la distribution (réseaux ferrés, création de kiosques dans les gares – les kiosques Hachette –, et vente dans les boutiques non spécialisées comme les épiceries, merceries, quincailleries). Cette généralisation de la lecture – en Français – amène ainsi, dès le 137 Op. cit., pp. 44 et 45. Notons que pour ce qui concerne le confort domestique, les Habitations à Loyer Modéré ont marqué un réel progrès pour leurs locataires. 138 324 XIXème siècle, « un très ample processus d’acculturation et d’homogénéisation culturelle. » Diversification de l’édition De véritables stratégies sont mises en place dans le monde de l’édition afin de proposer aux lecteurs toujours plus de choix (dans différents genres : sentimental, policier, historique, pratique, etc.), toujours moins cher et toujours mieux distribué. Depuis la fin du XVIème siècle existent des publications destinées à un lectorat populaire. Il s’agit des livres réservés au colportage. Le troyen Nicolas Oudot avait mis au point des éditions à bon marché de couverture bleue – la Bibliothèque bleue – reprenant des écrits à succès mais aussi des almanachs afin de toucher les analphabètes. Ces éditions ne respectaient pas le texte à la lettre, des coupes sévères étaient opérées en fonction des goûts du public (qui n’était pas que populaire), des impératifs de mises en pages et de pagination. Avec les années 1950, la suprématie de l’imprimé vit ses dernières années. Mais de belles années ! C’est en s’inspirant de l’américain Pocket Book qu’Henri Filipacchi sort en février 1953, le Livre de poche140 qui connaît un succès immédiat auprès du grand public grâce à ses couvertures colorées et attractives mais surtout grâce aux auteurs publiés et à son prix modique (cent cinquante Francs de l’époque quand une édition courante en coûtait six cents). Ainsi, si les précédentes expériences de l’entre-deux-guerres – avec la Collection pourpre d’Hachette, le Livre de demain d’Arthème Fayard et le Livre moderne illustré d’Henri Ferenczi – ne déclenchent pas l’enthousiasme espéré, le Livre de poche, lui, passe de quatre publications par mois à ses débuts, à douze en 1962, soit en moins de dix ans141. Cette lecture transportable en tous lieux grâce à un petit format et à une certaine 139 Dominique Kalifa, op. cit., Paris, 2001, p. 23. Koenigsmark de Pierre Benoit est le premier roman d’une liste qui s’agrandit le même mois avec Clefs du royaume d’Archibald Joseph Cronin, Vol de nuit d’Antoine de Saint-Exupéry et Ambre de Katleen Windsor. Plus tard, le Livre de Poche élargit son champ et ne s'en tient pas à la seule publication de romans. Des séries sont créées : historique, exploration, classique et encyclopédique. 141 Chiffres donnés par Jean-François Sirinelli dans Le Temps des masses, le vingtième siècle, 140 325 forme de désacralisation de l’objet livre (prix raisonnable, couverture souple, papier modeste) permet aux lecteurs de se l’approprier pleinement. Lire devient banal et s’adapte au quotidien (aux transports en commun par exemple). En somme, le Livre de poche serait un véritable instrument de démocratisation de la lecture. Des études poussent pourtant à modérer cet enthousiasme : « Les vrais optimistes furent, par exemple, ceux qui, vers 1953 (lancement de la Librairie générale française), crurent à la démocratisation de la lecture par le moyen, tout économique, du livre de poche ; trente ans après, toutes les analyses convergent vers la même conviction : le livre de poche est un succès, il s’est diversifié et ennobli […] mais il n’a aucunement contribué à “faire lire” le nonlecteur, malgré l’existence de collections indubitablement populaires […]. Il a simplement facilité la lecture chez les lecteurs assidus. Ce n’est pas rien, mais pas exactement le but recherché. C’est que, sans doute, le but recherché est inatteignable par la seule économie. L’est-il même par les seuls équipements ? »142 L’influence américaine dans l’édition ne se limite pas au format des livres, elle inspire à Marcel Duhamel, en 1945, la création de la Série noire chez Gallimard qui met en scène des aventures policières sombres et teintées d’un humour grinçant. Le genre est nouveau en France et séduit plus certainement les classes cultivées. Que Gallimard, éditeur influent de la période, lance une collection à visée populaire (avant celle du Rayon fantastique en 1952) devient symptomatique, selon Pascal Ory, d’une « fin des arts mineurs »143. Cela ne remet cependant pas en question une hiérarchisation des arts qui se muerait alors en clivage art majeur / art de masse plutôt qu’art majeur / art mineur. A ce dernier terme, ouvertement dépréciatif quant à la qualité de la création, est préféré celui de « masse » qui oriente sur la réception même de l’œuvre et son public. Ces deux genres littéraires, la science fiction et le roman noir, se développent aussi au cinéma par les films américains. Rappelons que les accords Blum-Byrnes Histoire culturelle de la France, Paris, 2004, p. 284. 142 Pascal Ory, L’Aventure culturelle française, 1945-1989, op. cit., p. 37. 326 signés en mai 1946, qui ont permis à la France de recevoir des aides financières des Etats-Unis, stipulaient de très nombreuses contreparties dont une forte diffusion de films américains sur les écrans français. Une habile manière de faciliter le développement de son industrie, de promouvoir la création américaine et par conséquent, son style de vie. Cette civilisation moderne, venue au secours de la France, de l’autre côté de l’Atlantique, apporte sa part de rêve à une population qui vient de connaître l’Occupation et la guerre, qui subit les ruines et la misère sociale, et qui entre dans la décolonisation et la guerre froide. Il y a, à l’évidence, un besoin de légèreté dans ce monde si rude. D’autant que l’on n’a guère pu profiter des progrès sociaux du Front populaire : la semaine de quarante heures et les congés payés qui, de plus bénéficient d’une troisième semaine supplémentaire en 1956, sous le gouvernement de Guy Mollet. D’autres mesures sont prises en faveur des ouvriers : le travail à temps partiel se développe, notamment pour les femmes, les tâches ingrates sont davantage robotisées et rendent ainsi le travail moins pénible et moins abrutissant. Enfin, souffle cette nouvelle liberté à laquelle aspirent les femmes dans leurs tâches ménagères. Le temps des loisirs s’accroît – du temps de vacance qu’il s’agit de combler. Ce dernier point est pris très au sérieux par le sociologue Joffre Dumazedier144 : la qualité des loisirs n'est pas très éloignée de l'évolution d'une civilisation. Le temps passé en dehors du travail doit d'abord s'accommoder de toutes les tâches inhérentes à la vie de famille, à la tenue d'une maison et au repos. Le loisir est ce qu'il reste et qu'il s'agit d'aménager avec soin ; plus le travail est pénible, plus ce temps est à prendre en considération et il faut éviter qu'il ne devienne aussi aliénant que le travail. Il faut l'accompagner culturellement et cultiver sa créativité ; considérer, également, que l'on doit toute sa vie durant approfondir les notions vues durant sa scolarité. Car l'homme a des besoins culturels. Dumazedier apporte cette mise en garde prémonitoire : dans une société où les besoins fondamentaux sont assurés pour les trois quarts de la population, il est nécessaire d’introduire du culturel, de la culture populaire afin d’offrir à tous autre chose que de la consommation sinon, la publicité se développant et s'affinant, on assiterait à une 143 L’Aventure culturelle française, 1945-1989, op. cit., p. 70. 327 course à la surconsommation et à l’insatisfaction permanente145. Avant cela, les cultures marginales prennent très vite leur véritable essor puisque coïncident avec l’augmentation du temps libre des Français, le perfectionnement des techniques de diffusion et l’industrialisation du divertissement. Développement de la presse magazine La presse magazine qui se diversifie et se développe, devient un formidable relais de la culture de masse146. Elle segmente son lectorat et offre un large choix à chacun. La presse enfantine rassemble la jeunesse autour de titres tels que Pierrot (1925 puis 1947147), Le Journal de Mickey (1934 puis 1952), Spirou (1938), Vaillant (1945), Tintin (1948), Lisette (1921 puis 1946) et La Semaine de Suzette (1905 puis 1949) ; L’Equipe (1946) réunit la gent masculine de toutes classes et tous milieux ; quand les magazines féminins séduisent par l’image qu’ils délivrent d’un quotidien fantasmé. Qu’il s’agisse de la sentimentalité très édulcorée des romans-photos de Confidences (1938), Nous deux (1947) ou Bonne soirée (1947), de la mère de famille accomplie suivant un modèle éprouvé par Le Petit Écho de la mode148, Modes & Travaux (1919) puis Femme pratique (1958), des intérieurs admirables de Maison française (1946), Votre maison (1947) ou Mon jardin et ma maison (1958) ou de la femme moderne et libre qui se dessine au fil des informations et des conseils délivrés par Marie-France (1944), Elle (1945) et Marie-Claire (1939 puis 1954). Un idéal que souligne Roland Barthes à travers les fiches cuisine du magazine Elle : 144 On peut se reporter à son essai Vers une civilisation du loisir ?, Paris, 1962 réed.1972. Ibid., p. 122. 146 Elle offre également un espace privilégié pour les publicités qui profitent ainsi du ciblage des lecteurs. Les annonceurs y ont, en effet, bien saisi leur intérêt qui connaissent, dès les années cinquante, le bénéfice des études de marché et de la segmentation des consommateurs. Notons que la publicité tient déjà une place de choix dans la vie moderne. Une expérience grandeur réelle menée en 1953 grâce au personnage dessiné par Savignac avec haut de forme, cigare et gants blancs portant en bandoulière les lettres GARAP en mesure et en démontre l’influence. Ce sigle "GARAP" est très rapidement connu de la population déjà curieuse d’en découvrir. Il s’agit en fait d’un leurre qui ne sert qu’à prouver la puissance de la publicité ! 147 Les magazines ayant deux dates correspondent aux périodiques ayant dû cesser leur parution pendant la guerre. 148 Ce magazine devient L’Écho de la mode en 1955. 145 328 « Seulement, ici, l’invention, confinée à une réalité féerique, doit porter uniquement sur la garniture, car la vocation "distinguée" du journal lui interdit d’aborder les problèmes réels de l’alimentation (le problème réel n’est pas de trouver à piquer des cerises dans un perdreau, c’est de trouver le perdreau, c’est-à-dire de le payer) Cette cuisine ornementale est effectivement supportée par une économie tout à fait mythique. Il s’agit ouvertement d’une cuisine de rêve, comme en font foi d’ailleurs les photographies d’Elle, qui ne saisissent le plat qu’en survol, comme un objet à la fois proche et inaccessible, dont la consommation peut très bien être épuisée par le seul regard. C’est, au sens plein du mot, une cuisine d’affiche, totalement magique, surtout si l’on se rappelle que ce journal se lit beaucoup dans des milieux à faibles revenus. Ceci explique d’ailleurs cela : c’est parce qu’Elle s’adresse à un public vraiment populaire qu’elle prend bien soin de ne pas postuler une cuisine économique. Voyez l’Express, au contraire, dont le public exclusivement bourgeois est doté d’un pouvoir d’achat confortable : sa cuisine est réelle, non magique ; Elle donne la recette des perdreaux-fantaisie, l’Express celle de la salade niçoise. Le public d’Elle n’a droit qu’à la fable, à celui de l’Express on peut proposer des plats réels, assuré qu’il pourra les confectionner. »149 Dans cette façon de projeter la lectrice vers un quotidien vaguement sublimé sans qu’il soit tout à fait inaccessible, se lit déjà un schéma de la société de consommation. Celui qui sait susciter des envies, créer des frustrations, en donnant l’impression que l’on pourrait vivre beaucoup mieux, être beaucoup plus heureux, en possédant guère plus que ce que l’on ne possède déjà… mais toujours davantage. Plus généralement que ces périodiques spécifiques, c’est le magazine illustré qui rallie tous les lecteurs, sexes confondus ; Paris Match, créé en 1949 (sur le modèle de Match d’avant-guerre), devient l’hebdomadaire de référence des années cinquante. L’Express, à partir de mai 1953, suit l’exemple en privilégiant lui aussi l’image photographique pour faire circuler l’information. Ces nouvelles mises en 329 pages font le succès de l’imprimé et André Bloc l’avait bien compris qui insistait dès L'Architecture d'aujourd'hui sur la qualité et la quantité des reproductions. Et si l’on peut déjà lire dans le quotidien Paris-Soir daté du 2 mai 1931 : « L’image est devenue la reine de notre temps. Nous ne nous contentons plus de savoir, nous voulons voir »150, l’après-guerre propose, elle, de nouvelles formes d’images. Les technologies se sont améliorées tant du côté de la prise de vue avec des appareils photographiques plus légers et plus maniables, que du côté de l’impression. Le cinéma et ses vedettes L’impulsion donnée par la reconstruction des salles de cinéma ouvre également la voie à des expérimentations sur le format même de l’image ; elle se découvre en relief au milieu des années cinquante, panoramique avec le Cinémascope, ou encore multiple avec le Cinérama qui permet la synchronisation de trois projecteurs. Le cinéma offre, de plus, du grand spectacle d’exostime, d’aventure, de violence, avec des films en costumes, mais également en forçant le trait de l’érotisme - avec des actrices voluptueuses comme Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Martine Carol et Brigitte Bardot découverte au festival de Cannes de 1954. « Les films multiplient les strip-tease de stars, baignades, déshabillages, rhabillages, etc. Une vague d’innocence perverse porte au premier rang les gamines érotiques, Audrey Hepburn, Leslie Caron, Françoise Arnoul, Marina Vlady, Brigitte Bardot. »151 Cette érotisation de la femme se retrouve dans l’imagerie populaire de cette période à travers notamment les dessins de pin-up, puis avec la création du magazine Playboy aux Etats-Unis en 1953. L’univers véhiculé par le cinéma – ses vedettes, ses personnages, autrement dit : ses stars, telles que les définit Edgar Morin – se trouve abondamment relayé par les différents autres médias. Des attentes différentes se font jour, plus intrusives, 149 150 "Cuisine ornementale", dans Mythologies, Paris, 1957, p. 121. Cité par Dominique Kalifa dans La Culture de masse en France, op. cit, p. 55. 330 plus pressantes et plus fréquentes sur l’image des personnalités emblématiques. Des magazines comme Ici Paris (1945), Point de vue (1948), France Dimanche (1946) et, plus tard, Jours de France (1954) proposent alors des photographies de vedettes dans leur intimité et alimentent les rumeurs. « Les stars participent dès lors à la vie quotidienne des mortels. Ce ne sont plus des étoiles inaccessibles mais des médiatrices entre le ciel de l’écran et la terre. […] Aussi l’évolution qui dégrade la divinité de la star stimule et multiplie les points de contact entre stars et mortels. Loin de détruire le culte, elle le favorise. Plus présente, plus intime, la star est presque à la disposition de ses adorateurs : d’où la floraison des clubs, magazines, photos, courriers qui institutionnalisent la ferveur. Un réseau de canaux draine désormais l’hommage collectif et renvoie aux fidèles les mille fétiches qu’ils réclament. »152 Les médias s’installent dans les maisons Les médias prennent de plus en plus d’ampleur d’abord en segmentant leur public afin de toucher chacun et, in fine, d’atteindre tout le monde, ensuite en se répondant les uns les autres (presse, radio, cinéma, télévision). Depuis les héros de la presse enfantine jusqu’aux modèles donnés par la presse adulte tant dans ses articles que dans sa publicité153, on assiste alors à la construction d’un imaginaire commun de la jeunesse et à une uniformisation des canons de pensée des adultes. D’autant que la banalisation de l’électricité qui permet l’intrusion d’appareils d’électroménager dans le quotidien, y installe aussi les médias. Les foyers s’équipent de tourne-disque pour écouter les microsillons que la firme Barclay diffuse en France à partir de 1952154 et qui conquierent très vite un large public d’autant que la 151 Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972, p. 30. Edgar Morin, op. cit., pp. 33 et 34. 153 Et que dire de la fameuse rubrique "Le Courrier du cœur" du magazine Elle qui, à partir de 1946, offre une tribune aux confessions intimes et aux conseils de Marcelle Ségal. 154 Le microsillon est inventé en 1948 aux Etats-Unis. 152 331 musique se diversifie (le Jazz, le Be-bop puis le Rock’n’Roll en 1956). La radio dont la place reste centrale et dont la taille se réduit (le "transistor"), permet de toucher en un même moment de nombreuses personnes de tous milieux. Ses émissions, loin d’être un fond sonore, sont écoutées et suivies. Pourtant, l’époque est à l’image, et l’image animée arrive dans les premiers foyers via le petit écran en 1949. Les mêmes rêves ambitieux bercent la télévision et la radio : les quelques heures d’antenne sont dévolues à des émissions littéraires, à l’adaptation de grands classiques, qui plus est interprétés par les Comédiens du Français. Mais une fois encore, ce sont les émissions de variétés et leurs animateurs qui remportent le plus de succès. La télévision se peuple ainsi peu à peu d’idoles bien réelles ou tirées des fictions, depuis les présentatrices jusqu’aux héros de séries. On retrouve ces derniers dans les télé-romans155, dans la bande-dessinée (ainsi de Thierry la Fronde) et dans les disques aussi, qui permettent de réécouter la musique d’un générique quand ce n’est pas un comédien ou une présentatrice qui s’essaye à la chanson. Ainsi, ce nouvel objet envisagé à sa création comme un droit donné aux Français de s’éduquer, de se cultiver et de se divertir à moindre coût et cela, où qu’ils soient, remplit avec le plus de bonheur sa troisième fonction. Les hommes de télévision eux-mêmes croient pourtant en leur noble tâche et argumentent sur « les valeurs antérieures d’éducation populaire » réalisables ici pour tous et notamment pour « les paysans et ces mineurs du Nord qui se saignaient aux quatre veines pour avoir la télévision »156. Populaire, ce média l’est certainement qui séduit largement et se regarde d’abord en commun lors de séances organisées dans des salles municipales ou des cafés. Mais pour l’aspect éducatif, le téléviseur n’est pas, lui non plus, le bon outil. A la fin des années cinquante, l’engouement est massif, le petit écran pénètre les foyers ; n’y déversant cependant pas la culture que certains espéraient, il devient la cible de critiques acerbes des intellectuels. Décrite avec enthousiamse par Joffre Dumazedier, en 1962, comme permettant au foyer de se muer en « une petite agence d’information sur le monde 155 Il s’agit d’une nouvelle forme de roman populaire qui prolonge les aventures des héros de séries télévisées. 156 Jacques Krier, Pierre Chambat et Alain Ehrenberg cités par Isabelle Gaillard, "De l’étrange lucarne à la télévision", dans XXème siècle, n°91, pp. 13 et 14. 332 entier [devenant] aussi et de plus en plus, un cadre possible de formation mutuelle »157, la télévision, comme les autres médias, contribue pourtant à la promotion d’une culture marginale. Les créations qui la constituent, d’un abord immédiat et aisé, emportent l’adhésion du plus grand nombre. Par ces relais médiatiques, l’accroissement du public potentiel est, jusque là, sans commune mesure. C’est cet aspect-là, ajouté au caractère industriel lié aux nouvelles technologies qui font que l’on peut parler ici de culture de masse. Le philosophe Roger Pouivet réfute l’existence d’une telle culture. L’art de masse étant intelligible sans qu’aucune connaissance préalable ne soit nécessaire, « à moins qu’il ne s’agisse d’un pré requis interne à l’art de masse », il ne peut y avoir constitution d’une culture, d’autant qu’une « œuvre chasse l’autre. »158. Le goût du public Il existe donc d’après Roger Pouivet, un art sans culture. Et cela incommode ; c’est la première fois que le grand public profite d’un accès aussi large à la création. Ce moment devient alors, pour les intellectuels, l’occasion de découvrir réellement les goûts de ce public : « Autrefois les masses n’avaient pas accès à l’art ; la musique, la peinture, et même les livres, étaient des plaisirs réservés aux gens riches. On pouvait supposer que les pauvres, le "vulgaire" en auraient joui également, si la possibilité leur en avait été donnée. Mais aujourd’hui où chacun peut lire, visiter les musées, écouter de la grande musique, au moins à la radio, le jugement des masses sur ces choses est devenu une réalité, et, à travers lui, il est devenu évident que le grand art n’est pas un plaisir direct des sens. Sans 157 Op. cit., p. 110. "Qu’est-ce que l’art de masse ?", conférence prononcée le 11 mars 2004 au Lycée Henry IV à Paris. 158 333 quoi, il flatterait – comme les gâteaux ou les cocktails – aussi bien le goût sans éducation que le goût cultivé. »159 Suzanne K. Langer oppose un peu artificiellement riches et pauvres alors que l’abondance financière ne peut en rien garantir fermement une éducation cultivée. Et même si le sens de la symétrie proposée par la philosophe est compréhensible, il semble nécessaire de préciser que la formation du goût dépasse ces clivages, tout comme l’acceptation de la modernité. Dans cette période de grands bouleversements dans les habitudes mêmes, les gestes du quotidien doivent changer. Avec une modernité qui envahit les foyers et les modes de vie, les nouveaux usagers ont besoin d’être guidés. On sait combien les habitants de la Cité radieuse de Le Corbusier ont mal perçu la vie qui leur était proposée dans ces logements collectifs, équipés, pensés en lien avec une existence moderne dont ils n’avaient pas encore jaugé les retentissements dans leur propre quotidien. Afin de faire accepter ce programme architectural complet, il devenait donc nécessaire de l’expliquer. Parallèlement à cela, la validation par ses usagers d’une réalisation moderne ne prouve pas que ces derniers en aient réellement saisi l’essence. Il convient de s’arrêter un moment sur le film Mon oncle (1958) de Jacques Tati et notamment sur son principal décor, révélateur des travers de cette modernité. Personnage à part entière, la villa Arpel avec tous ses gadgets aussi futiles que sophistiqués n’est pas seulement une formidable source de gags. Elle est le fruit du regard attentif, bien que moqueur et certainement sceptique, du réalisateur et de son scénariste, Jacques Lagrange, sur l’architecture et l’équipement de la maison dans les années cinquante. La Villa Arpel, regard de Jacques Tati et Jacques Lagrange sur la vie moderne Opposant les logements vieillots mais pleins de charme des faubourgs à la modernité aliénante de la ville nouvelle, le film se moque des nouveaux besoins que 159 Suzanne K. Langer, "On Significance in Music", in Aesthetic and the Arts, New York, 1968, pp. 182 à 212, citée par Pierre Bourdieu dans La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, 1979, p. 32. 334 se découvrent les Français. Il détourne aussi les aspirations des promoteurs de la synthèse des arts. Si de nombreuses réalisations pour la collectivité voient, en effet, le jour durant cette période (usines réaménagées ou construites, cantines, universités, maisons de la Cité universitaire de Paris, etc.), cela n’empêche pas les artistes de créer des villas pour de riches particuliers. Ces habitations aux formes régulières, aux grandes verrières, à la pièce d’eau agrémentée d’une fontaine, aux vastes espaces décorés de quelques pièces de mobilier d’avant-garde et de peinture murale, trouvent, ici, une juste représentation : la villa habitée par le patron d’une importante usine, Monsieur Arpel, par son épouse ainsi que par leur fils Gérard, est un modèle de modernité et d’avant-garde. L’artiste Jacques Lagrange en est le concepteur ; c’est lui qui depuis Les Vacances de Monsieur Hulot collabore très étroitement avec Jacques Tati, tant pour les décors que pour les scénarii. L’image que donnent les deux hommes de cette construction moderne est bien lointaine de celle que veulent véhiculer les promoteurs d’une architecture nouvelle. Les Arpel sont présentés comme des bourgeois prisonniers de leur apparence, mettant en marche leur fontaine-poisson dès que l’on sonne au portail (électrique) mais l’éteignant bien vite – probablement par économie – dès que le visiteur tourne les talons. Le quotidien de ces heureux propriétaires se trouve régi par nombre de rituels qu’ils s’imposent à eux-mêmes croyant ainsi profiter au mieux de leur acquisition immobilière. Il en est ainsi du repas pris sur la terrasse dans l’intimité de la petite famille qui répond pourtant à une mise en scène orchestrée par Madame Arpel, dont celle du café du père, bu un peu plus loin de la table commune, sous une ombrelle ridiculement petite. La modernité n’est plus ici vecteur d’un affranchissement (notamment pour la ménagère) mais porteuse de contraintes, souvent absurdes. On voit en effet une mère de famille veiller sans relâche à la tenue de sa maison, jusqu’à cette feuille tombée dans le chemin dallé qu’elle s’empresse de ramasser. Et c’est finalement le petit Gérard qui en perd sa fougue d’enfant, harcelé par sa mère dès qu’il met un pied dans la maison. Le garçonnet est accueilli par d’assommantes recommandations : « Range tes affaires et je t’en supplie ne dérange rien ! Retire tes chaussures ! Lave-toi les mains, et en frottant ! […] Accroche ta veste correctement et mets tes chaussons ! » 335 La volonté d’hygiène est poussée à son paroxysme dans la cuisine qui, d’un blanc immaculé, ressemble à un laboratoire rempli d’appareils en tous genres que seule Madame Arpel sait faire fonctionner. Cette habitation qui vole à ses propriétaires spontanéité et liberté s’oppose aux ambitions des architectes, sculpteurs et peintres des années cinquante. Les artistes voient dans la synthèse des arts rien de moins qu’un service social qui « favorise les rapports des êtres entre eux »160. Tati montre une maîtresse de maison tellement fière de son acquisition qu’elle ne peut s’empêcher de la faire visiter à toutes ses connaissances ; chacune commente pour elle-même sans écouter l’autre, alors que Madame Arpel répète à l’envie que « c’est pratique : tout communique »… sauf les êtres entre eux qui se perdent dans un individualisme chichiteux. Pour le réalisateur, la poésie ne se révèle que dans l’appartement visiblement vétuste de Monsieur Hulot qui, en entrouvrant sa fenêtre, dirige un rayon de soleil sur un oiseau et le fait chanter. Et c’est encore dans cette vieille habitation à la périphérie de la ville que vibre la convivialité entre voisins bien entretenue par les interminables escaliers qui obligent chacun à se croiser. Hulot monte, redescend, passe sur le balcon de la voisine qui étend son linge, en croise une autre peu vêtue, tourne autour de son appartement avant de pouvoir accéder à la porte d’entrée. Son parcours labyrinthique est filmé comme une plaisante balade sans qu’apparaissent les désagréments de cette promiscuité. Dans ce petit monde en mutation que décrit Jacques Tati, la modernité n’a pas le beau rôle parce que ceux qui se l’approprient n’y mettent pas de mesure et la vivent comme une posture – envahissante – jusqu’au ridicule. Ici, on le devine, ce n’est pas tant le goût des Arpel qui les a poussés à vivre dans cette villa qu’un certain conformisme, une certaine idée de ce qu’est la bourgeoisie. On ne croit pas à la sincérité des cris d’émerveillement de Madame Arpel. Elle réagit comme le ferait une lectrice de la presse féminine qui cuisinerait à la lettre les « perdreaux fantaisie » ! Certes elle a les apparences de la classe dominante mais elle n’en pas la culture. Ainsi, la création est une chose, l’usage que l‘on en fait en est une autre. 160 ème Roger Bordier, “L’Art est un service social – Préambule”, dans Art d’aujourd’hui, mai-juin 1954, 5 336 Difficulté à comprendre les avant-gardes L’accès aux avant-gardes ne se résume pas à leurs possessions, il en va aussi de leur compréhension et de leur acceptation. La nuance est sensible, et la lecture d’un document datant de 1960, à visée publicitaire, confirme que même dans un milieu spécialisé, l’adoption de nouveaux usages n’est ni évidente, ni immédiate. Il s’agit de Beauté des formes : le béton, une publication de prestige éditée par la Chambre syndicale des constructeurs en ciment armé de France et de la communauté, destinée à être envoyée à des professionnels. On constate que toutes les grandes photographies d’ouvrages d’art qui illustrent les possibilités de ce matériau sont mises en correspondance avec une représentation soit d’une élaboration de la nature, soit d’une construction très ancienne. Ainsi d’une vue aérienne des usines Renault à Flins et d’un plan d’un temple romain ou d’une façade d’habitation à loyer modéré de Nanterre et d’une gravure représentant des abeilles construisant leur rûche. Les courts textes qui les accompagnent sont à l’avenant. Ici : « les insectes bâtisseurs, termites, abeilles, polistes, ont peut-être aidé l’homme à sortir de sa préhistoire en lui enseignant la vie de la colonie… de béton : cette somme de quiétude, chauffage, lumière, télévision, de confort total, objet de sa quête millénaire. » Ces formes nouvelles nées de la modernité nécessitent donc un accompagnement pour être admises. La défense de l’innovation dans l’architecture, les arts ou les techniques n’est le fait que d’une élite : « Non, il n’y a jamais eu de peuples artistiques, même aux grandes époques créatrices ! Mais il y a eu des artistes inspirés ou encouragés par un souverain, par une aristocratie, un clergé, un mécénat, une classe sociale, en somme par un public avisé, cultivé et en petit nombre. » […] tout au plus [l’artiste] eut-il à se plaindre d’indifférence, car les peuples sont par nature incultes et légers. Et puis, pour ces peuples, la vie était esclavage ou obligation, dépendance, oppression des série, n°4-5, p. 14. 337 hommes et de la nature. Ce n’était pas pour leur délectation qu’on créait de la beauté, mais pour la gloire d’un tyran, la vanité de quelques aristocrates, le culte d’un Dieu. […] »161 Bien sûr, ce constat appartient au passé lorsque Roger Lesbats écrit ce texte. Pourtant, même si déjà, dans cet après Seconde Guerre mondiale, la démocratisation culturelle est en marche, « On [a instruit l’homme moyen], mais on ne l’a pas éduqué. »162 Cet homme moyen se trouve alors tout naturellement plus volontiers attiré par l’art de masse que lui offre la société de loisirs naissante. c. Art social versus art de masse Il existe cependant des lieux et des moments où la population a accès à toutes les nouveautés qu’elles soient techniques, commerciales, politiques, culturelles ou même coloniales ; il s’agit des Expositions universelles. Là, des efforts importants sont réalisés pour attirer un public varié. Les tarifs d’entrée sont pensés afin que toute la population puisse assister aux événements, même en famille, et pour que la manifestation connaisse une réelle ampleur nationale, des offres promotionnelles sont consenties sur les trajets en train. Les provinciaux peuvent ainsi se déplacer. Une presse nombreuse promeut cette actualité et, sur place, le contenu tant des expositions que des discours, est varié et conçu pour séduire le plus grand nombre. « Donner aux masses tout à voir et tout à comprendre, telle était une partie du message délivré par les Expositions »163 Cette ambition anime depuis longtemps les organisateurs mais à trop vouloir séduire tous les visiteurs, on risque d’emprunter un nouveau chemin : « A compter des années 1870, l’esprit des Expositions change en effet. Au projet éducatif et moral se substitue le désir d’offrir plaisir et 161 Roger Lesbats, "L’Art et la vie collective – Il y a une centaine d’années, l’art s’est séparé de la vie. – A quelles conditions l’artiste et le public pourraient se réconcilier ?" dans Les Problèmes de la peinture, op. cit. pp. 355 et 356. 162 Ibid. 163 Christophe Prochasson, Histoire de la France, choix culturels et mémoire, Paris, 2000, p. 197. 338 divertissement à un public de consommateurs. Si le principe de l’art social demeure, c’est de plus en plus à cette figure nouvelle du "spectateur-acheteur" que l’on s’adresse. Catalogues, publicités, modes d’exposition inspirés de ceux du grand magasin cherchent à attirer le public populaire par la tentation du bas prix et du luxe ostentatoire. »164 « Pluralité des formes de réception » Ces objets dérivés d’une culture légitime sont, certes, le produit d’une démarche commerciale en amont mais ils ne présupposent en rien la bêtise de son futur acquéreur. Relique d’une émotion ressentie lors d’une visite, complément d’informations qui sera lu ultérieurement et qui prolonge le dépaysement une fois rentré chez soi ou souvenir à offrir, les raisons de l’achat peuvent être sincères, fondées et réfléchies. « Si [les produits dérivés] sont destinés pour une bonne part à des satisfactions éphémères et superficielles (ce qu’on ne peut leur reprocher, d’ailleurs), rien ne dit qu’à l’occasion, quelque usage incongru ne puisse venir réveiller des interrogations plus durables, qui conduiront un consommateur d’occasion vers des horizons insoupçonnés. La prolifération des itinéraires d’autodidaxie est aussi le pendant de cette consommation culturelle de masse. »165 Si l’on s’accorde sur le fait que chacun s’approprie un chef-d’œuvre en fonction de sa propre histoire, de ses affects et de sa disponibilité, pourquoi en serait-il autrement avec une création programmée pour toucher des milliers de personnes166 ? Cela fait-il du public auquel elle s’adresse une foule indéfinie, niant 164 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, Paris, 2001, p. 49. Joël Roman, "Héritiers, parvenus et passeurs", dans Esprit, n°3-4, mars avril 2002, p. 144. 166 Dans le même article (p. 143), Joël Roman rappelle que les emplois détournés d’un objet de culture ne sont pas l’apanage des productions de l’art de masse : « […] on ne saurait préjuger des usages que chacun peut être amené à faire des productions culturelles qu’il fréquente. Peser du sucre*, caler une table ou orner une bibliothèque, et pourquoi pas lire un livre… » *Cela fait référence 165 339 les individualités comme le sous-entend le vocable de « masse » qui confère à un anonymat ? Autrement formulée, la question devient plus radicale : les termes « art de masse » ne contiennent-ils pas en eux la critique apportée par une élite ? Il faut postuler sur l’addition de sujets qui constitue une foule. On ne tient pas compte, en accolant « masse » à « art » non seulement des individus mais aussi de leur réception. Un nombre indéterminé de personnes peut être touché par une œuvre mais sans que la raison, l’intensité, la nature même de cette émotion, ne leur soit commune. Ce que Dominique Kalifa appelle : « La pluralité des formes de réception ou d’appropriation », expliquant qu’une masse n’est pas constituée de « consommateurs passifs et captifs »167. Ils le sont d’autant moins que la multiplicité des œuvres accessibles leur permet de choisir selon leurs goûts propres. C’est d’ailleurs à ces personnes-là que Léon Degand désire s’adresser : « Art et public – Précisons que lorsque l’on dit public, l’on ne pense pas au public ordinaire et normal, moyennement compréhensif et préparé, mais compréhensif et préparé quand même, qui s’intéresse à tout. Ce public-là constitue une minorité. En réalité nous entendons masse, dont le sentiment artistique est certain, mais non développé, non affiné. Cette masse, qui ne suit pas les expositions, mais orne son intérieur de chromos ou hante les Salons officiels, est ce magma médiocre qu’il est du devoir et dans le programme des [illisible] d’élever à plus d’intrépidités et de noblesse de pensée. »168 L’appétence pour la création artistique existe dans toutes les couches de la société. Il n’y a pas, pour le critique, à argumenter sur l’intérêt à fréquenter les lieux dévolus à l’art ou à favoriser les contacts avec la création. La tâche est plus subtile, elle se situe dans la formation du goût ou, dans un premier temps, dans le développement de la curiosité. De ses nombreuses expériences, Fernand Léger à l’anecdote des fortes ventes de L’Être et le Néant de Sartre durant l’Occupation car le livre pesé 1kg et permettait « d’étalonner les balances du marché noir ». 167 Op. cit. 168 Carnet de Léon Degand n°9 daté de 1944 à juillet 1 946, texte marqué du 10 décembre sans précision de l’année. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand. 340 conclut en 1950 : « Il est très difficile de toucher le peuple par la qualité. »169 Il faut se rendre à l’évidence que la "lutte" est bien inégale entre l’art majeur et l’art de masse, généralement plus séduisant, car plus directement compréhensible et s’adressant essentiellement à l’émotion. Ces plaisirs souvent partagés, constituent un album de souvenirs qui soudent familles et amis, et entérinent leurs préférences. Pierre Bourdieu le situe dans « l’hérédité culturelle » et lui confère ainsi un enracinement profond dans la constitution de l’être comme l’est « l’inconscient de classe »170. Une réflexion sur les points forts de l’art de masse peut cependant permettre de conduire des personnes peu réceptives a priori, vers de nouvelles pratiques : en organisant une manifestation grand public dans une institution culturelle, en utilisant les technologies (la vidéo, l’Internet, le virtuel, l’habillage sonore) comme outil de médiation, ou en permettant l’appropriation d’une partie des lieux pour des événements privés (professionnels, associatifs, voire amicaux et familiaux)171. Le regard des élites sur la culture de masse L’art de masse échappe aux élites intellectuelles car il découle de produits générés puis diffusés par des industries. Cette réalité-là ne correspond pas à l’idée qu’elles se font d’un art qui s’adresserait au peuple. Pourquoi ne pas accepter, avec Joffre Dumazedier, qu'une esthétique découlant de l'art de masse, même kitsch, révèle un intérêt des populations pour la chose plastique et s'impose comme une véritable affirmation de leurs goûts172 ? Il faut reconnaître, ici encore, dans ce désir de prise en charge, voire de contrôle sur le plan culturel de la population, les 169 "Peinture murale et peinture de chevalet", dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, p. 282. Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, 1979, p. 429. 171 Dans sa synthèse Vous avez dit musées ? Paris, 2006 - notamment pp 46 à 48 -, Laurent Gervereau développe diverses initiatives susceptibles de favoriser de tels échanges. Cela apparaît d’autant plus nécessaire que c’est plus vraisemblablement en se reconnaissant comme étant contre une création contemporaine que se lient des personnes. Ainsi, « […] les réactions à l’art contemporain ne se déploient guère que sur le mode rudimentaire et difficilement analysable du grognement, de l’exclamation ou du rire entre les membres d’une famille ou d’un groupe d’amis, qui nouent ainsi leur complicité contre l’intrusion, dans leur univers familier, d’un objet d’art non identifié. » Nathalie Heinich, "Raynaud à Paris, 1990 : des chercheurs à qui on ne la fait pas" dans L’Art contemporain exposé aux rejets, Etudes de cas, Nîmes, 1998, p. 121. 170 341 stigmates d’une colonisation sociale qui s’appuie fortement sur le schéma dominant / dominé. L’exemple cité par Jean-Pierre Esquenazi dans Sociologie des publics173 illustre parfaitement notre propos. Il raconte comment en 1935 un documentaire, "Housing problems", dénonçant les conditions d’habitation de personnes modestes à Londres, interpelle les intellectuels puis les pouvoirs publics au point que la construction d’immeubles est entreprise à la périphérie de la ville. Leurs nouveaux habitants découvrent alors un mode de vie plus centré sur la maison dont les occupations s’organisent notamment autour des médias (presse, radio et bientôt télévision). Les intellectuels pointent alors du doigt les méfaits de telles habitations qui nient une culture populaire faite d’échanges et d’occupations urbaines au profit d’une culture de masse qui renferme et normalise ceux qui s’y adonnent. Jean-Pierre Esquenazi emploie les termes de « pathologisation de la vie quotidienne par la critique lettrée » qui serait le reflet « d’une peur de la démocratisation » avançant que « l’on concède aux classes populaires les avantages du progrès social mais on préfère appeler "aliénation" les conditions qui en résultent. »174 Il y a donc uniformisation, appauvrissement et, in fine, perte des cultures populaires qui distinguaient une région, un corps de métier par rapport à un autre. Leurs variétés, leurs spécificités et leurs originalités deviennent vulnérables face à l’ampleur que prennent les médias de masse. De ce fait, le petit écran, qui en est le parangon et qui y adjoint la réussite d’une nouveauté technologique mise à disposition des foules, rassemble réticences et rejets. On lui reproche notamment à la fois, le mauvais exemple donné par des programmes violents, sans morales et risquant de se substituer à l’autorité parentale, la façon dont il vampirise les moments de loisirs, les soirées (empiétant sur le temps de sommeil), les dimanches aprèsmidi, même les temps de repas, et encore, l’abêtissement des téléspectateurs175. Pourtant, on ne peut ignorer non plus ses bienfaits sur la création du lien social né d’une culture commune à tous. Il n’y a plus à être "initié à". Les conversations autour des programmes télévisuels jouent pleinement ce rôle unificateur. Cela fait d’ailleurs 172 Op. cit., p. 121. Dans l’encadré "Progrès social et déclin culturel", Paris, 2003, p. 32. 174 Ibid. 175 Pour plus de détails, se référer à Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Paris, 173 342 partie des qualités que l’on concède à ce média dès sa création. Focalisant tous les regards, il impose de fait des modèles communs à tous et élargit le champ des conversations possibles en ouvrant les regards vers d'autres horizons que ceux du quotidien176. Certains reconnaissent et soulignent cette qualité-là tout comme celle de ramener au sein du foyer enfants et époux ; évitant aux uns de jouer dans la rue, aux autres de trop fréquenter les débits de boissons. Mais, on l’a compris, il y a toujours une méfiance a priori des élites intellectuelles face aux nouveautés (cinéma, radio, télévision, bande dessinée, etc.). Dès la publication des romans populaires, lorsque l’alphabétisation devient plus importante et plus répandue, les nouveaux lecteurs177 – séduits par ces romans bon marché, source de satisfaction directe – éprouvent une gêne, un complexe. Comme si cette occupation était vaine, associée à une perte de temps. Un sentiment que leur renvoient lettrés et penseurs qui déplorent cet usage de la lecture. Elle n’aurait pour dessein, selon eux, que de faire momentanément oublier aux gens de peu leur misère, leur quotidien difficile. Une critique que l’on retrouve adressée à la télévision et qui semble finalement peu recevable – car pourquoi vouloir se priver d’un moment de quiétude ? – si elle n’était pas accompagnée de la crainte que cette échappatoire n’aliène trop les masses au point de se substituer aux réelles 2005, p. 28. 176 Il faut préciser que le caractère fédérateur de la télévision se dilue aujourd’hui par l’offre grandissante de chaînes que propose le média : « La masse se retrouverait alors tout autant éclatée que massifiée. Les choses se compliquent encore avec l’interactivité qui transforme l’individualisme du zappeur en principe d’existence. Lorsqu’on a affaire à un paysage télévisuel à deux cents, trois cents ou cinq cents chaînes, qui plus est interactives, chacun peut avoir son propre programme. C’est tout juste si chacun ne peut pas composer son film en fonction du dénouement qu’il souhaite. La conséquence, c’est la montée de ce qu’on peut appeler un individualisme de masse, avec des phénomènes de rassemblements momentanés à base fortement émotive, lors de certains chocs collectifs de type humanitaires - le Téléthon, un massacre particulièrement télégénique, etc. [...] La conséquence, c’est enfin le développement d’un mode de perception "sans mémoire", voué à opérer dans un perpétuel et foisonnant présent. Avec ce dernier changement, la boucle se boucle : la disparition de l’aura est complète quand une pensée vouée totalement au présent ne peut plus avoir de rapport à la provenance des choses, à "l’apparition unique d’un lointain" et à la tradition qui la conserve de manière, au sens propre, recueillie. » Yves Michaud , L’Art à l’état gazeux, Paris, 2008, p. 125 177 Dominique Kalifa les nomme des « lecteurs "illettrés" » argumentant « qu’ils ne disposent ni de références littéraires, ni de capacité de mise à distance critique, ils n’inscrivent pas leur lecture dans une quelconque stratégie distinctive » se percevant comme « des lecteurs dominés ». Dans La Culture de masse en France, op. cit., p. 26. 343 revendications178. Ajoutons à cela la certitude que ces « usines de rêves […] – cinéma, télévision, radio – » comme les nomme André Malraux, ne soient employées, lorsqu’elles proviennent du secteur privé, « certainement pas [à] dispenser de la culture, mais bien plutôt [à] gagner de l’argent. »179 Cela au détriment d’un public berné – par ce vil dessein et par la piètre qualité de ce qu’il reçoit. Une hiérarchisation des cultures Ces mêmes raisonnements se répètent et accompagnent les critiques de toute innovation dans cet ensemble des arts de masse. Les créateurs eux-mêmes pâtissent de ce jugement. Alors que l’objet unique, la rareté, est valorisé par l’élite, les artistes qui connaissent le succès commercial (romanciers, musiciens, metteurs en scène de théâtre ou de cinéma) voient leur talent et même leurs aspirations artistiques entachés par le jugement porté sur l’art de masse en général. Car ce jugement nivelle les créations comme il nivelle les publics. Elles ne seraient pour beaucoup d’entre elles que la récupération des inventions des arts majeurs une fois éculées, vidées de leurs substances. Pourtant, on peut tout aussi bien interpréter positivement cette réappropriation, à l’image de Fernand Léger qui y projette la possibilité pour l’art abstrait de trouver des échos dans le quotidien : « Toutes les grandes époques de la peinture ont toujours été suivies par une époque mineure et décorative qu’elles ont inspirée. L’industrie et les décorateurs ont su les vulgariser. […] Des différentes orientations qui se sont développées ces quelques vingt-cinq ans, l’art abstrait est la plus importante, la plus intéressante. […] Une preuve de sa vitalité fut son utilisation dans le 178 Citant Herbert Marcuse et Theodor Adorno, Jacinto Lageira développe plus longuement ce raisonnement avec "Masse et faiblesse", dans Les Arts de masse en question, Bruxelles, 2007, p. 84. 179 Extrait de l’intervention d’André Malraux à l’Assemblée nationale du 9 novembre 1967, cité dans Maryvonne de Saint Pulgent, Culture et communication, les missions d’un grand ministère, Paris, 2009, p. 100. 344 domaine commercial et industriel. Depuis une dizaine d’années, on a vu sortir des usines des linoléums imprimés de rectangles colorés, grossièrement imités des apports les plus radicaux de ces œuvres. C’est une adaptation populaire ; le cycle est complet. »180 Les développements qui précèdent mènent à cette équation évidente mais qu’il faut poser : plus il y a progrès social, plus l’essor de l’art de masse est important. Car le peuple aspire au divertissement. Se pose ici la question du contenu de cette culture. Les réflexions de Roger Pouivet sur le sujet semblent apporter de bonnes réponses ; elles mènent à envisager les finalités des œuvres. Ainsi, les réalisations qui s’inscrivent dans l’art de masse ont pour but « de nous distraire, de nous tirer des larmes ou de nous amuser, de nous procurer un effet physique ou quasiment physique, une certaine énergie, nous délasser, nous accompagner dans nos activités quotidiennes (la musique) ou au contraire nous changer les idées (le cinéma, le roman). »181 Quand des œuvres d’art majeur « ont des finalités cognitives, morales, religieuses [et] permettent le plein développement de la nature humaine ». Et de conclure : « A mon sens toutes les finalités ne se valent pas. Des finalités cognitives, morales et religieuses sont supérieures à des finalités affectives et biologiques. » La hiérarchie des objectifs ainsi établie n’implique toutefois pas celle de la qualité artistique ; une création apparentée à l’art de masse peut être plus réussie qu’une œuvre d’art. On différencie donc un art majeur, classique, relatif à des pratiques légitimes – qui « distinguent » ainsi que le soutenait Pierre Bourdieu –, d’un art mineur, de masse, relatif à des pratiques dites illégitimes – qui nivellent. Cependant, toujours d’après Pouivet, le statut d’œuvre d’art n’est pas fixe, il évolue avec le regard, la manière d’envisager cette œuvre. Notamment dans son utilisation à des fins de loisir, comme l’expose Hannah Arendt : 180 "A propos du corps humain considéré comme un objet (1945)" dans Fonctions de la peinture, op. cit., pp. 229 et 233. 181 Roger Pouivet, "Des arts populaires aux arts de masse", dans Les Arts de masse en question, op. 345 « Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix et sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. »182 Roger Pouivet prend l’exemple de La Joconde, incontestable paradigme d’un art classique dont le statut ontologique varie de l’œuvre peinte par Léonard de Vinci à l’objet de tous les regards des masses s’étant affairées dans le musée du Louvre pour le trouver183. Dans ce cas, le lien entre le créateur – Léonard de Vinci – et le public n’est-il pas rompu par cet intérêt qui n’est que touristique ? La Joconde ne perd-elle pas, ici, toute son essence, toute la finalité qu’avait mise son créateur en la concevant ? La culture pour tous C’est ce tissage aussi étroit que fragile qu’Art d'aujourd'hui veut établir puis maintenir entre ses lecteurs et les créateurs. Les rédacteurs aspirent à élever le peuple, à le sortir de sa condition par la contemplation et, avant d’en arriver là, par une certaine éducation à l’avant-garde. L’art de masse ne se soucie pas d’éducation, il n’en a pas besoin : il s’adresse à tous, de tout niveau social et culturel, il ne demande aucun apprentissage préalable pour être apprécié. Une sorte d’absolu consensus se met en place. Les pages de la revue ont cette façon singulière de s’ouvrir aux créations les plus diverses (peintures, sculptures, gravures, films, affiches, tatouages, dessins d’enfants, arts appliqués à l’industrie) en ayant toujours cit., p. 33. 182 La Crise de la culture, Paris, 1989, p. 266. 183 Cité par Jacques Morizot, "Les Arts plastiques, l’art de masse et l’art contemporain", dans Les Arts de masse en question, op. cit., p. 60. 346 le souci de faire voler en éclats les hiérarchies établies entre ces différents types. Le projet des animateurs d’Art d'aujourd'hui est complexe, utopique aussi, peut-être : il consiste à donner aux lecteurs suffisamment de clefs pour élargir le champ de leurs connaissances culturelles, puis d’assurance dans leurs goûts pour qu’ils constatent d’eux-mêmes ce que le quotidien peut contenir d’artistique. L’ambition n’est pas des moindres, elle confine à la mission. C’est, en tout cas, comme cela que l’on peut percevoir les notes personnelles que Léon Degand rédige dès 1933 : « Nous, intellectuels, ne pouvons nous distraire à aucun moment de la tâche qui nous incombe de transformer la mentalité des gens qui nous écoutent. Nous ne pouvons, par conséquent, rien créer qui soit de nature à distraire cette audience du travail que nous lui demandons. La vie de tout le monde est trop en jeu pour chercher aujourd’hui une distraction à nos devoirs. »184 Depuis les Lumières, se nourrit cet idéal de partage de la culture. Il traverse les siècles, répondant à divers impératifs. L’opposition faite par André Malraux entre les « usines de rêves » privées et publiques, les unes animées d’intentions mercantiles, les autres au-dessus de tout soupçon omet un peu trop vite les capacités à drainer, apaiser et contrôler les foules des grandes manifestations culturelles entreprises par l’Etat – défilés, fêtes mais aussi gestion des médias. La révolution qui se dessine dans les années cinquante et se réalise la décennie suivante, provient d’un élargissement sans précédent de l’offre culturelle à destination de tous. Cette mutation incite à considérer que toutes les cultures – même celle qui distinguait une élite, sociale ou intellectuelle – doit devenir accessible au plus grand nombre. La culture légitime ne serait plus, alors, une richesse qui valorise la personne mais un droit universel, celui-là même que l’on retrouve dans la "Déclaration universelle des droits de l’homme", article vingt-sept : « 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. » 184 Carnet de Léon Degand n°4. Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Léon Degand. 347 Le second alinéa concerne les artistes et pourrait, toute comme celui qui précède, être validé par les animateurs d’Art d'aujourd'hui : « 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur. » Car l’autre mission de la revue vise à soutenir les artistes. Loin d’être considérés par les rédacteurs comme vivant en marge, en dehors des contingences et des réalités sociales – telle l’élite artiste décryptée par Nathalie Heinich185 –, ils apparaissent, grâce à l’exercice de leur profession, comme participants majeurs de la vie publique. Ils la commentent, la critiquent, la rendent plus harmonieuse ou l’éclairent d’un jour nouveau. « Pour rendre aux Arts Plastiques toute leur valeur humaine, il faut rétablir le contact avec le public, avec les foules. Pour que l’artiste puisse avoir une action sociale, il faut que son rôle soit élargi par la présence permanente de ses œuvres dans toutes les formes d’activité. Il ne peut plus se contenter de la compréhension plus ou moins juste d’amateurs peu nombreux et insuffisamment informés. »186 André Bloc, qui rédige ces lignes, s’en remet fréquemment aux pouvoirs publics qui ont le devoir, selon lui, d’aider ceux qui nourrissent ainsi de grandes ambitions artistiques. Mais les institutions culturelles françaises n’ont pas alors pour objectif de faire l’actualité de la création artistique187 et ne promeuvent donc pas l’avant-garde. La frilosité hexagonale non seulement touche les collections des musées qui demeurent académiques (même celles du tout nouveau musée d’Art moderne dont son directeur, Jean Cassou, doit composer avec les acquisitions passées et comble 185 L’Elite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Paris, 2005. André Bloc, "Intégration des arts plastiques dans la vie", dans Espace - Architecture-formescouleur, catalogue de l’exposition du Groupe Espace à Biot, 1954, p. 5. 187 Les chiffres ne trompent pas, ainsi qu’Harry Bellet le mentionne avec le texte "1943-1959 des galeries" dans Cimaise n°199 de mars-avril-mai 1989, p.25. : « L’étude réa lisée par Françoise Levaillant* sur la presse des années 1947-1948 avait permis de démontrer que les expositions avaient lieu, au moins en ce qui concerne Paris, à 86,4% dans des galeries (le phénomène s’est fortement accentué durant la décennie suivante, jusqu’à une apogée en 1960), toutes pratiques confondues. » *Dans Les Arts plastiques dans la presse parisienne 1947-1948, Université de Paris 1 et MNAM, 186 348 les lacunes par des œuvres d’artistes déjà reconnus) mais en plus elle n’est pas palliée par une attitude aventureuse des collectionneurs privés qui restent rares et d’une discrétion qui s’apparente à de la gêne. Il est temps de réagir à la double déception causée par la politique culturelle et par les goûts populaires. Le ministère des Affaires culturelles Dans un pays où l’accès à la culture est considéré comme un droit social, où la classe politique reste sensibilisée à la sauvegarde du patrimoine tout comme à celle de la place de Paris dans le monde des arts, ces questions-là ne peuvent rester plus longtemps dans le giron du ministère de l’Education ou être mêlées à celui de la Jeunesse et des Lettres. En 1956, un article de Robert Brichet qui exerce alors au secrétariat d’Etat aux Arts et aux Lettres, pose tout en finesse les prémisses d’un ministère des Arts : « Le ministre des Arts créé, comment sera conçue sa politique ? […] Il aura à : – élever le goût du public, – aider les artistes, – conserver le legs du passé. Le ministre des Arts devra apprendre au public à apprécier l’art, l’inciter à développer sa sensibilité artistique par une éducation qui suggérera plus qu’elle n’imposera. »188 Mais c’est bien d’un ministère des Affaires culturelles dont hérite André Malraux le 3 février 1959, et sans une acception large du terme. Lui manqueront, en effet, la radio et la télévision, restées au ministère de l’Information, les bibliothèques, conservées à l’Education nationale tout comme l’Institut de France, les musées scientifiques, l’éducation artistique en milieu scolaire, l’éducation populaire et les politiques culturelles pour la jeunesse. Enfin, l’action culturelle à l’étranger demeure le domaine du ministère des Affaires étrangères. Malgré un manque d’ampleur dans Paris, octobre 1980, non publiée. 188 "Pour un ministère des Arts", dans Les Cahiers de la République, décembre 1956, cité dans 349 la diversité des destinataires de son action culturelle, André Malraux rédige en juillet 1959, les missions du ministère (décret n°59-889) q ui reprennent dès le premier article, les propos de Robert Brichet en vue de la démocratisation des arts : « Le Ministère chargé des Affaires Culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent. » On le voit, une triple responsabilité demeure : guider le peuple vers des œuvres emblématiques et reconnues, conserver un patrimoine français et aider à la création contemporaine qui constituera, ensuite, le prestige français et son patrimoine futur. Différenciant la connaissance de la culture, Malraux conçoit la démocratisation comme une simple mise en présence du public avec l’œuvre. Une vision idéaliste remise en cause par Pierre Bourdieu en 1966 avec L‘Amour de l’art. Les musées et leur public189. Il y soutient que la seule fréquentation de l’art dans les institutions culturelles ne suffit pas et insiste sur la nécessité d’un apprentissage. L’école conserve, ici, une place primordiale, les institutions muséales ne pouvant pas prendre seules en charge cette démocratisation. C’est en partie ce que démontre l’étude de Bourdieu qui s’appuie sur une enquête de 1946. Ainsi, croiser un ouvrier dans un musée est quarante fois moins probable que d’y croiser un cadre supérieur. Le clivage n’est pas tant dû au coût du billet d’entrée qu’à une gêne ressentie par l’ouvrier, un manque d’habitude, l’impression de ne pas être à sa place et de devoir jouer un rôle. Ces différences d’attitudes et de goûts, en fonction des classes sociales, sont encore perceptibles dans les salles du musée. Les néophytes sont attirés par des œuvres figuratives voire par des scènes de genre – qui les rapprochent de leur quotidien. Ils sollicitent une visite guidée ; les œuvres ne leur procurant pas spontanément une émotion, il leur faut entreprendre un processus de compréhension. En politique culturelle, mettre le public en contact avec l’art ne suffit pas ; une démarche didactique s’impose. Comment résoudre cette équation trop Maryvonne de Saint Pulgent, op. cit., p. 98. 189 Paris, 1966. 350 rarement démentie par quelques exceptions : milieu social défavorisé = cycle scolaire court = peu d’accessibilité à l’art ? Si l’école prend le relais de la vie culturelle des enfants, elle doit alors le faire dès leur plus jeune âge et avec autant d’application que de constance. Relever ce défi à l’échelle nationale n’est pas chose aisée et cela est développé plus bas. Au-delà de ces questions, le travail de Pierre Bourdieu crée un déplacement du regard porté sur la culture. Il mène à une autre alternative, envisagée à partir des années soixante-dix puis exploitée largement par Jack Lang lorsqu’il a à charge ce ministère190 : élargir la notion de culture afin de ne pas recréer de hiérarchies sociales dans les pratiques culturelles. En ne focalisant plus sur les pratiques légitimes, en ouvrant le champ vers des créations très diverses, en les mêlant dans un même lieu, et en réalisant de grandes célébrations à vocation fédératrice dont le paradigme serait la Fête de la musique depuis 1982. Faut-il y voir un recul de la démocratisation de la culture ? Les expériences menées dans les musées, les mesures prises par les ministres de la Culture successifs, montrent que cet idéal n’est pas oublié191. L’ouverture à la création depuis le design, les arts graphiques, ou dans d’autres domaines, les musiques populaires, les arts de la rue, etc. ramène une fois encore aux principes développés par les animateurs d’Art d'aujourd'hui. De même, ils ne pourraient que louer l’augmentation du nombre de visites dans les musées qui se voit multiplié par dix entre les années soixante et les années quatre-vingt-dix192. Des chiffres qui s’expliquent par l’accroissement général de la population, pour laquelle l’accès à la culture se fait de plus en plus aisément grâce aux nouveaux médias et dont le temps et le désir de loisirs vont crescendo. Ajoutons à cela une offre muséale en perpétuels essors et renouvellements (parallèlement à l’élargissement de la notion de culture). Il faut cependant tempérerce point de vue en précisant que, d’une part, ce développement quantitatif ne va pas de pair avec une diversification sensible des publics. D’autre part, il reste que la façon d’aborder l’art, 190 De mai 1981 à mars 1986 puis de mai 1988 à mars 1993. Son ministère change de nom à plusieurs reprises, ajoutant différentes attributions à celle de la Culture : la Communication, les Grands Travaux et le Bicentenaire [de la Révolution française], mais aussi l’Education. 191 Pour le détail des actions entreprises par l’Etat en faveur de la création, on peut se reporter à l’ouvrage de référence de Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, 1992. Notamment le chapitre IV, "L’Etat et les artistes". 351 de ne pas le consommer comme un produit ordinaire, d’y mettre de la « distance » – ainsi que le souligne Bourdieu – demeure l’apport le plus précieux mais aussi le plus fragile. Atteindre ce but, chez le médiateur (conférencier, critique, guide) n’est jamais une évidence et se vérifie rarement. De l’intime rencontre avec l’art découle toutefois un élargissement de nos représentations. « L’art modèle l’expérience, en agissant sur nos structures perceptives, en formant les schèmes du regard. Nous ne saurions dire exactement quels artistes ont rendu possible pour nous la perception esthétique de la Mer, de la Montagne, du Désert. Mais il est certain qu’avant leur intervention il n’y avait qu’un objet d’effroi là où nous voyons la manifestation du sublime. » 193 C’est pour permettre à chacun d’accéder à cette ouverture que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui choisissent le didactisme plutôt que l’élitisme, souhaitent l’apprentissage de l’art dans les écoles, de bonnes conditions d’accrochage et des indications claires dans les musées et ne limitent pas leur verve aux seuls arts majeurs, entendu que : « l’origine des schèmes qui structurent notre perception ne doit pas être nécessairement cherchée dans les œuvres de l’art le plus classiquement établi. Les schèmes perceptifs d’aujourd’hui proviennent massivement des affiches publicitaires, des photos de presse, des images de cinéma et de télévision. »194 Il s’agirait de construire son regard par la présence des œuvres, de poursuivre en se nourrissant de tout ce que l’on côtoie pour donner à son quotidien une nouvelle dimension. Pour cela, la fréquentation quotidienne de l'avant-garde, l'introduction de l'art dans la scolarité et une profonde implication des musées telles que le promeut Art d'aujourd'hui peuvent contribuer à rendre réelles ces aspirations et contribuèrent très certainement à en hâter l’avènement. 192 Elisabeth Caillet et Odile Coppey, Stratégies pour l’action culturelle, Paris, 2003, pp. 17 et 18. Jean Galard, "L’Art sans œuvre", dans L’Œuvre d’art totale, Paris, 2003, p. 174. 194 Ibid. 193 352 3. Du devenir des objectifs d’Art d'aujourd'hui « Puisque nous faisons l’Histoire autant que nous la subissons, bravons tout bonnement les risques d’“erreur”, non sans prendre la responsabilité de nos oublis volontaires ou involontaires. »195 Art d'aujourd'hui, héritier de courants de pensée partisans d’un art pour tous, évoluant dans une société moderne naissante, devient un passeur, un maillon de la longue chaîne dont il faut envisager maintenant les développements postérieurs à la revue. Nulle ambition, ici, de vouloir démontrer un peu naïvement qu’elle aurait eu un ascendant excessif sur les mesures prises depuis 1954. Il s’agit plus précisément de situer Art d'aujourd'hui dans l’évolution des idées de démocratisation depuis l’art dans le quotidien, son enseignement auprès des plus jeunes et les liens que les musées d’art moderne et contemporain tissent avec les publics. Ce bilan se révèle nécessaire au regard du ministère des Affaires culturelles en germe et qui va institutionnaliser ces batailles. Robert Brichet, haut fonctionnaire au secrétariat d’État aux arts et aux lettres, rédige dès 1956 "Pour un ministère des Arts" dont le projet pourrait être co-signé par le comité d’Art d'aujourd'hui et dont les lignes ci-dessous sont les plus manifestes : « L‘État peut donner la pleine mesure de son action en construisant un cadre digne de l’homme civilisé du XXème siècle. L’architecture, par la beauté des monuments constamment offerts à la vue du public, jouera ici un rôle majeur. […] L’éducation du public se fera également dans les musées. C’est pourquoi ces derniers devront être enrichis. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’éducation artistique doit se faire partout et tous les jours. 195 Léon Degand, “La Sculpture de 1930 à 1950”, dans Art d'aujourd'hui, janvier 1951, p. 22. 353 […] L’art vivant apparaîtra dans la vie journalière, même dans les objets d’usage courant. L’esthétique industrielle, dont l’action est constante et profonde, ne saurait laisser indifférent le ministre des Arts. »196 196 Dans Les Cahiers de la République, décembre 1956, cité par Maryvonne de Saint Pulgent, op. cit., p. 99. 354 a. L’art dans le quotidien Mettre le public en contact quotidien avec l’art est l’un des objectifs majeurs d’Art d'aujourd'hui. La synthèse des arts se trouve donc être la solution offrant le programme le plus complet puisque exigeant une union parfaite entre l’architecte, le peintre et le sculpteur. Et c’est en voulant donner corps à cet idéal que des animateurs et des proches de la revue créent le Groupe Espace en 1951. Un idéal, en effet, dont même les plus ardents défenseurs connaissent les limites. Roger Bordier le premier, qui rédige pourtant la quasi-intégralité du numéro consacré à l’intégration des arts dans l’architecture, reconnaît aujourd’hui que si ce qu’il nomme une « utopie » l’a toujours beaucoup séduit, cela n’en reste pas moins une utopie : « […] peut-on valablement parler de synthèse ? Il s’agit plutôt d’un accompagnement, d’un ajout décoratif. Il faut (et ce n’est pas forcément réducteur, d’où un côté positif) que les artistes considèrent l’architecture envisagée comme une valeur inspirante. »197 Synthèse ou intégration des arts ? Ces propos reflètent-ils une désillusion ? Les sagesses de l’âge ? Tout porte à croire, en lisant le témoignage du critique, que personne ne se berçait d’illusions mais que la période était tellement propice à ce développement, qu’il fallait ré-initier ce mouvement, l'alimenter quitte à se mentir un peu à soi-même. Les enseignants du Bauhaus eux-mêmes avaient abouti aux mêmes conclusions. Ainsi que le relate Élodie Vitale198, les différentes tentatives de synthèse des arts restent vouées à l’échec. Le réaménagement du théâtre de Iéna en 1922, par exemple, fait écrire à Lothar Schreyer que : 197 Voir entretien annexe V. “De l’œuvre d’art totale à l’œuvre totale : art et architecture au Bauhaus“, dans Les Cahiers du musée national d’Art moderne, n°39, printemps 1992, pp. 62 à 77. 198 355 « Ni le développement artistique de la nouvelle architecture, ni celui de la nouvelle peinture ne sont suffisamment avancés pour que leur union soit déjà possible. »199 Bien que les deux expressions soient souvent employées confusément, ne serait-il pas plus juste de parler d’intégration de la peinture et de la sculpture dans l’architecture indiquant ainsi l’impossible réunion fusionnelle – cette fameuse synthèse – des trois parties ? Cependant, lorsque Jean Leppien commente le salon de musique en porcelaine que Kandinsky avait réalisé en 1931 à l’occasion de l’Exposition internationale d’Architecture à Berlin, et dont il a en charge la reconstitution, il emploie le terme d’intégration tout en soulignant, là encore, l’impossibilité de la tâche : « Ce n’était pas une chapelle, ce n’était pas un sanctuaire, c’était un stand pour montrer l’intégration de l’art dans l’architecture, qui était toujours le principe sacré du Bauhaus, et de tous les peintres et de tous les étudiants du Bauhaus. Et, comme on n’y est jamais arrivé, comme on n’y était jamais arrivé depuis les églises du moyen âge, tout le monde, y compris Kandinsky, était certainement content de pouvoir faire un petit bout de semblant d’intégration. »200 Certes, moins de vingt ans plus tard, en 1949, André Bloc réalise sa propre villa, à Meudon, en la concevant depuis le parc alentour jusqu’au mobilier. Il désire que l’architecture soit envisagée avec le regard esthétique du sculpteur afin de ne pas tenir compte seulement de paramètres pratiques. Cependant, il y a négation, ici, de l’idée d’œuvre collective qui devient un des piliers de la fondation du Groupe Espace. Ainsi que le raconte Claude Parent, ses architectes « travaill[aient] dès l’origine avec le sculpteur ou le peintre. Avant même de commencer [leur] architecture, [ils] discut[aient]. »201 199 Ibid., p. 69. Dans Le Temps de Paris, une émission d’Antoine Livio sur Radio Suisse Romande, le 18 novembre 1975. Cité par Véronique Wiesinger, "La Synthèse des arts et le Groupe Espace 19451975", dans Abstraction en France et en Italie 1945-1975. Autour de Jean Leppien, Paris, 1999, p. 134. 201 Pour cette citation et les suivantes, voir entretien annexe IX. 200 356 Cependant, l’attachement d’André Bloc pour les échanges entre créateurs, ajouté à ses propres recherches sur les sculptures-habitacles qu’il réalise dans son parc – et dont la maison qu’il conçoit à Carboneras, en Espagne, n’est pas très éloignée –, amène l’architecte Parent à penser que dans le milieu des années soixante, « […] dans le Groupe Espace, le sculpteur avait pris le pas sur l’architecte […] d’une manière générale cela détruisait le Groupe Espace car le dialogue avec l’architecture se trouvait faussé par le fait que l’œuvre envisagée était initiée par le sculpteur seul. » Peut-être que ce penchant vers l’architecture-sculpture doit se voir comme un repli. La création de la section architecture202 du Salon des Réalités Nouvelles en 1949, par son secrétaire général Félix Del Marle, pose elle-même des problèmes de définition. L’artiste considère en effet dès sa troisième édition – dans une lettre à Jean Gorin de mars 1951 – que certaines œuvres ne répondent pas à l’idéal de synthèse et sont bien plutôt des "objets" sans lien réel avec l’architecture. Plus tard, Jean Gorin se montre lui aussi intransigeant avec les actions du Groupe Espace et le signale par une lettre ouverte lue lors de l’Assemblée Générale du 9 mars 1956203. De plus, le Groupe Espace ne peut réellement fonctionner que sous perfusion de commandes publiques, soit grâce au ministre Eugène Claudius-Petit, fervent défenseur de la jeune architecture. L’autre moteur du groupe doit se chercher dans la personnalité d’André Bloc qui équilibre les tensions et passe outre « les querelles intestines ». Claude Parent retrace ainsi la fin du collectif : « Quand il est mort, une grande réunion – dont il ne reste aucune trace – du Groupe Espace s’est déroulée chez moi. J’ai été élu président de force. Je leur ai quand même précisé que pour moi le Groupe était fini, qu’il y avait trop de mésententes entre tous et que de toute façon, les commandes se raréfiaient. Et même, dès lors que le tachisme s’est installé, je ne voyais plus le rapport des arts avec l’architecture. Ce n’était pas une victoire de l’un par rapport à l’autre, 202 Elle est baptisée "salle Espace", l’année suivante, par Pierre Descargues dans une critique parue au journal Arts du 16 juin 1950. 203 Courriers cités par Domitille d’Orgeval dans L’Engagement et la contribution d’André Bloc pour l’architecture et les arts de l’espace, mémoire de Maîtrise d’histoire de l‘art sous la direction de Serge Lemoine, Université de Paris IV-Sorbonne, Paris, 1996-1997, pp. 33 et 43. 357 c’était une évolution, une page se tournait, c’était tout. J’ai donc annoncé que l’on pouvait dissoudre le Groupe Espace car je ne pouvais pas continuer à participer à quelque chose qui n’était plus qu’une association dont le dogme fondateur n’était plus respecté. » Une concrétisation dans l’industrialisation La synthèse des arts reste liée à l’abstraction géométrique. Qu’arrive-t-il lorsque l’esthétique évolue ? Peut-on finalement intégrer les arts à l’architecture ou à l’urbanisme ? Elodie Vitale avance l’anachronisme du modèle de la cathédrale gothique dans le Manifeste du Bauhaus204. Mais lorsqu’elle cite Walter Gropius voulant concrétiser « une architecture totale embrassant tout l’environnement visible depuis le simple ustensile jusqu’à la ville complexe », on peut se demander si de nos jours, dans nos sociétés consuméristes et globalisantes, cette utopie ne s’est pas matérialisée dans l’enseigne suédoise de conception, réalisation et vente de meubles qui s’est diversifiée depuis « le simple ustensile » – une petite cuillère, par exemple, mais aussi l’alimentation – jusqu’à, dernièrement, la construction d’appartements. Quant à l’idée d’« embrass[er] tout l’environnement visible », la marque IKÉA par l’implantation mondiale de ses magasins et donc la diffusion non moins internationale de ses produits, devient la réponse exacte, bien que surprenante – et peut-être décevante parce qu’exclusivement mercantile – à ce vœu du fondateur du Bauhaus. D’autant que dès 1922, le Bauhaus délaisse peu à peu l’artisanat pour l’industrie et le travail en série, s’accordant ainsi à l’évolution de la société ; ce que l’enseigne bleue et jaune sait pleinement exploiter. Plus largement, la démocratisation du design à laquelle nous assistons depuis les années cinquante n’est pas à négliger. Tirant parti de l’industrialisation et des réseaux de commercialisation à grande échelle, il peut apporter à l’environnement quotidien de chacun une incontestable plus-value. Et l’œil aiguisé constate du reste que nombre de pièces commercialisées aujourd’hui dans ces magasins sont une 204 Op. cit., p. 65. 358 réappropriation dans un style plus actuel, des créations des débuts de l’esthétique industrielle. Le travail que Charlotte Perriand a mené pour aboutir à un mobilier fonctionnel basé sur l’organisation et le gain de place demeure d’une actualité prégnante. Peuvent être cités pêle-mêle : le bahut à portes coulissantes (1939), le mobilier empilable et sa table de 1953 en tôle d’aluminium anodisée, l’utilisation des tiroirs en plastique en 1955, les bibliothèques rangements et leur agencement de cases colorées ouvertes ou fermées (1956) ou encore, avant cela, la penderie et la table démontables présentées à l’exposition Formes Utiles, objets de notre temps au musée des Arts décoratifs en 1949. La procédure du 1% Le design, pour lequel la France s’est dotée d’un Institut français d’esthétique industrielle en 1950, bénéficie donc d’un certain soutien. Mais il ne peut, à lui seul, suffire à intégrer l’art dans le quotidien. Les autres solutions sont institutionnelles ; il s’agit des commandes publiques et du 1%. Deux projets de loi différents – un de Mario Roustan l’autre de Jean Zay et Georges Huysmans – proposent en 1936, afin de porter assistance aux artistes sans emploi, de consacrer 1,5% du budget de la construction de bâtiments financés par L’Etat à la réalisation d’une « décoration »205 destinée à être insérée dans ledit bâtiment. Aucun des deux projets n’aboutit mais Jean Zay en conçoit une application pour les constructions scolaires et universitaires lorsqu’il est ministre de l’Instruction publique sous le Front populaire. A l’argument d’aide aux artistes s’ajoute celui de la fréquentation quotidienne des œuvres pour les plus jeunes, ce qui ne peut être que bénéfique. Yves Aguilar qui tout au long de son essai abondamment documenté reste très critique envers ce procédé, en montre les limites dès la création : 205 On remarque, en effet, tout au long des lettres, discours et échanges divers cités dans le livre d’Yves Aguilar, Un art de fonctionnaires : le 1%, Nîmes, 1998, que c’est le terme de « décoration » qui revient (voire celui de « déco » employé dans une lettre d’un directeur d’I.U.T., page 115). Nous sommes loin de l’amibtion de synthèse défendue par le Groupe Espace. 359 « L’idée de Jean Zay était de confier la décoration des immeubles de l’instruction publique à des artistes en chômage. Etant donné le mode de production artistique, le flou de la catégorie socioprofessionnelle, les critères de l’activité ou du chômage de l’artiste, vivant souvent d’un "vrai" métier, il est vraisemblable que l’idée aurait été difficile à appliquer. »206 Après la Seconde Guerre mondiale, afin de renouer avec la force symbolique de la France et son prestige culturel, afin de prouver sa vigueur à faire face et la vivacité de ses artistes (qui obtiendraient ainsi une aide substantielle), un projet de loi est étudié et le texte fondateur (d’un arrêté et non d’une loi) sur le 1% voit enfin le jour le 18 mai 1951. Il s’applique aux bâtiments scolaires et universitaires207. Notons qu’Art d'aujourd'hui ne fait jamais mention du 1% dans ses pages. Il n’aurait pourtant pas été étonnant d’y lire dans celles consacrées aux informations diverses, une mise au point sur l’avancée de cet arrêté ou une prise de position claire émise par Léon Degand. Ce dernier y fait indirectement une allusion tout en semblant en ignorer l’existence : « Dans certains pays la loi oblige les architectes, chargés d’entreprises dépassant un certain coût, de consacrer un certain pourcentage du budget à des ornements de peinture ou de sculpture. Et si l’on préfère une architecture sans ornements ? »208 Il faut attendre Aujourd'hui : art et architecture pour trouver une critique clairement dirigée et argumentée : « […] Il s’agirait de savoir si le 1% est une aumône destinée à venir en aide aux artistes médiocres […]. Nous sommes encore à attendre des réalisations dignes d’intérêt. Nous aimerions pourtant qu’un effort cohérent soit tenté […] 206 Op. cit., p.65. Peu à peu le 1% s’étend à la plupart des bâtiments publics, qu’ils soient créés, agrandis ou rénovés. 208 ème "La Situation sociale et économique de l’artiste", dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°8, décembre 1953, p. 17. 207 360 Ne serait-il pas possible d’obtenir des pouvoirs publics qu’ils nous précisent dans quelles conditions fonctionne le système du 1%. Si les sommes réunies ne sont destinées qu’à nous imposer quelques navets supplémentaires, il vaut mieux y renoncer. Par contre, si l’on veut défendre sérieusement les artistes de notre époque, le système du 1% doit être étendu, généralisé, mais il faudrait que les études préalables soient entreprises par des organismes appropriés, de manière à ce que l’idée directrice ne soit pas déviée de ses buts. »209 Cela fait déjà quatre ans que le 1% existe. Il s’agit sûrement du temps nécessaire à la réalisation de plusieurs œuvres afin de pouvoir donner un avis alimenté par l’expérience. De plus, au vu de la critique négative faite à cette initiative qui aurait pu, en toute logique, séduire les rédacteurs, on peut se demander si ces derniers n’attendaient pas quelques créations sensibles pour les commenter positivement210. La critique qu’émet Jeanne Laurent date de cette même année 1955. Elle fustige les amitiés nées à la Villa Médicis entre architectes, peintres et sculpteurs « sans mérite » qui monopolisent ensuite les offres du 1%, « répand[ant] dans tout le pays des œuvres qui ont contribué à gâter le goût du public »211 Car comme l’enseigne Raymonde Moulin212, les administratifs en charge des dossiers pour la sélection d’une œuvre du 1% portent plus facilement leur choix sur l’artiste de la région qui aurait reçu le Prix de Rome. Cette reconnaissance reste bien évidemment rassurante. A partir des années quatre-vingts, le 1% étant combiné à la politique de grands travaux, il est plutôt fait appel à des artistes de notoriété nationale si ce n’est internationale. Mais le goût du public se gâte-t-il à la fréquentation de ces réalisations comme le craint Jeanne Laurent ? Il semblerait plutôt qu'indifférent ou franchement hostile, il 209 Dans "Le Un pour cent aux artistes", n°5, novembre 1955, p. 3. Texte non signé devant donc faire consensus au sein du comité. 210 Il est à noter que dans les années soixante-dix, Edgard Pillet fera une cinquantaine de pièces dans le cadre du 1%. 211 Mentionnée par Yves Aguilar, op. cit., p. 67. Cette citation est extraite de l’ouvrage La République et les Beaux-Arts de Jeanne Laurent, alors écartée de la sous-direction des spectacles et de la musique au ministère de l’Éducation nationale. 361 affine, ici, son aversion pour l’art qui lui est contemporain. Obligé de côtoyer quotidiennement un objet décoratif dont l’esthétique ne le convainc pas, il développe ses arguments contre l’argent public mal dépensé, gaspillé, les artistes parisiens ou étrangers sollicités, et le snobisme de l’art en général. La procédure, aussi généreuse soit-elle, connaît dans son application des dysfonctionnements inévitables : des architectes qui ne connaissent pas l’art contemporain ni même précisément le règlement du 1% alors que le choix de l’artiste leur revient en partie. Des fonctionnaires non formés à l’art et, pour certains, ne voyant pas d’intérêt au 1% mais qui participent aussi à la sélection des créateurs. Les artistes eux-mêmes qui considèrent parfois cette commande plus comme une activité alimentaire que comme une façon d’ouvrir leur création au plus grand nombre. Travaillant sans passion, certains ne se déplacent pas sur le chantier et n’appréhendent le lieu qu’au travers de maquette, dessin, photographie et photomontage. Leur réalisation ne peut alors difficilement être autrement que plaquée sur un bâtiment qui, de plus, ne l’a pas prise en compte dès le départ213. Il faut attendre la moitié des années 1970 pour que l’avis des bénéficiaires de l’œuvre soit sollicité. Là encore, la lourdeur administrative ainsi que les aléas d’une œuvre acceptée d’après un projet, faussent la qualité du choix. C’est finalement les mêmes problèmes qui apparaissent dans toute entreprise de décentralisation. Afin d’éviter un résultat médiocre ou inadapté parce qu’imposé par une instance supérieure et avisée, la décentralisation nécessite, à toutes les étapes, des personnes concernées. Sans cela, la déception causée par une entreprise initialement altruiste est ressentie plus violemment que ne l’était le vide artistique. La commande publique Ce système connaît donc nombre de problèmes. L’artiste, s’il lui procure du travail, n’accède guère à la notoriété car il se coupe généralement du circuit des galeries ; quant à l’usager qui, dans le meilleur des cas, il reste bien souvent 212 Dans Le Marché de la peinture en France, Paris, 1967, p. 278. La liste de ces irrégularités n’est pas exhaustive. On pourra se reporter, une fois encore, au livre d’Yves Aguilar, Nîmes, 1998. 213 362 indifférent à la création ainsi subie. Les fortes dépenses d’argent public engendrées par ces projets ne font qu’augmenter le mécontentement. Et la difficulté à estimer la qualité et l’intérêt d’une œuvre d’art à l’aune de son coût ne peut aider à temporiser l’insatisfaction. La commande publique, née des mêmes élans généreux, pâtit des mêmes défauts. Elle permet d’orner places et jardins publics, gares, stations de métro et aéroports, autoroutes, ainsi que des bâtiments anciens afin de faire se rencontrer patrimoine et contemporanéité. « C’est évidemment au nom du souci du public et de l’esthétisation de sa vie dans les banlieues tristes que les fonctionnaires en mission culturelle justifient les commandes publiques pour lesquelles le public n’a vraiment pas son mot à dire. [Car] un art officiel, c’est toujours un art sans nécessité, un art de commande et pas de demande »214 « Un art de commande et pas de demande », là se situe probablement son plus grand défaut. Non désirée par ses usagers, issue de la volonté d’une administration, l’œuvre réalisée au titre de la commande publique cristallise pourtant de nombreuses attentes. Elle doit venir en aide aux artistes, mais aussi donner l’occasion de rassembler une collection d’œuvres contemporaines exemplaire, moderniser l’image d’une commune par la notoriété d’un artiste, ou encore permettre de ne négliger ni la province, ni les différentes formes d’expression dont les métiers d’art (tapisserie, vitrail, porcelaine, travail du verre). Le fait de choisir parmi les œuvres les plus novatrices215 – pour ne surtout pas engendrer de nouveaux artistes maudits reconnus ensuite par la postérité – amène à ce que Raymonde Moulin appelle « le paradoxe de la commande publique des années quatre-vingts »216 : c’est l’État qui promeut l’avant-garde et avec elle, l’agitation, le malentendu, voire l’opposition217. Ce que Philippe Dagen analyse d’un œil critique : 214 Yves Michaud, cité dans Yves Aguilard, op. cit., p. 11. Nous faisons référence ici, au rapport de 1984 du ministère de la Culture, La Politique culturelle, 1981-1984, qui encourage « l’art sous ses formes les plus novatrices ». Cité par Raymonde Moulin, op. cit, p. 92. 216 Dans L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit., p. 152. 217 Pour plus de détails, on pourra se référer aux études de cas que propose Nathalie Heinich dans L’Art contemporain exposé aux rejets, Nîmes, 1998. 215 363 « L’État avait traité l’art moderne en pestiféré un siècle durant. Il changeait ses procédés et le traitait en enfant prodigue, le fêtait, lui glissait des billets dans les poches. Changement de tactique, mais but et résultat identiques : la défense de l’ordre. La subversion subventionnée cessait d’être subversive à l’instant. Les chiens jadis enragés mangeaient dans la main du ministre. Joli spectacle. Jolie ruse de la raison d’État. »218 L’exemple de Brancusi à Targu Jiu Alors que reste-t-il de la volonté de former le goût par la fréquentation régulière des œuvres ? Habituellement accompagnées de médiation lors de leur installation, les créations ne sont pas abandonnées à ceux qui vont les côtoyer. Elles peuvent devenir un repère dans l’espace public autour duquel d’autres manifestations culturelles prennent place. Enfin, qu’en est-il de la synthèse des arts ? La commande publique, encore moins que le 1%, ne se préoccupe d’intégration à l’urbanisme ou à l’architecture ; l’artiste prend en compte l’environnement tant urbain, architectural que social mais son intervention, forcément rétrospective, peine à faire corps avec celui-ci. Et ce cadre lui-même peut aussi être amené à évoluer, rendant parfois l’œuvre obsolète et dérisoire. Même les créations conçues pour s’intégrer pâtissent d’un paysage voué à se modifier. L’expérience de Brancusi à Targu Jiu en Roumanie en 1937 aurait pu servir d’avertissement à cette commande publique parce que prestigieuse dans le dessein et déliquescente dans son état actuel. Initiées par un montage électoral, trois réalisations monumentales du célèbre sculpteur – la Colonne sans fin, la Table du silence et la Porte du baiser – ont pris place dans la ville de Targu Jiu. Si l’on s’en réfère aux photographies et témoignage qu’en donne Sergheï Litvin Manoliu219, ce qui reste aujourd’hui dans la petite ville minière roumaine proche du village natal du sculpteur, se résume à une colonne moins élancée que prévu et qui penche désormais suite à une tentative 218 Dans La Haine de l’art, op. cit., p. 105. 364 d’abattement, une table sans ses douze chaises et une porte réduite à sa plus simple expression. Les directives de l’artiste n’ont pas été respectées et la conservation de ses œuvres est franchement sujette à caution. Infiltration du quotidien dans l’art Aujourd’hui, l’extraterritorialité de l’art rend poreuses les frontières entre le quotidien et l’artistique. Ce n’est pas tant l’art qui s’introduit dans le quotidien que le quotidien qui s’est infiltré dans l’art. Lorsque Pierre Restany rédacteur de la revue Cimaise à partir de 1956, raconte avoir compris que désormais il fallait « situer le destin de l’art au niveau de l’auto-expressivité des objets industriels et du langage de la rue »220, on comprend, avec lui que deux raisonnements s’affrontent par rapport à la création émergeante : celui qui s’appuie sur l’esthétique et celui qui repose sur la sociologie et l’anthropologie. Les changements survenus dans la société, son entrée dans l’ère de la consommation et des loisirs, trouvent des résonances dans la production plastique. Les nouveaux réalistes et les artistes du pop art font pénétrer dans le champ de la création artistique des objets du quotidien de façon bien plus systématique et littérale que Marcel Duchamp, Dada, les surréalistes ou Braque et Picasso. Car c’est également le langage de la société de consommation ainsi que sa culture de masse qui franchissent les frontières de la culture légitime : la publicité, la bande dessinée, le cinéma, les médias, etc. Cet ancrage dans le quotidien connaît dès lors de multiples appropriations qu’il serait vain d’énumérer ici ; mentionnons seulement sans vouloir établir de filiation directe avec Art d'aujourd'hui, les graffiti – avec Jean-Michel Basquiat, puis Keith Haring et d’autres de nos jours qui prennent comme support d’expression aussi bien le mur que la toile – et le tatouage – médium d’expression possible en body art. Ainsi, la théorie de Fernand Léger selon laquelle l'appropriation par les arts décoratifs ou industriels d'une esthétique développée par des artistes au sens fort, 219 220 Dans Brancusi > Targu Jiu, Paris, 2003. Entretien réalisé le 17 mai 2000 dans le cadre d’un mémoire de maîtrise. 365 en indiquerait sa fortune, devient caduque, voire s’inverse221. Les artistes, fins observateurs de leurs contemporains, prennent acte de la société dans laquelle ils évoluent. Comme le validait l’exposition de peinture figurative en automne 2000 à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts : Ce sont les pommes qui ont changé. Comment, en effet, continuer à peindre des compositions au compotier et cruche en grès quand les cartons d’emballage et les boîtes métalliques occupent nos étagères ?! Parallèlement à ces mouvements qui ne se fondent pas sur la prise en compte du public, on a pu voir des artistes comme Daniel Buren ou le Groupe de Recherche d’Art Visuel descendre dans la rue pour y installer leurs réalisations qui modifient alors les habitudes des passants voire nécessitent leur concours pour exister. De plus en plus participative, de plus en plus désacralisée, réduite parfois à un geste, l’œuvre, aujourd’hui, peine parfois à émerger du quotidien. Et ce sont les critères pouvant servir à définir ce qui fait l’art qui deviennent bien difficiles à établir. La culture événement Paradoxalement, jamais une époque n’a été autant pétrie de culture et d’art qu’aujourd’hui. Envisagés sous le jour de l’événementiel – concession de la culture à la société de consommation –, art et culture envahissent nos villes et même nos campagnes. L’art dans le quotidien est devenu une succession d’événements : expositions surmédiatisées, festivals, Nuit des musées, Journées du patrimoine, Fête de la musique, Fête du cinéma, etc. Et quelle que soit la spécificité de l’institution culturelle, se rattacher à l’un de ces événements ou à tous ne peut que favoriser un éclairage nouveau et une lecture plurielle des œuvres. L’événement fondateur reste la Fête de la musique instaurée par le ministère de Jack Lang en 1982. Durant cette période du « tout culturel » les termes de “beaux-arts” se voient remplacés dans les textes officiels par ceux d’“arts plastiques”. 221 "A propos du corps humain considéré comme un objet (1945)" dans Fonctions de la peinture, Paris, 1997, pp. 229 à 233. 366 Un glissement de sens qui entérine une acception large de ce que peut être la culture, entraînant « l’abandon progressif de la démocratisation culturelle (la culture pour tous) au profit de la démocratie culturelle (la culture de tous et par tous). »222 Ce phénomène prend de l’ampleur avec les nouvelles technologies et dans un contexte d’hyper médiatisation du quotidien entamé par la télévision et poursuivi puis dépassé par l’Internet et les échanges qu’il a facilités ou générés (forums, blogs, commentaires des internautes, pages personnelles223). Les possibilités qui paraissent illimitées aujourd’hui seront pourtant démultipliées d’ici quelques années voire quelques mois, si bien que l'on ne peut plus avancer de prospective sur les pratiques culturelles de chacun. La création et l’Internet Notons, en effet, qu’actuellement pas loin de vingt-quatre heures de vidéos sont envoyées chaque minute sur le site Web YouTube224 et que deux cent cinquante mille artistes ont créé leur page personnelle sur celui de Myspace France225. A l’autre bout du réseau, les webspectateurs sont présents puisqu’en janvier 2009, aux Etats-Unis, on en compte un peu plus de cent millions pour le seul site YouTube, chacun ayant visionné en moyenne plus de soixante vidéos durant le 222 Philippe Poirrier cité dans Antoine de Baecque, Crises dans la culture française, Paris, 2008, p. 172. 223 On parle plus généralement d’UGC (User Generated Content) soit de contenu produit par l’utilisateur, ce qui ouvre tous les possibles : musique, vidéo, photographie, art graphique, art numérique, écrit, etc. Des études datant de juin 2008 indiquent cependant que parmi les internautes ayant entre quinze et vingt-neuf ans, seulement 14% d’entre eux créent du contenu. 224 Information publiée par le blog de référence dans le domaine, TechCrunch le 20 mai 2009 : http://fr.techcrunch.com/2009/05/21/chaque-minute-pres-de-24-heures-de-videos-arrivent-suryoutube/. 225 Chiffres donnés lors de la session plénière "Au delà du Web 2.0 : le social graph et les communautés virtuelles" au Digiworld Summit, du 18 au 20 novembre 2008, à Montpellier organisé par l'Institut de l'Audiovisuel et des Télécommunications en Europe. 367 mois226. Plus spectaculaire, car conduisant dans un univers parallèle, Second Life (appelé SL par les habitués), ainsi que son nom l’indique en partie, offre une autre vie aux internautes. Créé par la société Linden Lab en 2003, ce monde virtuel n’est pas un jeu, il permet toutes les réalisations imaginables, à commencer par son propre personnage, un avatar, qui n’est pas tenu d’appartenir à l’espèce humaine. Tout est à construire sur Second Life ce qui incite les recherches en architecture : « Des étudiants du Royal Institute of Technology de Stockholm ont ainsi fondé en 2006 le groupe LOL architects11 pour installer dans Second Life un étonnant laboratoire voué à l’architecture virtuelle. "The Office" expérimente les architectures de demain à l’aide des outils de modélisation 3D. Séminaires, ateliers et performances liant monde réel et virtuel s’y déroulent régulièrement, qui examinent les limites et les potentialités pour la production d’architecture dans un monde où les frontières entre représentation et réalité sont de plus en plus floues. "Un bâtiment dans Second Life a la possibilité de voler ou de bouger, pourtant la plupart des maisons sont recouvertes d’une texture en bois et sont figées au sol. Au lieu de façonner un monde propre aux possibilités du virtuel, les utilisateurs de Second Life ont créé une copie du globe. L’architecture de Second Life est étonnamment ordinaire", relève l’un des étudiants. »227 Les intérêts économiques que certains ont pressentis ont fait s’installer de nombreuses marques sur SL, et une économie de la culture se développe également grâce aux Linden Dollars, la monnaie en cours dans ce monde virtuel. On peut assister à des concerts donnés par les avatars de chanteurs réels, à des films, des colloques, des expositions, des performances d’artistes et même à des remakes de performances illustres. Des œuvres (virtuelles) sont produites par des avatars qui sont ensuite achetées par des collectionneurs, avatars d’autres internautes. Tout n’est donc pas virtuel dans SL et des institutions culturelles s’y établissent (le MoMA 226 Chiffres publiés par l’institut de statistiques sur les usages du Web, comScore, le 4 mars 2009 : http://www.comscore.com/Press_Events/Press_Releases/2009/3/YouTube_Surpasses_100_Million_U S_Viewers. 227 Marie Lechner et Annick Rivoire "La double-vie du deuxième monde" dans Second Life, un monde possible, Paris, 2007, p. 24. 368 et le Palais de Tokyo, par exemple) pour proposer d’autres formes d’art. Un étudiant des Beaux-Arts du Massachusetts College of Art, a validé sa thèse grâce à un travail sur Second Life228. Le fait qu'un colloque s'intitulant "Le Web matériau de création" se soit tenu à la Bibliothèque nationale de France, révèle l’ampleur certaine du phénomène, l'assoie dans les pratiques culturelles et permet d'en dégager des tendances, d'envisager de nouveaux comportements face à ce format artistique. Car avec l’Internet, l’art est bel et bien entré dans nos maisons, accessible à tout moment et à tous mais une partie des créations restent virtuelles, soit dématérialisées. b. L’enseignement de l’art en milieu scolaire Il n’est que rarement question d’enseignement de l’art en milieu scolaire dans les pages d’Art d'aujourd'hui ; pourtant, la nécessité de faire apparaître cette réflexion ici est apparue comme évidente. Assez curieusement, ce thème peu exploité est vécu comme une fatalité plus que comme un défi à relever. Nous l’avions vu en nous arrêtant sur L'Architecture d'aujourd'hui, André Bloc avait pour projet, en 1957, de fonder une école d’architecture. Ainsi, les entreprises ambitieuses ne font pas peur aux animateurs de la revue mais cette question-là, aussi primordiale leur paraît-elle, ne doit pas trouver de solution à leurs yeux parce qu’elle est trop ancrée dans l’institution : « La vaste entreprise d’obscurantisme artistique que l’on a si admirablement mise sur pied et qui, depuis des dizaines d’années, avec une férocité qui ne faiblit pas, par tous les moyens, de l’école au musée en passant par la grande presse, s’acharne à discréditer auprès du public l’art de son époque, à dégoûter d’avance le public de l’art pratiqué par les vrais artistes vivant à son époque, à l’entretenir dans une ignorance somnolente, furibonde ou satisfaite du langage plastique de son époque. […] On empêche de former 228 Selon une information publiée par L’atelier.fr le 17 mars 2009. 369 des amateurs. […] Si tout le mal que l’on s’est donné pour aveugler le public avait servi à l’éduquer, l’artiste d’aujourd’hui disposerait de possibilités égales à celles de tous les citoyens qui, pour vivre, vendent les produits de leur industrie. »229 Une question cruciale à lire entre les lignes Le monde de l’enfance et son extrême inventivité vierge d’a priori esthétique sont mis sur le devant de la scène depuis que Jean Dubuffet théorise l’art brut. Pierre Guéguen propose aussi un éclairage subtil de ces créations dans le numéro consacré aux dessins d’enfants230. Son approche montre une connaissance ou du moins un intérêt pour la psychanalyse. Avertissant dès la première phrase de l’introduction : « Les enfants ne sont pas de petits bonshommes, des adultes en réduction. Ils forment […] une humanité à part. », il argumente cette assertion par quelques courts paragraphes sur les distinctions entre l’adulte et l’enfant. A-t-il été mis en contact avec les thèses développées dans Psychanalyse et pédiatrie en 1939 par Françoise Dolto, bien qu’encore peu répandues ? Ses articles expliquant l’évolution graphique des enfants au regard de leurs développements psychomoteur et psychologique font preuve d’un regard neuf et parfaitement adapté à leur sujet. Les textes montrent l’intérêt du dessin d’enfants en soi sans aborder pour autant ce qu’il apporte aux petits créateurs eux-mêmes. Art d'aujourd'hui reste ainsi dans sa ligne éditoriale qui n’est pas celle d’un magazine de pédagogie. Ils mettent cependant volontiers en avant les initiatives allant dans le sens de l’épanouissement artistique de l’enfant. Roger Bordier commente par exemple des cours de dessins pour les plus jeunes donnés par des artistes en dehors du temps scolaire. Décrivant l’action d’Augusto Rodrigues au Brésil, il conclut : « L’adulte que Rodrigues, intelligemment, prépare en l’enfant, aura, demain, et il n’est pas besoin pour cela de devenir artiste, même du 229 ème Léon Degand, "La Situation sociale et économique de l’artiste", dans Art d'aujourd'hui 4 n°8, décembre 1953, p. 18. 230 ème Art d'aujourd'hui, 2 série, n°2, novembre 1950. série, 370 dimanche, une connaissance plus profonde, une compréhension plus juste, un esprit critique moins dangereusement intuitif de l’art, et pour tout dire, du faire. Et c’est cela qui est important. »231 Tâchant de remédier aux manques de l’enseignement inculqué aux enfants d’hier, le didactisme des textes d’Art d'aujourd'hui s’adresse, quant à lui, aux adultes : « La critique explicative est qualifiée parfois de didactique, pour la discréditer. A la vérité, elle l’est. Et heureusement, sans quoi rien ne suppléerait aux lacunes de nos diverses sortes 232 d’enseignements. » Un souci constant dans l’enseignement On reconnaît dans l‘histoire de l’éducation en France un souci constant de l’enseignement des arts : en musique (par le chant, généralement choral) et en dessin. Ce dernier est d’abord envisagé indifféremment sous son aspect technique et créatif. Lorsque les deux particularités sont distinguées, la pratique du trait pensée comme artistique reste celle d’imitation ; il n’est donc pas considéré comme dessin d’imagination. La réforme des programmes de 1908 distinguant les deux formes de dessin incite également les enseignants à « intéresser leurs élèves aux formes d’art régionales et de compléter, autant que possible, l’étude de modèles par des promenades dans les musées et par des visites aux monuments »233. En dessin comme en musique, on associe la pratique à la mise en contact avec les œuvres. Les idées poursuivent leur évolution dans ce sens avec, en 1925, la création d’un nouvel enseignement "Art ou explication des chefs-d’oeuvre de l’art". Le 231 ème Art d'aujourd'hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 32. ème Léon Degand, “Propos sur la critique d’art”, dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°7, octobrenovembre 1953, p. 25. 233 Cité par Eric Gross, Rapport à Monsieur le ministre de l'Education nationale et Madame la ministre de la Culture et de la Communication, Un enjeu reformulé, une responsabilité devenue commune, 14 décembre 2007, p. 5. 232 371 rapporteur Eric Gross note : « La notion d’arts plastiques apparaît pour la première fois dans les programmes »234. Cela laisse présager d’une conception plus large qui tiendrait compte des aptitudes multiples des enfants pour la couleur, le volume, le découpage, etc. Enfin, dès sa création, le ministère des Affaires culturelles, grâce au plan Landowski, se rapproche quelque peu de celui de l’Education nationale afin d’agir plus intensément dans le domaine de la musique. C’est déjà là une voie qui s’ouvre sur les arts. Cependant, dans leur ouvrage de référence, L’Activité créatrice chez l’enfant, Robert Gloton et Claude Clero235 livrent un témoignage précis sur la réalité en milieu scolaire de l’écart entre les intentions et les applications. Il est utile de le citer largement : « Sait-on que les programmes officiels appliqués jusqu’en 1965, malgré quelques modifications de détails en 1923, dataient de 1882. Ils proposaient par exemple des alignements au moyen de cubes, briques,… et "essais de copie" de ces combinaisons pour la première Section enfantine ! ainsi que "la copie d’objets usuels très simples" et des croquis de tout genre ! Le dessin libre devait être fait hors de la classe ! Les arrangements décoratifs élémentaires : bordures, carrelages, étaient ornés de motifs géométriques simples et de feuille de marronnier, d’acacia et ombelle. Au Cours élémentaire, les objets à copier "sont placés sous les yeux des élèves" ! En fait, l’essentiel se résume simplement à ceci : dessin d’après modèle (y compris modèle vivant vêtu au Cours supérieur) ; arrangements décoratifs, dessins géométriques. L’imagination peut se développer "librement" hors de classe "par les illustrations des devoirs". Et de nombreux adultes de nos générations ont acquis des notions d’art sur ces bases ! […] Au certificat d’études primaires, une épreuve artistique de 40 minutes, durant des années, consista en une "nature morte" ou 234 Op. cit., p. 6. Respectivement pédagogue, inspecteur de l'Education nationale, président du Groupe français d'éducation nouvelle, et artiste plasticien, professeur de dessin, secrétaire général de l’Union des arts plastiques. 235 372 "Géométral" du type : savon de Marseille, seau, boîte à craie, dictionnaire, corbeille à papier… ! ou le chapeau de l’inspecteur ! »236 Un enseignement académique de l’art On le voit, l’académisme reste le maître mot dans un enseignement où l’imaginaire et la créativité (terme d’ailleurs tardivement inventé237) n’ont pas leur place. L’école dispense un savoir-faire, valorise l’application et la minutie, mais en n’associant pas dessin et expression, elle fait de la discipline une tâche rébarbative. Ainsi inculquée aux enfants, malléables autant que réceptifs, l’approche artistique s’en trouve dangereusement amoindrie. Comment ces futurs adultes peuvent-ils alors envisager que les débordements de couleurs, les déstructurations de la forme, l’abandon de la copie, en somme, puissent procurer une honnête délectation ? Le patrimoine se trouve ainsi bien gardé ! Impossible pour les artistes d’avant-garde et leurs défenseurs d’y trouver leurs comptes. Fernand Léger, grand pourfendeur de la Renaissance stigmatise cet enseignement conformiste : « Tout dépend donc de l’éducation ; et l’éducation, toute l’éducation faites dans les écoles, est mauvaise. Tous les maîtres disent : "Regardez la Renaissance, c’est le plus haut point qui ait été atteint ! C’est le progrès !" Tout le mal vient de cette affirmation. Il n’y a pas de progrès en art. »238 Reconnaissons la difficulté à trouver le juste équilibre entre l’apprentissage d’une discipline plastique et les ambitions de l’école qui restent pour l’essentiel de 236 Paris, 1971, pp. 122 à 125. Ainsi que l’expliquent Robert Gloton et Claude Clero après avoir cité Les Contradictions de la culture et de la pédagogie d’André de Peretti (1969) contenant ce terme : « Le dictionnaire connaît la création, le créateur, la créature – dans ses sens les plus spécialisés – mais c’est tout. L’inventaire des idées reçues est toujours instructif. Il témoigne ici du fait que la création n’a jamais été considérée que sous son aspect statique de chose créée ou tout au plus sous celui de l’acte en train de s’accomplir. Jamais jusqu’ici, semble-t-il, l’intérêt ne s’est porté sur l’aptitude à créer, sur les formes internes et externes qui poussent un homme à inventer et sur les conditions nécessaires à l’éclosion de l’œuvre – en un mot sur tout ce que recouvre le néologisme un peu barbare de "créativité". » Op. cit., p. 11. 237 373 former des citoyens dans une forte volonté d’égalité. De cette belle idée à celle de dompter toute personnalité, la marge s’avère étroite. Or la pratique d’une activité artistique parce qu’elle favorise le développement des individualités et incite même à l’originalité est longtemps perçue comme incompatible avec un programme qui tend à fabriquer de futurs bons citoyens. Quelques enseignants concernés pour une majorité d’incrédules Les arts à l’école peinent ainsi à entrer dans les programmes autrement qu’à très petites doses, presque par effraction, et relèvent plutôt du bon vouloir du maître ou de la maîtresse. Art d'aujourd'hui, dans ce cadre, a son rôle à jouer comme en témoigne le courrier ci-dessous : « Art d'aujourd'hui est irremplaçable pour nous instituteurs-artistes (ma femme est poète, moi-même peintre-graveur – nous nous occupons beaucoup d’Art à l’école également). Du fond de notre Bourgogne nous suivons avec beaucoup d’intérêt l’évolution de l’Art… jeune ! – Votre publication est un très précieux et fidèle messager. […] » André Bloc répond, conscient de la mission qui leur incombe et la déléguant à ces deux lecteurs : « […] Nous poursuivons un effort très difficile dans l’espoir de réveiller un peu le public de notre pays qui, d’une manière générale, ne s’intéresse pas suffisamment à l’évolution de notre Art contemporain. En province, particulièrement, la situation n’est pas brillante et cela fait toujours un grand plaisir de constater que des personnes, comme vous, pensent à faire apprécier l’art présent. 238 "L’Art et le peuple (1946)" dans Fonctions de la peinture, op. cit., p. 249. 374 Vous pouvez beaucoup en agissant sur vos élèves, qui, nous en sommes persuadés, s’intéresseront très vite à notre Art Moderne. Il suffit d’essayer de leur faire comprendre. »239 De même, dans le dernier numéro de la revue, la lettre d’un inconditionnel est citée. Ce dernier, instituteur lui aussi, loue les mérites des éditions d’Art d'aujourd'hui en tant qu’instrument de promotion auprès des autres enseignants : « Car je fais du prosélytisme autant que je peux. A chacune des réunions où je présente l’art à l’école – on m’a repris à cause de mes goûts plastiques la fonction de délégué départemental, etc… Je ne manque pas d’exhiber Témoignages [pour l’art abstrait] – on ne dira jamais assez de bien des sérigraphies – et de proclamer à mes collègues déformés par un enseignement stupide que mes élèves, petits paysans abrupts, aimaient, ressentaient ! »240 Robert Gloton et Claude Clero dénoncent de même, quelque dix-sept ans plus tard, une incompréhension de nombre d’enseignants pour l’art de leur époque, leurs connaissances s’arrêtant plus ou moins à l’impressionnisme, ce qui engendre un « mépris assez étonnant pour la créativité »241. De l’art vu comme un patrimoine à préserver et à transmettre, il découle une impossibilité à détecter l’intérêt pour l’enseignement général d'une plus grande considération de la pratique artistique : « Reconnaître que l’activité créatrice de l’artiste enrichit l’humanité est une évidence. Mais il est rare, même parmi les enseignants, qu’on se rende compte à quel point à l’école toute réalisation personnelle originale d’un enfant accroît la richesse culturelle du groupe et augmente d’autant son pouvoir d’auto-éducation. Cette seule remarque suffirait pour justifier une pédagogie de l’activité créatrice. »242 239 Pour cet échange de courriers : Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, fonds Art d'aujourd'hui. 240 ème ème Dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°8, décembre 1954, 3 de couverture. 241 Op. cit., p. 116. 242 Robert Gloton et Claude Clero, op. cit, p. 23. 375 Un apprentissage bénéfique aux autres enseignements Et pourtant, dès l’après-guerre, dans l’élan de la croyance en les bienfaits de l’art pour la société, Jean Guéhenno est missionné pour vanter la culture auprès du ministère de l’Education. Chaque gouvernement s‘accorde à en reconnaître l’importance mais les moyens manquent et les bonnes volontés s’essoufflent face à l’ampleur de la tâche. Perçu comme exacerbant les personnalités au préjudice de l'égalité entre élèves, l’apport de la culture est bientôt considéré comme un facteur rétablissant cette égalité en limitant l’écart entre les milieux culturels. La multitude des enfants qui franchissent les portails des écoles, collèges et lycées fait se côtoyer des individus de toutes origines géographiques, sociales et culturelles. Deux constats apparaissent : d’une part presque immanquablement, ceux qui accèdent aux plus hautes études ont été très tôt en contact avec un univers culturel dense. D’autre part la culture s’acquiert plus aisément par une pratique créative. Une confrontation régulière avec l’art permet de l’appréhender sensiblement et non pas comme un savoir. Cette intelligence sensible sert à l’individu jusque dans son apprentissage scolaire. Un échange très constructif s’établit : l’école laisse dans ses programmes une place à l’art qui lui même favorise les acquisitions fondamentales. Cet argument est avancé aujourd’hui pour convaincre les réticents. On le retrouve dans plusieurs allocutions du séminaire national Education artistique et culturelle qui s’est tenu en janvier 2007 à Paris. Parmi les intervenants, Bruno Racine, alors Président du Centre Pompidou et du Haut Conseil de l’Education artistique et culturelle, insiste sur les liens entre musique et mathématiques, théâtre et expression orale ou encore sur les bienfaits du chant pour l’apprentissage d’une langue étrangère et sur le gain d’autonomie des élèves dans l’élaboration d’un projet culturel de groupe. Il distingue : « L’éducation à l’art (c’est-à-dire ce bagage culturel que tout un chacun doit avoir) et l’éducation par l’art ou par les arts (c’est-à-dire en quoi les disciplines artistiques contribuent à l’éducation en 376 général et à la construction de compétences qui sont nécessaires pour chacun). »243 Une visite au musée dont le contenu est directement lié à celui d’un cours permet non seulement d’illustrer de manière vivante le propos de l’enseignant mais en offre aussi aux élèves une meilleure appréhension car l’approche des objets, artistiques ou non, fait appel à des démarches intellectuelles complémentaires de celles de la classe. Alors que l’enseignement privilégie la perception, la concentration et la mémoire auditives, le musée sollicite la vue voire le toucher. De plus, quand l’école demande d’apprendre et travaille sur les acquisitions, le musée propose l’expérimentation, l’observation et favorise le dialogue. Quand l’école apporte la connaissance par le déroulement de la parole et de l’écrit – allant de la partie vers le tout–, l’œuvre d’art expose le tout et invite à en détailler les parties. Le contexte de sortie en dehors de l’enceinte de l’école jouant son rôle attractif, catalyse ces spécificités et peut favoriser les apprentissages notamment chez les enfants en difficulté. La complémentarité entre école et musée s’avère être, en fait, physiologique : la première développe l’hémisphère gauche du cerveau, siège de l’objectivité, du savoir et de l’intelligence cognitive quand le second sollicite l’hémisphère droit où se logent l’émotion, la créativité et l’intuition244. Il apparaît nécessaire au bon développement de l’enfant, d’entretenir ces deux pôles. Or l’enseignement des matières générales se prête mal à des méthodes pédagogiques ouvertes sur l’affect ; ce que les œuvres d’art permettent aisément parce que s’adressant de fait à l’émotion et à l’affectivité. Cet enrichissement personnel par l’art ne peut s’opérer que grâce à un véritable travail de médiation en bonne intelligence avec les enseignants, bien au-delà d’une simple visite guidée dont l’approche reste similaire à celle que les élèves reçoivent en cours. 243 "Enjeux de l’éducation artistique pour le devenir de l’école et de ses élèves, évolution des politiques publiques en matière d’aménagement culturel" dans les actes Education artistique et culturelle, p. 16 (disponible en ligne). 244 Toutes ces notions sont abordées par Michel Allard "Le Musée, agent de changement en éducation" dans Les Musées en mouvement, Bruxelles, 2000, pp. 125 à 128. 377 Une difficile entente entre deux ministères Puisque l’art est bénéfique aux autres enseignements, à la construction de la personnalité, à la compréhension de l’altérité, et in fine, à l’élaboration de la citoyenneté, l’institutionnalisation de l’art à l’école ne cesse d’être annoncée et des programmes, d’être rédigés. Chaque gouvernement cherche à y laisser son empreinte comme les présidents signent leurs grands travaux. Pourtant, depuis la création du ministère des Affaires culturelles, les mesures en faveur de l’art à l’école achoppent sur la difficile entente entre la Culture et l’Education – un héritage d’André Malraux qui fait se distinguer clairement les deux missions en ne favorisant pas leur alliance. Ainsi, quand le ministre des Affaires culturelles défend son premier budget au Sénat le 8 décembre 1959, il s’exprime en ces termes : « L’Education enseigne… Il appartient à l’université de faire connaître Racine, il appartient seulement à ceux qui jouent des pièces de les faire aimer… La connaissance est à l’université, l’amour, peut-être, est à nous. »245 Quand l’éducation artistique obligatoire cible l’ensemble des enfants – soit un objectif premier de quantité –, l’action culturelle, elle, vise des événements, des moments forts de rencontres et des actions remarquables – soit avant tout des ambitions de qualité. On voit la difficulté à amener l’excellence ou, du moins, l’exceptionnel à portée de tous. Et pourtant, n’est-on pas plus assuré qu’un enfant d’ouvrier mette les pieds à l’école plutôt que dans une des maisons de la culture voulues par Malraux ? A la fin des années soixante, la nécessité d’acquérir un bagage culturel au cours de sa scolarité est une chose entendue. Des heures sont libérées sur les emplois du temps de l’école élémentaire durant lesquelles les enfants pratiquent une activité artistique (avec les réserves énoncées dans l’ouvrage de Robert Gloton et Claude Clero). Ce qui intéresse ici, c’est la remise en question de la puissance évocatrice de l’art qui prévaut alors au ministère des Affaires culturelles : la seule mise en contact avec la création suffit à la délectation, nul besoin de 245 Cité dans Pascale Lismonde, Les Arts à l’école, Le Plan de Jack Lang et Catherine Tasca, Paris, 2002, p. 24. 378 médiation. L’école opère, elle, un va et vient entre la pratique comme moyen d’approcher la contemplation et la mise en perspective d’une histoire culturelle qui valorise le geste créatif. La pratique devient une amorce à la théorie. C’est un pas vers l’art et la culture. Pascal Ory qui diagnostique une « société scolarisée » 246 – puisque pour la fin des années quatre-vingts, les Français passent un quart de leur vie à l’école – en constate l’influence sur les ventes de livres et de périodiques à caractère encyclopédique. On peut alors envisager que l’économie culturelle tendrait à se développer si l’école elle-même devenait plus culturelle. L’offre dans ce domaine a considérablement augmenté en France ce qui incite à promouvoir une approche pédagogique de l’art… ne serait-ce que par souci de rentabilité : quelle serait l’utilité d’équipements ou d’événements de grande ampleur pour un public indifférent voire absent ? L’incidence sur l’économie de la culture en général d’une fréquentation de l’art précoce et régulière paraît logique mais il faut sûrement un contact bien plus assidu avec la création pour que découle, comme le pronostique Léon Degand, un lien direct entre l’enseignement de l’art à l’école et le désir de collection. Pour qu’une répercussion directe sur les finances des artistes soit sensible, un grand pas reste encore à franchir ! On remarque bien davantage, depuis les années soixante, une institutionnalisation des artistes rémunérés pour intervenir dans les écoles et collèges. Une sorte de second métier qui les maintient dans le domaine artistique. Ce système de subvention connaît ses limites comme tous les autres et présente les mêmes restrictions dans le choix des artistes que le 1%. Néanmoins, les innombrables expériences entreprises en milieu scolaire aujourd’hui indiquent que l’art pose quelques jalons à l’école. Certes cela s’opère dans un rapport ambivalent : inscrit dans les programmes pour le primaire et le collège tout en conservant des airs d’école buissonnière, obligatoire mais sans formation spécifique pour les enseignants. Quelque peu dépourvus, ne pouvant s’improviser historiens des arts ou artistes, ils bénéficient cependant d’un important réseau de documentation, le Scéren – Service pour la culture, les éditions et les ressources pour l’Education nationale – au catalogue dense et varié dans ses 246 Dans L’Aventure culturelle française, 1945-1989, Paris, 1989, p. 98. 379 approches, ses thèmes et ses supports de diffusion. L’Internet est devenu également un outil de pédagogie où les institutions culturelles mettent à leur disposition des ressources en ligne pour préparer une visite avec la classe ou au contraire pallier le manque de musée, pour travailler à l’école à partir de documents à imprimer ou à projeter. Depuis 1983 des artistes peuvent pénétrer dans l’école pour des actions ponctuelles ou au long cours, ou même pour y entreprendre des résidences ; on voit s’installer des galeries d’art dans les établissements scolaires grâce à des partenariats étroits avec les FRAC, les artothèques, etc. Les classes culturelles, quant à elles, travaillent toute l’année dans un domaine – le patrimoine, le cinéma, les arts plastiques, la musique, etc. Une mise en place périlleuse Reste que les objectifs à atteindre demeurent flous et évoluent voire se contredisent d’un programme à un autre, ce qui ne permet pas d’asseoir le statut des arts dans l‘école. Entre la volonté d’un enseignement de connaissances culturelles qui souderaient un socle commun, le maintien d’une régularité dans l’apprentissage sans en faire une discipline spécifique et la faveur donnée aux rencontres avec les artistes, les réformes se succèdent. Est-il réellement nécessaire d’entretenir une cohérence d’année en année ? Ne faut-il pas, surtout, qu’il y ait de la ferveur, de l’élan, du plaisir et de l’intérêt de la part de l’enseignant et de sa classe ? N’est-ce pas plutôt ce goût-là qui peut se propager du maître jusqu’à ses élèves et les rendre curieux ? N’est-ce pas la curiosité, le souvenir d’une émotion originelle, qui peut décider d’une vie tournée vers l’art ? Les projets ambitieux restent limités au regard des douze millions cinq cent quatre-vingt-quinze milles six cents quatre-vingt-deux (12 595 682) enfants scolarisés en France247 et les institutions culturelles demeurent le principal interlocuteur des enseignants. Elles peinent, dans les faits, à accomplir leur mission comme elles l’entendent. Certains directeurs de musée se montrent sceptiques quant 247 Chiffre du ministère du l'Education nationale pour l'année scolaire 2007-2008 comprenant les 380 à l’impact des sorties scolaires au musée. Ils rappellent toutes les contingences matérielles notamment les horaires du bus et ceux du temps scolaire, mais aussi l’impossibilité de connaître les desseins de l’enseignant dans sa démarche vers le musée depuis un investissement profond jusqu’à la sortie prétexte. Que se passe-t-il dans la classe avant et après ? Comment les enfants eux-mêmes, ce public dit « captif », vivent-ils ces sorties scolaires ? Il y a une évidente tranquillité pour le musée à recevoir les scolaires car cela alimente leurs indispensables statistiques. Le risque est d’entraîner une inévitable paresse là où il faut sans cesse se renouveler et se questionner, aller chercher partenariats et conventions avec des associations, des centres de loisirs, des étudiants spécialisés, organiser des projets ciblés, surprendre. Depuis les années soixante-dix, en effet, le recul pris sur la mission éducative du musée montre que le public individuel n’a toujours pas sensiblement évolué. « J’aimerais que le musée devienne plus artistique et moins pédagogique. Parce qu’à force de faire de la pédagogie, le musée finit par devenir l’école dans la tête des enfants. Je préfère donc que l’enfant conserve un souvenir personnel d’une œuvre même s’il n’a rien compris. »248 c. La place des publics dans les musées d’art moderne et contemporain « Si le critique n’admire jamais, le public, lui, a soif d’aimer, d’adorer avant même de connaître. Il ne se fait pas prier deux fois pour voir ce qu’on lui annonce comme beau ou comme célèbre. Il y court les yeux fermés et revient ébloui. Jamais las d’être ému. Le moindre guide lui paraît prodigieux et il écoute bouche bée. Cet innocent aura les mains pleines et les plus pures joies. »249 écoliers, les collégiens, les lycéens et les apprentis. 248 Françoise Cohen, entretien réalisé le 13 février 2006. 249 ème "Le Commerce de l’art" dans Art d'aujourd'hui, 5 série, n°7, novembre 1954, p. 17. 381 C’est en ces termes, aux connotations bibliques, que Michel Seuphor évoque le public, assemblée candide avide de beauté plastique et de commentaires savants. Un public idéal, en somme, qu’il ne s’agirait pas de convaincre mais seulement d’instruire. Un public présent, également, visiteur des musées et des expositions. Une histoire de l’accueil des publics On trouve les mêmes descriptions lorsqu'après la Révolution française des salles du Louvre sont ouvertes au public, restituant en quelque sorte les collections royales au peuple en 1793, sous forme du Museum central. Le « Florilège » de Jean Galard250 sur les visiteurs du Louvre contient de nombreux commentaires sur le public du musée qui se presse en masse, populaire, pour se délecter des chefsd’œuvre qui y sont conservés. Le Louvre du XIXème siècle reste un endroit très fréquenté et très apprécié de la classe populaire, ce qu’admirent les correspondants étrangers. Dès cette époque, la différenciation est marquée entre amateurs d’art et néophytes. Se pose, dans l’élan de la Révolution et des idées d’égalité, la question de la médiation et l’on agence pour cela les œuvres différemment selon le public auquel on s’adresse, optant pour le classement et la clarté à l’attention des érudits, et pour la balade contemplative et désordonnée pour les novices. Une politique culturelle qui étonne aujourd’hui où l’on opte plus volontiers pour le contraire : « l’édification » pour les connaisseurs 251 encyclopédique : un lieu d’éducation » et « un musée savant, exhaustif, pour les autres. Le matériel de médiation mis en place au XIXème siècle se cantonne aux cartels (nom de l’artiste et sujet de l’œuvre) ; ce que Roland Recht qualifie de « degré zéro du commentaire »252. Il poursuit son analyse des grandes étapes de l’instauration du commentaire dans les musées d’art en mentionnant l’initiative que prit le musée de Berlin vers 1830, de faire appel à des spécialistes de l’art pour réfléchir à la mise en valeur des collections 250 Visiteurs du Louvre, un florilège cité par Claude Fourteau, "La Politique des publics au Louvre" dans Publics et projets culturels : un enjeu des musées en Europe, Paris, 2000, p. 240. 251 Yves Michaud, L’Artiste et les commissaires, Nîmes, 1989, p. 183. 252 Roland Recht, "De l’œuvre-langage au trop de commentaire ?", L’Art peut-il se passer de 382 royales. Afin d’éduquer le public, un travail de balisage du bon goût est envisagé auquel doivent s’ajouter des salles plus spécifiques réservées aux chercheurs et aux initiés puisque présentant des pièces jugées mineures. Une différenciation est faite ici entre la contemplation, là encore ménagée pour les béotiens, et la valeur documentaire d’une œuvre laquelle est laissée à la vue du public uniquement dans ce but. Ces accrochages se trouvent accompagnés d’indications sommaires (artistes et sujets) afin, comme le cite Roland Recht, d’« éviter aux visiteurs les moins fortunés d’acquérir le catalogue »253 Enfin, c’est avec l’importante exposition La Vie et l’œuvre de Van Gogh qui s’est déroulée durant l’Exposition internationale des Arts et des Techniques de 1937, que René Huyghe introduit l’idée que l’art peut être accompagné de documentations. S’inspirant de l’important travail de Georges Henri Rivière sur la muséographie en ethnographie, il inscrit dans le parcours de l’exposition, non sans heurter l’assistance, des documents qui viennent commenter les œuvres : les pérégrinations de l'artiste sont visualisées par des cartes, des passages de sa correspondance sont cités, des tableaux sont détaillés sur des panneaux, etc. Au-delà d’une nouvelle conception de l’exposition, cet événement indique aussi que des œuvres – incontestablement – majeures peuvent être considérées aussi comme des indices, des indications de la vie d’un artiste, de son parcours. De l’œuvre documentée à l’œuvre-document, les deux points de vue s’alternent et se complètent selon l’angle que privilégie le visiteur. Avant le commentaire écrit, les responsables des musées se sont intéressés au commentaire oral, préoccupation bien compréhensible dans une société majoritairement analphabète. Au XVIIème siècle les Salons peuvent ainsi être visités avec un conférencier qui n’était autre qu’un artiste de l’Académie. Il faut attendre la période de l’après Seconde Guerre mondiale et ses soucis d’œuvrer en faveur d’une accessibilité de l’art au plus grand nombre, pour revoir des guides. Cette fois, les visites-conférences des musées nationaux sont assurées de manière tout à fait logique par des personnes formées à l’Ecole du Louvre. Le commentaire oral s’élabore ainsi d’une façon plus scientifique. Aujourd'hui, et ce depuis la fin des années soixante-dix, les conférenciers sont devenus des médiateurs et ils diversifient commentaire(s) ?, Val de Marne, 2006, p. 16. 383 leur pratique par des activités plus participatives : ateliers, contes, visites tactiles pour non-voyants, etc. Avec Pierre Bourdieu, une prise de conscience déterminante La prise de conscience a lieu avec le résultat des sondages d’opinion et enquêtes menés pour Pierre Bourdieu qui publie L‘Amour de l’art. Les musées et leur public en 1966. On y découvre que les visiteurs ne se conduisent pas de la même manière selon leur âge, leur sexe, leur origine géographique, et surtout leur milieu social et leur niveau d’études. Ce livre, dont le titre considère pourtant encore le public au singulier, fait prendre conscience des inégalités qu’engendre l’institution culturelle ; comme si les pratiques culturelles ne faisaient qu’entériner une situation sociale. Il en découle la nécessité d’une pédagogie à l’intention des visiteurs. Besoin d’autant plus impérieux que l’offre muséale augmente tout comme le niveau d’étude, ce qui engendre une fréquentation plus soutenue des expositions. Il faut toutefois reconnaître que plus qu’une démocratisation de la culture, on a affaire à un renforcement des habitudes des initiés. Il est intéressant de noter, ainsi que le fait Laurent Gervereau254, qu’après guerre, en 1946, est créé à l’Unesco le Conseil international des musées (ICOM) qui encourage les échanges culturels entre pays pour tendre vers une plus grande connaissance et compréhension des civilisations étrangères. Ce souci éloigne du caractère nationaliste qui jusque-là imprégnait les musées. L’on favorisait l’accession du peuple aux collections royales puis républicaines afin d’en faire comprendre l’importance et, partant, de célébrer la puissance du pays ; de là ne pouvait découler qu’un sentiment de fierté patriotique. Aujourd’hui ouvertement touristique, populaire, massive, l’approche du musée a changé. Les équipements doivent être revus à l’aune de cette mutation qui transforme le temple de la culture en un espace pluridisciplinaire englobé dans la sphère des loisirs. Le musée élargit de fait sa périphérie, dilate son propos, prend en compte des formes créatives de plus en plus 253 Ibid. 384 variées dans la nature et dans la hiérarchie des arts. Et c’est peut-être finalement la définition même du musée qui évolue. Evolution de la définition du musée Résultat d’une volonté encyclopédique et nationaliste, le musée s’est longtemps contenté d’être, avant tout, un lieu où entreposer les œuvres et les montrer. Dans le meilleur des cas, le manque de logique qui ordonnait le musée conférait à certains d’entre eux charme et fantaisie, attribuant de fait un certain mystère aux œuvres et favorisant les appropriations personnelles multiples ; un « musée où vagabonder » comme le qualifie Yves Michaud255. Un regard sur les définitions du musée exprimées à l’échelle mondiale par l’ICOM256, permet d’en envisager les évolutions au moins dans la manière de penser ce lieu, ses actions, ses devoirs. Etant donnée l’ampleur de la tâche, on comprend que ces définitions restent très – voire trop – ouvertes. Ainsi, à sa fondation en 1946, l’ICOM délimite les statuts du musée à la conservation et à la présentation au public, élargissant cependant la définition aux objets vivants : « Le mot "musée" désigne toutes les collections de documents artistiques, techniques, scientifiques, historiques ou archéologiques ouvertes au public, y compris les jardins zoologiques et botaniques, mais à l'exclusion des bibliothèques, exception faite de celles qui entretiennent en permanence des salles d’exposition. » En 1951, une deuxième définition est présentée, elle inclut les besoins du public – délectation et éducation – : « 1. Le mot musée désigne ici tout établissement permanent, administré dans l'intérêt général en vue de conserver, étudier, mettre en valeur par des moyens divers et essentiellement exposer pour la délectation et l'éducation du public un ensemble d'éléments de 254 Dans Vous avez dit musées ?, Paris, 2006, p. 54. Dans L’Artiste et les commissaires, op. cit., p. 183. 256 Ces textes se trouvent sur le site Web de l’ICOM : http://icom.museum/hist_def_fr.html 255 385 valeur culturelle : collections d'objets artistiques, historiques scientifiques et techniques, jardins botaniques et zoologiques, aquariums. 2. Seront assimilés à des musées les bibliothèques publiques et les centres d'archives qui entretiennent en permanence des salles d'exposition. » La préoccupation première reste néanmoins de circonscrire l’ensemble des institutions pouvant être considérées comme un musée. Par conséquence, en 1961, la définition est sensiblement simplifiée voire imprécise : « L'ICOM reconnaît la qualité de musée à toute institution qui présente des ensembles de biens culturels à des fins de conservation, d'étude, d'éducation et de délectation. » Puis, en 1974, insistance est faite sur l’inscription sociale du musée tout en préservant le quatuor « conservation, études, éducation et délectation ». Seulement, la conservation n’est pas ici considérée comme une fin en soi mais comme une des étapes du fonctionnement du musée – acquérir, conserver, communiquer – cela en vue de servir à des publics multiples puisqu’à des fins d’études (étudiants, chercheurs), d’éducation (étudiants, scolaires, enseignants, amateurs, néophytes) et de délectation – on peut espérer ici additionner tous les publics : « Le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, et qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l'homme et de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique et notamment les expose à des fins d'études, d'éducation et de délectation. » Cette définition est reprise en 1989, 1995 et en 2001 avec seulement des précisions typologiques dans les alinéas qui font suite. Enfin, aujourd’hui (2007) s’ajoute une autre dimension, celle de la nature des objets exposés qui prennent les termes génériques de « patrimoine matériel et immatériel » afin de répondre, on le suppose, aux différentes formes d’art, dont l’art conceptuel, ainsi qu’à l’impact de l’Internet et du virtuel, dans la société contemporaine : « Le musée est une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui 386 acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation. » On retient que l’acception du musée étant très large, puisque s’étendant au parc zoologique et au jardin botanique, à aucun moment n’est évoquée l’idée d’aide apportée aux artistes. Il semble difficile de comparer ces définitions avec la nomenclature publiée dans Art d'aujourd'hui257 tant les musées ont évolué et leur impact culturel et économique est devenu prépondérant. Il faut donc se rapprocher du sujet : le musée d’art moderne et contemporain en France. La Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France fait mention, dès l’article premier, non seulement de « l’éducation » mais aussi du « plaisir du public ». Ces aspects doivent être pris en compte dès la conception du musée puisqu’ils constituent un des buts de l’exposition de la collection : « Est considérée comme musée, au sens de la présente loi, toute collection permanente composée de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et organisée en vue de la connaissance, de l'éducation et du plaisir du public. » Le deuxième article se fait plus précis sur les devoirs des musées qui, au nombre de quatre, s’orientent vers les publics – depuis le plus large en b) jusqu’au plus spécialisé en d) – dans trois des locutions : « Les musées de France ont pour missions permanentes de : a) Conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ; b) Rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; c) Concevoir et mettre en oeuvre des actions d'éducation et de diffusion visant à assurer l'égal accès de tous à la culture ; d) Contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu'à leur diffusion. » 257 ème "Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics", 5 Voir annexes, p. XI. série, n°8, décembre 1954, p. 2. 387 Enfin, l’article sept précise les impératifs de tarifs bas et l’exonération pour les mineurs des droits d’entrée aux collections, ainsi que de la nécessité pour les musées de France de posséder, seul ou à plusieurs, « un service ayant en charge les actions d'accueil des publics, de diffusion, d'animation et de médiation culturelles. Ces actions sont assurées par des personnels qualifiés. » Le musée ne se limite plus du tout au lieu où seuls la conservation et le stockage des œuvres comptent même si ces fonctions priment sur les autres. Et même Roland Arpin, riche de sa longue expérience de l’institution culturelle au Québec, propose sa propre définition en 1992 dans le cadre de l’ICOM qui place la question des publics comme centrale : « Le musée est une institution socioculturelle enracinée dans la cité, qui offre l’accès à la richesse de l’histoire sous ses nombreuses formes et qui contribue à développer l’intelligence et le cœur de ses publics qui sont sa première raison d’être. »258 Le musée doit remplir la mission éducative auprès des uns, tout en préservant l’état contemplatif des autres, sans négliger les entreprises à destination des touristes. L’enjeu reste donc de trouver le juste équilibre entre échapper à l’élitisme des chercheurs tout en maintenant la permanence d’un discours scientifique qui fait la raison d’être du lieu. Les risques de dérives La condition minimum qui accorde toutes les définitions, reste la possession d’une collection259 ; cette collection doit alors être mise en valeur par les conservateurs qui lui donnent une signification et l’explicitent. Cette phase 258 Citée dans "La Révolution tranquille des musées" dans Les Musées en mouvement, Bruxelles, 2000, p. 36. 259 Même si, à l’heure actuelle la plus-value apportée à une ville par la construction de son propre musée pousse des communes à se doter d’un beau bâtiment et à ne se préoccuper qu’ensuite d’en constituer une collection par des dépôts, des prêts, des donations, etc. 388 d’échanges n’est pas la tâche la plus aisée à entreprendre car il est impossible d’envisager le public dans la diversité de ses attentes et de ses compréhensions mais ce n’est pas, non plus, la moins captivante ! Elle ne peut être négligée car elle est un dû de l’institution muséale fonctionnant grâce à l’argent public et conservant les biens acquis par l’Etat et propriété de la nation. Elle constitue, par ailleurs, un travail très enrichissant pour les chercheurs eux-mêmes trop souvent cantonnés aux publications scientifiques, colloques et laboratoires. Mais il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui, les expériences en matière de médiation sont nombreuses et que la critique opère un retournement à cent quatre-vingt degrés : on craint l’abandon progressif du discours scientifique et savant au bénéfice du divertissement. La pression de la société de loisir et l’injonction de rentabilité laissent présager aux plus pessimistes observateurs un glissement vers le parc d’attractions ! Sans aller jusqu’à cette vision excessive, on retrouve souvent cette même constatation : le « temple » s’est transformé en « forum ». Plus radical, Laurent Gervereau diagnostique une mutation des « muséesinventaires » en « musées-démonstrations »260 qui relèguent leur collection et leur mission scientifique au second plan sous le coup de l’impératif événementiel. Or les différentes définitions du musée indiquent que c’est dans l’articulation entre « conservation, études, éducations et délectation » que le musée existe. Par ailleurs, la pratique du musée a changé aussi pour le visiteur. Il va au musée pour faire une sortie – culturelle, certes – mais en l’inscrivant bien souvent plus dans une démarche de loisir que pour son seul enrichissement. Cela engendre des attentes différentes par rapport au musée, ludiques notamment. Les équipements s’y adaptent par l’ajout de restaurants et de boutiques ; la manière de communiquer aussi, qui privilégie des affiches attrayantes et du matériel didactiques à l’entrée ou dans les salles. Même l’approche du travail scientifique s’en trouve modifiée : il n’est plus considéré comme un savoir à assimiler mais à discuter, à s’approprier. L’important étant que chacun, quel que soit son bagage culturel et émotionnel, ne soit plus tout à fait le même en sortant du musée, qu’il ait acquis quelque chose, ressenti une émotion, réfléchi, infléchi une certitude, bref, qu’il y ait un avant et un après la visite. 260 Op. cit., p. 15. 389 Par conséquent, non seulement le musée doit attirer les publics dans ses murs mais encore doit-il réussir à en toucher le plus possible une fois entrés, et les engager, aussi, à revenir. Pour cela, il doit inventer des événements, diversifier ses approches, ses propositions, accueillir ponctuellement d’autres formes de créations comme le spectacle vivant afin de donner vie aux collections, d’en proposer d’autres regards – et ainsi ne pas faire du musée le lieu d’une collection immuable et des certitudes. La tendance en art contemporain depuis plusieurs années joue de l’esprit participatif de la création. A cet égard, le Château d’Oiron, dans les deux-Sèvres, est le parangon de cet art relationnel avec notamment le repas annuel du 30 juin qui rassemble les cent cinquante Oironais possédant leur propre service de table sur un projet de Raoul Marek261. Ou encore Les Écoliers d’Oiron de Christian Boltanski qui recense à chaque rentrée depuis 1993 les photographies des enfants de l’école. Le musée devient ici un lieu de vie dans lequel les citoyens ont leurs marques, leurs repères et même une partie de leur vie. C’est un cas un peu extrême de la prise en compte des publics qui s’explique par la volonté d’inscrire un lieu d’art actuel dans une commune de moins de mille habitants et de ne pas en faire un objet culturel non identifié ou un point de repère touristique. Le musée doit-il aussi devenir un lieu de convivialité ? C’est une piste que certains préconisent pour rendre l’art plus accessible. Un endroit où l’on se retrouve, où le personnel d’accueil est disponible, où l’enfant et l’adulte vont chacun faire des activités (ateliers pratiques, contes, pour les uns, conférences, visites guidées, pour les autres) ou ensemble (en atelier ou pour des interventions diverses dans les salles). La liste des possibilités offertes par les musées – conjuguant apprentissage, enseignement, contemplation des œuvres, moments d’exception, dans et hors les murs de l’institution, cela dans une incroyable variété d’expériences – amène à penser que le musée devient un centre culturel. Très loin de supposer que l’on puisse aboutir à de telles comparaisons, Michel Seuphor établit plutôt le parallèle entre musée et cimetière, avouant ne pas être un grand « amateur de musées »262, il regrette de n’en trouver que de rares où il ait 261 En dehors de ce repas, le service de table est exposé en permanence au Château d’Oiron dans la salle à manger, et fait ainsi partie de l’œuvre La Salle du monde. 262 "Une demeure pour l’esprit" dans le dossier Musées d’art moderne de Aujourd'hui : art et 390 « senti dans l’atmosphère […] plus d’amour que d’esprit fonctionnaire. » Les musées d’art moderne qui sont critiqués dans les revues d’André Bloc ne le sont pas tant pour leur manque de didactisme et de médiation que par le manque de goût avec lequel ils sont gérés : « Un accrochage est une œuvre d’art en soi, et non pas la moins facile à réussir. Mais ce que l’on sait dans les galeries d’art semble être ignoré dans la plupart de nos musées. Evidemment, le but n’est pas le même. Dans le premier cas, il s’agit de vendre, ce qui oblige à envelopper ; dans le second cas, il s’agit d’éduquer, ce qui, apparemment, n’oblige à rien du tout. »263 De l’accrochage aux animations multimédia Effectivement, l’accrochage est le moyen de communication du conservateur ou du commissaire. Qu’il en ait conscience au non, tout est choix de sa part et tout fait sens aux yeux des publics. Que les raisons soient matérielles ou intellectuelles, l’absence d’une œuvre, son isolement ou son rapprochement avec d’autres émet des sens différents. S’ajoute aujourd’hui un questionnement sur le commentaire de l’œuvre depuis sa forme, sa longueur, sa nature même. Les moyens sont de plus en plus nombreux et variés, ils doivent pouvoir accompagner le néophyte sans perturber le plaisir de l’amateur : depuis les cartels et les textes inscrits sur les cimaises, les fiches disponibles dans les salles, le livret remis en début de parcours jusqu’aux audio-guides et aux diverses animations multimédias proposées en cours de visite dans des salles dédiées, jusqu’à des scénographies recherchées, véritables mises en scène des pièces. En dehors du musée, l’exposition se poursuit par le catalogue, les médias, les affiches, les conférences, les animations diverses, les produits mis en architecture, n°2, mars-avril 1955, p. 59. 263 Ibid. 391 vente (publications jeunesse, papeterie, vidéo, produits dérivés divers) et le site web d’une richesse inépuisable pour certains. Les musées ne peuvent, en effet, rester en dehors des nouvelles technologies qui sont des possibilités de communication efficaces et qui font partie du paysage quotidien de leurs visiteurs. Des moyens de technologie de pointe sont mis en place comme le flashcode, actuellement à l’essai à San Francisco, qui permet, en scannant un code barre à l’entrée d’un lieu (qui peut être dédié à la culture) avec son téléphone mobile, d’obtenir des renseignements dont, entre autres, des enregistrements audio. Cela inciterait les personnes à entrer dans le musée. Plus près de nous, le Louvre exploite ces nouveaux médias depuis un site web très développé qui propose notamment des animations en trois dimensions pour visiter des expositions fictives (permettant de réunir des œuvres sans les déplacer) mais aussi pour visualiser des reconstitutions de bâtiments d’après des vestiges conservés dans le musée : de quoi rendre le visiteur curieux et lui faire partager le travail scientifique de façon attractive sans être futile. De même, lors des visites, des guides multimédias individuels proposent en différentes langues : commentaires de conservateurs et commissaires du musée, orientation dans le Louvre, choix d’un parcours en fonction de son âge, de sa mobilité ou de ses intérêts, jeux pour les plus jeunes, etc. Le musée national d’Art moderne, quant à lui, compte sur ces nouveaux objets pour séduire le public adolescent. Une offre très étendue, donc, qui atteint le public dans sa pluralité et dans la diversité des moments (avant, pendant et après la visite). Ces moyens, nouveaux et classiques, aident à préparer ou poursuivre la visite sans surcharger le moment lui-même et favorisent, peut-être, une plus grande réceptivité aux œuvres. De la difficulté du commentaire Les choix dans les outils de médiation restent très ouverts ; pourtant ils ne font pas l’unanimité et des conservateurs maintiennent un niveau très exigeant et avouent préférer toucher profondément une seule personne plutôt que d’amener une foule dispersée entre les murs du musée. A l’opposé, d’autres glissent vers la valorisation sans mesure des cultures populaires. Enfin, certains optent pour un musée très didactique, voulant à tous prix que l’art s’adresse à tous. L’artiste 392 François Morellet compare les œuvres à des pique-niques et des auberges espagnoles dans lesquelles chacun amène ce qu’il a chez lui. Cela demande cependant, plus que des connaissances, le fait d’oser émettre un avis, ne serait-ce qu’à soi-même ; peu s’y hasardent. D’autant que l’art contemporain est par essence très perturbateur. La nature de ses œuvres ne ressemble à rien d’autre auparavant ; parfois, elles n’ont pas même d’existence matérielle. La tentation est grande, alors, pour les médiateurs, de mettre le doigt sur ce qu’il y a à regarder et la manière dont il faut l’appréhender. Le matériel pédagogique et les visites guidées possèdent ce défaut de séduire les personnes en quête de savoir264 mais de proposer finalement des prêts à penser ne déversant qu’une interprétation, certes savante mais univoque et induisant un intérêt moindre pour les déductions des auditeurs eux-mêmes (ce qui s'avère souvent vrai, d’ailleurs). Pour palier ces défauts, les médiateurs ont recours à divers stratagèmes comme des ateliers de pratique qui font retrouver les gestes de l’artiste afin de passer par le sensible plutôt que par la parole didactique. Ce retour vers l’artiste devient fréquent. Soit par la manipulation mimétique, soit par la mise en scène de son atelier, de ses habitudes, soit en divulguant des extraits d’entretiens (filmés, enregistrés ou écrits). Une manière de retourner à la source de la création qui serait alors peut-être la plus directe, la moins chargée de tous les filtres des différents critiques, commissaires, historiens et autres médiateurs. Par ses deux séries introspectives, "Le Passage de la ligne" et "L’Art et la manière", on comprend qu’Art d'aujourd'hui favorise cette perception sensible mais avec les réserves qu’impose le support même de l’imprimé qui ne peut présenter que des reproductions : « Les conversations de peintre à peintre, orales ou par correspondance, n’aident pas nécessairement à comprendre leur peinture – qu’il faut toujours avoir vue avant –, mais contribuent souvent à élargir notre horizon. »265 264 Soit le public « bouche bée » que vante Michel Seuphor avec "Le Commerce de l’art" dans Art d'aujourd'hui, op. cit. 265 ème Léon Degand, "Bibliographie pour comprendre la peinture" dans Art d'aujourd'hui, 2 série, n°2, novembre 1950, p. 17. Cette réflexion n’est pas sans nous rappeler celle de John-Franklin Koenig relevée le 23 mars 2000 à propos de la série "Écrits d’artiste" proposée par la revue Cimaise et finalement très peu suivie. La raison qu’il en donne se trouve être non pas les évidents problèmes 393 L’équipe du Musée d’Art Contemporain de Val-de-Marne s’appuie sur les paroles des artistes, diffusées sous forme d’entretiens filmés, pour accompagner les œuvres. Né de la volonté d’implanter l’art contemporain dans un quartier dit difficile, le MAC/VAL travaille sur un délicat équilibre : faire en sorte que le discours soustendant chaque accrochage soit clair mais sans envahir le lien que le visiteur va tisser avec les œuvres. Faire comprendre que tout le monde peut formuler un commentaire face à une œuvre. A chacun, donc, d’accomplir sa propre visite et de l’interpréter personnellement. Le grand effort de didactisme des animateurs d’Art d'aujourd'hui avait-il ce butlà ? C’est très probable. La place laissée aux illustrations, les encarts couleurs, les couvertures illustrées pleine page mènent à conclure que c’est un regard que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui veulent former, une curiosité qu’ils veulent susciter. Léon Degand n’entame-t-il pas sa "Bibliographie pour comprendre la peinture" par cette phrase, en exergue : « Il est bien entendu que la peinture ne s’enseigne pas. »266 Le commentaire sous toutes les formes doit donc être préparé avec beaucoup de soin. Mais il reste encore un écueil à prendre en compte : la condition même de la visite. L’économie de la culture est telle, mêlée à celle des loisirs, que l’on se presse au musée non pas individuellement mais en groupe : avec l’école, en voyages organisés, en associations, en clubs, etc. C’est donc dans une démarche qui n’est pas tout à fait volontariste que se font de nombreuses visites. Un guide ou des écouteurs (qui isolent la personne et l’empêchent de profiter des échanges favorisés par une visite en groupe), indiquent ce qu’il faut voir et ce qu’il faut en penser non pas à un individu qui fait la démarche de suivre une visite mais à un individu qui suit le mouvement d’un groupe. Philippe Dagen qui n’est pas tendre avec ces pratiques de l’ingénierie culturelle, incite à penser que ce trop plein aboutit aux mêmes effets logistiques à gérer des textes à récupérer dans un temps imparti mais qu’« il n’y a pas tellement d’artistes capables de dire des choses pertinentes sur leur travail. […] Je connais très peu d’artistes qui ont écrit sur l’art ou alors ils ont parlé d’eux-mêmes mais seulement dans de petits textes. » Il est vrai que la série de Cimaise est conçue comme une idée brillante devant éclairer le lecteur sur l’œuvre d’un artiste. De ce fait, chaque texte trahit leur volonté de tout exprimer dans les quelques feuillets qui leur sont impartis. 266 Ibid. 394 que les manquements dénoncés par Art d'aujourd'hui en 1954267 quand le comité dénonçait un « manque de véritable amour pour les œuvres exposées » : « Ces pratiques […] prennent les œuvres en otage. Elles humilient les artistes à titre posthume. Elles n’ont rien de commun avec la création. »268 D’un côté on ne respecte ni œuvres ni artistes, de l’autre, on formate les visiteurs. Si créateurs et créations permettent d’« élargir notre horizon »269, de penser par nous-mêmes, d’avoir des réflexions qu’il ne nous est guère permis d’avoir dans le quotidien, les voilà rabattues par un discours obligé. Les grandes expositions d’ampleur nationale où les foules se pressent de toutes régions voire de toutes nationalités accentuent ce phénomène d’uniformisation. Lui-même encore intensifié quand ces événements sont itinérants270, divulguant un même discours que ce soit au Grand Palais à Paris, dans un musée de province ou n’importe où dans le monde. Ainsi, pour une grande majorité des lieux d’exposition, les incuries décrites dans Art d'aujourd'hui ne sont qu’un très lointain passé. Mais ont-ils réussi à démocratiser l’art sans le massifier lui et son public ? L’impulsion donnée par les artistes – qui à travers leurs œuvres pensent, prennent des risques, exposent des idées – pour faire entendre autre chose qu’une pensée unique ne s’étiole-t-elle pas, étouffée par souci de didactisme ? Le visiteur ne doit pas être guidé comme un esprit paresseux mais être mis en confiance pour rester actif. Les recherches sur le sujet sont innombrables, depuis la rédaction du cartel, le nombre limité de caractères qu’il doit contenir pour ne pas décourager le visiteur de le lire sans, non plus, trop l’absorber ; une visite d’exposition ne peut se résumer à la lecture d’une succession de carrés de contrecollé de quelques centimètres carrés ! La tâche n’est pas simple : quel que soit le média utilisé, du plus simple au plus sophistiqué, il faut apporter une information courte, ouverte mais nécessaire, puis donner l’envie au lecteur de prendre ou reprendre le recul indispensable à la contemplation de la seule cause du 267 Dans "Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics", op. cit. Dans La Haine de l’art, op. cit., p. 87. 269 Léon Degand, "Bibliographie pour comprendre la peinture", op. cit. 270 Ce qui est fréquent, ces grandes expositions ayant besoin d’être coproduites pour exister. 268 395 musée : l’œuvre. De ce déplacement physique, on espère alors un déplacement intellectuel que la lecture du cartel aura facilité. Enfin, ultime paradoxe, à lire la précieuse synthèse d’Elisabeth Caillet271, on en vient à se demander si plus un médiateur propose un discours personnel, dans lequel il s’implique, assez éloigné des indications habituellement attendues, plus il n’inviterait pas ses auditeurs à en faire autant, plus il ne les inciterait pas à prendre leur propre chemin (qui peut être pluriel). Les animateurs d’Art d'aujourd'hui étaient loin de se douter de la tournure que prendraient les visites aux musées272 mais il est des évidences qui perdurent : « L’œuvre d’art est un instrument de jouissance, certes, mais où chacun prend son plaisir à sa manière, selon les critères de son choix. »273 271 Elisabeth Caillet, “L’ambiguïté de la médiation culturelle : entre savoir et présence” dans Publics et musées n°6, juillet-décembre 1994, Lyon, pp. 53 à 70. 272 Elles font aujourd’hui l’objet d’une publication périodique, Publics et Musées, éditée aux Presses Universitaires de Lyon et de formations universitaires via des sections en médiation culturelle. 273 ème Léon Degand, "Propos sur la critique" dans Art d'aujourd'hui, 4 série, n°7, octobre-novembre 1953, p. 26. 396 Conclusion Edgard Pillet résume en ces mots l’ambition de la revue : « Art d'aujourd'hui se voulait instrument de combat et il le fut aussi longtemps que le combat – ce combat – fut nécessaire. »1 Ce combat est la valorisation de l’abstraction pour la reconnaissance de ses artistes et de son expression dans la vie quotidienne. Ces militants de l’avant-garde abstraite participent pleinement à une toute jeune histoire en train de se faire. Une entreprise rendue possible grâce au soutien de L'Architecture d'aujourd'hui, périodique d’André Bloc qui fait autorité dans le milieu de la construction et attirent les annonceurs (entrepreneurs, fabricants de matériaux, de mobiliers, etc.). L'histoire d'une revue, comme toute aventure humaine, fait ainsi se mêler différentes trajectoires. D'abord, celles de ses fondateurs et de ses animateurs qui résultent de rencontres voire de hasards, puis se muent en ténacité soutenue par la foi en des idées et l’impérieuse nécessité de les exprimer. Ensuite celles des artistes faisant ou non partie du cercle d’Art d'aujourd'hui. L’itinéraire de ces personnes influence alors plus ou moins le quotidien de la revue et partant, sa ligne éditoriale. Ici, il y a cependant assez peu de place pour la petite histoire. Il faut dire que la grande est encore très présente par l'époque troublée dans laquelle les événements prennent place. Le milieu de l'art est aussi bouillonnant que multiple ce qui fait d’Art d'aujourd'hui un magazine en sursis. Son directeur André Bloc, en effet, est en prise avec son temps, en perpétuelle recherche de nouveautés et de renouvellement. De la création de la revue à sa disparition, ses décisions sont le reflet de sa perception de cette actualité artistique – mais peut-être aussi de ses différentes expériences en tant qu’artiste – jusqu’à l’ultime choix de mettre fin à l’existence de la revue pour lui substituer Aujourd'hui : art et architecture. Peu de place pour la petite histoire, certes, mais une tribune ouverte qui laisse s’exprimer la personnalité, le style, le rôle de chacun dans le monde de l'art et surtout leurs convictions profondes en matière de création plastique. Il s'agit, pour une partie, de grands noms de la critique d'art ce qui laisse supposer tant du manque de tribunes par ailleurs, que des ambitions d'Art d'aujourd'hui dès sa création. La revue 1 "Art d’aujourd’hui", dans Aujourd'hui : art et architecture, numéro spécial André Bloc, n°59-60, 397 se positionne en effet très vite dans une optique professionnelle ; les meilleures plumes sont invitées à y participer et André Bloc cherche d'ailleurs celle du plus fervent défenseur de l'abstraction géométrique, Léon Degand, pourtant en poste en Amérique latine. A son retour en France, il devient un critique assidu, enrichissant la revue de ses connaissances et de sa facilité à les communiquer mais la marquant également de son assurance de jugement, voire de son intransigeance quant à l’abstraction. La critique d’art se définit par le jugement esthétique qui, lui-même, amène à la notion de goût – le bon et le mauvais goût que le critique est censé désigner aux lecteurs. Néanmoins, il serait réducteur voire erroné d’envisager l’activité des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui sous ce jour-là. Le désir de clarté qui les anime se trouve en effet guidé par l’idée qu’il n'y a pas d'autre aboutissement à la création que l'abstrait. Cela est visible dans le détail des textes où l'abstraction est présentée comme la finalité de l'évolution plastique2. Dans cette optique-là, l'incompréhension du public vis-à-vis du travail à terme abstrait de tous les créateurs ne peut que générer une vision dramatique de la scission entre les deux camps qui n’irait qu’en se creusant davantage jusqu’à la rupture définitive. Cette anticipation alarmiste – bien plus qu’une simple question de goût – impose de sortir du cadre de la presse pour étendre leur action grâce à des approches plus variées : publications, conférences, réalisation de films sur l’art et fondation du Groupe Espace, notamment. L’abstraction, en détachant la création du sujet, en la rendant aux seuls faits plastiques (composition, lignes, formes, couleurs, contrastes, rythmes), s’appuie sur des impressions visuelles. Elle ne demande aucune connaissance littéraire ou historique et s'adresse directement à la perception, aux sensations, à l'affect. Un art concret tel que l’avait défini Théo Van Doesburg en 1930 : « Peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface. »3. C’est du moins ce que pensent les défenseurs de cette esthétique, envisagée comme une expression commune à tous, une sorte décembre 1967, p. 58. 2 Ce qui était sans compter avec la présence de plus en plus prégnante de l’objet dans la société et donc dans la création. 3 Cité dans Art Concret, Galerie René Drouin, Paris, 1945, n.p.. 398 d'esperanto de la création comme l'avance Pascal Rousseau4. Un langage fondamentalement naturel et éminemment universel, s’exprimant par-delà l'entendement et pouvant, de fait, toucher le plus grand nombre de personnes possible. Et pourtant cet esperanto nécessite une formation de l'œil et une initiation de l’esprit qu’il serait tentant de concevoir comme une réinitialisation. Ce retour à des données fondamentales, les animateurs de la revue le prennent en charge. Malgré l'évidence supposée de la création abstraite pour le bonheur de chacun et son accessibilité présumée, la voie engagée par Art d'aujourd'hui n'est pas celle de la contemplation qui verrait, en regard de grandes illustrations, des textes poétiques ou du moins, littéraires. C’est le chemin du didactisme que les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui empruntent avec conviction. Il se lit dès les titres des articles qui font dans la littéralité : pas de jeu de mots, pas de fioriture. Pour autant, ce didactisme ne propose pas d’approche herméneutique ; il n’y a pas de décodage des œuvres à opérer, l’abstrait existe par lui-même avec les composants plastiques qui sont les siens. C’est cette acception-là de l’abstraction que les rédacteurs veulent passer. Cette démarche est légitime face à une création qui rencontre trop souvent les dénis de signification (« Ça ne veut rien dire ») se proposant de dénoncer le ressenti soit d’un travail vide de sens et d’intérêt, soit d’une volonté, de la part des artistes et des critiques, d’un élitisme dédaigneux. Art d'aujourd'hui se situe à l’opposé d’un dessein de distinction et donc d’exclusion d’un certain lectorat. Et pourtant. Régis Debray consacre un essai à l’action de transmettre où il en expose la dimension sacrée – « Pour communiquer, il suffit d’intéresser. Pour bien transmettre, il faut transformer, sinon convertir. » – mais aussi corporative qui semble s’appliquer à Art d'aujourd'hui et son cercle : « Nous transmettons pour que ce que nous vivons, croyons et pensons ne meurent pas avec nous (plutôt qu’avec moi). [La transmission] immunise un organisme collectif contre le désordre et l’agression. Gardienne de l’intégrité d’un nous, elle assure la 4 "Un langage universel. L’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction", dans Aux origines de l’abstraction 1800-1914, Paris, 2003, p. 20. 399 survie du groupe par le partage entre individus de ce qui lui est commun. […] C’est un enjeu de civilisation. Elle opère en corps […] pour faire passer d’hier à aujourd’hui le corpus de connaissances, de valeurs ou de savoir-faire qui assoit, à travers de multiples allerretour, l’identité d’un groupe stable »5. Parce qu’Art d'aujourd'hui transmet et ne communique pas, la revue ne peut s’adresser à un large public. L’antinomie entre l’ambition d’universalité de la revue et l’influence qui est celle d’un organe de presse spécialisé (atteignant, de plus, davantage les artistes) n’est pas le moindre des paradoxes à explorer. Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui dont le lectorat reste ciblé, auraient pu se satisfaire d’un dialogue entre convaincus qui aurait abouti à une somme de réflexions et de débats. Cela aurait constitué une source toute différente et non négligeable pour l’historien actuel. Les contours de la tâche que les animateurs se sont assignés sont pourtant tout autres et c’est justement la voie entreprise qui fait de la revue un objet d’étude tant par son contenu que par sa forme. Le didactisme d’Art d'aujourd'hui revêt à première vue le sens d’instruction méthodique que l’on a tendance à considérer exclusivement. On le constate en effet dans les numéros spéciaux consacrés à un sujet ; singulièrement ceux proposant un panorama sur la peinture, la gravure ou encore la sculpture. Mais ce didactisme connaît également des développements plus subtils par le découpage des textes, l’abondante illustration, la mise en pages attractive. De même, le décloisonnement des pratiques opéré par la revue offre une ouverture sur la création plastique dans une large diversité, notamment des formes très quotidiennes (les tatouages, les dessins d’enfant ou les affiches). En partant de la réalité du quotidien comme un ancrage rassurant et en valorisant les goûts et les pratiques des lecteurs, les rédacteurs ne cherchent pas à leur plaire, à les séduire. Ils veulent en dégager une véritable analyse, démontrer la richesse de cette approche qui peut ainsi s’appliquer même aux banalités du quotidien. Ils exploitent une méthode heuristique qui permettra aux lecteurs, par mimétisme dans un premier temps, d’entrainer leur œil et leur jugement critique, puis 5 Transmettre, Paris, 1997, pp. 18 à 22. 400 de s’approprier une part de la création. Il faut les guider dans leurs pratiques culturelles et les amener à plus d’exigence. Car savoir apprécier l’art d’avant-garde est déterminant pour son propre avenir mais également pour celui des hommes et des femmes qui sont à l’origine de ces créations, qui travaillent quotidiennement pour cela et participent, de fait, à une économie. L’ultime dessein de la revue se situe, audelà de l’élargissement du champ des amateurs d’art, dans l’accroissement de celui encore plus restreint des collectionneurs. Les textes paraissant dans Art d'aujourd'hui vont à l’encontre du schéma de singularité que démonte Nathalie Heinich dans son ouvrage L’Elite artiste. Le mythe de l’artiste-individu atypique prendrait son origine en 1831 dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac : « [...] la figure de l’artiste moderne construite par Balzac ne prend tout son sens que parce qu’elle est devenue le modèle de milliers d’artistes, pendant plusieurs générations, et qu’elle continue d’informer largement le sens commun de la normalité en art. Il ne s’agit donc pas d’un cas isolé mais de la préfiguration – ou de l’expression – fictionnelle d’un paradigme, une figure constituante qui fixera collectivement les représentations, voire les conduites réelles. »6 Les rédacteurs luttent contre cette idée essentiellement par ce qu’elle induit de « don inné » que recevrait l’artiste qui de ce fait, n’aurait comme seule préoccupation que d’attendre l’inspiration, dans une forme de passivité. Or, Art d'aujourd'hui donne de l’artiste l’image d’un homme au travail, d’un ouvrier de l’art. Plus loin dans son essai, la sociologue distingue trois « régimes d’activité » qui sont le régime artisanal, le régime professionnel et le régime vocationnel7. Les deux premiers se transmettent soit par l’intermédiaire d’un apprentissage dans l’atelier d’un maître, soit lors d’une formation en académie ou à l’université. Seule la vocation se passe d’apprentissage puisqu’elle est innée. Cette conception de l’artiste est incompatible avec le contenu des pages de la revue. Tout, dans Art d'aujourd'hui est voué à la transmission. C’est là son ambition : celle de fédérer artistes et amateurs, de partager les connaissances 6 Paris, 2005, p. 22. 401 tant en vue d’informer les seconds que de renseigner les jeunes créateurs par l’exemple des aînés. Non seulement, l’artiste est avant tout un travailleur, mais en plus, il sait se mettre au service de sa création. Car parmi les grands chantiers de la revue, il y a celui qui consiste à faire accepter l’idée de l’œuvre commune, pratiquée à tâche égale, dans le but de rendre la ville, l’habitat, le lieu de travail, plus harmonieux et ainsi d’améliorer les conditions de vie de tous. L’ambition de la synthèse des arts à l’échelle d’une société peut voir le jour dans le contexte social et urbanistique dans lequel se trouve la France à cette période : celui de la reconstruction de l’aprèsguerre entre villes bombardées et logements insalubres dans de très grandes proportions. La mission que se donnent les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui n’est donc pas confinée aux développements d’une esthétique ; elle s’inscrit dans l’esprit qui anime les pionniers de l’art abstrait, et cela, dès les débuts. La revue se fait l’héritière de Mondrian et de Van Doesburg, se plaçant dans un courant d’idées et dans des mouvements plastiques qui allient la création réalisée en commun à la volonté de jouer un rôle dans le quotidien de toute la population sans discrimination sociale ou intellectuelle. Des idées qui s’attachent autant à la transmission des maîtres de l’abstrait qu’à une inscription sociale très contemporaine à la revue. Quels que soient les domaines artistiques, les créations, notamment les plus actuelles, doivent pouvoir toucher tous les publics – grâce à des compagnies de théâtre itinérantes, des discussions après des projections de films dans les Cinéclubs, le parcours de bibliobus, etc. Pour les rédacteurs, rendre l’avant-garde accessible au plus grand nombre c’est aussi accepter l’art comme une pratique technique. Cette conception de l’art n’est pas unique à cette période ; Jean Cassou la met en scène en 1960 dans la prestigieuse exposition Les Sources du XXème siècle et l’appuie de son ouvrage Panorama des arts plastiques contemporains qui « peut être considéré comme [son] armature théorique » 8. Pierre Francastel y consacre un essai en 1956 : 7 Op. cit., p. 86. ème Sandra Persuy, "Les Sources du XX siècle : une vision européenne et pluridisciplinaire de l’art moderne", dans Les Cahiers du musée national d’Art moderne, n°67, printemps 1999, p. 36. 8 402 « L’opposition de l’Art et de la Technique se résout dès qu’on constate que l’art est lui-même, dans une certaine mesure, une technique sur le double plan des activités opératoires et figuratives. [...] Le domaine de l’art, ce n’est pas l’absolu, mais le possible. Par l’art, les sociétés rendent le monde un peu plus commode ou un peu plus puissant et elles parviennent parfois à le soustraire aux règles de fer de la matière ou aux lois sociales et divines pour le rendre momentanément un peu plus humain. »9 Rendre sa technique à la création, ne pas l’extraire du travail journalier de l’artiste, c’est placer l’acte créatif dans une réalité plus tangible, physique, presque tactile. C’est permettre au lecteur néophyte (s’il existe), de mieux se l’approprier par un contact plus immédiat. Un contact favorisé aussi par la lecture de la revue elle-même. Le soin apporté à la présentation d'Art d'aujourd'hui implique qu’il faille considérer aussi bien le fond que la forme des textes. A l’image de la perception de l’objet moderne par les rédacteurs dont la forme se doit d’être liée à sa fonction, la mise en pages de la revue ne se sépare pas du fond des articles. Il s’agit d’accompagner les textes et non pas de les dissoudre dans des expérimentations graphiques. La revue est soignée dans sa mise en pages mais elle n’est pas le reflet de l’esprit fantaisiste dont sait faire preuve Pierre Faucheux, déjà en place au Club français du livre où il innove sans cesse. Le typographe est décrit par ses pairs (dont Robert Massin) comme un homme d’une grande inventivité qui se donne la liberté nécessaire pour traduire, avec tous les moyens que lui offre le livre (la lettre, la composition, la reliure, la tranche, le papier de la couverture, des pages, etc.), l’ambiance d’un livre ou d’une collection. Plus loin, elle précise que « les chapitres […] sont pour la plupart composés à partir d’articles déjà publiés » ce qui indique bien que ces questions ne sont pas nouvelles pour le directeur du musée d’Art moderne. Autre point commun avec la revue, son livre couvre des champs larges depuis le cinéma, le théâtre, le ballet, l’architecture tout comme les métiers d’art et propose une « alternance de textes critiques, de chronologies de citations et d’extraits de documents originaux [qui] inaugure un nouveau type d’ouvrage à vocation pédagogique. » 9 ème ème Art et technique aux XIX et XX siècles, Paris, 1956, p. 16. 403 En faisant appel à Pierre Faucheux, la nouvelle équipe de la revue prouve qu’elle connaît son travail, s’y intéresse et désire une revue dont l’esthétique a du sens. Il se lit dans les couvertures originales et la mise en pages, claire, aérée, très illustrée et rendant la lecture aisée. La revue ne met cependant pas en pratique l’esprit d’avant-garde qu’elle prône ; par volonté éditoriale, donc, mais probablement aussi à cause de probables contingences telles que le coût d’impression ou l’équipement de l’imprimerie au lendemain de la guerre. Serge Lemoine expose en quelques judicieux exemples, dans son texte "Avec ou sans serif"10, comment la France est longtemps passée à côté du graphisme. Il cite la revue au contenu avant-gardiste L’Esprit nouveau de Le Corbusier et Ozenfant ou Minotaure, parution luxueuse et très soignée dans ses couvertures (réalisées par Picasso, Dalí ou Ernst) mais dont la réflexion sur la mise en forme des textes et leur rapport aux illustrations reste écartée. S’agit-il là d’un esprit français qui donnerait la primauté voire l’exclusivité au texte ? Il est sûr, en tout cas, que cette culture du graphisme qui fait défaut en France à cette époque est pourtant bien présente en Suisse, en Allemagne, dans les Pays-Bas ou aux Etats-Unis. Il serait néanmoins incorrect de considérer l’ensemble des livraisons d’Art d'aujourd'hui comme étrangères aux expériences graphiques. Un regard attentif courant sur l’ensemble des numéros montre les audaces dont les graphistes font preuve dans une succession de détails. Mais reprenant les principes de la synthèse des arts pour les appliquer à la mise en pages, la revue utilise composition, typographie et illustration au service du texte, c’est-à-dire en tenant compte tant de l’intérêt qu’il faut susciter a priori pour inciter à la lecture, que du confort du lecteur dans sa découverte des textes. Ainsi, les trois graphistes qui œuvrent successivement dans Art d'aujourd'hui ne fixent pas une ligne typographique et se permettent d’expérimenter tout en désirant cependant adhérer aux codes de la presse. Art d'aujourd'hui par ses pages composées comme celles des catalogues s’apparente à la revue haut de gamme telle Derrière le miroir ou Cahiers d’art, tout en s’en démarquant du fait de son dessein d’être largement diffusée. 10 Préface à Roxane Jubert, Graphisme, typographie, histoire, Paris, 2005, p. 6. 404 Pourquoi vouloir rendre l’art accessible au plus grand nombre ? Une évidence pour les abstraits naît d’une supposée évidence de l’expression abstraite, cet esperanto de l’art. Une adéquation avec l’époque dont les intellectuels, pour beaucoup n’envisagent pas qu’une nouveauté ne puisse être partagée par tous. L’organe de presse qu’est Art d'aujourd'hui souhaite incarner son époque voire la devancer afin de pouvoir accomplir sa mission de transmission. Par ses choix éditoriaux, la revue se condamne à l’échec si elle ne parvient pas à influer sur le quotidien de ses contemporains. Cette influence peut ne pas être directe car Art d'aujourd'hui ne vise pas (et ne peut l’envisager) une cible très large de lecteurs. Le périodique se fait le porteur d’une conception de la création, un relais, un maillon d’une chaîne qui cherche à polliniser les esprits. En cela, les lecteurs parmi les enseignants deviennent précieux et l’on ne s’étonnera ni de la présence de leurs courriers dans les archives de la revue, ni que l’un d’entre eux soit publié en guise de conclusion au dernier numéro. L’enseignement de l’art à l’école reste, pour les rédacteurs un moyen, non pas d’améliorer les chances des élèves dans leur réussite scolaire11, mais de les familiariser avec une pratique de collectionneur pour leur simple plaisir et celui des artistes. Leur point de vue sur l’éducation n’est pas approfondi dans les pages d’Art d'aujourd'hui, à peine se dessine-t-il au fil d’une lecture attentive. L’apport pédagogique de la fréquentation des œuvres dès le plus jeune âge ne trouve pas sa place dans cette revue d’art. D’ailleurs, les rédacteurs ne parlent pas de « culture » mais d’« art ». Il n’est jamais question « de regarder un tableau en vue de parfaire sa connaissance » pour reprendre les termes d’Hannah Arendt qui compare cet acte à celui « d’utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur » : « Tout va bien tant qu’on demeure averti que ces utilisations, légitimes ou non, ne constituent pas la relation appropriée avec l’art. »12 Cette notion de « relation appropriée » prend néanmoins, a contrario, toute son importance avec Art d'aujourd'hui qui défend, dans sa mission de rendre l’art accessible, un art utile. 11 Arguments avancés par ailleurs dans les colloques et rapports cherchant à convaincre les réticents des bienfaits d’un enseignement de l’art à l’école 12 La Crise de la culture, Paris, 1989, p. 260. 405 L’art devrait se mettre au service de la vie quotidienne par le truchement de la synthèse, nous l’avons vu. Une intégration de la peinture, de la sculpture et des métiers d’art dans l’urbanisme et l’architecture rendue possible par la nécessité de reconstruction de la France. Une intégration rendue nécessaire par les changements sociaux encore imperceptibles qui sont en train de s’opérer. L’habitat doit se rationnaliser et s’adapter aux progrès techniques, aux flux des populations venant s’installer en ville, au travail des femmes ainsi qu’aux nombreuses naissances. Associer les artistes plasticiens à ces profondes mutations, à ces déracinements, à l’acclimatation à de nouveaux modes de vie (dont celui de la collectivité), peut aider à les rendre moins violents, à accompagner les personnes plus sereinement. La création artistique, non pas appréhendée dans sa finitude comme un tout indissoluble, voulu par l’artiste, mais décomposée en ses éléments constitutifs, fait prendre conscience de l’utilité de chacun. La couleur devient thérapie. Associée à certaines formes, elle donne de l’entrain aux travailleurs ou imprègne d’un calme serein les locaux dévolus aux pauses. Une telle conception de la création artistique ne peut convaincre tout le monde, y compris du côté des partisans de l’abstraction. L’art, en se parant de velléités sociales permet-il toujours cette « relation appropriée » ? Ne perd-il pas de sa substance, de ce qui fait que l’art est de l’art ? Garde-t-il son « critère d’authenticité »13, son aura telle que la conçoit Walter Benjamin ? L’introduction de la technique, qui n’est pas celle envisagée par le philosophe, n’en est pas moins bien présente dans les travaux issus de la synthèse des arts, qui déplacent la valeur ontologique de l’œuvre d’art. Cette question touchant à la nature de la création reste d’actualité mais on perçoit combien elle a évolué. L’interrogation sur le statut de l’art est en jeu aujourd’hui parce que les formes de la création ont profondément muté engendrant la transformation ontologique d’un objet qui se meut ainsi du rang de produit de consommation (porte-bouteilles, boîte de soupe, costume de feutre...), à celui d’œuvre d’art. Quant à la création envisagée comme utile, pour l’essentiel, soit elle bascule dans le champ des arts appliqués qui s’élargit avec les progrès technologiques et un souci croissant de l’esthétique (poussé par la mercatique), soit 13 L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (version de 1939), Paris, 2000, p. 282. 406 elle pénètre le cadre d’un art subventionné, géré administrativement. La mutation d’Art d'aujourd'hui en Aujourd'hui : art et architecture exprime bien ce renversement des pratiques artistiques. Il s’est opéré avec les Trente Glorieuses et l’essor de la culture de masse, la prétention à l’accessibilité d’un certain confort, y compris celui de la vue. « C’est fou ce que ce monde est beau » se plaît à remarquer aujourd’hui Yves Michaud14 en décrivant notre quotidien où le stylisme, le design et le modelage des corps occupent une place de choix. Ce constat ne fait que renforcer la thèse de Benjamin quant à la disparition de l’aura de l’œuvre d’art. Nous sommes entourés de beauté mais l’œuvre, unique dans l’expérience esthétique et émotionnelle qu’elle procure, fait défaut. La chose n’est pas sans conséquences, il s’agit de la mise en évidence de la perte de l’art : « C’est comme si, plus il y a de beauté, moins il y a d’œuvres d’art, ou encore comme si, moins il y a d’art, plus l’artistique se répand et colore tout, passant pour ainsi dire à l’état de gaz ou de vapeur et recouvrant toutes choses comme d’une buée. L’art s’est volatilisé en éther esthétique, si l’on se rappelle que l’éther fut conçu par les physiciens et les philosophes après Newton comme ce milieu subtil qui imprègne tous les corps. »15 Les musées, en conservant bel et bien des pièces uniques ou éditées en séries limitées, parviennent-ils à en conserver l’aura ? Rien n’est moins sûr si l’on en juge par tous les artifices qui entourent l’œuvre dans une grande majorité d’institutions muséales afin de les rendre plus attractives. Les conséquences sont palpables : les musées ont de plus en plus de visiteurs. Mais que voient-ils ? Ainsi, les directions prises par Art d'aujourd'hui ont toutes été corrompues par la société de consommation. Evolution inévitable d’une collectivité qui donne une large place à une nouvelle forme de culture dont les pratiques, mieux partagées sont étendues à l’ensemble des citoyens. La création reste donc bien vivante et les artistes savent s’adapter quand ils ne les anticipent pas, aux changements profonds. 14 15 L’Art à l’état gazeux, Paris, 2008, p. 7. Ibid., p. 9. 407 « il [n’est] pas sans importance de remarquer que le dernier individu à demeurer dans une société de masse semble être l’artiste. Notre affaire est la culture, ou plutôt ce qui arrive à la culture soumise aux conditions différentes de la société et de la société de masse. Aussi, notre intérêt pour l’artiste n’est-il pas tant axé sur son individualisme subjectif, que sur ce fait qu’il est, après tout, le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime. »16 Comme il a été annoncé en introduction, ces pages n’ont pas commenté d’œuvres, et ont plus évoqué les artistes qu’elles ne s’y sont arrêtées ce qui a pu frustrer les attentes que certains peuvent avoir envers une thèse en histoire de l’art. Néanmoins, l’intense aventure qu’a été Art d'aujourd'hui n’a été motivée que par la création ; cet état de créativité qui se vit tant à la naissance d’une œuvre que dans le regard que pose ensuite dessus l’amateur curieux, ému ou enthousiaste. La revue a tenté de l’accompagner tout au long de ces cinq années de publication et d’événements, offrant aujourd’hui ce témoignage durable que nous avons recueilli et détaillé quelques soixante ans plus tard. 16 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, 1989, p. 257. 408 Bibliographie Archives Fonds Art d’aujourd’hui, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. Fonds Julien Alvard, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. Fonds André Bloc, Archives privées de la Galerie Philippe Samuel, Paris. Fonds André Bloc (don de Natalie Seroussi, Meudon), Musée de Grenoble, Grenoble. Fonds Constantin Brancusi, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. Fonds Léon Degand, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. Fonds Delaunay, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. Fonds Pierre Faucheux, Institut Mémoires de l’Edition contemporaine, Paris. Fonds Albert Gleizes, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. Fonds Galerie Arnaud, Pressbook, correspondance, Cimaise, Documentation du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris. 409 Sources Périodiques Art d’aujourd’hui, Boulogne-sur-Seine, juin 1949 – décembre 1954. Cimaise, numéro spécial 100-101, janvier-avril 1971. 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Il faut également y ajouter d'autres références qui correspondent, quant à elles, à des articles ou des numéros étudiés en détails. Arts : Beaux-arts – Littérature – Spectacle, 1952-1953. Art enfantin, n°3-4, juin-septembre 1960 et n°16, mars-avril 19 63. Aujourd’hui : art et architecture, janvier 1955-décembre 1967. L’Architecture d’aujourd’hui, 1930-1990. L’Art sacré, Paris, 1935-1969. Cahier d’art, 1949-1950. Chantiers, organe technique de L’Art d'aujourd'hui, 1933-1935. Cimaise, Bulletins de la Galerie Arnaud, du n°1 novembre 1952 au n°4-5 juillet 1953. Cimaise : revue de l’art actuel, du n°1, 1 ère série, novembre 1953, au n°66, novembre–décembre 1963. 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De L’Architecture d’aujourd’hui à Art d’aujourd’hui .................................... 19 a. L’Architecture d’aujourd’hui ------------------------------------------------------------------------- 21 Les débuts de la revue..................................................................................................... 22 Une revue ambitieuse ...................................................................................................... 24 Chantiers, organe technique de L'Architecture d'aujourd'hui .......................................... 27 L'Architecture d'aujourd'hui et la Reconstruction ............................................................. 28 Les actions de L'Architecture d'aujourd'hui...................................................................... 30 b. Art d'aujourd'hui : une nécessité ------------------------------------------------------------------- 35 Une actualité artistique foisonnante................................................................................. 35 Le musée d’Art moderne.................................................................................................. 36 Présence de l’art abstrait dans les galeries ..................................................................... 38 Absence de l’art abstrait dans les institutions parisiennes .............................................. 39 L’abstrait, une esthétique pour l’après-guerre ................................................................. 41 Elaboration d’Art d'aujourd'hui ......................................................................................... 42 c. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs------------------------------- 45 André Bloc........................................................................................................................ 46 Edgard Pillet..................................................................................................................... 49 Léon Degand.................................................................................................................... 52 Julien Alvard..................................................................................................................... 57 Roger Van Gindertael ...................................................................................................... 62 Herta Wescher ................................................................................................................. 63 Pierre Guéguen................................................................................................................ 64 Michel Seuphor ................................................................................................................ 65 Félix Del Marle ................................................................................................................. 68 Pierre Faucheux............................................................................................................... 68 Roger Bordier................................................................................................................... 69 Charles Estienne.............................................................................................................. 70 2. Cinq années d’existence : juin 1949 – décembre 1954 ................................ 74 a. La ligne éditoriale---------------------------------------------------------------------------------------- 75 Soin de la mise en pages, clarté et didactisme ............................................................... 76 427 Colères et impertinence, des armes contre le rejet de l’abstraction................................ 78 "Critique de la critique"..................................................................................................... 80 Des rédacteurs convaincus.............................................................................................. 81 Une réputation de sectarisme .......................................................................................... 83 Confirmation ou infirmation de cette réputation ? ............................................................ 85 b. Art d’aujourd’hui hors les pages ------------------------------------------------------------------- 89 Les éditions Art d'aujourd'hui ........................................................................................... 89 Les expositions ................................................................................................................ 91 Un lectorat sollicité ........................................................................................................... 93 Les films sur l’art .............................................................................................................. 95 Le Groupe Espace ........................................................................................................... 97 L’Atelier d’art abstrait ....................................................................................................... 99 c. Aujourd’hui : art et architecture--------------------------------------------------------------------103 Les deux dernières livraisons d’Art d'aujourd'hui........................................................... 104 Janvier 1955, premier numéro d’Aujourd'hui : art et architecture .................................. 106 Une tribune maintenue pour l’abstraction ...................................................................... 107 Une ouverture vers d’autres esthétiques et d’autres créations ..................................... 109 Le reflet du besoin de nouveauté d’André Bloc ............................................................. 111 La fin d’une aventure...................................................................................................... 114 3 Art d'aujourd'hui en chiffres......................................................................... 115 a. Présentation chiffrée ----------------------------------------------------------------------------------117 Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries et par années civiles ....................................... 117 Evolution de la pagination.............................................................................................. 118 b. Quantification des citations et des participations -------------------------------------------120 Citations des artistes par articles ................................................................................... 121 Citations des artistes par séries, encarts couleurs et couvertures ................................ 123 Interventions des rédacteurs par articles ....................................................................... 125 Interventions des rédacteurs par brèves ....................................................................... 126 c. Du côté du lectorat : une tentative d’évaluation ----------------------------------------------128 Art d'aujourd'hui à l’étranger .......................................................................................... 129 Pays distributeurs d’Art d'aujourd'hui............................................................................. 130 Le prix de la revue.......................................................................................................... 131 Un lectorat de fidèles ..................................................................................................... 134 Une revue que l’on s’approprie ...................................................................................... 136 Le financement d’Art d'aujourd'hui................................................................................. 139 II. L’art pour tous dans Art d’aujourd’hui ........................................................... 142 1. Didactisme ..................................................................................................... 144 428 a. Clarté de la mise en pages---------------------------------------------------------------------------146 L’affaire Van Doesburg .................................................................................................. 147 Omniprésence de la photographie................................................................................. 150 Absence d’articles fleuves ............................................................................................. 152 L’extrême rigueur de la série "Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui" ............................. 153 Le numéro spécial photographie.................................................................................... 154 Deux contre-exemples ................................................................................................... 155 b. Donner le goût de l’art --------------------------------------------------------------------------------157 Des numéros spéciaux pour approfondir les sujets....................................................... 157 S’ouvrir à la diversité des arts........................................................................................ 159 "Cinquante ans de gravure" ........................................................................................... 161 "Cinquante ans de peinture" .......................................................................................... 162 "Cinquante ans de sculpture"......................................................................................... 165 c. Pour mieux aborder l’abstraction -----------------------------------------------------------------166 L’abstraction, but ultime ................................................................................................. 167 Combattre l’ignorance .................................................................................................... 169 La série "Le Passage de la ligne" .................................................................................. 170 Des textes introspectifs .................................................................................................. 171 Une seule arme valable contre l’ignorance : l’art à l’école............................................. 173 2. Le quotidien de l’art ...................................................................................... 176 a. Les artistes au jour le jour ---------------------------------------------------------------------------177 La série "L’Art et la manière" ......................................................................................... 177 L’artiste, homme de métier ............................................................................................ 181 Deux séries complémentaires........................................................................................ 184 Le cas Joseph Lacasse ................................................................................................. 185 Un quotidien d’ascèse.................................................................................................... 186 L’exemple de Wols retracé par Michel Ragon ............................................................... 188 La sourde révolte des rédacteurs d’Art d'aujourd'hui..................................................... 190 L’analyse de Léon Degand ............................................................................................ 191 b. Réflexions sur les musées --------------------------------------------------------------------------193 Les déconvenues de Léon Degand ............................................................................... 194 La mise en espace du Salon de la Jeune Sculpture...................................................... 197 Pour un accrochage logique .......................................................................................... 198 Le numéro "Photographies" : une exposition sur papier................................................ 199 Le musée d’Art moderne : bête noire de Léon Degand................................................. 200 Moins passionné mais aussi critique : Michel Seuphor ................................................. 203 Une livraison consacrée aux musées d’Art moderne .................................................... 205 Le Stedelijk Museum par Willem Sandberg ................................................................... 206 Panorama de musées hors de Paris.............................................................................. 208 “Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics” .......................................... 210 429 Mise en perspective des pratiques actuelles ................................................................. 213 Le manque « de goût, d’intelligence et d’amour » ......................................................... 214 c. L’art au quotidien, l’art dans le quotidien-------------------------------------------------------215 Les arts graphiques, médias de l’avant-garde ............................................................... 216 Le dessin d’enfant .......................................................................................................... 219 Les arts « autres » ......................................................................................................... 221 Les encarts couleurs ...................................................................................................... 222 La participation des lecteurs .......................................................................................... 226 3. La synthèse des arts ..................................................................................... 228 a. Des rédacteurs impliqués ----------------------------------------------------------------------------230 Le manifeste du Groupe Espace ................................................................................... 230 La polychromie ornementale de Félix Del Marle ........................................................... 231 La Reconstruction propice à la synthèse des arts ......................................................... 233 L’architecture, un art dominant ...................................................................................... 235 La synthèse des trois arts : une utopie ? ....................................................................... 237 Synthèse et décoration .................................................................................................. 239 La synthèse des arts : un pas vers l’abstraction............................................................ 240 Divergences de Julien Alvard ........................................................................................ 242 b. La synthèse des arts dans les pages ------------------------------------------------------------244 Des maquettistes attitrés ............................................................................................... 245 Dans les pas du néoplasticisme .................................................................................... 247 Les expérimentations de la première année.................................................................. 248 Les premières de couverture ......................................................................................... 250 Intervention mesurée de la couleur................................................................................ 253 c. La synthèse des arts dans le texte----------------------------------------------------------------254 Des héritiers de De Stijl ................................................................................................. 255 Des sympathisants des idées de Fernand Léger .......................................................... 257 La synthèse des arts au fil des pages............................................................................ 259 La Triennale de Milan..................................................................................................... 261 La Cité universitaire de Caracas.................................................................................... 262 Le numéro spécial "Synthèse des arts" ......................................................................... 263 L’humour de Pierre Guéguen contre l’"Anti-synthèse" .................................................. 266 De la synthèse des arts à l‘art dans le quotidien ........................................................... 268 III. L’art pour tous : une vision sociale de l’art................................................... 270 1. Pour un art social .......................................................................................... 272 a. Œuvre commune et bien commun ----------------------------------------------------------------273 Un héritage des années 20............................................................................................ 274 430 Un art pour le public populaire ....................................................................................... 275 Pour une amélioration des conditions de vie ................................................................. 277 L’Unité d’habitation à Marseille ...................................................................................... 278 L’Union des Artistes Modernes (U.A.M.) ....................................................................... 279 Une esthétique de l’industrie à inventer......................................................................... 280 Exemple de la verrerie Daum ........................................................................................ 281 L’Art nouveau ................................................................................................................. 283 b. Le reflet d’une époque --------------------------------------------------------------------------------284 Art d'aujourd'hui, maillon d’une chaîne .......................................................................... 285 La démocratisation cuturelle : une préoccupation devenue politique............................ 287 La décentralisation théâtrale.......................................................................................... 288 Les Cinéclubs................................................................................................................. 291 Enquêtes et publications sur la réception de l’art .......................................................... 292 Les Peintres témoins de leur temps............................................................................... 295 c. Un autre point de vue : le réalisme socialiste -------------------------------------------------298 Les contradictions Picasso et Léger .............................................................................. 299 L’ambiguïté du PCF ....................................................................................................... 301 Un art de propagande .................................................................................................... 303 Art d'aujourd'hui et le réalisme socialiste ....................................................................... 305 Arts de France et Art d'aujourd'hui : des buts communs ............................................... 308 2. Vers un art de masse .................................................................................... 312 a. Les Trente Glorieuses : de la désolation à la consommation ----------------------------314 Vers des habitations modernes ..................................................................................... 315 Le Salon des arts ménagers .......................................................................................... 317 L’année 1954 ................................................................................................................. 319 Du Tergal à la DS, des innovations dans tous les domaines industriels ....................... 321 Des progrès inégalement partagés................................................................................ 323 b. Société de loisirs et culture de masse-----------------------------------------------------------324 Diversification de l’édition .............................................................................................. 325 Développement de la presse magazine ........................................................................ 328 Le cinéma et ses vedettes ............................................................................................. 330 Les médias s’installent dans les maisons ...................................................................... 331 Le goût du public............................................................................................................ 333 La Villa Arpel, regard de Jacques Tati et Jacques Lagrange sur la vie moderne ......... 334 Difficulté à comprendre les avant-gardes ...................................................................... 337 c. Art social versus art de masse ---------------------------------------------------------------------338 « Pluralité des formes de réception » ............................................................................ 339 Le regard des élites sur la culture de masse ................................................................. 341 Une hiérarchisation des cultures.................................................................................... 344 La culture pour tous ....................................................................................................... 346 431 Le ministère des Affaires culturelles .............................................................................. 349 3. Du devenir des objectifs d’Art d'aujourd'hui .............................................. 353 a. L’art dans le quotidien --------------------------------------------------------------------------------355 Synthèse ou intégration des arts ? ................................................................................ 355 Une concrétisation dans l’industrialisation ..................................................................... 358 La procédure du 1%....................................................................................................... 359 La commande publique.................................................................................................. 362 L’exemple de Brancusi à Targu Jiu................................................................................ 364 Infiltration du quotidien dans l’art ................................................................................... 365 La culture événement..................................................................................................... 366 La création et l’Internet .................................................................................................. 367 b. L’enseignement de l’art en milieu scolaire -----------------------------------------------------369 Une question cruciale à lire entre les lignes .................................................................. 370 Un souci constant dans l’enseignement ........................................................................ 371 Un enseignement académique de l’art .......................................................................... 373 Quelques enseignants concernés pour une majorité d’incrédules ................................ 374 Un apprentissage bénéfique aux autres enseignements............................................... 376 Une difficile entente entre deux ministères .................................................................... 378 Une mise en place périlleuse......................................................................................... 380 c. La place des publics dans les musées d’art moderne et contemporain--------------381 Une histoire de l’accueil des publics .............................................................................. 382 Avec Pierre Bourdieu, une prise de conscience déterminante ...................................... 384 Evolution de la définition du musée ............................................................................... 385 Les risques de dérives ................................................................................................... 388 De l’accrochage aux animations multimédia ................................................................. 391 De la difficulté du commentaire...................................................................................... 392 Conclusion ............................................................................................................ 397 Bibliographie......................................................................................................... 409 Archives-------------------------------------------------------------------------------------------------------409 Sources--------------------------------------------------------------------------------------------------------410 Périodiques .................................................................................................................... 410 Ouvrages........................................................................................................................ 410 Méthodologie ------------------------------------------------------------------------------------------------411 Contexte artistique, culturel et historique ---------------------------------------------------------411 Catalogues d’expositions ............................................................................................... 411 Ouvrages........................................................................................................................ 414 Périodiques et articles.................................................................................................... 419 432 Travaux universitaires .................................................................................................... 421 Documents autres .......................................................................................................... 421 La presse -----------------------------------------------------------------------------------------------------422 Ouvrages........................................................................................................................ 422 Périodiques et articles.................................................................................................... 423 Travaux universitaires .................................................................................................... 423 Les pratiques culturelles --------------------------------------------------------------------------------424 Ouvrages........................................................................................................................ 424 Périodiques et articles.................................................................................................... 424 Les musées --------------------------------------------------------------------------------------------------425 Ouvrages........................................................................................................................ 425 Périodiques et articles.................................................................................................... 425 L’art à l’école ------------------------------------------------------------------------------------------------426 Ouvrages........................................................................................................................ 426 Périodiques et articles.................................................................................................... 426 Documents autres .......................................................................................................... 426 433 Annexes à la thèse La Revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) : une vision sociale de l’art Corine Girieud I Annexes à la thèse La Revue Art d'aujourd'hui (1949-1954) : une vision sociale de l’art Annexe I : Sommaires des numéros d’Art d'aujourd'hui………………...…....…IV Annexe II : Encarts couleurs publiés dans Art d'aujourd'hui...............................IX Annexe III : Manifeste du Groupe Espace.............................................................XII Annexe IV : Le Respect dû aux œuvres d’art par les pouvoirs publics............XIII Annexe V : Entretien avec Roger Bordier.............................................................XV Annexe VI : Entretien par courrier avec Roger Bordier.................................... XXX Annexe VII : Entretien avec Denise René ........................................................ XXXV Annexe VIII : Entretien avec Michel Ragon .......................................................... XL Annexe IX : Entretien avec Claude Parent....................................................... XLVII Annexe X : Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries ......................................... LVII Annexe XI : Parutions d’Art d'aujourd'hui par années civiles ........................... LIX Annexe XII : Citations des artistes par articles.................................................... LX Annexe XIII : Citations des artistes par séries, encarts couleurs, couvertures .... ............................................................................................................... LXI Annexe XIV : Interventions des rédacteurs par articles................................... LXIII II Annexe XV : Interventions des rédacteurs par brèves.................................... LXIV Annexes XVI : Index des articles par artistes .................................................. LXVI Annexe XVII : Index des brèves par artistes .................................................. LXXIX Annexe XVIII : Index des articles par rédacteurs............................................. XCIII Annexe XIX : Index des brèves par rédacteurs................................................. CXII Annexe XX : Index des couvertures................................................................CXXVI Annexe XXI : Index des encarts couleurs.....................................................CXXVIII Annexe XXI : Répertoire....................................................................................CXXX III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII Entretiens XIV Annexe V Entretien avec Roger Bordier Roger Bordier commence à écrire dans Art d'aujourd'hui avec des brèves, dans la livraison d’octobre-novembre 1953. A cette date, la revue est déjà bien installée et le jeune critique rejoint une équipe de rédacteurs fidèles et très actifs. Il y trouve cependant vite sa place puisqu’il entame dès décembre la série "L’Art et la manière" et qu’il endosse pour mai-juin 1954, la quasi-totalité de l’important numéro consacré à la synthèse des arts. Vous êtes arrivé dans la revue lors de sa quatrième année. Comment la rencontre a-t-elle eu lieu ? Elle a eu lieu parce que je m’intéressais déjà à l’art. J’avais déjà écrit ici ou là, et j’ai fait la connaissance d’un artiste abstrait de l’époque, Edgard Pillet, qui animait avec Jean Dewasne un atelier d’art abstrait, rue de Rennes. Des conférences y avaient lieu régulièrement. Nous avons rapidement sympathisé, Edgard Pillet et moi. J’aimais ce qu’il faisait et il m’a dit faire partie du comité de rédaction de la revue Art d'aujourd'hui. Il en était d’ailleurs un des fondateurs. C’est donc par son intermédiaire que j’ai été présenté à André Bloc. Celui-ci m’a d’abord demandé de faire quelques comptes rendus d’expositions puis m’a proposé de collaborer à la revue, et enfin, de faire moi-même partie du comité. Jean Dewasne et Edgard Pillet étaient-ils connus à cette époque ? Oui, ils étaient déjà connus. Ca peut surprendre aujourd’hui mais je m’explique cela très bien pour une génération comme la vôtre. Le plus connu de tous était Vasarely, sans aucun doute ; il l’a été très tôt, beaucoup et bien. Mais juste derrière venaient des gens comme Dewasne, Pillet, Deyrolle ou Jacobsen. Je ne veux pas faire de hiérarchie mais disons que la situation de ces artistes peut être XV présentée comme cela. L’atelier d’art abstrait attirait évidemment beaucoup de monde. Je ne sais pas s’il avait beaucoup d’élèves - ça je ne l’ai jamais su - mais en tout cas, il avait une assez large audience intellectuelle. Ses conférences plaisaient et c’est à travers elles que l’on a mieux connu des artistes abstraits de l’avant-guerre comme Mondrian et Herbin. Mais ce succès de l’atelier d’art abstrait reste quand même à replacer dans un microcosme (celui des amateurs de l’abstraction géométrique), non ? Pas vraiment, non. Je comprends que vous pensiez cela mais ce n’était pas tout à fait le cas. Il faut dire qu’à cette époque, il n’y avait guère que ceux que l’on a appelés – plus tard, d’ailleurs – les géométristes. Ils occupaient le haut du pavé. C’était une peinture qui plaisait à l’époque. Un art qui est apparu très nouveau, qui a fait irruption. Il y a eu cet effet coup de poing comme j’imagine avait pu l’être le cubisme dans les années 1910. C’est assez comparable, peut-être moins fort. J’avais fait cette remarque à Jean Cassou et il m’avait dit que mon rapprochement était juste mais avec cette nuance tout de même que le coup de poing avait été moins violent pour l’abstrait de ces années d’après-guerre (cette guerre-ci) que celui du cubisme. Donc d’après vous, l’art géométrique plaisait au public, même s’il ne plaisait pas aux institutions. Non, pas nécessairement, mais c’était une grande découverte pour le public. Et finalement à Paris – tout se faisait à Paris -, on ne connaissait dans les années 1953-54-55 que ces peintres et ces sculpteurs-là dont quelques-uns, comme Deyrolle, n’étaient pas des géométristes purs. Tous étaient abstraits, donc sans aucune figuration même allusive dans leurs œuvres, mais on pouvait quand même établir quelques distinctions. Disons qu’ils se recommandaient beaucoup de Mondrian, du Bauhaus. Quelques autres comme par exemple Deyrolle ou Lapicque, étaient des abstraits de cette tendance mais peut-être moins formalistes, moins dogmatiques que les Dewasne, Pillet, Vasarely. Ceux que l’on a appelés les XVI géométristes étaient dominants, ils occupaient pratiquement toute l’école de Paris et représentaient une véritable découverte pour le public, mais sans exclusive. J’ai travaillé sur la revue Cimaise et je me trouvais donc davantage dans l’abstraction lyrique. Il y avait une sorte d’affrontement avec Art d'aujourd'hui. Ah oui, il a eu, à un moment, une espèce de conflit. Je regrette ces momentslà, pas seulement parce que l’on se querellait mais parce qu’il y avait débat. Lorsque j’avais rencontré John Koenig, j’ai ressenti encore très fortement cette querelle. Par exemple, il parlait d’Art d'aujourd'hui comme étant la revue de Vasarely. Je ne suis pas étonné que Koenig vous ait dit ça. Mais… c’était quand même faux. C’est vrai que la revue soutenait d’abord cette tendance, qu’elle était en plein dans ce milieu, comme la galerie Denise René. Il y avait ainsi quelques centres très actifs de défense de cet art géométrique. Mais la revue ne traitait pas que de cela. On a même parlé de certains figuratifs, comme les naïfs. André Bloc qui est pourtant un chaud partisan d’un art rationalisé, aimait beaucoup les naïfs ; et Pierre Guéguen, un poète, écrivait beaucoup dessus. On a également beaucoup parlé d’Hartung qui n’est quand même pas à classer dans les géométristes et peut-être pas tout à fait non plus dans ce que l’on appelait les tachistes … il est un peu inclassable. C’est peut-être ce qui est beau chez lui. Il est un petit peu héritier de ça ; il a une très grande rigueur. Il me l’avait dit lui-même : il n’aimait pas la spontanéité. Contrairement à ce que l’on pense, ses toiles étaient très réfléchies. Il m’avait dit qu’il y pensait longuement avant de les réaliser, qu’il les construisait dans l’esprit et commençait à les dessiner un peu ; même techniquement, il choisissait ses brosses. Finalement, c’est un peu un constructiviste de pensée. XVII Quels étaient les rapports entre Art d'aujourd'hui et la Galerie Denise René ? Contrairement à ce que l’on a raconté, ce n’était pas du tout des rapports commerciaux, mais vraiment des rapports d’amitié. Je tiens à le préciser car j’entends quand même souvent un certain nombre de sottises là-dessus. Oui, il y avait des rapports d’amitié, mais parce que l’on était dans la même voie. La seule galerie uniquement abstraite et d’abstraction géométrique, c’était celle de Denise René, rue de la Boétie. Ensuite, il y avait Jean-Robert Arnaud qui a plutôt exposé des abstraits lyriques mais pas seulement ; il a été par exemple le premier à exposer Tinguely et j’ai été le premier à en parler dans Art d'aujourd'hui. Ensuite Tinguely est parti chez Denise René ; les différends qui pouvaient exister entre Jean-Robert Arnaud et Denise René venaient souvent de ce genre de choses. Denise René bénéficiait de la vitesse acquise, alors qu’Arnaud devait s’imposer, et puis il avait moins d’espace ; Denise René avait une grande galerie, rue de la Boétie. Il y avait peut-être également l’aura de Vasarely. Pour John Koenig, comme je vous le disais, Art d'aujourd'hui était la revue de Vasarely. Ça c’est tout de même excessif. Quand on regarde l’ensemble des numéros, on voit que l’on ne parle pas davantage de Vasarely que d’autres artistes. Mais cela fait partie des rivalités d’artistes, c’est inévitable. Je n’ai pas très bien compris pourquoi il y avait cette espèce de haine des gens de chez Arnaud, au contraire d’Art d'aujourd'hui où, je peux vous l’assurer, je n’ai jamais entendu dire du mal d’eux. Cela m’a beaucoup étonné : que l’on n’ait pas été d’accord sur le plan esthétique, c’est une chose, mais je ne savais pas pourquoi ils avaient une sorte de hargne, comme si Art d'aujourd'hui les avait empêché d’exister. XVIII Les rédacteurs de Cimaise sont beaucoup plus polémistes ; dans Art d'aujourd'hui, il n’y a pas de polémique. Non, en effet… très critiques mais pas polémistes. On recherchait d’abord ce qui nous intéressait plutôt que ce que l’on pouvait contester. Parmi ce qui vous intéressait, justement, il y a cette fameuse intégration des arts qui là, est un véritable cheval de bataille… Ah ça, oui ! Un numéro lui est d’ailleurs consacré et c’est vous qui faites le plus gros du corpus. Est-ce vous qui avez voulu travailler sur le sujet ? Oui, c’est moi qui l’ai proposé et cela a été accepté. Vous avez dû faire une importante recherche pour cet article. Qu’est-ce qu’il y avait comme outils pour cela à cette époque ? Il n’y avait pas beaucoup d’outils. On travaillait par correspondance, par recherches dans d’anciennes revues, par des souvenirs que certaines personnes pouvaient avoir. Par exemple, je me rappelle avoir rencontré pour cet article Henri Pierre Rocher qui était un ami de Marcel Duchamp. Il connaissait bien le développement artistique moderne, il le connaissait en amateur. Je glanais des renseignements ici ou là ; dans des milieux d’architectes. Claude Parent m’a par exemple beaucoup aidé, il avait des idées très intéressantes sur le sujet. J’avais également interviewé Le Corbusier mais il ne voulait pas entendre parler de synthèse des arts ; c’était très curieux. Il m’avait plutôt parlé des rapports entre l’urbanisme et l’architecture, sa fameuse théorie des sept lois à laquelle il tenait beaucoup. Il tenait beaucoup à en parler et il pouvait le faire longuement et très bien. Alors que quand j’abordais la synthèse des arts, il me répondait : « Je ne vois pas du tout. Quelle synthèse ? On met une sculpture là ou une peinture là ». Organiquement, il XIX n’imaginait pas qu’une synthèse puisse être concevable. Pour être franc, je ne sais pas si nous non plus, dans la revue, ….* [*Sur cette fin de phrase, l’enregistrement devient inaudible. En envoyant la transcription de l’entretien à Roger Bordier pour vérification et accord, nous lui avons demandé s’il pouvait retrouver l’idée qu’il développait dans cette phrase. Voici ce qu’il nous répond : Je me suis interrogé et je crois avoir trouvé. Il s’agit de la fameuse synthèse des arts. J’ai sans doute ici évoqué des difficultés qui, à l’époque, me tracassèrent quelque peu. C’est que, si le projet est séduisant, il apparaît moins facile à théoriser. Ce que je vous ai certainement dit, c’est que, tournant en quelque sorte cette réflexion vers la philosophie, l’on pouvait passer d’une vision pratique (et idyllique) à un certain plan ontologique. Je vais essayer de résumer. Retenons trois propositions : 1 – L’architecte (à qui son rôle de maître d’œuvre et surtout son statut juridique confèrent un relatif privilège) intervient auprès d’un sculpteur et d’un peintre, par exemple, pour leur demander une participation. Même si celle-ci est importante, peut-on valablement parler de synthèse ? Il s’agit plutôt d’un accompagnement, d’un ajout décoratif. Il faut (et ce n’est pas forcément réducteur, d’où un côté positif) que les artistes considèrent l’architecture envisagée comme une valeur inspirante. 2 – La synthèse n’est concevable que si elle est entièrement définie, dès le départ, dans un rapport organique étroit : architecte-peintre-sculpteur. L’œuvre sera donc le résultat, non identifiable isolément, d’une initiative commune. Fruit d’un véritable travail d’équipe, elle doit en traduire pleinement, et le sens initial, et la forme active. On pourrait ici paraphraser une formule célèbre en parlant d’intelligence collective. 3 – La synthèse ne peut être que le reflet, non plus cette fois d’une intelligence collective, mais de caractéristiques personnelles. Bref, de certaines connaissances, d’un talent, d’une imagination, etc., réunis en un seul être. L’artiste est tout à la fois architecte, sculpteur et peintre : l’homogénéité, alors, ne se découvre pas a posteriori, elle est portée a priori par le créateur, celui-là en l’occurrence complet maître d’œuvre. C’est beaucoup d’exigence ? En effet. Je ne sais trop. Seulement il y a une part d’utopie que j’aime beaucoup quant à moi et je me dis que nous aurions dû discuter de tout cela plus profondément. Le 19 décembre 2002] XX L’article comprend beaucoup de descriptions ; vous parlez du terrain, de ce qui entoure l’architecture, etc. Vous vous êtes seulement appuyé sur des photographies ? On était bien documenté. Art d'aujourd'hui avait donc une audience suffisante pour être tenu au courant des nouveautés. Tout à fait. Dans ce besoin de rendre l’art accessible à tous, l’intégration des arts est une position qui n’est pas celle du réalisme socialiste. Ce réalisme socialiste était-il très présent à l’époque ? Avait-il du poids ? Il était bien présent, oui. Bon, de là à dire qu’il avait du poids… Mais c’est vrai que c’était très présent. Il était porté par une idéologie, une propagande à une période où le Parti communiste et l’Union Soviétique bénéficiaient d’un certain rayonnement. Personnellement, j’aimais l’abstraction, j’avais ces goûts-là, ces idéeslà, je les défendais beaucoup, mais je ne me suis jamais senti un adversaire du réalisme socialiste. Absolument pas. Je connais bien des gens qui sont encore maintenant du réalisme socialisme comme Boris Taslitzky qui est un ami. Ce qui me gênait, d’abord, c’était le dogme ; tout ce qui est dogmatique me répugne assez. Ensuite, c’était la manière dont le socialisme était restitué, interprété, dont il pouvait apparaître dans cette peinture-là ; c’est-à-dire essentiellement dans un académisme d’ancien régime. Je n’avais rien contre un réalisme socialiste ; pourquoi n’y en auraitil pas ? Mais j’étais gêné par cette forte contradiction dont il était alors impossible de discuter avec les artistes de cette tendance ; ils se dérobaient. Car la contradiction est très forte : il est difficile d’être à ce point bourgeoisement académique tout en prônant un socialisme actif, militant. Ils pouvaient très bien s’interroger là-dessus. Pourquoi n’ont-ils jamais mis ça en chantier ? XXI Il y a eu un événement important concernant l’intégration des arts, durant la période de publication de la revue : la Cité universitaire de Caracas, dont vous avez fait le commentaire. On vous sent assez gêné dans l’article car vous expliquez que vous n’avez pas vu la Cité universitaire autrement qu’en photographies. Est-ce vous qui avez choisi de faire ce texte ? Je crois qu’on me l’a demandé ; j’avais dû accepter en rechignant un peu. Je voyais bien la nécessité d’en parler parce que c’était quelque chose d’important mais s’appuyer seulement sur une documentation photographique me paraissait un peu insuffisant. Lorsque l’on lit attentivement Art d'aujourd'hui, on a le sentiment qu’il n’y a pas une personnalité qui domine. Par exemple, il n’y a pas d’éditorial où un critique se serait mis en avant, alors que le comité de rédaction était constitué de personnalités sûrement assez fortes. Comment cela se passait-il ? Comment, par exemple, se décidaient les numéros spéciaux ? C’était une mise en commun des idées. Cela se faisait assez librement, de façon très détendue. Bon, il y avait souvent André Bloc qui faisait des propositions mais on en discutait ensuite, on faisait un choix et une majorité l’emportait. Au fond, cela se déroulait assez simplement. Là, il n’y avait pas de grands débats. C’est peutêtre que l’on était d’accord sur un certain nombre de données majeures à introduire dans la revue. Est-ce que la présence de Michel Seuphor, qui avait déjà une certaine notoriété, se gérait bien dans cette revue où tout le monde semblait avoir la même importance ? Oui. Seuphor n’était pas le plus exigeant de ce petit groupe. Il était certainement plus éclectique que nous ne l’étions Degand, Pillet et moi. Nous avions sans doute des points de vue esthétiques plus arrêtés que lui qui était au fond plus XXII ouvert. Les choses ne se passaient pas mal pour autant mais cela donnait lieu parfois à des discussions. En parcourant les revues, on constate qu’André Bloc écrivait très peu dans Art d'aujourd'hui mais en vous entendant, on voit qu’il était dans toutes les décisions. Relisait-il les textes ? Les corrigeait-il ? Demandait-il de les modifier ? Il n’écrivait pas mais il était très présent. Il relisait tout. Il a peut-être demandé à des rédacteurs de modifier leurs textes mais à moi, jamais. Il était très ouvert, très accueillant. Du moment qu’il avait formulé certaines exigences, qu’il sentait que vos propres convictions en étaient assez proches, il n’insistait plus. En ce qui me concerne, je dois dire que j’ai été très libre dans la revue, tout à fait libre. Dans les pages d’Art d'aujourd'hui se trouvent également des brèves d’expositions se déroulant à l’étranger. Aviez-vous des correspondants ? Nous avions quelques correspondants. Il s’agissait d’échanges. Des articles de la revue étaient traduits pour d’autres, italiennes, américaines, etc. Cela se faisait à la demande. J’aimerais maintenant aborder la série que vous avez menée : "L’Art et la manière". Est-ce vous qui en avez proposé le sujet ? Oui. C’était au départ une petite idée mais elle a vite pris de l’importance grâce à des gens comme André Bloc et Léon Degand qui avaient un rôle important dans le comité. « Secrets de fabrication », je le prenais presque ironiquement - bien que sérieusement quand même - : chaque peintre, chaque sculpteur, doit avoir son secret de fabrication, si on l’amenait à l’avouer. L’idée a beaucoup été soutenue par Degand qui m’a dit que je devrais peut-être élargir le sujet, voir l’ensemble des XXIII conditions de travail des artistes. Cela m’a amené à faire ce que j’ai appelé "L’Art et la manière". Degand n’était-il pas plus intéressé par l’aspect social de la vie des artistes ? C’est un sujet assez récurrent dans Art d'aujourd'hui : montrer que les artistes d’avant-garde vivent dans une certaine misère. Oui. Les difficultés au quotidien. Comment s’est fait le choix des artistes interrogés ? C’est forcément mon arbitraire. Lorsqu’un même artiste était interrogé par vous et par Roger Van Gindertael pour la série "Le Passage de la ligne" – ce qui donne d’ailleurs un regard très pertinent sur son travail – était-ce un hasard ou était-ce voulu ? C’était un hasard, on ne s’était pas concerté. Pour cet article vous avez donc demandé aux artistes de vous livrer leurs secrets. Cela impliquait une grande confiance. Oui, une grande confiance. Sans cela, ça n’aurait pas fonctionné, cela n’aurait pas été possible. Je crois qu’aucun n’a refusé ; j’essaye de me souvenir… Sonia Delaunay a un peu esquivé… Ah… elle était difficile… J’ai eu du mal alors que je la connaissais très bien. Quand je lui ai téléphoné pour lui parler du projet, elle a trouvé que c’était une XXIV excellente idée. Mais lorsque je l’ai rencontrée, j’ai senti des réticences ; j’ai senti qu’il y avait des choses qu’elle voulait me dire et d’autres non, qu’elle hésitait : « Ne parlons pas de ça »… C’était son caractère. Comment se déroulait un entretien ? J’allais dans l’atelier de l’artiste avec une photographe qui s’appelait Sabine Weiss. Nous faisions tout en même temps car je voulais que ce soit très vivant, que ce soit une rencontre vécue et non pas une organisation journalistique avec un reporter qui vient, et ensuite un photographe. Donc je prévenais les artistes et nous discutions pendant que la photographe opérait. Cela a bien marché sauf avec Poliakoff ; il me semble qu’il était un peu hésitant sur la présence du photographe pendant que je l’interrogeais. Mais cela s’est bien passé quand même ; il était juste un peu inquiet. Sabine Weiss n’a pas seulement travaillé pour "L’Art et la manière", elle a fait d’autres photographies pour la revue. Elle travaillait régulièrement pour Art d'aujourd'hui, elle en était la photographe attitrée. Son intervention dans "L’Art et la manière" est bien préparée. Chaque article de la série comprend en effet un gros plan sur une œuvre qui en montre la matière, une reproduction d’un travail en cours d’exécution ou d’études, et une photographie de l’artiste au travail. Cela ne devait pas être évident pour eux de prendre la pose. Non, mais j’avais dit que l’article ne se ferait qu’à cette condition. J’y tenais beaucoup parce que précisément, je voulais que l’on soit dans un vécu, chez l’artiste, avec l’artiste chez lui, devant sa toile, bien installé dans son œuvre, l’accomplissant. Sabine Weiss suivait très exactement l’entretien ; je posais mes XXV questions, prenais des notes et elle voyait ce qu’il fallait photographier. Il y avait un certain nombre de choses au mur que l’on commentait, d’autres en train… Celui qui s’est le mieux prêté à ce jeu de l’œuvre en train - qui fait un peu penser au film de Clouzot sur Picasso - c’est Hartung. Je le croyais plus réservé mais au contraire, il s’est mis à peindre devant nous. Dans cette série, il n’y a pas systématiquement de photographie d’une œuvre finie. Jugiez-vous que l’artiste fût suffisamment connu et qu’il n’y ait donc pas lieu de montrer une pièce terminée ? Ou cela vous semblait-il hors de propos pour la série ? Je crois que c’est parce qu’on les supposait assez connus. Dans Art d'aujourd'hui vous ne vous positionniez donc pas en découvreurs ? Non, pas du tout. Des gens comme Hartung, Poliakoff ou Herbin étaient déjà connus. Herbin l’a été tardivement et grâce à l’atelier d’art abstrait où il donnait des conférences. La mise en page de la revue est particulièrement soignée. Le comité de rédaction donnait-il son avis sur ces compositions ? Non, pour cela on laissait faire le directeur et le metteur en page. Ce dernier était engagé à la revue en permanence. C’était un collaborateur présent quotidiennement. XXVI Il y a eu Pierre Faucheux, Paul Etienne-Sarisson et Pierre Lacombe ; étaient-ils artistes ? Lacombe, non. C’était un maquettiste. Sarisson était aussi un maquettiste de métier. Je crois qu’il peignait ou dessinait un peu mais il ne montrait rien. Je n’ai jamais rien su, j’en ai seulement entendu parler, pas même par lui, d’ailleurs. Art d'aujourd'hui a également édité des livres ; vous en occupiez-vous d’une manière ou d’une autre ? Je ne m’en occupais pas spécialement mais André Bloc a édité certains de mes poèmes dans un très bel ouvrage avec des bois gravés de Bozzolini. Ensuite André Bloc a publié un petit livre que j’avais écrit sur ses sculptures. Vous avez participé à la fin d’Art d'aujourd'hui. Comment cela s’est il passé ? Tout est allé très vite. André Bloc est mort accidentellement alors qu’il était en Inde. Il prenait des photographies d’architecture et a fait une chute sur un chantier. Ensuite, tout a été fini : sa veuve a d’abord vendu L’Architecture d’aujourd’hui puis a liquidé Art d'aujourd'hui. Cela a été une disparition brutale et totale. Il s’agit de la fin d’Aujourd’hui : art et architecture, non ? Mais comment Art d'aujourd'hui est devenu Aujourd’hui : art et architecture ? Ce changement de titre a été sujet à discussions parce que nous étions contre - Degand aussi, je crois. Art d'aujourd'hui devenait Aujourd’hui, on supprimait le mot « art », cela nous gênait beaucoup. Mais André Bloc voulait développer la revue dans un esprit d’élargissement ; c’est-à-dire continuer à la développer sur le plan artistique mais plus amplement, la diversifier vers toutes les initiatives, les objets de design, tout ce qui relevait d’un certain fonctionnalisme dont on parlait beaucoup à ce XXVII moment-là. Le design intéressait André Bloc qui voulait introduire dans la revue la création, l’invention d’objets, de mobilier. Il est vrai que jusque-là, avec Art d'aujourd'hui nous étions dans le domaine peinture-sculpture. André Bloc voulait aller au-delà et pouvoir parler aussi bien d’une peinture que d’une nouvelle forme de machine à écrire. La revue a-t-elle demandé les services de nouveaux rédacteurs ? Le comité de rédaction est resté le même mais André Bloc a demandé à Gérald Gassiot-Talabot et Jean-Jacques Lévêque d’écrire dans la revue. André Bloc ne supprimait rien sur le plan artistique mais il voulait ajouter une part d’architecture, de fabrication industrielle, de design. Je n’étais pas contre cet élargissement. D’autant qu’Art d'aujourd'hui, déjà, proposait une vision très large de l’art (les tatouages, les graffiti, les cabanes de foire, etc.) avec un réel décloisonnement de la création. C’est pour cela que je ne voyais pas pourquoi il fallait supprimer le mot « Art » parce qu’il peut recouvrir beaucoup d’activités créatrices dans les différents domaines. C’est ce que j’avais défendu. Quand l’aventure d’Aujourd’hui s’est arrêtée, est-ce que les différents membres du comité de rédaction ont continué à se voir ? J’ai continué à voir plusieurs personnes du comité. Mais comme toujours avec les années, les rangs s’éclaircissent. Pierre Guéguen est mort, Léon Degand également, un peu prématurément. J’ai continué à voir Jean Arp ; Edgard Pillet, aussi, longtemps parce qu’il est resté mon ami. Et Dewasne, quelque fois. XXVIII Commençait-il à y avoir plus de presse spécialisée ? Il n’y a pas eu davantage de revues mais on a peut-être donné plus de place à l’art dans différents hebdomadaires qui en parlaient peu jusque-là. Quelle a été pour vous la suite d’Aujourd’hui ? J’ai continué à écrire sur l’art. Les querelles étant apaisées, Jean-Robert Arnaud m’a proposé des textes dans Cimaise. J’ai également écrit dans quelques revues mais elles ont vite disparu, comme par exemple Prisme des arts qui se situait un peu entre Cimaise et Art d'aujourd'hui, et qui a eu une vie courte. Propos recueillis le 28 octobre 2002 XXIX Annexe VI Entretien par courrier avec Roger Bordier Pour les besoins d’un article1, nous avons à nouveau sollicité Roger Bordier afin qu’il nous parle du Salon de la sculpture abstraite. Il a une fois encore répondu à nos questions avec bienveillance et soucis de l’exactitude. Vous avez fondé avec Denise René, Jean Arp, Nicolas Schöffer et François Stahly, le Salon de la sculpture abstraite alors que le Salon de la jeune sculpture existait déjà et que, même si les figuratifs étaient en nombre supérieur, les abstraits y avaient également une place. Comment l’idée a-t-elle germé ? C’est vrai : en d’autres lieux, d’ailleurs sympathiques, la sculpture abstraite ou non, pouvait être accueillie et l’idée n’est donc pas partie, à cet égard, d’une frustration. Ni d’un quelconque besoin d’isolement, ce qui eût été prétentieux, et au demeurant sans doute inefficace. Ce n’est pourtant là que l’un des aspects de la vie artistique de l’époque. Ce qu’il faut, je crois c’est ressaisir tout le dynamisme de cette époque-là, l’intense agitation des idées et des projets. En vérité, et vous allez voir comment - pourquoi – la création de ce Salon n’est pas étrangère à la doctrine, rigoureuse peut-être, mais passionnante, du groupe Espace. Le Corbusier lui-même était membre de ce groupe qui, du reste, réunissait plus d’architectes que d’artistes des autres disciplines, les sculpteurs se montrant, toutefois, les plus intéressés. On s’explique aisément pourquoi, connaissant les rapports étroits entre sculpture et architecture (la sculpture, architecture sans contenu, l’architecture, sculpture habitable, etc.) Quoi qu’il en soit, le débat qui dominait alors portait, dans les deux arts, sur un même refus : celui de la face préférentielle. Pour les architectes, 1 Il s’agit d’"Art d'aujourd'hui (1949-1954) hors les pages : une revue au cœur de l’action", dans La Revue des revues, n°38, 2006, pp. 41 à 53. XXX l’exemple le plus détestable était la fameuse façade haussmannienne. Tout pour la rue, l’opulence présentée aux passants, et derrière, peu importe… Il fallait donc concevoir des types de construction égalitaire, n’excluant pas pour autant l’esthétique mais celle-ci devant concerner toutes les parties. De même, pour les sculpteurs, engagés sensiblement dans une réflexion identique, l’on devait pouvoir, comme ils aimaient à dire « tourner autour ». Donc, observée circulairement, l’œuvre ne devait montrer aucune partie neutre, inexpressive, mais se reconstituer plastiquement dans la même unité au fur et à mesure que le regard la découvrait. Or, les sculpteurs abstraits de ces années-là étaient à mon avis ceux qui répondaient le mieux à cette exigence, et c’est pour cette raison que l’idée me vint d’organiser ce Salon de la sculpture abstraite, non pour constituer un Salon de plus, mais pour faire une certaine démonstration. Le premier Salon s’est déroulé à la galerie Denise René, ce qui résolvait le problème du lieu, mais vous avez certainement dû avoir besoin d’autres moyens logistiques. De quels appuis avez-vous bénéficié ? Vous mettez le doigt sur une insuffisance : j’en suis en partie responsable, n’ayant pas du tout alors (je ne l’ai toujours pas) le sens de ce qu’on appelle aujourd’hui « marketing ». Pourtant, la pratique existait déjà, le mot ayant suivi la chose. Je ne veux pas cependant noircir le tableau. En qualité de membre du comité de rédaction de la revue Art d'aujourd'hui, j’avais quelques atouts, que renforçaient encore l’amitié d’André Bloc et son intérêt toujours en éveil pour ce genre d’initiatives… Denise René sut activer comme il convenait son réseau professionnel de relations, les artistes intervinrent auprès de divers collectionneurs, et ainsi de suite. Cela dit, je me rends bien compte maintenant, avec le recul, qu’il eût fallu faire plus, car si nos intentions étaient ouvertes, nous restions un peu trop « entre nous ». Je veux dire : entre convaincus, entre critiques, animateurs et artistes partageant pour l’essentiel les mêmes points de vue. C’est sans doute pour cette raison-là, entre autres mais principalement, qu’il n’y eut pas d’autre Salon. XXXI Vous avez développé dans le texte “Il faut lever l’hypothèque des Salons”, dans Art d'aujourd'hui, l’ambiguïté régnant dans tout Salon sur le choix des exposants - et cela, quel que soit son mode de fonctionnement (ouvert à tous les artistes ou sur invitation). Fort de cette réflexion, comment avez-vous abordé la sélection des sculpteurs abstraits pour ce Salon ? Deux nécessités, l’une objective, l’autre relativement subjective peut-être, nous imposait des limites. La galerie Denise René était aménagée dans un ancien appartement au premier étage, rue La Boétie, à quelques mètres des Champs Elysées. Certes, elle se composait de deux grandes pièces très utilisables, mais il nous fallait bien tenir compte de cet espace-là, étant entendu toutefois qu’il était possible de l’étendre à un vaste couloir. Pourtant, ce n’était pas le Grand Palais… Quant à la deuxième condition, elle tient toujours un peu, voire beaucoup (et pas seulement pour nous en ce cas avec nos moyens réduits) du casse-tête, il faut bien l’admettre. Comment ne pas sélectionner ? Nous avions formé un petit comité qui comprenait, outre votre serviteur, Jean Arp, Denise René, Nicolas Schöffer et Gilioli. Qui fallait-il inviter ? Nous avons retenu comme critère essentiel cet inévitable (et obsédant) rejet de la « face préférentielle » dont je parle plus haut. A cet égard, je citais comme exemple type, Pevsner, que je connaissais bien et dont l’œuvre m’inspirait – m’inspire toujours – une très grande admiration. Il n’est comparable à personne, nul à ce jour n’a pu l’égaler. C’est du moins ma propre conclusion et l’on peut la contester. Dans la vie, Pevsner n’était pas un homme facile mais j’étais, je ne sais pourquoi, entré dans ses bonnes grâces, ce qui épatait mes confrères. Voilà qui me permis du moins d’avoir avec lui des conversations qui, bien que souvent brèves, m’apportèrent beaucoup. Ses propos me faisaient irrésistiblement penser au regret baudelairien constatant que « l’action n’est pas la sœur du rêve ». Chez lui, c’était exactement le contraire et je veux dire par là que la sensibilité était la sœur du raisonnement. Avec lui, oui, et pour reprendre ce familier langage d’atelier, on pouvait « tourner autour ». Plus encore, ses œuvres y incitent. Pour Pevsner, il y avait cet absolu cependant modulable : les trois dimensions, ce qui en l’occurrence est une lapalissade, j’en conviens. Mais attention : les trois dimensions abordées et traduites ici plastiquement dans une unité qui, venue d’elle, les faisait renaître. XXXII Il est possible que tous les exposants n’aient pas répondu, de façon irréprochable, à ce principe qui, aux yeux de certains de nos détracteurs, apparaissait comme une sorte de purisme. Il est possible aussi que d’autres aient été absents, quand leur présence eût été justifiée. Comment faire ? C’est la difficulté, et l’injustice, de toute démarche de ce type. Mais je puis vous certifier que nous n’avions aucune hostilité envers quiconque. Dans le dernier numéro d’Art d'aujourd'hui était publié un article présentant le 1er Salon de la sculpture abstraite. Vous y écriviez : « Ce Salon, qui débute modestement, voudrait aussi voir loin. ». Y a-t-il eu d’autres éditions de cet événement les années suivantes ? J’ai déjà pour une part répondu à cette question. Je voudrais néanmoins préciser ceci : nous n’avions fixé aucune périodicité obligatoire. Le Salon pouvait se tenir une année et pas l’autre, etc. Nous n’envisagions rien d’immuable. Il n’en est pas moins vrai que ce fut un peu court et que ce premier Salon reste d’autant plus le premier qu’il fut le seul… Certes, nous aurions pu (Gilioli, Jacobsen avaient, je crois posé la question) reprendre cela en main et si nous ne l’avons pas fait, c’est peutêtre parce que nous étions sollicités, dans ce qui fut l’incroyable effervescence artistique d’alors, par trop de débats, trop de nouveautés, trop de remises en question. André Bloc était d’une part le directeur de la revue qui accueillait cette annonce - qui prenait la forme d’un article de fond - mais également un artiste exposant au Salon. Cela ne posait-il pas de problème ? Il y eut sans doute quelques propos déplaisants, mais nous en avions pris l’habitude. La réussite d’André Bloc à la tête de ces grandes revues L’Architecture d’aujourd’hui et Art d'aujourd'hui suscitait bien des jalousies, bien des envies. Il était lui-même sculpteur, et l’on pense ce que l’on veut de ses créations, mais s’il est un artiste qui répond pleinement aux critères que j’indiquais plus haut, croyez-moi, c’est XXXIII bien lui. Au nom de quoi l’aurait-on éliminé ? Elimine-t-on de la critique littéraire un livre d’un écrivain sous prétexte qu’il écrit lui-même dans le journal ? Et puis, vous me permettrez peut-être pour terminer cette remarque toute personnelle : ce qui manque aujourd’hui dans le domaine de l’art, ce sont précisément des passionnés de la stature d’André Bloc. Le 16 novembre 2005 XXXIV Annexe VII Entretien avec Denise René La Galerie Denise René, depuis sa création en 1944, a pleinement participé à la reconnaissance de l’abstraction géométrique. C’est donc tout naturellement que les animateurs d’Art d'aujourd'hui ont entretenu avec Denise René des relations professionnelles étroites. Il paraissait donc indispensable pour nous de recueillir son témoignage tant sur ces liens que sur la période des années cinquante. Vous étiez certainement lectrice d’Art d'aujourd'hui. Lectrice et abonnée. Je suppose que les liens entre la galerie et la revue étaient forcément étroits. Vous exposiez par exemple les œuvres d’Edgard Pillet, le secrétaire général d’Art d'aujourd'hui. La revue Art d'aujourd'hui s’est intéressée à l’orientation de la galerie. Edgard Pillet et André Bloc étaient des visiteurs attitrés et des défenseurs convaincus. L’esprit de leur œuvre correspondait à notre démarche ce qui m’a incitée à les exposer pendant cette période. Quels étaient vos rapports avec Julien Alvard et Roger Van Gindertael ? Ils étaient nos défenseurs dans la revue Art d'aujourd'hui, les plus proches de nos choix. XXXV Pourtant ces critiques, ainsi qu’Herta Wescher, sont ensuite partis travailler pour la revue Cimaise qui défendait l’abstraction lyrique. Herta Wescher était plus en retard par rapport à l’évolution plastique ; Gindertael se situait entre les deux et Alvard restait un peu plus ouvert. Mais tous ont fait marche arrière. Alvard s’est pratiquement déjugé, il n’a pas ouvert de voie, n’a pas été un grand révolutionnaire. Il était finalement un peu conformiste, tout comme Herta Wescher. Charles Estienne – pendant un moment – et Léon Degand, restaient les plus engagés. Oui, et d’ailleurs comment expliquez-vous que Charles Estienne ait écrit L’Art abstrait est-il un académisme ? texte très critique envers l’abstraction ? Au départ, ces critiques d’art formaient une grande famille ; ils se réunissaient à Gordes l’été. Leur affinité s’est brisée sur des luttes de pouvoir. Charles Estienne et Léon Degand étaient très différents. Le premier se considérait comme écrivain, artiste, musicien, chanteur alors que le second était critique d’art à part entière et écrivain. Charles Estienne était un personnage très fluctuant qui voulait jouer un rôle. Il n’était pas à une contradiction près pour être original, y compris jusqu’à sa trahison. A plusieurs reprises dans les pages d’Art d’aujourd’hui, Léon Degand critique violemment le Musée d’art moderne. Y avait-il un différend entre Jean Cassou et lui ou était-ce véritablement la politique d’exposition du Musée qui le dérangeait ? Léon Degand n’avait pas de différend personnel avec Jean Cassou mais il considérait que la politique du Musée était très en retard, très arriérée. Pour ma part, j’étais aussi très amie avec Jean Cassou mais sur le plan artistique il n’allait pas aussi loin que nous et se montrait plutôt conservateur. XXXVI J’aimerais que vous me parliez de la collaboration entre la galerie et la revue autour de l’exposition Klar Form. D’une part le numéro de décembre 1951 d’Art d'aujourd'hui en constitue le catalogue et d’autre part, André Bloc, Edgard Pillet et Roger Van Gindertael sont mentionnés dans le comité d’organisation. Quel a véritablement été le rôle de chacun ? En fait l’exposition a été conçue par moi-même en collaboration avec Jacobsen, et Mortensen. Quant aux responsables d’Art d'aujourd'hui, nous leur avons proposé de consacrer un numéro à l’exposition afin d’en faire le catalogue ; ce qu’André Bloc a accepté puisque cela élargissait l’audience de la revue à la Scandinavie, à la Belgique, etc. Une autre collaboration entre la galerie et la revue a été l’exposition autour du deuxième album de sérigraphies édité par Art d'aujourd'hui, à la fin de l’année 1954. Etant donné que la démarche d’Art d’aujourd’hui correspondait tout à fait à notre ligne, il y avait presque tous nos artistes dans cet album. Pillet a été le maître d’œuvre de ce numéro. Cette ligne éditoriale défendant l’abstraction géométrique reste étroitement liée à l’idée d’un art accessible au plus grand nombre. C’est ce que vous avez entrepris un peu plus tard avec les éditions de multiples. Cette position a été, me semble-t-il, très importante pour vous aussi. Je considérais que les multiples et les albums de sérigraphies me servaient d’intermédiaires entre les artistes et le public. Ils ont été un facteur très important pour l’éducation du public. Les expositions boulevard Saint-Germain, galerie à l’époque consacrée aux éditions, ont toujours eu un grand succès. XXXVII Roger Bordier, se demandait dans un précédent entretien, si dès cette époquelà, lui et les autres rédacteurs d’Art d'aujourd'hui n’avaient pas des doutes sur la réalité de la synthèse des arts. Ils se sentaient peut-être un peu utopistes. Cette idée d’un art pour tous, vous y avez toujours cru ? Exactement, sinon, je pense que c’est se trahir et se désavouer si l’on ne poursuit pas ce dans quoi on s’est engagé. Roger Bordier me disait également qu’Art d’aujourd’hui n’était pas une revue qui avait découvert des artistes, qu’ils étaient déjà connus. Mais la revue a servi à diffuser leur œuvre, à mieux les faire connaître et à élargir leur public. Je pensais pour ma part que l’art abstrait évoluait dans un microcosme mais Roger Bordier m’a assuré que l’Atelier d’art abstrait connaissait un certain succès. Oui, il a eu un grand succès, mais malheureusement, l’Atelier d’art abstrait s’est arrêté avant que cette forme d’art ne se soit imposée. Il n’a pas eu une longue vie. Alliez-vous aux conférences de l’Atelier d’art abstrait ? Pas souvent mais j’y allais. Les artistes y étaient maîtres des lieux et des décisions. J’ai assisté à une des prises de position d’André Bloc avec en préambule : « Mes chers amis, je serai bref, je ne fais pas de discours mais j’agis. Je suis un homme d’action, donc j’agis. » Il faut bien voir qu’il s’adressait à un public essentiellement constitué d’artistes ! XXXVIII Beaucoup d’artistes de votre galerie ont participé à la conception de la Cité universitaire de Caracas, bel exemple d’action dans le cadre de la synthèse des arts. Quel rôle avez-vous tenu dans cette réalisation ? Nous avons été, Vasarely et moi-même, à la base de l’aventure de l’art abstrait au Venezuela. Vasarely qui était considéré comme un chef de file, a ouvert la porte. C’est ainsi que nous avons révélé quelques artistes vénézueliens comme Soto et Cruz Diez. Dans le catalogue que vous a consacré le Centre Pompidou, Pierre Descargues raconte qu’il trouvait dans votre galerie en plus des expositions, des informations sur toutes sortes d’événements culturels. Vous aviez décidé de faire de votre galerie un foyer d’activités ? Tout à fait. Il s’agissait bien sûr d’une galerie et il fallait vendre des œuvres puisque c’était le seul moyen de survivre, ce qui était déjà assez audacieux pour l’époque. Mais avec l’appui des artistes et plus particulièrement de Vasarely, nous avons fait du 124 de la rue La Boétie un centre culturel avec un grand nombre d’expositions, des organisations de soirées-discussions sur les arts plastiques, etc. C’était très recherché, très suivi. Propos recueillis le 29 octobre 2003 XXXIX Annexe VIII Entretien avec Michel Ragon Michel Ragon n’a pas écrit dans Art d'aujourd'hui mais il a été un animateur engagé et impertinent de l’autre revue de l’abstraction des années cinquante : Cimaise. Ami des artistes, partageant l’indigence de leur quotidien, le critique reste un observateur précieux de cette période. Vous n’étiez pas critique à Art d'aujourd'hui mais vous avez cependant connu ceux qui l’étaient, notamment Roger Van Gindertael, Herta Wescher et Julien Alvard qui ont ensuite rejoint la revue Cimaise. Pouvez-vous m’en parler ? Julien Alvard était un personnage complexe, très cultivé, très fin, un peu fuyant aussi. Il était un critique très subtil avec des articles toujours nuancés de références politiques. Des critiques que vous me citez, c’est sans doute celui dont je me sentais le moins proche mais celui que je pense être le meilleur. Vous étiez certainement un peu éloignés aussi par vos idées politiques tous les deux, non ? Oui, c’était un homme proche du pouvoir qui a ensuite dû avoir pendant un moment un poste au Ministère de la culture. Roger Van Gindertael était totalement différent, et même tout à fait à l’opposé de Julien Alvard. C’était quelqu’un de conventionnel, de sérieux, avec une certaine lourdeur dans le sérieux. Il connaissait bien la peinture des années cinquante et surtout celle de la génération d’Hartung ; Alvard étant dirigé vers des peintres plus jeunes. XL Julien Alvard était-il lui-même plus jeune que Gindertael ? Pas beaucoup plus mais il restait d’esprit plus jeune. La plus âgée était Herta Wescher. Elle venait d’Allemagne et avait très bien connu les peintres allemands avant le nazisme. Très cultivée, elle s’y entendait notamment sur tout ce qui touchait au collage. Dans votre livre D’une berge à l’autre, vous parlez de Pierre Faucheux, une personnalité importante d’Art d'aujourd'hui bien que moins visible puisqu’il y réalisait les mises en page. Je l’ai connu très tôt, bien avant Cimaise. Je collaborais alors à une revue qui s’appelait Neuf, réalisée par des étudiants en médecine dont Robert Delpire. Lui et moi étions à peu près du même âge, c’était un de mes grands copains. Il avait demandé à Faucheux de faire la mise en page. La revue était superbe. Grâce à lui, elle avait un côté révolutionnaire dans la présentation. Vous deviez également assez bien connaître Pierre Guéguen ? Oh, je les ai tous connus. Guéguen était très sympathique, très intéressant. Il reste un des seuls à s’être intéressé très tôt à Dubuffet, à Chaissac, autant d’artistes qui me sont très proches. Il était beaucoup plus âgé que moi… il ne devait avoir que quarante ans mais comme j’étais très jeune, il me paraissait très âgé ! Il habitait à Toulon, je ne le voyais pas souvent. Il demeurait un peu un outsider dans le milieu, il était plus littéraire, il s’intéressait à des artistes en dehors de la mode de l’époque, mais qui sont d’ailleurs bien représentés dans Art d'aujourd'hui. Oui, André Bloc aussi aimait l’art brut, les artistes singuliers. J’ai malheureusement connu André Bloc très tard ; sans doute parce que j’écrivais dans Cimaise qui se positionnait en adversaire d’Art d'aujourd'hui. Nous XLI nous sommes rencontrés par le biais de L’Architecture d’aujourd’hui, nous rapprochant à propos d’architectes comme Le Corbusier par exemple. Il a eu son accident peu après. Je n’ai donc pas pu profiter de cette riche personnalité. André Bloc avait-il une influence dans le monde des arts ? Il avait une énorme influence. C’était une super vedette mais un peu dans l’ombre. On savait qu’il possédait ces revues donc son influence sur les architectes et sur les artistes était considérable. Le jour où André Bloc s’est fâché avec Vasarely, ce dernier était absolument effondré. Il pensait que sa carrière était finie puisqu’il n’aurait plus le soutien d’André Bloc. André Bloc avait une audience considérable mais souterraine. Quelle était son influence sur les institutions ? Quand on lit certains textes d’Art d'aujourd'hui mettant ouvertement le doigt sur des défaillances institutionnelles, on se demande si cela avait ou non de l’écho. Il était écouté. Ce n’était pas du tout quelqu’un de marginal. Etant ingénieur de formation, il possédait les arguments techniques nécessaires pour parler avec les administrations. Il avait le poids, quand même assez remarquable, de L'Architecture d'aujourd'hui : tous les meilleurs architectes contemporains collaboraient à cette revue, ce n’est pas rien. Art d'aujourd'hui n’avait pas le même impact car elle ne touchait que le marché de l’art abstrait qui, à l’époque, était inexistant ; il a fallu attendre cinquante ans pour que ces artistes soient cotés. Oui, nous parlons d’une période où dominait d’une part l’école de Paris, et dont les vedettes étaient d’autre part, Picasso, Léger et Matisse. Absolument, ainsi que Miró, les surréalistes… L’art abstrait était à cette époque un art d’avant-garde de jeunes artistes – même s’ils n’étaient pas tous jeunes – qui n’étaient pris au sérieux par aucune galerie sauf celles, marginales, de XLII Denise René ou de Colette Allendy. Alors que les grandes galeries marchandes, Maeght ou la Galerie de France, vont mettre beaucoup de temps avant de s’y intéresser. Et ne parlons pas des musées qui ne s’en préoccupaient pas du tout. Justement, comment situer Jean Cassou ? Il semble un peu progressiste mais sans aller jusqu’à l’abstraction. J’aimais bien Jean Cassou. Peut-être plus pour des motifs politiques qu’artistiques… encore que. J’ai beaucoup de respect pour lui. Il n’a pas bien compris l’art nouveau de l’époque qu’était l’abstraction mais il a cependant compris l’art de la période précédente. C’est tout de même grâce à lui qu’existe le fondement du Musée d’art moderne ; grâce à ses amitiés auprès de Picasso, de Matisse, de Léger et d’autres qu’il a pu obtenir un fonds de musée qui n’existait pas du tout. Jean Cassou s’est occupé de ça. Ensuite, la génération des années cinquante, de l’art abstrait, ce n’était plus sa génération ; et même avant ça, il n’aimait pas beaucoup les œuvres de Mondrian. On le lui reproche à plusieurs reprises dans Art d'aujourd'hui ! Léon Degand, notamment, s’acharne de façon régulière sur le Musée d’art moderne, ses collections autant que leur scénographie. Il apparaît assez dur ou du moins très catégorique dans ces textes-là. Degand était très catégorique… Denise René me disait dans un précédent entretien que Léon Degand était un critique à part entière alors que Charles Estienne tendait plus vers l’artiste. Oui, il avait un côté poète. Il était plus littéraire tandis que Degand était très dogmatique. Mais le couple Degand-Estienne a été un couple critique assez extraordinaire pour les débuts de l’art abstrait. Je crois que Degand avait plus XLIII d’influence qu’Estienne au départ ; le dogmatique faisant davantage mouche que celui qui soupèse le pour et le contre. Avez-vous assisté à des conférences de l’Atelier d’art abstrait de Dewasne et Pillet ? Non. Dans le milieu où j’étais, cela paraissait une plaisanterie : faire une académie d’art abstrait c’était vraiment le non sens absolu. Donc je n’y suis jamais allé. J’ai ensuite été ami avec Dewasne et en discutant avec lui je me suis aperçu que ce n’était pas du tout une plaisanterie et qu’au contraire, ce qu’il voulait enseigner dans cette académie d’art abstrait, c’était la vie des matériaux, les couleurs, tout un côté scientifique de la peinture qui allait mal, évidemment, avec l’abstraction lyrique, bien plus instinctive. Les rédacteurs d’Art d'aujourd'hui établissent en effet un lien très fort entre l’artiste et l’ouvrier. L’artiste se doit de connaître ses outils. C’est ça qui est intéressant dans ce que me racontait Dewasne. Pour lui c’était fondamental. Il a aussi été communiste pendant assez longtemps donc c’est un langage qui me parlait. Pillet je l’ai moins connu. C’était quelqu’un de très modeste. Roger Bordier a rédigé un long dossier dans Art d'aujourd'hui qui a pour titre : “L’art est un service social”. Voilà un résumé de la ligne éditoriale de la revue. Une idée également soutenue par le réalisme socialiste mais avec, bien sûr, une esthétique toute autre. Comment avez-vous vécu cet académisme prôné par le PCF ? Je l’ai vécu comme un rejet. Logiquement par mes origines, j’aurais dû abonder dans un réalisme social alors que ça ne m’intéressait pas du tout. Je me positionnais radicalement contre tout ce qui touchait à cet art social, que ce soit le XLIV réalisme socialiste ou les Peintres témoins de leur temps. Je trouvais ça ridicule. Pourquoi j’étais fasciné par l’art abstrait alors que ça n’est pas logique dans mon destin ? Parce que le langage de la modernité était là. C’était aussi une histoire de personnes : vous aviez rencontré les peintres abstraits. J’ai été très tôt fasciné par une reproduction d’Hartung punaisée au mur d’une chambre d’hôtel. Je me suis alors précipité dans les galeries. J’avais une petite rubrique dans Arts, à l’époque, et j’allais dans les expositions, les vernissages où il n’y avait personne d’autre que des peintres. Un jour, alors que je devais avoir vingttrois ans, Hartung m’a dit : « Qui es-tu, on te voit tout le temps ? », et lorsque j’ai expliqué que j’avais une chronique à Arts, il m’a répondu : « Si tu peux parler de nous de temps en temps, ça nous rendrait bien service ». Ce que j’ai fait. Le rédacteur en chef ne connaissait pas ces peintres mais il m’a laissé faire. Et les choses se sont passées comme ça. Vous étiez plus adepte de l’abstraction lyrique que de l’art géométrique. Oui, du fait que j’ai été ami très tôt avec Hartung, Schneider, Soulages, et puis Atlan. Mais c’est l’abstraction géométrique qui était la plus spectaculaire. Cela venait de l’importance d’Art d'aujourd'hui - une revue considérable - et de la place de la galerie Denise René, la seule galerie importante défendant les abstraits. Les peintres abstraits lyriques apparaissaient un peu comme des hérétiques. Après, les choses ont évolué différemment… mais pas tellement : Vasarely est resté extrêmement célèbre pendant très très longtemps. Par l’intégration de ses œuvres dans le mobilier urbain… Exactement. Ce qui m’a fait me rapprocher de Vasarely à ce moment-là. Et de Schöffer aussi. XLV La synthèse des arts est quelque chose qui vous a touché ? Oui. Peut-être que la synthèse des arts me ramenait à mes préoccupations sociales. Ça m’a rapproché aussi d’André Bloc à un moment. J’aurais certainement été très proche de lui s’il n’avait pas eu son accident. Propos recueillis le 13 octobre 2005 XLVI Annexe IX Entretien avec Claude Parent Claude Parent, de vingt-sept ans le cadet d’André Bloc, a travaillé durant dix années à ses côtés. Il reste ainsi une des personnes qui a le mieux connu le directeur d’Art d'aujourd'hui. La rencontre a eu lieu alors que la revue sortait ses derniers numéros mais le témoignage de Claude Parent nous apporte pourtant bien des informations sur la personnalité d’André Bloc, sur le Groupe Espace ainsi que sur ses deux autres revues, L'Architecture d'aujourd'hui et Aujourd'hui : art et architecture. Quand avez-vous rencontré André Bloc ? C’était en 1951-1952, j’étais associé à l’architecte Ionel Schein avec qui j’avais monté une agence. Nous étions tous les deux à l’Ecole des Beaux-arts mais nous n’étions pas diplômés. Nous en avions assez de cette architecture qui se pratiquait en France et nous voulions montrer ce dont nous étions capables : nous avions beaucoup de culot ! Ionel Schein, surtout, était très fort, très exigeant, très agressif ; il m’avait entraîné car je l’aimais beaucoup. Nous avions la même sensibilité architecturale et nous souffrions dans cet enseignement de l’architecture que nous ne voulions pas suivre et que nous n’avons d’ailleurs pas suivi. Nous avons monté notre petite agence en 1953 et nous avons travaillé l’un et l’autre jusqu’en 1966 - ce qui n’est pas mal ! - sans être inscrits à l’ordre des architectes, sans avoir le droit de porter le titre d’architecte, en étant dénoncés par les collègues qui, eux, avaient le titre. Chaque fois que nous construisions quelque chose, ils écrivaient à l’Ordre que nous n’en avions pas le droit. Cependant, seul le titre était protégé et non l’action. Nous pouvions à cette époque-là, construire et déposer un permis sans mentionner « architectes ». Nous indiquions : « Conception architecturale », formule reprise ensuite par le Ministère lorsqu’il a voulu faire une grande réforme qui s’est avérée catastrophique en séparant la conception de la réalisation. XLVII Nous avions des problèmes quand la presse parlait de nous en nous nommant « architectes » mais rapidement, des architectes galonnés ont apprécié ce que nous disions et faisions. Et puis surtout, nous étions inscrits à l’Ecole des Beauxarts. Je l’ai été durant vingt ans ce qui me permettait d’avancer en cas de reproches : « Mais je vais devenir diplômé, j’ai ma carte d’étudiant ! ». Il existe une disposition qui permet d’être architecte sur références, sur ce que l’on a construit. Malraux a signé pour nous cette autorisation. C’était extrêmement rare puisque quand nous avons été élus, un petit article du Monde mentionnant que Ionel Schein et moi-même avions obtenu le droit d’exercer la profession et de porter le titre sans être diplômés, rappelait que nous n’étions que six architectes dans ce cas-là avec Auguste Perret et Le Corbusier ! Je vous raconte cela pour vous montrer notre côté un peu excessif. Schein et moi lisions L’Architecture d’aujourd’hui qui était notre bible, mais un article dans lequel André Bloc écrivait qu’il fallait aider les jeunes nous avait déplu. Nous lui avons donc envoyé une lettre plutôt vive lui indiquant qu’il possédait deux revues dans lesquelles on ne voyait pas beaucoup l’appel aux jeunes qu’il faisait et qu’il devenait ainsi peu crédible. Deux jours plus tard André Bloc nous contactait pour nous dire qu’il avait le projet de fonder un groupe – le Groupe Espace - et qu’il allait voir ce que nous étions capables de faire. L’acte fondateur du Groupe Espace est dans Art d'aujourd'hui. Peu après, André Bloc a fait une erreur car Schein et moi étions très liés et lorsque le téléphone sonnait, l’un prenait le combiné et l’autre l’écouteur. Ainsi lorsque Bloc a appelé pour me dire : « Je ne fais aucune différence entre vous et Schein mais j’ai des problèmes avec la revue : je suis attaqué dans les journaux parce que mon comité comprend beaucoup d’étrangers. Donc je vais vous donner, à vous, la direction des jeunes du Groupe Espace », ce fut dramatique pour Schein, même si dans les faits, ce dernier et moi avons travaillé ensemble. Il faut souligner que cette décision venait d’un homme qui avait beaucoup souffert, qui avait été pourchassé par les nazis, qui avait dû se cacher dans le Midi en laissant L’Architecture d’aujourd’hui à un autre homme qui ne lui a pas rendu après guerre. A Biot, André Bloc a pu échapper à la Gestapo et survivre en faisant de petites sculptures en bois d’olivier que sa belle-mère vendait sur les marchés. Schein aurait pu comprendre les raisons d’André Bloc. Il faut savoir qu’à l’époque, on lisait dans les journaux : « La bande à Bloc pleine de métèques ». André Bloc a gagné des XLVIII procès pour diffamation. On était pourtant après la guerre. C’est incroyable que les Français parlent de « juifs » et de « métèques » ! Donc Bloc avait cru bon que ce soit moi, Parent, qui s’occupe du groupe des jeunes. S’il y avait dans les proches d’André Bloc des personnes étrangères, c’est qu’il existait une grande modernité dans les œuvres d’artistes venant d’Europe centrale, qui était constituée, de plus, de pays très francophones. Si l’on va dans les environs de Prague, on trouve des cités entières datant de 1920-1925. Ces architectes et ces artistes sont venus en France quand Hitler est passé au pouvoir. En bref, ce qui me plaît là-dedans, c’est la morale de l’histoire : nous avons envoyé une lettre agressive et nous avons eu en réponse la grande générosité d’André Bloc. Au lieu de nous mépriser et de nous ignorer, il s’est dit : « Je veux les voir ». C’est ce que je constate dans tous les témoignages que j’ai lus. C’était un réflexe chez lui. Il était d’une ouverture d’esprit extraordinaire. Du jour où il trouvait chez une personne quelque chose qui dépassait un peu le train-train, il faisait tout ce qu’il pouvait pour elle. Je l’ai toujours trouvé d’une grande générosité dans les idées, dans le domaine de l’aide à apporter ; un peu moins de générosité financière mais ce n’est pas très grave ! Il dépensait quand même beaucoup d’argent pour le bien commun avec ses revues. L’Architecture d’aujourd’hui tirait cependant à 25 000 exemplaires ! Si les chiffres que j’ai en tête sont exacts, il y avait une majorité d’abonnés : sur 25 000 magazines tirés, 18 000 allaient aux abonnés ! Et sa danseuse était Art d'aujourd'hui. Pourquoi Art d'aujourd'hui qui était une toute petite revue, spécialisée dans les arts ? Elle s’est révélé être l’arme de bataille faisant la défense et l’illustration de l’abstraction géométrique ; Bloc revenait de Biot où il fréquentait des artistes et avait pris goût à la sculpture. Avant son départ, il avait confié L’Architecture d’aujourd’hui à des personnes qui avaient toute sa confiance. Mais durant cette période, pour autoriser la parution d’un périodique, il fallait en changer le titre alors la revue s’est appelée Techniques & architecture. Malheureusement, quand Bloc est revenu en 1945 et qu’il a voulu reprendre sa revue, des personnes lui ont dit que ce n’était plus son bien. Il s’est XLIX retrouvé sans rien et c’est là qu’il a eu cette générosité, cette foi en l’avenir, ce caractère extraordinaire en ne renonçant pas. Car l’antisémitisme qui avait prospéré avec les Allemands, ne s’effaçait pas si vite que ça comme nous l’avons vu. Il a pourtant recommencé L’Architecture d’aujourd’hui dont l’aura internationale l’a bien aidé. La revue est aussitôt redevenue la première revue d’architecture ; un succès foudroyant ! Comment cette revue était-elle née ? André Bloc a fait Centrale, il y a été reçu la première année ce qui est preuve d’une grande intelligence. Mais comme il n’avait pas d’argent pour survivre dans une époque très dure, plutôt que d’attendre un an pour entrer à Polytechnique où il aurait certainement été reçu, il a préféré travailler tout de suite, dans le caoutchouc industriel. Son patron avait une petite revue sur le caoutchouc qu’il lui a confiée ainsi qu’une autre petite revue sur l’architecture qu’il ne voulait même pas garder. Et c’est de là qu’André Bloc a créé L’Architecture d’aujourd’hui, revue internationale qui a bientôt dominé le monde et qui avait un motif : l’architecture rationaliste. André Bloc voyageait tout le temps, c’était une figure internationale qui, à mon avis, devait dépasser ce qu’il est devenu par la suite. Quels étaient vos rapports avec André Bloc ? Ce compagnon de travail, beaucoup plus âgé que moi, était d’une notoriété extraordinaire. Pour moi c’était un dieu et les gens critiquaient mon admiration. Un architecte comme Pierre Vago me disait : « Je ne te comprends pas, tu es complètement inféodé à André Bloc, il te fait faire des erreurs de jugement sur l’architecture, sois un peu plus toi-même ». Mais moi j’étais enchanté, j’adorais André Bloc ! Il m’a mis dans des situations risquées dont je me suis sorti et qui m’ont permis de gravir les échelons. Ce fut un vrai apprentissage. Il ne m’a jamais fait de cadeau extraordinaire : quand par exemple il m’a proposé d’être membre du comité de L’Architecture d’aujourd’hui, cela faisait sept ans que je faisais mes preuves, que j’étais invité au comité sans en être membre. Il avait beaucoup d’habileté - quand il L n’était pas en colère, son autre défaut ! – alors il m’a fait entrer avec deux autres architectes tout de suite acceptés en faisant mine de m’avoir oublié : « Mais au fond, il y a Claude Parent qui travaille avec nous depuis si longtemps, il mérite de nous rejoindre. » Ce qui fut accepté. Il a toujours eu envers moi la position du patriarche qui ne doit pas gâter le petit jeune. Il était paternaliste mais j’aimais bien. Il avait un énorme défaut sur lequel je n’ai jamais voulu jouer : il était très sensible à la flatterie… Ainsi, j’ai vu André Bloc s’enthousiasmer pour des architectes qui le flattaient, vouloir immédiatement travailler avec eux et se retrouver face à beaucoup de déconvenues. Sa force était sa curiosité immense. J’ai conservé de lui le fait d’aimer les idées des autres. En général, les créateurs se murent dans leur propre personnage et combattent les idées d’autrui. Bloc était un dévoreur de nouveautés : il ne pouvait pas s’empêcher de papillonner, dès qu’une chose dans l’air du temps lui plaisait, il se demandait ce que lui pourrait en faire. Cela irritait le monde artistique parce que c’était un homme qui avait deux revues et qui pouvait publier autant qu’il voulait ses propres recherches et leur donner ainsi une sorte de caution morale. Il annonçait ainsi le rôle des média dans la culture. Ce dont il n’a pas abusé, en tout cas dans Art d'aujourd'hui qui contient peu d’œuvres de Bloc. Il faisait surtout des catalogues et des expositions pour le Groupe Espace fondé avec Félix Del Marle. Ce qui n’était pas toujours possible aux autres artistes car souvent ni eux ni la galerie n’en avaient les moyens et n’avaient pas non plus la facilité de se projeter dans le monde entier. Les artistes ont donc développé une sorte de jalousie ou d’envie vis-à-vis d’André Bloc qui avait des revues. Son appétit, sa curiosité pour les idées nouvelles ne l’ont jamais quitté. Cela a été quelquefois mal pris alors qu’il fallait plutôt saluer cet enthousiasme de jeune homme. LI Vous avez beaucoup travaillé avec André Bloc. Ionel Schein a voulu dissoudre notre agence quelques années après notre rencontre avec Bloc, en 1955. Mais avant cette rupture, alors que j’étais encore associé à Schein, André Bloc et moi coopérions déjà sur ses projets d’architecture. Il avait confiance en moi pour des raisons de dialogue, de compréhension des arts, etc. André Bloc a continué à fréquenter Schein mais Bloc et moi avons renforcé notre travail commun. Je faisais les mises au point : Bloc dessinait par exemple un claustra et je devais le faire fonctionner. Il fallait travailler dur pour arriver à une réalité autre que le prototype en plâtre ! J’étais également l’organisateur des fêtes chez André Bloc. Il donnait des réceptions extraordinaires, notamment lors de la remise des prix de L’Architecture d’aujourd’hui. Pour l’une, il avait décidé de réaliser un labyrinthe, une autre fois, nous avions entrepris une projection sur les habitacles réalisés par le designer Roger Tallon. A partir du moment où André Bloc s’est de plus en plus intéressé à l’architecture-sculpture, un léger différend s’est installé entre nous car il faisait intervenir une filiation plus sculpturale qu’architecturale. Par exemple, lorsqu’il m’a présenté les maquettes de sa tour et que je lui ai indiqué ma préférence pour celle, plus structurée, qui me semblait aller dans le sens de ses recherches - une sculpture habitable -, il s’est montré d’accord avec moi mais il a choisi l’autre modèle et a fait une vraie sculpture. C’était très beau mais, comme dans le Groupe Espace, le sculpteur avait pris le pas sur l’architecte. Je trouvais que d’une manière générale cela détruisait le Groupe Espace car le dialogue avec l’architecture se trouvait faussé par le fait que l’œuvre envisagée était initiée par le sculpteur seul. Que retenez-vous du Groupe Espace ? Ce qui, d’après moi, s’est amorcé avant la guerre, c’était le rapport des arts et de l’architecture moderne ; même une architecture de style pompier comme le Palais de Tokyo en 1937 comprend des bas-reliefs. L’architecture contemporaine d’alors qui voulait enlever les décors, prenait quand même en compte que cette attitude chassait les sculpteurs et qu’il fallait les faire travailler par un autre moyen. Cette LII fusion avec les artistes dans l’architecture rationaliste était présente et Bloc, au moment où il a créé le Groupe Espace, donnait une plate-forme et une légitimité à tous ces artistes de l’abstraction géométrique, qui ont inventé l’appellation « plasticiens ». Art d'aujourd'hui a joué un rôle majeur de communication puisque ce sont les artistes publiés dans cette revue qui sont allés vers les architectes. Bien sûr, il fallait des commandes et elles ont été fournies par un ministre, Eugène ClaudiusPetit, qui a protégé l’architecture moderne et par là même L’Architecture d’aujourd’hui avec laquelle elle fusionnait, et donc le Groupe Espace. Cela afin d’arriver à ce que nous appelons la synthèse des arts. J’ai appartenu à la troisième génération du Groupe Espace. Et à ce momentlà, on travaillait dès l’origine avec le sculpteur ou le peintre, avant même de commencer son architecture, on discutait. C’est ce que j’ai fait avec Bloc pendant dix ans. On se voyait alors deux voire trois fois par jour pour des raisons de sauvegarde mentale, je réalisais de petites maisons de mon côté. En général, c’est André Bloc qui m’alimentait mais nous co-signions les réalisations car nous travaillions et réfléchissions ensemble dès le départ si bien que nous ne savions pas trop qui avait fait quoi. Certaines fois, si Bloc n’avait pas été avec moi, les choses auraient pris une autre forme. Quelque fois j’étais en avance, quelque fois en retard. C’est cela les rapports fabuleux du maître et de l’élève. Rapports difficiles mais toujours gratifiant qui ont totalement disparu de nos écoles aujourd’hui. Le Groupe Espace a-t-il vraiment fonctionné ? Oui, tant qu’il y a eu Eugène Claudius-Petit. Il donnait des commandes aux architectes et aux artistes qui faisaient parti du Groupe Espace. Il jouait le jeu d’aider les artistes. Du jour où ce ministre a dû arrêter la politique, ça a été plus dur. L’autre événement néfaste au Groupe Espace fut bien sûr la mort d’André Bloc car, malgré les querelles intestines, c’était lui qui le faisait survivre. Quand il est mort, une grande réunion du Groupe Espace s’est déroulée chez moi - dont il ne reste aucune trace. J’ai été élu président de force. Je leur ai quand même précisé que pour moi le Groupe était fini, qu’il y avait trop de mésententes entre tous et que de toute façon, les commandes se raréfiaient. Et même, dès lors que le tachisme s’est installé, je ne voyais plus le rapport des arts avec l’architecture. Ce n’était pas une victoire de l’un LIII par rapport à l’autre, c’était une évolution, une page se tournait, c’était tout. J’ai donc annoncé que l’on pouvait dissoudre le Groupe Espace car je ne pouvais pas continuer à participer à quelque chose qui n’était plus qu’une association dont le dogme fondateur n’était plus respecté. Edgard Pillet faisait-il encore partie du Groupe Espace ? Nous étions très amis mais il avait pris une distance non pas avec l’architecture - au contraire - mais une distance géographique quand il avait initié ce fameux village qui devait être un village d’artistes à Carboneras, en Andalousie, et où il vendait des lots avec obligation de faire des villas avec des artistes. André Bloc y avait fait une maison : il avait réalisé une petite maquette en plâtre et j’étais chargé de faire des coupes, des plans, réfléchir à comment ça allait pouvoir être transmis aux constructeurs. Pierre Vago que j’ai connu en même temps qu’André Bloc, travaillait avec les jeunes du Groupe Espace. De leur côté, Edgard Pillet et Jean Dewasne étaient les plus actifs. Vous avez participé à Aujourd’hui : art et architecture, comment cette revue a-telle vu le jour ? En ouvrant les pages d’Art d'aujourd'hui à l’abstraction lyrique, André Bloc a bouleversé la donne2. Tous les purs et durs de l’abstraction géométrique ne le comprenaient pas. Ils se sentaient trahis et ont pensé avoir perdu Art d'aujourd'hui. Car André Bloc voyant que les Pierre Guéguen, les Léon Degand - qui étaient les âmes de cette revue - renâclaient, il a préféré s’en libérer. Il a alors décidé de faire 2 Lors de l’entretien, Claude Parent s’était exprimé ainsi : « André Bloc a fait une grande trahison en passant à l’abstraction lyrique. » La douce ironie qui passait dans le ton de sa voix en parlant de « trahison » n’apparaissant plus à l’écrit, il a modifié sa phrase après lecture. Le terme reste quand même à relever surtout si on le met en relation avec les propos de Denise René concernant Charles LIV Aujourd’hui, revue pluridisciplinaire dans laquelle j’ai d’ailleurs créé la rubrique "Design". Il a également fait une partie architecture car L’Architecture d’aujourd’hui vieillissait du fait du manque de renouvellement de ses fidèles. Une revue internationale tient sa richesse de ses correspondants. Bloc ne faisait pas le porte à porte, il allait une fois en Amérique du Sud où on lui préparait tout et où il rencontrait toutes les relations qu’il fallait au moment opportun. Mais pour se tenir au courant, il fallait s’en tenir aux "correspondants" de L’Architecture d’aujourd’hui. Lesquels correspondants perdaient avec l’âge le contact avec les jeunes de leur pays et n’avaient plus le goût de voir de près ce qui se passait de nouveau dans leur pays. Ils se figeaient et figeaient les envois à une dizaine de connaissances, certes bonnes mais qui n’avaient pas le sel de l’évolution. André Bloc se trouvait prisonnier de l’aura de la revue devenue une institution. Comme il ne pouvait plus la changer, il l’a transformée en un grand mouvement d’idées : le Paris parallèle par exemple, où il entraînait tout le monde dans une aventure commune extraordinaire et mobilisait tous les membres du comité. De ce fait, le contenu du combat proprement architectural est allé à Aujourd’hui pour laquelle on ne disait rien : c’était l’autre revue de Bloc. Il en a donné à Patrice Goulet et à moi-même la direction. Comme Patrice Goulet était très jeune et très disponible, il a beaucoup voyagé, visité les écoles d’architecture et rencontré les étudiants. Moi j’y allais ensuite quelques jours et c’est comme ça que nous avons préparé les cinq numéros spéciaux consacrés chacun à un pays. Du jour au lendemain, sur les tables des architectes du monde entier ne se trouvait plus L’Architecture d’aujourd’hui mais Aujourd’hui car il s’y trouvait tous les jeunes ainsi que quelques anciens restés au sommet de l’invention. Aujourd’hui est devenu la figure de proue de L’Architecture d’aujourd’hui. Ce qui fait qu’à la mort d’André Bloc, ses compagnons ont demandé à son épouse de l’arrêter car elle coûtait trop d’argent. Marguerite Bloc s’est ensuite coupée de tous ses amis en vendant L’Architecture d’aujourd’hui à Servan-Schreiber sans en avertir le comité. Lequel comité de rédaction essayait par ailleurs de trouver un repreneur dans la profession. Estienne ! LV Pierre Vago, co-fondateur de la revue, premier rédacteur en chef, ne lui a plus jamais adressé la parole. Triste fin d’une fabuleuse et historique revue. Propos recueillis le 7 novembre 2006. LVI Graphismes et tableaux Les tableaux et graphiques qui s’inscrivent dans cette recherche et celles des parties suivantes sont réalisés à partir des index proposés en annexes, dans les pages qui suivent, ainsi que des sommaires d’Art d'aujourd'hui. Cela afin de classer puis d’interpréter les informations générales que livrent ces deux sources. LVII Annexe X Parutions d’Art d'aujourd'hui par séries Ce tableau et celui qui suit (annexe XI) permettent de visualiser le rythme des parutions d’Art d'aujourd'hui. Les mois sont indiqués par des chiffres allant de 1 à 12. Une case est noircie lorsqu’un numéro est paru au mois correspondant. Il peut arriver qu’une livraison paraisse à cheval sur deux mois (ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’il s’agisse d’un numéro double), cela est alors représenté par une zone noire elle-même à cheval sur deux cases. Les numéros doubles sont quant à eux indiqués par une croix sur le premier tableau. La revue n’existant pas encore, des hachures occupent les mois de janvier à mai 1949 dans le second tableau. 6 10 12 1 2 7 8 ……… 9 1ère série : juin 1949 – juin 1950 10 11 12 1 2 3 4 5 6 X …X… 2ème série : octobre 1950 – octobre 1951 11 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 ……… 3ème série : décembre 1951 – octobre 1952 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 … X… X 4ème série : janvier 1953 – décembre 1953 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 …X… ……… 5ème série : février 1954 – décembre 1954 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 …X… …X… LVIII Annexe XI Parutions d’Art d'aujourd'hui par années civiles Années 1949 1950 1951 1952 1953 1954 Mois 1 2 3 4 5 6 //////////////////////////////////////////// ……… ……… ……… ……… ……… ……… 7 8 ......... 9 10 11 12 ……… LIX Annexe XII Citations des artistes par articles Ce graphique ne regroupe que les artistes auxquels la revue consacre plus d’un article. Cela en concerne trente et un alors qu’Art d'aujourd'hui s’arrête sur cent quarante-quatre artistes différents. Deux cent deux articles consacrés à un plasticien ont été relevés. La présence de croix après le nom de l’artiste indique qu’il a conçu ou qu’il a fait l’objet d’une ou plusieurs couvertures. La présence de ronds indique qu’il a réalisé un ou plusieurs encarts couleurs. Nombre d'articles 0 1 2 3 4 5 6 Arp x Bloc xxo Braque Calder Del Marle Robert Delaunay Sonia Delaunay xx Dewasne xo Deyrolle o Dias x Noms des artistes Domela Herbin o Jacobsen Kandinsky xo Kupka Lapicque Laurens Le Corbusier x Léger xxo Magnelli xxoo Moholy Nagy Mondrian x Mortensen Pevsner x Pillet x Poliakoff Schöffer Taeuber-Arp o Van Doesburg Vasarely xxo Villon xo LX Annexe XIII Citations des artistes par séries, encarts couleurs et couvertures Ce tableau recense les artistes qui font l’objet d’un article dans au moins une des trois séries de la revue consacrées aux créateurs, ainsi que ceux qui ont conçu ou qui ont fait l’objet d’une couverture et/ou d’un encart couleurs. Artistes Séries, couvertures et encarts Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui Apollinaire Aral Arcay Arp Baertling Baumeister Bertheau Bloc Bombois Bozzolini Brihat Carlsund Coppel R. Delaunay S. Delaunay Demonchy Dewasne Deyrolle Dias Domela Le Passage de la ligne L’Art et la manière Encarts couleurs X X X X X X X X X XX XX X X X X X X X X X X X X X XX X X X X X X Febvre-Desportes Freundlich Geboullet Gilbert Gilioli Glarner Gris Guérin Hartung Herbin Jacobsen Kalinowsky Kandinsky Lacombe Lanskoy Couvertures X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X LXI Artistes Séries, couvertures et encarts Lapicque Lardera Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui Le Passage de la ligne L’Art et manière Van Doesburg Van Tongerloo Vasarely Villon Vivin Couvertures Encarts couleurs X X Le Corbusier Léger Leppien Liger Magnelli Malevitch Mondrian Moore Mortensen Munari Navarro Nay Nicholson Palazuelo Pevsner Pillet Poliakoff Pollock Schneider Schöffer Seuphor Teauber-Arp Utrillo la X X X X X X X XX X X XX X XX X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X XX X X X X LXII Annexe XIV Interventions des rédacteurs par articles Ce graphique propose de se pencher sur la participation des rédacteurs en fonction du nombre d’articles qu’ils ont écrits. Leur nombre exact se trouve mentionné à côté du nom de chaque rédacteur. Le comité d’Art d'aujourd'hui fait régulièrement appel à des intervenants extérieurs, aussi ne sont mentionnés que les rédacteurs ayant écrit plus d’un article. Cela réduit le nombre de personnes à trente-trois sur un total de cent neuf rédacteurs Trois cent quatre-vingt deux articles dont deux cent deux sont consacrés à des artistes ont été relevés. Il y a donc presque deux cents textes sur des sujets généraux : musées, synthèse des arts, histoire des mouvements, etc. Nombre d'articles rédigés 0 10 20 30 40 50 60 70 80 Agay-6 Alvard-16 Bloc-2 Bordier-27 Boudaille-5 Buffet-3 Degand-74 Noms des rédacteurs Delahaut-3 Del Marle-6 Estang-2 Estienne-8 Guéguen-30 Gulin-2 Hulten-2 Kahnweiller-2 Le Corbusier-2 Léger-2 Massat-4 S. Moholy-Nagy-2 Mondrian-2 Morita-3 Morris-2 Perilli-2 Pillet-6 Reuterswaerd-2 Sandberg-2 Schiff-5 Seuphor-28 Séverini-2 Söderberg-2 Thwaites-3 Van Gindertael-45 Wescher-17 LXIII Annexe XV Interventions des rédacteurs par brèves Ce graphique s’appuie toujours sur les interventions des rédacteurs mais cette fois-ci en s’intéressant aux brèves d’exposition3. Là encore, seuls les critiques ayant écrit plus d’une brève sont comptabilisés, soit dix-huit critiques. Ce choix n’éloigne guère des véritables chiffres puisqu’il n’écarte que treize rédacteurs, donc treize critiques d’exposition ; ce qui est peu sur un total de quatre cent cinquante-quatre brèves relevées. Nom bre de brèves rédigées 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100 110 120 130 Alvard-62 Bordier-32 Noms des rédacteurs Bröse-3 Buffet-2 D.M.-3 Degand-127 Delahaut-10 Dew asne-2 Estienne-6 Guéguen-26 J.D.-8 Koenig-3 Lance-3 Seaux-3 Seuphor-33 Van Gindertael-82 Verdet-3 Wescher-38 3 Notre base de travail, ici, reste l’index des brèves par rédacteurs avec les manques qu’il comporte. LXIV Index Au commencement de l’indexation des textes d’Art d'aujourd'hui, il était impossible d’envisager tous les questionnements que cela allait soulever et les décisions qu’il faudrait prendre. Réaliser un index nécessite, en effet, d’écarter certaines choses afin de garder une lisibilité, une cohérence à l’ensemble de la liste. Ces choix ont été les plus limités et justifiés possible. Toutefois, il faut admettre que même en croisant l’ensemble de ces six index, on ne peut prétendre à l’exhaustivité des écrits parus dans les trente-six numéros de la revue. LXV Annexe XVI Index des articles par artistes Tous les artistes faisant l’objet d’un article ou dont le nom est clairement mentionné dans le titre ou dans un sous-titre sont indexés ici. Lorsqu’un nom est souligné, cela signifie qu’il s’agit d’un ensemble d’articles ou d’un dossier sur l’artiste. Si un astérisque précède un nom, c’est que l’artiste fait l’objet d’un texte commun à différents créateurs ; cela se retrouve notamment dans des panoramas par mouvement (“La sculpture cubiste”) ou par pays (“Présentation de 18 artistes allemands”). Dans le cadre d’une série (“Le Passage de la ligne”, “L’Art et la manière”, etc.), celle-ci est mise en évidence par un soulignement. L’index est classé par noms d’artistes selon l’ordre alphabétique, puis, pour chaque artiste, selon l’ordre chronologique de parution d’articles. Enfin, pour cet index et les suivants, la mention « n.p. » signifie « non paginé ». Adam – “Adam” – L. Degand - 1ère série - n°5 - décembre 1949 – n.p. (1 page) *Arcay – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier 1953 – pp. 15 à 17 *Archipenko – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 – p. 52 et 53 *Arp – “Sophie Taeuber-Arp, Jean Arp” – M. Seuphor - 1ère série - n°10-11- mai-juin 1950 – pp. 28 à 33 Arp – “Formes” – J. Arp – 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 - pp. 36 et 37 *Arp – “Arp. Poète” – Ch. Estienne - 1ère série - n°10-11 – mai-juin 1950 – pp. 39 à 41 Arp – “H. Arp” – L. Degand - 3ème série - n°1 – décembre 1951 – p. 3 *Arp – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 – pp. 44 et 45 *Bala – “Deux Peintres futuristes : Bala et Boccioni” – A. Perilli - 3ème série - n°2 – janvier 1952 - p. 1 *Bauchant - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 10 et 11 LXVI *Baumeister – “Présentation de 18 artistes allemands” - G. Schiff - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 7 *Bergman (Anna Eva) – “Complément à la Scandinavie” – M. Seuphor - 5ème série n°1 – février 1954 – p. 15 *Berke – “Présentation de 18 artistes allemands” - G. Schiff - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 9 *Bertrand – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 21 *Bissier (Julius) – “Présentation de 18 artistes allemands” - G. Schiff - 4ème série n°6 - août 1953 – p. 9 Bloc – “A. Bloc” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 4 Bloc – “Exposition André Bloc à Bruxelles” – J. Delahaut et J. Seaux - 4ème série n°1 – janvier 1953 – p. 25 *Bloc – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 – pp. 48 et 49 *Bloch – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 *Boccioni - “Deux peintres futuristes : Bala et Boccioni” – A. Perilli - 3ème série - n°2 – janvier 1952 - p. 1 *Bombois - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 18 et 19 *Bonnet– “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – pp. 21 et 22 Boubat – “Rencontres fortuites” – E. Boubat - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (2 pages) *Bozzolini – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 – pp. 50 et 51 *Brancusi – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 – pp. 50 et 51 Braque – “Braque” – L. Degand - 1ère série – n°7-8 – mars 1950 – p. 45 Braque – “L’Indigence de Braque” – P. Guéguen et V. Duverneuil - 4ème série – n°6 – août 1953 – p. 29 *Breer – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - maijuin 1950 – p. 21 LXVII *Busse – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 24 *Caillaud – “Deux Pôles de la peinture naïve” – P. Guéguen - 5ème série - n°6 septembre 1954 – pp. 10 et 11 Calder – “Calder” – T. Clapp – 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 – pp. 2 à 11 Calder – “Notes sur Calder” - L. Degand - 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 – pp 12 et 13 Calder – “A. Calder” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 5 *Carlstedt - “La Peinture abstraite en Finlande” – A. Gulin - 4ème série - n°7 octobre-novembre 1953 – p. 13 Carlsund – “Otto G. Carlsund” – O. Reuterswaerd - 4ème série – n°7 octobrenovembre 1953 – p. 5 Chaissac – “Voyage au pays de Chaissac” – P. Guéguen - 3ème série - n°5 – juin 1952 – pp. 11à 16 *Chenay – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 20 Clausen – “Franciska Clausen : constructiviste, cubiste et néoplasticienne danoise” – O. Reuterswaerd - 4ème série – n°7 – octobre-novembre 1953 – p. 20 *Csaky – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen – 4ème série – n°3-4 – mai-juin 1953 – p. 58 *Cujawski – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 19 *Damian – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 *Davis – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – S. Davis – 2ème série - n°6 - juin 1951 – p. 23 *De Kooning – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – W. De Kooning - 2ème série - n°6 - juin 1951 – p. 18 Del Marle – “Del Marle” – R. Bayer - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (1 page) Del Marle – “Del Marle” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 6 Del Marle – “Félix Del Marle. 1889-1952” – P. Revoil - 4ème série – n°1 – janvier 1953 – 2ème de couverture LXVIII Del Marle – “La Couleur au service de l’homme” – P. Revoil - 4ème série – n°1 – janvier 1953 – pp. 1 et 2 Delaunay – “Robert Delaunay” – L. Degand - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp. 6 à 11 Delaunay – “Robert Delaunay” – M. Seuphor - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp. 12 à 13 *Delaunay (Robert) – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août 1952 – pp. 20 et 21 *Delaunay (Sonia) – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 août 1952 – p. 21 *Delaunay (Sonia) – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – pp. 12 et 13 Dewasne – “J. Dewasne” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre – p. 8 *Dewasne – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier 1953 – pp. 18 et 19 *Dewasne – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – pp. 50 et 51 Deyrolle – “Jean Deyrolle ou la continuité de la peinture” – Ch. Estienne - 2ème série – n°5 – avril-mai 1951 – pp. 18 à 21 Deyrolle – “J. Deyrolle” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 7 *Deyrolle – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars 1953 – pp. 19 et 20 *Deyrolle – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 21 et 22 *Dias – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 - octobre 1950 – p. 23 Dias – “Cicero Dias” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 9 *Dias – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – pp. 16 et 17 Domela – “C. Domela” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 10 *Domela – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°7-8 - octobre 1952 – p. 61 LXIX *Duchamp-Villon – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - maijuin 1953 – pp. 53 à 55 *Durand – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 19 *Duvillier – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 20 Eggeling – “Viking Eggeling” – K. G. Hulten - 4ème série – n°7 – octobre-novembre 1953 – p. 3 *Enard – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 *Fassbender – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 9 *Fietz – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 août 1953 *Fitz-Patrick – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 20 *Francken – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 19 *Freundlich – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°7-8 octobre 1952 – pp. 59 et 60 *Gear – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 - octobre 1950 – p. 25 *Geiger – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 10 *Gilbert – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier 1953 – pp. 15 à 17 *Gilioli – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 23 et 24 *Glarner – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – F. Glarner - 2ème série - n°6 - juin 1951 – p. 18 et 19 *Greffe - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p. 14 *Gontcharova – “Le Rayonnisme : Larionov, Gontcharova” – L. Degand - 2ème série – n°2 – novembre 1950 – pp. 26 à 29 LXX Gonzalez – “Julio Gonzalez 1876-1942” – L. Degand - 1ère série – n°6 – janvier 1950 – n.p. (5 pages) *Gottlieb – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – A. Gottlieb - 2ème série - n°6 - juin 1951 – pp. 23 *Guerrini – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 20 Hartung - “Hans Hartung : un style de l’expressif pur” – Ch. Estienne - 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 20 et 21 Hartung - “Notes sur Hartung” – L. Degand - 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 22 à 25 *Hartung – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – pp. 44 et 45 *Hartung (Karl) – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 10 Herbin – “Auguste Herbin” – R. Massat – 1ère série – n°4 – n.p. (3 pages) Herbin – “Herbin le rigoureux” – L. Estang – 1ère série – n°4 – n.p. (1 page) Herbin – “Herbin le pur” – P. Peissi - 1ère série – n°4 – n.p. (1 page) Herbin – “A. Herbin” - R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 11 *Herbin – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°7-8 - octobre 1952 – pp. 57 à 59 *Herbin – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 4ème série - n°8 - décembre 1953 – pp. 20 et 21 *Hess – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – Th. B. Hess - 2ème série - n°6 - juin 1951 – p. 23 *Hill – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 - octobre 1950 – p. 24 *Hirshfield - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p. 15 *Ionesco – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 Jacobsen – “R. Jacobsen” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 12 Jacobsen – “Exposition Jacobsen à Paris” – L. Degand - 4ème série – n°1 – p. 26 *Jacobsen – “Artistes danois vivant en France” – K. G. Hulten - 4ème série - n°7 octobre-novembre 1953 – p. 23 LXXI *Jacobsen – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – pp. 48 et 49 *Kalinowsky – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 janvier 1953 – pp. 15 à 17 Kandinsky – “W. Kandinsky” – W. Kandinsky - 1ère série – n°6 – janvier 1950 – n.p. (1 page) Kandinsky – “Situation de Kandinsky” – Ch. Estienne – 1ère série – n°6 – janvier 1950 – n.p. (1 page) Kandinsky – “La Peinture de Kandinsky” – C. Giedion-Welckner – 1ère série – n°6 – janvier 1950 – n.p. (4 pages) Kandinsky – “La Leçon de peinture de Kandinsky” – R. Van Gindertael - 1ère série – n°6 – janvier 1950 – n.p. (3 pages) *Kandinsky – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 - juin 1952 – pp. 18 et 19 Klee – “Klee” – L. Degand - 1ère série – n°7-8 – mars 1950 – p. 16 Kupka – “Kupka” – Léon Degand - 3ème série – n°3-4 – février-mars 1952 – pp. 54 à 58 *Kupka – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août 1952 – pp. 18 et 19 Lacasse – “Il faut maintenant connaître Lacasse” – R. Bordier - 5ème série – n°7 – novembre 1954 - pp. 13 à 15 *Lacombe – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 mai-juin 1950 – p. 20 *Lambert – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 25 *Lanskoy –“Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui” – R. Van Gindertael - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp. 30 et 31 *Lanzmann – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 *Lapicque -“Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui” – R. Van Gindertael - 2ème série – n°5 – avril-mai 1951 – pp. 26 et 27 Lapicque – “C. Lapicque” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 13 LXXII *Lardera – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°7 - novembre 1954 – pp. 20 et 21 *Larionov – “Le Rayonnisme : Larionov, Gontcharova” – L. Degand - 2ème série – n°2 – novembre 1950 – pp. 26 à 29 Laurens – “Henri Laurens” – D.-H. Kahnweiler - 1ère série – n°1 – juin 1949 – n.p. (3 pages) *Laurens – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 – p. 55 Laurens – “Hommage à Henri Laurens” – P. Guéguen - 5ème série – n°4-5 – mai-juin 1954 – pp. 52 et 53 Le Corbusier – “Recherches pour conduire à une sculpture destinée à l’architecture” - 1ère série – n°2 - juillet-août 1949 – n.p. (2 pages) Le Corbusier – “Le Corbusier” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 décembre 1951 – p. 14 *Le Douanier Rousseau – “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 5 et 6 Léger – “F. Léger” – L. Degand - 1ère série – n°3 – octobre 1949 - n.p. (3 pages) Léger – “Un nouvel espace en architecture” – F. Léger - 1ère série – n°3 – octobre 1949 - n.p. (1 page) Léger - “F. Léger” - R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 décembre 1951 – p. 15 *Lenormand – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 25 Leppien – “Jean Leppien” – Cl.-H. Sibert - 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 18 et 19 *Lipchitz – “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 – pp. 55 à 57 *Louis - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 12 et 13 *Louis - “La Vision de Séraphine” – Ch Estienne – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p. 13 Magnelli – “A. Magnelli” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 16 *Magnelli – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 20 et 21 LXXIII Magnelli – “Magnelli” – Ch. Estienne - 1ère série – n°2 – juillet-août 1949 – n.p. (4 pages) *Magnelli – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août 1952 – p. 22 *Malevitch – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 - juin 1952 – pp. 19 et 20 Manessier – “Manessier et la recherche d’une logique picturale” – L. Degand - 4ème série – n°1 – janvier 1953 – pp. 20 à 23 Matisse – “Henri Matisse” – M. Seuphor - 5ème série – n°7 – novembre 1954 – p. 23 *Maussion – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 *Meistermann – “Présentation de 18 artistes allemands” – W. Haftmann - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 13 Moholy Nagy – “Laszlo Moholy-Nagy : le peintre”– S. Moholy Nagy - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp. 18 à 22 Moholy Nagy – “Moholy Nagy : le potographe” – S. Moholy Nagy - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – pp. 23 à 25 Mondrian – “P. Mondrian” – P. Mondrian - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (1 page) Mondrian – “Piet Mondrian et les origines du néo-plasticisme” – M. Seuphor - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (2 pages) Mondrian – “P. Mondrian : le home-la rue-la cité (extraits)” – P. Mondrian – 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (2 pages) Mondrian –“Influence de Mondrian” – J. Gorin - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (1 page) *Mondrian – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 - juin 1952 – pp. 20 et 21 Mondrian – “Mondrian indésirable” - M. Seuphor - 5ème série – n°1 – février 1954 - p. 1 Moore – “La Sculpture d’Henry Moore” – Ph Hendy – “Henry Moore” – L. Degand 1ère série – n°4 – novembre 1949 – n.p. (8 pages) *Morris – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – G. L. K. Morris - 2ème série - n°6 - juin 1951 – pp. 16 et 17 Mortensen – “R. Mortensen” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 17 LXXIV *Mortensen – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars 1953 – pp. 20 et 21 *Mortensen – “Artistes danois vivant en France” – K. G. Hulten - 4ème série - n°7 octobre-novembre 1953 – p. 22 *Mortensen – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°4-5 - mai-juin 1954 – pp. 46 et 47 *Motherwell – “La Peinture abstraite aux U.S.A.” – R. Motherwell - 2ème série - n°6 juin 1951 - pp. 21 et 22 *Müller-Dünwald – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 13 *Nallard – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 23 *Navarro – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier 1953 – pp. 15 à 17 *Nay – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 13 Nicholson – “Ben Nicholson” – H. Wescher - 4ème série – n°2 – mars 1953 – pp. 10 et 11 *Nissim – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 24 *Ottaviano – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 23 *Pellegrin - “Deux Pôles de la peinture naïve” – P. Guéguen - 5ème série - n°6 septembre 1954 – pp. 8 et 9 *Pevsner – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 4ème série - n°8 - décembre 1953 – pp. 24 et 25 Pevsner – “Antoine Pevsner” – R. Massat – 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 2 à 5 Pevsner – “Pevsner et la conquête plastique de l’espace” – P. Guéguen - 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 6 à 9 *Peyronnet - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p. 16 Picabia – “Hommage à Francis Picabia” – R. Clair - 4ème série – n°8 – décembre 1953 - p. 16 LXXV *Picasso - “La Sculpture cubiste” – P. Guéguen - 4ème série - n°3-4 - mai-juin 1953 Pillet – “E. Pillet” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 18 *Pillet – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°1 - janvier 1953 – p. 19 *Pillet – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – pp. 46 et 47 Poliakoff – “S. Poliakoff” - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 19 * Poliakoff – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 22 *Poliakoff – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars 1953 – pp. 21 et 22 *Poliakoff – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 4ème série - n°8 - décembre 1953 – pp. 22 et 23 Raymond “M. Raymond” – R. Van Gindertael - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 20 *Rezvani – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 20 *Ritschl– “Présentation de 18 artistes allemands” – K. F. Ertel - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 14 *Robin – “Leur deuxième métier” – C. Agay et G. Boudaille - 2ème série - n°1 octobre 1950 – p. 22 Rossiné – “Rossiné” – L. Degand - 5ème série – n°1 – février 1954 – pp. 26 et 27 *Sager – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - maijuin 1950 – p. 21 *Schneider - “Peintres et sculpteurs d’aujourd’hui” – R. Van Gindertael - 2ème série – n°6 – juin 1951 - pp. 26 et 27 Schöffer – “Schöffer” – M. Seuphor - 3ème série – n°5 – juin 1952 – p. 23 *Schöffer – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – pp. 14 et 15 *Seuphor – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°7 - novembre 1954 – pp. 18 et 19 *Taeuber-Arp – “Sophie Taeuber-Arp, Jean Arp” – M. Seuphor - 1ère série - n°10-11 - mai-juin 1950 – pp. 28 à 33 LXXVI Taeuber-Arp – “Taeuber-Arp” – L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 21 *Tajiri – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - maijuin 1950 – p. 20 Tatin – “Tatin” – P. Guéguen - 5ème série – n°4-5 – mai-juin 1954 – p. 54 *Thieler – “Présentation de 18 artistes allemands” – J. A. Twaites - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 14 *Trier – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 14 *Uhlmann – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4 ème série – n°6 – août 1953 – p. 16 *Utrillo - “Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – p. 17 *Van Doesburg – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 juin 1952 – p. 21 Van Doesburg – “Théo Van Doesburg” – M. Seuphor – 4ème série – n°8 – décembre 1953 – pp. 1 Van Doesburg – “Le Développement de Théo Van Doesburg” – H. Buys – 4ème série – n°8 – décembre 1953 – pp 2 à 9 *Van Tongerloo – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°5 juin 1952 – p. 21 *Vanni - “Deux Pôles de la peinture naïve – P. Guéguen - 4ème série - n°7 - octobrenovembre 1953 – p. 13 Vasarely - “V. Vasarely” - L. Degand - 3ème série – n°1 – décembre 1951 – p. 22 Vasarely – “Vasarely” – L. Degand - 3ème série – n°5 – juin 1952 – pp. 6 à 10 *Vasarely– “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars 1953 – pp. 22 et 23 *Vasarely – “L’Art et la manière” – R. Bordier - 5ème série - n°1 - février 1954 – pp. 24 et 25 Vézelay – “Paule Vézelay” – M. Seuphor - 5ème série – n°8 – décembre 1954 – p. 12 Villon – “Jacques Villon” – Ch. Estienne - 1ère série – n°5 – décembre 1949 – n.p. (5 pages) *Villon – “Le Passage de la ligne” – R. Van Gindertael - 3ème série - n°6 - août 1952 – pp. 19 et 20 LXXVII *Vivin –“Le Panthéon des Naïfs” – P. Guéguen – 2ème série – n°4 – mars 1951 – pp. 7à9 Werkman – “Werkman (1882-1945)” – W. J. H. B. Sandberg - 3ème série – n°3-4 – février-mars 1952 – pp. 49 et 53 *Werner (Théodor) – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 19 *Werner (Woty) – “Présentation de 18 artistes allemands” – G. Schiff - 4ème série n°6 - août 1953 – p. 18 *Winter – “Présentation de 18 artistes allemands” – W. Haftmann - 4ème série - n°6 août 1953 – p. 17 *Youngerman – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard - 2ème série - n°2 novembre 1950 – p. 21 *Zimmerman – “Enquête auprès des jeunes artistes” – J. Alvard -1ère série - n°10-11 - mai-juin 1950 – p. 20 LXXVIII Annexe XVII Index des brèves par artistes Toutes les brèves d’exposition à l’exception de quelques-unes qui n’étaient à l’évidence que des annonces et non des critiques sont mentionnées ci-dessous. Un astérisque précède un nom lorsque l’artiste fait l’objet d’une critique portant sur plusieurs créateurs. Il peut alors s’agir soit d’une exposition de groupe, soit du choix d’un rédacteur d’aborder plusieurs expositions dans une même brève. L’index est classé par noms d’artistes selon l’ordre alphabétique, puis, pour chaque artiste, selon l’ordre chronologique de parution des brèves. Agam – M. Seuphor - 4ème série – n°8 – décembre 1953 – p. 32 Akermann - 1ère série – n°10-11 – mai-juin 1950 – p. 27 Alechinsky – M. Seuphor - 5ème série – n°8 – décembre 1954 – p. 31 Anthoons – L. Degand - 1ère série – n°9 – avril 1950 – p. 23 Anthoons – M. Seuphor - 2ème série – n°8 – octobre 1951 – p. 32 Anthoons – H. Wescher - 5ème série – n°6 – septembre 1954 – p. 30 Araceli – L. Degand - 5ème série – n°1 – février 1954 – p. 34 *Arcay – R. Van Gindertael - 3ème série – n°7-8 – octobre 1952 – p. 62 Arcay – L. Degand - 5ème série – n°2-3 – mars-avril 1954 – p. 61 Arnal – J. Alvard - 1ère série - n°9 - avril 1950 – p. 22 *Arnal – J. Alvard - 2ème série - n°7 - juillet 1951 – p. 36 *Arp – L. Degand - 1ère série - n°10-11 - mai-juin 1950 – p. 27 Arp – L. Degand - 2ème série - n°3 - janvier 1951 – p. 30 Arp – L. Degand - 3ème série - n°1 - décembre 1951 – p. 25 *Arp – L. Koenig – 4ème série – n°7 – octobre-novembre 1953 – p. 31 *Arp – R. Bordier - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – p. 31 Baertling – M. Stein - 3ème série - n°5 - juin 1952 – p. 31 *Baertling – R. Bordier - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – p. 60 Balla - 3ème série - n°1 - décembre 1951 – p. 28 Barrios – J. Alvard - 2ème série - n°5 - avril-mai 1951 – p. 30 Barta – M. Seuphor - 5ème série - n°6 -septembre 1954 – p. 32 Battistini – L. Degand - 4ème série - n°2 - mars 1953 – p. 29 LXXIX *Battistini – R. Van Gindertael - 4ème série - n°2 - mars 1953 – p. 30 Baumeister – L. Degand - 1ère série - n°5 - décembre 1949 – n.p. Baumeister – M. Seuphor - 5ème série - n°1 - février 1954 – p. 30 Bazaine – L. Degand – 1ère série – n°4 – novembre 1949 – n.p. Bazaine – M. Seuphor - 1ère série - n°6 - janvier 1950 – n.p. Bazaine – L. Degand - 4ème série - n°5 - juillet 1953 – p. 26 Bentin – P. Guéguen - 4ème série - n°5 - juillet 1953 – p. 27 Bertholle – J. Alvard - 1ère série - n°7-8 - mars 1950 – n. p. *Bertholle – R. Van Gindertael - 2ème série - n°5 - avril-mai 1951 – p. 30 *Bertholle – J. Alvard - 3ème série - n°5 - juin 1952 – p. 30 Bertini – R. Van Gindertael - 4ème série - n°6 - août 1953 – p. 31 Bertini – H. Wescher - 5ème série - n°1 - février 1954 – p. 35 Bertrand (Gaston) – L. Degand - 4ème série - n°2 - mars 1953 – p. 31 Bertrand (Huguette) – R. Van Gindertael - 2ème série - n°6 - juin 1951 – p. 31 Bertrand (Huguette) – M. Seuphor - 5ème série - n°2-3 - mars-avril 1954 – p. 63 Bertrand (Huguette) – H. Wescher - 5ème série - n°8 - dé