Ph Bacq_La relation homme-femme dans la société occidentale et

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Ph Bacq_La relation homme-femme dans la société occidentale et
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La relation homme-femme dans la société occidentale et la tradition de l’Eglise
Philippe Bacq, s.j.
Comment la relation entre époux a-t-elle évolué dans notre société ? Comment l’Eglise s’est-elle
située devant cette évolution ? Quelles perspectives s’ouvrent pour l’avenir ? Telles sont les
questions abordées dans cette contribution.
Une évolution sans précédent
Depuis près d’un siècle, une évolution sans précédent traverse toute la culture occidentale :
désormais l’individu a pris le pas sur son groupe d’appartenance. Chacun revendique le droit à la
différence et demande à être reconnu comme une personne unique. S’est ainsi progressivement
développée une culture du sujet, autonome et libre, qui décide en conscience de son avenir. Dans les
enquêtes européennes, la liberté caracole toujours en tête des valeurs les plus prisées par les jeunes
qui déteignent sur leurs aînés. Non seulement ceux-ci sont devenus plus tolérants face à des
comportements nouveaux, mais ils ont tendance à les adopter dans leur propre vie. Toute la culture
s’est ainsi progressivement transformée en moins d’un siècle, parfois même, dans un intervalle
beaucoup plus court.
Signe de cette transformation de plus en plus rapide ? Les changements du code civil dans le domaine
de la relation homme-femme1. Jusqu’en 1942 en France et 1958 en Belgique, la femme, considérée
comme une mineure, était « sous la tutelle » de son époux. Elle lui « devait obéissance » et dépendait
presque totalement de lui. « Chef de la famille », celui-ci détenait le patrimoine familial et décidait de
l’endroit où le couple allait habiter ; il surveillait les relations de sa femme, sa conduite, sa
correspondance ; il pouvait lui interdire de quitter le territoire et avait même « un droit de
correction manuelle » sur elle. Mais à partir des années soixante, notamment grâce au mouvement
féministe qui influençait la société depuis la fin du XIXe siècle, ce modèle traditionnel s’est écroulé.
En une trentaine d’années, les lois votées entre 1965 et 1989 ont établi l’égalité de l’homme et de la
femme dans le couple. Aujourd’hui, remarque B. Barthelet, « les relations d’autorité ont fait place à
des relations de réciprocité et d’égalité ; l’autorité du mari, chef de la famille, s’est effacée devant
l’autonomie de la femme »2. Désormais, un nouveau modèle familial est né dans lequel « les hommes
et les femmes sont juridiquement identiques, donc interchangeables »3. Progrès décisif, mais qui a
aussi entraîné des conséquences négatives. Cette mutation si rapide a fortement fragilisé le couple.
Alors qu’en 1830, en Belgique, on comptait 4 divorces sur 26.000 mariages, en 2010, on en
dénombre 29.000 sur 42.0004. Il est difficile de passer d’une autorité maritale unique à une
coresponsabilité conjugale et, malheureusement, ce sont surtout les enfants qui en paient le prix : le
divorce des parents reste une épreuve extrêmement douloureuse pour eux. Devant ces drames,
certains parlent d’une crise de la famille. Il vaudrait mieux dire : mise en question du modèle
traditionnel de la famille et transition difficile, souvent douloureuse, vers un modèle nouveau. Car
cette « crise » est l’envers d’une évolution qui a promu plus de justice dans le couple en
reconnaissant la dignité de la femme au même titre que celle de son mari. Désormais, un nouvel
équilibre est à trouver dans la relation conjugale. Il prendra probablement beaucoup de temps, mais
de toute manière, il n’est plus possible de revenir en arrière et c’est heureux. Il y va de la dignité de
la femme.
1
Il s’agit du code napoléonien de 1804. Dans ce paragraphe, nous nous inspirons de Bernadette Barthelet, « Le
coût juridique du non mariage », dans Jacques Arènes, Bernadette Barthelet, Pierre Benoît, Georges Eid, JeanMarc Ghitti, Xavier Lacroix, Quel avenir pour la famille, le coût du non-mariage, Paris, Bayard, 2006, p. 98-104.
Pour la Belgique, voir le site Mariage et filiation en Belgique, arcenciel wallonie. A peu de choses près, l’évolution
est semblable dans les deux pays.
2
B. Barthelet, op. cit. p. 99.
3
Ibidem, p. 103.
4
Voir le site Mariage et filiation en Belgique sur le site arcenciel wallonie, p. 2.
2
L’enseignement traditionnel de l’Eglise
Quelle fut la position de l’Eglise face à cette évolution ? Depuis toujours, elle avait enseigné que
l’épouse était soumise à son mari. En Occident, Ambroise au IVe siècle, Augustin au Ve et Thomas
d’Aquin au XIIIe en sont les représentants les plus marquants. Influencés par le philosophe Philon5, ils
pensaient que l’intelligence était le propre de l’homme tandis que la sensibilité caractérisait la femme.
Or, selon eux, la raison l’emportait sur les sens6. L’homme était donc supérieur à la femme et celle-ci
devait lui obéir. Cette doctrine avait traversé les âges jusqu’au XXe siècle. A ce moment, devant les
évolutions de la culture occidentale, Léon XIII en 1880, Pie XI en 1930, et Pie XII en 1941 la
rappellent avec force7.
Ce dernier résume bien toute la tradition antérieure. Il le reconnaît : l’engagement du mariage
présuppose une totale liberté des deux conjoints qui agissent « dans des conditions de parfaite
égalité ». Mais à partir du moment où les fiancés fondent une famille, le rapport entre eux devient
hiérarchique, car « la famille a son chef, un chef que Dieu a investi de son autorité sur celle qui s’est
donnée à lui pour être sa compagne… »
Il fonde tout d’abord son argumentation sur l’Ecriture. Dans le récit de la Genèse, c’est « Adam qui
fut créé le premier et Eve ensuite » (cf. Gn 2,21). De plus, après la prévarication d’Eve, Dieu lui
imposa « d’être assujettie à son mari » (cf. Gn 3,16). Selon saint Paul il est vrai, « il n’y a pas de
différence entre l’homme et la femme », car, par le baptême, tous sont unis dans le Christ (cf. Ga
3,26-28). Mais ajoute le pape, « autres sont les conditions des époux dans l’Église et dans la famille en
tant que société visible ». De ce point de vue, comme l’affirme Paul, « le chef de tout homme, c’est le
Christ, le chef de la femme, c’est l’homme, et le chef du Christ, c’est Dieu » (1 Cor 11, 3 ; Ep 5, 2224).
Selon Pie XII, cette doctrine de l’Eglise correspond « aux lumières naturelles » qui avaient inspiré les
Romains dans l’élaboration de leur droit. Il précise : « L’épouse, était juridiquement assujettie à la
puissance totale et illimitée du mari à qui la maison et la famille appartenaient en propriété. » Mais
constate le pape, avec le temps, « cette discipline a disparu », d’où la nécessité de rappeler
« l’essentiel de la hiérarchie naturelle dans la famille ».
La prédominance de l’homme sur la femme est donc inscrite dans la nature humaine et est confirmée
par l’enseignement du Christ. Est-elle pour autant absolue ? Déjà Pie XI avait apporté quelques
nuances. Elle n’abolit pas « la liberté qui revient de plein droit à la femme » comme personne
humaine, épouse et mère. Celle-ci ne peut être considérée comme une mineure et ne peut être
privée de l’exercice de ses droits. Elle ne doit pas se plier aux désirs de son mari si ceux-ci étaient
contraires à la raison où à sa dignité d’épouse. De plus, il convient de tenir compte des conditions
diverses des personnes, des lieux et des temps. Si pour une raison ou une autre, le mari ne
remplissait pas sa charge envers sa famille, il revient à son épouse de l’assumer. Enfin, si le mari est la
tête et jouit d’une primauté de gouvernement, la femme elle, peut revendiquer la primauté de
l’amour, car la charité préside à leurs relations8.
5
Philon, Leges allergoricae, 2,34 ss.
Cf. Ambroise , De paradiso, 11,48. Augustin, De Genesi contra Manicheos, II, 11 : « Aussi bien… il fallait nonseulement que l'âme fût maîtresse du corps, parce que le corps n'a que le rang de serviteur et d'esclave, mais
de plus que la raison, qui fait proprement l'homme, assujettit la partie animale de l'âme et s'en fit un aide pour
commander au corps. Pour représenter ce devoir, a été formée la femme, que l'ordre naturel soumet à
l'homme ». St Thomas, Somme Théologique I, Q 92, art.1, ad 2 : « Ainsi, par une telle sorte de sujétion, la femme
est naturellement soumise à l’homme, parce que la discrétion de la raison prédomine chez l’homme. »
7
Léon XIII, Arcanum divinae sapientiae, 10 -2- 1880. Pie XI, Casti connubii 31-12-1930. Pie XII, Le mari et la
femme, Allocution aux jeunes mariés, 10 -9-1941.
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Pie XI, Encyclique Casti Connubii.
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3
Dix ans plus tard, Pie XII rappelle lui aussi que le Christ a transfiguré « l’autorité du chef et la
sujétion de l’épouse » dans « la force de l’amour, un amour qui imite celui par lequel il s’unit à son
Eglise ». Il ne change pas pour autant la structure hiérarchique de la famille. Son prédécesseur avait
en effet fermé la porte à toute évolution : « Pour ce qui regarde la structure même de la famille et sa
loi fondamentale, établie et fixée par Dieu, il n'est jamais ni nulle part permis de les bouleverser ou
d'y porter atteinte »9. Le fossé entre l’enseignement du Magistère et l’évolution de la société ne
pouvait être plus profond.
Vingt ans plus tard, en 1962, s’ouvre le concile Vatican II. Pouvait-il changer une tradition aussi ferme
et constante ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, il l’a fait ! Comment a-t-il procédé ? Sur ce
sujet, il ne nie pas ce que les papes précédents avaient enseigné, mais il ne les cite jamais ; il ne
mentionne pas davantage les pères de l’Eglise, ni Ambroise, ni Augustin ni Thomas d’Aquin. Il va
même plus loin : il n’allègue aucun des passages de l’Ecriture qui fondaient la tradition : ni ceux de la
Genèse (2,21 et 3,16) ou des épitres pauliniennes (1 Cor 11, 3 ; Ep 5, 22-24). On les chercherait en
vain dans tout le corpus conciliaire.
En revanche, le concile affirme que toute forme de discrimination, notamment fondée sur le sexe,
est contraire au dessein de Dieu (GS 29. 90). Il souligne l’égalité de tous les membres du peuple de
Dieu (LG 32) et, pour les conjoints, « l’égale dignité personnelle qu’il faut reconnaître à la femme et à
l’homme dans l’amour plénier qu’ils se portent l’un à l’autre » (GS 49). Il insiste sur « le don libre et
mutuel d’eux-mêmes », qui s’exprime « par des sentiments et des gestes de tendresse » (GS 49)10 !
La relation de réciprocité prévaut donc désormais sur la structure hiérarchique du couple dont le
concile ne parle pas. Sur quels textes de l’Ecriture s’appuie le concile ?
Quand il parle de « l’amour sans faille » qui doit unir les époux, il cite notamment le Cantique des
Cantiques, ce qui est tout nouveau. La tradition n’ignorait pas ce poème, mais elle y voyait d’abord
une allégorie de l’union de l’âme à Dieu. Le concile y lit un hymne à l’amour humain. Il choisit trois
passages. Tout d’abord, deux paroles de la bien aimée : « …Qu’il m’embrasse à pleine bouche, car
tes caresses sont meilleures que le vin… » (1,1-3 passim) ; « Mon chéri est à moi et je suis à lui »
(2,16). Puis la réponse du bien-aimé : « … Ta stature que voici est comparable à un palmier et tes
seins à des grappes. Je dis : "Il faut que je monte au palmier, que je saisisse ses régimes…"» (7,8-11)11.
Le ton du discours traditionnel est complètement renouvelé. Le concile intègre dans la vie des
couples la beauté des corps, la séduction mutuelle, la force des sentiments et le plaisir des sens. Il
ajoute le conseil de Paul aux couples de Corinthe : « …Ne vous refusez pas l’un à l’autre sauf d’un
commun accord et temporairement afin de vous consacrer à la prière, puis retournez ensemble… »
(1 Co 7,3-6). Il invite ainsi les couples à vivre des relations de réciprocité dans l’exercice de la
sexualité en dialoguant entre eux afin d’arriver à un accord mutuel.
Depuis, l’égalité foncière de l’homme et de la femme au cœur du mariage est devenue le bien
commun de l’Eglise universelle. Dans sa lettre apostolique Mulieris Dignitatem de 1988, Jean-Paul II
réinterprète dans ce sens les textes de l’Ecriture qui, selon la tradition, supposaient une suprématie
de l’homme sur la femme. Tirée de la « côte de l’homme » celle-ci est créée « comme un
interlocuteur à côté de l’homme » et non en dessous de lui. Car dit la Genèse, « il n’est pas bon que
l’homme soit seul », ce qui suppose « une relation réciproque de l’homme à l’égard de la femme et
de la femme à l’égard de l’homme ». Lorsque Dieu veut créer pour l’homme une « aide qui lui soit
9
Pie XI, Encyclique Casti Connubii.
Voir aussi plus largement, sur la relation homme-femme, le Message que le concile adresse aux femmes le 8
décembre 1965: « L’Eglise est fière, vous le savez, d’avoir magnifié et libéré la femme, d’avoir fait resplendir au
cours des siècles dans la diversité des caractères, son égalité foncière avec l’homme ». Concile oecuménique
Vatican II, éd du Centurion, 1967, p. 730.
11
Ces trois passages sont mentionnés en GS 49, note 10. On y trouve aussi une allusion à Gn 2, 22-24 (sans
allusion à Gn 2,21) ; Prov 5,18-20 ; 31, 10-31 ; Tob 8,4-8 ; Ep 5, 25-33 (sans allusion à Ep 5, 22-24).
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assortie » il s’agit, dit le pape, « d’une aide des deux côtés et d’une aide réciproque »12. Enfin, la
sentence qui frappe la femme après le péché, « ton désir te portera vers ton mari et lui dominera sur
toi », désigne « la perte de stabilité et de l’égalité fondamentale que possèdent l’homme et la femme
dans « l’unité des deux ». Elle signifie que « la femme ne peut devenir un objet de domination et de
possession de l’homme »13. Quant à l’affirmation de l’épitre aux Ephésiens : « Femmes soyez
soumises à vos maris comme au Seigneur, car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le
chef de l’Eglise » (5,22-23), il convient de la comprendre en référence au verset précédent : « Vous
qui craignez le Christ, soumettez-vous les uns aux autres » (5,21). Dès lors, dit le pape : « …Tandis
que dans la relation Christ-Eglise, la seule soumission est celle de l’Eglise, dans la relation marifemme, la « soumission » n’est pas unilatérale, mais réciproque »14. Depuis, cette égalité n’a jamais
été remise en question par l’Eglise. Sur ce point, le fossé entre elle et la société occidentale est
définitivement comblé.
L’Eglise peut donc changer sa doctrine même si, à un moment de son histoire, elle la pensait
irréformable. D’une part, en effet, elle ne cesse d’interpréter l’Ecriture de façon renouvelée. D’autre
part, elle reconnaît dans certaines évolutions culturelles une action de l’Esprit de Dieu qui « pousse la
famille humaine à améliorer ses conditions de vie » (GS 38). Il n’est donc pas exclu que le prochain
synode sur la famille ouvre des horizons nouveaux, concernant, par exemple, l’exclusion
sacramentelle des divorcés remariés ou l’ouverture à la vie au sein du couple15. C’est une espérance
légitime pour une multitude de chrétiens.
12
Lettre apostolique Mulieris dignitatem, n° 7, septembre 1988, éd du Centurion, p. 22-27.
Ibidem, n°10, p. 38-39. Pour une exégèse actuelle de ces textes, cf. A. Wenin, « Humain et nature, femme et
homme : différence fondatrice ou initiales ? Réflexions à partir des récits de la création en Genèse 1-3 », dans
Recherches de science religieuse, tome 101/3, (2013), p. 401-420.
14
Ibidem, n°24.
15
Cf. Ph Bacq, « Tradition chrétienne et évolution de la famille », dans Etudes, mars 2014, p. 29-39.
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