symbole ou substance? le rôle des armes nucléaires dans le

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symbole ou substance? le rôle des armes nucléaires dans le
par le professeur Paul Buteux
SYMBOLE OU SUBSTANCE?
LE RÔLE DES ARMES
NUCLÉAIRES DANS LE CONCEPT
STRATÉGIQUE RÉVISÉ DE L’OTAN
L
a lecture des sections consacrées aux armes nucléaires
dans la mise à jour du Concept stratégique de l’OTAN et
dans son prédécesseur de 1991 indique clairement
l’engagement de l’alliance envers les armes
nucléaires. En fait, la formulation des sections
importantes à ce sujet est identique dans ces deux documents.
Les alliés, semble-t-il, sont d’accord sur la persistance de
l’utilité des armes nucléaires, et l’on peut comprendre que la
mise à jour du Concept stratégique et d’autres documents
pertinents, tels que le « Basic Fact Sheet » sur les armes
nucléaires, publiés lors du Sommet de Washington d’avril
1999, traduisent le consensus entourant leur raison d’être et
leur rôle; pourtant, la solidité de fait de ce consensus est
matière à débat. On peut néanmoins voir dans les points
communs du document de 1991 et dans la mise à jour du
Concept stratégique la preuve que leur formulation fait
l’unanimité des pays membres (la France incluse). Les
membres de l’alliance pourraient ne pas tomber d’accord sur
une politique plus radicale, mais au moins le sont-ils sur celleci qui a dix ans d’âge maintenant.
En d’autres mots, le Concept stratégique est un document
politique. C’est explicite pour les armes nucléaires : « La
raison d’être fondamentale des forces nucléaires de l’alliance
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est politique : préserver la paix et prévenir la coercition et
toute espèce de guerre1. » Certes, depuis l’introduction des
armes nucléaires dans la planification militaire de l’alliance
dans les années 1950, l’OTAN a toujours affiché une stratégie
politique; mais les variations dans ce qu’il est convenu
d’appeler une « réponse flexible », que reflétaient les
documents de planification militaire MC 14/2 et MC 14/3,
constituaient une stratégie visant vraiment à contrer une
menace spécifique, stratégie qui était presque toujours
acceptable pour presque tous les membres de l’alliance. Tout
comme leurs prédécesseurs, les variations de 1991 et 1999 au
Concept stratégique courant soulignent la valeur dissuasive des
armes nucléaires; toutefois, contrairement à ce qui était le cas
durant la guerre froide, le document de 1999 ne dit rien de la
mise en œuvre de cette dissuasion. En outre, il ne contient
aucune indication, sinon en termes très généraux, sur la façon
dont les armes nucléaires contribuent à l’objectif de prévenir la
coercition et toute espèce de guerre. En matière d’armes
nucléaires, l’alliance a une politique, mais on peut se demander
si elle a une stratégie. Il en résulte que sa planification
nucléaire repose sur un jeu de scénarios hypothétiques plutôt
que sur l’emploi effectif de ces armes en fonction de principes
Le professeur Paul Buteux est directeur du Centre for Defense and
Security Studies de l’Université du Manitoba.
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armes nucléaires sont détachées des forces conventionnelles de
l’alliance. Elles ne font plus partie d’un réseau homogène de
dissuasion, et les concepts de contrôle et de maîtrise de
l’escalade n’ont aucune pertinence immédiate. Les armes
nucléaires font maintenant bande à part dans la stratégie de
l’alliance à la grande satisfaction de la plupart sinon de tous les
gouvernements2. Il vaut néanmoins la peine de noter que,
même si les armes nucléaires ont été séparées des armes
conventionnelles et même s’il n’y a pas urgence à convertir la
politique de l’alliance pour éliminer les armes atomiques de sa
doctrine opérationnelle, l’alliance conserve beaucoup de
justifications à ses politiques qui datent de la guerre froide.
et de directives ayant l’approbation des membres de l’alliance.
La stratégie actuelle de l’OTAN marginalise les armes
nucléaires, et il faut se demander si la place d’une telle force
nucléaire et la raison d’être stratégique de cette place, telle
qu’elle est, suffisent à accorder à cette force quelque crédibilité
aux yeux d’un ennemi potentiel ou à ceux des opinions
publiques dans les pays membres.
Jusqu’à la fin de la guerre froide, la stratégie de l’OTAN
visait à éviter la guerre contre un ennemi disposant d’une force
nucléaire. La manière d’atteindre cet objectif faisait l’objet de
controverses et de débats incessants, et la gestion de cette
politique était d’une importance capitale pour la cohésion et la
permanence de l’alliance. Pour être efficace, la stratégie
nucléaire devait non seulement gérer les relations stratégiques
avec l’ennemi, mais encore répondre aux besoins politiques
des alliés. Ces exigences aggravaient la tension entre la
stratégie officielle et la manière dont cette stratégie se reflétait
au niveau de la planification opérationnelle. L’interprétation
officielle de la « réponse flexible » acquérait presque un
caractère sacré et dogmatique alors que la place de la force
nucléaire de l’OTAN et sa planification opérationnelle sousjacente déclenchaient des crises majeures mettant en péril la
cohésion et la volonté politique de l’alliance (la dernière crise
grave concernait les euromissiles au début des années 1980).
La doctrine actuelle de l’alliance, telle qu’exprimée dans
la mise à jour du Concept stratégique, représente un consensus
qui fait l’affaire de tous et se situe à un niveau de généralité qui
se prête à des interprétations variées. En revanche, et
contrairement aux doctrines stratégiques antérieures de
l’alliance, les questions de sa mise en application sont
beaucoup moins controversées qu’auparavant. En fait, les
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Selon le Concept stratégique, les armes atomiques ont
plusieurs raisons d’être3. Elles installent le doute dans l’esprit
d’un agresseur potentiel et font en sorte que l’agression ne soit
pas une option rationnelle. En outre, la jonction entre les forces
nucléaires de l’OTAN et celles des États-Unis, de la GrandeBretagne et de la France offre aux alliés une garantie suprême
de sécurité. Les forces de niveau infra-stratégique toujours
déployées en Europe assurent une large participation à la
planification et au commandement de la défense collective et
aux arrangements de surveillance; on affirme qu’elles créent un
lien avec les forces stratégiques des États-Unis et de la GrandeBretagne, bien qu’il ne soit pas clair comment des forces de
niveau infra-stratégique et des forces stratégiques peuvent être
conjointes en l’absence d’une force nucléaire adverse qui
mettrait en danger les intérêts vitaux des alliés. Il vaut la peine
de noter que, avec la réduction depuis 1991 de près de
85 p. 100 du nombre des armes américaines déployées en
Europe, le nombre de cônes de charge nucléaire français et
britanniques est grosso modo égal à celui des cônes de charge
américains restant en Europe.
La présence d’armes nucléaires américaines en Europe
reste néanmoins une caractéristique du Concept stratégique
actuel parce qu’elles sont vues comme un symbole du rôle
central que l’alliance continue de jouer dans les intérêts
stratégiques des États-Unis. Elle symbolise aussi le leadership
des Américains dans l’alliance et leur volonté de l’exercer4. La
visibilité de l’engagement américain est encore considérée
importante, et c’est pourquoi on a repoussé la suggestion de
baser en mer les armes nucléaires américaines destinées à la
protection de l’Europe. Il faut aussi tenir compte de la position
des trois plus récents pays membres de l’alliance puisqu’ils ont
rejoint celle-ci dans l’attente de bénéficier pleinement de la
garantie de l’article 5 qui, au vu de l’histoire de l’alliance, les
placerait sous le parapluie nucléaire américain. Il est vrai que
le Concept stratégique mentionne des circonstances qui
rendraient l’emploi des armes nucléaires très peu probable,
mais les nouveaux membres de l’alliance ont néanmoins intérêt
à ce que l’OTAN conserve sa crédibilité nucléaire.
C’est en partie parce que ces nouveaux membres d’Europe
centrale sont conscients des préoccupations des Russes à ce
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sujet qu’ils ne sont guère intervenus quant à la politique
nucléaire de l’OTAN; ils sont toutefois d’accord avec les autres
membres sur la nécessité de maintenir un certain équilibre
stratégique global en Europe. Ce que cela veut dire se discute
surtout à voix basse et il est significatif que le document de
1999 ait éliminé toute mention de cet objectif. Il faut aussi
remarquer que l’équilibre qui existait entre l’OTAN et la
Russie durant la guerre froide s’est renversé. C’est maintenant
la Russie qui compte sur ses armes nucléaires à titre dissuasif
et l’OTAN qui dispose d’une supériorité manifeste en armes
conventionnelles. En outre, lors des négociations qui devaient
déboucher en 1999 sur son élargissement, l’OTAN a formulé
clairement un triple refus quant aux armes nucléaires :
l’alliance n’a ni intention, ni plan, ni motif d’installer des
armes nucléaires dans les trois nouveaux pays membres. Si on
y ajoute l’engagement de ne pas installer d’armes nucléaires
dans les Länder de l’ancienne République démocratique
d’Allemagne et le retour de tout l’arsenal nucléaire soviétique
à l’intérieur des frontières russes, on voit apparaître de facto
une zone dénucléarisée en Europe centrale et orientale. En
ajoutant encore le fait que les Américains ne disposent plus en
Europe que d’environ 490 charges nucléaires transportées par
avion5 (au lieu d’un arsenal diversifié de près de 7 000 au pire
moment de la guerre froide), il faut conclure que les stratégies
d’endiguement de l’escalade ne font plus partie de celles qui
s’offrent à l’alliance comme partie de son Concept stratégique
de réponse flexible.
Depuis la fin de la guerre froide, le problème majeur que
connaît l’OTAN est de ne pas pouvoir facilement délimiter le
contexte de sa stratégie nucléaire dans des circonstances où elle
n’a pas à faire face à une menace militaire directe. L’alliance
avait conçu ses idées d’une stratégie nucléaire en ayant en tête
un adversaire bien identifié et capable, de surcroît, de menacer
les intérêts de ses membres. C’est avec ce concept qu’elle a fait
de la dissuasion la composante centrale de sa politique de
défense et de sa doctrine stratégique. La plupart des
conceptions stratégiques partent de la prémisse voulant que
cette stratégie serve à confondre un ennemi ou à contrer une
menace; en d’autres mots, la nécessité d’une stratégie ne
s’impose que lorsque l’on rencontre des résistances à des
objectifs que l’on poursuit et que lorsque l’on envisage
d’utiliser la force ou qu’on l’utilise. L’introduction des armes
nucléaires bouleverse de telles conceptions stratégiques en
rendant indispensable l’art de créer une menace tout en évitant
la guerre. Si, dans une situation de vulnérabilité réciproque, un
camp ne peut plus servir un objectif politique valable en
recourant aux armes nucléaires, il fait de la dissuasion du
recours à ces armes par d’autres la raison d’être centrale de sa
stratégie. En outre, malgré l’impératif mutuel d’éviter la guerre
dans un contexte de vulnérabilité réciproque caractéristique de
la guerre froide, la dissuasion faisait l’affaire de l’alliance
parce qu’elle servait son objectif de maintien du statu quo. Une
stratégie de dissuasion est tout à fait appropriée pour un
pouvoir ou une coalition tenant au statu quo puisqu’elle sert à
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empêcher un adversaire de changer un ordre politique donné par
la force ou la menace de recours à la force6. Dès lors, tant que
l’OTAN tient à défendre le statu quo, toute forme de dissuasion
reste une politique de sécurité adéquate pour l’alliance.
Le problème est qu’il n’y a pas de dissuasion sans la
capacité de créer une menace crédible et de la faire connaître
à un adversaire connu. Les circonstances de mise en
application de cette menace et ses modalités laissent place à
une certaine ambiguïté, mais sa capacité, sa crédibilité et sa
connaissance partagée (les trois « C ») font nécessairement
partie de toute stratégie de dissuasion nucléaire. Aujourd’hui,
l’alliance ne fait face à aucune menace militaire directe et ne
peut identifier un adversaire spécifique. On ne peut donc
mesurer une capacité de menacer en l’absence d’un adversaire
auquel la comparer; on ne peut jauger la crédibilité d’une
menace si elle est dépourvue de cible spécifique puisque les
buts politiques d’une telle menace ne peuvent pas être
identifiés; enfin il n’y a personne à qui faire connaître
clairement une volonté de dissuasion nucléaire. Personne ne
défie les intentions de l’alliance par la menace des armes
nucléaires; et, dans une telle situation, le rôle dissuasif de
l’armement nucléaire de l’alliance perd sa pertinence.
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La position de l’OTAN envers les armes nucléaires paraît
bien ambivalente. Ses membres déclarent en vouloir, mais le
Concept stratégique actuel ne laisse guère voir pourquoi ni ce
qu’ils en attendent. On a suggéré que ces armes pourraient
servir de monnaie d’échange dans un éventuel accord général
de désarmement; mais on voit mal comment la chose se ferait
puisque cela ne cadre pas avec la doctrine stratégique actuelle
des Russes et que, de toute façon, le problème du contrôle des
armes concerne beaucoup plus l’arsenal stratégique de la
Russie que son arsenal infra-stratégique. La dénucléarisation
de l’OTAN détruirait en tout cas la crédibilité de l’engagement
américain envers une dissuasion à grande échelle; son impact
sur l’équilibre existant au sein de l’alliance entre les forces
américaines et les armes de dissuasion britanniques et
françaises aurait d’importantes conséquences politiques
incompatibles avec la forme actuelle de l’alliance. Une
solution de rechange serait de conserver une certaine capacité
nucléaire comme assurance contre une menace inconnue. C’est
effectivement un point central des sections nucléaires du
Concept stratégique de 1999. Cependant, la taxonomie de
dissuasion actuelle (minimale, limitée ou maximale) requiert
un adversaire connu, sans compter qu’il est difficile de
réconcilier une position de dissuasion minimale avec le
maintien de l’option de première utilisation, telle qu’affirmée
par l’alliance. D’autres suggèrent d’employer la force nucléaire
de l’OTAN avec l’objectif de contrer la prolifération des armes
nucléaires; effectivement, une certaine interprétation de la mise
à jour du Concept stratégique ainsi que l’élaboration par
l’alliance de politiques relatives aux armes de destruction
massive suggèrent que c’est là un des objectifs à la base des
forces nucléaires de l’OTAN. Son arsenal actuel est
suffisamment puissant pour servir de punition et de moyen de
dissuasion en cas d’une nouvelle menace appuyée sur des
armes de destruction massive. En réalité pourtant, la menace du
recours aux armes nucléaires contre la fabrication ou
l’utilisation d’armes chimiques ou biologiques reviendrait à
empoigner un marteau de forgeron pour briser une noix. Une
telle menace ne serait guère crédible. Quoi qu’il en soit, les
communiqués de l’alliance insistent toujours pour dire que
c’est la non-prolifération et non pas la contre-prolifération qui
est l’objectif de ses politiques. L’alliance a d’ailleurs d’autres
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options que la menace nucléaire (par exemple l’usage préventif
d’armes conventionnelles), qui sont plus crédibles et
politiquement plus acceptables, surtout dans des circonstances
où la menace vise les forces alliées plutôt que les territoires
alliés eux-mêmes7.
Néanmoins, et pour autant que l’OTAN dispose d’une
stratégie pour ses armes nucléaires, elle est implicite dans la
place de ses armes nucléaires qui sont très largement
américaines ou sous commandement américain (les forces
nucléaires britanniques restent à la disposition de l’OTAN
en vertu des accords de Nassau). Premièrement, les
exigences de flexibilité, telles qu’indiquées dans MC 14/3,
restent en vigueur.
En tenant compte de la diversité des risques que l’alliance
pourrait affronter, elle doit conserver des forces nécessaires à la
crédibilité de la dissuasion et offrir une gamme d’options en
armements conventionnels. Ses forces conventionnelles ne
peuvent cependant assurer seules une dissuasion crédible. Ses
armes nucléaires apportent une contribution unique à la
réduction du risque d’agression contre l’Alliance, dont les
conséquences seraient incalculables et inacceptables. Elles
restent donc indispensables à la préservation de la paix8.
Deuxièmement, sur le plan opérationnel, la stratégie de
l’alliance est en fait bel et bien une excroissance du processus
de planification nucléaire. Celui-ci reste arrimé aux plans
nucléaires des États-Unis. La révision de 1994 du dispositif
nucléaire américain retient un éventail de tâches pour les armes
nucléaires de ce pays, dont notamment la capacité de viser avec
flexibilité et rapidité de nouvelles cibles liées à « des menaces
pouvant surgir spontanément dans un nouvel environnement
international qui n’est plus dépendant de l’équilibre des forces
des deux super-puissances »9. Le maintien par l’OTAN de
l’option de la première utilisation est une fonction du Single
Integrated Operations Plan (SIOP) des Américains, qui laisse
ouverte l’option d’une frappe préventive contre des agresseurs;
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ceux-ci comptent maintenant des pays non nucléaires qui
pourraient éventuellement avoir accès à des armes
nucléaires10. Il va de soi que peuvent surgir ici des tensions
entre les implications d’une telle politique des cibles
potentielles pour la contre-prolifération et la réticence des
alliés à endosser la contre-prolifération. L’installation d’un
Centre sur les armes de destruction massive au quartier
général de l’OTAN démontre que les alliés envisagent
sérieusement la possibilité d’une nouvelle menace posée par
les armes de destruction massive.
Bien que l’OTAN n’ait pas pointé spécifiquement ses
armes infra-stratégiques contre qui que ce soit depuis 1994,
une planification est en cours sur la base de « principes
politiques » acceptés en octobre 1992 par le Groupe de
planification nucléaire. En vue de s’exercer à l’application
de ces principes, on a imaginé un continent fictif avec une
série de cibles conformes à une grande variété de scénarios.
C’est dire qu’on maintient les mécanismes nécessaires au
déclenchement d’une menace dissuasive. Il ne s’agit
cependant pas là d’une stratégie de dissuasion au sens
classique qu’elle avait durant la guerre froide. C’est
également une erreur de traiter la stratégie actuelle de
l’OTAN de « dissuasion minimale », comme le font
certains, parce qu’une telle stratégie n’a de sens pour la
Grande-Bretagne, la France (et la Chine aussi dans ce cas)
que dans le contexte de l’équilibre entre les deux
superpuissances durant la guerre froide; en d’autres mots, les
capacités de dissuasion minimale ne sont crédibles qu’à
cause des dommages qu’elles peuvent causer à une
superpuissance ennemie par rapport à la superpuissance
rivale. Ce contexte a disparu; il faut donc reformuler les
capacités nécessaires à une stratégie de dissuasion dans la
situation contemporaine. Contrairement à la suggestion
d’autres spécialistes, les forces nucléaires de l’OTAN ne
créent pas non plus une « dissuasion existentielle » en ce
sens que leur simple existence découragerait le
déclenchement d’un conflit majeur. Certes, tout dépend de ce
qu’on entend par « conflit majeur »; mais l’histoire récente
ne justifie pas une vue optimiste de l’effet prétendument
inhibiteur des armes nucléaires sur l’utilisation massive de la
force. En tout cas, quel que soit l’effet existentiel des armes
nucléaires, ce phénomène ne tient pas lieu de stratégie faute
d’une démonstration de la manière dont on pourrait arrimer
de façon opérationnelle un tel effet problématique à un
objectif politique.
En effet, si tant est que l’OTAN possède une stratégie, on
pourrait au mieux la qualifier de « dissuasion latente », c’està-dire la rétention d’une capacité de rebâtir une dissuasion
crédible en cas de besoin. L’OTAN dispose de facto d’une
stratégie de dissuasion en attente. La vraie justification de son
arsenal nucléaire est de rassurer ses membres sur la présence
d’une capacité réelle de riposte à des menaces latentes. Pour les
alliés européens, ces menaces latentes auraient de toute façon
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un contexte régional; or, dans tout conflit régional qui implique
l’OTAN, ses adversaires savent avoir affaire à une coalition
disposant d’un armement nucléaire et des moyens
opérationnels de s’en servir. C’est le mieux que l’OTAN puisse
faire en l’absence d’adversaires connus. Quant à savoir si son
dispositif nucléaire répondra aux besoins, cela dépendra des
circonstances entourant sa tentative de mettre en œuvre une
politique de dissuasion. Ce n’est, à cet égard, pas une surprise
que sa stratégie rencontre des difficultés parallèles à celles des
États-Unis. Les Américains ont les mêmes problèmes de
planification en fonction de circonstances inconnues; en
revanche, alors que le dispositif américain conserve un éventail
ouvert et solide de capacités à portée mondiale, celui des
planificateurs de l’OTAN a une portée et une flexibilité
limitées. Si ces planificateurs pratiquent un choix flexible de
cibles potentielles, ce choix repose sur des scénarios incertains
dans lesquels, tout comme durant la guerre froide, les forces
nucléaires de l’OTAN ne formeraient qu’un pan de la politique
de frappe globale des États-Unis. Ceci ne fait que souligner le
fait que, aussi longtemps que les États-Unis déploieront des
armes en Europe, les planificateurs nucléaires américains ne
pourront pas exclure les forces nucléaires de l’OTAN de leur
politique globale de choix des cibles à frapper et maintiendront
le jumelage entre les forces stratégiques américaines et
l’armement infra-stratégique de l’OTAN.
Selon une stratégie de facto de dissuasion latente, il n’y a
pas de critères opérationnels clairs pouvant déterminer les
besoins en armes nucléaires puisqu’il n’existe pas d’ensemble
prédéterminé de cibles. Le nombre officiellement cité de 490
cônes de charge nucléaires, tous transportés par des avions
aussi capables de transporter des charges conventionnelles,
correspond probablement à la quantité d’armes nécessaires au
nombre limité d’escadrons d’avions de ce genre déployés en
Europe par les alliés et les Américains. À l’exception du
Royaume-Uni, qui a enlevé à la RAF son rôle de force de
frappe nucléaire pour la transférer à sa force SSBN (sousmarins à propulsion nucléaire, lance-missiles balistiques), tous
les pays européens s’étant engagés envers les États-Unis à
accepter des armes nucléaires dans leurs forces sur autorisation
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des choses a caractérisé les relations entre l’Est et l’Ouest
durant une bonne partie de la guerre froide; mais, pour
l’OTAN du moins, le contexte ne se prête plus à ce genre de
fonction dissuasive. Bien que la dissuasion latente procure
une assurance contre un avenir incertain, elle offre
clairement aussi la possibilité d’exploiter le potentiel
contraignant de l’armement nucléaire contre un ennemi
stratégiquement plus faible.
du président conservent une force de frappe aérienne à capacité
nucléaire. Un simple calcul permet d’estimer le nombre
d’armes requises indépendamment des divers chiffres publiés.
Le volume du stock de l’OTAN dépend donc moins des
besoins opérationnels de dissuasion que du besoin de faire en
sorte que tous les alliés désireux de participer au jeu nucléaire
puissent continuer de le faire. La préoccupation des Allemands
au sujet de la « non-singularité » de leur pays, qui ne devrait
pas être soumis à un régime distinct de celui des autres alliés
mais partager au contraire les risques liés aux armes nucléaires,
n’a pas complètement disparu des réflexions de leurs alliés.
Il ne faut pas non plus confondre l’idée de dissuasion
latente avec le concept de « dissuasion générale » avancé
par Patrick Morgan voici plus de 20 ans, malgré certaines
ressemblances superficielles11. Le concept de dissuasion
générale insiste sur le fait que, dans un environnement
nucléaire, les adversaires prennent en compte l’équilibre
stratégique global entre eux même en l’absence d’une crise
et même si aucun d’entre eux n’envisage l’emploi effectif
d’armes nucléaires. En effet, aucun des camps ne désire être
perçu comme significativement plus faible qu’un autre au
plan stratégique; chacun cherche à influencer les options
stratégiques de l’autre (une forme de contrainte) et à se
protéger contre un changement des circonstances. Cet état
Plus encore que son prédécesseur, le Concept stratégique
de 1999 attache beaucoup d’importance à la prévention et à la
gestion des crises et au développement de forces d’intervention
capables de renforcer la sécurité des alliés dans des régions
dont l’instabilité menace leurs intérêts. Les expériences de la
guerre du Golfe et de la Yougoslavie exercent depuis la fin de
la guerre froide une grande influence sur l’évolution de la
pensée stratégique des alliés dont les forces armées sont dès
lors organisées moins pour la défense de leur territoire que
pour des missions extérieures. Dans ces circonstances, l’utilité
des armes atomiques de l’OTAN tient à leur potentiel latent de
dissuasion d’un ennemi situé à la périphérie de l’aire euroatlantique (si large en soit la définition) qui voudrait la menacer
ou employer des armes de destruction massive12. En résumé,
les armes nucléaires ont encore un rôle à jouer en appui de
l’emploi éventuel d’armes conventionnelles, de sorte qu’elles
restent une partie intégrante de la stratégie de l’alliance. C’est
implicite dans la doctrine stratégique de l’OTAN sans que la
chose soit, pour des raisons de sensibilité politique, explicitée.
Pour l’instant, les alliés veulent éviter que leur politique
nucléaire ne déclenche une controverse publique même s’il est
peu probable qu’ils puissent lui conserver un profil discret à
plus long terme. L’OTAN pourrait peut-être désamorcer tout
problème futur en adoptant explicitement une stratégie de
« dissuasion latente ».
NOTES
1. The Alliance’s Strategic Concept,Washington, DC,
23-24 avril 1999, paragraphe 62. [TCO]
2. L’expérience de Lloyd Axworthy et d’Oskar Fischer
aux réunions ministérielles de Bruxelles en décembre
1999 est à cet égard révélatrice. Leur tentative de
remettre sur le tapis la question nucléaire après qu’ils
aient contresigné la mise à jour du Concept stratégique
ne fut pas prisée en plusieurs milieux.
3. Strategic Concept, paragraphes 62-64.
4. La position particulière de la France et les derniers
développements de la Politique européenne commune de
sécurité et de défense sont pertinentes ici mais sortent du
cadre du présent article.
5. Senate Committee on Armed Services, Briefing on
the Results of the Nuclear Posture Review, 22 septembre
1994, 103e Congrès, 2e session (Government Printing
Office, 1994) tel que cité dans Janne E. Nolan, An
50
Elusive Consensus: Nuclear Weapons and American
Security After the Cold War, Washington DC, Brookings,
1999, p. 59.
6. La reformulation par Khrouchtchev de la doctrine
léniniste de « coexistence pacifique » en 1956 signalait
sans doute que l’Union soviétique prétendument
révolutionnaire reconnaissait que la présence d’armes
nucléaires rendait non viable toute politique visant à
modifier le statu quo par des moyens directement
militaires.
7. Il vaut la peine de noter que les États-Unis comme la
France semblent avoir exclu les armes chimiques et
biologiques des assurances négatives de sécurité offertes
aux signataires du Traité de non-prolifération. Le
Royaume-Uni s’est montré plus circonspect et ambigu
sur ce point.
8. Strategic Concept, paragraphe 46. [TCO]
9. Cité dans Hans Kristensen, « Targets of
Opportunity: How Nuclear Planners Found New Targets
for Old Weapons », Bulletin of Atomic Scientists, 53
(septembre-octobre 1997). [TCO]
10. Nolan, op. cit., p. 13.
11. Patrick Morgan, Deterrence: A Conceptual Analysis,
Beverly Hills, Sage, 1971, p. 28-29.
12. Quelles que soient les raisons pour lesquelles l’Irak
s’est abstenu d’utiliser des armes chimiques durant la
guerre du Golfe et malgré l’ambiguïté entourant cette
question, Saddam Hussein semble avoir pris en compte
la menace implicite de possibles représailles nucléaires
de la part des États-Unis. D’autres en ont certainement
tiré leurs propres conclusions.
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