L`homme tatoué
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L`homme tatoué
RÉMY DURAND l’homme tatoué éditions Villa-Cisneros La mémoire tatouée Contribution aux IXèmes rencontres des écrivains francophones et hispanophones (France-Chili) Hommage à Roberto Bolaño jeudi 17 mars 2005 Université du Littoral - Côte d’Opale Section d’Etudes hispaniques et hispano-américaines à Boulogne-sur-Mer avec le concours de La Maison des Ecrivains, Paris avec Pedro Araya Rémy Durand Olivier Lécrivain Angel Parra Waldo Rojas Pour Ingrid Betancourt Je suis né à Caracas, un jour d’aguacero, l’orage sud-américain qui s’abat en déluge d’eau nouée d’éclairs et de tonnerre. Durant mon enfance vénézuélienne, j’en découvris la fascination et l’effroi. Plus tard, en Colombie et en Equateur, l’indicible bonheur, le plaisir d’un cataclysme à la fois minéral et végétal, qui convenait à mon penchant pour les sensations extrêmes. Je m’adoubai donc Fils de l’aguacero, enfant des lourds nuages sombres chargés des fracas qui s’amoncelaient sur les hauteurs du Monte Avila, et sur celles, des années plus tard, du Monserrate à Bogotá et sur les crêtes du Pichincha à Quito. L’aguacero s’était inscrit dans mon esprit comme autant de tatouages de la genèse du monde, puissante, sensuelle, avec ses effluves de terre, de feuille, d’amour, de touffeurs, de cendres et de plantes en délivrance. Elle était mienne alors, cette voix, ma voix tatouée sur mon autre voix1, celle que je parlais autrefois sous les voûtes vertes et rouges des séquoias, celle qui s’était alliée à la prophétie de l’accoucheur, le bon Docteur Raga, qui avait dit à ma mère, épuisée par cet enfant qui venait de naître et cette étonnante apocalypse, qu’il était bon signe que je naquisse sous l’augure de l’aguacero vénézuélien. Arturo Uslar Pietri ne disait-il pas : le héros de la littérature latinoaméricaine, c’est la nature ? C’est ainsi que jamais je ne pus me conformer aux pluies de France tristement calmes et raisonnables, pluies patelines et provinciales, alors que mes déluges latino-américains étaient grandes métropoles vertes habitées de symphonies tragiques et de concertos pathétiques, où le rire de la pousse stupéfiante des plantes, comme un défi à la vie et à ses semences, tenait place princière. Je me souviens de Caracas Venezuela Je me souviens d’une pierre vivante et primitive pierre sonore d’eau et de révolte d’enfance entêtante et têtue pierre solaire Je me souviens de cette pierre de puma qui flaire le fleuve Joie tatouée, navigation dans la mémoire de mon enfance ! Il y eut aussi mon identification pérenne à l’espagnol, langue que je fis celle de mes ancêtres, langue que mon père avait choisi d’enseigner et qu’il s’était appropriée jusqu’à devenir l’un des meilleurs spécialistes de la littérature latino-américaine, père-découvreur des grands écrivains du Venezuela et d’Amérique du Sud, traducteur de celui qui fut mon premier passeur de mémoire, Alejo Carpentier. 1 Je parlais l’espagnol aussi bien que le français El Acoso2 fut mon premier livre ébloui. Père lisait, avant de les traduire, de vastes passages puis se retirait dans son bureau pour leur donner un espace de vie en français, après avoir dit je vais chercher à transmettre la transparence… Je me souviens de ma langue celle de mon enfance l’Espagnole l’Américaine la Caraïbe brûlure d’Orénoque équateur de son désir Je me souviens des improvisations incantatoires des aguaceros de la stupeur de ses phonèmes tropicaux Je me souviens d’une langue très libre et très vibrante que je parlais langue mienne masque vrai de mon identité Je me souviens des verbes orchidées sollicités de rythmes des mots charnus et de leurs chants sensuels dans leur intimité Je me souviens de ma langue obstinée de soleil substantielle des agaves et des arepas3 ma langue d’aguardiente et de maïs Je me souviens du lit des volcans qui m’invitaient aux agapes des manguiers et de l’araguaney4 de ma langue contemplée du plus haut de la cambrure qu’éclairait la lampe-tempête sous les sylves de la mer Je me souviens de ma langue sous les larges jupes de conquêtes et les masques d’or une langue comme un diamant sculptée aux pontons des nuages Je me souviens d’avoir parlé cette langue comme une tapisserie de temps et d’espace réconciliés fraternels de l’astre et de ses filles verbe du condor J’eus ainsi la chance de vivre doublement tatoué de ma langue maternelle, le français, et de ma langue paternelle, l’espagnol. Je dois à l’aguacero mon entrée en poésie et une enfance métissée. Un autre tatouage fut la peur, la peur glacée et sans nom, celle qui pénètre dans le ventre pour en vriller ses vis et ses fragments. Cet effroi avait la forme de longues et larges colonnes de 2 Chasse à l’homme, traduction de l’espagnol (Cuba) de René L.F. Durand, Gallimard 1958. Publié dans la belle Collection d’ouvrages ibéro-américains, La croix du Sud dirigée par Roger Caillois (tranche jaune et bleu-noir ; la couverture est composée d’espaces en triangles, en rectangles bleu-noir ; dans le losange bleu-noir qui apparaît légèrement décentré vers le bas, 10 étoiles blanches. Légende ! René L.F. Durand a traduit tout l’œuvre d’Alejo Carpentier. 3 Sorte de tortilla de maïs 4 Arbre qui fleurit jaune-orangé lumière grise et jaune, que je voyais surgir la nuit tombée de la terrasse de notre appartement de Caracas, de je ne sais quel gouffre, vers le ciel. Ces faisceaux lumineux, qui de par leur puissance teintaient les nuages et la montagne alentour d’un lugubre présage étaient accompagnés de vombrissements d’avions et de hurlements de sirènes. J’avais 8 ans quand j’appris la cruauté des hommes et les veines ouvertes de l’Amérique latine5. Cette cruauté avait un nom : Pérez Jiménez. J’avais 8 ans, et j’appris le sens du mot « dictateur ». Père disait : Pérez Jiménez est le dictateur du Venezuela. Ne t’inquiète pas, ils font des manœuvres. Père disait : Pérez Jiménez a beaucoup d’ennemis, alors il se prépare à la guerre et il organise des manœuvres. Père m’expliqua quels étaient les ennemis du dictateur, il me parla des prisons pleines d’ouvriers, d’artistes, de journalistes et me dit : quand quelqu’un ne lui plaît pas Pérez Jiménez dit à ses généraux ¡ al paredón !6 Je me souviens de l’affreux dictateur petit gros gras d’opérette il s’appelait Pérez Jiménez et fusillait à l’envi Je me souviens des ranchos et de la misère des manœuvres la nuit des avions et de la peur J’avais peur et j’avais mal pour ces hommes qu’on arrachait un petit matin de leur cellule, qu’on attachait à un pieu et qu’on fusillait. Je comprenais d’autant moins que j’étais dans le pays de Bolivar et qu’au Liceo La República où j’appris à lire et à écrire j’étais très fier de l’épopée bolivarienne. C’est ainsi que naquit à Caracas mon indéfectible engagement pour la lutte pour la liberté en Amérique latine et ma haine pour la politique consciencieusement impérialiste et néocolonialiste des USA quand j’eus appris qu’ils étaient les complices les plus abjects de toutes les dictatures de mon continent. C’est à Caracas, sous les bombardements fictifs et sonores de Pérez Jiménez et les cris des fusillés que commença la genèse de mon recueil Chiliades, hommage aux frères chiliens écrasés par l’infamie.7 Pérez Jiménez fut pour moi le passeur sanguinaire de la mémoire d’un continent où le sang n’arrêterait pas de couler. De ce nazillon dont le nanisme physique, moral et intellectuel était proportionnel à sa haine pour la liberté, jusqu’aux videlas et autres pinochets, des A.A.A.8 aux Opérations Condors, l’horreur a été longue. … Souvenons-nous : nous sommes le 19 décembre 2004 et une messe pour le rétablissement de l’ancien caudillo (Pinochet) a été donnée à Santiago … Je me souviens de la haute voix d’indépendance Je me souviens de Manuela l’Equatorienne que Bolivar aimait tant de Simón qui libérait son continent pour ses peuples et pour son amour 5 Eduardo Galeano, Las venas abiertas de América latina, Siglo veintiuno editores 1971 Le paredón est le mur des fusillés. Al paredón ! : qu’on les fusille ! 7 Chiliades ou le 11 septembre, poème, nouvelle édition, éditions Villa-Cisneros, Toulon 2003 [lire des passages], avec 30 exemplaires de tête rehaussés d’une œuvre originale de Véronique Adam [voir quelques originaux] [voir sa bio] ou de Michel Costagutto [voir quelques originaux]. Avant-propos d’Adriana de Berchenko. 8 Alianza Anti Comunista, qui sévissait en Amérique latine dans les années 70. J’en fus victime (menaces) alors que je travaillais à l’Alliance française de Bogotá. 6 pour Manuela la quiteña9 Je me souviens de l’hymne chanté « Gloria al bravo pueblo»10 Je me souviens de ma fierté d’être de ce peuple et de parler sa langue Je me souviens de mon drapeau amarillo azul y rojo11 Durant mon enfance, un autre tatouage fut celui de la voix des écrivains vénézuéliens, tous passeurs d’une rive à l’autre de ma mémoire, les Juan Liscano, Alejo Carpentier, Uslar Pietri, Mariano Picón Salas, Miguel Otero Silva et bien d’autres, et plus tard Miguel Angel Asturias, García Marquéz, Neruda, Torres-Bodet et bien d’autres… Je me souviens des écrivains qui venaient à la maison le soir et je ne pouvais pas dormir il y avait trop de vie dans le salon ces hommes et ces femmes et leurs conversations l’agitation dans la cuisine Je me levais et me cachais et là c’était le paradis je finissais par m’endormir les voix c’était comme une mer Je me souviens d’Andrés Eloy Blanco de ses angelots noirs de sa voix qui vibrait éraillée et profonde une voix de llano et de roche « Pintor de santos de alcoba pintor sin tierra en el pecho, que cuando pintas tus santos no te acuerdas de tu pueblo, 9 Manuela Sáenz (Quito 1797 - † Paita – Pérou 1956) fit la connaissance de Bolívar à Quito. Celle qu’il appela La Libératrice du Libérateur fut son grand amour. Garibaldi l’a rencontrée après la mort de Bolívar : Je l’ai quittée très ému ; nous nous sommes séparés les larmes aux yeux, pressentant que cet adieu était le dernier sur cette terre. Doña Manuela Sáenz était la dame la plus charmante et la plus noble que j¹eusse vue. Dans les tablettes de chocolat Savoy se trouvaient des vignettes retraçant la geste de Manuela Saenz que je collais dans un album. Depuis, je n’ai cessé de vouer à cette belle quiteña un amour sans fin. Je suis toujours à la recherche de Manuelita. « En los eventos de entrada triunfal de Simón Bolivar a Quito, el 16 de junio de 1822, Manuela Sáenz de Thorne lo ve por primera vez, en un evento narrado por ella en su diario de Quito: Cuando se acercaba al paso de nuestro balcón, tome la corona de rosas y ramitas de laureles y la arrojé para que cayera al frente del caballo de S.E.; pero con tal suerte que fue a parar con toda la fuerza de la caída, a la casaca, justo en le pecho de S.E. Me ruboricé de la vergüenza, pues El Libertador alzó su mirada y me descubrió aún con los brazos estirados en tal acto; pero S.E. se sonrió y me hizo un saludo con el sombrero pavonado que traía a la mano ...; a partir de este suceso y de un encuentro posterior en el baile de bienvenida al Libertador, él le manifiesta como Señora: si mis soldados tuvieran su puntería, ya habríamos ganado la guerra a España... Manuela y Simón Bolívar se convirtieron en amantes y compañeros de lucha durante ocho años, hasta la muerte de éste en 1830 ». 10 11 Premières paroles de l’hymne national Jaune, bleu, rouge, couleurs du drapeau vénézuélien que cuando pintas tus vírgenes, pintas angelitos bellos, pero nunca te acordaste de pintar un angel negro; pintor nacido en mi tierra con el pincel extranjero, pintor que sigues el rumbo de tantos pintores viejos, aunque la Virgen sea blanca píntame angelitos negros ! (…) Si queda un pintor de santos, si queda un pintor de cielos, que haga el cielo de mi tierra con los tonos de mi pueblo, con su angel de perla fina, con su angel de medio pelo, con sus angelitos blancos, con sus angelitos indios, con sus angelitos negros, que vayan comiendo mango por las barriadas del cielo.12 Voici donc, étudiants de l’Université du Littoral - Côte d’Opale, cette humble contribution à la mémoire tatouée et à mes passeurs de mémoire. Il y en eut bien d’autres. D’autres viendront. Quand on aime, il faut partir disait Cendrars, mon frère en passage de mémoire. Subrepticement, jour après jour, sur votre mémoire s’inscrivent les empreintes qui sont votre destin. Un jour vous deviendrez à votre tour passeurs de mémoire, de votre mémoire tatouée. Je me souviens des piñatas Je me souviens des raspa'o13s et de la petite voiture du vendeur de glace Je me souviens des papayes et des mangots Je me souviens du bonheur Je me souviens des limpiabotas14 12 Peintre d’images pieuses, / et sans patrie au cœur, / qui quand tu peins tes saints / t’éloignes de ton peuple, / et quand tu peins tes Vierges / peins de beaux angelets, / sans jamais t’aviser de peindre un ange noir ; peintre de mon pays / mais au pinceau d’ailleurs, / et qui suis la leçon / de tant de peintres anciens, / bien que la Vierg’ soit blanche / peins-moi des anges noirs. S’il est peintre de saints, / s’il est peintre de ciels, / qu’il fasse donc mon ciel / aux couleurs de mon peuple. / Avec ses anges fins / et ses anges mal peints, / avec ses anges blancs, / avec ses anges indiens, / avec ses anges noirs / qui mangent des mangots / dans les quartiers du ciel. » (Traduction René L.F. Durand, in Algunos poetas venezolanos, Instituto de lenguas modernas, Facultad de humanidades y educación, Unnicersidad central de Vanezuela 1954) 13 Littéralement « râpé de glace ». On attendait avec impatience le dimanche la clochette du marchand de glaces dans la rue. Sur de la glace pilée, il versait du sirop de grenadine. 14 Cireurs de chaussures Je me souviens des goyaves et des corossols15 Je me souviens de la fête à la maison quand ma mère préparait des tequeños16 Je me souviens que ce pays m’a fait poète Gracias por tí Venezuela © Rémy Durand éditions Villa-Cisneros, Toulon 2005 Nouvelle édition pour mon site, octobre 2009 15 Corossol : anone, sapotille, pomme cannelle Beignets au fromage blanc appelé « queso de mano » et que l’on dégustait avec la sauce « chimichurri » (voir la recette sur http://www.remydurand.com/recettes/chimichur.pdf) 16