Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I.

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Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I.
Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I.
Ida PORFIDO
Université de Bari
[Università degli studi di Bari],
Italie
Résumé
Nous désirons rendre compte d’une expérience de traduction théâtrale se
situant à mi-chemin entre la théorie et la pratique traductionnelle. Le projet
« Traduire pour la scène », issu en 2005 du partenariat entre trois institutions de
Bari (Italie), s’inscrit dans un projet plus vaste, « T.E.R.I. », lancé par
l’Ambassade de France à Rome dans le but de faire connaître et de diffuser la
dramaturgie française contemporaine en Italie.
Nous estimons qu’une illustration de cette expérience pourrait s’avérer
intéressante pour différentes raisons : a) elle met en jeu des compétences
culturelles très variées ; b) elle constitue l’un des rares exemples de traduction
collective et, qui plus est, dans un domaine assez négligé par la réflexion
théorique ; c) elle représente pour les étudiants une chance inouïe de suivre le
parcours idéalement complet, de la scène à l’édition, d’un texte dramaturgique
étranger, de même qu’elle fournit aux chercheurs la possibilité d’analyser les
écarts entre une traduction « représentée » et une traduction « imprimée ».
Nous allons ici rendre compte d’une expérience de traduction
littéraire, et plus précisément théâtrale, se situant à mi-chemin entre
la théorie et la pratique traductionnelle. Il y sera question du projet
Tradurre per la scena (« Traduire pour la scène »), issu en 2005 du
partenariat entre trois institutions de Bari (Italie) – l’Alliance
française, le théâtre Kismet OperA et le Dipartimento di Lingue e
Letterature Romanze e Mediterranee de l’université – et
s’inscrivant dans un programme plus vaste (T.E.R.I. : Traduction,
Edition, Représentation, Italie), ainsi que dans un projet très
2 Ida PORFIDO
ambitieux, Face à face – Paroles de France pour scènes d’Italie,
lancés à l’échelle nationale par l’Ambassade de France à Rome
dans le but de faire connaître et de diffuser la dramaturgie française
contemporaine en Italie 1 .
Depuis trois ans déjà, en effet, nous avons constitué à
l’université un groupe de traduction théâtrale (formé d’une
quinzaine d’étudiants environ), qui a travaillé à une version
italienne des trois textes tour à tour sélectionnés par les
responsables français du projet, à savoir L’Infusion de Pauline
Sales (2004, Besançon, Les Solitaires intempestifs), Cet enfant de
Joël Pommerat (2005, Paris, Actes Sud-Papiers) et Fairy queen
d’Olivier Cadiot (2002, Paris, P.O.L.) 2 . Au-delà de l’expérience de
1
Né en 2005, le projet Face à face a eu, dès le début, un succès incontestable.
Au-delà de la diversité des systèmes de production et des écritures dramatiques,
au-delà de tout ce qui a pu séparer nos deux pays, ces dernières années, dans le
domaine du spectacle vivant, le théâtre a toujours été, depuis Molière et la
Commedia dell’arte, un point de contact, de dialogue, d’échanges nourris entre la
France et l’Italie. Le théâtre se trouve véritablement au cœur de la relation
culturelle qui unit nos deux nations. En 2008, le projet s’est élargi, recueillant
peu à peu l’adhésion de tous les théâtres italiens s’intéressant à la scène
contemporaine. Aussi, lors de sa seconde édition, les villes de Milan, Rome,
Bologne, Palerme, Florence, Bari, Naples, Gênes et Turin ont-elles participé à
l’aventure. Cette année, le projet s’enrichira d’une édition française, qui aura lieu
en même temps que l’édition italienne et sera promue par l’Ente Teatrale Italiano
et l’Institut culturel italien de Paris, à travers la présentation à Paris et dans
d’autres villes de dix pièces représentatives de la dramaturgie italienne
contemporaine, en collaboration avec les théâtres et les opérateurs français. C’est
ainsi, avec le soutien de l’Ente Teatrale Italiano, Culturesfrance, la Régon
Latium, la Ville de Milan, la Fondation culturelle franco-italienne « Nuovi
mecenati », la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) et
l’Atelier européen de la Traduction – Scène Nationale d’Orléans, que naîtra un
véritable programme de coopération bilatérale, appelé, sur la base d’une
réciprocité acceptée et fructueuse, à s’ancrer dans la durée dans ces deux pays où
le
théâtre
a
toujours
été
roi.
Cf.
http://www.franceitalia.it/SPETTACOLI/face_à.php?c=6068&m=6&l=it
2
La pièce de Marie NDiaye, Rien d’humain (2004, Besançon, Les Solitaires
intempestifs) sera l’objet d’étude de l’édition 2008-2009.
Traduire pour la scène 3
traduction proprement dite, les participants au laboratoire ont eu
l’opportunité non seulement de rencontrer à plusieurs reprises les
metteurs en scène et les acteurs chargés de représenter ces trois
textes, mais aussi d’entrer en contact avec la dimension plus
proprement productive du théâtre, en participant aux différentes
phases de la mise en scène comme assistants à la dramaturgie. Ils
ont également pu suivre les répétitions, apporter des correctifs à la
traduction préparée lors du travail en commun, voire poser des
questions aux auteurs. Bref, faire le tour des déclinaisons du mot
« traduction » en situation théâtrale. De plus, le texte italien à
chaque fois fait l’objet d’une publication dans une édition bilingue
souvent accompagnée d’une préface et d’une note du traducteur, à
l’intérieur d’une collection expressément créée par le Département
et intitulée Tradurr@.
Or nous estimons qu’une illustration de cette expérience
pourrait susciter l’intérêt des spécialistes de la traduction, et cela
pour différentes raisons : a) elle met en jeu des compétences
culturelles très variées (d’ordre linguistique, stylistique,
dramaturgique, sémiotique, pragmatique, pédagogique, etc.) ;
b) elle constitue l’un des rares exemples de traduction collective et,
qui plus est, dans un domaine très négligé par la réflexion
théorique, à savoir celui du théâtre, où les quelques considérations
exprimées par les traducteurs impliquent la plupart du temps le
recours à une méthodologie pensée pour le théâtre aussi bien que
pour la prose, sans aucune distinction de genre ; c) dans une
optique centrée sur l’enseignement des savoirs sectoriels (dont la
littérature, bien entendu, fait partie), elle représente pour les
étudiants une chance inouïe de suivre le parcours idéalement
complet, de la scène à l’édition, d’un texte dramaturgique venant
d’une culture autre, de même qu’elle fournit aux chercheurs, d’un
point de vue plus scientifique, la possibilité d’analyser les écarts
entre une traduction « représentée », où les équivalences
dynamiques jouent un rôle prépondérant, et une traduction
4 Ida PORFIDO
« imprimée », où les équivalences formelles sont sans doute
prioritaires (Anderson 1984 : 232).
Nous allons donc évoquer et discuter certains problèmes
spécifiques qui ont émergé lors de nos séminaires de traduction et
qui relèvent tant d’une linguistique, voire d’une stylistique
contrastive, que d’une approche foncièrement dramaturgique. Il en
ressortira que la traduction théâtrale (comme toute traduction
littéraire) ne se réduit pas à une simple opération translinguistique ;
elle engage aussi, et bien en profondeur, une stylistique, une
pragmatique et une culture. Traduire serait alors une des manières
de lire et d’interpréter un texte en passant par une autre langue, et
traduire pour la scène, en particulier, reviendrait à passer par tous
les « langages de la scène » (moyens acoustiques, intonatifs,
gestuels, mimiques…).
Dans notre cas d’espèce, si la traduction de L’Infusion n’a pas
présenté de difficultés notables – en-dehors de la résistance
habituelle qu’oppose une langue pour accueillir, dans ses propres
mots, une pensée qui s’est coulée dans un lexique et une syntaxe
autres –, traduire Cet enfant de Pommerat et Fairy queen de Cadiot,
en revanche, s’est avéré une véritable gageure. Mais procédons par
ordre.
La pièce de Sales est écrite comme une partition, dont on
pourrait soutenir qu’elle est austère 3 . Un dimanche soir, un salon,
un couple : Lui et Elle. L’homme s’écroule sur le canapé, la femme
va surveiller ses enfants endormis, un inconnu s’invite, l’Autre. On
comprend qu’il veut aider la femme. Elle est morte, suicidaire,
mais n’admet pas sa mort, alors l’inconnu (un ange ? un revenant ?)
va tenter de la persuader à tout abandonner, sans regrets ni
3
L’Infusion a été créée en 2004, dans le cadre de « Cartel », pour la cinquième
édition du festival Temps de Paroles organisé par la Comédie de Valence.
L’objectif du projet était celui de réunir dramaturges, metteurs en scène, acteurs
et autres artistes autour d’une thématique commune, les fantômes.
Traduire pour la scène 5
remords. Le seul vivant de la pièce, Lui, est contraint par l’auteur à
se répéter sans cesse, de façon presque hypnotique. Alors les
quiproquos surgissent, brutalisant les êtres. D’où le charme cruel
qui se dégage de cette nuit troublée par le doute et la douleur. Car
la construction en spirale et le ressassement des répliques et des
gestes (répondre au téléphone, prendre des médicaments, préparer
une tisane…) opèrent une fascination sur le lecteur/spectateur qui
est laissé à son inquiétude et à ses interrogations.
Si, à première lecture, L’Infusion peut paraître un texte
simple, dépouillé, presque transparent, en réalité les nombreuses
interprétations auxquelles il a été soumis pendant le travail de
préparation à la traduction en ont peu à peu révélé l’extrême
complexité, jusqu’à le rendre mystérieux, allusif, stratifié. Voilà
pourquoi, en ce qui concerne le titre, nous avons préféré au plus
immédiat infuso le terme abstrait infusione, qui a des acceptions
différentes en italien, et particulièrement évocatrices, d’ordre
scientifique aussi bien que liturgique et théologique (Porfido 2006).
Ensuite, il nous a fallu prendre une décision concernant les
référents culturels, question qui a vite éveillé l’attention de tous. En
principe, le traducteur peut choisir de préserver les allusions à la
culture-source, en évitant d’adapter les références culturelles à la
culture-cible, comme dans la réplique ci-dessous (que l’on retrouve
dans la version écrite/publiée de la pièce) :
LUI – Je laisse les enfants chez mes parents. La campagne leur fera du
bien.
L’AUTRE – J’aime bien le Limousin, c’est calme vraiment, mais pour des
enfants.
LUI – Lascio i bambini dai miei. La campagna gli farà bene.
L’ALTRO – Mi piace il Limousin, è calmo davvero, ma per dei bambini.
Mais en choisissant cette solution, c’est-à-dire en refusant de
déplacer les protagonistes dans un milieu propre à la culture
d’arrivée, on court le risque d’incompréhension de la part du
6 Ida PORFIDO
public. Le traducteur peut alors choisir d’adapter, c’est-à-dire de
gommer les aspects exotiques et de normaliser ainsi la situation
culturelle. Dans le cas évoqué, il suffirait de changer le Limousin
en Molise, la région de l’Italie du Centre qui est réputée pour son
calme et pour ses paysages ruraux, l’équivalent, en quelque sorte,
de la France profonde, ou bien, tout simplement, de mettre l’accent
sur le mot « campagne » sans avoir recours à des toponymes. C’est
justement ce que le metteur en scène de la version italienne de la
pièce, Mariano Dammacco, a envisagé dans son brouillon
d’adaptation, un document très important et révélateur à nos yeux,
puisqu’il garde les traces de bien des approximations, changements,
voire éliminations effectués sur le corps vivant, en mouvement, du
texte (Jacquet 2004 : VIII) 4 .
À vrai dire, lors de la mise en espace, d’autres modifications
on été apportées au texte italien pour que la pièce puisse être
immédiatement intelligible au public. Le menu du petit déjeuner,
par exemple, a été « italianisé », ainsi que les noms des
tranquillisants mentionnés :
ELLE – […] je vais faire des œufs brouillés avec des toasts, je vais faire
des crêpes garnies de sirop.
ELLE – […] preparerò caffellatte e succo di frutta, biscotti e marmellata,
ciambelle al cioccolato.
ELLE – […] Tofranil, équanyl, lexomyl, xanax, témesta, mogadon,
stillnox.
ELLE – […] Tofranil, control, lexotan, xanax, lorazepan, mogadon,
stillnox.
De plus, certaines marques d’oralité plus appropriées, avec
quelques intercalaires plus idiomatiques, se sont petit à petit
4
Malheureusement, il n’existe aucune version publiée du canevas en question.
Nous n’en possédons qu’une ébauche à peine esquissée et quelques notes éparses
prises lors des rencontres entre les participants au laboratoire de traduction et les
praticiens du théâtre.
Traduire pour la scène 7
imposés : « Ci si può sbagliare d’accordo » / « Ci si può sbagliare
no ? » ; « basta con » / « smettila con » ; « spiacente » / « mi
dispiace ».
Cela dit, une troisième solution, qui serait la voie
intermédiaire, et d’ailleurs la plus fréquemment pratiquée, consiste
à transiger entre les deux cultures. P. Pavis (1990 : 157) considère
qu’un traducteur doit être à l’origine d’un texte capable d’être « un
corps conducteur » entre les deux cultures, de ménager proximité et
éloignement, familiarité et étrangeté. S. Durastanti (2002 : 139),
quant à elle, parle à ce sujet d’« acclimatation tempérée
d’excentricité ». Ainsi, dans le grand finale de L’Infusion, truffé de
clins d’œil à Godard et Rabelais, avons-nous choisi de sauvegarder
les allusions propres à l’univers culturel de la pièce (la très
française « substantifique moelle », par exemple) et de recréer en
italien la rime de la chute, au prix de paraître très infidèles à la
lettre. Pour la première fois, en fait, et qui plus est in extremis, au
moment de se faire leurs adieux, les deux époux protagonistes de la
pièce parviennent à s’avouer leur amour, à communiquer sans
décalages fâcheux, ni interférences ou ambiguïtés de sorte. Et cela
nous a paru non seulement très beau et attendrissant, mais ayant la
priorité sur tout autre aspect.
Du point de vue de la pratique théâtrale, de répétition en
répétition, nous avons mesuré combien le travail solitaire
d’approfondissement de chaque acteur, d’intériorisation, pourrionsnous dire, s’alternait avec le travail des acteurs entre eux et avec le
metteur en scène. Chacun creusait son rôle puis se présentait à la
confrontation ; et alors intervenaient de nouvelles formes de
médiation, après une sorte de brain-storming ample, varié, car il
fallait convaincre les autres comédiens, avant même de séduire le
public. Comme tout acte de traduction littéraire, en fait, le travail
de l’acteur se distingue par la lenteur, le creusement, le retour
permanent sur le texte de départ, en somme par un parcours à
rebours si on le compare à celui fait par l’auteur, en une tentative
de porter à la surface ce que l’auteur a enfoui dans son texte.
8 Ida PORFIDO
L’interprétation théâtrale nous est ainsi apparue comme l’art de la
décantation après la mise en commun, l’art de laisser s’imposer une
évidence parfois inattendue mais qui devient incontournable au fil
du temps et des répétitions.
Avec celles-ci, en effet, commence, un travail spécifique lié à
l’installation lente et progressive d’une mise en scène : décor,
éclairage, animation musicale et/ou visuelle, costumes, gestualité et
déplacement sur scène des comédiens. Les questions que la troupe
s’est posées au sujet de L’Infusion ont été nombreuses : quel est le
niveau social envisageable du couple ? comment faire comprendre
matériellement qui est vivant et qui est mort ? comment mettre
d’emblée en évidence le couple mort et le personnage en vie ? se
trouve-t-on bien le soir de l’enterrement si, en effet, la scène se
déroule un dimanche ? Comme il arrive la plupart du temps, des
solutions ont été proposées puis abandonnées, ou transformées et
gardées : en fait, le groupe des traducteurs est surtout intervenu au
niveau des suggestions concernant le décor, la musique ou la ligne
générale des interprétations. Peu à peu, la pièce se construisait et
nous « échappait », puisqu’elle se refermait sur le couple
comédiens-metteur en scène, avec des interactions très fortes et très
rapides entre eux, susceptibles de nous « évincer » 5 . C’était
d’ailleurs la consigne, et cela dès le début de l’opération : la boucle
allait bientôt se boucler dans un lieu propre, la salle de théâtre. Au
bout du parcours, la pièce était enfin confiée aux bons soins d’une
poignée de praticiens avisés qui, par la même occasion, nous
permettaient de recouvrer notre rôle de spectateurs émus...
La deuxième pièce sur laquelle nous avons travaillé de
concert, Cet enfant, est une œuvre violente et poignante, qui touche
juste et montre, sans l’intervention d’aucun jugement moral,
5
« L’imminenza dell’hic et nunc », écrit S. Boselli (1996: 69) à ce propos,
« agisce nel teatro come un formidabile catalizzatore di energie e decisioni
necessarie ».
Traduire pour la scène 9
l’inextricable complexité des rapports parents-enfants. Des
séquences brèves, mais terribles, se succèdent : la jeune paumée
enceinte qui attend le salut de son enfant, puis le donne, à peine né,
à des voisins de palier ; l’adolescent qui insulte le père chômeur ;
des mères célibataires qui vont reconnaître à la morgue le corps
d’un gamin fugueur, leur fils peut-être ; une petite fille de parents
divorcés qui ne veut plus voir son père ; une mère dépressive qui
supplie son petit garçon de ne pas aller à l’école pour rester avec
elle ; une autre qui s’excuse, après des années, d’avoir été trop
sévère… Avec des mots qui cognent et ébranlent violemment le
spectateur, Pommerat dénude jusqu’à la chair, là où ça fait mal, les
liens de parenté. L’amour, la culpabilité, les chantages, les peurs,
les rancœurs refoulées, les espoirs, les reproches, la détresse… Les
personnages, durs et vulnérables à la fois, souvent égoïstes,
maladroits, terriblement humains, se débattent avec leurs non-dits
et leurs contradictions, leurs rêves de bonheur et leurs frustrations.
D’un point de vue dramaturgique, cette pièce présente une
structure très fragmentaire (elle comporte dix épisodes de longueur
différente, avec une alternance nette de monologues et de
dialogues) et met en scène un grand nombre de personnages,
hétérogènes de par leur âge, sexe, profession, provenance
géographique et appartenance sociale (bien qu’unis par de
semblables angoisses, difficultés relationnelles et inaptitudes
existentielles) caractérisés par une élocution individualisée, faite de
tons particuliers, de nuances bien précises, de tics langagiers. Si
l’on choisit comme situation emblématique la scène 9, celle où
deux femmes du peuple se trouvent confrontées à l’hypothèse
tragique de la mort de leur enfant, nous pouvons dire que nous
avons essayé de sauvegarder dans notre traduction la
« plausibilité » des expressions utilisées, souvent idiomatiques,
familières ou carrément vulgaires, moyennant quelques petites
précautions en lien avec l’italien d’aujourd’hui, à savoir : de
légères incorrections grammaticales alimentant des redondances à
caractère expressif (C’est normal on les aime nos fils / È normale
10 Ida PORFIDO
noi i nostri figli li amiamo), l’alternance de subjonctifs normatifs et
d’indicatifs d’emploi courant (Pourquoi est-ce que ce visage me
parlerait autant si ce n’était pas mon fils ? / Perché altrimenti quel
viso mi direbbe tanto se non fosse mio figlio ? et Si c’était lui tu
l’aurais vu immédiatement / Se era lui l’avresti visto
immediatamente ), d’occasionnelles exclamations à caractère
religieux qui, paraît-il, reflètent parfaitement les habitudes
langagières des Italiens en situation de dialogue informel et serré 6
(Allez, vas-y, soulève-le maintenant ce drap, bon Dieu c’est pas
vrai qu’est-ce que tu fous à la fin / Dai, vacci, avanti sollevalo ‘sto
benedetto lenzuolo, Cristo santo ma non è possibile vuoi dirmi che
cazzo fai ?).
Compte tenu de l’ancrage de la langue théâtrale dans une
situation discursive, dans un contexte d’énonciation, il est aisé de
comprendre pourquoi le dialogue comporte souvent plus
d’expressions familières que les autres genres littéraires. Chez
Pommerat, par exemple, la langue familière, c’est-à-dire la langue
courante, domine incontestablement. Dans le discours des
personnages, nous retrouvons des éléments empruntés à ce niveau
d’oralité : des modèles grammaticaux spécifiques, comme
l’omission du premier terme de la négation (LE PÈRE – Non c’est
pas vrai… j’ai pas tellement envie de sortir c’est tout) et l’élision
du pronom sujet de deuxième personne (LA VOISINE – Mais non
bordel. C’est pas vrai. T’es une vraie emmerdeuse, c’est pas vrai).
En plus, certains vocables qui ont l’air de synonymes
appartiennent, en fait, à des niveaux de langue différents, ce qui
n’est pas sans conséquences quand on passe du français à l’italien
où ces nuances n’ont pas forcément des équivalents très répandus
6
Voir (Scavée & Intravaia 1979). Dans cet ouvrage précieux, les deux auteurs
inventorient un certain nombre de « complexes affectifs » attestés par des
constellations d’exemples concrets. En particulier, par celui « de saint François »
ils entendent désigner les traces évidentes, chez les Italiens, d’un humanisme
sentimental imprégnant leur sensibilité, sans nul doute marquée par le
participationnisme et le misérabilisme chrétiens.
Traduire pour la scène 11
(gosse, gamin, môme pour enfant ; boulot pour travail ; bosser pour
travailler). Pour pallier ces « pertes », nous aurions pu choisir
d’avoir recours à une langue régionale ou à un dialecte (quitte à
décider sur quelle variante jeter notre dévolu parmi les milliers,
toujours vivantes, qui sont à notre disposition sur le territoire
national), surtout pour ce qui est de l’échange verbal au cœur de la
scène 9, entre les deux prolétaires de banlieue. Or, après mûre
réflexion, nous avons finalement opté pour un registre moyen,
« neutre », a priori accessible à tout le monde.
Puisqu’il s’agit ici de dialogue et de relations
intersubjectives, il ne paraîtra pas incongru d’ouvrir une petite
parenthèse d’ordre méthodologique, et sans doute aussi affectif.
Questo figlio a beaucoup de pères et de mères (certes,
métaphoriques) à savoir tous ces jeunes qui ont participé, il y a
deux ans, au laboratoire de traduction théâtrale que nous avons
organisé à l’université. Je tiens à souligner cet aspect non pas pour
diminuer la responsabilité que j’ai en tant qu’animatrice de ce
laboratoire et signataire de la version finale du texte italien, mais
pour reconnaître les différents mérites de chaque participant.
Poussés par une passion commune tant pour le théâtre que pour la
traduction littéraire, toutes ces personnes ont su en fait créer, grâce
à leur enthousiasme et leurs qualités professionnelles et oratoires,
un « espace » de liberté expressive, un véritable micro-laboratoire
de démocratie culturelle. Car idéalement disposés autour d’une
table ronde, dans une bibliothèque universitaire, sans plus de
barrières entre enseignants et apprenants, nous avons eu la certitude
de pouvoir discuter sur un pied d’égalité, d’avoir le droit d’avancer
des solutions traductionnelles et des suggestions interprétatives que
tout le monde écouterait avec la plus grande attention, voire d’être
en mesure de réfuter sans crainte les hypothèses les plus
accréditées. Combien de discussions passionnées, et parfois même
véhémentes, sont alors nées autour de cette table ! Cette expérience
enseigne donc qu’il est absolument impératif de savoir parfois
renoncer à soi-même pour rechercher une syntonie avec les autres.
12 Ida PORFIDO
Parce que collaborer à une traduction collective signifie finalement
apprendre à subordonner, sans trop de regrets, une série infinie
d’égoïsmes
individuels,
de
susceptibilités
personnelles,
d’idiosyncrasies particulières à un objectif partagé. La traduction
de Cet enfant, née comme une œuvre commune, reste donc une
œuvre commune, le résultat d’un parcours, laborieux et délicat à la
fois, de médiation culturelle, le fruit d’une lecture qui a su se faire,
chemin faisant, « un art de l’écoute », pour citer Jean Starobinski
qui, en forgeant cette étiquette, pensait justement à la traduction
littéraire.
Pour ce qui est du dernier dramaturge à l’étude, et sur lequel
nous nous attarderons davantage à cause de son incontestable
complexité, il faut dire qu’on parle souvent de lui comme de
quelqu’un d’inclassable, d’un auteur qui navigue en permanence
entre poésie, roman et théâtre et qui aime installer, dans chacune de
ses œuvres, de petits dispositifs expérimentaux. Ses livres sont
hybrides, métis, formés d’éléments empruntés à des genres
différents, soit de véritables « objets verbaux non identifiés »
(Cadiot & Alferi 1995 : 19). Fairy queen, par exemple, figurerait
sans problèmes dans un rayon de librairie consacré aux romans,
mais il pourrait aussi bien être mis en scène, comme cela a
d’ailleurs été le cas, sans variations ni adaptations, tel quel 7 .
C’est que Cadiot, comme le dit bien Renaud Pasquier,
« conçoit son écriture en termes non de phrase mais de phrasé, […]
l’accent (aigu) étant mis sur l’activité et non sur son immobile
résultat » (Pasquier 2008 : VII-VIII). Autrement dit, sa façon
d’écrire est profondément marquée par les différents timbres que
7
« Aujourd’hui », dit Cadiot, « je ne me pose plus vraiment la question du
partage entre les différents genres […]. J’écris toujours avec l’horizon du théâtre,
parce que c’est stimulant d’imaginer qu’un livre puisse devenir un jour du
théâtre […] » (« Cadiot, l’expérience poétique », entretien avec Aurélie Djian,
Chronicart, 11 mai 2005,
http://www.chronicart.com/ewbmag/article.php?id=1286.).
Traduire pour la scène 13
peut prendre la voix selon les états d’âmes et les besoins langagiers
du personnage-locuteur, elle est habitée par les intonations, les
accents, par une diction susceptible de faire entendre le corps dans
les mots. L’écriture est pour Cadiot une expérience poétique et
physique susceptible de brasser la vitesse, la musicalité, l’humour 8 .
C’est d’ailleurs pour cette raison que la lecture publique de ses
textes représente un moment très important dans son parcours
artistique. La lecture d’auteur est en quelque sorte une vérification
sonore de l’aboutissement du livre 9 . Et le travail d’adaptation au
théâtre, toujours avec le même metteur en scène, Ludovic Lagarde,
en est le prolongement naturel. Dans presque toutes ses œuvres, en
effet, Cadiot clame son amour pour le langage oral à travers la
création de personnages qui parlent vite, sans arrêt, pris dans un
flux verbal où les subordinations sont rares alors que les
propositions indépendantes ou les incises prolifèrent 10 .
En l’occurrence, Voilà ce qu’on va raconter, dit l’auteur à la
deuxième page de Fairy queen : Une fée est invitée chez Gertrude
Stein et d’un coup change de monde. Il imagine qu’une fée
8
« Je pense qu’il n’y a de littérature que comique ou en tout cas liée au rire.
L’humour est un ressort poétique parmi d’autres. Le comique protège finalement
le poème, la situation est comme lavée par le rire et rendue disponible pour
accueillir la poésie», affirme l’écrivain dans une interview (« Cadiot,
l’expérience poétique », entretien avec Aurélie Djian, Chronicart, cit.).
9
La traduction théâtrale, par rapport à d’autres types de traduction littéraire, a
l’avantage d’être immédiatement sanctionnée par une personne physique, qui
existe vraiment, c’est-à-dire le comédien, et par son travail sur scène. Selon
Mario Luzi, c’est sur le plateau que la qualité d’une traduction se révèle : « C’è
un testimone che funge da pietra di paragone e sancisce, più che il lecito e
l’illecito, l’utilità e l’efficacia del tentativo ; li sancisce per di più con
un’immediata verifica. Dire che il testimone è il palcoscenico è dire poco, anche
se non si può dire altrimenti » (cf. « Sulla traduzione teatrale », Testo a fronte, 3,
ottobre 1990, p. 98)
10
« La vitesse », affirme Cadiot, « permet le télescopage des idées, la connexion
rapide d’opération distinctes. Provoquer des ressemblances insolites mais aussi
ménager des moments de lenteur, de ralentissement. Dans tous mes livres je
cherche en fait un rythme, un phrasé ». (« Cadiot, l’expérience poétique », cit.).
14 Ida PORFIDO
performeuse de nos jours fait un voyage dans le temps pour
rencontrer, dans son célèbre salon de la rue de Fleurus à Paris, la
papesse américaine de la littérature d’avant-guerre et de l’art
moderne (Picasso fera un beau portrait d’elle en 1906), et lui dédier
une performance afin de rentrer en grâce auprès de la dame. La
protagoniste traverse la ville, en décomposant le paysage urbain
dans un long monologue intérieur-extérieur (Renaud 2003). Arrivée
à destination, elle se retrouve dans une maison aux parois sombres,
où l’écrivaine vit avec Alice B. Toklas, sa cuisinière, secrétaire,
confidente et amante. Ici, la fée est mise à l’épreuve de différentes
façons par ces deux femmes au caractère malcommode et aux
comportements plutôt délirants, qui passent sans solution de
continuité d’un discours à l’autre, d’une dissertation savante à une
dispute de bas étage. Après le déjeuner, lorsque les invités
commencent à affluer dans le salon, la fée récite ses poèmes
fulgurants, mâtinés de danse et de chant.
Or le texte, parsemé comme il l’est d’expressions pseudonéologiques (le neuron’art hein ? le vocal-en-relief art ? théâtre
direct-brut), de clins d’œil (au cinéma de Godard et d’Antonioni, à
des artistes du calibre de Flavin et Ernst, mais aussi à des fragments
d’un quotidien globalisé où Wanadoo et Peter Pan figurent côte à
côte), d’associations équivoques (robert burnes), voire de
véritables cryptogrammes chargés de sens (plaise à ****), nous a
paru très souvent effleurer l’intraduisible. Cependant, toute
difficulté représentant aussi un défi, nous avons cherché à relever le
gant et à trouver des solutions satisfaisantes aux problèmes qui se
posaient tour à tour.
Pour ce qui est de l’énumération assonancée à décor russe
dont l’origine est visiblement grammaticale (halo, bouleau,
corbeau, traîneau), par exemple, notre tentative a été de garder tant
la rime que le sens global du syntagme français par le recours à
trois couples d’éléments linguistiques italiens censés suggérer le
même type de paysage : icona sfumata, betulla argentata, tundra
imbiancata. Tout cela sans jamais perdre de vue qu’on avait affaire
Traduire pour la scène 15
à un texte de théâtre et que voix et rythme, par conséquent, étaient
essentiels : ils servaient à dessiner une « chorégraphie de
l’écriture », une gestuelle fortement inscrite dans une perspective
sonore, un certain régime de parole. Car la qualité phonétique du
texte est un élément que tout traducteur doit forcément prendre en
considération dans son travail. Un exemple parlant servira à
illustrer notre thèse. Au cours de sa performance dans le salon de
Gertrude Stein, la fée se laisse entraîner par le souvenir et raconte
(Cadiot 2002 : 71) :
[…] on a été se baigner, je nageais sous l’eau, tu avais peur, je faisais le
jeu de la noyée, apnée des heures, je lâchais mes cheveux, je faisais
semblant de parler sous l’eau, je faisais le dauphin, je faisais la morte, je
tiens sous l’eau infiniment plus longtemps que toi.
Sans entamer une analyse détaillée des traits formels du
passage, on soulignera le retour du son /ə/, /ø/ (je, jeu), qui marque
le début de chaque phrase de façon rythmique, toujours suivi d’un
dissyllabe se terminant par /ε/ (nageais, avais, faisais, lâchais), à
l’exception de la dernière phrase ; et puis le jeu des sonorités /œ/,
/e/, /e/, /œ/ (peur, noyée, apnée, heures). On remarquera aussi la
présence discrète de quelques échos : le groupe de deux
monosyllabes sous l’eau est répété trois fois, le verbe faisais quatre
fois. La banalité lexicale et syntaxique de l’extrait cité cache, en
réalité, des enjeux intéressants sur le plan phonétique et rythmique,
que seule une lecture à haute voix peut parfois rendre perceptibles
aux oreilles exercées du traducteur. Personnellement, l’expérience
aidant, j’ai désormais toute une « cuisine » de l’oral. Je prélève des
modules de paroles et je les teste, c’est-à-dire que j’écoute où ça
respire, où ça se trompe, comment le texte est parfois remplacé par
un geste ou doublé par lui, comment les lapsus ou les répétitions
construisent leur propre grammaire, ou comment les mots sont
évités, jargonnés, codés. En somme, j’essaie de relever le flux d’un
locuteur dans différentes situations et de noter à quel moment le
corps entre en jeu, autrement dit à quel moment on passe du
16 Ida PORFIDO
discours à la parole. Car, la plupart du temps, il n’y a pas de
personnages sur scène mais des personnes, soit des locuteurs saisis
dans une matière verbale. Dans Fairy queen notamment, l’écrit
semble envahi par les scories de la langue orale (Et c’est à qui ce
chien-chien-là ?), par les nombreux anglicismes (je suis la queen
totale de la soirée, yeeeees, c’est pour moi, c’est mon morceau
préféré), par des onomatopées empruntées aux bandes dessinées
(brrr, it’s cool tonight, cooooool, cold, cold tonight, brrr). Jeux de
mots, et jeux de société : la langue de Cadiot se nourrit de tous les
sociolectes, technique, publicitaire, journalistique, mondain,
présents à travers de brefs échantillons articulés en agencements
hétérogènes (Pasquier 2008 : XII-XIII).
Par conséquent, il en ressort que traduire pour le théâtre n’est
pas uniquement traduire l’oralité. Le traducteur doit aussi tenir
compte d’un autre élément essentiel, la gestualité. Le texte
dramatique est théâtral parce qu’il appelle aussi un faire : ce texte a
le pouvoir de mettre le corps en mouvement. Comme l’affirme
M. Luzi (1990 : 98), le langage dramatique recèle le germe de
l’action (« il seme dell’azione ») mais seul le passage du texte à la
scène révèle jusqu’à quel point l’action est au cœur de la parole
théâtrale. La parole dramatique est, dit Luzi, parola-azione : elle
décrit ou suggère des gestes, elle fait bouger l’action. Pour être
compris du spectateur, le mot prononcé sur le plateau doit être
déchiffré par le corps du comédien. Le dire ne suffit pas, il faut que
tout le corps participe à l’acte de parole. Or, comme nous venons
de le montrer, cette corporalité du texte, la langue de Cadiot la
possède à un très haut degré. Fairy queen fait entendre le corps
dans les mots, littéralement (Cadiot 2002 : 8) :
[…] on pense qu’on nage, sur place, intervalle hop intervalle, bras écartés
flottants je nage, je déroule doucement mon système de nerfs comme une
danseuse indienne, je me déplie doucement, là, c’est parti, je pense à des
choses douces, quelque chose qui retentit dans les fibres du corps […].
Traduire pour la scène 17
Dans ce passage, on remarque des esquisses de mouvements,
une organisation des mots dans la phrase qui permet la naissance
d’une dynamique : B. Brecht l’appelle une « langue gestuelle ». En
définitive, on peut définir l’écriture de Cadiot comme une véritable
expérience corporelle, une performance physique, une poésie
gestuelle qui met le corps en branle, sans lui accorder aucun répit.
Le vrai défi consistait alors pour nous – en dehors de la
simple transposition de la forme lexicale et grammaticale du texte
de départ dans un lexique et une syntaxe autres –, à reproduire la
qualité rythmique du texte, à restituer l’intention humoristique de
l’auteur fondée sur l’ambiguïté de signification de certaines
tournures et surtout à éviter de surinterpréter le texte en lui gardant
toutes ses obscurités. À l’issue de plusieurs rencontres, le groupe de
traducteurs en herbe a accouché d’un texte qui est aussi singulier,
croyons-nous, que celui de départ, caractérisé par un style
énigmatique, un langage un peu fou, aux cadences
vertigineusement littéraires.
Quant à moi, je me suis donné pour tâche de coordonner le
travail collectif de traduction, de rassembler les différentes
propositions, de trancher les questions les plus épineuses et
d’uniformiser le ton, le style, la « voix » du texte à publier. Une
fois le laboratoire terminé, les traducteurs et la compagnie théâtrale
ont, comme d’habitude, collaboré aux différentes étapes de la
transformation du texte, de son adaptation à sa récitation, voire à sa
mise en scène. La première rencontre a été l’occasion d’une lecture
du texte traduit, confiée aux bons soins de l’actrice et dramaturge
Teresa Ludovico, et cette étape initiale a engendré des
modifications fondamentales dans l’approche au texte. D’une part,
le texte se faisait sonore : la diction soulignait l’effet de vitesse, les
arrêts, faisait se réverbérer les mots, dégageait toutes les qualités
phonétiques, mais aussi toutes les valeurs sémantiques et
pragmatiques. Ce n’était pas encore du théâtre, mais ce n’était plus
seulement des signes sur la page. Les mots prenaient une
consistance, s’installaient dans l’air avec leur manque structurel,
18 Ida PORFIDO
certes, mais aussi avec leur traîne, mieux leur aura. D’autre part, le
texte traduit subissait des transformations afin de mieux s’adapter à
la durée établie pour la représentation (une heure environ), à travers
une série de modifications, voire d’éliminations (Jacquet 2004 :
IX) :
Une lecture globale de la pièce […] signifiait aussi un temps de
récitation – le texte prenait cette fois obligatoirement en une seule coulée
toute son extension, la durée du spectacle était là, quasi touchable,
parenthèse de vie violemment cernée par le silence dans les regards
convergents d’un groupe qui réagissait en commun […]. La pièce trouvait
son rythme avec un silence qui appelait déjà le lever du rideau, elle se
construisait autour de l’entrée en scène du personnage […] et certaines
répliques, certains gestes, certains jeux de scène […] exigeaient des
choix, des comportements. La physicité du théâtre tout entière concentrée
sur la scène entre les mains d’un comédien tout à coup semblait
quasiment l’emporter sur le texte et ce dernier reprenait sa véritable
dimension de texte pour le théâtre : centrale, essentielle mais en aucun cas
unique.
Le groupe des traducteurs a donc fait l’expérience des
multiples choix concrets qu’implique le passage à la scène, des
choix qui relèvent des interprétations du texte, voire des mises en
scène. Plusieurs solutions ont été proposées, évaluées puis gardées
ou abandonnées ; les traducteurs sont surtout intervenus au niveau
des suggestions concernant l’interprétation du texte et le choix de la
musique. Peu à peu la pièce s’est constituée et chez les lecteurstraducteurs-auditeurs-spectateurs il est devenu de plus en plus
évident que le potentiel du texte se réalisait dans sa totalité à travers
les signes du théâtre – visuels et auditifs. Comme le dit d’ailleurs
très clairement A. Serpieri (2002 : 64), le texte de théâtre n’est
jamais plein, il est « virtuel », c’est-à-dire complet du point de vue
de sa structure interne (dialogues et didascalies) et néanmoins
elliptique parce qu’il doit compléter son sens, ou bien ses sens, en
combinaison avec les codes de la scène (la mimique, la gestualité,
Traduire pour la scène 19
l’oralité, la musique, le mouvement, l’intonation de la voix, le
décor, les costumes, le jeu de scène, l’éclairage, etc.).
Teresa Ludovico a finalement raconté, sous forme de voyage
visionnaire intérieur, son voyage, le voyage imaginaire de sa fée.
En changeant plusieurs fois de voix, elle a fait revivre deux
protagonistes de l’avant-garde artistique européenne, Gertrude
Stein et Alice Toklas, mais aussi tous les autres personnages tour à
tour évoqués dans la pièce : les invités illustres, le psychanalyste
lascif, le Robinson pathétique... En particulier, le Maestro Michele
Di Lallo et son basson ont accompagné le voyage de la
performeuse dans le célèbre salon parisien. Le musicien, présenté
aux spectateurs sous le nom de Fato (le masculin de fata mais
surtout la personnification du Destin), d’après l’interprétation
originale de l’actrice-dramaturge Teresa Ludovico, a secondé les
mouvements fiévreux et nerveux de la voix de la protagoniste. Il
s’est fait l’alter ego parfait de la fée, l’expression musicale la plus
juste de ses émotions, pensées et sentiments.
Pour conclure, l’idée de fond de notre travail est que le texte
dramatique et sa traduction sont toujours conçus pour un usage
spécifique : la scène. Ainsi, traduire pour le théâtre revient-il à
essayer de rendre l’oralité du langage, ainsi que la gestualité
inscrite dans le verbe théâtral, en somme produire un texte qui
puisse être dit, incarné, et pour ainsi dire incorporé par des acteurs.
Comme on ne cesse de le répéter dans tout écrit sur le sujet,
un traducteur qui oublierait ou sous-estimerait la nature
essentiellement « duelle » de ce verbe de théâtre risquerait de
produire une traduction peut-être exacte et écrite dans une belle
langue, mais qui ne serait pas prononçable, difficile à mettre en
bouche, et qui entraverait la pratique théâtrale. Traduire pour la
scène c’est donc entendre des voix qui disent ; le traducteur doit se
mettre à l’écoute de cette voix qui lui fait préférer tel vocable, tel
son, telle musique, tel ordre des mots. Dans sa pratique, s’avèrent
20 Ida PORFIDO
essentielles les suggestions que Luigi Pirandello adresse au
dramaturge (Pirandello 1994 : 194) :
Ma perché dalle pagine scritte i personaggi balzino vivi e
semoventi bisogna che il drammaturgo trovi la parola che sia l’azione
stessa parlata, la parola viva che muova, l’espressione immediata,
connaturata con l’atto, l’espressione unica, che non può essere che quella,
propria cioè a quel dato personaggio in quella data situazione; parole,
espressioni che non si inventano, ma che nascono, quando l’autore si sia
veramente immedesimato con la sua creatura fino a sentirla come essa si
sente, a volerla com’essa vuole.
Écrire-traduire pour le théâtre signifie plonger le texte dans
une situation d’énonciation, lui donner de l’énergie propulsive
surtout à travers le langage, caractériser les personnages et leurs
rapports à travers les dialogues, enfin saisir et rendre le rythme en
tant qu’organisation du mouvement de la parole dans la langue. Un
texte de théâtre est un texte écrit pour des bouches, pour des
poitrines, pour des souffles. Loin d’être une mise en forme
extérieure et « expressive » d’un sens qui serait connu d’avance, la
traduction pour le théâtre insuffle la vie aux mots, les constitue en
ensemble cohérent et dessine en quelque sorte la dramaturgie
générale du texte ainsi conçu. Autrement dit, le propre de la
traduction théâtrale est finalement de donner à comprendre, à
entendre et à voir, avant d’avoir pour but de séduire.
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