Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I.
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Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I.
Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I. Ida PORFIDO Université de Bari [Università degli studi di Bari], Italie Résumé Nous désirons rendre compte d’une expérience de traduction théâtrale se situant à mi-chemin entre la théorie et la pratique traductionnelle. Le projet « Traduire pour la scène », issu en 2005 du partenariat entre trois institutions de Bari (Italie), s’inscrit dans un projet plus vaste, « T.E.R.I. », lancé par l’Ambassade de France à Rome dans le but de faire connaître et de diffuser la dramaturgie française contemporaine en Italie. Nous estimons qu’une illustration de cette expérience pourrait s’avérer intéressante pour différentes raisons : a) elle met en jeu des compétences culturelles très variées ; b) elle constitue l’un des rares exemples de traduction collective et, qui plus est, dans un domaine assez négligé par la réflexion théorique ; c) elle représente pour les étudiants une chance inouïe de suivre le parcours idéalement complet, de la scène à l’édition, d’un texte dramaturgique étranger, de même qu’elle fournit aux chercheurs la possibilité d’analyser les écarts entre une traduction « représentée » et une traduction « imprimée ». Nous allons ici rendre compte d’une expérience de traduction littéraire, et plus précisément théâtrale, se situant à mi-chemin entre la théorie et la pratique traductionnelle. Il y sera question du projet Tradurre per la scena (« Traduire pour la scène »), issu en 2005 du partenariat entre trois institutions de Bari (Italie) – l’Alliance française, le théâtre Kismet OperA et le Dipartimento di Lingue e Letterature Romanze e Mediterranee de l’université – et s’inscrivant dans un programme plus vaste (T.E.R.I. : Traduction, Edition, Représentation, Italie), ainsi que dans un projet très 2 Ida PORFIDO ambitieux, Face à face – Paroles de France pour scènes d’Italie, lancés à l’échelle nationale par l’Ambassade de France à Rome dans le but de faire connaître et de diffuser la dramaturgie française contemporaine en Italie 1 . Depuis trois ans déjà, en effet, nous avons constitué à l’université un groupe de traduction théâtrale (formé d’une quinzaine d’étudiants environ), qui a travaillé à une version italienne des trois textes tour à tour sélectionnés par les responsables français du projet, à savoir L’Infusion de Pauline Sales (2004, Besançon, Les Solitaires intempestifs), Cet enfant de Joël Pommerat (2005, Paris, Actes Sud-Papiers) et Fairy queen d’Olivier Cadiot (2002, Paris, P.O.L.) 2 . Au-delà de l’expérience de 1 Né en 2005, le projet Face à face a eu, dès le début, un succès incontestable. Au-delà de la diversité des systèmes de production et des écritures dramatiques, au-delà de tout ce qui a pu séparer nos deux pays, ces dernières années, dans le domaine du spectacle vivant, le théâtre a toujours été, depuis Molière et la Commedia dell’arte, un point de contact, de dialogue, d’échanges nourris entre la France et l’Italie. Le théâtre se trouve véritablement au cœur de la relation culturelle qui unit nos deux nations. En 2008, le projet s’est élargi, recueillant peu à peu l’adhésion de tous les théâtres italiens s’intéressant à la scène contemporaine. Aussi, lors de sa seconde édition, les villes de Milan, Rome, Bologne, Palerme, Florence, Bari, Naples, Gênes et Turin ont-elles participé à l’aventure. Cette année, le projet s’enrichira d’une édition française, qui aura lieu en même temps que l’édition italienne et sera promue par l’Ente Teatrale Italiano et l’Institut culturel italien de Paris, à travers la présentation à Paris et dans d’autres villes de dix pièces représentatives de la dramaturgie italienne contemporaine, en collaboration avec les théâtres et les opérateurs français. C’est ainsi, avec le soutien de l’Ente Teatrale Italiano, Culturesfrance, la Régon Latium, la Ville de Milan, la Fondation culturelle franco-italienne « Nuovi mecenati », la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) et l’Atelier européen de la Traduction – Scène Nationale d’Orléans, que naîtra un véritable programme de coopération bilatérale, appelé, sur la base d’une réciprocité acceptée et fructueuse, à s’ancrer dans la durée dans ces deux pays où le théâtre a toujours été roi. Cf. http://www.franceitalia.it/SPETTACOLI/face_à.php?c=6068&m=6&l=it 2 La pièce de Marie NDiaye, Rien d’humain (2004, Besançon, Les Solitaires intempestifs) sera l’objet d’étude de l’édition 2008-2009. Traduire pour la scène 3 traduction proprement dite, les participants au laboratoire ont eu l’opportunité non seulement de rencontrer à plusieurs reprises les metteurs en scène et les acteurs chargés de représenter ces trois textes, mais aussi d’entrer en contact avec la dimension plus proprement productive du théâtre, en participant aux différentes phases de la mise en scène comme assistants à la dramaturgie. Ils ont également pu suivre les répétitions, apporter des correctifs à la traduction préparée lors du travail en commun, voire poser des questions aux auteurs. Bref, faire le tour des déclinaisons du mot « traduction » en situation théâtrale. De plus, le texte italien à chaque fois fait l’objet d’une publication dans une édition bilingue souvent accompagnée d’une préface et d’une note du traducteur, à l’intérieur d’une collection expressément créée par le Département et intitulée Tradurr@. Or nous estimons qu’une illustration de cette expérience pourrait susciter l’intérêt des spécialistes de la traduction, et cela pour différentes raisons : a) elle met en jeu des compétences culturelles très variées (d’ordre linguistique, stylistique, dramaturgique, sémiotique, pragmatique, pédagogique, etc.) ; b) elle constitue l’un des rares exemples de traduction collective et, qui plus est, dans un domaine très négligé par la réflexion théorique, à savoir celui du théâtre, où les quelques considérations exprimées par les traducteurs impliquent la plupart du temps le recours à une méthodologie pensée pour le théâtre aussi bien que pour la prose, sans aucune distinction de genre ; c) dans une optique centrée sur l’enseignement des savoirs sectoriels (dont la littérature, bien entendu, fait partie), elle représente pour les étudiants une chance inouïe de suivre le parcours idéalement complet, de la scène à l’édition, d’un texte dramaturgique venant d’une culture autre, de même qu’elle fournit aux chercheurs, d’un point de vue plus scientifique, la possibilité d’analyser les écarts entre une traduction « représentée », où les équivalences dynamiques jouent un rôle prépondérant, et une traduction 4 Ida PORFIDO « imprimée », où les équivalences formelles sont sans doute prioritaires (Anderson 1984 : 232). Nous allons donc évoquer et discuter certains problèmes spécifiques qui ont émergé lors de nos séminaires de traduction et qui relèvent tant d’une linguistique, voire d’une stylistique contrastive, que d’une approche foncièrement dramaturgique. Il en ressortira que la traduction théâtrale (comme toute traduction littéraire) ne se réduit pas à une simple opération translinguistique ; elle engage aussi, et bien en profondeur, une stylistique, une pragmatique et une culture. Traduire serait alors une des manières de lire et d’interpréter un texte en passant par une autre langue, et traduire pour la scène, en particulier, reviendrait à passer par tous les « langages de la scène » (moyens acoustiques, intonatifs, gestuels, mimiques…). Dans notre cas d’espèce, si la traduction de L’Infusion n’a pas présenté de difficultés notables – en-dehors de la résistance habituelle qu’oppose une langue pour accueillir, dans ses propres mots, une pensée qui s’est coulée dans un lexique et une syntaxe autres –, traduire Cet enfant de Pommerat et Fairy queen de Cadiot, en revanche, s’est avéré une véritable gageure. Mais procédons par ordre. La pièce de Sales est écrite comme une partition, dont on pourrait soutenir qu’elle est austère 3 . Un dimanche soir, un salon, un couple : Lui et Elle. L’homme s’écroule sur le canapé, la femme va surveiller ses enfants endormis, un inconnu s’invite, l’Autre. On comprend qu’il veut aider la femme. Elle est morte, suicidaire, mais n’admet pas sa mort, alors l’inconnu (un ange ? un revenant ?) va tenter de la persuader à tout abandonner, sans regrets ni 3 L’Infusion a été créée en 2004, dans le cadre de « Cartel », pour la cinquième édition du festival Temps de Paroles organisé par la Comédie de Valence. L’objectif du projet était celui de réunir dramaturges, metteurs en scène, acteurs et autres artistes autour d’une thématique commune, les fantômes. Traduire pour la scène 5 remords. Le seul vivant de la pièce, Lui, est contraint par l’auteur à se répéter sans cesse, de façon presque hypnotique. Alors les quiproquos surgissent, brutalisant les êtres. D’où le charme cruel qui se dégage de cette nuit troublée par le doute et la douleur. Car la construction en spirale et le ressassement des répliques et des gestes (répondre au téléphone, prendre des médicaments, préparer une tisane…) opèrent une fascination sur le lecteur/spectateur qui est laissé à son inquiétude et à ses interrogations. Si, à première lecture, L’Infusion peut paraître un texte simple, dépouillé, presque transparent, en réalité les nombreuses interprétations auxquelles il a été soumis pendant le travail de préparation à la traduction en ont peu à peu révélé l’extrême complexité, jusqu’à le rendre mystérieux, allusif, stratifié. Voilà pourquoi, en ce qui concerne le titre, nous avons préféré au plus immédiat infuso le terme abstrait infusione, qui a des acceptions différentes en italien, et particulièrement évocatrices, d’ordre scientifique aussi bien que liturgique et théologique (Porfido 2006). Ensuite, il nous a fallu prendre une décision concernant les référents culturels, question qui a vite éveillé l’attention de tous. En principe, le traducteur peut choisir de préserver les allusions à la culture-source, en évitant d’adapter les références culturelles à la culture-cible, comme dans la réplique ci-dessous (que l’on retrouve dans la version écrite/publiée de la pièce) : LUI – Je laisse les enfants chez mes parents. La campagne leur fera du bien. L’AUTRE – J’aime bien le Limousin, c’est calme vraiment, mais pour des enfants. LUI – Lascio i bambini dai miei. La campagna gli farà bene. L’ALTRO – Mi piace il Limousin, è calmo davvero, ma per dei bambini. Mais en choisissant cette solution, c’est-à-dire en refusant de déplacer les protagonistes dans un milieu propre à la culture d’arrivée, on court le risque d’incompréhension de la part du 6 Ida PORFIDO public. Le traducteur peut alors choisir d’adapter, c’est-à-dire de gommer les aspects exotiques et de normaliser ainsi la situation culturelle. Dans le cas évoqué, il suffirait de changer le Limousin en Molise, la région de l’Italie du Centre qui est réputée pour son calme et pour ses paysages ruraux, l’équivalent, en quelque sorte, de la France profonde, ou bien, tout simplement, de mettre l’accent sur le mot « campagne » sans avoir recours à des toponymes. C’est justement ce que le metteur en scène de la version italienne de la pièce, Mariano Dammacco, a envisagé dans son brouillon d’adaptation, un document très important et révélateur à nos yeux, puisqu’il garde les traces de bien des approximations, changements, voire éliminations effectués sur le corps vivant, en mouvement, du texte (Jacquet 2004 : VIII) 4 . À vrai dire, lors de la mise en espace, d’autres modifications on été apportées au texte italien pour que la pièce puisse être immédiatement intelligible au public. Le menu du petit déjeuner, par exemple, a été « italianisé », ainsi que les noms des tranquillisants mentionnés : ELLE – […] je vais faire des œufs brouillés avec des toasts, je vais faire des crêpes garnies de sirop. ELLE – […] preparerò caffellatte e succo di frutta, biscotti e marmellata, ciambelle al cioccolato. ELLE – […] Tofranil, équanyl, lexomyl, xanax, témesta, mogadon, stillnox. ELLE – […] Tofranil, control, lexotan, xanax, lorazepan, mogadon, stillnox. De plus, certaines marques d’oralité plus appropriées, avec quelques intercalaires plus idiomatiques, se sont petit à petit 4 Malheureusement, il n’existe aucune version publiée du canevas en question. Nous n’en possédons qu’une ébauche à peine esquissée et quelques notes éparses prises lors des rencontres entre les participants au laboratoire de traduction et les praticiens du théâtre. Traduire pour la scène 7 imposés : « Ci si può sbagliare d’accordo » / « Ci si può sbagliare no ? » ; « basta con » / « smettila con » ; « spiacente » / « mi dispiace ». Cela dit, une troisième solution, qui serait la voie intermédiaire, et d’ailleurs la plus fréquemment pratiquée, consiste à transiger entre les deux cultures. P. Pavis (1990 : 157) considère qu’un traducteur doit être à l’origine d’un texte capable d’être « un corps conducteur » entre les deux cultures, de ménager proximité et éloignement, familiarité et étrangeté. S. Durastanti (2002 : 139), quant à elle, parle à ce sujet d’« acclimatation tempérée d’excentricité ». Ainsi, dans le grand finale de L’Infusion, truffé de clins d’œil à Godard et Rabelais, avons-nous choisi de sauvegarder les allusions propres à l’univers culturel de la pièce (la très française « substantifique moelle », par exemple) et de recréer en italien la rime de la chute, au prix de paraître très infidèles à la lettre. Pour la première fois, en fait, et qui plus est in extremis, au moment de se faire leurs adieux, les deux époux protagonistes de la pièce parviennent à s’avouer leur amour, à communiquer sans décalages fâcheux, ni interférences ou ambiguïtés de sorte. Et cela nous a paru non seulement très beau et attendrissant, mais ayant la priorité sur tout autre aspect. Du point de vue de la pratique théâtrale, de répétition en répétition, nous avons mesuré combien le travail solitaire d’approfondissement de chaque acteur, d’intériorisation, pourrionsnous dire, s’alternait avec le travail des acteurs entre eux et avec le metteur en scène. Chacun creusait son rôle puis se présentait à la confrontation ; et alors intervenaient de nouvelles formes de médiation, après une sorte de brain-storming ample, varié, car il fallait convaincre les autres comédiens, avant même de séduire le public. Comme tout acte de traduction littéraire, en fait, le travail de l’acteur se distingue par la lenteur, le creusement, le retour permanent sur le texte de départ, en somme par un parcours à rebours si on le compare à celui fait par l’auteur, en une tentative de porter à la surface ce que l’auteur a enfoui dans son texte. 8 Ida PORFIDO L’interprétation théâtrale nous est ainsi apparue comme l’art de la décantation après la mise en commun, l’art de laisser s’imposer une évidence parfois inattendue mais qui devient incontournable au fil du temps et des répétitions. Avec celles-ci, en effet, commence, un travail spécifique lié à l’installation lente et progressive d’une mise en scène : décor, éclairage, animation musicale et/ou visuelle, costumes, gestualité et déplacement sur scène des comédiens. Les questions que la troupe s’est posées au sujet de L’Infusion ont été nombreuses : quel est le niveau social envisageable du couple ? comment faire comprendre matériellement qui est vivant et qui est mort ? comment mettre d’emblée en évidence le couple mort et le personnage en vie ? se trouve-t-on bien le soir de l’enterrement si, en effet, la scène se déroule un dimanche ? Comme il arrive la plupart du temps, des solutions ont été proposées puis abandonnées, ou transformées et gardées : en fait, le groupe des traducteurs est surtout intervenu au niveau des suggestions concernant le décor, la musique ou la ligne générale des interprétations. Peu à peu, la pièce se construisait et nous « échappait », puisqu’elle se refermait sur le couple comédiens-metteur en scène, avec des interactions très fortes et très rapides entre eux, susceptibles de nous « évincer » 5 . C’était d’ailleurs la consigne, et cela dès le début de l’opération : la boucle allait bientôt se boucler dans un lieu propre, la salle de théâtre. Au bout du parcours, la pièce était enfin confiée aux bons soins d’une poignée de praticiens avisés qui, par la même occasion, nous permettaient de recouvrer notre rôle de spectateurs émus... La deuxième pièce sur laquelle nous avons travaillé de concert, Cet enfant, est une œuvre violente et poignante, qui touche juste et montre, sans l’intervention d’aucun jugement moral, 5 « L’imminenza dell’hic et nunc », écrit S. Boselli (1996: 69) à ce propos, « agisce nel teatro come un formidabile catalizzatore di energie e decisioni necessarie ». Traduire pour la scène 9 l’inextricable complexité des rapports parents-enfants. Des séquences brèves, mais terribles, se succèdent : la jeune paumée enceinte qui attend le salut de son enfant, puis le donne, à peine né, à des voisins de palier ; l’adolescent qui insulte le père chômeur ; des mères célibataires qui vont reconnaître à la morgue le corps d’un gamin fugueur, leur fils peut-être ; une petite fille de parents divorcés qui ne veut plus voir son père ; une mère dépressive qui supplie son petit garçon de ne pas aller à l’école pour rester avec elle ; une autre qui s’excuse, après des années, d’avoir été trop sévère… Avec des mots qui cognent et ébranlent violemment le spectateur, Pommerat dénude jusqu’à la chair, là où ça fait mal, les liens de parenté. L’amour, la culpabilité, les chantages, les peurs, les rancœurs refoulées, les espoirs, les reproches, la détresse… Les personnages, durs et vulnérables à la fois, souvent égoïstes, maladroits, terriblement humains, se débattent avec leurs non-dits et leurs contradictions, leurs rêves de bonheur et leurs frustrations. D’un point de vue dramaturgique, cette pièce présente une structure très fragmentaire (elle comporte dix épisodes de longueur différente, avec une alternance nette de monologues et de dialogues) et met en scène un grand nombre de personnages, hétérogènes de par leur âge, sexe, profession, provenance géographique et appartenance sociale (bien qu’unis par de semblables angoisses, difficultés relationnelles et inaptitudes existentielles) caractérisés par une élocution individualisée, faite de tons particuliers, de nuances bien précises, de tics langagiers. Si l’on choisit comme situation emblématique la scène 9, celle où deux femmes du peuple se trouvent confrontées à l’hypothèse tragique de la mort de leur enfant, nous pouvons dire que nous avons essayé de sauvegarder dans notre traduction la « plausibilité » des expressions utilisées, souvent idiomatiques, familières ou carrément vulgaires, moyennant quelques petites précautions en lien avec l’italien d’aujourd’hui, à savoir : de légères incorrections grammaticales alimentant des redondances à caractère expressif (C’est normal on les aime nos fils / È normale 10 Ida PORFIDO noi i nostri figli li amiamo), l’alternance de subjonctifs normatifs et d’indicatifs d’emploi courant (Pourquoi est-ce que ce visage me parlerait autant si ce n’était pas mon fils ? / Perché altrimenti quel viso mi direbbe tanto se non fosse mio figlio ? et Si c’était lui tu l’aurais vu immédiatement / Se era lui l’avresti visto immediatamente ), d’occasionnelles exclamations à caractère religieux qui, paraît-il, reflètent parfaitement les habitudes langagières des Italiens en situation de dialogue informel et serré 6 (Allez, vas-y, soulève-le maintenant ce drap, bon Dieu c’est pas vrai qu’est-ce que tu fous à la fin / Dai, vacci, avanti sollevalo ‘sto benedetto lenzuolo, Cristo santo ma non è possibile vuoi dirmi che cazzo fai ?). Compte tenu de l’ancrage de la langue théâtrale dans une situation discursive, dans un contexte d’énonciation, il est aisé de comprendre pourquoi le dialogue comporte souvent plus d’expressions familières que les autres genres littéraires. Chez Pommerat, par exemple, la langue familière, c’est-à-dire la langue courante, domine incontestablement. Dans le discours des personnages, nous retrouvons des éléments empruntés à ce niveau d’oralité : des modèles grammaticaux spécifiques, comme l’omission du premier terme de la négation (LE PÈRE – Non c’est pas vrai… j’ai pas tellement envie de sortir c’est tout) et l’élision du pronom sujet de deuxième personne (LA VOISINE – Mais non bordel. C’est pas vrai. T’es une vraie emmerdeuse, c’est pas vrai). En plus, certains vocables qui ont l’air de synonymes appartiennent, en fait, à des niveaux de langue différents, ce qui n’est pas sans conséquences quand on passe du français à l’italien où ces nuances n’ont pas forcément des équivalents très répandus 6 Voir (Scavée & Intravaia 1979). Dans cet ouvrage précieux, les deux auteurs inventorient un certain nombre de « complexes affectifs » attestés par des constellations d’exemples concrets. En particulier, par celui « de saint François » ils entendent désigner les traces évidentes, chez les Italiens, d’un humanisme sentimental imprégnant leur sensibilité, sans nul doute marquée par le participationnisme et le misérabilisme chrétiens. Traduire pour la scène 11 (gosse, gamin, môme pour enfant ; boulot pour travail ; bosser pour travailler). Pour pallier ces « pertes », nous aurions pu choisir d’avoir recours à une langue régionale ou à un dialecte (quitte à décider sur quelle variante jeter notre dévolu parmi les milliers, toujours vivantes, qui sont à notre disposition sur le territoire national), surtout pour ce qui est de l’échange verbal au cœur de la scène 9, entre les deux prolétaires de banlieue. Or, après mûre réflexion, nous avons finalement opté pour un registre moyen, « neutre », a priori accessible à tout le monde. Puisqu’il s’agit ici de dialogue et de relations intersubjectives, il ne paraîtra pas incongru d’ouvrir une petite parenthèse d’ordre méthodologique, et sans doute aussi affectif. Questo figlio a beaucoup de pères et de mères (certes, métaphoriques) à savoir tous ces jeunes qui ont participé, il y a deux ans, au laboratoire de traduction théâtrale que nous avons organisé à l’université. Je tiens à souligner cet aspect non pas pour diminuer la responsabilité que j’ai en tant qu’animatrice de ce laboratoire et signataire de la version finale du texte italien, mais pour reconnaître les différents mérites de chaque participant. Poussés par une passion commune tant pour le théâtre que pour la traduction littéraire, toutes ces personnes ont su en fait créer, grâce à leur enthousiasme et leurs qualités professionnelles et oratoires, un « espace » de liberté expressive, un véritable micro-laboratoire de démocratie culturelle. Car idéalement disposés autour d’une table ronde, dans une bibliothèque universitaire, sans plus de barrières entre enseignants et apprenants, nous avons eu la certitude de pouvoir discuter sur un pied d’égalité, d’avoir le droit d’avancer des solutions traductionnelles et des suggestions interprétatives que tout le monde écouterait avec la plus grande attention, voire d’être en mesure de réfuter sans crainte les hypothèses les plus accréditées. Combien de discussions passionnées, et parfois même véhémentes, sont alors nées autour de cette table ! Cette expérience enseigne donc qu’il est absolument impératif de savoir parfois renoncer à soi-même pour rechercher une syntonie avec les autres. 12 Ida PORFIDO Parce que collaborer à une traduction collective signifie finalement apprendre à subordonner, sans trop de regrets, une série infinie d’égoïsmes individuels, de susceptibilités personnelles, d’idiosyncrasies particulières à un objectif partagé. La traduction de Cet enfant, née comme une œuvre commune, reste donc une œuvre commune, le résultat d’un parcours, laborieux et délicat à la fois, de médiation culturelle, le fruit d’une lecture qui a su se faire, chemin faisant, « un art de l’écoute », pour citer Jean Starobinski qui, en forgeant cette étiquette, pensait justement à la traduction littéraire. Pour ce qui est du dernier dramaturge à l’étude, et sur lequel nous nous attarderons davantage à cause de son incontestable complexité, il faut dire qu’on parle souvent de lui comme de quelqu’un d’inclassable, d’un auteur qui navigue en permanence entre poésie, roman et théâtre et qui aime installer, dans chacune de ses œuvres, de petits dispositifs expérimentaux. Ses livres sont hybrides, métis, formés d’éléments empruntés à des genres différents, soit de véritables « objets verbaux non identifiés » (Cadiot & Alferi 1995 : 19). Fairy queen, par exemple, figurerait sans problèmes dans un rayon de librairie consacré aux romans, mais il pourrait aussi bien être mis en scène, comme cela a d’ailleurs été le cas, sans variations ni adaptations, tel quel 7 . C’est que Cadiot, comme le dit bien Renaud Pasquier, « conçoit son écriture en termes non de phrase mais de phrasé, […] l’accent (aigu) étant mis sur l’activité et non sur son immobile résultat » (Pasquier 2008 : VII-VIII). Autrement dit, sa façon d’écrire est profondément marquée par les différents timbres que 7 « Aujourd’hui », dit Cadiot, « je ne me pose plus vraiment la question du partage entre les différents genres […]. J’écris toujours avec l’horizon du théâtre, parce que c’est stimulant d’imaginer qu’un livre puisse devenir un jour du théâtre […] » (« Cadiot, l’expérience poétique », entretien avec Aurélie Djian, Chronicart, 11 mai 2005, http://www.chronicart.com/ewbmag/article.php?id=1286.). Traduire pour la scène 13 peut prendre la voix selon les états d’âmes et les besoins langagiers du personnage-locuteur, elle est habitée par les intonations, les accents, par une diction susceptible de faire entendre le corps dans les mots. L’écriture est pour Cadiot une expérience poétique et physique susceptible de brasser la vitesse, la musicalité, l’humour 8 . C’est d’ailleurs pour cette raison que la lecture publique de ses textes représente un moment très important dans son parcours artistique. La lecture d’auteur est en quelque sorte une vérification sonore de l’aboutissement du livre 9 . Et le travail d’adaptation au théâtre, toujours avec le même metteur en scène, Ludovic Lagarde, en est le prolongement naturel. Dans presque toutes ses œuvres, en effet, Cadiot clame son amour pour le langage oral à travers la création de personnages qui parlent vite, sans arrêt, pris dans un flux verbal où les subordinations sont rares alors que les propositions indépendantes ou les incises prolifèrent 10 . En l’occurrence, Voilà ce qu’on va raconter, dit l’auteur à la deuxième page de Fairy queen : Une fée est invitée chez Gertrude Stein et d’un coup change de monde. Il imagine qu’une fée 8 « Je pense qu’il n’y a de littérature que comique ou en tout cas liée au rire. L’humour est un ressort poétique parmi d’autres. Le comique protège finalement le poème, la situation est comme lavée par le rire et rendue disponible pour accueillir la poésie», affirme l’écrivain dans une interview (« Cadiot, l’expérience poétique », entretien avec Aurélie Djian, Chronicart, cit.). 9 La traduction théâtrale, par rapport à d’autres types de traduction littéraire, a l’avantage d’être immédiatement sanctionnée par une personne physique, qui existe vraiment, c’est-à-dire le comédien, et par son travail sur scène. Selon Mario Luzi, c’est sur le plateau que la qualité d’une traduction se révèle : « C’è un testimone che funge da pietra di paragone e sancisce, più che il lecito e l’illecito, l’utilità e l’efficacia del tentativo ; li sancisce per di più con un’immediata verifica. Dire che il testimone è il palcoscenico è dire poco, anche se non si può dire altrimenti » (cf. « Sulla traduzione teatrale », Testo a fronte, 3, ottobre 1990, p. 98) 10 « La vitesse », affirme Cadiot, « permet le télescopage des idées, la connexion rapide d’opération distinctes. Provoquer des ressemblances insolites mais aussi ménager des moments de lenteur, de ralentissement. Dans tous mes livres je cherche en fait un rythme, un phrasé ». (« Cadiot, l’expérience poétique », cit.). 14 Ida PORFIDO performeuse de nos jours fait un voyage dans le temps pour rencontrer, dans son célèbre salon de la rue de Fleurus à Paris, la papesse américaine de la littérature d’avant-guerre et de l’art moderne (Picasso fera un beau portrait d’elle en 1906), et lui dédier une performance afin de rentrer en grâce auprès de la dame. La protagoniste traverse la ville, en décomposant le paysage urbain dans un long monologue intérieur-extérieur (Renaud 2003). Arrivée à destination, elle se retrouve dans une maison aux parois sombres, où l’écrivaine vit avec Alice B. Toklas, sa cuisinière, secrétaire, confidente et amante. Ici, la fée est mise à l’épreuve de différentes façons par ces deux femmes au caractère malcommode et aux comportements plutôt délirants, qui passent sans solution de continuité d’un discours à l’autre, d’une dissertation savante à une dispute de bas étage. Après le déjeuner, lorsque les invités commencent à affluer dans le salon, la fée récite ses poèmes fulgurants, mâtinés de danse et de chant. Or le texte, parsemé comme il l’est d’expressions pseudonéologiques (le neuron’art hein ? le vocal-en-relief art ? théâtre direct-brut), de clins d’œil (au cinéma de Godard et d’Antonioni, à des artistes du calibre de Flavin et Ernst, mais aussi à des fragments d’un quotidien globalisé où Wanadoo et Peter Pan figurent côte à côte), d’associations équivoques (robert burnes), voire de véritables cryptogrammes chargés de sens (plaise à ****), nous a paru très souvent effleurer l’intraduisible. Cependant, toute difficulté représentant aussi un défi, nous avons cherché à relever le gant et à trouver des solutions satisfaisantes aux problèmes qui se posaient tour à tour. Pour ce qui est de l’énumération assonancée à décor russe dont l’origine est visiblement grammaticale (halo, bouleau, corbeau, traîneau), par exemple, notre tentative a été de garder tant la rime que le sens global du syntagme français par le recours à trois couples d’éléments linguistiques italiens censés suggérer le même type de paysage : icona sfumata, betulla argentata, tundra imbiancata. Tout cela sans jamais perdre de vue qu’on avait affaire Traduire pour la scène 15 à un texte de théâtre et que voix et rythme, par conséquent, étaient essentiels : ils servaient à dessiner une « chorégraphie de l’écriture », une gestuelle fortement inscrite dans une perspective sonore, un certain régime de parole. Car la qualité phonétique du texte est un élément que tout traducteur doit forcément prendre en considération dans son travail. Un exemple parlant servira à illustrer notre thèse. Au cours de sa performance dans le salon de Gertrude Stein, la fée se laisse entraîner par le souvenir et raconte (Cadiot 2002 : 71) : […] on a été se baigner, je nageais sous l’eau, tu avais peur, je faisais le jeu de la noyée, apnée des heures, je lâchais mes cheveux, je faisais semblant de parler sous l’eau, je faisais le dauphin, je faisais la morte, je tiens sous l’eau infiniment plus longtemps que toi. Sans entamer une analyse détaillée des traits formels du passage, on soulignera le retour du son /ə/, /ø/ (je, jeu), qui marque le début de chaque phrase de façon rythmique, toujours suivi d’un dissyllabe se terminant par /ε/ (nageais, avais, faisais, lâchais), à l’exception de la dernière phrase ; et puis le jeu des sonorités /œ/, /e/, /e/, /œ/ (peur, noyée, apnée, heures). On remarquera aussi la présence discrète de quelques échos : le groupe de deux monosyllabes sous l’eau est répété trois fois, le verbe faisais quatre fois. La banalité lexicale et syntaxique de l’extrait cité cache, en réalité, des enjeux intéressants sur le plan phonétique et rythmique, que seule une lecture à haute voix peut parfois rendre perceptibles aux oreilles exercées du traducteur. Personnellement, l’expérience aidant, j’ai désormais toute une « cuisine » de l’oral. Je prélève des modules de paroles et je les teste, c’est-à-dire que j’écoute où ça respire, où ça se trompe, comment le texte est parfois remplacé par un geste ou doublé par lui, comment les lapsus ou les répétitions construisent leur propre grammaire, ou comment les mots sont évités, jargonnés, codés. En somme, j’essaie de relever le flux d’un locuteur dans différentes situations et de noter à quel moment le corps entre en jeu, autrement dit à quel moment on passe du 16 Ida PORFIDO discours à la parole. Car, la plupart du temps, il n’y a pas de personnages sur scène mais des personnes, soit des locuteurs saisis dans une matière verbale. Dans Fairy queen notamment, l’écrit semble envahi par les scories de la langue orale (Et c’est à qui ce chien-chien-là ?), par les nombreux anglicismes (je suis la queen totale de la soirée, yeeeees, c’est pour moi, c’est mon morceau préféré), par des onomatopées empruntées aux bandes dessinées (brrr, it’s cool tonight, cooooool, cold, cold tonight, brrr). Jeux de mots, et jeux de société : la langue de Cadiot se nourrit de tous les sociolectes, technique, publicitaire, journalistique, mondain, présents à travers de brefs échantillons articulés en agencements hétérogènes (Pasquier 2008 : XII-XIII). Par conséquent, il en ressort que traduire pour le théâtre n’est pas uniquement traduire l’oralité. Le traducteur doit aussi tenir compte d’un autre élément essentiel, la gestualité. Le texte dramatique est théâtral parce qu’il appelle aussi un faire : ce texte a le pouvoir de mettre le corps en mouvement. Comme l’affirme M. Luzi (1990 : 98), le langage dramatique recèle le germe de l’action (« il seme dell’azione ») mais seul le passage du texte à la scène révèle jusqu’à quel point l’action est au cœur de la parole théâtrale. La parole dramatique est, dit Luzi, parola-azione : elle décrit ou suggère des gestes, elle fait bouger l’action. Pour être compris du spectateur, le mot prononcé sur le plateau doit être déchiffré par le corps du comédien. Le dire ne suffit pas, il faut que tout le corps participe à l’acte de parole. Or, comme nous venons de le montrer, cette corporalité du texte, la langue de Cadiot la possède à un très haut degré. Fairy queen fait entendre le corps dans les mots, littéralement (Cadiot 2002 : 8) : […] on pense qu’on nage, sur place, intervalle hop intervalle, bras écartés flottants je nage, je déroule doucement mon système de nerfs comme une danseuse indienne, je me déplie doucement, là, c’est parti, je pense à des choses douces, quelque chose qui retentit dans les fibres du corps […]. Traduire pour la scène 17 Dans ce passage, on remarque des esquisses de mouvements, une organisation des mots dans la phrase qui permet la naissance d’une dynamique : B. Brecht l’appelle une « langue gestuelle ». En définitive, on peut définir l’écriture de Cadiot comme une véritable expérience corporelle, une performance physique, une poésie gestuelle qui met le corps en branle, sans lui accorder aucun répit. Le vrai défi consistait alors pour nous – en dehors de la simple transposition de la forme lexicale et grammaticale du texte de départ dans un lexique et une syntaxe autres –, à reproduire la qualité rythmique du texte, à restituer l’intention humoristique de l’auteur fondée sur l’ambiguïté de signification de certaines tournures et surtout à éviter de surinterpréter le texte en lui gardant toutes ses obscurités. À l’issue de plusieurs rencontres, le groupe de traducteurs en herbe a accouché d’un texte qui est aussi singulier, croyons-nous, que celui de départ, caractérisé par un style énigmatique, un langage un peu fou, aux cadences vertigineusement littéraires. Quant à moi, je me suis donné pour tâche de coordonner le travail collectif de traduction, de rassembler les différentes propositions, de trancher les questions les plus épineuses et d’uniformiser le ton, le style, la « voix » du texte à publier. Une fois le laboratoire terminé, les traducteurs et la compagnie théâtrale ont, comme d’habitude, collaboré aux différentes étapes de la transformation du texte, de son adaptation à sa récitation, voire à sa mise en scène. La première rencontre a été l’occasion d’une lecture du texte traduit, confiée aux bons soins de l’actrice et dramaturge Teresa Ludovico, et cette étape initiale a engendré des modifications fondamentales dans l’approche au texte. D’une part, le texte se faisait sonore : la diction soulignait l’effet de vitesse, les arrêts, faisait se réverbérer les mots, dégageait toutes les qualités phonétiques, mais aussi toutes les valeurs sémantiques et pragmatiques. Ce n’était pas encore du théâtre, mais ce n’était plus seulement des signes sur la page. Les mots prenaient une consistance, s’installaient dans l’air avec leur manque structurel, 18 Ida PORFIDO certes, mais aussi avec leur traîne, mieux leur aura. D’autre part, le texte traduit subissait des transformations afin de mieux s’adapter à la durée établie pour la représentation (une heure environ), à travers une série de modifications, voire d’éliminations (Jacquet 2004 : IX) : Une lecture globale de la pièce […] signifiait aussi un temps de récitation – le texte prenait cette fois obligatoirement en une seule coulée toute son extension, la durée du spectacle était là, quasi touchable, parenthèse de vie violemment cernée par le silence dans les regards convergents d’un groupe qui réagissait en commun […]. La pièce trouvait son rythme avec un silence qui appelait déjà le lever du rideau, elle se construisait autour de l’entrée en scène du personnage […] et certaines répliques, certains gestes, certains jeux de scène […] exigeaient des choix, des comportements. La physicité du théâtre tout entière concentrée sur la scène entre les mains d’un comédien tout à coup semblait quasiment l’emporter sur le texte et ce dernier reprenait sa véritable dimension de texte pour le théâtre : centrale, essentielle mais en aucun cas unique. Le groupe des traducteurs a donc fait l’expérience des multiples choix concrets qu’implique le passage à la scène, des choix qui relèvent des interprétations du texte, voire des mises en scène. Plusieurs solutions ont été proposées, évaluées puis gardées ou abandonnées ; les traducteurs sont surtout intervenus au niveau des suggestions concernant l’interprétation du texte et le choix de la musique. Peu à peu la pièce s’est constituée et chez les lecteurstraducteurs-auditeurs-spectateurs il est devenu de plus en plus évident que le potentiel du texte se réalisait dans sa totalité à travers les signes du théâtre – visuels et auditifs. Comme le dit d’ailleurs très clairement A. Serpieri (2002 : 64), le texte de théâtre n’est jamais plein, il est « virtuel », c’est-à-dire complet du point de vue de sa structure interne (dialogues et didascalies) et néanmoins elliptique parce qu’il doit compléter son sens, ou bien ses sens, en combinaison avec les codes de la scène (la mimique, la gestualité, Traduire pour la scène 19 l’oralité, la musique, le mouvement, l’intonation de la voix, le décor, les costumes, le jeu de scène, l’éclairage, etc.). Teresa Ludovico a finalement raconté, sous forme de voyage visionnaire intérieur, son voyage, le voyage imaginaire de sa fée. En changeant plusieurs fois de voix, elle a fait revivre deux protagonistes de l’avant-garde artistique européenne, Gertrude Stein et Alice Toklas, mais aussi tous les autres personnages tour à tour évoqués dans la pièce : les invités illustres, le psychanalyste lascif, le Robinson pathétique... En particulier, le Maestro Michele Di Lallo et son basson ont accompagné le voyage de la performeuse dans le célèbre salon parisien. Le musicien, présenté aux spectateurs sous le nom de Fato (le masculin de fata mais surtout la personnification du Destin), d’après l’interprétation originale de l’actrice-dramaturge Teresa Ludovico, a secondé les mouvements fiévreux et nerveux de la voix de la protagoniste. Il s’est fait l’alter ego parfait de la fée, l’expression musicale la plus juste de ses émotions, pensées et sentiments. Pour conclure, l’idée de fond de notre travail est que le texte dramatique et sa traduction sont toujours conçus pour un usage spécifique : la scène. Ainsi, traduire pour le théâtre revient-il à essayer de rendre l’oralité du langage, ainsi que la gestualité inscrite dans le verbe théâtral, en somme produire un texte qui puisse être dit, incarné, et pour ainsi dire incorporé par des acteurs. Comme on ne cesse de le répéter dans tout écrit sur le sujet, un traducteur qui oublierait ou sous-estimerait la nature essentiellement « duelle » de ce verbe de théâtre risquerait de produire une traduction peut-être exacte et écrite dans une belle langue, mais qui ne serait pas prononçable, difficile à mettre en bouche, et qui entraverait la pratique théâtrale. Traduire pour la scène c’est donc entendre des voix qui disent ; le traducteur doit se mettre à l’écoute de cette voix qui lui fait préférer tel vocable, tel son, telle musique, tel ordre des mots. Dans sa pratique, s’avèrent 20 Ida PORFIDO essentielles les suggestions que Luigi Pirandello adresse au dramaturge (Pirandello 1994 : 194) : Ma perché dalle pagine scritte i personaggi balzino vivi e semoventi bisogna che il drammaturgo trovi la parola che sia l’azione stessa parlata, la parola viva che muova, l’espressione immediata, connaturata con l’atto, l’espressione unica, che non può essere che quella, propria cioè a quel dato personaggio in quella data situazione; parole, espressioni che non si inventano, ma che nascono, quando l’autore si sia veramente immedesimato con la sua creatura fino a sentirla come essa si sente, a volerla com’essa vuole. Écrire-traduire pour le théâtre signifie plonger le texte dans une situation d’énonciation, lui donner de l’énergie propulsive surtout à travers le langage, caractériser les personnages et leurs rapports à travers les dialogues, enfin saisir et rendre le rythme en tant qu’organisation du mouvement de la parole dans la langue. Un texte de théâtre est un texte écrit pour des bouches, pour des poitrines, pour des souffles. Loin d’être une mise en forme extérieure et « expressive » d’un sens qui serait connu d’avance, la traduction pour le théâtre insuffle la vie aux mots, les constitue en ensemble cohérent et dessine en quelque sorte la dramaturgie générale du texte ainsi conçu. Autrement dit, le propre de la traduction théâtrale est finalement de donner à comprendre, à entendre et à voir, avant d’avoir pour but de séduire. Références bibliographiques : ANDERSON Laurie (1984), « Pragmatica e traduzione teatrale », Lingua e letteratura, n° 2, p. 224-235. BOSELLI Stefano (1996), « La traduzione teatrale », Testo a fronte, n° 15, p. 63-83. CADIOT Olivier (2002), Fairy queen, Paris : P.O.L. CADIOT Olivier & ALFÉRI Pierre (1995), « La mécanique lyrique », Revue de Littérature Générale, n° 1, p. 3-22. Traduire pour la scène 21 DURASTANTI Sylvie (2002), Éloge de la trahison. 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