Désarmement nucléaire : il est temps d`abolir l`armement nucléaire

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Désarmement nucléaire : il est temps d`abolir l`armement nucléaire
Désarmement nucléaire : il est temps d’abolir l’armement nucléaire
Contribution du Saint-Siège
Mission permanente du Saint-Siège auprès des Nations unies et d’autres organisations
internationales à Genève
Vienne, 8 décembre 2014
Les armes nucléaires constituent un problème global. Elles n’affectent pas seulement les Etats dotés
d’armement nucléaire, mais aussi d’autres pays non-nucléaires signataires du Traité de NonProlifération, des Etats non signataires, des Etats dont la possession d’armes n’est pas reconnue et
des Etats alliés sous la protection du « parapluie nucléaire ». Elles affectent aussi les générations
futures et la planète qui est notre maison. La réduction de la menace nucléaire et le désarmement
exigent une éthique mondiale. Maintenant plus que jamais, l’interdépendance technologique et
politique appelle une éthique de solidarité par laquelle nous travaillons les uns avec les autres en vue
d’un avenir mondial moins dangereux et plus responsable.
Ruptures de confiance
Nos traités de désarmement actuellement en vigueur comportent plus que de simples obligations
légales. Ils constituent aussi des engagements moraux fondés sur la confiance entre les Etats et leurs
représentants, et s’enracinent dans la confiance que les citoyens font à leurs gouvernements. En
vertu du TNP (Traité de Non-Prolifération), les puissances nucléaires et toutes les autres parties
concernées par ce qui a été décrit comme « un grand marchandage » entre Etats nucléaires et nonnucléaires ont pour devoir de poursuivre des négociations de bonne foi sur des mesures efficaces de
désarmement. Dans le cas de l’arme nucléaire, en outre, au-delà des détails de chaque accord, il y a
des enjeux moraux pour l’ensemble de l’humanité, y compris les générations à venir.
L’objectif de ce document est d’encourager la discussion des facteurs qui sous-tendent le problème
moral du désarmement nucléaire et, en particulier, d’examiner les arguments qui s’opposent à
l’opinion selon laquelle la dissuasion nucléaire est une base stable pour la paix. La situation nucléaire
stratégique a radicalement dramatiquement changé depuis la fin de la Guerre froide. Au lieu
d’assurer la sécurité, comme le soutiennent les partisans de la dissuasion nucléaire, le recours à une
stratégie de dissuasion nucléaire a créé un monde moins sûr. Dans un monde multipolaire, le
concept de dissuasion nucléaire pèse moins comme une force de stabilisation et plus comme une
incitation pour des pays à sortir du régime de non-prolifération et à développer leurs propres
arsenaux nucléaires.
Contrairement à fréquentes affirmations de stratèges nucléaires, l’histoire de l’âge nucléaire a
montré que la dissuasion nucléaire n’a pas réussi à empêcher des événements imprévus qui auraient
pu conduire à une guerre nucléaire entre des Etats possédant ces armes Notamment : des accidents
nucléaires, des dysfonctionnements, de fausses alarmes et des affrontements locaux. Même la crise
des missiles à Cuba en 1962, couramment décrite comme un succès pour l’habileté diplomatique, a
comporté des événements qui auraient tous pu aisément déclencher une guerre nucléaire
indépendamment des intentions des responsables nationaux.
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Un environnement stratégique transformé
Aujourd’hui, à cause du changement du contexte stratégique, la structure de la dissuasion est moins
stable et plus inquiétante qu’au sommet de la Guerre froide. Le contexte mondial actuel comporte la
dangereuse extension de l’arme nucléaire à de nouveaux Etats, aussi bien qu’un risque croissant de
terrorisme nucléaire et d’usage de l’arme nucléaire. Les Etats qui possèdent l’arme croient qu’il est
nécessaire d’empêcher l’extension de la possession à quelques pays, alors que pendant des années
ils ont fermé les yeux sur le développement inavoué de l’arsenal nucléaire dans d’autres pays. Cette
dualité de comportement compromet l’universalité sur laquelle le TNP a été construit.
Du fait de ces évolutions, l’édifice de la dissuasion nucléaire a commencé à s’écrouler. L’extension et
les craintes d’extension du club nucléaire amène de nouvelles forces imprévisibles à peser sur
l’équilibre stratégique entre deux parties qui avait constitué la dissuasion nucléaire. Les
superpuissances ne semblent plus redouter un risque de guerre nucléaire entre elles. A la place, la
menace proche de guerre nucléaire vient surtout maintenant de puissances régionales.
En outre, le commerce et l’exportation d’équipements et d’expertise nucléaires à des fins civiles de
production d’énergie ont également accru le risque de l’acquisition d’armes nucléaires par des
groupes terroristes. De plus, l’instabilité politique menace des Etats possédant l’arme nucléaire à
travers la capture de ces armes et des équipements connexes par des groupes rebelles qui
souhaitent répandre la violence partout. L’extension du terrorisme mondial à travers des Etats faibles
et défaillants, ajoutée à des rébellions encouragées dans des Etats nucléaires complique encore les
efforts de contrôle des armes et de désarmement.
De plus, le processus de désarmement des principales puissances nucléaires s’est ralenti. Le traité de
réduction d’armements le plus récent entre les superpuissances (2010) a été loin de correspondre
aux espérances ; il a laissé le monde loin de l’objectif du désarmement nucléaire. Des deux côtés, il
subsiste beaucoup plus de missiles que ce qui était considéré comme le minimum nécessaire à la
dissuasion au plus fort de la Guerre froide. En outre, certains Etats possesseurs de l’arme nucléaire
ont pris des mesures ou formulé des politiques qui continuent à tabler dans l’avenir sur un combat
nucléaire, même s’il n’y a pas de provocation nucléaire. Bien que les superpuissances tiennent en
alerte un plus petit nombre d’armes, leur nombre reste encore d’une importance inquiétante. De
plus, des milliers d’armes sont stockées et prêtes à être déployées. Il y a de grands manques dans la
comptabilité des matériaux fissiles sur plusieurs décennies et le rythme de transformation de ces
matériaux à des fins pacifiques s’est ralenti. Les missiles et les transports pour les armes doivent
encore faire l’objet d’une réduction. Les contrôles sur les systèmes d’envoi manquent. Pendant
soixante ans, on a considéré que la dissuasion nucléaire assurait « une sorte de paix ». La dissuasion
nucléaire est créditée d’avoir empêché une guerre nucléaire entre les superpuissances, mais elle a
aussi privé le monde d’une paix véritable et l’a maintenu sous la menace constante d’une
catastrophe nucléaire. Depuis la fin de la Guerre froide il y a plus de vingt ans, la fin de la tension
nucléaire n’a pas procuré un « dividende » de la paix qui aurait permis d’améliorer la situation des
plus pauvres dans le monde. En fait, d’énormes ressources financières sont encore dépensées pour la
« modernisation » des arsenaux nucléaires des Etats mêmes qui réduisent ostensiblement le nombre
de leurs armements nucléaires.
Finalement, on doit admettre que la simple possession d’armes nucléaires, même seulement à des
fins de dissuasion, est moralement problématique. Alors qu’un accord général ne cesse de s’étendre
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pour considérer que tout usage de telles armes est radicalement incompatible avec les exigences de
la dignité humaine, dans le passé, l’Eglise a cependant exprimé une acceptation provisoire de leur
possession à des fins de dissuasion, à condition que ce soit « un pas dans la direction d’un
désarmement progressif ». Cette condition n’a pas été satisfaite-loin de là. En l’absence de progrès à
venir vers un désarmement complet et sans mesures concrètes en vue d’une paix véritable et plus
assurée, le fait de disposer de l’arme nucléaire a perdu beaucoup de sa légitimité.
Le problème de l’intention
Il faut maintenant s’interroger sur la distinction entre la possession et l’usage qui a été longtemps à
la base de nombreux discours éthiques sur la dissuasion nucléaire. L’usage d’armes nucléaires est
absolument défendu, mais leur possession est jugée acceptable à condition que les armes ne soient
détenues seulement qu’à des fins de dissuasion c’est-à-dire pour dissuader des adversaires de les
employer eux-mêmes. L’invocation de l’intention dissimule le fait que l’armement nucléaire, en tant
qu’instrument d’une stratégie militaire, comporte par construction une possibilité effective
d’utilisation. L’armement nucléaire n’est pas simplement en train de reposer, inactif, jusqu’à ce que
sa potentialité soit convertie en une action au moment où un adversaire déclenche une attaque
nucléaire. Le fonctionnement de la dissuasion nucléaire n’opère pas de cette manière. IL implique
toute une série d’actions préparatoires à l’usage : projets stratégiques, déterminations d’objectifs,
exercices d’entrainement, vérifications de fonctionnement, alertes, détection d’objecteurs de
conscience parmi les opérateurs, etc.
Les responsables politiques et militaires des Etats possesseurs de l’arme nucléaire portent la
responsabilité d’utiliser ces armes, si la dissuasion échoue. Mais comme ce qui est visé, c’est la
destruction de masse, -avec des dommages collatéraux étendus et durables, des souffrances
intolérables et le risque d’escalade- le système de la dissuasion nucléaire ne peut plus être jugé
comme une politique reposant sur des bases morales solides.
Vers une paix sans armes nucléaires
Le moment est venu de réfléchir à la manière d’affronter les préjugés favorables à la dissuasion
nucléaire. De nouvelles circonstances imposent de nouvelles responsabilités aux dirigeants. Les
avantages apparents que la dissuasion nucléaire a procurés naguère ont été amoindris, et la
prolifération engendre de graves et nouveaux dangers. Il est temps de considérer l’abolition des
armes nucléaires comme une base essentielle de la sécurité collective. Les réalistes soutiennent que
la dissuasion nucléaire en tant qu’encadrement ne la sécurité ne peut être abandonnée que de
manière progressive et calculée. Mais est-il réaliste de permettre que se maintienne l’incertain
environnement nucléaire actuel, en n’y apportant que des changements faibles, progressifs et
essentiellement bilatéraux ? Allons-nous continuer à ignorer les facteurs qui mènent à l’insécurité
nucléaire, les systèmes de contrôle internationaux étant jusqu’ici incapables de restaurer la
sécurité ? Est-il réaliste, en outre, de nier que l’inégalité entre Etats nucléaires et non-nucléaires est
l’une des principales causes qui compromet le système de Non-Prolifération ? Pouvons-nous compter
sur un « réalisme » stratégique pour construire un monde plus sûr pour nous ? Nous serions insensés
de le croire.
Une véritable paix ne peut pas émerger d’une prudence empirique inspirant une éthique incertaine
qui se limite à la considération des instruments techniques de la guerre. Ce qui est nécessaire, c’est
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une éthique constructive fondée sur une construction plus profonde de la paix, une éthique où les
moyens et les fins correspondent plus étroitement, où les éléments positifs de la paix commandent
et limitent l’usage de la force. Les responsables politiques du monde doivent se rappeler que
l’engagement du désarmement inscrit dans le TNP et d’autres documents internationaux, est plus
qu’un détail juridico-politique, c’est un engagement moral dont dépend l’avenir du monde. Pacta
sunt servanda (« les traités doivent être appliqués») est un premier principe du système
international, car c’est le fondement sur lequel s’établit la confiance.
La solidarité et une éthique mondiale de l’abolition
La réalisation de l’abolition de l’armement nucléaire est un élément essentiel du bien commun
mondial. Cette abolition est l’une de ces tâches qui excèdent les capacités d’une seule nation ou d’un
groupe de nations pour en venir à bout. La réduction et le désarmement des arsenaux nucléaires
nécessitent une éthique mondiale pour guider une coopération mondiale.
Sur ce point surtout, maintenant plus que jamais la logique de l’interdépendance technique réclame
une éthique de solidarité qui nous fait travailler ensemble en vue d’un avenir moins dangereux et
moralement responsable. Notre humanité est amoindrie lorsque le développement de technologies
dangereuses obsède l’imagination et les jugements moraux des plus brillants d’entre nous. Pour vivre
dans une société humaine, nous devons contrôler nos technologies en restant conscients de nos
responsabilités mondiales.
A la recherche de la volonté politique d’éliminer les armes nucléaires et préoccupée du monde dont
vont hériter nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, la famille humaine doit se réunir
pour surmonter des intérêts puissants et bien organisés, liés aux armements nucléaires. C’est
seulement le sentiment de notre solidarité qui nous fait reconnaitre notre commune humanité, nous
rend plus conscients des menaces que nous affrontons ensemble et nous fait découvrir des voies
pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve actuellement le monde.
Le processus de désarmement nucléaire promis par le TNP et maintes fois soutenu par des
responsables religieux et de la société civile est loin d’être réalisé. A une époque où fait défaut la
volonté politique d’abolir les armes nucléaires, la solidarité entre les nations pourrait briser les
blocages de la diplomatie classique pour ouvrir une voie vers l’élimination de ces armes de
destruction massive. Dans les années 80, dans le monde entier les gens ont fait entendre leur refus
de la guerre nucléaire. Dans la présente décennie, le moment est venu pour les citoyens de toutes les
nations d’affirmer solidairement et une fois pour toutes « leur refus des armes nucléaires ».
Il y a cinquante ans, le pape Jean XXIII a proposé que « les armes nucléaires soient bannies » et que
« tout le monde se mette d’accord pour mettre au point un programme de désarmement ». Depuis
cette époque, le Saint-Siège a fait des appels répétés en faveur de l’abolition des armes nucléaires.
Lors de l’Assemblée Générale, en septembre dernier, l’archevêque Dominique Mamberti a appuyé le
plan du Secrétaire général Ban-Ki Moon, dit « Plan en Cinq Points pour le Désarmement nucléaire »
et a préconisé une conférence mondiale pour élaborer une convention d’abolition. « Le SaintSiège, a- t-il expliqué, dans un autre discours, « partage la pensée et les sentiments de la plupart des
hommes et femmes de bonne volonté qui aspirent à l’élimination des armes nucléaires ». Au
premier rang de ceux-ci, d’anciens hommes d’Etat américains qui sont devenus des avocats de
l’abolition. Le fait qu’ils soient passés de la position de partisans de la dissuasion nucléaire à celle
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d’avocats de l’abolition est un signe des temps montrant que la solidarité face à cette cause est
possible entre responsables laïcs et religieux aussi bien qu’entre Etats possesseurs et non
possesseurs de l’arme atomique. C’est maintenant le moment d’affirmer non seulement
l’immoralité de l’usage des armes nucléaires, mais l’immoralité de leur possession, ouvrant la voie à
l’abolition.
Autres raisons éthiques de favoriser le désarmement
La solidarité étant considérée comme une base de l’éthique mondiale de l’abolition, examinons
quelques-uns des facteurs particuliers qui remettent en cause la légitimité morale de « la sorte de
paix » soi-disant procurée par la dissuasion entre les principales puissances nucléaires. Nous allons
examiner quatre problèmes particuliers : 1) les dommages infligés par l’impasse nucléaire au bien
commun mondial ; 2) l’insécurité inhérente à l’environnement nucléaire actuel dans le cadre du TNP ;
3) l’injustice impliquée par le régime du TNP ;4) le prix des politiques nucléaires actuelles pour les
pauvres et les déshérités.
1° Menaces sur le bien commun mondial
La conférence internationale d’Oslo, l’année dernière, a mis en lumière les désastreuses
conséquences humanitaires qui résultent inévitablement de tout usage des armes nucléaires. Ces
conséquences vont jusqu’à une blessure fondamentale faite à l’humanité et au bien commun
mondial. Un tel usage amènerait aussi des dommages étendus à d’autres formes de vie et même aux
écosystèmes. En outre, l’entretien des dispositifs des armes nucléaires dans le monde se traduit par
une mauvaise utilisation du talent humain, des capacités institutionnelles et des ressources
financières. La promotion du bien commun mondial supposera de changer ces ressources
d’affectation et de modifier les priorités en vue d’un développement humain pacifique.
Bien que l’on puisse dire, par le biais d’une casuistique étroite, que la possession d’armes nucléaires
n’est pas mauvaise en soi, elle est en fait bien proche de l’être, puisque le seul effet de ces armes,
même en tant que moyen de dissuasion, est de menacer de mort des masses d’êtres humains. Et
même si les armes nucléaires étaient employées dans des buts strictement militaires- armes dites
« tactiques »-, des « dommages collatéraux » impliquant la mort de populations civiles ne s’en
produiraient pas moins. Des matières contaminantes seraient dispersées pour longtemps et il en
résulterait des dommages à l’environnement pendant des décennies et même des siècles.
Alors que l’attention se concentre sur la capacité d’extermination massive des armes nucléaires, les
savants et les juristes internationaux s’intéressent à la « souffrance inutile » provoquée par l’usage
des armes nucléaires. Il a été observé que les survivants d’un conflit nucléaire risquent d’envier ceux
qui en sont morts. Infliger une souffrance inutile a été depuis longtemps interdit par les codes
militaires et la loi internationale. Ce qui est vrai de la guerre conventionnelle est encore plus vrai
d’un conflit nucléaire.
Aux effets immédiats et à long terme des maladies provoquées par les radiations, il faut ajouter les
souffrances dues à la famine, à l’interruption et à la contamination des fournitures d’eau, à
l’extension de la maladie dans une population devenue vulnérable et l’incapacité des écosystèmes à
se rétablir à un niveau normal après des explosions nucléaires. Le désastre radioactif persistant dans
les centrales atomiques de Tchernobyl et Fukushima devrait être pour nous un rappel vigoureux que
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les difficultés techniques ne sont pas négligeables et ne peuvent pas être dominées dans la situation
bien pire de l’explosion d’une arme nucléaire lors d’un conflit. Non seulement des vies humaines,
mais aussi la terre, l’eau et les ressources de la mer seraient atteintes dans un avenir prévisible.
2) Des illusions de sécurité
Des partisans des armes nucléaires et des opposants à l’abolition ont souvent présenté la dissuasion
comme un pilier majeur de la paix internationale. Des historiens, cependant, proposent une vision
différente. En dépit de l’affirmation courante que les bombes atomiques lancées sur Hiroshima et
Nagasaki ont sauvé des vies et amené les Japonais à demander la paix, des enregistrements de
délibérations du gouvernement japonais montrent, selon des historiens révisionnistes, que ce n’est
pas le lancement des bombes atomiques, mais l’entrée de l’Union soviétique dans la guerre qui a
conduit à l’effondrement de la résistance japonaise et à la capitulation devant les Etats-Unis. Même
avant Hiroshima et Nagasaki, l’Empire japonais avait déjà subi sans se rendre plus de morts et de
destructions dans les bombardements « conventionnels » des villes japonaises que par le lancement
des bombes nucléaires.
Les arsenaux nucléaires, en outre, ne se sont pas révélés être un obstacle aux guerres
conventionnelles dans l’ère nucléaire. Ils n’ont pas dissuadé des puissances mineures de s’engager
dans la guerre ou de combattre des adversaires nucléaires dans différentes régions et à différentes
époques. En fait, les armes nucléaires elles-mêmes ont été un casus belli dans la crise des missiles de
Cuba en 1962. On peut citer d’autres cyber attaques ou des attaques conventionnelles menées à
cause de programmes nucléaires réels ou supposés. En outre, dans le processus qui a amené à la
crise des missiles de Cuba, les deux côtés s’étaient livrés à des provocations qui les ont menés au
bord de la guerre. En 2003, de fausses affirmations au sujet du développement d’armes de
destruction de masse devinrent un prétexte pour une guerre « gratuite » contre l’Irak qui a
déclenché une série de problèmes que nous appelons trop prudemment « instabilité » qui continue
à régner dans ce pays et à travers toute la région.
De plus, la possession d’armes nucléaires ne semble pas avoir été un grand obstacle à des attaques
de puissances nucléaires de la part de puissances secondaires non-nucléaires et d’agents nonétatiques. Cela n’a pas empêché une guerre conventionnelle entre Etats disposant d’armes
nucléaires et cela n’a pas dissuadé des terroristes d’attaquer des puissances nucléaires. Tous les Etats
possesseurs d’armes nucléaires ont subi des attaques terroristes, souvent de façon répétée.
Donc, l’argument que la dissuasion préserve la paix est spécieux. Cette « sorte de paix » obtenue par
la dissuasion nucléaire est mal nommée et elle tend à brouiller notre vision collective. La
prolongation de la pluralité actuelle de puissances nucléaires a installé une situation favorable à la
guerre et à des tensions durables. C’est un système coûteux incapable d’empêcher à l’avenir des
guerres de basse intensité, des guerres interétatiques et des attaques terroristes. Par conséquent, la
croyance erronée que la dissuasion nucléaire empêche la guerre ne doit plus inspirer le refus
d’accepter l’abolition internationale des arsenaux nucléaires. Si cela a jamais été vrai, c’est devenu
aujourd’hui un prétexte pour éluder nos responsabilités à l’égard de cette génération et de la
suivante.
3) Inégalité entre les signataires du TNP
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Le régime de non-prolifération est fondé sur l’inégalité. Dans le grand marchandage à la base du
traité, les puissances non-nucléaires ont accordé un monopole de ces armes aux puissances qui les
possédaient déjà, en échange d’un engagement de bonne foi pour l’avenir des Etats nucléaires de
réduire et de désarmer leurs arsenaux nucléaires. Ce qui avait été prévu comme une situation
temporaire semble être devenu une réalité permanente établissant une hiérarchie dans le système
international entre Etats possesseurs ou non d’armes nucléaires.
Tandis que d’autres facteurs sous-tendent le statut d’une nation, l’inégalité entre Etats nucléaires et
non-nucléaires a une énorme signification parce qu’elle semble établir une seule sorte de sécurité
qui rend un pays nucléaire imperméable aux pressions extérieures et ainsi plus capable d’imposer sa
volonté au monde. Pour cette raison, la disparité nucléaire devient une incitation pour les Etats ne
disposant pas d’armes nucléaires de sortir de l’accord du TNP pour avoir un statut qui leur donne
plus de pouvoir. Ainsi, la dissymétrie de la relation entre Etats nucléaires et non-nucléaires affecte la
stabilité, la durabilité et l’efficacité du système de non-prolifération.
En l’absence de désarmement effectif, les efforts pour appliquer la non-prolifération donnent
naissance aux soupçons que le TNP est l’instrument d’un ordre mondial irrémédiablement inégal.
Maintenant que la guerre froide est à un quart de siècle derrière nous, les Etats non-nucléaires
perçoivent de plus en plus ce régime comme un système fait pour servir les intérêts de ceux qui ont
des armes nucléaires. En l’absence de progrès consistants vers le désarmement, tels que promis par
le TNP, la légitimité du système est de plus en plus contestée. La non-possession commence à
apparaître incompatible avec l’égalité des souverainetés nationales et le droit essentiel des Etats à la
sécurité et à l’auto-défense. La capacité nucléaire est encore considérée par certains pays comme
une condition de l’influence diplomatique et du statut de grande puissance, ce qui pousse à la
prolifération et compromet ainsi la sécurité mondiale.
De plus, en même temps que les puissances nucléaires appliquent, avec l’assistance de l’Agence
Internationale de l’Energie Atomique (IAEA), de strictes mesures de non-prolifération à des pays qui
menacent de sortir de l’accord, il n’y a pas de mécanisme international de surveillance et de contrôle
pour appliquer les clauses de désarmement du TNP. Il n’y a pas de moyens prévus dans l’accord pour
assurer que la promesse de transformation d’un monde sans armes nucléaires se concrétise. En
l’absence d’une Conférence effective sur le désarmement, ces décisions sont laissées à une politique
de négociations bilatérales ou à des initiatives unilatérales, ce qui aboutit à des changements lents et
souvent insignifiants de l’équilibre nucléaire. Selon le Plan d’action du TNP de 2010, les Etats dotés
d’armes nucléaires se sont engagés à accélérer les progrès concrets dans leur démarche sur la voie
du désarmement nucléaire, formulés dans le document final de la Conférence de suivi de 2000, de
manière à promouvoir la stabilité internationale, la paix, le maintien et l’accroissement de la
sécurité. Jusqu’ici les seules vérifications ont été faites par des organisations non-gouvernementales
observant l’application de Plan d’Action du TNP de 2010.Cependant les Etats possédant les armes
nucléaires ont l’obligation de rendre compte de leurs opérations de désarmement au Comité
préparatoire de la Conférence de suivi de 2014, et la Conférence de suivi de 2015 en prendra acte et
envisagera les étapes suivantes de l’application totale de l’article VI.
Rétablir la stabilité, la légitimité et l’universalité du système du TNP exige de la part des Etats
possesseurs d’armes nucléaires la mise au point de normes et de mécanismes de surveillance du
désarmement nucléaire. S’il y a peu ou pas de progrès en matière de désarmement des Etats
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nucléaires, il est inévitable que le TNP soit regardé comme une injuste perpétuation du statu quo.
C’est seulement dans la mesure où les Etats nucléaires progressent vers le désarmement que le reste
du monde considérera le système de non-prolifération comme juste.
4) Les pauvres et les faibles délaissés
Pendant des décennies, le coût de multiples armements nucléaires a évidemment pesé sur les
pauvres du monde. Il y a cinquante ans, le Concile Vatican II déclarait : « la course aux armements
nucléaires est un piège tout à fait perfide pour l’humanité, et qui lèse les pauvres à un degré
incroyable ». Aujourd’hui, la production, l’entretien et le déploiement des armes nucléaires continue
à absorber des ressources qu’on aurait pu rendre disponibles pour l’atténuation de la pauvreté et le
développement socio-économique des populations pauvres. Le prolongement du système nucléaire
perpétue les processus d’appauvrissement, sur le plan national et international.
Dans la plupart des sociétés, les devoirs envers les pauvres et les déshérités sont des devoirs moraux
essentiels. En 2005, la communauté internationale, en adoptant le texte sur la responsabilité de
protéger, a décidé que protéger sa population des manques de biens fondamentaux est de la
responsabilité d’un gouvernement et a permis à la communauté internationale d’intervenir quand
les gouvernements sont défaillants à cet égard. Les agences humanitaires, de même que les grandes
religions, considèrent l’aide apportée aux pauvres et la promotion du développement comme
essentiels au bien commun mondial. Après avoir fait de la réduction de l’extrême pauvreté l’un des
Objectifs du Millénaire, l’objectif de réduire de moitié en 2015 le nombre de personnes vivant dans
une pauvreté absolue est loin d’être réalisé. La part des pays développés dans cette importante
contribution à la paix a été insuffisante. On pourrait atteindre ces objectifs dans un délai repoussé si
on faisait des économies en diminuant les dépenses consacrées à l’armement nucléaire pour
accroître les dépenses destinées à réduire la pauvreté.
Le déplacement vers le développement de ressources financières consacrées à l’armement est une
condition essentielle de la justice sociale. La justice sociale est liée à la justice du fonctionnement de
nos institutions. La disparité entre les ressources consacrées au développement humain et celles
consacrées à l’armement nucléaire est une injustice fondamentale au niveau de la politique
mondiale. Le déplacement de ressources affectées à des programmes d’armement dispendieux et
dangereux en direction d’objectifs constructifs et pacifiques de développement humain mondial
remédierait aux honteux déséquilibres entre les ressources et les moyens des institutions publiques.
La paix ne consiste pas seulement en « absence de guerre », mais plutôt dans la jouissance d’un
ensemble de droits et de biens qui favorise le développement intégral de la personne dans la
communauté. Les objectifs de développement du Millénaire donnent un résumé pratique des biens
matériels qu’une vie pacifique devrait comporter : l’éradication de l’extrême pauvreté et de la faim,
une instruction primaire universelle, l’émancipation des femmes, la réduction de la mortalité
infantile, la santé des mères, la lutte contre le sida et d’autres maladies, le maintien de la qualité de
l’environnement, et une solidarité mondiale dans le développement.
Le philosophe William James a cherché un « équivalent moral de la guerre », un engagement
complet des énergies personnelles envers une cause qui se substituerait à la guerre, comme une
grande entreprise humaine. Ecrivant à l’époque de la première guerre du Golfe, St Jean-Paul II a
souhaité un « effort mondial concerté pour favoriser le développement en tant qu’effort pour la
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paix ». Il écrivait : « un autre nom de la paix est le développement. De même qu’il y a une
responsabilité pour éviter la guerre, il y a aussi une responsabilité collective de favoriser le
développement. » Il estimait qu’on devait faire confiance aux populations pauvres pour contribuer à
la prospérité économique par leur propre travail. Mais pour qu’il en soit ainsi « il faut qu’ils puissent
disposer de possibilités réelles ». Le déplacement des ressources consacrées aux armements
nucléaires vers des programmes de développement est un moyen tout à fait approprié de fournir ces
possibilités. Ces contributions supplémentaires permettront d’atteindre les Objectifs de
développement révisés du Millénaire. D’un seul coup, il y aurait une double contribution à la paix : en
réduisant le danger d’une guerre nucléaire et en assumant la responsabilité collective de promouvoir
le développement.
Raison, rationalité et paix
Quand le président John F. Kennedy commença à travailler à la suppression des essais nucléaires, il
affirma dans un discours de juin 1963 à l’Université Américaine que la paix par le désarmement
nucléaire est « le but nécessaire et rationnel d’hommes rationnels ». La rationalité qui aboutit à la
paix n’a rien à voir le raisonnement technique de scientifiques et de spécialistes du contrôle des
armements. Il consiste plutôt dans la large réflexion morale qui vient de l’observation de la vie et est
alimenté par nos traditions historiques de sagesse. Dans le meilleur des cas, il place une morale des
fins à la base des constructions politiques. La raison technique-la morale des moyens-devrait être sa
servante et non la dominer. C’est la raison morale qui nous dit que l’abolition du nucléaire est
possible. C’est la raison morale qui nous dit comment utiliser la raison technocratique dans la tâche
du désarmement. C’est la raison morale qui reconnaît la dissuasion comme un obstacle à la paix et
nous amène à chercher d’autres voies menant à un monde pacifique.
La raison morale n’est pas un simple calcul rationnel. Elle est le raisonnement éclairé par la vertu,
c’est-à-dire la « raison droite » ; c’est la raison formée par l’examen de l’expérience de vies morales,
ce que les Anciens appelaient « sagesse ». La raison technique autonome, si elle n’est pas guidée par
une profonde vision morale et modérée par les vertus de la vie bonne, peut aboutir à un résultat
catastrophique, comme le montre depuis des siècles le mauvais usage du concept traditionnel de la
« guerre juste ». La raison morale est un phare qui guide vers une vie pleinement humaine. C’est
seulement la raison dans sa vision le plus large, la logique des fins, qui peut nous mener vers un
monde libéré du nucléaire
En bref, pour réussir l’abolition du nucléaire, nous avons besoin de résister aux limites posées par le
réalisme politique. Tout en reconnaissant combien ces concepts peuvent être un moyen prudent de
se protéger d’excès injustifiés, nous devons finalement les rejeter en tant que vision pour notre
avenir politique commun. La peur qui induit la répugnance à désarmer doit être remplacée par un
esprit de solidarité qui engage l’humanité à réaliser le bien commun mondial dont la paix est la plus
complète expression.
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