PDF - maelstrÖm reEvolution

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BROOKLYN : SKETCHES
Thierry Clermont
She shows no emotion at all
Stares into space like a dead china doll.
Elliott Smith
Park Slope
Stagger onward rejoicing.
WH Auden
MES ENFANTS, MES ENFANTS,
je pensais que cette sale histoire allait finir
dans le sang.
Mais dans le sang et les rêves
rien ne s’achève.
Et les histoires sales attendent leur issue.
J’y pensais comme grimper au cou d’une girafe.
Ou singer le cul des singes.
(Le rose des sexes s’y répand).
Alors…
Alors qu’il fallait juste abandonner l’inconsolable.
Mes enfants, mes enfants…
Une petite voix me soupire :
trébuche, avance
et prends ta joie.
Une petite voix s’élevant dans les brownstones
aux ombres rouges.
Trébuche, avance et prends ta joie !
Vite, une mouette tenace dans les flocons.
Vite, deux mouettes rieuses dans le ciel de neige de Brooklyn.
Trois mouettes ralentissant et mimant leur rythme
sur l’élan des flocons.
On avait oublié que la neige apaise tant et tant.
Paix, tranquillité des yeux : la joie viendra plus tard.
Elle attendra bien. Non ? Comme la prochaine neige.
20 degrés farenheit : combien des mêmes en celsius ?
[2]
Zoé-la-Goujate s’endort
de l’autre côté du lit.
Elle retient sa respiration, faible.
Elle attend. Elle est NUE.
Ils se sont connus
il y a des mois et des mois. C’était la Saint-Jean.
Celle des feux et du solstice. Des croix en feu.
Elle s’était mariée mais avait hésité à s’engager.
Hésité à trahir.
Maintenant, l’hiver a arraché les dernières feuilles de New York.
Le silence après leurs cris les avait effrayés.
Elle souffrait, mais sans pouvoir en identifier l’origine.
Parfois Zoé-la-Goujate tardait à jouir,
les yeux dans le lointain
rêvant d’autres corps, d’autres élans,
d’autres et d’autres.
L’abandon était ce grand trou noir.
Elle le savait bien.
Finally submitting to the final caresses of sexual oblivion.
Quoi qu’il en soit, il ne parvenait pas à la rejoindre.
Trop loin.
Elle, perdue au loin.
Au réveil
ce n’était plus elle.
Les deux s’obsédaient de la sauvagerie de leurs corps,
mais incapables d’écouter le mystère de chacun,
le mystère de l’autre.
Ce que nous savons d’impossible doit-il obséder ?
Waldo Jeffers et Piggy Knowles savaient tout de l’histoire.
Ils en riaient même, et Miss Rayon aussi,
qui les avait rejoints avec Sing Sing Tommy Shay Boy,
chez Ozzie’s, sur la Cinquième,
près Garfield.
Ils en avaient vu d’autres.
[3]
Ils avaient bien ri. Elle et lui.
Drôle de fille, Piggy Knowles.
Une fille à chansons.
Une fille à boire. Fille-fille.
Ennemie intime de Zoé-la-Goujate.
Mes enfants, mes enfants, si vous la voyiez,
Zoé-la-Goujate !
Agitant ses bracelets après avoir bu son thé.
Riant entre les pommes et les pêches.
Les seins durs comme la préhistoire.
L’odeur d’encens de ses cheveux de broussaille.
Pointant ses doigts sur la guitare.
S’émerveillant d’un jour où l’on dansera près du port.
Un cocktail aux lèvres.
Mes enfants, mes enfants, dites au vent, à la lumière,
dites aux premières neiges de Brooklyn,
entre Saint Marks Place
et Hoyt Street, que son sommeil m’apaise
que les terrasses de Positano m’obsèdent,
que le parc des rues H et 21 m’obsède,
que j’ai cru mourir de plaisir dans notre cambuse
sur la 25e.
Cœur du Vedado.
Havana affair.
Habana blues.
Redresse-toi et prends ta joie !
Mes enfants, mes enfants, dites-lui tout cela.
Que j’ai arrêté le tabac et les mensonges.
Que j’aime mon prochain sans peur
ni regret.
Que la vie est belle quand elle devient la vie.
Que j’aime le cottage cheese et le jus d’érable.
[4]
Que ses bras sont des havres de bonheur.
Que le vrai est plus puissant que le réel.
Ah ! Que sa peau proposait de terribles mesquineries.
Grenades pures.
Mes enfants, mes enfants !
Dites-lui haut et fort
que je hais Sarrebruck, les villes suisses
et les quais des gares.
Que je me souviens de Chico Buarque
et des mornas de Mindelo.
De la baie de Naples, du square Gardette
et de l’hôpital González Coro.
Dites-lui que la neige de Brooklyn est grande,
grise et parfaitement ronde,
et qu’elle s’apprête à recouvrir une année de fer.
Que les trahisons sont réelles quand elles sont à nu.
Mes enfants, mes enfants !
Love will tear us apart qu’elle chantonne.
C’est encore plus émouvant dans la salle de bains,
après la douche,
le talc et le santal.
Après les pancakes et le lait de coco.
Dans son peignoir rose,
elle glisse et chantonne.
Elle s’agenouillerait pour un lent pardon. Non.
Elle imposerait ma main sur sa nuque. Non.
Ses épaules brillantes, ses doigts volontaires,
mon abdomen. Non.
Ventre ennemi de la neige. Non.
Le tamarin de ses lèvres. Non.
Love will tear us apart again…
Des cactus poussent dans nos voix.
Des putois nous entourent.
Répugnants comme la haine.
[5]
Yet there’s still this appeal
that we’ve kept through our lives
and love will tear us apart again.
On avait beau y croire,
on n’y croyait plus.
Je marche dans Prospect Avenue, la tête basse
le sexe glacé, périmé,
à moins que ce ne soit Warren Street,
ou Saint Johns Place, ou Flatbush,
la main de mon fils rougie de froid
dans ma main pleine d’espoir,
avide d’avenir.
Demain, on ira à Manhattan, c’est promis,
malgré le froid
et la neige grise de Brooklyn.
Union Square, East Village ou SoHo.
Dans ses petits yeux noirs, le souvenir des étoiles
et le futur inhumain. La force de la joie.
La lune est un petit croissant,
si proche des étoiles en nombre et des tropiques.
La multiplication de ses forces.
La douceur de son dos.
L’odeur de ses merdouilles.
La force des sourires.
Life doesn’t frighten him.
Les monstres non plus.
Moi si. Et comment !
Life doesn’t frighten me.
Ne plus avoir peur. Non !
La petite voix m’insiste :
trébuche dans tes émois, avance et prends ta joie !
Trébuche, relève-toi, et reprends ta joie !
[6]
Thierry CLERMONT
vit et travaille à Paris. Critique littéraire et
chroniqueur musical. A publié des poèmes et des nouvelles dans les revues
La Femelle du Requin, Petite, Le Nouveau Recueil, La Revue Littéraire…
Vient d'achever un récit sur le séjour de Robert Desnos à Cuba en 1928.
A fait de nombreux séjours dans les Caraïbes et à New York.
Remerciements
Hart Crane, Allen Ginsberg, Lou Reed, Tom Waits, Ian Curtis et Billie
Holiday, pour leur avoir emprunté quelques expressions ou personnages.
Sans oublier les troubadours cubains Raúl Torres et Silvio Rodríguez.
Brooklyn Industries.
Odette Casamayor, David Giannoni, Sophie Loizeau et Philippe Binet pour
le soutien et/ou l'amicale bienveillance. Enfin, mes fils Augustin et Flavio
Antonio, pour toute leur charge d'espoir…
Bookleg réalisé à l’occasion des Festivités
“15 ANS QUE MAELSTRÖM S’ÉCLATE”
lors de la Nuit des Libraires le vendredi 14 octobre 2005
à la Librairie Wallonie-Bruxelles à Paris
Collection dirigée par - Collana diretta da Dante Bertoni
Déja parus en Bookleg - Già pubblicati in Bookleg...
Cuore distillato / Coeur distillé Antonio Bertoli & Marco Parente
Solo de Amor Alejandro Jodorowsky
Démocratie Totalitaire Lawrence Ferlinghetti
100 bonnes raisons de “faire” de la poésie
Jean-Sébastien Gallaire & Philippe Krebs (Collectif Hermaphrodite)
Vers les cieux qui n’existent pas Marianne Costa
Que tu sois Evrahim Baran
Philtre Martin Bakero
Poudre d’ange Adanowsky
Encyclique des nuages caraïbes Anatole Atlas
Passer le temps ou lui casser la gueule Serge Noël
Mémoires d’un cendrier sale Kenan Görgün
Cantique des hauteurs Rodolphe Massé
que les livres circulent... la photocopie ne tue que ce qui est déjà mort...
che circolino i libri... la fotocopia uccide solo ciò che è già morto...
© Thierry Clermont, 2005
© Maelström éditions, Bruxelles, 2005
www.maelstromeditions.com
ISBN 2-930355-41-7 - Dépôt légal - 2005 - D/2005/9407/41
Photocopié en Belgique : Fac Diffusion LLN