L`Expert Traducteur Interprète judiciaire - stl
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MEMOIRE L’EXPERT TRADUCTEUR INTERPRETE JUDICIAIRE : REFLEXIONS SUR UNE FONCTION AMBIGUË Fanny Dautremepuis Sous la direction d’Annie Risler Master interprétariat langue des signes française – français Université Lille 3 Charles de Gaulle – année 2011/2012 SOMMAIRE Introduction ................................................................................................................................ 2 1. Qu’est-ce qu’un Expert Traducteur Interprète ? .................................................................... 3 1.1. Historique de la profession .............................................................................................. 3 1.1.1. Les sourds et le droit à l’interprétation dans le cadre de la justice ........................... 3 1.1.2. Les interprètes en justice ........................................................................................... 5 1.2. Le statut d’Expert ............................................................................................................ 7 1.2.1. Définition du statut d’Expert .................................................................................... 7 1.2.2. Conditions d’inscription............................................................................................ 9 1.2.3. La prestation de serment ......................................................................................... 12 1.3. L’Expert Traducteur Interprète ...................................................................................... 12 1.3.1. Réglementations générales ...................................................................................... 12 1.3.2. Devoirs de l’ETI ..................................................................................................... 15 2. L’Expert Traducteur Interprète LSF - français, une fonction idéale ? ................................. 16 2.1. Etat des lieux ................................................................................................................. 16 2.1.1. Tableau récapitulatif et analyse............................................................................... 16 2.1.2. Hétérogénéité des profils : caractéristique des ETI ?.............................................. 18 2.1.3. Les ETI LSF : un groupe marginalisé au sein d’un groupe marginalisé ? .............. 20 2.2. Que des « experts » en justice ? ..................................................................................... 22 2.2.1. Une déontologie non-partagée ............................................................................... 22 2.2.2. Des pratiques diverses............................................................................................. 24 2.2.3. Les « listes parallèles » ........................................................................................... 26 3. Pour une meilleure représentation du statut d’ETI spécialité LSF....................................... 29 3.1. De l’importance d’être qualifié lorsque l’on intervient en justice ................................. 29 3.1.1. Responsabilités de l’interprète en justice ................................................................ 29 3.1.2. Difficultés liées à l’interprétation judiciaire ........................................................... 31 3.2. Propositions ................................................................................................................... 35 3.2.1. Le recrutement des ETI ........................................................................................... 35 3.2.2. Les formations des ETI ........................................................................................... 38 3.2.3. Actions auprès des membres du corps judiciaire .................................................... 42 Conclusion................................................................................................................................ 44 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................... 46 ANNEXES ............................................................................................................................... 48 1 Introduction Dans l’univers des interprètes en langue des signes française-français (désormais ILS), comme dans tout corps de métier, certains sujets sont polémiques : plusieurs thématiques semblent en effet particulièrement sensibles et sujettes à de nombreux débats. C’est lorsque l’on pénètre cet univers, lors de l’apprentissage de la profession par exemple, que nous avons de plus en plus accès à ces discussions et pouvons repérer peu à peu les polémiques récurrentes. Le sujet qui soulève sans doute le plus de débats voire de révoltes chez les interprètes est le fait que certaines personnes, non professionnelles, exercent l’interprétariat sans en avoir ni les compétences, ni la formation indispensable à l’acquisition des techniques. Le métier d’interprète LSF-français, étant une profession plutôt récente, ne jouit pas encore d’une parfaite reconnaissance de la part de la société et des pouvoirs publics. Ainsi, il arrive régulièrement, de façon plus ou moins ostentatoire, que certaines personnes, maitrisant aléatoirement la langue des signes, fassent « office d’interprète ». Cela crée, quasi instantanément chez les professionnels, une vague de rébellion allant parfois jusqu’à la dénonciation publique. Ces dernières années, plusieurs débats politiques, médiatisés, laissaient ainsi apparaître des « interprètes » vraisemblablement totalement étrangers à la pratique mais réquisitionnés sous couvert de la loi encore prégnante du « mieux que rien ». Au sein de la profession, par l’intermédiaire des forums spécialisés, d’articles ou d’associations, l’irritation est palpable et l’inculpation de l’individu en question immédiatement établie. Ce mouvement est d’ailleurs souvent rejoint par des personnes sourdes indignées par le manque de respect qui leur est alloué au travers de ce genre d’arrangement. On se souvient par exemple du discours de Madame Bachelot traduit par une députée qui a ensuite dû essuyer la colère des interprètes et de certaines personnes sourdes qui ont jugé sa prestation inacceptable et irrespectueuse : elle avait alors dû faire des excuses publiques et la vidéo la faisant apparaître avait été censurée. Mais il est un domaine où, semble-t-il, les professionnels et non professionnels sont forcés de cohabiter puisque réunis sous un seul et même statut : la justice. En effet, les juridictions civiles ou pénales ont parfois recours aux interprètes lorsqu’une personne sourde s’exprimant en langue des signes intervient dans la procédure. Ces interprètes font le plus souvent partie des listes d’Experts, établies pour chaque Cour d’Appel ainsi que pour la Cour de Cassation, sous la dénomination suivante : Expert Traducteur Interprète (désormais ETI). Mais que signifie exactement cette fonction ? Qui sont les ETI et comment travaillent-ils ? Quelles sont les polémiques, s’il y en a, spécifiques au statut ? 2 Pour répondre à ces questions, nous commencerons par faire un bref retour historique sur la présence des interprètes en langue des signes dans le domaine de la justice : de leurs premières apparitions à la création du statut d’ETI. Après avoir défini ce statut, nous nous demanderons qui sont ces experts et nous réfléchirons sur sa réelle signification. Enfin, nous essaierons de formuler des propositions qui tendraient à rendre le statut plus cohérent. 1. Qu’est-ce qu’un Expert Traducteur Interprète ? 1.1. Historique de la profession 1.1.1. Les sourds et le droit à l’interprétation dans le cadre de la justice Selon l’article de Christiane Fournier : L’interprétation pour sourds au pénal, c’est à partir de 1830 qu’apparaissent les premières interprétations en justice, lorsque des mis en cause ou des victimes sourdes s’exprimant en « langue gestuelle » sont présents, lors d’un procès au tribunal. C’est à la suite de manifestations d’intellectuels sourds, dans le but d’obtenir les mêmes droits que les autres citoyens, que les magistrats, pour ne pas contrevenir à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ont autorisé la présence d’intermédiaires lors des procès. Un nouvel article, dans le Code d’Instruction Criminelle (ancêtre du Code de Procédure Civile) a ainsi été rédigé : Article 333 Si l’accusé est sourd-muet et ne sait pas écrire, le président nommera d'office pour son interprète la personne qui aura le plus d'habitude de converser avec lui. Il en sera de même à l'égard du témoin sourd-muet. Le surplus des dispositions du précédent article sera exécuté. Dans le cas où le sourd-muet saurait écrire, le greffier écrira les questions et observations qui lui seront faites ; elles seront remises à l’accusé ou au témoin, qui donneront par écrit leurs réponses ou déclarations. Il sera fait lecture du tout par le greffier. Source : http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/ code_instruction_criminelle_1808/code_instruction_criminelle_2.htm 3 Dans le nouveau Code de Procédure Pénale, cet article a été remplacé par l’article 345 actualisé le 1er janvier 2001. Nous pouvons remarquer que ce nouvel article semble privilégier le recours à un intermédiaire non lié à la personne sourde. Article 345 Si l'accusé est atteint de surdité, le président nomme d'office pour l'assister lors du procès un interprète en langue des signes ou toute personne qualifiée maîtrisant un langage ou une méthode permettant de communiquer avec les sourds. Celui-ci prête serment d'apporter son concours à la justice en son honneur et en sa conscience. Le président peut également décider de recourir à tout dispositif technique permettant de communiquer avec la personne atteinte de surdité. Si l'accusé sait lire et écrire, le président peut également communiquer avec lui par écrit. . Les autres dispositions du précédent article sont applicables. Le président peut procéder de même avec les témoins ou les parties civiles atteints de surdité Les mêmes termes sont repris dans le Code de procédure civile (article mis en vigueur le 1er janvier 2005) Article 23-1 Si l'une des parties est atteinte de surdité, le juge désigne pour l'assister, par ordonnance non susceptible de recours, un interprète en langue des signes ou en langage parlé complété, ou toute personne qualifiée maîtrisant un langage ou une méthode permettant de communiquer avec les sourds. Le juge peut également recourir à tout dispositif technique permettant de communiquer avec cette partie. Toutefois, l'alinéa précédent n'est pas applicable si la partie atteinte de surdité comparaît assistée d'une personne de son choix en mesure d'assurer la communication avec elle. Aussi, la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, rappelle que : Article 76 Devant les juridictions administratives, civiles et pénales, toute personne sourde bénéficie du dispositif de communication adapté de son choix. Ces frais sont pris en charge par l'Etat. 4 Enfin, les mesures dictées par le Code de Procédure Pénale, le Code de Procédure Civile et la Loi du 11 février 2005 ont été de nouveau réaffirmées plus récemment dans la directive 2010/64/UE du Parlement Européen le 20 octobre 2010 « relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales » : Article 2 Droit à l’interprétation 3. Le droit à l’interprétation visé aux paragraphes 1 et 2 comprend l’assistance appropriée apportée aux personnes présentant des troubles de l’audition ou de la parole. Article 4 Frais d’interprétation et de traduction Les États membres prennent en charge les frais d’interprétation et de traduction résultant de l’application des articles 2 et 3 quelle que soit l’issue de la procédure. Le droit des sourds à l’interprète dans le cadre d’actes de justice est donc, vu l’état des lois, a priori indéniable. Cependant, comme le précise Anne-Sarah Kertudo dans son ouvrage Est-ce qu’on entend la mer à Paris ? (chapitre 7 : « Les interprètes au tribunal »), il faut encore parfois militer pour qu’un interprète soit convié et que ses frais soient pris en charge par la justice. C’est d’ailleurs à la suite de ce constat qu’elle a créé en 2002 une permanence juridique dans le 9ème arrondissement à Paris destinée, entre autres, à aider les sourds à faire reconnaître leur droit à l’interprétation dans le cadre de la justice. Il convient également de souligner que dans différents textes législatifs français, concernant le droit à l’interprétation, une expression revient systématiquement : on dit qu’il est fait appel à un interprète « ou [à] toute personne qualifiée maîtrisant un langage ou une méthode permettant de communiquer avec les sourds ». Le type de professionnel intervenant pour l’interprétation n’est donc pas clairement spécifié et officiellement, les magistrats ou les services de police et de gendarmerie peuvent faire appel à n’importe quel individu. 1.1.2. Les interprètes en justice En 1833, une trace est gardée d’un procès mettant en cause un jeune sourd alors assisté d’un certain Louis-Pierre Paulmier (1775-1847) qui à l’époque détenait le monopole de l’interprétariat à Paris. Il était en fait Professeur à l'Institut de Paris, l’un des disciples de l'abbé Sicard et venait surtout accompagné de son élève sourd : Ferdinand Berthier (18035 1886). Ce dernier, que les magistrats jugèrent comme plus à même de comprendre « un de ses frères dépourvu d’instruction » (article « Interprètes et Justice » site www.cis.gouv.fr), fit à plusieurs reprises office d’interprète lors d’instructions. Ferdinand Berthier avait en fait milité pour que ce soient les sourds eux-mêmes qui choisissent leur interprète et non le tribunal. Cette façon de faire avait alors été tolérée par les magistrats qui firent de plus en plus appel à des personnes extérieures à l’affaire pour interpréter les audiences, et le plus souvent à des sourds eux-mêmes qui réécrivaient, généralement, les dires de chacun. Ferdinand Berthier est ainsi considéré comme l’un des premiers interprètes en langue des signes. La justice est donc sans aucun doute le premier domaine d’intervention dans l’histoire de l’interprétation français-langue des signes française. C’est dans les tribunaux qu’eurent lieu les premières interprétations « officielles », et c’est par ce biais que la profession émergea petit à petit. L’interprétation en justice, si l’on en croit certains actes de procédures, résista même au Congrès de Milan interdisant la pratique de la langue signée. En effet, comme le souligne Florence Encrevé dans sa thèse Sourds et société française au XIXe siècle : 18301905, la langue des signes, et par le biais, le recours à l’interprétation, perdurèrent dans les tribunaux puisque c’était tout simplement inévitable : le besoin de la part des sourds et des magistrats restait réel malgré la mauvaise réputation de la langue. Christiane Fournier, dans un entretien paru dans le Journal de l’AFILS n°63, affirme elle aussi que c’est bien au tribunal qu’a émergé le métier d’ILS. Jusqu’au milieu du XXème siècle, les interprètes, le plus souvent les amis, la famille ou des proches de la communauté sourde, ne sont pas formés, et exercent bénévolement avec une langue non reconnue, pour une population dénigrée. Mais bientôt la justice fera de plus en plus appel à eux, leur conférant ainsi un rôle majeur. Ce seront les seules demandes « professionnelles » et rémunérées. Lors du Congrès Mondial des Sourds de 1974, ces interprètes se réunissent pour parler de leurs interventions en justice : dès lors le besoin de formation se fait sentir. Bientôt, la loi n°71-498 du 29 juin 1971, va définir la fonction expertale, en en précisant les rôles et fonctions et en établissant les premières modalités d’inscription. Cette loi sera ensuite détaillée et appliquée par le décret n°74-1184 du 31 décembre 1974. Ce sera alors la première reconnaissance de la profession d’interprète, avant la mise en place de la première formation d’interprètes en 1981 par l’ANFIDA (Association Nationale Française d’Interprètes pour Déficients Auditifs). 6 1.2. Le statut d’Expert 1.2.1. Définition du statut d’Expert Le recours à l’expertise, ou en tous cas les premières réglementations à leur sujet, date du XIXème siècle mais a été essentiellement codifié par la loi 71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires. Selon la définition de Jacques Boulez : « l’expert est un technicien dans des domaines de connaissances variés. L’expert judiciaire, qui exerce à titre principal une profession à caractère technique, va se révéler un collaborateur occasionnel du service public de la justice lorsqu’il est conduit à exécuter les missions confiées par les magistrats » (2009 : 12). Etre expert n’est donc pas une profession mais une fonction exceptionnelle régie par un ensemble de conditions. C’est lorsque les magistrats, juges ou avocats, ont besoin de compétences spécifiques pour les éclairer sur un point particulier d’une affaire, qu’ils font appel à un expert. Selon la dernière nomenclature (qui fait l’objet d’un arrêté le 10 juin 2005), les experts sont recensés selon leur profession au sein de huit grands domaines professionnels qui sont les suivants : A. − AGRICULTURE. – AGRO-ALIMENTAIRE. - ANIMAUX. – FORÊTS B. − ARTS, CULTURE, COMMUNICATION ET MÉDIAS, SPORT C. − BÂTIMENT. – TRAVAUX PUBLICS. - GESTION IMMOBILIÈRE D. − ÉCONOMIE ET FINANCE E. − INDUSTRIES F. − SANTÉ G. − MÉDECINE LÉGALE, CRIMINALISTIQUE ET SCIENCES CRIMINELLES H. − INTERPRÉTARIAT – TRADUCTION Pour chaque Cour d’Appel et pour la Cour de Cassation, les experts inscrits sont ainsi recensés par spécialité dans une liste mise à jour chaque année. Comme nous l’avons dit plus tôt, c’est la loi du 29 juin 1971 qui fixa la première, les conditions de recrutement et d’exercice des experts. Cette loi fut en grande partie révisée par la loi 2004-130 du 11 février 2004 et par son décret d’application 2004-1463 du 23 décembre 2004 (désormais la loi réglementant l’expertise judiciaire en vigueur). Le premier article de cette loi introduit cependant le caractère non systématique du recours au professionnel expert : 7 Article 1 Sous les seules restrictions prévues par la loi ou les règlements, les juges peuvent désigner pour procéder à des constatations, leur fournir une consultation ou réaliser une expertise, une personne figurant sur l’une des listes établies en application de l’article 2. Ils peuvent, le cas échéant, désigner toute autre personne de leur choix. Nous verrons par la suite ce que cet article induit en termes de reconnaissance du statut et de polémiques au sein même de la fonction d’expert. Le décret d’application du 23 décembre 2004 établi le profil de l’expert et régente les droits et devoirs de celui-ci. Concernant ses missions l’article 23 édicte que : Article 23 L’expert fait connaître tous les ans […] le nombre de rapports qu’il a déposés au cours de l’année précédente ainsi que, pour chacune des expertises en cours, la date de la décision qui l’a commis, la désignation de la juridiction qui a rendu cette décision et le délai imparti pour le dépôt du rapport. Dans les mêmes conditions, il porte à leur connaissance les formations suivies dans l’année écoulée en mentionnant les organismes qui les ont dispensées. L’expert a en effet pour principale mission, selon le cadre législatif, d’établir des rapports présentant son avis sur l’expertise qu’il a mené, et ce, quel que soit son domaine. Il doit également, comme le précise cet article, mener un registre de ses interventions et en faire part, chaque année, à la cour à laquelle il est rattaché. Il s'agit d'un rapport récapitulatif de toutes les missions ordonnées par les magistrats ou officiers de police judiciaire, accomplies durant l'année écoulée. Tout expert, quelle que soit sa spécialité, doit l’adresser au Premier Président et au Procureur Général de la cour (d'appel ou de cassation) sur la liste de laquelle il est inscrit, avant le 1er mars de chaque année. Ces comptes rendus interviendraient notamment dans le recrutement des experts, et lors de la mise à jour des listes puisqu’ils renseignent sur leur activité. En effet, même s’il n’y a pas officiellement de quotas par spécialité pour le recrutement des experts, ces bilans permettent de rendre compte de la nécessité ou non d’engager un nouveau professionnel dans tel ou tel domaine. Les experts peuvent intervenir dans tous les degrés de juridiction : les expertises judiciaires peuvent en effet être ordonnées par une juridiction de l’ordre judiciaire ou administratif mais 8 c’est le juge qui reste décideur de la démarche. Dans l’ouvrage de J. Boulez, on apprend que même si les experts peuvent être sollicités à tout moment, une enquête nationale d’activité menée par la revue « Experts » en 2007 démontre qu’environ 60 % des expertises (tous domaines confondus) sont réalisées dans le cadre du Tribunal de Grande Instance. Une autre analyse parue dans la revue Experts n°80 de 2008, montre que les spécialités les plus sollicitées par les tribunaux sont celles des domaines médicaux (toutes professions confondues), du bâtiment (notamment architectes, géomètres, etc.), de l’évaluation du patrimoine (experts en valeurs immobilières ou commerciales), des expertises financières (experts comptables) ou enfin linguistiques (interprètes, traducteurs). Cette même enquête évalue à 15.200 le nombre d’experts inscrits sur les listes des cours d’appel (ce chiffre n’aurait pas bougé depuis les années 1990). Enfin, la moitié d’entre eux seraient membres d’une compagnie d’experts judiciaires pluridisciplinaires ou spécialisée, régionale ou nationale. Cette adhésion n’est pas obligatoire, mais il faut noter que ces compagnies ont notamment pour but d’assurer à leurs membres une formation à l’expertise. 1.2.2. Conditions d’inscription Cette loi détermine également les conditions d’inscription des experts. Sur ce point particulier, la loi instaure de nouveaux principes fondamentaux destinés à garantir le professionnalisme des experts : l’inscription à titre probatoire et l’obligation de formation. Si jusqu’en 2004, les experts étaient inscrits « à vie » et sans condition de formation, cette nouvelle loi induit désormais, à priori, une sélection et un suivi plus rigoureux de ces techniciens particuliers. Ainsi, le postulant, si son dossier est retenu, est inscrit pour une durée probatoire de deux ans, période après laquelle son inscription pourra être officiellement confirmée pour une durée de cinq ans. Concernant le contenu du dossier d’inscription, celui-ci est réglementé par les articles 6 à 9 du décret du 23 décembre 2004 (décret n°2004-1463). Le candidat doit faire parvenir sa demande au Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance dont dépend son domicile avant le 1er mars de chaque année. Celui-ci le transmet ensuite à la Cour d'appel correspondante après une première vérification. En ce qui concerne le contenu de ce dossier, l’article 6 déclare : 9 Article 6 La demande est assortie de toutes précisions utiles, notamment des renseignements suivants : 1° Indication de la ou des rubriques ainsi que de la ou des spécialités dans lesquelles l'inscription est demandée ; 2° Indication des titres ou diplômes du demandeur, de ses travaux scientifiques, techniques et professionnels, des différentes fonctions qu'il a remplies et de la nature de toutes les activités professionnelles qu'il exerce avec, le cas échéant, l'indication du nom et de l'adresse de ses employeurs ; 3° Justification de la qualification du demandeur dans sa spécialité ; 4° Le cas échéant, indication des moyens et des installations dont le candidat peut disposer. Le candidat doit donc joindre à sa demande un curriculum vitae détaillé, une copie des éventuels diplômes ainsi qu’une attestation sur l’honneur de n’avoir jamais fait l’objet d’aucune sanction pénale. Le procureur vérifie alors que le candidat remplit les conditions requises puis saisit le premier président de la cour d’appel. Une enquête sera ensuite réalisée par les magistrats en charge de l’établissement des listes : on veut essentiellement s’assurer de la « bonne réputation » du candidat, tant au niveau professionnel que personnel (les services de police peuvent alors convoquer un voisin ou un membre de la famille pour leur poser des questions). Enfin, les magistrats du siège de la cour d’appel dressent la liste des experts début novembre. Concernant la procédure de réinscription, il est édicté qu’à l’issue de la période probatoire, l’expert devra notamment, en plus du dossier de réinscription, justifier de l’expérience acquise ainsi que des formations qu’il a suivies dans le cadre de son exercice, comme le stipule l’article 10 de ce même décret : Article 10 La demande est assortie de tous documents permettant d’évaluer : 1° L’expérience acquise par le candidat, tant dans sa spécialité que dans la pratique de la fonction d’expert depuis sa dernière inscription ; 2° La connaissance qu’il a acquise des principes directeurs du procès et des règles de procédure applicables aux mesures d’instruction confiées à un technicien ainsi que les formations qu’il a suivies dans ces domaines. 10 C’est là la principale modification qu’apporte le décret de 2004 : l’objectif du texte étant de s’assurer de la formation de l’expert et des initiatives que celui-ci a pris pour maintenir ses connaissances à jour. Cette inscription ou réinscription sur les listes d’experts sera confirmée : « après avis motivé d’une commission associant des représentants des juridictions et des experts » (article 2). Cette commission est essentiellement composée de magistrats mais, autre nouveauté de 2004, y siègent également : « cinq experts inscrits sur la liste dans des branches différentes de la nomenclature depuis au moins cinq ans et désignés conjointement par le premier président et le procureur général après avis des compagnies d’experts judiciaires ou d’union de compagnies d’experts judiciaires ou, le cas échéant, de tout organisme représentatif » (article 12). Il est en effet admis que les compagnies d’experts, soit le Conseil National des Compagnies d’Experts de Justice, les compagnies des cours d’appel ou les compagnies d’experts dans un domaine particulier, soient consultées pour donner leur avis. Cependant, les experts de la commission sont élus pour cinq ans et ne représentent à eux seuls que cinq corps de métier. Il faut également noter qu’il n’existe aucune grille instaurant un minimum de compétences, de qualifications ou d’expérience, pour l’inscription d’un expert sur la liste d’une cour d’appel. Le recrutement des experts se fait donc selon la libre appréciation des cours d’appel, et de la commission en charge de l’établissement des listes. Ainsi, selon l’article de Rodger E. Giannico, si certaines cours d’appel refusent les candidats ne pouvant attester de leur formation dans leur spécialité, d’autres privilégient l’expérience dans le domaine ou encore la réputation. Une diversité des méthodes de recrutement est donc observable sur le territoire français. Ce phénomène est lié aux exigences variables des magistrats selon les cours d’appel, mais aussi selon le nombre de candidatures qui est instable en fonction des régions et des spécialités. Enfin, concernant la procédure d’inscription sur la liste de la cour de cassation, la loi du 11 février 2004 exige que l’expert soit déjà inscrit sur une liste d’une cour d’appel depuis au moins trois ans. Le candidat envoie sa candidature de la même façon, avant le 1 er mars à l’attention du procureur général près la cour de cassation. Celui-ci donne alors son accord, après avoir eu celui du procureur de la cour d’appel où l’expert été précédemment inscrit. Cette inscription sur la liste nationale est valable sept ans et est renouvelable. Selon J. Boulez, chaque année environ 400 candidats présenteraient leur candidature pour seulement une 11 vingtaine d’inscrits (2009 : 12). Ainsi, même si les besoins en expertise sont moindres à la cour de cassation, le recrutement des experts semble plus sévère que dans les cours d’appel. La loi de 2004 permet également aux « personnes morales » soit, aux services ou entreprises, de s’inscrire sur les listes d’experts (qui étaient jusqu’alors réservées aux personnes physiques possédant un numéro siret). 1.2.3. La prestation de serment Selon l’article 22 du décret du 23 décembre 2004, après inscription sur la liste d’une cour d’appel ou de la cour de cassation, une cérémonie est organisée pour faire prêter serment aux futurs experts. Voici le serment à énoncer : « Je jure d’apporter mon concours à la justice, d’accomplir ma mission, de faire mon rapport, de donner mon avis en mon honneur et en ma conscience » Ce serment correspond à la mission de l’expert et à son engagement auprès de la justice qui fera appel à lui pour rendre un avis de professionnel. Pour les personnes morales, ce serment sera prêté par le représentant de la structure. Les experts ne prêtent serment qu’une seule fois et la réinscription ne donne pas lieu au renouvellement de celui-ci. Si la justice demande à une personne extérieure (non référencée sur une des listes) de réaliser une expertise, elle devra alors prêter serment, obligatoire en matière pénale, pour que son acte soit certifié. 1.3. L’Expert Traducteur Interprète 1.3.1. Réglementations générales L’ETI fait partie de la grande famille des experts judiciaires. Ils sont recensés sur les listes des cours d’appel et sur la liste de la Cour de cassation sous la nomenclature « H » détaillée comme suit : H. − INTERPRÉTARIAT − TRADUCTION H.1. Interprétariat. H.1.1. Langues anglaise et anglo-saxonne. H.1.2. Langues arabe, chinoise, japonaise, hébraïque, autres domaines linguistiques. H.1.3. Langue française et dialectes. H.1.4. Langues germaniques et scandinaves. H.1.5. Langues romanes : espagnol, italien, portugais, autres langues romanes. H.2.6. Langues slaves. 12 H.2. Traduction. H.2.1. Langues anglaise et anglo-saxonne. H.2.2. Langues arabe, chinoise, japonaise, hébraïque, autres domaines linguistiques. H.2.3. Langue française et dialectes. H.2.4. Langues germaniques et scandinaves. H.2.5. Langues romanes : espagnol, italien, portugais, autres langues romanes. H.2.6. Langues slaves. H.3. Langues des signes et langage parlé complété. H.3.1. Langue des signes française. H.3.2. Langage parlé complété. Les fonctions particulières de l’ETI sont détaillées par le décret n° 2005-214 du 3 mars 2005 relatif aux interprètes traducteurs. Ce décret rappelle notamment que pour être reconnus comme experts, les interprètes traducteurs doivent prouver leurs compétences : Article 3 I. - Une personne physique autre que celle mentionnée à l'article 2 ne peut être inscrite ou réinscrite sur la liste que si elle remplit les conditions suivantes : 1° Exercer son activité ou être domiciliée dans le ressort du tribunal de grande instance ; 2° Justifier de sa compétence par le diplôme ou l'expérience acquis dans le domaine de l'interprétariat ou de la traduction Cependant, comme nous l’énoncions plus tôt, la qualité et les compétences des experts sont laissées à la libre appréciation de la cour auprès de laquelle ils postulent. La Société Française des Traducteurs (STF) rappelle sur son site qu’en France, il n'existe aucun examen pour devenir traducteur ou interprète expert. Elle déplore notamment que les critères de choix soient mal connus et que « toute personne parlant ou affirmant parler une langue étrangère peut déposer sa candidature ». Mais un bémol est posé pour les réinscriptions pour lesquelles la commission de réinscription doit être consultée (commission qui inclut des experts). Concernant la prestation de serment, les ETI sont les seuls experts à énoncer un serment différent de celui des autres spécialités. Selon l’article 10 de ce même décret, lors de la cérémonie officielle, les nouveaux experts doivent formuler le serment suivant : « Je jure d'exercer ma mission en mon honneur et conscience et de ne rien révéler 13 ou utiliser de ce qui sera porté à ma connaissance à cette occasion » Cependant, aux yeux de la justice, comme sa dénomination l’indique, le traducteur interprète est expert avant d’être technicien. L’ETI est donc également amené à remettre à la justice, chaque année, le bilan de ses « rapports » et en tant qu’expert peut être sollicité pour donner un avis éclairé sur un point particulier. En plus des missions d’interprétation et de traduction, il peut en effet être sollicité pour donner un « avis linguistique », par exemple. L’expert se devra alors de répondre à la sollicitation des magistrats et recensera, par type d’interventions, ses missions de l’année. Voici un exemple du rapport d’activité annuel que les ETI doivent remplir : NOM et prénom : Adresse : Tél. : Spécialité : MISSIONS JUDICIAIRES EFFECTUÉES ET EN COURS ANNÉE 20XX (art. 23 du décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004) Date et nature Date de dépôt du de l'acte de Nature de la mission rapport (expertise), Références de Juridiction désignation de (traduction, de la traduction ou Observations l'affaire ayant commis l'expert interprétation, de la transcription et (nombre de pages (numéro de l'expert (*) et (ordonnance, transcription, expertise délai d'exécution traduites - détails parquet - nom son siège réquisition) concernant un texte, ou date de la sur l'interprétation) des parties) (Nom du un enregistrement) prestation magistrat) d'interprétation Source : www.stf.fr Enfin, concernant ses missions régulières, l’ETI peut être requis par la police, la gendarmerie ou un tribunal pour traduire des documents écrits ou servir d’interprète lors d’affaires pénales (interpellation, garde à vue, audience au tribunal, etc.). Son travail commence alors avec la réquisition (émise par le parquet) ou la convocation (émise par le juge) par l’autorité qui définit sa mission. L’ETI, en plus de son travail auprès des diverses juridictions, peut intervenir pour des clients privés. Il peut assister un avocat auprès de son client ou servir d’interprète dans des contextes officiels (acte notarié, mariage, examen du permis de 14 conduire, etc.). En sa qualité d’expert judiciaire, il peut aussi être amené à effectuer des traductions certifiées conformes de documents officiels (dossier d’adoption, traduction de contrats, etc.). 1.3.2. Devoirs de l’ETI En plus des devoirs liés à la fonction expertale, des conditions d’inscription et de la prestation de serment, l’exercice particulier des ETI auprès de la justice est réglementé par plusieurs textes législatifs. Dans le décret du 23 décembre 2004, nous retrouvons une partie « discipline » qui concerne les sanctions encourues par l’ETI en cas de non-respect de ses engagements : Article 25 Selon le cas, le procureur général près la cour d’appel ou le procureur général près la Cour de cassation reçoit les plaintes et fait procéder à tout moment aux enquêtes utiles pour vérifier que l’expert satisfait à ses obligations et s’en acquitte avec ponctualité. S’il lui apparaît qu’un expert inscrit a contrevenu aux lois et règlements relatifs à sa profession ou à sa mission d’expert, ou manqué à la probité ou à l’honneur, même pour des faits étrangers aux missions qui lui ont été confiées, il fait recueillir ses explications. Le cas échéant, il engage les poursuites à l’encontre de l’expert devant l’autorité ayant procédé à l’inscription statuant en formation disciplinaire. Il assure et surveille l’exécution des sanctions disciplinaires. Enfin, le devoir impérieux de l’ETI est cité dans le code pénal et son article le plus significatif concernant les devoirs de l’ETI : Article 434-18 Le fait, par un interprète, en toute matière, de dénaturer la substance des paroles ou documents traduits est puni, selon les distinctions des articles 434-13 et 43414, de cinq ans d'emprisonnement et 75000 euros d'amende ou de sept ans d'emprisonnement et 100000 euros d'amende. Ainsi, les ETI sont dans l’obligation d’accomplir leur mission avec justesse soit de traduire fidèlement ce qui est dit ou écrit, sous peine de sanctions pour le moins sévères. 15 2. L’Expert Traducteur Interprète Langue des signes française-français, une fonction idéale ? L’étude du statut d’expert, et de celui plus particulier de l’expert traducteur interprète, notamment par le biais de la législation, nous a permis de mieux comprendre son rôle. C’est une fonction a priori très contrôlée puisque les conditions d’inscription semblent rigoureuses et que, depuis la loi de 2004, les experts ont un devoir de formation continue. De plus, les responsabilités de l’expert sont à plusieurs reprises énoncées par les textes officiels, entre autres par le biais des devoirs de l’expert et des sanctions encourues en cas de manquement. Cette première étude nous laisse penser que la fonction est parfaitement définie et regroupe des professionnels hautement qualifiés correspondants à leur dénomination d’ « expert ». Mais si nous nous penchons plus en avant, au cœur même de la fonction, plusieurs paradoxes apparaissent et laissent à penser que notre première constatation est en fait à contraster. 2.1. Etat des lieux 2.1.1. Tableau récapitulatif et analyse Dans un premier temps, afin d’avoir une vision juste de la réalité du terrain, nous avons réalisé une enquête sur les experts traducteurs interprètes, spécialité langue des signes française-français, recensés sur les listes des cours d’appel. Ces listes sont consultables en ligne (www.courdecassation.fr) et font apparaître les experts inscrits pour l’année 2012 (en période probatoire ou réinscrits). Le but de cette enquête est de dénombrer le nombre d’ETI LSF et de savoir, parmi eux, combien sont diplômés de leur spécialité. Nous avons retenu comme diplômes faisant foi ceux reconnus par l’Association Française des Interprètes en Langue des Signes (AFILS) (voir annexe 1). Pour compléter les données, nous avons pris en compte les éléments indiqués sur les listes en question. Nous avons cependant rapidement remarqué que si certains experts indiquent leur diplôme et/ou leur profession, d’autres ne font apparaître que leur coordonnées. Nous avons pris comme référence pour la vérification des données ou la recherche en cas d’absence de données, l’annuaire des interprètes LSF diplômés en ligne : www.annuaire-interpreteslsf.com. Ce site recense 264 noms d’interprètes diplômés sur les 367 actuellement en exercice et les données sont vérifiées par les organismes délivrant les certifications. Enfin, certaines informations ont pu être obtenues par le biais d’entretiens téléphoniques auprès des experts dont le diplôme et/ou la profession n’était pas indiqué/e sur les listes, et qui n’étaient pas 16 référencés sur l’annuaire en ligne. Les résultats sont présentés par cour d’appel et font apparaître la profession et/ou les parcours des experts non diplômés. Les données entre guillemets sont les informations qui apparaissent sur les listes des cours d’appels et les autres sont celles données par les experts eux-mêmes lors des entretiens téléphoniques. COURS D'APPEL LISTES 2012 ETI LSF Diplômés Informations parcours/activité des experts non diplômés 35 cours d’appel : Agen - « formation en langue des signes, 10 niveaux, académie Aix-en-Provence de LSF, Paris » Amiens Angers - Basse-Terre administration des emplois d'insertion » « Diplôme d'études supérieures spécialisées Bastia Besançon - interface de communication + conseillère technique Bordeaux (adaptation de poste en milieu professionnel) Bourges Caen - secrétaire (apprentissage de la langue des signes en Chambéry fréquentant des personnes sourdes) Colmar Dijon - greffière (apprentissage de la langue des signes en Douai Fort-de-France 49 29 fréquentant des personnes sourdes) Grenoble - « DEUG de Droit, DEUG de Psychologie, Educateur Limoges spécialisé » Lyon Metz (dont 1 (dont 1 - ETI spécialité braille (mais pas dans la nomenclature Montpellier service) service) donc classée dans LSF) Nancy Nîmes - DESS interprète non validé + DU spécialisé ETI + Nouméa stages de compétences en LSF Orléans Papeete - Interface de communication + M1 interprétariat Paris Pau - Formation stages LSF IRIS (8mois) Poitiers Reims - « Educatrice spécialisée à l’Institut des Jeunes Sourds » Rennes Riom - « Educatrice spécialisée services sociaux spécialisés » Rouen Saint-Denis de Réunion - Ostéopathe Toulouse Versailles 17 Analyse Cette enquête démontre que sur les trente-cinq cours d’appel en France, quarante-neuf experts traducteurs interprètes spécialité LSF sont recensés pour l’année 2012 dont un service d’interprète (que nous comptabiliserons comme une personne physique). Parmi eux vingtneuf sont diplômés, dont un service ne faisant intervenir que des interprètes diplômés, soit 59 %. Il est également à noter que sur les trente-cinq cours d’appel, neuf ne présentent aucune inscription d’ETI LSF soit près de 25 %. Ces résultats nous permettent de déduire deux certitudes : - les ETI spécialité LSF ne sont pas tous des professionnels de leur domaine - les listes de cours d’appel présentent un nombre variable d’ETI LSF inscrits (de 0 à 4) Concernant les parcours des ETI LSF non diplômés de leur spécialité, nous remarquons qu’ils sont très variables. La profession d’éducateur revient cependant à trois reprises et l’activité d’interface de communication à deux reprises. Quant à leur moyen d’apprentissage de la langue des signes, il varie entre stages intensifs dans des centres de formation à l’apprentissage « naturel » grâce aux échanges avec la communauté sourde. Notons cependant que nous n’avons pu obtenir d’informations sur tous les experts non diplômés, certains parcours d’ETI restent donc inconnus. Enfin nous avons remarqué que la liste nationale : la liste de la cour de cassation, ne recense aucun expert traducteur interprète en langue des signes. 2.1.2. Hétérogénéité des profils : caractéristique des ETI ? L’étude de la législation, réalisée dans la première partie de notre dossier, nous laissait penser que les experts auprès des cours d’appel étaient tous des professionnels reconnus dans leur spécialité. Or, nous remarquons grâce à notre enquête qu’un peu plus de la moitié des ETI LSF seulement sont diplômés et exercent, comme le stipule la loi, leur activité d’interprète comme profession principale. Selon Emilie Ozouf (extraits de son mémoire Interprètes et justice, 2eme partie – Journal de l’AFILS n°63 – octobre 2007), les ETI LSF ainsi que leurs collègues ETI en langues audio-vocales, seraient les seuls experts dans cette situation. En effet, les experts recensés dans les autres domaines seraient tous, d’une part, des professionnels en activité, et surtout diplômés de leur spécialité. L’UNETICA (Union Nationale des Experts Traducteurs Interprètes auprès des Cours d’Appel), a mené une enquête en 2007 (www.unetica.fr) sur les profils des experts traducteurs interprètes et selon leurs 18 résultats, tout juste 20 % des ETI seraient des professionnels (comprendre détenteurs d’un diplôme d’interprétation reconnu). Comme nous l’avons vu plus tôt, il est vrai que la loi reste imprécise quant aux qualifications des experts : le décret du 23 décembre 2004, rappelonsle, concernant les qualifications de l’expert pour une éventuelle inscription, demande seulement au candidat : Article 2 4° Exercer ou avoir exercé pendant un temps suffisant une profession ou une activité en rapport avec sa spécialité ; 5° Exercer ou avoir exercé cette profession ou cette activité dans des conditions conférant une qualification suffisante ; Article 6 3° Justification de la qualification du demandeur dans sa spécialité ; Plusieurs expressions paraissent effectivement floues : « pendant un temps suffisant », « une activité en rapport avec sa spécialité » « qualification suffisante » « justification de la qualification » et peuvent laisser libre cours à l’interprétation de chacun et surtout des commissions en charge des inscriptions sur les listes. Ainsi, comme il est précisé sur le profil d’une experte ETI LSF, une « formation en langue des signes 10 niveaux » est a priori considérée comme une qualification suffisante par les magistrats. La fonction compte donc une diversité assez importante de profils, ce qui contribuerait à en faire « une classe à part » au sein des experts. C’est en effet ce qu’ont pu remarquer Jérôme Pélisse et Keltoume Larchet dans leur article intitulé : Une professionnalisation problématique : les experts judiciaires interprètes-traducteurs. Ils assurent que : « les experts interprètes-traducteurs constituent en effet un groupe particulier, hétérogène et marginal, au sein de celui des expert judiciaires, toujours soupçonné de ne pas être constitué de « véritables » experts. » (2009 : 10). Dans le cadre de leur étude, et pour illustrer ce constat, les auteurs ont également mené une enquête sur l’activité principale des ETI et il en ressort, de la même façon que pour nos ETI LSF, qu’en 2008, seulement 45.5% des ETI étaient diplômés de leur spécialité (voir annexe 2). Ainsi, le manque de professionnels constaté chez les ETI LSF n’est donc pas applicable à cette seule spécialité mais semble être un fait dans la fonction d’ETI en général. Ainsi, si par exemple, une candidature pour la liste d’expert judiciaire en médecine ne peut émaner que d’un médecin, il semblerait que ce ne soit pas le même automatisme pour les ETI. 19 La fonction regroupe donc, presque à part égale, des interprètes que nous qualifierons de « professionnels » (qui exercent comme profession principale l’interprétation et qui sont diplômés de leur spécialité) et des interprètes, tout aussi experts, dits « non professionnels ». 2.1.3. Les ETI LSF : un groupe marginalisé au sein d’un groupe marginalisé ? Les ETI et la fonction expertale Il est clair que la fonction d’ETI apparaît comme une classe à part au sein des experts judiciaires. En plus du fait que les ETI, contrairement aux autres experts, ne soient pas forcément des professionnels, ils semblent marginalisés de la fonction pour d’autres raisons. Nous pouvons faire ce constat pour plusieurs motifs, dont les trois principaux, à notre sens, sont : Interventions Alors que les experts, tous domaines confondus, se voient confier des missions avec des délais convenus à l’avance, l’ETI doit avant tout savoir se rendre disponible rapidement. Là est d’ailleurs à priori sa plus grande qualité si l’on en croit les témoignages d’ETI sur leurs ressentis face aux magistrats. L’ETI peut en effet être appelé à tout moment, notamment dans le cas de comparutions immédiates, pour intervenir directement auprès des services judiciaires. Rémunération Même s’ils ont été à plusieurs reprises revalorisés, en grande partie grâce au militantisme d’association d’experts traducteurs interprètes, les tarifs alloués aux ETI restent les plus bas de toute la fonction expertale (voir annexe 3). L’heure de traduction a dernièrement été fixée à 30€/heure (avec une majoration de 40% pour la première heure), ce qui reste pourtant en dessous des tarifs pratiqués par les services. De plus, ces tarifs sont fixés par décret, alors que pour les autres spécialités, ce sont les experts eux-mêmes qui fixent leurs honoraires. Rapport d’expertise Sauf cas exceptionnel (demande d’ « avis linguistique » par exemple), que ce soit en interprétation, qui se réalise en instantané, ou en traduction, qui implique uniquement la remise de la version traduite, les interventions des ETI ne donnent pas lieu à la rédaction d’un 20 rapport. A la différence des autres experts, les ETI ne peuvent influencer la décision du juge en lui apportant un avis éclairé comme les autres experts. Ainsi, leur activité ne correspond donc pas à la définition de l’expert donnée par le ministère de la justice : « Les experts judiciaires sont des professionnels spécialement habilités, chargés de donner aux juges un avis technique sur des faits afin d’apporter des éclaircissements sur une affaire » (www.justice.gouv.fr) Les ETI ont-ils donc pleinement leur place au sein des experts ? Ils semblent en tous cas ne pas correspondre à la définition communément admise de l’expert. Nous pouvons aussi aisément remarquer que leur activité se distingue fortement de celle des autres experts. Les interprètes et les traducteurs intervenant pour le compte de la justice ne semblent donc pas bénéficier du statut idéal correspondant vraiment à leur mission. Les ETI LSF et les ETI langues audio-vocales Le premier point, qui pourrait nous faire penser que les ETI spécialité LSF ne sont pas complétement intégrés dans la fonction d’ETI, est le fait que la nomenclature officielle les sépare de leurs collègues interprètes et traducteurs. En effet, la nomenclature permettant de classer les experts traducteurs interprètes sur les listes (voir pages 12 et 13) comporte trois sous catégories : interprétariat, traduction et langue des signes/langage parlé complété. Cette remarque n’est peut-être qu’anecdotique mais pourrait dénoter une différenciation de la part du ministère de la justice qui a créé cette nomenclature. Aucune explication n’a cependant pu être trouvée et nous ne voyons a priori aucune justification de la nécessité de séparer les interprètes en langue des signes du volet « interprétariat ». Emilie Ozouf dans un extrait de son mémoire (Interprètes et justice - 3eme partie – Journal de l’AFILS n°64), souligne deux différences majeure entre l’activité interprétative en langue des signes et dans les autres langues. Les ETI LSF, surtout dans le cadre de la justice, sont confrontés régulièrement à des étrangers dont la langue des signes diffère de celle habituellement pratiquée par l’interprète, ou à des personnes sourdes avec des compétences communicationnelles limitées. Les interprètes en langue des signes professionnels, dans le cadre de leur travail hors justice, ont certains recours dans ce genre de situation : refuser la vacation s’ils considèrent qu’ils n’ont pas les compétences, ou faire appel à un inter-médiateur sourd (qui fera le relais entre l’usager et l’interprète pour veiller à ce que le message soit bien compris). Dans le cadre de la justice, c’est différent. D’abord les ETI LSF rencontrent 21 rarement, avant l’audience ou l’interrogatoire, les personnes pour qui ils vont intervenir et peuvent donc difficilement juger en amont de leur mode d’expression. Ensuite, si la justice autorise le recours à un « sapiteur » pour les experts (article 162 du Code de procédure pénale : « Si les experts demandent à être éclairés sur une question échappant à leur spécialité, le juge peut les autoriser à s'adjoindre des personnes nommément désignées, spécialement qualifiées par leur compétence »), il paraît compliqué de faire reconnaître à la justice le rôle de l’inter-médiateur sourd. Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, aucun inter-médiateur sourd n’a pu être reconnu comme sapiteur et intervenir lors d’une procédure judiciaire aux côtés de l’interprète. La seconde différence entre les ETI LSF et leurs collègues interprètes, relevée par Emilie Ozouf, concerne la méconnaissance prégnante des tribunaux et des services de police et de gendarmerie. Elle se situe à la fois sur la nécessité de faire appel à un interprète lorsqu’ils ont affaire à une personne sourde signante mais aussi sur l’importance de faire appel à un interprète qualifié. Les ETI LSF, même s’ils partagent certaines caractéristiques avec les autres ETI, semblent donc rencontrer des difficultés singulières liées à leur langue de travail et aux représentations que peuvent avoir les travailleurs judiciaires sur les personnes sourdes et la langue des signes. 2.2. Que des « experts » en justice ? Les différences de parcours, de professions et de profils chez les ETI engendrent sans aucun doute un rapport différent à l’activité expertale et à l’interprétation judiciaire. Nous pourrions alors nous demander si les ETI LSF et langues audio-vocales partagent les mêmes références et pratiques lors de leurs interventions dans le domaine judiciaire soit si la fonction expertale est homogène chez ces interprètes. Pour cela nous nous interrogerons sur la déontologie de la fonction et sur la façon d’exercer l’activité interprétative au sein du milieu judiciaire. Les considérations qui vont suivre nous ont été apportées grâce aux différents entretiens menés avec des ETI langue des signes et langues audio-vocales, professionnels ou non et des lectures de témoignages parus dans la presse spécialisée. 2.2.1. Une déontologie non-partagée Comprise comme l’ « ensemble des règles morales qui régissent l'exercice d'une profession ou les rapports sociaux de ses membres » (définition Trésor de la Langue Française en ligne), la déontologie peut être une garantie d’uniformité des pratiques si elle est connue et 22 appliquée par tous. La Commission des Communautés Européennes a rendu en mars 2009 son rapport final concernant une étude réalisée sur : L'interprétation juridique au sein de l'Union européenne - Recommandations en vue de meilleures pratiques. Dans ce rapport, concernant la déontologie, nous pouvons lire que : « dans nombre d’Etats [européens] on ne trouve ni code de déontologie obligatoire, ni registre national fiable, ni guides interdisciplinaires de bonnes pratiques au sein des services judiciaires, ni politique cohérente, ni bien sûr aucune ligne budgétaire pour les financements afférents » (2009 : 7). La France est concernée par ce constat puisqu’il n’existe effectivement aucun code de déontologie obligatoire et donc aucune uniformité à ce niveau. Seuls les professionnels, qui ont suivi une formation supérieure d’interprète et/ou de traducteur, sont sensibilisés à la déontologie propre à leur profession par l’intermédiaire de leurs enseignements. Concernant l’établissement d’un code déontologique propre aux experts traducteurs interprètes, cette même commission affirme que (2009 : 15) : C’est à la profession qu'il appartient de développer son propre code de déontologie. Tout code devrait toutefois s'appuyer sur les principes fondamentaux suivants, l'interprète juridique : - respecte les principes de confidentialité et d'impartialité - signale ses limitations ou conflits d'intérêts - n'accepte que les missions correspondant à ses compétences - travaille toujours au mieux de ses capacités - refuse toute gratification autre que les honoraires et indemnités convenus - veille à perfectionner ses compétences et à respecter les normes professionnelles requises Cependant, les ETI n’étant pas tous des professionnels, même si des codes de déontologie ont été d’ores et déjà fixés par la profession (recommandations de l’Association Internationale des Interprètes de Conférences, de l’Association Française des Interprètes en Langue des Signes, etc.), ils n’ont a priori pas de raison de s’y référer. Cela ne relève d’ailleurs pas d’une obligation, même pour les professionnels (sauf ceux qui veulent être membres d’une des associations, dans ce cas ils s’engagent à respecter le code déontologique). Et l’on peut se demander si les interprètes dont ce n’est pas la profession, connaissent l’existence de ces codes déontologiques ( ? ). 23 D’autres organismes veillent à instaurer un code déontologique : c’est le cas des associations représentantes des ETI comme l’UNETICA. En effet, l’un de ses objectifs, comme elle le précise sur son site internet, est de « définir et faire respecter les règles de déontologie devant présider à l’accomplissement des tâches de l’expert traducteur et interprète » (www.unetica.fr). Cependant, concernant les ETI spécialité LSF, seul le service d’interprète, listé sur la cour d’appel de Toulouse, organisme ne faisant intervenir que des professionnels, y est adhérant. Au CNCEJ (Conseil National des Compagnies des Experts Judiciaires) on recense trois ETI LSF (un diplômé et deux non diplômés). Et à la SFT (Société Française des Traducteurs) : un seul ETI LSF diplômé. Selon l’article de Jérôme Pélisse et Keltoume Larchet, seulement 40% des experts seraient adhérents d’un comité pluridisciplinaire ou spécialisé. Ainsi, une déontologie commune, connue de tous les experts traducteurs interprètes et appliquée par tous, ne semble pas encore d’actualité. 2.2.2. Des pratiques diverses La fonction n’étant pas codifiée, les experts traducteurs interprètes n’étant pas tous des professionnels, et ne se référant pas à un code déontologique commun, une grande diversité de pratiques est observable sur le terrain. Un ouvrage dirigé par Jérôme Pélisse : Des chiffres, des maux et des lettres, une sociologie de l'expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, fait état de cette hétérogénéité de pratiques, spécialement chez les ETI. Un grand nombre d’ETI a été interrogé et les réponses aux questions sont très variables d’un expert à un autre. Ainsi, par exemple, certains estiment que l’interprétation se réalisant « en direct », elle n’induit aucune préparation ou recherche spécifique alors que d’autres considèrent cette documentation en amont comme une condition sinéquanone. L’ETI en langue audio-vocale que nous avons rencontré dit ne jamais avoir ressenti le besoin de prendre de pause même s’il était seul à une audience durant plus de deux heures quand les ETI LSF professionnels interrogés considèrent cela comme un besoin. Les méthodes et conditions de travail des ETI semblent donc très variables d’un individu à un autre. Concernant les ETI spécialité langue des signes, nous retrouvons les mêmes problématiques lorsque nous les interrogeons sur leurs expériences dans le milieu judiciaire. Une interprète expérimentée, experte auprès d’une cour d’appel depuis plusieurs années, nous a fait part de ces difficultés. Selon elle, le souci majeur est que les pratiques de certains, rendent le travail des autres plus difficile. Elle nous explique en effet que le métier d’interprète en langue des signes est une profession cadrée, avec une déontologie spécifique et qui nécessite une 24 formation universitaire longue. Ils ont donc une pratique homogène ou respectent en tous cas les mêmes bases de travail. Or, dans le milieu judiciaire, lorsqu’ils sont experts plus particulièrement, ils agissent, au sein de leur fonction, aux côtés d’ETI non professionnels ou qui n’ont en tous cas pas bénéficié d’un apprentissage commun pour l’exercice de leur métier. Pourtant ils interviennent dans les mêmes lieux, avec les mêmes interlocuteurs. Ainsi, auprès de sa cour d’appel, notre interprète nous raconte qu’elle a l’habitude de croiser des ETI en langues audio-vocales, et a pu être témoin de « façons de faire » qui ne correspondent pas du tout à la sienne. Elle nous donne quelques exemples : un interprète qui paraît particulièrement familier avec les usagers ou les forces de l’ordre, un autre qui explique au prévenu ses droits sur demande du policier, en audience, des interprètes qui ne traduisent que les questions à destination du prévenu, etc. Cela aurait des répercussions sur l’exercice de son propre travail. En effet, il est ensuite plus compliqué pour elle de faire comprendre son rôle et d’imposer ses conditions de travail à ceux qui la sollicitent, sachant que ces derniers ont régulièrement affaire à des interprètes n’ayant pas du tout les mêmes prérogatives. Les différences de pratique sont à noter entre les experts LSF professionnels et les autres ETI mais aussi entre experts LSF professionnels et non professionnels. Une autre ETI LSF professionnelle nous raconte que lors d’un procès, deux interprètes ont été réquisitionnés par le juge car les deux parties étaient sourdes. Au tribunal, elle s’est alors retrouvée en binôme avec une interprète non-professionnelle et leurs différences de pratiques, pour le moins opposées, se sont littéralement percutées. Elle nous explique que cette experte interprète faisait de grosses erreurs de sens en interprétant le discours de l’accusé, elle se sentait alors obligée de la reprendre, ce qui créa la confusion la plus totale dans le tribunal. Tout aussi grave, son binôme reprenait d’elle-même le sourd quand elle jugeait qu’il ne répondait pas correctement aux questions des magistrats. Comme dans tout acte judiciaire, les échanges sont pris en note par le greffier et, dans ce genre de situation, aucune distinction n’est faite sur qui a traduit quoi. La responsabilité de l’interprétation est donc partagée entre les experts qui interviennent. Lorsque la séance fut terminée, l’interprète professionnelle n’ayant pas voulu assumer l’interprétation aléatoire de sa collègue, un courrier a tout de suite été adressé au juge. Ce dernier, considérant cet acte comme de la concurrence déloyale, n’a pas tenu compte de cette mise en garde puisqu’il accordait toute sa confiance à l’experte de longue date, qui exerce de surcroit, une autre profession au sein même de la justice. Selon l’interprète professionnelle, cela a mis en lumière un autre fait problématique. Les magistrats, ou services de police, accordent une totale confiance à ceux qui ont été élus « experts » puisqu’ils considèrent que la sélection des professionnels est assez sévère pour ne garder que des 25 personnes compétentes exerçant parfaitement leur métier. Or, il est clair que dans l’exercice de chacun, les considérations sont différentes surtout entre les experts réellement professionnels et les autres. 2.2.3. Les « listes parallèles » Lorsque nous nous demandons s’il n’y a que des « experts » en justice, la question se pose à la fois sur le fond et la forme. Ainsi, nous pensons aux experts recensés sur les listes des cours qui ne semblent pourtant pas complètement experts de leur spécialité (pour les raisons que nous venons d’énoncer) mais aussi au fait que la justice fasse intervenir des interprètes étrangers à la fonction expertale. En effet, rappelons que le premier article de la loi du 11 février 2004 (voir page 8) stipule que le juge peut faire appel à un intervenant non expert, soit, non référencé sur les listes, et ce à tout moment de la procédure et sans obligation de justification. La seule obligation les concernant est qu’ils doivent forcément prêter serment à chaque intervention, pour que leur action soit reconnue valable. Lors de procédures ou d’auditions, les services de police peuvent également faire appel à des personnes nonexpertes. J.Boulez, dans son ouvrage intitulé Expertises judiciaires, nous indique que lorsque le texte a été promulgué, la Fédération Nationale des Compagnies d’Experts Judiciaires (FNCEJ) s’est réunie et a proposé d’abroger cet article. Puisque la nouvelle loi imposait l’obligation de formation, soit une nouvelle contrainte pour les experts, ces derniers voulaient qu’en contrepartie on leur accorde le monopole de l’expertise. Leur volonté n’a cependant pas été entendue puisqu’elle représentait une restriction de la liberté du juge dans la désignation du technicien. Le fait de faire appel à une personne non référencée sur les listes d’experts constitue cependant, selon l’auteur, un fait très exceptionnel. Dans le domaine de l’interprétation (spécialité expertale à laquelle il fait très peu référence dans son étude) cela semble pourtant très commun. Ce phénomène pourrait être dû à un besoin de disponibilité quasi-immédiate des interprètes pour certaines procédures, ce qui est rarement le cas pour les autres spécialités. On parle ainsi de « listes parallèles » des tribunaux de grande instances ou des services de police faisant apparaître les coordonnées de personnes connaissant telle ou telle langue et surtout disponibles. Ce critère de disponibilité primerait d’ailleurs parfois sur les compétences linguistiques et interprétatives, selon une de nos ETI LSF professionnelle interrogée. Cette déclaration fait d’ailleurs écho à l’article de Jérôme Pélisse et Keltoume Larchet où l’on peut y lire : « la qualité des prestations est en effet une revendication des experts « professionnels », bien plus que des magistrats qui, à l’inverse, privilégient la disponibilité des experts comme dimension essentielle à réguler » (1999 : 20). A ce propos, 26 nombre de voix d’experts s’élèvent, à la fois contre le manque de reconnaissance lié à leur statut, mais aussi contre le manque de crédibilité de certains de ces « interprètes » que l’on continue pourtant à faire intervenir. Ainsi, sur le site de l’EULITA, nous avons accès à une lettre du président de la Chambre Régionale des Experts Traducteurs Assermentés d’Alsace (CRETA), G. Moukheiber, qui fait état de ce paradoxe : En France, il serait hasardeux de parler de statut de traducteurs interprètes en justice quand on dénombre 5 listes distinctes à l’usage des tribunaux […] Ceci outre l’usage permanent, par certains services de police, de traducteurs interprètes quasi attitrés qui ne figurent sur aucune liste […] Outre ces aberrations, certains services de police font régulièrement appel à des interprètes de fortune […] Ainsi, le fait que les magistrats et services de police puissent faire appel à des personnes étrangères au domaine de l’expertise, semble très critiqué par les experts et leurs comités représentatifs. Nous savons pourtant que, même si les autorités sont en droit de faire appel à n’importe qui pour faire office d’interprète lors de procédures, et qu’il y a parfois des aberrations, il arrive également que ce soit des professionnels interprètes, hors listes, exerçant en libéral ou au sein de services, qui sont appelés. Lors de nos différentes rencontres avec des professionnels interprètes LSF-français, plusieurs d’entre eux nous ont dit intervenir ponctuellement pour le compte de la justice, sans pour autant être experts. La différence majeure lorsque ces interprètes interviennent est qu’ils doivent prêter serment avant chaque début de procédure. Ils disent être connus de leur cour d’appel, figurer sur les « listes parallèles » des services de police mais n’ont pas eu la volonté de candidater pour obtenir le statut d’expert. La raison souvent invoquée est qu’ils préfèrent ne pas dépendre de la justice pour n’avoir aucune obligation, notamment de disponibilité, auprès des autorités qui les réquisitionnent. L’existence des listes parallèles semble cependant installer une problématique alarmante. Il n’y a aucun contrôle, aucune sélection des personnes qui y sont recensées et aucune possibilité d’y avoir accès. De plus, ces listes remettent en cause l’utilité même des experts. Dans une interview, parue dans le Journal de l’AFILS n°71, Carole Mettler Kremer, ETI russe-français auprès de la Cour d’appel de Paris, fait la déclaration suivante : « je pense et je crois que l’ETI reste une valeur plus sûre qu’un traducteur interprète qui ne serait pas expert » (2009 : 11). Les conditions de recrutement, et surtout l’obligation de formation imposées aux 27 experts, permettraient, selon elle, de garantir une qualité, si ce n’est optimale, en tout cas supérieure. Quoi qu’il en soit, que l’interprète, intervenant dans le cadre de la justice, soit reconnu expert ou non, une condition nous semble essentielle : sa compétence. 28 3. Pour une meilleure représentation du statut d’Expert Traducteur Interprète spécialité LSF Dans l’étude que nous venons de mener, nous avons pu comprendre la place de l’interprète en justice. Nous avons analysé le statut d’expert, essayé de savoir qui étaient les experts traducteurs interprètes et tenté de comprendre les paradoxes liés à leur profil et à leur exercice. Ceci nous a permis de réaliser que l’existence de la fonction d’expert traducteur interprète, ne permettait pas de garantir l’intervention de professionnels expérimentés au sein des procédures judiciaires. Ce constat semble alarmant pour des raisons que nous allons développer au sein de cette partie. Nous essaierons ensuite de réfléchir aux solutions pouvant améliorer cette « garantie qualité » des interprètes intervenant dans le domaine judiciaire. 3.1. De l’importance d’être qualifié lorsque l’on intervient en justice 3.1.1. Responsabilités de l’interprète en justice Le domaine judiciaire est un domaine d’intervention particulier pour un interprète, toutes langues confondues. Les responsabilités de son travail sont, sans aucun doute, mises en exergue dans l’univers de la justice. La directive européenne relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales stipule que : Article 2 8. L’interprétation prévue par le présent article est d’une qualité suffisante pour garantir le caractère équitable de la procédure, notamment en veillant à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient connaissance des faits qui leur sont reprochés et soient en mesure d’exercer leurs droits de défense. La responsabilité de l’interprète dans la garantie du « caractère équitable de la procédure » est indéniable. Sa responsabilité est notamment celle d’interpréter fidèlement les propos : en cas de manquement, l’interprète s’expose d’ailleurs à de lourdes peines, comme le rappelle l’article 434-18 du Code de procédure pénale (voir page 15). Si l’interprète dénature les propos ou ne les traduit pas dans leur intégralité, il pourrait biaiser la procédure et donc le jugement. Cela pourrait alors avoir de lourdes conséquences pour les usagers de la justice, auprès de qui l’interprète intervient. Par exemple, comme nous l’avons vu plus tôt, le fait 29 qu’un accusé sourd n’ait pas accès à la plaidoirie de son avocat, ou à certaines parties de la procédure car l’interprète en a ainsi décidé, est-ce lui garantir un procès équitable ? De plus, l’interprète engage son interprétation et plus spécifiquement le choix des mots employés. En justice, que ce soit lors d’un procès, d’une plainte ou d’une audition de témoins, l’interprétation est retransmise à l’écrit (par le greffier, l’officier de police judiciaire, etc.). C’est là l’originalité du domaine par rapport aux interventions que peut faire un interprète hors milieu judiciaire, où il est rare que son interprétation soit retransmise à l’écrit. Lorsqu’un procès-verbal est émis, l’interprète doit y apposer sa signature. Cette signature engage définitivement son interprétation : il reconnait que ce qui a été pris en note correspond à ce qui a été énoncé par le locuteur sourd, et à ce qui a été retranscrit à l’oral par l’interprète. Ce dernier doit donc absolument s’assurer de la fidélité de sa version. Dans l’extrait de son mémoire, paru dans le journal de l’AFILS n°64, Emilie Ozouf nous interpelle effectivement sur le statut particulier de la production de l’interprète dans le système judiciaire. La version écrite produite n’est ni une réelle traduction ni une réelle prise en note. Dans les services de police, elle explique notamment que l’officier de police judiciaire, qui rédige le procès-verbal, reformule souvent les dires de l’interprète, comme il reformule les dires d’une personne entendante. Cependant, l’interprète est directement responsable des termes employés, il peut s’assurer de la fidélité du sens en réinterprétant au sourd le procès-verbal, mais doit-il signer un procès-verbal qui ne correspond pas à la forme de son interprétation originelle ? Dans une intervention auprès de l’AEILSF (Association des Elèves Interprètes en Langue des Signes Française – Français), Anne Christine Legris, ETI LSF auprès de la cour d’Appel de Versailles rappelle à ce sujet que : « L’interprète peut influencer le jugement d’un enquêteur, d’un magistrat, d’une assistante sociale, d’un psychiatre lors d’une expertise judiciaire de par le choix des mots, le style d’expression employé, la formulation, les hésitations. Le style dans lequel les gens s’expriment a un impact sur la manière dont ils sont perçus par les autres ». Comme dans tous les domaines, le travail de l’interprète est fait de choix, mais ceux qu’il effectue en justice sont sous tendus par une responsabilité accrue. Une de nos interprètes interrogées, ETI LSF diplômée, nous affirme faire particulièrement attention à la signature de la version écrite de ses interprétations. Ainsi, si elle a le moindre doute, sur le sens des propos émis par la personne sourde, sur la justesse de son interprétation, ou sur la nécessité de faire intervenir un inter-médiateur, elle le fait systématiquement ajouter à la fin du procès-verbal avant de le signer. Pour certaines affaires, elle a aussi été amenée à demander soit à re- 30 visionner la vidéo de la personne sourde s’exprimant, soit une relecture de sa version par un autre interprète pour être sûr de la fidélité de l’interprétation. La responsabilité de l’interprète en justice est incontestable. Les professionnels que nous avons rencontrés en sont pleinement conscients et ont donc un perpétuel souci de justesse. 3.1.2. Difficultés liées à l’interprétation judiciaire L’interprétation judiciaire est un domaine particulier qui, en plus des responsabilités importantes qu’il induit, comporte certaines spécificités qui peuvent mettre les intervenants en difficulté. Nous avons retenu quatre principales caractéristiques que les interprètes se doivent de gérer : Poids émotionnel Que ce soit au sein des services de police ou au tribunal, le domaine judiciaire peut mettre les interprètes face à des situations émotionnellement difficiles. Même si certaines interventions relèvent du quotidien et ne présentent pas de difficultés particulières à ce niveau, d’autres engagent l’interprète dans des situations plus ou moins lourdes psychologiquement. Ce peut être au niveau du contenu de l’affaire, des évènements, du motif d’inculpation de la personne ou de l’état émotionnel des personnes en présence. Ainsi, il est assez courant dans le domaine judiciaire, d’être face à des personnes éprouvées, en état de choc ou particulièrement sensibles. Il convient alors, pour effectuer au mieux sa mission, que l’interprète ne se laisse pas atteindre personnellement. Il doit alors développer des stratégies de défense dont certains interprètes professionnels nous ont fait part. Plusieurs d’entre eux nous rapportent l’importance de l’orientation du regard. Bien que l’interprétation vers le français nécessite un regard de l’interprète directement orienté vers la personne sourde, les interprètes nous disent adopter préférablement un regard indirect lorsque la personne est particulièrement émotive. Ainsi, lorsqu’il y a des temps de pause dans la communication, ils en profitent pour détourner le regard de façon à pouvoir réagir si la personne sourde s’exprime de nouveau tout en évitant la confrontation directe. Cette stratégie permettrait de moins se laisser envahir par la détresse de la personne, tout en évitant l’éventuelle connivence que peut rechercher la personne empreinte à l’émotion. Il convient également, selon les interprètes que nous avons rencontrés, de se connaître suffisamment pour pouvoir renoncer à une intervention si elle risque de ne pas être en adéquation avec ses propres limites. Cependant, si cela est réalisable dans les services qui font intervenir plusieurs interprètes, pour un interprète expert, 31 dont les interventions en justice représentent parfois son seul revenu, cela parait plus compliqué. Enfin, certains services d’interprètes proposent à leurs salariés des débriefings avec un psychologue s’ils en ressentent le besoin, ce qui n’est jamais proposé aux experts par la justice. Conditions de travail Les interprétations en justice sont également particulières dans le sens où les interprètes qui interviennent semblent davantage soumis au mode de fonctionnement du système qu’à leurs propres règles de travail. Ainsi, nous explique-t-on que ce sont souvent des interventions longues, qu’il est difficile de faire admettre la présence d’un deuxième interprète ou d’un médiateur, et que les temps de pauses ne sont pas toujours respectés. Si les interprètes professionnels présentent souvent des conditions de travail qui leur sont propres, ils nous avouent avoir plus de mal à les faire respecter lors de leurs interventions en justice. Le problème est que, lors de certaines procédures, il est impossible d’exiger certaines conditions. Par exemple lors d’un interrogatoire au sein d’un commissariat, cela peut faire partie de la stratégie du policier que de faire durer l’entrevue. L’interprète doit donc forcément se plier aux exigences de l’enquête et, contrairement à d’autres domaines, il doit attendre l’autorisation du policier en charge de l’affaire pour prendre une pause par exemple. Il en va de même pour les interventions au tribunal : il est très difficile d’interrompre une audience quand bien même elle durerait plus longtemps que prévu. Dans certaines situations, l’interprète judiciaire doit donc faire preuve d’endurance. De plus, comme le souligne Emilie Ozouf dans son mémoire sur les interprètes en justice (journal de l’AFILS n°64), les interventions dans ce domaine se font dans une atmosphère particulière. D’abord, parce qu’un rapport d’autorité est très vite installé, surtout lors d’audiences au tribunal. Les interprètes sont « réquisitionnés » par les juges et interviennent dans un lieu normé dont il convient de connaître et de respecter les règles. Un interprète nous rapporte avoir eu des exigences de la part du juge qui ne convenaient pas à sa déontologie et qu’il a été très difficile de se faire entendre. Le juge lui a demandé d’arrêter d’interpréter pendant le témoignage d’une personne appelée à la barre. L’interprète professionnel n’a pas voulu respecter cette volonté, ce qui créa la confusion dans le tribunal, et la séance a été levée. Plusieurs interprètes nous rapportent qu’il est également difficile d’interrompre le juge ou les magistrats s’ils parlent trop vite ou qu’il y a un doute sur le sens de leurs propos. Le juge installe un rapport d’autorité et est maître du déroulement de l’audience : ne pas respecter ses 32 demandes mérite un certain aplomb de la part de l’interprète dont les revendications ne sont pas toujours entendues. Le domaine est également, toujours selon Emilie Ozouf, « générateur de culpabilité » (journal de l’AFILS n°64, page 18). L’enjeu est important, une certaine pression psychologique peut être ressentie. Ainsi, les interprètes font souvent part de leur peur de se tromper puisqu’ils ont l’impression d’avoir une responsabilité dans la décision du juge. Les conditions de travail sont donc particulières dans le domaine de la justice, et semblent demander des compétences spécifiques à l’interprète. Préparation Une autre spécificité de l’interprétation en justice est que, malgré la complexité de certaines interventions, il est rare que les interprètes aient de véritables moyens de s’y préparer. Ainsi, même si les interprètes professionnels, exerçant dans des domaines autres que la justice, nous affirment que la préparation de leurs interventions constitue une bonne partie de leur travail, dans le cadre de la justice, l’accès aux informations importantes en amont est plus difficile. Par exemple, ils ne peuvent avoir accès légalement aux dossiers des personnes inculpées. Il arrive donc que les interprètes soient convoqués au tribunal avec peu voire pas d’informations sur l’affaire pour laquelle ils vont intervenir. Cela complexifie bien sûr leur tâche. De plus, un interprète (en langue des signes notamment) a idéalement besoin d’avoir un aperçu du mode d’expression de la personne sourde avant de l’interpréter. Cela fait partie de la préparation de son intervention, mais en justice, il est très difficile voire tout simplement impossible de rencontrer les personnes avant le début d’un procès par exemple. Christiane Fournier, dans son article intitulé L’interprétation pour sourds au Pénal, insiste pourtant sur ce besoin qu’a l’interprète professionnel pour réaliser au mieux sa mission. L’interprète doit s’assurer des potentialités communicationnelles du prévenu et s’il sent que la communication est trop difficile, il doit en informer le tribunal : ceci afin de respecter sa déontologie. Or, les difficultés linguistiques sont largement citées par les interprètes en langue des signes professionnels intervenant en justice. Dans les résultats d’une enquête, réalisée par AnneChristine Legris de 2007 à 2009, sur les problématiques liées à l’interprétation en milieu judiciaire (journal de l’AFILS n°71), les professionnels disent rencontrer davantage ces difficultés linguistiques dans le domaine de la justice. Ils disent être régulièrement confrontés à des sourds étrangers ne maitrisant pas la LSF, des sourds ayant des compétences minimales 33 langagières, des enfants de moins de huit ans, des sourds avec handicap associé, des personnes en état de choc, etc. Et ce phénomène est d’autant plus difficile à gérer lorsque l’on n’a pas eu d’informations au préalable, ou que l’on n’a pas pu rencontrer en amont les personnes que l’on va interpréter. Connaissances juridiques Enfin, l’interprétation dans le cadre de la justice implique une bonne connaissance des termes qui lui sont propres. On parle en effet de « terminologie juridique » où en plus d’une nomenclature particulière, la polysémie, les expressions figées ou encore les faux-amis tiennent une place importante. Ainsi, un terme qui dans le langage courant aurait un certain sens, peut avoir un tout autre sens dans le milieu judiciaire. Dans un essai intitulé Langage du droit et traduction, réalisé sous la direction de Jean-Claude Gémar, on trouve plusieurs exemples illustrant ce phénomène. Nous pouvons citer, à titre d’exemple : « un procès-verbal contradictoire » qui n’est pas, comme au sens courant un procès-verbal qui en contredit un autre, mais un procès-verbal où ont comparu les différentes parties. Les interprètes doivent donc comprendre le sens particulier de la terminologie juridique pour pouvoir le transposer dans une autre langue. Christiane Fournier rappelle cette exigence, notamment pour les interprètes en langue des signes. Selon elle, il est important de connaître et de comprendre les termes juridiques puisque la langue des signes aurait, dans le domaine, une certaine pauvreté lexicale : l’interprète doit donc être capable de faire des périphrases. Il faut cependant noter que les interprètes en langue des signes intervenant dans le domaine de la justice ont une « facilité » par rapport à leurs collègues interprètes en langue audio-vocales. En effet, ils n’ont pas à traduire d’un système judiciaire à un autre mais seulement d’une langue à une autre. C’est ce que nous a fait remarquer Armand Héroguel, ancien ETI néerlandais/allemand-français : le plus difficile, selon lui, est de trouver l’équivalent dans la terminologie judiciaire du pays de la langue d’arrivée. Les interprètes doivent en effet « naviguer entre deux systèmes juridiques » : ils doivent donc avoir de bonnes connaissances en droit comparé. Il donne l’exemple, pour sa spécialité, du « juge des libertés et de la détention (JLD) » qui existe en France mais pas en Belgique : l’interprète, dont la mission est de faire passer le sens, doit donc trouver un équivalent (même si le recours au transcodage est parfois toléré). 34 Pour tous les interprètes, la compréhension du sens est une condition essentielle pour l’exercice de leur métier. Dans le domaine judiciaire, cela nécessite des compétences supplémentaires et notamment un savoir technique terminologique et culturel. 3.2. Propositions La problématique inhérente au domaine de l’interprétation en milieu judiciaire, est que c’est un milieu très spécialisé, qui comporte des difficultés particulières, mais dans lequel on trouve un fort taux de non-professionnels. La diversité des profils et des qualifications chez les experts traducteurs interprètes est doublé d’un recours relativement courant à des interprètes non experts « faisant office de ». Ainsi, les pratiques sont très différentes entre professionnels (qui ont reçu une formation similaire) et non professionnels, d’autant qu’il n’existe aucun manuel ou mode d’action auxquels ils peuvent se référer. Il nous semble pourtant primordial, dans un domaine comme la justice, que n’interviennent que des interprètes compétents ayant une pratique commune. Pour y remédier, plusieurs solutions pourraient être envisagées : nous les aborderons une à une dans cette dernière partie. 3.2.1. Le recrutement des ETI A notre sens, une amélioration pourrait être portée au niveau du recrutement des ETI. Bien sûr, la condition de diplôme ne peut pas être envisagée puisque toutes les langues ne bénéficient pas d’une formation qualifiante et reconnue (surtout les langues dites « rares »). Ainsi, même si pour les interprètes en langue des signes il existe plusieurs formations diplômantes, le statut d’expert ne peut être attribué qu’à cette condition puisque ce serait discriminatoire par rapport à une autre langue. Une règle ne peut être établie que pour l’ensemble du groupe. Ce qui reste cependant particulièrement paradoxal dans le statut d’ETI est que, comme nous l’avons vu plus tôt, le statut d’ « expert » est censé être attribué à un professionnel qui détient un savoir particulier dans un domaine. Toutes les définitions d’ « expert » convergent vers ce point : ce titre est décerné à des professionnels émérites qui exercent a priori leur activité en dehors du domaine judiciaire. D’ailleurs, l’article 2 du décret n°2004-1463, sur les conditions d’inscription des experts, le rappelle : les postulants au statut doivent « 4° Exercer ou avoir exercé pendant un temps suffisant une profession ou une activité en rapport avec sa spécialité ». Dans certains corps de métier (médecine, finance, immobilier, etc.), c’est d’ailleurs une ultime reconnaissance que d’être reconnu « expert » par la justice. Mais les 35 ETI sont la seule classe d’experts à ne pas respecter ce point puisque le groupe contient une forte proportion d’interprètes qui n’exercent pas cette activité en dehors du domaine de la justice. C’est d’ailleurs l’un des chevaux de bataille des compagnies d’experts comme on peut le lire dans l’article Une professionnalisation problématique : les experts judiciaires interprètes – traducteurs : « un pan important des revendications des compagnies porte sur la nature de l’activité professionnelle principale. Le titre d’expert interprète traducteur est ainsi perçu comme étant nécessairement lié au fait d’exercer comme activité professionnelle principale la traduction et/ou l’interprétariat, idéalement en libéral, le critère formel résidant dans le paiement de cotisations à l’URSSAF (Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales) » (1999 : 19). Ainsi, si le fait d’exercer l’interprétation à titre principal est une condition pour s’inscrire dans certains comités comme la CETICAP (Compagnie des Experts Traducteurs Interprètes auprès de la Cour d’Appel de Paris qui demande le numéro d’URSSAF lors de l’inscription), ce n’est pas, a priori, une condition retenue lors du recrutement des ETI. Cela semble pourtant prouver l’expérience de l’interprète et ses connaissances dans le domaine de l’interprétation et de la traduction. Mais là encore, tout comme la condition de diplôme, cette condition pourrait être trop restrictive pour d’autres langues avec lesquelles il serait difficile d’exercer une activité en dehors du milieu judiciaire. Ainsi, tout comme la condition de diplôme, la condition d’exercer le métier comme activité professionnelle principale, ne peut être demandée aux traducteurs-interprètes et place de nouveau ces experts dans une « catégorie à part » sans pour autant que cela soit clairement formulé. Si lors du recrutement, ni condition de diplôme, ni réelle condition d’expérience ne peuvent être retenues, l’on pourrait imaginer une épreuve de sélection. Cela permettrait notamment de vérifier que le candidat correspond bien au profil de l’expert traducteur interprète. Bien sûr, il faudrait avant tout définir clairement les compétences de l’interprète en justice. A ce sujet, le forum européen de réflexion sur l’interprétation juridique, a d’ailleurs donné, dans son rapport, un descriptif du professionnel-type. Il est rappelé par exemple que la maitrise des deux langues, même très complète, ne suffit pas à devenir un bon interprète en justice. Il faut avant tout être un « professionnel formé et qualifié » disposant des compétences suivantes (2009 : 9) : 36 Compétences linguistiques: parfaite connaissance tant de la langue courante du pays étranger concerné, que de celle de son système juridique. À cet égard, on pourra se référer au Cadre européen commun de référence pour les langues: apprendre, enseigner, évaluer. Le forum de réflexion recommande que les niveaux les plus élevés (C1 et C2) soient exigés des interprètes juridiques. Connaissance des pays et cultures concernés. Compétences interpersonnelles et interculturelles: les interprètes juridiques sont par nature en contact avec une multitude de personnes de cultures et de langues diverses, souvent dans des ambiances de stress et d'anxiété et des contextes pénibles; ils ont donc besoin de compétences interpersonnelles et interculturelles solidement ancrées. Connaissance des systèmes juridiques: structure, procédures, professions judiciaires et juridiques, administration, etc. Terminologie juridique générale ou spécifique à une mission (tels que droit de la famille, asile, fraude, etc.). Maîtrise de l'interprétation: maîtrise des différentes formes d'interprétation (liaison, consécutive, simultanée, traduction à vue) et des compétences connexes (mémoire, prise de notes, gestion du stress, etc.). Connaissance, compréhension du code de déontologie et des guides de bonnes pratiques et adhésion entière à ceux-ci. En prenant comme modèle les recommandations de l’Europe sur le type de professionnel attendu en justice, lors du recrutement des nouveaux experts, un concours pourrait être organisé. Ce concours pourrait être le même dans tous les pays européens et permettrait de garantir, à grande échelle, les compétences des interprètes en justice, et par le biais la qualité de leurs interventions. Si une telle ambition n’a pas encore été imaginée en France, ce pourrait être une solution au problème du manque de professionnalisme ressenti chez certains interprètes en justice. S’il n’est attribué qu’aux interprètes ayant réussi les épreuves de sélection, cela permettrait de rendre parfaitement crédible le statut d’expert. Bien sûr, cette réforme serait sous-tendue par plusieurs conditions et notamment un nombre suffisant de candidats susceptibles de réussir ce concours. Il serait alors par exemple pertinent que soient mises en place des formations préparatoires à cette épreuve de sélection (voir partie suivante). Cependant, un bémol pourrait être émis : les ETI seraient la seule catégorie d’experts à devoir passer une épreuve pour pouvoir prétendre au statut, ce qui pourrait paraître discriminatoire par rapport à l’ensemble de la fonction. 37 3.2.2. Les formations des ETI Afin de pouvoir garantir les compétences des interprètes intervenant dans le cadre particulier de la justice, il semble nécessaire qu’ils puissent avoir accès à des formations appropriées. La loi du 11 février 2004 et surtout le décret du 23 décembre 2004, réformant le statut d’expert judiciaire, instaure justement une obligation de formation continue qui n’apparaissait pas, jusqu’alors, dans les textes officiels. Cette nouveauté est perçue comme une avancée pouvant, a priori, régler le problème du manque de connaissances et de compétences de certains experts comme les ETI. Cependant, dans les textes de loi, les seules références à cette obligation sont les suivantes (décret du 23 décembre 2004) : Article 10 La demande [de réinscription] est assortie de tous documents permettant d’évaluer : […] 2° La connaissance qu’il a acquise des principes directeurs du procès et des règles de procédure applicables aux mesures d’instruction confiées à un technicien ainsi que les formations qu’il a suivies dans ces domaines. Article 23 […] Dans les mêmes conditions, il [l’expert] porte à leur connaissance les formations suivies dans l’année écoulée en mentionnant les organismes qui les ont dispensées. Nous pouvons remarquer qu’il n’y a aucune référence à la formation initiale de l’expert candidat lors de l’inscription mais seulement à la formation continue, que l’expert devra justifier pour toute demande de réinscription. De même, comme le stipule l’article 23, chaque année avant le 1er mars, l’expert devra, entre autres, informer le président de la cour et le procureur, des formations qu’il aura suivi dans l’année. Cependant, le texte ne fait apparaître aucune disposition spécifique concernant le contenu et les modalités de ces formations. Il n’est fait état d’aucun « quotas » d’heures de formation, ni des organismes qui dispenseraient des formations « agrées ». Enfin, l’article 10 ne fait référence qu’aux connaissances juridiques que l’expert se doit de renforcer, mais rien n’est dit sur la mise à jour des connaissances liées à son domaine d’intervention, ni sur la pratique particulière de sa profession dans le cadre de la justice. Ainsi, même si l’on parle d’une désormais « obligation de formation » de l’expert judiciaire, la réglementation à ce sujet reste floue. Si aucune mission officielle n’a été confiée pour l’organisation de ces formations spécifiques, certaines 38 institutions se sont attribuées ce rôle et ont peu à peu mis en place des stages spécialisés pour les experts judiciaires. Concernant la formation des ETI en particulier, il nous semble pertinent de distinguer deux types d’enseignement qui paraissent essentiels à la qualité des intervenants et qui contribueraient par le biais à la meilleure représentation du statut : la formation initiale et la formation continue. Propositions universitaires En France, un certain nombre d’universités et d’écoles proposent un cursus interprétation et/ou traduction en formation initiale. Les formations sont de durée variable, allant généralement de la licence au master, et dispensent des enseignements de technique interprétative avec une ou plusieurs langues de travail. Les formations existent donc, sans pour autant que l’on retrouve, au sein du domaine judiciaire, ces interprètes diplômés (rappelons que selon une enquête de l’UNETICA, réalisée en 2007, à peine 20% des ETI auraient suivi un cursus d’interprète). Cela s’expliquerait notamment, comme le suggère Armand Héroguel (ancien ETI néerlandais/allemand-français) par le fait que les interprètes, formés en université ou en école, se dirigent ensuite très majoritairement vers des organisations internationales. Ainsi, très peu d’entre eux resteraient sur le territoire français. Concernant la formation spécialisée, soit centrée sur l’interprétation en justice, depuis la réforme de 2004, ces mêmes structures commencent également à proposer des diplômes universitaires (D.U.) pour traducteur-interprète judiciaire (accessibles en formation initiale ou continue). C’est le cas de l’Ecole Supérieure d’Interprètes et Traducteurs (ESIT), de l’université Lyon 3 et de l’université Nice Sophia Antipolis. Le contenu et les modalités des formations sont cependant très variables d’une université à une autre (voir annexe 4). Certains D.U s’adressent directement aux ETI d’autres non, le niveau requis va de l’équivalent bac à la licence, etc. Tous ont pourtant un objectif commun : former à l’interprétation judiciaire. Pour le cas particulier des ETI LSF, l’université de Lille 3 propose une formation de 30 heures sur le thème de la justice. Cette formation est exclusivement réservée aux interprètes diplômés mais s’adresse autant aux experts qu’aux non-experts. Elle a pour principaux objectifs de « permettre aux stagiaires d’échanger autour de leur pratique professionnelle et partager leur expérience, apporter des connaissances théoriques sur les acteurs de terrain, leur rôle, les procédures, apporter du vocabulaire spécifique en LSF » (plaquette de la formation accessible en ligne sur le site de l’université : www.univ-lille3.fr). 39 Plusieurs universités ont donc pris l’initiative de proposer des formations continues (en plus, pour certaines, de formations initiales) à destination des interprètes en justice. Ainsi, les ETI peuvent se tourner vers ces organismes pour se former à leur statut, comme l’encourage le décret de 2004. Propositions des institutions représentatives Les institutions représentatives des experts judiciaires qui ont également pris l’initiative de définir et d’organiser ces formations. Le Conseil National des Compagnies d’Experts de Justice (CNCEJ) a sur ce point un rôle majeur puisque, comme il est spécifié sur son site internet, il « considère que la formation des experts de Justice constitue un des piliers majeurs de la chaîne de qualité de l'expertise judiciaire. Cette volonté d'être acteur de l'effectivité du procès équitable par la qualité des expertises fondée sur une pratique commune, se retrouve dans l'action conduite par la Commission Formation et Qualité dans l'Expertise ». Une commission spécifique a donc été créée, pour faire suite au décret de 2004, et prend en charge la gestion des actions de formation qui va de la réflexion sur le contenu, à l’organisation concrète des stages en lien avec les compagnies régionales. L’on peut alors distinguer deux actions de formation distinctes : les formations pour experts judiciaires toutes disciplines confondues, et les formations mono disciplinaires organisées généralement par les compagnies spécialisées dans un domaine d’expertise. Les premières sont axées sur la terminologie juridique et le déroulement des procédures et les secondes, sur l’exercice particulier d’une profession dans le domaine juridique. Ainsi pour les ETI, plusieurs instances représentatives proposent également des actions de formation centrées sur l’exercice de l’interprétation en justice. L’UNETICA propose par exemple des demi-journées de formation thématiques à ses membres (la dernière en juin 2012 avait pour intitulé « Glossaire pour comprendre le procès pénal »). La STF propose aussi des interventions à destination des experts nouvellement nommés (la dernière en janvier 2012 portait sur les « Principes de l'expertise en traduction et interprétation » d’une durée de deux heures). 40 Réflexions Comme nous l’avons vu, le décret de 2004 impose une obligation de formation pour les ETI, sans pour autant la définir. Sur le terrain, les propositions de formation sont diverses et émanent d’organismes différents. Les formations spécialisées dans le domaine de l’interprétation restent cependant moins courantes, et deviennent rares pour les interprètes dont la langue de travail est la langue des signes. Quant à leur fréquentation par les ETI en exercice, toutes langues confondues, selon l’enquête de Keltoume Larchet et Jérôme Pélisse (2009 : 16) seulement 58 % des ETI répondant au questionnaire ont dit suivre des formations en rapport avec leur titre d’expert, à hauteur d’une à deux fois par an. Au sujet des experts interprètes en justice, la Commission des Communautés Européennes considère qu’ « une formation spécifique est de toute évidence indispensable » (2009 : 10) et propose la création d’une formation commune aux pays européens. Cette formation, spécifiquement destinée aux interprètes en justice, serait accessible après un test d’admission qui s’assurerait de la maîtrise des langues de travail de la part du candidat, et de ses compétences en interprétation. Les enseignements se feraient à temps partiel, puisqu’ils seraient ouverts aux candidats déjà en exercice, et étalés sur une année universitaire. Voici le programme qui serait idéalement proposé, selon la Commission : Module 1 : introduction à l'interprétation juridique et situation de celle-ci, au sein de l'UE et au niveau national. Module 2 : ressources et informations. Module 3 : aspects linguistiques: langue juridique, terminologie, registres stylistiques les plus couramment utilisés dans le contexte juridique, études de la communication orale (interrogatoire, témoignage, détermination des peines, par exemple). Module 4 : connaissance du système juridique: structures, procédures, processus et personnel; connaissance des aspects pertinents des droits pénal et civil et des principaux sites d’intervention (centre de rétention, police, tribunal, etc.), complétée par des visites de terrain. Module 5 : compétences en interprétation: liaison, consécutive avec et sans prise de notes, simultanée et chuchotée, traduction à vue. Maîtrise du rôle de l'interprète juridique (présentation, place, prise de parole de l’interprète, quand et comment demander des précisions, etc.). Module 6 : code de déontologie et guides de bonnes pratiques (voir ci-dessous). Module 7 : apprentissage de la pratique par le biais d'études de cas, de jeux de rôle, de simulation de procédures, etc. Module 8: questions professionnelles: présentation de la ou des association (s) professionnelle (s) nationale (s), conditions d’engagement, accepter et préparer une mission, éventuels problèmes de santé et de sécurité, gestion du temps, de l’agenda et des finances, besoins de formation continue, etc. 41 La proposition de la Commission en matière de formation paraît intéressante puisqu’elle permettrait, en plus de proposer les enseignements idoines, d’uniformiser la proposition de formation. Cela permettrait de retrouver des professionnels de mêmes compétences et de mêmes pratiques au sein de la justice. Les interprètes en justice seraient en quelque sorte « certifiés » par cette formation. Cependant, les modules regrouperaient des représentants de langues diverses et variées et proposeraient donc ces enseignements en commun. Or, un module spécifique aux langues de travail de l’interprète semblerait utile et n’apparaît pas dans ce programme. Ce type d’enseignement permettrait pourtant à l’interprète d’acquérir des connaissances sur le droit pénal relatif aux langues qu’il utilise (tant au niveau terminologique qu’au niveau législatif). Afin de garantir les compétences des interprètes en justice, la formation paraît en effet être la solution idéale. Encore faudrait-il que cette dernière soit clairement définie, qu’elle propose des enseignements adéquats et surtout, qu’elle soit systématique pour les interprètes en exercice et les postulants. Une formation initiale, complétée par une formation spécifique à l’interprétation en justice (dans les langues de travail de l’interprète) paraît être la solution idéale pour garantir les compétences de l’intervenant. Enfin, les recommandations émises par la Commission concernant la formation des interprètes en justice (voir annexe 5) iraient également dans ce sens si elles étaient appliquées par les gouvernements européens. 3.2.3. Actions auprès des membres du corps judiciaire Toujours dans cet objectif de garantir l’intervention de professionnels compétents dans le cadre de l’interprétation en justice, une autre voie peut être envisagée : l’action auprès des demandeurs, soit essentiellement les magistrats et les services de police. Si à l’heure actuelle les listes des différentes cours d’appel et de la cour de cassation recensent des ETI de parcours et de compétences diverses, ce sont les membres du corps judiciaire qui les consultent, pour faire appel à un intervenant en cas de besoin. Il pourrait donc apparaître pertinent qu’ils soient eux-mêmes sensibilisés à l’importance de faire appel à des interprètes qualifiés dans le cadre de la justice. Cela pourrait ainsi améliorer la qualité des intervenants à court terme et à moyen terme, les demandeurs pourraient ne faire qu’appel à des interprètes dont ils connaissent les compétences. Concernant plus particulièrement les interprètes en langue des signes, l’on pourrait ainsi imaginer des actions de sensibilisation sur le métier et l’importance de s’y être formé pour intervenir en justice. C’est l’idée qu’a eu Sandrine Deschodt, elle-même ETI LSF auprès 42 de la Cour d’Appel de Douai et très engagée sur le sujet de l’interprétation en justice. Ainsi, depuis quatre ans, elle propose un module de formation de 35 heures destiné aux agents de police, en partenariat avec l’Ecole Nationale de Police de Roubaix (59). Cette formation a pour objectif général de sensibiliser les agents à la surdité et pour objectif plus particulier d’informer sur le rôle et le profil du « bon interprète ». En effet, l’intervenante nous explique que lors de ce stage sont organisées des mises en situation. Une situation d’interprétation en justice est ainsi reconstituée et le rôle de l’interprète est joué selon différentes modalités. Dans un premier temps, le rôle de l’interprète ne respectant ni code déontologique, ni méthodologie est joué pour illustrer ce qu’il peut se passer lors d’une interprétation juridique. Les policiers peuvent alors se rendre compte des problèmes de communication que cela peut engendrer. Une seconde scène est ensuite présentée et, cette fois, les erreurs de l’interprète sont « dissimulées », ce qui est encore plus représentatif selon Sandrine Deschodt. L’interprète change des données, comme le nom des villes ou certains faits, sans pour autant qu’il y ait de répercussions apparentes sur la situation de communication. Ainsi, la discussion passe sans que l’interprétation soit juste et ni les policiers ni la personne sourde ne s’en rendent compte. Ensuite, lors du débriefing les « erreurs d’interprétation » sont mises à jour et les policiers peuvent ainsi à la fois prendre la mesure de la responsabilité de l’interprète, mais réalisent aussi qu’ils sont dans l’incapacité de juger eux-mêmes de la qualité d’une interprétation. Selon l’intervenante, les policiers se rendent ensuite compte seuls que « la seule garantie qu’ils ont c’est le diplôme ». Sandrine Deschodt est persuadée que ce genre d’initiative est la plus efficace pour des résultats concrets et rapides. Il suffit d’informer les membres du corps judiciaire sur la responsabilité, non seulement de l’interprète, mais aussi leur propre responsabilité de faire appel à des professionnels compétents. Elle aimerait d’ailleurs poursuivre ces actions de formation auprès des juges en exercice et auprès de l’Ecole Nationale de Magistrature. Si la sensibilisation des demandeurs, aux répercussions causées par l’intervention d’un interprète ne possédant pas les compétences nécessaires au bon exercice de son métier, semble utile, d’autres initiatives pourraient être mises en place. L’on pense par exemple à l’intégration d’un module spécifique dans la formation des futurs demandeurs. Tout futur magistrat ou représentant de l’ordre susceptible de faire appel à un interprète au cours de sa carrière, devrait être informé sur le rôle des interprètes et notamment comment travailler ensemble et comment s’assurer des compétences de ce dernier. 43 Conclusion Le statut d’ETI, comme cette étude tend à le montrer, paraît ambigu pour plusieurs raisons. Créé dans le but d’attribuer une fonction précise et définie aux interprètes intervenant ponctuellement dans le cadre de la justice, il induit cependant plusieurs paradoxes. Tout d’abord, cette fonction se détache en différents points de sa catégorie hyperonymique d’expert. Si les experts judiciaires sont censés être des professionnels hautement qualifiés, ce que l’on retrouve dans les autres sous-catégories, les ETI ne partagent pas cette caractéristique. Ainsi, le statut regroupe professionnels et non professionnels, de formation et de compétences variables. Dans le cas particulier de l’interprétation langue des signes française-français, la fonction se pose alors comme une cristallisation des polémiques existantes hors milieu judiciaire. Elle réunit, presque à part égale, sous une fonction légale, des interprètes qualifiés ou non même si la responsabilité de ces derniers dans le cadre de la justice est indéniable. Les ETI sont ainsi listés par Cour d’Appel d’une façon lisse et homogène bien que le groupe soit constitué de profils très hétérogènes, comme nous avons pu le constater lors de notre enquête. Cela pose indéniablement problème puisque les pratiques ne se basent sur aucune règle commune. Ainsi, si des débordements, erreurs d’interprétation et conséquences néfastes sont notées, à l’heure actuelle, aucun projet n’a été mis en place pour améliorer la « garantie qualité » de ces ETI. Des recommandations européennes ont récemment été émises, ces problématiques n’étant pas uniquement nationales. L’étude de l’ambivalence de ce statut nous a permis d’imaginer des solutions qui pourraient aider à assurer une compétence homogène et idoine de l’interprète en justice. Il est cependant important de souligner quelques évolutions prometteuses à ce sujet : les réformes de ces dernières années concernant le statut amorcent une volonté d’amélioration de la part du ministère de la justice. De plus, le statut semble attirer de plus en plus de candidats professionnels ces dernières années. Certains interprètes qualifiés que nous avons interrogés disent s’y tourner par conscience professionnelle, dans le but de contrer la présence d’intervenants non professionnels qui semblent être de plus en plus visibles. La justice a également su se rendre plus attractive, notamment grâce aux nouvelles gratifications qu’elle propose et qui tendent à s’aligner sur les tarifs proposés par les professionnels hors justice. Ainsi, si en 2009, un état des lieux semblable à celui de notre étude, avait été mené dans le mémoire de Théodora Ehanno, il recensait seulement 13 interprètes LSF professionnels sur 49 ETI (journal de l’AFILS n°71, page 35). En 2012, soit en l’espace de trois ans, ce chiffre a plus que doublé, ce qui démontre une évolution positive. La balance a donc basculé et les 44 professionnels représentent désormais plus de la moitié des ETI LSF. La tendance serait donct-elle en train de s’inverser ? 45 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages - BOULEZ J. (2009), Expertises Judiciaires, Paris, Delmas - ENCREVE F. (2008), Créaphis ourds et société ran aise au e si cle -1905, Paris, - GEMAR J.L. (1982), Langage du droit et traduction, Essais de jurilinguistique, Montréal, Bibliothèque nationale du Québec - KERTUDO A.S. (2010) Est-ce qu’on entend la mer à Paris ? Histoire de la permanence juridique pour les sourds, Paris, L’Harmattan - PELISSE J. (2012) Des chiffres, des maux et des lettres Une sociologie de l'expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, Paris, Armand Colin Articles / revues - C. Fournier « L’interprétation pour sourds au Pénal » Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal, vol. 42, n° 3, 1997, p. 533-545. - R. E. Giannico « Les interprètes dans les tribunaux, Sworn Interpreter in France » Bulletin de l’ .T. ., juin 1997, traduit de l’anglais par Francis Jeggli et Murielle Zeutzius (février 99) - J.Pélisse & K.Larchet « Une professionnalisation problématique : les experts judiciaires interprètes-traducteurs » revue française de sciences sociale, n°108, octobre/décembre 2009, p. 9-24. - « Interprètes et justice, 2eme partie » Journal de l’AFILS, n°63, octobre 2007 - « Interprètes et justice, 3eme partie » Journal de l’AFILS, n°64, décembre 2007 - « Dossier : Interprétation et Justice » Journal de l’AFILS, n°71, septembre 2009 Dossiers - COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES, Forum de réflexion sur le multilinguisme et la formation des interprètes (2009), L'interprétation juridique au sein de l'Union européenne / Recommandations en vue de meilleures pratiques, rapport final (www.eulita.eu) - INTERVENTION d’Anne Christine LEGRIS, l’interprétation en milieu judiciaire, conférence pour l’AEILSF le 17 novembre 2011 (compte rendu fourni par l’AEILSF) - INTERVENTION de Georges MOUKHEIBER, président de la CRETA au congrès d’Anvers le 27 novembre 2009 (www.eulita.eu) 46 Sites internet - www.annuaire-interpretes-lsf.com - www.cis.gouv.fr - www.courdecassation.fr - www.eulita.eu - www.justice.gouv.fr - www.legifrance.gouv.fr - www.unetica.fr - www.stf.fr 47 ANNEXES Annexe 1 Diplômes interprètes LSF reconnus par l’AFILS Diplômes d'Etat d'interprètes LSF - français - Maîtrise de Sciences et Techniques d’Interprétation français-LSF (ESIT-Paris III) - Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées d’Interprétation LSF-français (Lille III) - Master d’Interprétation français-LSF (ESIT-Paris III) - Master d’Interprétation français-LSF (Paris VIII) - Master d’Interprétation français-LSF (Lille III) - Master d’Interprétation français-LSF (Rouen) - Master de Traduction et Interprétation (IUP Toulouse-Mirail) Diplômes et certificats d'université d'interprètes LSF - français - DPCU-IDA, Diplôme de Premier Cycle Universitaire d’Interprète pour Déficients Auditifs (Université Paris VIII) - DFSSU, Diplôme de Formation Supérieure Spécialisée Universitaire d’Interprète polyvalent (Conférence, Liaison, Traduction) en LSF (SERAC-Paris VIII) - Certificat Universitaire d’Interprètes en Langue des Signes de l’ETI (Ecole de Traduction et d’Interprétation) de l’Université de Genève (Suisse) Autres diplômes et qualifications - Diplôme d’Interprète français-LSF (SERAC-AFILS) - CC 2, Capacité Communicationnelle 2ème degré (délivrée par l'ANFIDA, ancienne dénomination de l'AFILS) - Carte Professionnelle, niveaux 1 et 2 (délivrée par l'AFILS) Source : www.afils.fr 48 Annexe 2 Enquête sur l’activité principale des ETI Source : Une professionnalisation problématique : les experts judiciaires interprètes-traducteurs Jérôme Pélisse et Keltoume Larchet 49 Annexe 3 Rémunération ETI en vigueur Tableau réalisé au vu de l’arrêté du 2 septembre 2008 du ministère de la justice Source : www.giannico.free.fr 50 Annexe 4 Tableau comparatif des propositions de DU interprétation/traduction en justice par trois établissements Intitulé ESIT Lyon 3 Nice DU Traducteur-interprète DU Traducteur interprète DU formation juridique des judiciaire juridique Experts Traducteurs Interprètes Conditions - titulaires d'un bac + 3 d’admission - experts récemment (public concerné) nommés - être expert - salarié ou non - très bonne maîtrise d'une - niveau bac + 2 langue étrangère - traducteurs interprètes - niveau souhaité : diplômés baccalauréat ou équivalent Durée de la 72 heures de cours formation - expert ou non Deux années avec Deux périodes de six mois complétées par du travail respectivement 108 (sur deux années personnel heures d’enseignements universitaires) Modalité de Dossier de candidature + candidature entretien Dossier de candidature / Sources : tableau réalisé avec les informations données par les sites des universités : - www.univ-paris3.fr/esit - www.univ-lyon3.fr - www.unice.fr 51 Annexe 5 Recommandations de la Commission des Communautés Européennes sur la formation des interprètes-traducteurs dans le milieu judiciaire Source : rapport final de la Commission des Communautés Européennes sur L'interprétation juridique au sein de l'Union européenne / Recommandations en vue de meilleures pratiques (mars 2009) 52