Écrire l`histoire des sociologues de Chicago

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Écrire l`histoire des sociologues de Chicago
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Écrire l’histoire
des sociologues
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Christian Topalov
Ouvrages commentés
Andrew Abbott, Department and Discipline :
Chicago Sociology at One Hundred, Chicago,
University of Chicago Press, 1999, xii-249 p.
Jean-Michel Chapoulie, La tradition sociologique
de Chicago, 1892-1961, Paris, Seuil, 2001, 490 p.
1. Signe qui ne trompe pas, un ouvrage de la collection
« Que sais-je ? » lui est consacré : Alain Coulon,
L’école de Chicago, Paris, Puf, 1992.
2. Manuel Castells, « Y a-t-il une sociologie urbaine ? »,
Sociologie du travail, vol. 10, n° 1, 1968, pp. 72-90 ;
Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, « La ville-laboratoire
et le milieu urbain », in L’école de Chicago. Naissance
de l’écologie urbaine, Paris, Champ urbain, 1979, pp. 5-52 ;
Ulf Hannerz, Exploring the City : Inquiries Toward
an Urban Anthropology, New York, Columbia University
Press, 1980 (trad. fr. Explorer la ville. Éléments
d’anthropologie urbaine, Paris, Minuit, 1983).
Genèses 51, juin 2003, pp. 147-159
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«L
’école de Chicago » fait
aujourd’hui partie du récit des
origines de la sociologie tel qu’il
est conduit en France, comme dans d’autres
parties du monde. Qu’on y trouve une source
d’inspiration ou qu’on la critique, qu’on en
discute la portée ou l’interprétation, l’école de
Chicago est un fait d’histoire puisqu’on en
parle et, surtout, qu’on l’enseigne1.
Cette situation est relativement récente. Sans
doute certains des auteurs visés par le terme
avaient depuis longtemps retenu l’attention de
sociologues français – Maurice Halbwachs dès
1930, Paul-Henry Chombart de Lauwe et
quelques autres après la guerre – mais aucune
étiquette n’était disponible alors pour les
regrouper et les identifier. L’école de Chicago
fit irruption en France tardivement (1968)
comme objet d’une attaque en règle par un
jeune prétendant à la fondation d’une «sociologie urbaine » se réclamant du marxisme,
Manuel Castels. Une décennie plus tard (1979),
vint la riposte: les grands textes de ladite école
– associée pour l’occasion au néologisme «écologie urbaine» – furent rendus disponibles en
français par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph,
avec une longue introduction donnant les clefs
de lecture nécessaires. Il s’en suivit rapidement (1983) l’importation en France d’un
ouvrage en anglais du Suédois Ulf Hannerz,
manifeste pour une « anthropologie urbaine »
dont Chicago serait l’origine2 : «en un sens, tout
est déjà dit avec William I. Thomas et Robert
Park, précurseurs et patriarches [...] », commentait I. Joseph en préface3. L’école de Chicago
commençait sa carrière française. Bientôt,
d’autres sociologues poursuivant d’autres intérêts élargirent le cercle de ses auteurs et la libérèrent de la spécialisation «urbaine» qui lui était
jusque-là attachée: Chicago vient désormais à
l’appui des diverses sociologies placées en
France sous les étiquettes « interactionnisme »
ou «ethno-méthodologie».
Cette chronologie est paradoxale. C’est en
effet au moment même – les années 1980 – où
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3. I. Joseph, « Les répertoires du citadin »,
in Explorer la ville…, op. cit., p. 9.
4. Robert E. L. Faris, Chicago Sociology, 1920-1932,
Chicago, University of Chicago Press, 1970
(1re éd. San Francisco, Chandler Pub. Co, 1967).
5. Martin Bulmer, The Chicago School of Sociology :
Institutionalization, Diversity and the Rise of Sociological
Research, Chicago, University of Chicago Press, 1984 ;
Lee Harvey, Myths of the Chicago School of Sociology,
Avebury, Aldershot, 1987 ; Mary Jo Deegan, Jane Addams
and the Men of the Chicago School, 1892-1918,
New Brunswick, N. J., Transaction Books, 1988 ;
Dennis Smith, The Chicago School : A Liberal Critique
of Capitalism, New York, St Martin’s Press, 1988 ;
Rolf Lindner, Die Entdeckung der Stadtkultur : Soziologie
aus der Erfahrung der Reportage, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1990 (trad. angl. The Reportage of Urban
Culture : Robert Park and the Chicago School,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996).
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la sociologie française découvrait l’école de
Chicago, qu’une partie de l’historiographie
nord-américaine et européenne prenait un
tour « révisionniste » qui tendait à mettre en
cause la pertinence de cet étiquetage et la
consistance même de l’objet. Dans la collection « Heritage of Sociology » – créée en 1964
par Morris Janowitz aux presses de l’université de Chicago pour construire une école en
l’éditant – une première histoire en était
parue en 1970 4 et, tout au long des deux
décennies suivantes, les travaux se multiplièrent sur ce qui était désormais constitué en
objet d’histoire. Ce qu’Andrew Abbott
nomme joliment « the “manufacturing Chicago” industry » (p. 31) tournait à plein, les
disputes entre partisans et adversaires de
ladite école contribuant encore à la solidifier.
À la fin des années 1980, toutefois, plusieurs
ouvrages marquants commencèrent à
remettre en cause l’évidence commune en
brouillant les contours et la spécificité de
l’école de Chicago. La diversité d’inspiration
des membres du département avait auparavant été soulignée par le Britannique Martin
Bulmer qui, pour autant, ne remettait pas en
cause une entité dont il avait entrepris d’écrire
l’histoire institutionnelle (1984). Mais le
déplacement du point de vue était désormais
plus radical. Le Britannique Lee Harvey soutenait que la description habituelle de l’école
de Chicago était un « mythe » construit tardivement, dont la réalité sous-jacente était un
présent ultérieur – celui de la seconde école
de Chicago (1987). D’autres chercheurs replacèrent les sociologues de Chicago dans des
ensembles sociaux et culturels plus vastes :
Marie Jo Deegan dans la tradition de la
réforme sociale (1988), Dennis Smith dans
celle de la critique sociale « libérale » (1988),
Rolf Lindner dans celle du reportage (1990)5.
Les chronologies devenaient plus longues et
embrassaient désormais le tournant du
XXe siècle et, donc, Albion Small et les fondateurs du département. La frontière entre
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sociologie scientifique et action réformatrice,
pourtant érigée par Robert E. Park lui-même,
était mise en discussion, comme l’était aussi
l’originalité des méthodes d’enquête des
sociologues de Chicago, notamment par
Kathryn K. Sklar (1991) et Jennifer Platt
(1994)6. Dans Actes de la recherche en sciences
sociales, Daniel Breslau se fit l’écho de ces
nouveaux questionnements (1988)7, mais il ne
fut guère entendu des sociologues français.
Car, bien entendu, aux États-Unis comme en
France, le flux des commentaires présentistes
ne s’était pas interrompu pour autant. Toutefois, la recherche proprement historique avait
cessé de considérer comme une évidence
l’objet qu’elle avait hérité des années 1960,
c’est-à-dire « l’école de Chicago » et son « âge
d’or » des années 1920-1932.
Deux publications récentes illustrent avec
force ce moment historiographique toujours
actuel. Elles pourraient réveiller bien des
esprits français de leur sommeil dogmatique si
les traditions inventées ne faisaient partie des
croyances nécessaires aux communautés
savantes et des moyens de leurs concurrences.
L’un de ces ouvrages est dû à Andrew Abbott,
professeur de sociologie à Chicago : Department and Discipline (1999), pourtant écrit dans
le contexte de la célébration d’un centenaire,
constitue une sorte de point d’orgue de l’historiographie critique de la décennie antérieure.
Il montre que la première école de Chicago est
une création culturelle de la seconde, ou plutôt
que la seconde s’est créée en créant la première. Il fait ainsi de cette double création un
objet d’analyse historique et sociologique.
L’autre livre est français : dans La tradition
sociologique de Chicago (2001), Jean-Michel
Chapoulie démonte méthodiquement les
mythes sédimentés sur cet objet. Premier travail historique d’ensemble écrit en français, ce
livre se tient rigoureusement à distance de
l’hagiographie et du présentisme ordinaires
des commentateurs. Trait saillant – et inhabituel – des deux entreprises : bien que ces
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auteurs ne cachent pas une commune sympathie pour (au moins) certains des sociologues
dont ils écrivent l’histoire, leurs ouvrages sont
d’excellentes recherches historiques. Sans
doute viennent-ils s’ajouter à la longue liste
de travaux spécialisés sur les sociologues de
Chicago, mais il s’agit aussi de deux enquêtes
exemplaires dans le domaine disputé de l’histoire des sciences sociales.
Questions en rupture, nouveaux objets
A. Abbott et J.-M. Chapoulie se sont donné
une même tâche : prendre une vue sur
« l’école de Chicago » qui ne soit pas enfermée
dans l’objet (ou l’un des objets) ordinairement
constitué sous ce syntagme. Leurs solutions à
ce problème commun sont différentes, mais
elles procèdent, à mon sens, d’une même inspiration, dont les titres des deux livres donnent d’emblée un indice.
Department and Discipline. À l’un des pôles
du champ qu’Abbott se propose d’étudier, une
institution locale : le département de science
sociale et anthropologie (1892), puis de sociologie (1929) de l’université de Chicago.
D’emblée, ce que le sous-titre appelle « Chicago sociology» est défini par un cadre institutionnel et non par une liste d’auteurs ou un
répertoire de concepts ou de méthodes. À
l’autre pôle, une discipline qui prend forme
dans un cadre national. Abbott se propose
d’analyser l’interaction entre ces deux échelles,
c’est-à-dire comment, de façon processuelle,
une « école » ou « tradition » a pu naître des
relations d’un groupe local avec un monde
plus vaste. L’enquête ne portera donc pas sur
le travail du département au quotidien, mais
sur la façon dont ceux qui le composent ont
joué leurs rapports avec leurs collègues et
concurrents qui construisaient avec eux les institutions de la sociologie nord-américaine.
Deux terrains d’observation sont retenus.
D’abord (chap. II), le moment, décisif, où la
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tradition de Chicago fut réactualisée, définie
et nommée après la Seconde Guerre mondiale au sein d’un département que menaçaient une crise interne et l’expansion de puissants concurrents. L’enquête commence donc
par l’examen détaillé de micro-interactions en
contexte. Elle se poursuit par l’étude sur un
siècle d’une institution : l’American Journal of
Sociology. Entre la période où le journal était
la chose d’A. Small, qui parvint à fédérer un
petit groupe d’une ou deux centaines de personnes convaincues qu’il était utile d’appliquer un savoir formalisé aux problèmes
sociaux (1895-1926, chap. III), celle où il était
l’organe d’un département en même temps
que d’une profession naissante qui affirmait
une identité nouvelle en mettant à distance les
questions sociales et en adoptant des
méthodes quantitatives (1926-1955, chap. IV),
celle, enfin, où le Journal est devenu le centre
de la structure bureaucratique qui définit une
discipline moderne (depuis 1960, chap. V et
VI), il n’y a de commun qu’un titre et l’effort
des acteurs pour affirmer une permanence.
6. Kathryn Kish Sklar, « Hull-House Maps and Papers :
Social Science as Women’s Work in the 1890s »,
in M. Bulmer, Kevin Bales et K. K. Sklar (éd.), The Social
Survey in Historical Perspective, 1880-1940, Londres,
Cambridge University Press, 1991, pp. 111-147 ; Jennifer
Platt, « The Chicago School and Firsthand Data », History
of the Human Sciences, vol. 7, n° 1, 1994, pp. 57-80.
7. Daniel Breslau, « L’École de Chicago existe-t-elle ? »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 74, 1988,
pp. 64-65.
8. Le choix du titre de l’ouvrage a été imposé,
non sans mal, à l’éditeur, après une rupture avec un autre
éditeur sur ce point précis (commentaire de Jean-Michel
Chapoulie, « Lire les sciences sociales », Paris,
Institut de recherche sur les sociétés contemporaines,
Iresco, 29 mai 2002).
9. Lorsque « école de Chicago » est utilisé dans l’ouvrage,
c’est toujours entre guillemets. J.-M. Chapoulie relève
d’ailleurs l’imprudence d’Andrew Abbott à utiliser
« Chicago school of sociology » car, quelle que soit
la subtilité de ses analyses, elles seront oubliées
lors de l’usage du terme (p. 410, n. 4).
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On voit que ce qui est mis en discussion dans
les deux volets de l’enquête, c’est la permanence des objets dans le temps – c’est-à-dire à
travers la succession des situations – et, du
coup, leur « caractère d’objet [thingness] » luimême. Une école célébrée et un périodique
centenaire – deux choses qui présentent pourtant tous « les caractères évidents de la continuité, de la solidité et de la tradition » (p. 80) –
s’évanouissent pour prendre une série de
significations discrètes dans le flux ininterrompu de l’action. Abbott ne se pose pas
comme un spécialiste de l’histoire de la sociologie, il a d’autres ambitions – et, semble-t-il,
l’autorité qui donne les moyens de celles-ci.
Dans ce livre comme dans ceux qui l’ont précédé, c’est une question très générale qui
l’intéresse : « que signifie de dire qu’une chose
sociale existe » ? Ce livre d’histoire sera donc
aussi « une méditation sur la nature de la réalité sociale » (p. 1).
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La tradition sociologique de Chicago: le titre de
l’ouvrage de Chapoulie marque d’emblée une
rupture avec l’usage figé «école de Chicago»,
dont la pertinence est fermement récusée8.
« Ce n’est donc pas une “École de Chicago”
clairement identifiable qui se dégage de cette
enquête, mais des œuvres prises dans des
réseaux d’échanges et d’emprunts entre chercheurs – et les emprunts directs ne sont certainement pas plus importants que les réactions
critiques [...] » (p. 419)9.
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Partir du terme « école » aurait présupposé
l’existence d’un objet dont il s’agissait précisément de discuter l’évidence. Cela aurait impliqué un découpage arbitraire et induit une
série de questions corollaires inutiles : quels
auteurs appartenaient à ladite école, dans
quelle période a-t-elle existé, en quoi consistait sa sociologie ? Le mot « tradition » donne
à l’investigation historique un objet tout différent. Puisque les traditions sont des reconstructions du passé mobilisées dans le présent,
ce qu’il s’agit d’observer, ce sont des acteurs
qui s’approprient des objets et les disposent
dans des arrangements contingents et mobiles.
Les traditions ne sont pas arbitraires pour
autant, elles résultent d’une action collective
dont il convient d’élucider le sens pour ceux
qui l’ont entreprise au cours de présents successifs. Et puisqu’il ne peut y avoir de tri que
parmi des éléments disponibles, la question
des voies concrètes et attestables de la transmission est décisive : d’où la grande attention
accordée par l’auteur à un travail empirique
rigoureux sur ce point.
Comme chez Abbott, qui parcourt un siècle,
les bornes chronologiques de l’enquête de
Chapoulie sont larges : 1892, c’est la fondation
de l’université en même temps que celle du
département, 1961, c’est le départ d’Everett
C. Hughes, le dernier élève de Park, pour
Brandeis. Entre ces deux dates, quatre générations de chercheurs, parmi lesquelles celle
des professeurs de la grande époque et celle
de leurs élèves ou successeurs directs.
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La première partie de l’ouvrage est chronologique et replace «les recherches de sociologie
dans leur contexte institutionnel ». Trois
étapes, classiquement, sont distinguées : les
premiers développements (1892-1914, chap. I),
la période marquée par Park, Ernest W. Burgess et Ellsworth Faris (1914-1933, chap. III),
enfin, celle qui s’est ouverte avec le départ
de Park (1934-1961, chap. V). Un chapitre
(chap. II) met la focale sur le Paysan polonais
de W. I. Thomas et Florian Znaniecki (19181920), un autre (chap. IV) sur les monographies de « l’École de Chicago » (1918-1933).
Chacun de ces développements lie constamment les pratiques et résultats de recherche à
ce que l’auteur appelle leurs « contextes ». Des
éléments biographiques sur les personnages
connus ou moins connus sont systématiquement présentés.
La seconde partie (« Parcours de recherche »)
est thématique. Trois domaines sont examinés de façon plus approfondie selon des chronologies appropriées. Sont étudiés d’abord
(chap. VI ) les travaux impulsés dans les
années 1940 et 1950 par E. C. Hughes et Herbert Blumer sur le travail et les institutions.
Ce chapitre permet de décrire ce qui, aux
yeux de l’auteur, constitue l’essentiel de la tradition de Chicago : le « travail de terrain [fieldwork] », et de présenter les auteurs qui seront
placés plus tard sous les labels d’« interactionnisme symbolique » ou de « seconde école de
Chicago ». Est déroulé ensuite (chap. VII) le fil
qui conduit des recherches des années 1910 et
1920 sur la « désorganisation sociale » à celles
qui formulèrent dans les années 1960 une
nouvelle définition de la déviance et débouchèrent sur la « théorie de l’étiquetage [labeling theory] ». Ce chapitre permet de mettre
en valeur l’autre dimension constitutive, aux
yeux de l’auteur, de la tradition de Chicago: la
définition relationnelle des catégories de classement social. Il permet aussi de montrer comment s’opère une rupture intellectuelle dans le
cadre d’un changement de conjoncture plus
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large. Sont étudiées enfin (chap. VIII ), les
recherches sur les relations entre races et
entre cultures dans la période 1913-1962, ce
qui permet de montrer comment les
recherches de Chicago étaient « dans le
siècle » et évoluèrent selon la double logique :
celle des positions savantes et celle de préoccupations liées aux conjonctures historiques.
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Relevons que le thème de la ville n’a été
retenu comme central ni par Abbott, ni par
Chapoulie. Ce choix peut surprendre, tant les
réceptions de la sociologie de Chicago à
l’étranger (comme le relève Abbott p. 22) ont
très longtemps identifié celle-ci à la « sociologie urbaine ». Sur ce point encore, nous avons
affaire à un usage particulier de Chicago dans
des conjonctures nationales singulières, pour
promouvoir tantôt l’analyse spatiale formalisée de la « nouvelle géographie », tantôt une
approche anthropologique des villes. Cependant, alors que la tradition dont nos auteurs
veulent rendre raison égrène ses éléments sur
un siècle, le mode d’ordre « la ville comme
laboratoire » n’a valu tout au plus que de 1915
à 1935 environ. À cette dernière date, la plupart des sociologues du département avaient
abandonné ces sujets, qui ne furent à nouveau
placés au centre de l’attention qu’à la fin des
années 1930 puis, à nouveau, dans les années
1960 – pendant des périodes chaque fois limitées : le dernier New Deal, puis l’expansion de
la planification et des études urbaines. Pour
consacrer aujourd’hui tant d’attention à la
« tradition de Chicago », il fallait que nos
auteurs eussent la conviction qu’elle ne
concernait pas une spécialité étroite, mais la
sociologie tout entière.
Comment faire l’histoire d’un groupe
de savants?
La première règle de méthode suivie par
Chapoulie est de considérer les sociologues de
Chicago « comme un groupe concret – ou plus
exactement comme une série de groupes
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concrets » (p. 17) – comme s’il s’agissait d’étudier des étudiants en médecine, des ouvriers
d’industrie ou des musiciens de jazz. Inutile de
discuter au préalable les adhésions, filiations
ou inspirations intellectuelles : la question des
contours du groupe est réglée empiriquement
par les affiliations institutionnelles et les activités réalisées en commun. L’objet de
l’enquête est donc « l’ensemble des arrangements sociaux, mêmes relativement contingents, dans lesquels se sont inscrites les
actions collectives qui ont produit les œuvres
examinées » (p. 16) et ces dernières sont
décrites « sans [se] laisser guider par la notoriété de leur rattachement à cette tradition,
qui est elle-même une construction
historique » (p. 419).
Deuxième règle : l’enquête porte sur les activités de ces gens. « Parmi ces activités, une place
centrale, mais non exclusive a été donnée à
celles qui ont donné naissance à des textes de
sciences sociales » (p. 17). Cette petite phrase
explosive situe ce travail aux antipodes des
« histoires de la pensée sociologique ». Il s’agit
de décrire ce que faisaient ces savants, notamment dans leurs recherches, bien sûr : comment recueillaient-ils des « données », observaient, mesuraient, représentaient et
écrivaient leurs résultats ? Mais aussi dans
leurs enseignements, qui contribuèrent parfois
pour beaucoup à donner une orientation commune à des recherches dispersées. Dans ces
activités, enfin, souvent négligées par la
grande histoire des savoirs : gestion des institutions, négociation de projets avec ceux qui
les finançaient, actions publiques de toutes
sortes dans des institutions réformatrices
locales, dans des organismes de conseil ou
d’expertise, dans des agences fédérales. Les
sociologues de Chicago prennent ainsi une
épaisseur inhabituelle : ils font plusieurs
choses à la fois et passent d’un lieu à un autre,
les scènes où ils agissent interagissent et ces
interactions apparaissent comme essentielles
pour rendre compte de leurs œuvres.
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Cette approche de l’activité scientifique
repose sur une maxime fondamentale : mettre
entre parenthèses « les jugements de valeur
sur les œuvres portés à partir des normes
internes aux sciences sociales d’aujourd’hui,
car ces jugements ne peuvent que rendre
insaisissable la signification que ces œuvres
eurent en leur temps » (p. 16). C’est ce travail
méthodique de suspension de nos cadres de
référence qui peut nous donner une chance de
retrouver « [les] catégories de pensée en usage
et [le] sens des actions dans les contextes
d’époque » (p. 16). Il conduit à ne pas s’intéresser seulement aux œuvres abouties (ou,
corpus plus étroit encore, aux œuvres
publiées) mais aussi à celles qui sont restées à
l’état de projet ou d’ébauche, à s’attacher aux
chercheurs de second plan aussi bien qu’aux
figures célèbres, à s’attarder sur les incohérences apparentes des pratiques de recherche
et des positions intellectuelles, à accorder une
attention particulière aux formulations qui
peuvent nous paraître étranges ou
« dépassées » et à étudier chaque œuvre « sans
présupposer l’existence d’un lien nécessaire
entre ses divers éléments » (p. 103). On aura
compris que cette façon d’observer et de
décrire le travail des savants – dont on trouve
de belles illustrations à propos de la notion
d’« histoire naturelle » chez Park (p. 111) ou
de celle d’« interaction » (p. 107) – est opposée
point par point aux récits ordinaires de l’histoire de la sociologie.
Autre règle de méthode : étudier les activités
des savants dans « leurs relations avec les
divers environnements » (p. 16), rapporter les
œuvres à leurs « contextes de production »
(p. 415). Le terme « contexte » – généralement
considéré comme faible en histoire des
sciences – a ici un sens précis : il s’agit « d’établir des relations intelligibles entre les produits finis des recherches et des éléments de
l’univers social dans lequel ceux-ci [ont] été
élaborés » (p. 412). C’est un programme exigeant, qui entend lier les contenus de science
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au monde social en vue de mieux comprendre
les œuvres. Les contextes forment des
contraintes, ouvrent des possibles et en ferment d’autres, mais ils ne sont jamais pensés
sur le mode de la détermination. Ils sont
divers et Chapoulie fait varier sans cesse les
éléments qu’il retient, selon les besoins de
l’analyse : contraintes matérielles (financements, accès aux terrains), conditions institutionnelles (partages de domaines, relations
d’autorité), méthodes disponibles (sans doute
ce qui se transmet le plus sûrement, mais aussi
le plus silencieusement), modes d’écriture et
modes d’argumentation, expériences biographiques (collectives ou singulières), positions
des chercheurs hors du monde savant
(d’autant plus prégnants que l’autonomisation
universitaire de la discipline est faible,
d’autant plus locaux que l’administration
fédérale est absente ou que la sociologie est
moins fortement constituée dans des institutions nationales), conjonctures intellectuelles
(prenant la forme de réseaux de chercheurs et
d’œuvres).
Ainsi, la sociologie de Park est-elle décrite
comme un mixte entre des singularités biographiques (il fut journaliste, il fut aussi secrétaire du réformateur et éducateur noir Booker
T. Washington) et une perception de la
société caractéristique de son milieu (les problèmes sociaux définis comme problèmes
urbains). Il y a donc « une affinité » entre les
travaux de Park et « le point de vue sur la
société [...] que l’on trouve, d’une manière diffuse et sous une forme moins abstraite, dans
cette partie des élites intellectuelles anglosaxonnes qui inclut notamment sociologues et
réformateurs sociaux » (p. 114). C’est dans des
termes analogues qu’est interprétée l’émergence des premières recherches qui aboutiront à la labeling theory, et notamment d’Outsiders (1963), ouvrage dans lequel Howard
S. Becker bouleverse la notion de déviance en
la définissant comme le résultat d’un étiquetage efficace. Chapoulie relève qu’il y avait
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alors « un changement de conjoncture intellectuelle » (p. 280) ou, comme Becker lui-même
l’avait noté, « des idées dans l’air ». Depuis les
années 1930, s’était développée une critique
de la notion de « désorganisation sociale » et
de la criminologie entendue comme l’étude
des comportements des couches populaires. Il
y avait eu des enquêtes sur la criminalité en
col blanc et d’autres qui réhabilitaient des
habitants des slums10. Les élèves de Hughes
travaillaient par ailleurs sur des « professions »
en regardant les définitions qu’elles se donnaient d’elles-mêmes comme des moyens
d’action. Il s’était ainsi développé « une sorte
de savoir-faire commun à un ensemble de
chercheurs » (p. 286), des ressources intellectuelles qui étaient disponibles pour être transférées vers le domaine de la déviance. Chapoulie évoque aussi les expériences
biographiques de la nouvelle génération
d’étudiants : ce n’étaient plus des protestants
religieux issus des classes moyennes de petites
villes, ils avaient été mis en contact depuis
longtemps avec la diversité des normes dans
la grande ville. Il avance enfin un autre élément : c’est parce qu’ils étaient au contact
quotidien des « criminels » que certains
auteurs en étaient venus à s’interroger,
comme Frank Tannenbaum (1938) qui, déjà,
avait observé « l’étiquetage [tagging] » dont
les criminels étaient l’objet11. Ici, on est moins
convaincu : si l’expérience « de terrain » était
aussi parlante, on ne voit pas pourquoi la profession de gardien de prison n’a pas encore
fourni les meilleurs sociologues.
10. Edwin H. Sutherland, « White-Collar Criminality »,
American Sociological Review, vol. 5, n° 1, 1940, pp. 1-12 ;
William Foote Whyte, Street Corner Society :
The Social Structure of an Italian Slum, Chicago,
University of Chicago Press, 1943.
11. Frank Tannenbaum, Crime and the Community,
New York, Ginn, 1938.
12. Une raison avancée par J.-M. Chapoulie pour ne pas
s’être beaucoup intéressé aux usages des étiquettes liées
à Chicago est qu’il était « convaincu de [son] incapacité
à lutter contre ces labels » (« Lire les sciences sociales »,
Iresco, 29 mai 2002).
154
Comment faire l’histoire d’une tradition?
L’enquête de Chapoulie se démarque donc
fermement de « l’histoire des idées dans son
acception traditionnelle, qui a constitué
jusqu’à ces dernières années ce qui passait
pour l’histoire de la sociologie » (p. 18). Insistant sur les contingences, les aléas, les indéterminations, cette façon de faire s’interdit de
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réduire les œuvres à un petit nombre de principes ou à un paradigme. Prenant en compte
les usages stratégiques des références, elle
s’empêche d’attribuer naïvement influences et
filiations. Tout cela est de robuste méthode,
mais laisse de côté une question importante.
S’il est nécessaire de récuser l’histoire des
idées comme manière d’écrire l’histoire des
savoirs, il n’en demeure pas moins que le
genre est constamment pratiqué par les
savants eux-mêmes dans leurs argumentaires
ordinaires ou, de façon plus solidifiée, dans
l’enseignement ou les rituels d’institution –
manuels, préfaces aux rééditions de « classiques », commémorations. Il ne suffit donc
pas de montrer que les traditions scientifiques
sont des reconstructions stratégiques, mouvantes et infidèles du passé, il convient aussi
de les considérer comme un objet d’enquête
important pour l’histoire des disciplines.
L’école de Chicago est, de ce point de vue,
un cas d’école : comment l’objet ainsi
nommé s’est-il formé et en est venu à se
consolider au point de devenir une réalité
largement admise ? Chapoulie montre, au fil
de ses analyses, comment certains des sociologues du département ont diversement
contribué à l’affirmation d’une telle tradition, mais il ne se soucie pas pour autant de
conduire un récit historique soutenu sur le
sujet12. Abbott, en revanche, pose d’emblée
la question et son ouvrage apporte une
contribution historiographique majeure : il
établit que c’est au cours de l’année 19511952 que se produisit la première mise en
forme de « l’école de Chicago ».
Le département était alors dans une crise
profonde. Les derniers professeurs de la
génération des années vingt étaient sur le
départ, les recrues récentes – peu nombreuses et souvent formées localement –
s’en allaient rapidement ailleurs. Au sein du
département, les factions se déchiraient, la
ligne de fracture la plus apparente opposant
« qualitativistes » et « quantitativistes ». 1952
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fut l’année de l’hémorragie : E. W. Burgess
et William Ogburn refusèrent de retarder leur
retraite, Louis Wirth mourut brusquement,
H. Blumer partit pour Berkeley. Alors que la
sociologie commençait une croissance fulgurante dans les autres universités, à Chicago les
effectifs étudiants augmentaient peu. De formidables concurrents avaient pris leur essor :
Talcott Parsons promouvait la théorie sociologique à Harvard, Paul F. Lazarsfeld et
Robert K. Merton la sociologie quantitative
formalisée à Columbia. Le danger se rapprochait : en 1950, le chancelier de l’université – qui avait placé de fait le département
sous tutelle – proposa à R. K. Merton et
P. F. Lazarsfeld de venir à Chicago, sans
succès.
C’est dans cette conjoncture qu’un nouveau
chancelier exigea du département en 1951
qu’il engageât une réflexion collective sur
son avenir. « Ainsi, observe Abbott, ce fut
l’administration qui, la première, regarda
Chicago comme quelque chose qui était
moins que l’ensemble de la discipline,
comme un paradigme spécifique (et daté) »
(p. 41). Tout au long de l’année 1951-1952,
les membres du département tinrent un
séminaire d’auto-redéfinition, dont les
minutes ont été conservées. La consigne était
urgente et claire : avant de savoir à qui allait
revenir l’héritage, il fallait d’abord déterminer ce qu’il était. C’est dans ces interactions
dont l’issue n’était en rien fixée à l’avance
qu’apparut « l’école de Chicago ». Abbott
conclut ainsi son analyse :
« Ainsi, les débats du séminaire portent sur la
création non pas de la seconde école de Chicago,
mais de la première. Alors que son époque touchait à sa fin, les survivants essayèrent de la définir pour eux-mêmes. Ce faisant [...] ils transformèrent un sujet moribond en un objet vivant.
Cet objet survécut aux querelles partisanes des
années 1950 et se trouva disponible pour que
Janowitz le prenne en charge, comme pour que
Hughes le transplante à Brandeis» (p. 63).
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« Ce qui fit réellement la différence entre la
seconde école de Chicago et les groupes de
Harvard et de Columbia fut qu’elle s’est souciée de la première et que, de fait, elle en fit
rétrospectivement un objet » (p. 20, n. 16).
histoire des sciences
13. A. Abbott, The System of Professions : An Essay on the
Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago
Press, 1988.
Les traditions de recherche propres à l’histoire des sciences ne migrent pas sans difficulté vers l’histoire des sciences de l’homme.
En particulier, et paradoxalement, les outils
de la sociologie des savoirs scientifiques ont
été peu utilisés pour écrire l’histoire de la
sociologie – alors qu’ils ont contribué à renouveler en profondeur au cours des vingt dernières années l’historiographie de la statistique, de l’anthropologie ou de la psychologie.
La plupart des sociologues qui s’intéressent au
passé de leur discipline utilisent naturellement
celui-ci comme un réservoir d’arguments à
engager dans les enquêtes et controverses du
moment. Quant aux recherches historiques
érudites, elles ont été longtemps marquées
par la problématique de l’institutionnalisation
de la discipline et, par conséquent, se sont peu
intéressées aux pratiques des savants et au
contenu des savoirs.
14. A. Abbott et Emanuel Gaziano, « Transition and
Tradition : Departmental Faculty in the Era of the Second
Chicago School », in Gary Alan Fine (éd.), A Second
Chicago School ? The Development of a Postwar American
Sociology, Chicago, University of Chicago Press, 1995.
Si les livres d’Abbott et de Chapoulie rompent nettement avec ces routines, les ressources qui permirent cette innovation ne proviennent pas de l’endroit qu’on aurait pu
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Une approche interactionniste en
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L’école de Chicago naquit donc en 1952, mais
quel Chicago ? La gamme des interprétations
possibles était large, elle sera déployée par les
divers héritiers supposés dans les deux décennies qui suivront. Mais l’essentiel reste que
c’est l’action commune des survivants et des
successeurs qui créa la « première école de
Chicago ». Et cette « épiphanie » a fourni à
ceux qui formeront ce qu’on appellera par la
suite la « seconde école de Chicago » la principale ressource qui permettra à celle-ci d’exister. Car, au fond :
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attendre. Chapoulie ne mobilise, en effet,
aucune des références propres au monde de
l’histoire des sciences. C’est à partir d’une
autre perspective qu’il travaille :
« Ma longue familiarité avec le courant de
recherche étudié [...] implique que l’approche
adoptée n’est probablement pas très différente
de celle que ces chercheurs auraient sans
doute adoptée s’ils avaient étudié ce même
sujet » (p. 20).
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Telle serait donc l’ironie de la situation : des
sociologues d’hier (les objets de l’enquête)
auraient eux-mêmes inspiré au sociologue
d’aujourd’hui (l’enquêteur) le point de vue à
partir duquel ils pouvaient être observés. La
position d’Abbott est assez proche. Certes, il
emprunte au langage de l’histoire des
sciences son refus du « présentisme » et des
« fables téléologiques » (p. 1). Mais, pour définir ce qu’est étudier « historiquement » une
tradition scientifique, il lui suffit de dire qu’il
l’étudiera « de manière processuelle » (p. 1)
– c’est-à-dire de référer à l’une des positions
méthodologiques majeures des auteurs interactionnistes, celle qu’il avait lui-même mise
en œuvre auparavant dans ses recherches sur
les professions13.
C’est en effet une approche interactionniste
de l’histoire d’un groupe de savants et d’une
tradition sociologique que ces deux livres proposent. Je crois que c’est précisément en
maintenant cette perspective jusqu’au bout
que deux auteurs pourtant très fortement et
depuis longtemps engagés avec les sociologues qu’ils étudiaient ont pu éviter le présentisme ordinaire et adopter, comme le
revendique Chapoulie, « une démarche proprement historique » (p. 16).
Abbott mentionne trois circonstances qui
furent au point de départ de son livre. Formé
à Chicago (Ph.D. 1982) et professeur dans le
département, il donna en 1992 une grande
conférence de l’American Sociological Association, où il plaidait avec vigueur « la pertinence de l’école de Chicago aujourd’hui »
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– sans reculer devant la rhétorique pompeuse
qui accompagne souvent aux États-Unis les
actes de candidature au leadership intellectuel : en revenant aux thèmes de la « tradition
de Chicago », il ne s’agissait de rien moins
que « construire une ère nouvelle de la sociologie » (p. 193). Ce texte massivement prescriptif, refusé par l’American Journal of
Sociology, sera placé en conclusion de
l’ouvrage (ch. VII). Abbott était par ailleurs
engagé dans une recherche sur les origines
de la seconde école de Chicago : c’est ainsi
qu’il découvrit celles de la première, exposées dans un texte publié en 199514 et repris
(ch. II). Mais le gros du livre a pour origine
une commande : en 1992, la rédaction de
l’American Journal of Sociology avait
demandé à Abbott d’écrire une histoire du
journal en vue du centenaire de celui-ci en
1995. Une première esquisse de ce travail fut
refusée par le journal, prit de l’ampleur et
constitua les chapitres III à VI du livre. Ainsi,
Abbott met sans fard l’exercice historique
auquel il se livre au service d’une cause :
« l’idée de détermination par l’interaction et
par le contexte » (p. 222). C’est qu’à ses yeux,
la prévalence du « paradigme des variables »
depuis le milieu des années 1960 a entraîné
une décontextualisation extrême de l’explication sociologique et cette façon de concevoir
la causalité est intellectuellement épuisée.
Pour en sortir, il faut développer des méthodologies qui réintroduisent le temps et
l’espace, les « champs d’interaction [interactional fields] » (p. 202) : ce serait précisément
cela l’intuition théorique essentielle des
sociologues de Chicago.
Placé dans une autre situation, Chapoulie
avait bien entendu un autre projet. Il avait
été du petit nombre de jeunes enseignants
qui, depuis la création du centre universitaire
expérimental de Vincennes (1970) devenu
ensuite l’université de Paris VIII, militaient
pour le « travail de terrain » en sociologie,
récusant à la fois l’enseignement livresque de
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15. J.-M. Chapoulie, « Enseigner le travail de terrain
et l’observation : témoignage sur une expérience
(1970-1985) », Genèses, n° 39, 2000, pp. 138-155.
16. Le marché de l’importation française
des « interactionnistes » nord-américains était néanmoins
assez encombré. Voici, par ordre chronologique,
les traductions parues à ce jour (on indique le nom
du signataire de la préface, introduction, ou présentation,
à défaut celui du traducteur) : Asiles d’Erving Goffman
(Robert Castel, Minuit 1968), La mise en scène de la vie
quotidienne de Goffman (trad. Alain Accordo,
Minuit 1973), Les rites d’interaction de Goffman
(trad. Alain Kihm, Minuit 1974), Stigmate de Goffman
(trad. A. Kihm, Minuit 1975), La profession médicale
d’Eliot Freidson (trad. Andrée Lyotard-May
et Catherine Malamoud, Payot 1984), Outsiders d’Howard
S. Becker (J.-M. Chapoulie, A.-M. Métaillé 1985),
Façons de parler de Goffman (trad. A. Kihm,
Minuit 1987), Les moments et leurs hommes de Goffman
(Yves Winkin, Seuil-Minuit 1988), Les mondes de l’art
de Becker (Pierre-Michel Menger, Flammarion 1988),
Les cadres de l’expérience de Goffman (trad. I. Joseph,
Minuit 1991), Miroirs et masques d’Anselm L. Strauss
(trad. Maryse Falandry, Métailié 1992), La trame
de la négociation de Strauss (Isabelle Baszanger,
L’Harmattan 1992), Le regard sociologique d’Everett
C. Hughes (J.-M. Chapoulie, EHESS 1996),
Propos sur l’art de Becker (Alain Pessin, L’Harmattan
1999), Les ficelles du métier de Becker (Henri Peretz,
La Découverte 2002), L’arrangement entre les sexes
de Goffman (Claude Zaidman, La Dispute 2002).
17. H. S. Becker, Outsiders. Études de sociologie
de la déviance, Paris, A.-M. Métaillé, 1985
(trad. fr. d’Outsiders, New York, The Free Press
of Glencoe, 1963) ; E. C. Hughes, Le regard sociologique,
Paris, EHESS, 1996 (trad. fr. d’essais choisis notamment
dans The Sociological Eye : Selected Papers,
Aldine Atherton, 1971).
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la théorie et l’usage exclusif du questionnaire
dans l’enquête 15 . C’est à partir de cette
conviction et de cette expérience qu’il commença à investir dans les auteurs nord-américains susceptibles de nourrir et conforter
un point de vue longtemps marginal parmi
les sociologues français16. Après un article
sur le travail de terrain chez Hughes (1984),
Chapoulie fut le premier à introduire en
France Becker (1985) et Hughes (1996)17.
Parallèlement, il s’engagea dans le travail
historique qui aboutira à son livre de 2001,
première étude d’ensemble publiée en français sur le sujet, dont il s’affirme désormais
comme le meilleur spécialiste en France.
Comment deux auteurs aussi fortement
engagés vis-à-vis de leur objet ont-ils pu éviter présentisme et hagiographie ? La réponse
me paraît simple : en appliquant aux interactionnistes (et à quelques autres) une
méthode interactionniste conséquente.
Ils ne pouvaient en effet prendre au mot
l’étiquette « école de Chicago » quand la
labeling theory – dans la formulation de
laquelle des hommes de Chicago ont tenu
une place si décisive – invite à considérer la
production des étiquetages comme un processus d’interaction sociale. La posture
impose de regarder tout discours des savants
sur eux-mêmes, sur leurs contemporains et
sur le passé, comme une action en situation.
Cette action produit sans doute un objet,
mais celui-ci n’a d’autre consistance que celle
qui lui est accordée dans les conjonctures où
il se forme, se transmet, se transforme. Il est
surprenant que certains zélateurs français de
l’interactionnisme se soient laissés prendre à
ce piège.
Un point de vue interactionniste conséquent
exclut aussi de prendre au sérieux les grands
récits et d’accorder une efficacité propre aux
propositions théoriques sous leur forme abstraite ou générale. Il invite, en revanche, à
regarder la recherche en sociologie comme le
résultat (toujours pour une part aléatoire) de
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ses conditions sociales : interactions de face à
face ou à distance entre savants, interactions
entre les savants, ceux qui les financent et
ceux qui utilisent leurs travaux (ou feignent
de le faire), configurations multiples des trajectoires individuelles, des expériences du
monde social et des conditions concrètes,
locales, datées de la pratique scientifique.
Chapoulie, à la fin de son ouvrage, donne la
clef de sa façon de faire :
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rapport social de l’enquêteur à son objet. Un
historicisme réflexif – dans sa version interactionniste – montre ici sa fécondité en matière
d’histoire de la sociologie car il a permis de
déjouer les pièges redoutables d’une histoire
disciplinaire écrite par les pratiquants de la
discipline.
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« En tant que membre de la petite communauté des sociologues français [...], j’ai acquis
une connaissance directe élargie du mode de
relation à l’intérieur de ce type de communauté. Celle-ci a inspiré mon interprétation
des indices des positions et comportements
individuels et collectifs des universitaires que
l’on trouve à la fois dans la correspondance
entre chercheurs et dans leurs témoignages.
Plutôt que d’adopter les interprétations
conventionnelles et simplistes, j’ai pris pour
point de départ des interprétations calquées
sur ce que j’observais autour de moi [...] »
(p. 433).
Abbott, sur un ton un peu différent, ne dit
pas autre chose :
« Si nous pouvons faire en sorte que les lecteurs voient ces enseignants [les membres du
département en 1951-1952] comme un groupe
qui leur ressemble beaucoup, menant toutes
les batailles universitaires habituelles avec
toutes les étranges alliances habituelles, nous
pourrons alors poser de façon nouvelle le
problème de ce que signifie parler d’une
“école”. Lorsqu’il sera clair qu’aucun
membre du corps enseignant n’avait une position tout à fait cohérente et unifiée, on
pourra commencer à réfléchir sur la façon
dont des positions cohérentes peuvent exister
comme des rapports collectifs et des symboles
émergents au-dessus du bricolage des individus » (p. 34).
Cette posture intellectuelle me semble
proche de la réflexivité à laquelle s’efforcent
d’autres travaux qui, dans d’autres manières,
avec d’autres vocabulaires et sur d’autres
objets, prennent pour point de départ et pour
ressource majeure de l’enquête l’analyse du
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