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 La crise syrienne et la remise en question de la
diplomatie turque de « bon voisinage »
Par Sébastien Laroze Barrit
Étudiant en Sciences Politiques, stagiaire au GREMMO Octobre 2011
Le dimanche 2 octobre 2011, la Turquie a accueilli la naissance à Istanbul du Conseil
National Syrien (CNS) regroupant la majorité des courants de l’opposition syrienne. D’après
l'ancien chef des Frères musulmans de Syrie, Ali Sadreddine Al-Bayanouni, cette formation
représenterait « 80 % de l’opposition »1. En accueillant cet événement et les négociations qui
l’ont précédé, la Turquie s’est une nouvelle fois affichée aux côtés des opposants au régime de
Bachar al-Assad. Le 31 mai 2011, la Turquie avait déjà accueilli à Antalya la première réunion
officielle de l’opposition syrienne 2. La diplomatie turque semble donc avoir adopté une
position claire concernant la répression en Syrie. Le premier ministre turc Recep Tayyip
Erdogan a d’ailleurs annoncé le 4 octobre que son pays prendrait des sanctions contre le
régime syrien3. Cette prise de position de la part de la Turquie peut surprendre, compte tenu du
1 « Nombreuses manifestation de soutien au Conseil national syrien », Le Monde, 23 octobre 2011. http://www.lemonde.fr/proche-­‐orient/article/2011/10/03/les-­‐freres-­‐musulmans-­‐pronent-­‐l-­‐
instauration-­‐d-­‐un-­‐etat-­‐democratique-­‐en-­‐syrie_1581270_3218.html il y a un code récent pour la citation des sources électroniques. Je ne le connais pas pour la presse. Pour les autres sources, il faut ajouter la date du jour de consultation et pas seulement la date de publication. Voir ce qu’il en est pour la citation des articles de journaux 2 « La répression en Syrie place la Turquie dans une position délicate », Le Monde, 9 juin 2011. http://www.lemonde.fr/proche-­‐orient/article/2011/06/09/la-­‐repression-­‐en-­‐syrie-­‐place-­‐la-­‐
turquie-­‐dans-­‐une-­‐position-­‐delicate_1534226_3218.html 3 « La Turquie va prendre des sanctions contre la Syrie », L’Orient le Lour, 4 octobre 2011. réchauffement des relations entre les deux pays dans les années 2000. Cependant, la crise
syrienne a eu un double impact sur la diplomatie turque. Tout d’abord, elle a poussé le
gouvernement à abandonner sa politique de « Zéro problème avec les voisins »4 élaborée par
l’actuel ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Puis, elle a favorisé un
rapprochement de la Turquie avec l’Arabie Saoudite. Il est donc pertinent de s’interroger sur
les raisons qui expliquent le changement opéré par la diplomatie turque vis-à-vis de son voisin
syrien. Le réchauffement des relations syro-turques dans les années 2000 :
Avant que le « Printemps arabe » n’atteigne la Syrie, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan et
la Syrie de Bachar al-Assad s’étaient particulièrement rapprochées ces dernières années. Au
niveau politique, les deux pays s’étaient engagés depuis 1998 dans une coopération sur la
question kurde. Fin 1998, L’expulsion par la Syrie d’Abdhullah Ocalan, le leader du Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK), fut un signal particulièrement fort envoyé à la Turquie. De
même, les accords d’Adana permirent de mettre en place une coopération sécuritaire dans la
lutte contre les mouvements indépendantistes kurdes. Toutefois, c’est surtout avec l’arrivée au
pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en Turquie en 2002 que
l’approfondissement des relations devient « spectaculaire »5. En 2004, Bachar al-Assad est le
premier Président syrien à se rendre en Turquie6. En 2008, le Premier ministre turc est l’invité
d’honneur du Président syrien à la cérémonie d’ouverture de « Damas capitale de la culture
arabe ». Enfin, l’obligation d’obtenir un visa pour circuler entre les deux pays est levée en
2010. Ce rapprochement politique entre la Turquie et la Syrie dans les années 2000 s’est aussi
accompagné d’un développement des liens commerciaux. Un accord de libre-échange est
d’ailleurs signé entre les deux pays en 2005. Les transactions commerciales entre la Turquie et
la Syrie s’intensifient alors pour représenter 2,27 milliards de dollars7 en 2010. Enfin, le
http://www.lorientlejour.com/category/Dernières+Infos/article/725378/La_Turquie_va_prend
re_des_sanctions_contre_la_Syrie.html 4 KAYA, Dynamiques contemporaines en Turquie : ruptures, continuités, L’Harmattan, 2010, p. 64 5 BAUCHARD, « La Syrie au carrefour des risques », IFRI : Département Maghreb, Moyen-­‐Orient, 2008. 6 LEVERRIER« Les défis de la ‘’diplomatie de bon voisinage ‘’ turque », Le Monde (Blog Syrie), 17 août 2011. http://syrie.blog.lemonde.fr/2011/08/17/les-­‐defis-­‐de-­‐la-­‐diplomatie-­‐de-­‐bon-­‐
voisinage-­‐turque/ 7 SAIF, « Syria: Crisis may hurt economies of Turkey, Lebanon, Jordan, Iraq », Los Angeles Times, Page 2 « Barrage de l’amitié » sur l’Oronte, dont la première pierre a été posée en février 2011, est le
dernier exemple en date de ce rapprochement. La construction du barrage, désormais gelée,
devait résoudre, en partie, les tensions qui existent depuis des décennies sur la question de
l’eau entre les deux pays. Malgré ce rapprochement, Recep Tayyip Erdogan a annoncé le 4 octobre que son pays
prendrait des sanctions contre le régime syrien8. La politique de « bon voisinage » que menait
l’AKP avec Bachar al-Assad a donc été abandonnée. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce
changement. Un voisin gênant pour l’image de la Turquie :
Avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir, la diplomatie turque s’est orientée vers une amélioration
de ses relations avec les pays islamo-arabes9. Aujourd’hui, le pays bénéficie d’une aura
« incontestable »10 au Moyen-Orient. La peur de voir son image ternie par un soutien à un
régime violent contre son peuple a poussé la diplomatie turque à condamner fermement le
régime de Bachar al-Assad. La crainte de la Turquie pour son image s’illustre d’ailleurs par un
rapport publié le 9 mai 2011 par le think-tank The International Strategic Research
Organization (USAK) 11 basé à Ankara et proche du Parti de la Gauche Démocratique. Dans
ce rapport, l’USAK exposait les raisons pour lesquelles la diplomatie turque devait changer
d’attitude vis-à-vis de la répression en Syrie. Parmi ses nombreuses recommandations, le
think-tank incitait le gouvernement turc à prendre une place de premier plan dans la résolution
de la crise syrienne. La priorité de la Turquie était alors d’éviter une intervention étrangère en
Syrie : « Une intervention étrangère en Syrie serait un désastre pour la Turquie et la région »12.
L’USAK mettait en garde la Turquie qui risquerait de « perdre son image positive auprès du
13 août 2011. http://latimesblogs.latimes.com/babylonbeyond/2011/08/syria-­‐crisis-­‐could-­‐
hurt-­‐economies-­‐of-­‐turkey-­‐lebanon-­‐jordan-­‐and-­‐iraq.html 8 « La Turquie va prendre des sanctions contre la Syrie », L’Orient le Jour, 4 octobre 2011. http://www.lorientlejour.com/category/Dernières+Infos/article/725378/La_Turquie_va_prend
re_des_sanctions_contre_la_Syrie.html 9 KAYA, op. cit., p. 46. 10 BILLON, « La Turquie et les révolutions arabes », Le Monde, 5 mai 2011. http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/05/05/la-­‐turquie-­‐et-­‐les-­‐revolutions-­‐
arabes_1517315_3232.html 11 « Think tank report says Turkey should focus on Syria », Today’s Zaman, 26 mai 2011. http://www.todayszaman.com/news-­‐245232-­‐think-­‐tank-­‐report-­‐says-­‐turkey-­‐should-­‐focus-­‐on-­‐
syria.html 12 Ibid. Page 3 public arabe » si elle n’arrivait pas à mettre fin à la crise syrienne. On remarque alors qu’à
partir de l’été 2011, la diplomatie turque devient plus active sur la question syrienne et le ton
de Recep T. Erdogan se durcit. Alors qu’en mai, le Premier ministre déclarait à l’issue d’une
entrevue avec Bachar al-Assad : « Assad est un bon ami »13, en juin il s’insurgeait contre la
« sauvagerie » 14 de la répression. L’intransigeance du régime syrien :
Une seconde raison ayant poussé la Turquie à abandonner sa politique de bon voisinage a été
l’intransigeance du régime syrien qui a résisté aux pressions turques. La Turquie, qui accueille
des opposants syriens depuis mars 2011, s’est faite le relai de leurs revendications. Parmi
celles-ci, la diplomatie turque a souhaité l’intégration des opposants dans la vie politique
syrienne. Le 29 septembre 2011, l’agence française de presse (AFP) rapportait l’offre
formulée en juin par Recep T. Erdogan qui proposait d’aider Bachar al-Assad à arrêter le
soulèvement s’il intégrait un quart de frères musulmans dans le gouvernement15. Bien que
démentie par Ankara, cette information permet d’imaginer les tractations auxquelles s’est
livrée la diplomatie turque avec la Syrie dans le but de mettre fin à la crise. Face au refus du
régime, la diplomatie turque s’est donc impatientée et a décidé de rompre ses relations avec
celui-ci. La visite du ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu à Damas le 9 août
2011, pendant laquelle il aurait transmis un « message fort »16 au Président syrien, a été la
dernière tentative de discussion avec la Syrie. La diplomatie turque s’est ensuite résignée à
abandonner Bachar al-Assad en annonçant le 21 septembre la rupture des discussions avec le
régime syrien 17 et en imposant à la Syrie un embargo sur les armes le 23 septembre18. 13 « Erdogan : Assad is a good friend, but he delayed reform efforts », Todays Zaman, 12 mai 2011. http://www.todayszaman.com/news-­‐243660-­‐erdogan-­‐assad-­‐is-­‐a-­‐good-­‐friend-­‐but-­‐he-­‐delayed-­‐
reform-­‐efforts.html 14 BLACK, « Turkey tells Bashar al-­‐Assad to cease Syria repression », The Guardian, 23 juin 2011. http://www.guardian.co.uk/world/2011/jun/23/syria-­‐bashar-­‐al-­‐assad-­‐turkey-­‐refugees 15 « Ankara denies PM Erdogan offered Assad help for favors », Todays Zaman, 30 septembre 2011. http://www.todayszaman.com/newsDetail_getNewsById.action?load=detay&newsId=258501&l
ink=258501 16 « Turkey raises pressure on Syria Ahmet Davutoglu holds six hours of talks in Damascus but Assad says forces will continue to pursue ‘’ terrorists‘’», Al Jazeera, 10 août 2011. http://english.aljazeera.net/news/middleeast/2011/08/20118917850404477.html 17 « La Turquie rompt le dialogue avec la Syrie », art. cit. Page 4 L’émergence d’une entente turco-saoudienne
Enfin, l’abandon du régime syrien par la Turquie s’explique aussi par sa proximité avec la
diplomatie américaine qui condamne la répression menée par Bachar al-Assad. Comme le
rappelle le Directeur de l’Observatoire de la Turquie à l’IRIS (Institut de Relations
Internationales et Stratégiques), Didier Billion, « l’alliance stratégique avec les Etats-Unis
reste essentielle » dans la politique extérieure turque19. La politique de bon voisinage avec la
Syrie n’est donc pas prioritaire pour la Turquie qui a préféré s’aligner sur la diplomatie
américaine. La crise syrienne a par ailleurs favorisé le rapprochement entre la diplomatie
turque et l’Arabie Saoudite, alliée des Etats-Unis au Moyen-Orient. Les relations entre la
Turquie et le Royaume se sont particulièrement développées ces dernières années20. En 2006,
le roi d’Arabie Saoudite Abdullah fut le premier souverain saoudien, depuis quarante ans21, à
se déplacer en Turquie pour rencontrer le Premier ministre turc. La crise syrienne a permis de
révéler entre les deux pays une entente en termes de politique étrangère concernant la Syrie.
Lors de sa visite en Arabie Saoudite en août, le Président turc Abdullah Gül s’est ainsi
entretenu avec le roi Abdullah sur la répression en Syrie22. En rompant ses relations avec le
régime de Bachar al-Assad, la Turquie a donc suivi l’Arabie Saoudite qui avait rappelé le 7
août dernier ses ambassadeurs de Damas. Par conséquent, le revirement de la diplomatie
turque vis-à-vis du régime syrien nous permet de relativiser le rapprochement de ces dernières
années entre les deux pays. Le conflit syrien permet de faire émerger une « entente» entre la
Turquie et l’Arabie Saoudite au profit des Etats-Unis qui peuvent désormais s’appuyer sur
l’action conjointe des deux pays contre le régime de Bachar al-Assad. 18 HACAOGLU, « Turkey slaps arms embargo on Syria », Time, 24 septembre 2011. http://english.aljazeera.net/news/middleeast/2011/08/20118917850404477.html 19 BILLION, art.cit. 20 ALQASSEMI, « Turkey and Saudi Arabia: the buildup to Syria », Alarabiya, 20 août 2011 . http://www.alarabiya.net/views/2011/08/20/163186.html 21 Ibidem 22 « Saudi king Abdullah and Turkey’s Gul discuss Syria and bilateral relations », Alarabiya, 15 août 2011. http://www.alarabiya.net/articles/2011/08/15/162347.html Page 5