La Revue Kôga – une illustration des notions de réseaux et de

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La Revue Kôga – une illustration des notions de réseaux et de
Séminaire doctoral commun Réseaux et sociabilités artistiques
Cécile Laly
La Revue Kôga – une illustration des notions de réseaux et de
sociabilités artistiques dans la photographie japonaise des années 30
Séminaire doctoral commun d'histoire de l'art et d'archéologie Paris 1/Paris 4 - 2010/2011
Art et sociétés - séance 7 : Réseaux et sociabilités artistiques (jeudi 9 juin 2011)
Par Cécile Laly
Au cours de mes recherches sur la photographie japonaise moderne, j’ai noté que
les réseaux sociaux et les groupements d’artistes étaient une des origines de la dynamique
artistique qui rythme la scène photographique des années 30. Cela peut notamment être
démontré avec la fondation et l’activité de la revue Kôga.
Kôga est une revue photographique publiée au Japon entre mai 1932 et
décembre1933. Elle est une tentative de son fondateur, Nojima Yasuzô, et de ses deux
collaborateurs, Nakayama Iwata et Kimura Ihee, de créer un support d’images et de textes
qui explique, en tentant d’être exhaustif, ce qu’est la photographie japonaise avantgardiste du début des années 1930. Pour cela, il était prévu qu’elle regroupe des œuvres
des photographes venant de tout le Japon. Dans les faits, les photographes publiés
viennent en réalité surtout du Kansai et de Tokyo. D’ailleurs, les trois fondateurs de la
revue viennent eux-mêmes de ces deux pôles. Nojima Yasuzô et Kimura Ihee sont nés
dans la région Tokyoïtes et ils travaillent dans la capitale. Quant à Nakayama Iwata,
même s’il est né à Fukuoka dans le sud du Japon, une région qu’il a quittée jeune, il est
surtout un membre actif, pour ne pas dire central, de la scène photographique du Kansai
où il s’installe après un long séjour à l’étranger. Il est basé à Ashiya, une petite ville
située entre Osaka et Kobe, région que l’on appelle aussi le Hanshin.
Dans l’idée originelle de Nojima Yasuzô, Kôga est une revue mensuelle qui est
censée être représentative de la création photographique de tout le Japon. Elle devait
constituer un almanach solide de la création photographique nippone d’avant-garde. Les
douze numéros de chaque année devaient être reliés en un gros volume, et à l’unité ou en
volume, la revue devait être diffusée sur le territoire japonais, mais aussi à l’étranger.
Dans les faits, elle n’a finalement été imprimée qu’en 500 exemplaires par numéro, ce qui
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a fait d’elle une revue intimiste sur le territoire japonais. Kuwabara Kineo, un
photographe aujourd’hui bien connu, écrit quelques années plus tard qu’il n’avait
absolument pas connaissance de Kôga au moment de sa parution.1 De plus, Kôga n’a
finalement pas non plus été diffusée à l’étranger.
Cette revue est principalement composée de trois parties. Premièrement, les
photographies en illustration presque pleine page, deuxièmement les textes et
troisièmement une « partie magazine » avec des informations sur l’actualité et des
éditoriaux qui transmettent la vie des coulisses de la revue. Les photographies sont celles
des membres de la revue et en ce qui concerne les textes, un bon nombre sont écrits par le
jeune critique Ina Nobuo. Les articles de ce dernier posent les bases théoriques de la
photographie moderne japonaise et de son esthétique. Entre textes critiques et manifestes,
ils sont une explication et une cristallisation de la démarche photographique japonaise de
la première moitié des années trente.
Ce qui fait l’intérêt de la revue Kôga et qui la différencie des autres publications de
cette époque, c’est son approche artistique et esthétique du médium photographique. A
posteriori, c’est pour cette même raison que l’expérience Kôga a été limitée dans le
temps. En effet, cette revue n’a vécu qu’un an et demi et elle n’est composée que de dixhuit numéros. Si on la compare aux magazines qui ont été créés pour des raisons
commerciales et qui trouvent leur pérennité en partie dans leur économie, l’expérience
Kôga est courte.
La revue Kôga est une sorte de long happening. Elle est un mouvement éphémère
qui à son éclosion, laisse une trace écrite du passage de la Photographie d’Art (geijutsu
shashin) à la Nouvelle Photographie (shinkô shashin), puis à son évanouissement, du
passage de la Nouvelle Photographie (shinkô shashin) à la Photographie de reportage
(hôdô shashin).
Pour rendre justice aux diverses actions des photographes japonais de cette période,
il faut malgré tout noter que kôga n’est pas la seule tentative de ce genre. Un an avant
kôga, la revue Shinkô shashin la précède. Ce titre, Shinkô shashin, qui signifie
littéralement « nouvelle photographie » devient petit à petit le terme désignant le
mouvement de photographie japonaise moderne à cheval sur la fin des années 20 et le
début des années 30, entre la pictorialiste Photographie d’Art (geijutsu shashin) et la
1
Iizawa Kôtarô cite Kuwabara Kineo, « Mon histoire de la photographie », éd. Shôbunsha, 1976, dans son
texte d’introduction à la réédition de la revue Kôga en trois volumes par les éditions Asahi Shinbunsha en
1990.
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photographie de reportage (hôdô shashin) soutenue puis imposée par le pouvoir impérial
dans un but de propagande ultranationaliste. Ces deux revues, Shinkô Shashin et Kôga,
sont d’un genre définitivement différent des autres publications de l’époque qui restent
dans le champ d’action des « magazines – méthodes »2. Ina Nobuo écrit à ce sujet : « La
critique qui est publiée tous les mois dans un grand nombre de magazines ne sert qu’à
l’instruction technique de tous les auteurs amateurs débutants ». Cependant, si
l’espérance de vie de kôga peut paraître courte, un an et demi pour dix-huit numéros, elle
est finalement longue, comparée à Shinkô shashin qui s’arrête après son troisième
numéro3.
Ainsi cette présentation initiale de la revue Kôga nous laisse entrevoir qu’elle est un
lieu éphémère de rencontres entre artistes et théoriciens. Il est possible de parler d’un
réseau Kôga et son noyau n’est autre que son fondateur, Nojima Yasuzô. Il est un artiste
pluridisciplinaire et grâce aux relations qu’il noue tout au long de sa vie il amène par
exemple Yanagi Sôetsu à participer au numéro d’inauguration de kôga. Au-delà de la
notion de réseau du microcosme Kôga, le rapport à l’autre s’étend également de façon
explicite au rapport du photographe, de la photographie et donc de l’acte photographique
à la société. Les acteurs de Kôga soutiennent deux directions différentes, l’une étant un
regard intérieur, l’autre étant un regard extérieur.
I.
Réseau Kôga – Nojima Yasuzô et Yanagi Sôetsu ; Hara Hiromu, Hikita Saburô,
Kimura Ihee et Nojima Yasuzô
Avant d’étudier le réseau Kôga à proprement parler, il faut noter qu’au Japon, les
notions de « réseau », et plus particulièrement de « communauté », prennent une tout
autre dimension que dans les pays occidentaux tels que la France. En effet,
culturellement, la société japonaise est organisée sur la notion de groupe et non pas sur la
notion d’individu et par conséquent les principes de réseau et de communauté sont très
développés et sont une base de fonctionnement de la société. Ce qui est expliqué ici et qui
s’applique au monde de la photographie ainsi qu’à la scène artistique japonaise toutes
disciplines confondues s’applique également à toute la société.
2
Lorsque la photographie arrive au Japon au milieu du 19 ème siècle elle est d’abord vue comme un outil
pratique. Elle une des sciences occidentales à étudier. Puis lorsque les idées « d’art » et « d’expression »
commencent à mûrir, les amateurs veulent s’y essayer. Pour que les amateurs puissent apprendre à maîtriser
la photographie, il leur faut des magazines, qui sont des sortes de méthodes de la photographie, qui leur
expliquent comment faire. C’est ce que j’appelle les « magazines – méthodes »
3
No. 1, novembre 1930 ; no. 2, janvier 1931 ; no. 3, juillet 1931
3
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Le premier point qui illustre la notion de réseau est le fait que la revue Kôga permet
aux lecteurs qui le souhaitent de devenir membres. Être membres de la revue nécessite de
s’impliquer dans la vie de celle-ci. Cette implication est d’une part financière par le
paiement d’une cotisation, d’autre part « physique » par la participation aux réunions,
tables rondes et autres événements qui sont organisés. Dans le cas de Kôga, les réunions
mettront un an avant de s’installer de façon régulière, mais à partir de mai 19334, elles ont
lieu une fois par mois dans le studio photo Nonomiya Shashinkan de Nojima Yasuzô. Des
témoignages confirment par exemple que même si Nakayama Iwata habite le Kansai, il se
déplace mensuellement à Tokyo pour assister à ces réunions. Les membres apportent
leurs œuvres pour alimenter les débats et choisissent les photos qui sont publiées dans le
numéro du même mois. Artistes membres et artistes non membres peuvent tous deux
proposer leurs œuvres ou leurs essais à la publication, mais si l’on se réfère à la
réglementation de la revue, les membres sont eux, dégagés de certains frais lorsqu’ils
proposent leurs œuvres ou leurs textes. Ainsi être membre ou simple lecteur est différent
d’un point de vue financier, mais aussi à l’échelle des opportunités que cela peut offrir
aux artistes.
Faire partie des membres peut apporter des occasions de rencontres entre des
artistes ou des professionnels déjà avertis et de jeunes amateurs encore inconnus ou peu
connus. D’après le témoignage de certains artistes sur la façon dont ce type de groupe
fonctionne, amateurs et professionnels de tous âges peuvent se côtoyer dans le cadre des
réunions de membres en oubliant le protocole que la société imposerait en dehors. Cela
permet un plus libre échange des idées entre les photographes et cela crée un terrain
fertile à la réflexion et à la création.
L’encart publié dans le volume 2, numéro 5 de Kôga est un exemple de
l’organisation de ces réunions :
« Cela va faire un an depuis la première publication de Kôga et nous en avons enfin
consolidé les bases. Nous préparons très prochainement une soirée pour les lecteurs de Kôga,
où nous discuterons amicalement et où nous espérons recevoir vos appréciations variées.
Actuellement, nous avons prévu d’ouvrir cette première réunion autour du 20 mai. Une fois
la date et le lieu fixés nous avons l’intention de les annoncer directement à ceux qui nous
auront communiqué leur adresse. Si vous voulez soumettre un sujet ou une activité, il ne reste
4
La première réunion a lieu au 5èm étage de la librairie Konishiroku à Nihonbashi, Tokyo. Les trois
membres fondateurs sont présents ainsi que Itagaki Takaho, Hara Hiromu, Yamada Hajime, Yamanouchi
Hikaru, Iida Kôjirô, Furukawa Tomizô, Sakuma Hyôe et Hori Fusao. À partir de la deuxième réunion, elles
ont lieu au Nonomiya shashinkan de Yasuzô Nojima.
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que quelques jours pour nous transmettre vos propositions. À cette occasion, nous serions
heureux que vous apportiez vos œuvres. »5
En plus de ce point de vue « administratif », la notion de réseau s’illustre également
par la personnalité des acteurs de la revue. Nojima Yasuzô, le fondateur de la revue
Kôga, est un artiste interdisciplinaire. Il est photographe, peintre, mais aussi poète, et il
s’intéresse au théâtre. Il est un personnage pluriel. Toute sa vie, que ce soit sous la cape
de l’artiste, du mécène ou encore du collectionneur, Nojima Yasuzô illustre les notions de
réseau et de sociabilité artistique. Kôga serait d’ailleurs comme l’apogée de cette activité
de constitution de réseaux qu’il a accomplie depuis un très jeune âge.
Nojima Yasuzô est attiré très rapidement par la photographie et comme d’autres
hommes aisés et cultivés de son époque, il fait preuve d’une certaine curiosité pour
l’étranger et pour l’occident. Il propose très vite ses photographies à des concours tels que
le concours de la Société de recherche photographique de Tokyo, en 1907, alors qu’il a
18 ans. En 1910, il devient membre de cette Société de recherche et il participe à la
première exposition annuelle de leurs membres. Pour se rapprocher d’autres
photographes, il crée rapidement lui-même des groupes de photographes, tel que le
yoninkai6 en 1911 avec Ono Ryûtarô, Yamazaki Seison et Yamamoto Yoshio. Il participe
également à des groupes de peintres. Par exemple, en 1912, il devient membre de la
Société du fusain 7 , en 1914 de la Nikakai 8 , et en 1915 de Sôdosha 9 . Faire partie de
groupes est une part de cette activité de constitution de réseaux de Nojima Yasuzô, mais
cela ne s’arrête pas là.
Nojima Yasuzô qui souhaite avoir une participation sociale active ouvre son propre
espace pour être au centre de l’animation. Dès 1915, avec un autre photographe
Yamamura Seison, il ouvre le studio photo Mikasa (mikasa shashinten) 10 . Ce studio
devient un lieu de réunions pour les photographes, mais aussi pour des artistes d’autres
domaines avec notamment les artistes du groupe Sôdosha précédemment cité. Il ouvre
5
« À propos de l’ouverture de la soirée Kôga », Kôga, vol. 2, no. 5, p. 97
Le Groupe des quatre (yoninkai) est un groupe créé en 1911 par quatre photographes : Nojima Yasuzô,
Ono Ryûtarô, Yamazaki Seison et Yamamoto Yoshio.
7
La Société du fusain (fûzankai) est une société de peintres.
8
Le Nikakai est une association d’artistes modernes fondée en opposition de la Bunten qui est sponsorisée
par l’Etat.
9
Sôdosha est un petit groupe d’artistes influencés par les peintres occidentaux, créé en 1915 sous la
direction de Kishida Ryûsei.
10
Le studio photo Mikasa (mikasa shashin ten) se situe à Nihonbashi Ningyochô, Tokyo.
6
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même sa maison aux artistes du Groupe de récitation de nô11 dont il devient également
membre la même année, en 1915. En 1918 il aide à la fondation de la Société de gravure
artistique du Japon12 puis il participe à son activité. En 1919 il ouvre la galerie Kabutoya
Gadô13. En 1920, à peine quitte-t-il le studio photo Mikasa et la galerie kabutoya Gadô
qu’il ouvre un nouveau studio photo, le Nonomiya shashinkan14.
Cette énumération illustre le fait que dans toutes ces activités il tisse une toile
socioartistique et avec son implication dans ces projets variés qui le mettent en relation
avec des artistes venant de différents horizons et travaillant différents médiums, il a
l’opportunité de collaborer à des projets interdisciplinaires. Une activité unique de
photographe ne lui aurait pas ouvert les mêmes portes. Concrètement, cela s’illustre
notamment par la collaboration de Nojima Yasuzô et de Yanagi Sôetsu pour le premier
numéro de la revue Kôga.
En effet, ce premier numéro est composé de deux articles. Le premier article, écrit
par le critique Ina Nobuo, est intitulé « Retour à la photographie » et il est aujourd’hui
considéré comme le manifeste de la Nouvelle Photographie (shinkô shashin), même si Ina
Nobuo n’avait pas de telles prétentions en l’écrivant. Le deuxième article, plus court, est
celui de Yanagi Sôetsu. Il est intitulé « Qu’est-ce que la belle photographie ? ».
Yanagi Sôetsu est l’ami de Nojima Yasuzô, mais aussi et surtout le fondateur du
mingei 15 . Ainsi la présence d’un texte signé de Yanagi Sôetsu dans le numéro
d’inauguration de la revue Kôga semble plus justifiable par leur amitié ponctuée de
nombreuses collaborations artistiques que par le rapport qu’entretient Yanagi Sôetsu à la
photographie.
Yanagi Sôetsu et Nojima Yasuzô sont tous les deux nés en 1889 à un mois
d’intervalle. Ils ont le même âge et ils sont tous les deux issus de riches familles
tokyoïtes. Ils entretiennent des contacts réguliers et ils sont amenés à collaborer sur
différents projets au fil du temps.
11
Groupe de récitation de nô (utaikai).
Société de gravure artistique du Japon (nihon sôsaku hanga kyôkai).
13
La Galerie Kabutoya Gadô se situe à Kanda, Tokyo.
14
Le studio photo Nonomiya (nonomiya shashinkan, anciennement Danjo shashinkan) se situe à
Kudanshita, Tokyo.
15
Yanagi Sôetsu explique la signification du mot mingei en 1933 dans un article intitulé (mingei no
shushi) : « mingei est un mot nouveau. C’est pourquoi il a pu être compris comme l’abréviation de minzoku
geijutsu (art folklorique), ou confondu avec l’art paysan. Il a pu encore être entendu comme un mot
grandiose, à savoir « art populaire ». Mais nous lui avons donné un sens bien plus sobre lorsque nous
l’avons forgé en prenant le min de minshu (peuple) et le gei de kogei (artisanat). Ainsi sa signification
littérale est « artisanat populaire ». (Traduction Anne Bayard-Sakai dans L’esprit mingei au Japon, éd.
Actes sud, 2008)
12
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En 1910, alors que Nojima Yasuzô fait ses débuts dans la photographie, Yanagi
Sôetsu lance la revue Shirakaba (« le boulot blanc »). Cette revue se concentre sur la
littérature et les arts occidentaux et nourrit Nojima Yasuzô et ses contemporains de
reproductions d’œuvres étrangères souvent présentées pour la première fois au Japon.
Parmi les artistes publiés se trouvent notamment Cézanne, Gauguin, Pissarro, Segantini,
Rodin, Fritz von Uhde, Manet, Renoir, Van Gogh, Matisse, Heinrich Vogeler, William
Blake, Munch et Klimt.
En 1922, Nojima Yasuzô réalise les photographies d’illustration d’un article écrit
par Yanagi Sôetsu, dédié aux céramiques coréennes de la dynastie Yi 16 (1392 – 1910).
Cet article intitulé « La Corée et ses arts » est publié au mois de septembre 1922 dans la
revue Shirakaba. Il théorise les recherches d’artefacts coréens qu’il a collectés depuis
1916 et il démontre la beauté de l’artisanat dans lequel Yanagi Sôetsu voit une expression
concrète de la pensée orientale. Sur les quatre-vingt-dix pages qui composent cet article
imposant, une dizaine de pages sont consacrées aux reproductions photographiques des
objets coréens réalisées par Nojima Yasuzô. Un an plus tard, en 1923, Nojima Yasuzô
réalise également un portrait de Yanagi Sôetsu. Autre exemple de projet collaboratif,
lorsqu’à partir de 1926, sous l’impulsion de Yanagi Sôetsu et de ses amis potiers,
Tomimoto Kenkichi, Hamada Shôji et Kawai Kanjirô, la décision d’établir un musée de
l’artisanat japonais (nihon mingeikan) se fait sentir, Nojima Yasuzô fait partie des
membres de la Société mingei du Japon (nihon mingei kyôkai) qui soutient
l’établissement du musée. Ce musée ouvre finalement ses portes le 24 octobre 1936 à
Komaba, dans l’arrondissement de Meguro à Tokyo.
Dans sa relation avec Yanagi Sôetsu, Nojima Yasuzô revêt la cape de l’ami et de
l’artiste, mais aussi celle du mécène. On peut noter toutefois que même en dehors de sa
relation avec Yanagi Sôetsu, Nojima Yasuzô témoigne constamment d’une volonté de
soutenir les démarches artistiques de son entourage. Yanagi Sôetsu écrit très souvent à
Nojima Yasuzô lorsqu’il voyage à travers le Japon et à l’étranger à la recherche d’objets
et d’ustensiles divers du quotidien qu’il collectionne. Yanagi Sôetsu retranscrit et partage
avec Nojima Yasuzô ses impressions sur les lieux et sur ses trouvailles, lui demandant
aussi parfois une aide financière.
Si Yanagi Sôetsu n’hésite pas à solliciter l’aide de Nojima Yasuzô pour ses
recherches, il lui offre également ses conseils et son soutien. Yanagi Sôetsu écrit par
16
Famille royale qui a gouverné la Corée pendant la période Choson (1392-1910).
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exemple à Nojima Yasuzô après la publication du premier numéro de la revue Kôga pour
lui donner son avis. Cet échange collaboratif est apprécié de Nojima Yasuzô. Pour en
témoigner, Nojima Yasuzô publie la lettre de Yanagi Sôetsu dans le deuxième numéro de
kôga, dans les « Cahiers »17. Dans cette lettre, Yanagi Sôetsu le félicite pour le numéro
d’inauguration et il lui propose à titre d’amélioration de présenter sous forme
d’illustrations les comparaisons faites par les membres des œuvres publiées dans la revue,
tel que lui l’a fait auparavant18.
Cependant, Yanagi Sôetsu n’est pas photographe et sans être néophyte, il n’est pas
non plus un critique ou un historien de la photographie. Au moment du lancement de la
revue Kôga il est centré sur mingei, qu’il définit en 1933 comme de l’ « artisanat
populaire » en expliquant la formation du mot « mingei »
19
. En 1931, un an
avant « Qu’est-ce que la belle photographie ? », Yanagi Sôetsu rentre d’un séjour d’un an
aux Etats-Unis où il a fait une série de conférences à Harvard sur les critères de la beauté
au Japon. À cette même période, il publie également une série d’articles intitulée
« Critères de beauté » 20 . Dans ces séries de conférences et d’articles, Yanagi Sôetsu
affirme l’essence japonaise innée et originale que l’on retrouve dans l’artisanat
traditionnel japonais. Il développe également l’idée d’une identité nationale et ethnique
détenue par les objets.
Ainsi, Yanagi Sôetsu et Nojima Yasuzô dépendent tous les deux de deux domaines
différents, l’art et l’artisanat. Même si cette distinction de l’art et de l’artisanat ne revêt
pas les mêmes nuances au Japon qu’en France, il n’en demeure pas moins qu’à travers le
mingei, Yanagi Sôetsu cherche à faire valoir une production d’objets du quotidien,
fonctionnels et existant depuis longtemps. Pour lui la beauté, et donc l’intérêt, d’un
ouvrage ne découle pas du plaisir ou du non-plaisir, de la volonté ou de la non-volonté de
la main qui le réalise, mais de la répétition sans fin qui mène à une perte de conscience de
l’acte « créateur ». Il met en avant l’anonymat des réalisateurs de ces objets. Alors qu’au
contraire, avec la revue Kôga, Nojima Yasuzô cherche à faire reconnaître un médium
neuf, la photographie, qu’il souhaite élever au rang d’art et cette démarche s’accompagne
17
Les « Cahiers » sont de courts éditoriaux écrits par les membres fondateurs ou par l’éditeur et qui
expliquent entre autres les coulisses de la revue Kôga.
18
Il fait référence à sa série d’articles intitulée « Critères de beauté », publiée dans Kôgei l’année
précédente.
19
Yanagi Sôetsu, « L’esprit de l’art populaire », janvier 1933, texte traduit par Anne Bayard-Sakai dans
L’esprit mingei au Japon, éd. Actes sud, 2008
20
Yanagi Sôetsu, « Critères de beauté », Kôgei, 1931
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d’une tentative de faire reconnaître l’individualité des artistes photographes. Nojima
Yasuzô signe ses œuvres.
La présence de l’article de Yanagi Sôetsu dans le numéro d’inauguration de la
revue Kôga n’est pas le seul élément illustrant la notion de réseau. Hara Hiromu est un
deuxième exemple de la toile de relations-collaborations qui se tisse à travers Kôga. Au
moment du lancement de Kôga, Hara Hiromu travaille dans le département de publicité
de la Compagnie des savons Kaô. Dans ce département il travaille aux côtés de Kimura
Ihee, un des trois fondateurs de Kôga, qui lui, y est employé temporairement. Dans ce
même département, une troisième personne, Hikita Saburô, travaille sous les ordres
d’Hara Hiromu. Cette collaboration des trois, Kimura Ihee, Hara Hiromu et Hikita Saburô
dans ce département, amène Hikita Saburô, qui est le subordonné d’Hara Hiromu, à être
chargé de réaliser le Design de la couverture de la revue Kôga. Ainsi en collaborant pour
un travail alimentaire, le jeune Designer Hikita Saburô, encore inconnu, a l’opportunité
de participer à un projet artistique qui va laisser une trace indélébile sur l’histoire de la
photographie japonaise.
Pour réaliser cette couverture, Hikita Saburô utilise les principes qu’Hara Hiromu a
développés sur la typographie en traduisant notamment en 1928 le texte « La nouvelle
typographie » 21 de Jan Tschichold. Puis Hara Hiromu utilise ensuite lui-même cette
traduction comme référence dans l’article22 sur la typophotographie qu’il publie en 1933
à cheval sur quatre numéros de Kôga.
Suite à l’introduction d’Hara Hiromu dans la communauté Kôga qui découle des
liens tissés avec Kimura Ihee dans la Compagnie des savons Kaô, Hara Hiromu collabore
avec Nojima Yasuzô. Nojima Yasuzô lui confie le Design de son exposition de
photographies intitulée Visages féminins : 20 pièces, qui a eu lieu dans la galerie
Kinokuniya, dans le quartier de Ginza à Tokyo, début juillet 1933. Pour cette exposition,
Nojima Yasuzô lui donne pour simple consigne d’exposer les photographies nues, sans
verre qui gênerait la vue et de positionner le titre de l’exposition à l’entrée de la galerie. Il
laisse donc une grande liberté à Hara Hiromu qui ensuite publie dans Kôga un article23
sur la forme que doit avoir une exposition de photographie. Cet article est une des
premières réflexions écrites sur l’exposition de photographies au Japon. Ils souhaitent
21
Jan Tschichold, « Die Neue Typographie », 1928
Hara Hiromu, « Peinture / photographie, lettre / caractère, et la typophotographie », Kôga, vol. 2, no. 2,
pp. 8-9 ; vol. 2, no. 3, pp. 29-36 ; vol. 2, no. 4, pp. 49-52 ; vol. 2, no. 5, pp. 85-94
23
Hara Hiromu, « Forme d’une exposition de photographies », Kôga, vol. 2, no. 8, 1933, pp. 216-217
22
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tous les deux aborder l’accrochage d’une exposition de photographie différemment d’une
exposition de peinture, et cet article explique leur collaboration sur cette réflexion en
dehors de la revue tout en la pérennisant dans ses pages.
II. Kôga et la société – Regards intérieurs et regards extérieurs
La valeur sociale de l’œuvre et le rôle de l’artiste dans la société ouvrent un débat
au-delà des limites des réseaux-communautés qui se forment autour des groupes, des
associations et des revues. La revue Kôga regroupe des artistes venant de différentes
régions du Japon et ne cherchant pas tous la même chose. L’exemple de Nakayama Iwata
illustre une recherche d’introspection personnelle : « Tous les artistes suivent un chemin
qui a pour finalité une extase personnelle ». Nakayama Iwata est en lien avec la société
non pas pour « la regarder », mais plutôt pour lui « montrer ». Au contraire, l’exemple de
Kimura Ihee illustre une vision véritablement sociale du photographe, de la photographie
et de l’acte photographique, une tendance omniprésente dans la région de Tokyo.
Nakayama Iwata est une figure centrale de la scène photographique du Kansai. Il
passe plusieurs années à l’étranger, et plus particulièrement en Amérique et en France. À
son retour, il s’installe à Tokyo. Par manque de réseau, manque de chance ou peut-être
manque de sociabilité, il ne réussit pas à faire sa place dans la capitale. Suite à cet échec,
il déménage rapidement dans le Kansai où il s’installe à Ashiya, une petite ville située
entre Osaka, une grande ville commerciale, et Kobe, une petite ville bourgeoise dotée
d’un port international. C’est dans cet environnement que son talent peut enfin éclore. Si
les régionalismes artistiques ne sont pas ici le sujet d’étude, il faut malgré tout noter que
dans le cas de Nakayama Iwata, la mentalité et la culture régionales du Kansai jouent un
grand rôle dans son éclosion.
Tout comme Nojima Yasuzô, Nakayama Iwata devient un leader actif. En 1930, il
crée un groupe de photographes appelé l’Ashiya Camera Club (« club photographique
d’Ashiya ») et il propose ses photographies à des concours. En 1930, il gagne le premier
prix de l’Exposition de photographies publicitaires avec la photographie intitulée
Fukusuke no tabi24, une photographie publicitaire pour une marque de chaussettes.
Nakayama Iwata prend parfois son sujet directement en photographie, mais la
plupart du temps il travaille ses images en chambre noire en les composants à partir de
24
Les tabis sont les chaussettes japonaises avec le gros orteil séparé des autres et Fukusuke est le nom de la
marque de chaussettes ainsi que le nom du petit personnage représenté sur la photographie.
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différentes plaques photographiques. Qu’il s’agisse d’œuvres purement créatives ou de
photographies publicitaires, avec Nakayama Iwata, l’acte photographique est distancié du
réel et de la société. C’est en laboratoire, avec l’aide de son esprit et de son imagination,
sous l’intervention de sa main, que l’image prend forme. Nakayama Iwata est en relation
avec un monde interne et pour lui la photographie est un moyen d’exhiber cette intériorité
sous le regard des autres. Dans son rapport à la société, il ne cherche pas à voir, mais à
faire voir. Peut-être peut-on voir dans cette démarche une interpénétration de son travail
publicitaire et de son travail artistique.
En 1938, dans un article intitulé « Décoration » 25 il écrit :
« J’aime les belles choses. Quand par malchance je ne peux pas rencontrer de belles choses,
je m’invente des histoires ; je veux parfaire de belles choses. Dans la pratique, la
photographie n’est pas un morceau de nature. Un morceau de nature n’a pas été extirpé. Ce
n’est pas un morceau de paysage découpé librement. Une photo de portrait n’est pas du tout
une reproduction de la personne. Ce sont des choses nouvelles et différentes. Peu importe le
mal que l’on se donne sur l’éclairage, même si cela exprime un sentiment de vie, ce n’est pas
la personne. »
Ainsi ce qui est montré n’est pas une réalité extérieure, mais sa vision fantasmée,
son imagination, son monde intérieur.
Au contraire de Nakayama Iwata, Kimura Ihee, lui, est ancré dans le réel. Ses
photographies éclairent la vie urbaine qu’il prend sous divers angles. Son Leica prolonge
son œil quand il flâne dans les rues des quartiers pauvres. Il choisit de photographier sous
un angle qui nous fait ressentir, à nous spectateurs, que nous sommes nous-mêmes en
train de regarder la scène. Au contraire de Nakayama Iwata, le message ne nous est plus
étranger, nous en faisons partie.
Kimura Ihee est « l’homme à l’appareil photo » que le critique, Ina Nobuo, décrit
dans la conclusion de son article manifeste, « Retour à la photographie »26, publié en
ouverture de la revue Kôga.
« Dans la société contemporaine de la grande industrie et de la technique, la photographie est
l’art qui convient le plus à l’enregistrement de la vie en société et de la nature, à leur
annonce, à leur interprétation et à leur critique. Mais, il ne faut pas oublier que “l’homme à
l’appareil photo” est un être social. Quand celui-ci s’isole de la société, le photographe
25
26
Nakayama Iwata, « Décoration », Camera Club, vol. 3, no. 1, janvier 1938
Ina Nobuo, « Retour à la photographie », Kôga, vol. 1, no. 1, pp. 1-14
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Séminaire doctoral commun Réseaux et sociabilités artistiques
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artistique doit rejeter le brillant titre “d’auteur-reporter de son époque”, il doit commencer à
accepter des tendances esthétiques qui n’ont de nouveau plus de sens et ainsi la photographie
doit suivre le même chemin déclinant que les autres arts. Pour qu’avec les photographies
artistiques nous donnions le plus d’expression au “contemporain”, “l’homme à l’appareil
photo” doit, plus que tout, être un être social au sens le plus élevé ».
Au moment de la création de Kôga, le photographe Kimura Ihee et le critique Ina
Nobuo sont jeunes. Ils sont fraîchement diplômés et ils se lancent à peine dans la
photographie et l’écriture d’une histoire de la photographie. De la même manière qu’être
de la même génération a été un élément rapprochant pour Yanagi Sôetsu et Nojima
Yasuzô, être de la même génération est aussi un élément rapprochant pour Kimura Ihee et
Ina Nobuo. Ils se rencontrent sur le projet Kôga et c’est ensemble qu’ils le quittent en
décembre 1933 pour rejoindre un autre projet, Nippon Kôbô27, qui correspond mieux à
leur rapport à la société. Kimura Ihee écrit28 plus tard s’être éloigné de Nojima Yasuzô et
de Kôga car les activités de Nojima Yasuzô et de Nakayama Iwata étaient presque
exclusivement artistiques et qu’il manquait pour lui un côté social.
Conclusion
Pour conclure, les réseaux tissés, comme nous le montre l’exemple de Nojima
Yasuzô, débouchent sur la formation de communautés telle que Kôga. Dans ces
communautés, grâce à la création de réseaux, des collaborations interdisciplinaires se
forment. Ainsi, Yanagi Sôetsu, le défendeur de l’artisanat, écrit un article pour le premier
numéro d’une revue qui est fondée afin d’établir le nouveau médium photographique
comme un art à part entière. Et le Designer Hara Hiromu, travaillant comme publicitaire
dans la compagnie des savons Kaô, collabore avec Nojima Yasuzô pour réfléchir à
l’accrochage d’une exposition de photographie qui serait différent de celui d’une
exposition de peinture.
Dans Kôga, la formation de réseaux en plus d’être interdisciplinaire, rapproche
également des personnages qui ont un rapport diffèrent à la société. Kôga est un essai
audacieux de juxtaposer deux approches de la photographie, l’une artistico-individualiste
27
En 1932, le photographe Natori Yônosuke rentre d’Allemagne et il fonde le Nippon Kôbô, un nouveau
groupe de photographes, dans lequel il applique et il défend les théories sur le photojournalisme qu’il a
développé en Allemagne. Il prend contact avec la revue Kôga dans laquelle il publie même une
photographie : Natori Yônosuke, « Exemplaire de photo-reportage à l’étranger », Kôga, vol. 2, no. 10,
photo no. 96
28
Ces propos sont reportés par Iizawa Kôtarô dans l’introduction à la réédition de la revue Kôga en 1990.
Iizawa Kôtarô ne précise pas les références du texte d’origine.
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et l’autre sociojournalistique. Finalement, cette juxtaposition sera une des raisons de
l’arrêt prématuré de la revue. Durant les années qui suivent l’arrêt de Kôga, sous la
censure impériale alors que la guerre se fait plus présente, la tendance socio-réaliste
tokyoïte prend de l’essor et l’acte photographique prend un aspect de propagande
impériale. Parallèlement, tant qu’ils le peuvent, les photographes du Kansai continuent
d’évoluer vers une expression libre et personnelle qui se rapproche peu à peu d’un
« surréalisme » japonais.
Enfin, après avoir abordé toutes ces notions : réseau, communauté, collaboration,
regard, intériorité, société, documentaire, je terminerai par cette citation d’Iizawa Kôtarô,
le principal historien de la photographie japonaise à l’heure actuelle : « Avant de faire le
point avec l’objectif, il faut faire le point avec sa conscience ».
Cécile Laly
Doctorante en Histoire de l’Art, Université Paris IV Sorbonne
Thèse sous la direction de Monsieur le Professeur Serge Lemoine
Intitulé de la thèse : La revue Kôga – ouverture sur la photographie
japonaise des années 1930.
Intervention dans le cadre du séminaire doctoral du 9 juin 2011 sur « Réseaux et sociabilités artistiques »
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