Le compte-rendu des échanges
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Le compte-rendu des échanges
Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Conférence idées pour le développement « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’Agence française de développement Conférence-débat animée par Serge MICHEL, journaliste au Monde Afrique, avec : - Susanne MALLAUN, responsable Afrique occidentale et centrale, océan Indien au service de la Commission européenne à l’aide humanitaire et à la protection civile (ECHO) ; Marc-Antoine PÉROUSE de MONTCLOS, chercheur à Chatham House (Londres) et à l’Institut de recherche pour le développement (IRD, Paris) ; Christian SEIGNOBOS, géographe et directeur de recherche émérite à l’IRD ; Hélène VIDON, chef de projets développement rural au sein de l’Agence française de développement (AFD). Cette conférence a été organisée en partenariat avec Le Monde Afrique et Afrique Contemporaine. 1 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Synthèse Boko Haram, rebaptisé Islamic State’s West Africa (ISWA) depuis son allégeance à Daech, est sorti de son cadre local initial, basé au Nigeria. Il projette aujourd’hui une violence armée au niveau régional, du Nigeria au Niger et du Tchad au Cameroun. La violence de ce groupe radical a crée une crise humanitaire aigue dans le quatre pays et augmenté les vulnérabilités de la population. Elle remet en cause les approches de ce phénomène armé tant chez les chercheurs que chez les militaires et les développeurs. Comment agir pour lutter contre ce phénomène pluriel, à la fois politique et religieux, et économique et social ? Une crise multidimensionnelle Le conflit qui oppose Boko Haram au Nigeria, au Niger, au Tchad et au Cameroun a déclenché une crise humanitaire aigue dans la région du lac Tchad, où le groupe terroriste est aujourd’hui replié. Cette crise est d’abord démographique : « Dans la zone, nous décomptons environ 2,8 millions de personnes déplacées, dont 2,2 millions pour le seul Nord-Est du Nigeria » (S. Mallaun). Elle est également alimentaire : « On estime que plus de 6,7 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire extrême dans cette zone » (S. Mallaun). Les mesures de rétorsion économique appliquées par les États de la région privent les populations locales d’importants moyens de subsistance : « L’armée du Niger, par exemple, applique des sanctions économiques qui interdisent la production agricole dans la région de Diffa, à l’extrême Est du pays. Elle a fermé la frontière avec le Nigeria, où s’écoulait 80 % de la production agricole régionale » (M.-A. Pérouse de Montclos). Les infrastructures de base sont également touchées par le conflit : « À la malnutrition aigüe s’ajoutent des besoins énormes en termes d’accès à la santé de base, à l’eau, á l’assainissement et la protection » (S. Mallaun). Ce problème est d’autant plus criant que « certaines régions des quatre pays ont été longtemps négligées par les États » (H. Vidon). Enfin, la crise générée par le conflit est également politique. Les exactions commises par les forces armées de la région ont exacerbé le conflit. Multidimensionnelle, la lutte contre Boko Haram implique une réponse complexe, à la fois humanitaire, militaire et de développement de la part des États et de la communauté internationale. Les défis de la réponse humanitaire La responsabilité primaire de fournir une aide á leurs populations reste celle des Etats du bassin du Lac Tchad. L'aide internationale ne peut être que complémentaire. Cependant, en raison de la dimension de la crise, l’aide humanitaire internationale doit être renforcée pour répondre aux besoins des populations les plus vulnérables. Cela nécessite d’abord de lui donner davantage de moyens financiers : « Nous sommes face à une crise humanitaire majeure qui ne reçoit pas assez d’attention internationale […]. Cette année, le montant de l’aide octroyée par la Commission européenne est de 57 millions d’euros : c’est important, mais ce n’est rien comparé aux besoins des populations » (S. Mallaun). L’acheminement de l’aide est également un enjeu fondamental. L’accès aux populations est difficile, ce qui pose des problèmes de détournement. « Les organisations comme Médecins sans frontières (MSF) s’implantent dans les villes mais ne peuvent pas accéder aux zones rurales. On ne sait pas si la nourriture va là où elle devrait aller » (M.-A. Pérouse de Montclos). Néanmoins, « depuis la fin 2015, davantage d’organisations internationales se sont tout de même installées dans le Nord-Est du Nigeria, ainsi que dans l’Extrême-Nord camerounais. Nous avons donc plus d’opportunités d’allouer des fonds et d’aider ces populations vulnérables » (S. Mallaun). Cet enjeu concerne également les camps de déplacés autour de Maiduguri: « Ils sont verrouillés par l’armée, avec les agences d’urgence de l’Etat nigérian […] qui empêchent toute vérification 2 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD indépendante. L’armée est donc aussi dans le viseur pour les enjeux d’aide d’urgence » (M.-A. Pérouse de Montclos). Les enjeux de la riposte militaire Le succès de la coalition internationale, composée du Nigeria, du Niger, du Tchad et du Cameroun, dans sa lutte contre Boko Haram, dépendra de plusieurs facteurs. Le premier est financier : l’opération menée sur le terrain est « l’une des rares opérations multinationales qui soit purement financée par des pays africains. Or trois d’entre eux (le Nigeria, le Niger et le Tchad) subissent aujourd’hui la baisse du prix du baril » (M.-A. Pérouse de Montclos). Cet enjeu d’un soutien militaire international est aussi institutionnel : « Le Nigeria ne veut pas que l’Union africaine prenne les commandes. Or l’Union européenne ne peut négocier pair à pair qu’avec son homologue, l’Union africaine » (M.-A. Pérouse de Montclos). Le second facteur concerne les exactions des forces armées des États de la région. « Quand on tue des civils, on génère du ressentiment, notamment chez les jeunes, qui vont parfois rejoindre Boko Haram pour venger leurs parents tués par l’armée, ou par peur d’être torturés à mort par les soldats à leur tour. Les troupes sont perçues comme des troupes d’occupation […]. La société est déchirée et tant que ces brutalités se perpétueront, elles nourriront le conflit » (M.-A. Pérouse de Montclos). Enfin, l’accès à et le partage d’informations sera un facteur décisif dans la lutte contre Boko Haram. « L’endroit où nous sommes les plus démunis est le lac : l’information ne passe pas du tout, on ne sait pas ce que Boko Haram y fait. Il faut dire que les services de renseignements de la région n’en sont pas. Les comités de vigilance ont aussi peur de l’armée et de la gendarmerie que de Boko Haram, donc il n’y a que des agents doubles » (C. Seignobos). Quelle stratégie d’aide au développement ? L’aide au développement est en cours de déploiement dans la zone du lac Tchad. « Sur le terrain, des organisations non gouvernementales ont déjà commencé à mener des actions de résilience : redonner du petit bétail aux familles, remettre en place des activités agricoles… L’idée est désormais de passer à une plus grande échelle » (H. Vidon). De son côté, l’AFD travaille sur un important projet régional, ciblant les quatre pays riverains du lac. Compte tenu de la difficulté d’accéder aux populations et du contexte sécuritaire, ce projet prévoit de travailler en priorité « en périphérie des zones de crise, dans des zones de relative stabilité qui accueillent des populations déplacées » (H. Vidon). « Il sera accompagné par d’autres projets – nouveaux ou déjà en cours – et, à moyen terme, de projets d’investissement plus structurants pour accompagner le développement économique et encourager une meilleure répartition des ressources entre les différentes régions des pays impliqués » (H. Vidon). Deux défis seront particulièrement importants pour garantir le développement durable de la zone. Le premier concerne la redistribution des ressources : « À ce stade, des services de l’État sont présents dans les zones touchées par le conflit, et ils sont de bonne volonté. Mais ils ont très peu de moyens. Un travail de longue haleine doit être mené pour rééquilibrer les ressources publiques, en lien avec les États centraux » (H. Vidon). Le second défi sera de dissocier aide au développement et lutte contre le terrorisme. « Une partie de l’aide au développement est conçue comme un volet de la lutte contre le terrorisme. C’est dangereux, car les temps d’inscription ne sont pas les mêmes […]. Militariser l’aide au développement peut aussi créer des risques pour les acteurs humanitaires, qui se retrouvent associés à un grand dispositif stratégique et perçus comme le bras social d’une armée » (M.-A. Pérouse de Montclos). 3 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Compte rendu révisé des débats Introduction Serge Michel, journaliste au Monde Afrique Nous avons la chance d’accueillir aujourd’hui quatre spécialistes de Boko Haram dont les compétences se répartissent tout autour du lac Tchad. Un sujet d’actualité brûlant, et une conférence sur le développement où nous allons beaucoup parler de sécurité et de politique. Pour commencer, nous dresserons un état des lieux de la situation autour du lac, du point de vue militaire, sécuritaire et politique, mais aussi en termes de possibilités d’interventions humanitaires ou de développement. Ensuite, nous réfléchirons sur les moyens qui sont mis en place ou qui restent à mettre en place pour lutter contre Boko Haram. Nous terminerons sur un chapitre ouvert, en nous intéressant aux points d’attention pour la suite des événements. Intervention des panélistes État des lieux de la menace Serge Michel Commençons par dresser un état des lieux de la situation autour du lac. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, sommes-nous dans une période de resserrement, de retrait, ou au contraire de diversification du mouvement Boko Haram ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos, chercheur à Chatham House (Londres) et à l’Institut de recherche pour le développement (IRD, Paris) Depuis 2014, la situation s’est améliorée. Lorsque Goodluck Jonathan était au pouvoir au Nigeria, le groupe tenait des territoires entiers dans l’État de Borno, limitrophe du Niger, du Tchad et du Cameroun. La situation sécuritaire s’est améliorée dans la région, en particulier à Maiduguri. Mais le Borno rural continue d’être affligé par ce groupe. Par ailleurs, on dit souvent que le groupe s’est étendu aux pays voisins, mais ce n’est pas si simple. Quand le groupe s’est construit, au milieu des années 2000, il bénéficiait déjà de soutiens dans ces pays. Pendant longtemps, une sorte de pacte de non-agression mutuelle permettait à Boko Haram d’aller se ressourcer au Niger, au Tchad ou au Cameroun avant d’attaquer au Nigeria. À partir du moment où ce pacte a été remis en cause, le groupe a étendu non pas son influence, mais son aire d’opérations militaires, ce qui est un peu différent. Cela a donné naissance à une coalition internationale entre les quatre États de la zone. Elle existait dans les limbes depuis 1998, mais a été reformulée avec un mandat plus musclé pour lutter contre le terrorisme. La coalition est vraiment rentrée en action à partir de 2015. Néanmoins, la coopération entre ces États reste à améliorer. C’est l’une des rares opérations multinationales qui soit purement financée par des pays africains. Or trois d’entre eux (le Nigeria, le Niger et le Tchad) subissent aujourd’hui la baisse du prix du baril, ce qui affecte leur capacité à engager leurs troupes sur le terrain. 4 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Serge Michel L’attaque de Bosso (Niger) au début du mois de juin vous a-t-elle surpris ? Pensiez-vous que Boko Haram avait encore la capacité d’agir ainsi ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Il y a plus d’un mois, près d’une centaine de soldats nigérians ont été tués par Boko Haram à Kareto (Nigeria) près de la frontière, et les médias n’en ont pas parlé du tout. Sous l’autorité du président Muhammadu Buhari, la presse locale à Maiduguri est muselée. Un discours de propagande veut nous faire croire que le groupe est techniquement défait, qu’il en est réduit à l’attentat-suicide, décrit comme « l’arme du pauvre ». Mais Boko Haram continue de mener des batailles rangées, et on le savait avant Bosso. La menace se contracte bien mais n’est pas défaite. Serge Michel Christian Seignobos, comment percevez-vous la situation du point de vue camerounais ? Christian Seignobos, géographe et directeur de recherche émérite à l’IRD Au Cameroun, Boko Haram est présent dans le triangle Kerawa-Mora-Waza, dans l’ExtrêmeNord du pays. L’épicentre se situe dans le canton kanouri de Kolofata, où 700 jeunes sont partis sur les 8 000 habitants. Quand Boko Haram a senti que la coalition se préparait, il a lancé une hégire, une sorte de trek. Les voitures ont été mises en route et l’organisation est partie sur le lac Tchad. Elle a emmené l’essentiel de ses émirs mais a laissé sur le terrain des bandes territoriales. Il reste donc des hommes entre Madagali (Cameroun) et Gwoza (Nigeria) dans le pays margi, ainsi 4 000 hommes sur la frontière, de Kerawa jusqu’à Fotokol (Cameroun). Depuis, des attaques ont été menées sur le lac, en particulier à Baga Kawa (Nigeria), où 2 000 morts ont été recensés. Boko Haram s’est embusqué dans la cuvette nord du lac, loin de tout, entre le Nigeria, le Niger et le Tchad. Cette cuvette avait été vidée dans les années 1980 et colonisée par un arbre, le prosopis juliflora. Quand l’eau est revenue dix ans plus tard, cela a créé une forêt morte dans l’eau, rendant la zone inapprochable depuis les rives. L’armée tchadienne a essayé de l’approcher à un moment, via la grande barrière qui sépare les cuvettes nord et sud, mais cela s’est mal passé. Les troupes ont été débordées, inefficaces dans ces marécages. Boko Haram peut-il tenir sur le lac ? Historiquement personne n’y a jamais tenu. Il faut vivre petitement. Début juin, une importante attaque a eu lieu à Darak (Cameroun), où l’on n’attendait pas Boko Haram. On ne sait pas ce qui se passe dans le lac. On pensait l’organisation vers Bosso, mais on la voit tout à coup faire mouvement vers les eaux libres. C’est une folie, car les eaux libres sont surveillées par des drones. Les combattants de Boko Haram seront vite repérés avec leurs barcasses de quinze mètres à moteurs de 40CV. Que cherchaient-ils à Darak ? Chasser les déflatés de l’armée tchadienne présents dans la zone et prendre leur place ? Était-ce un acte de piraterie ou veulent-ils prendre cette zone, la plus riche et poissonneuse du lac ? Il y a des inconnues. L’attaque de Bosso était prévisible, car on ne peut pas vivre sur le lac. On y trouve un peu de lait, du bœuf kouri, du poisson, mais pas de grain. Les populations qui y ont vécu auparavant ont constamment pillé. Marc-Antoine Pérouse de Montclos 5 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Cela soulève un point important : si Boko Haram a besoin de piller c’est parce que ses combattants ont faim. Et s’ils ont faim, c’est parce qu’ils ne reçoivent pas d’argent de Daech. Point sur la situation humanitaire Serge Michel Susanne Mallaun, en tant qu’acteur de l’humanitaire, quelle marge de manœuvre avez-vous aujourd’hui pour agir dans cette zone de grande violence ? Susanne Mallaun, responsable Afrique occidentale et centrale au service de la Commission européenne à l’aide humanitaire et à la protection civile (ECHO) Dans la région du lac Tchad, nous sommes face à une crise humanitaire majeure, qui ne reçoit pas assez d’attention internationale. Des millions de gens se trouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité, dans des zones qui ont été complètement abandonnées pendant des décennies par les gouvernements et le secteur du développement, sans infrastructures ni investissements. Quelques chiffres pour dresser un état des lieux. Aujourd’hui, dans la zone, nous décomptons environ 2,8 millions de personnes déplacées, dont 2,2 millions pour le seul Nord du Nigeria et 75 000 déplacés depuis l’attaque de Bosso mentionnée plus tôt. Ce n’est qu’une petite partie des chiffres, car nous n’avons pas accès aux données exactes pour une grande partie des quatre pays. 180 000 réfugiés nigérians se trouvent actuellement dans les trois pays voisins, où les populations hôtes ont fait preuve d’une solidarité incroyable. Mais la population locale souffre aussi des effets du conflit, et comme le commerce est suspendu, elle a perdu ses moyens de subsistance. En tout, on estime que plus de 6,7 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire extrême dans cette zone. Ces personnes ont besoin d’une assistance alimentaire maintenant. Mais l’aide humanitaire n’est pas seulement alimentaire. Nous faisons face à un problème d’abandon complet de longue date des populations en termes d’infrastructures de base. À la malnutrition aigüe s’ajoutent des besoins énormes en termes d’accès à la santé de base, à l’eau, a l'assainissement, aux abris, á la protection.. L’aide humanitaire doit donc être accompagnée d’actions de moyen terme visant à fomenter la résilience, c’est-à-dire à donner des perspectives à ces populations vulnérables, pour qu’elles puissent reprendre leur vie et mieux résister aux chocs futurs. Par ailleurs, l’aide humanitaire comprend aussi une dimension de droit international humanitaire qui vise à appuyer la coordination entre civils et militaires. Serge Michel Avez-vous accès au terrain, à ces populations et victimes dont vous venez de parler ? Susanne Mallaun La Commission européenne travaille uniquement avec des organisations internationales qui ont accès à ces populations. Cette année, le montant de l’aide est de 57 millions d’euros : c’est important, mais ce n’est rien comparé aux besoins des populations. Depuis la fin 2015, davantage d’organisations internationales se sont tout de même installées dans le Nord-Est du Nigeria, ainsi que dans l’Extrême-Nord camerounais. Nous avons donc plus d’opportunités d’allouer des fonds et d’aider ces populations vulnérables. 6 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Enfin, nous ne parlons pas de ceux qui ont la responsabilité primaire de prendre en charge les besoins de la population affectée : les gouvernements de la région. Étant donné l’ampleur de la crise, il est normal que la communauté internationale complète cette prise en charge, mais ce message clé n’a pas encore été entendu par les gouvernements. Nous devons travailler conjointement à le faire passer, acteurs humanitaires et du développement compris. Les défis pour l’aide au développement Serge Michel Du côté du développement, Hélène Vidon, quelle est votre marge de manœuvre ? Hélène Vidon, chef de projets développement rural au sein de l’Agence française de développement (AFD) En parallèle de l’indispensable aide humanitaire d’urgence, l’approche de développement vise à redonner ou à améliorer l’accès des populations à l’activité économique, afin qu’ils puissent à terme prendre eux-mêmes en charge leur subsistance. Dans la zone du lac Tchad, cette aide au développement est en cours de démarrage. Sur le terrain, des organisations non gouvernementales ont déjà commencé à mener des actions de résilience : redonner du petit bétail aux familles, remettre en place des activités agricoles… L’idée est désormais de passer à une plus grande échelle. Ces actions ne sont pas simples. L’accès au terrain et les enjeux de sécurité restent une contrainte et nous imposent de réfléchir à de nouveaux modes d’intervention adaptés. Serge Michel Où comptez-vous intervenir ? Hélène Vidon Comme nous menons des actions de long terme, nous ne pouvons pas intervenir sur un site en pleine crise. L’idée est plutôt de travailler en périphérie des zones de crise, dans des zones de relative stabilité qui accueillent des populations déplacées. Serge Michel Poursuivons notre état des lieux. Entre les groupes cachés dans les cuvettes du lac Tchad et ceux qui restent sur le territoire nigérian, la priorité de Boko Haram est-elle de survivre, ou bien le groupe garde-t-il une capacité d’organisation et coordination de ses différents mouvements ? Par ailleurs, Boko Haram n’a jamais administré les territoires conquis. Comment doit-on comprendre cela ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Boko Haram n’est pas stucturé. Depuis l’exécution du fondateur de la secte, Mohamed Yusuf, en 2009, le groupe ne possède plus de vrai commandement central. Abubakar Shekau était bien l’une des figures du mouvement, mais Boko Haram reste totalement déstructuré, dépourvu de capacité d’administration. Peu d’ingénieurs ou de docteurs dans ses rangs lui permettraient de tenir et de gérer un territoire. 7 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Si Boko Haram a pu tenir des territoires, c’est uniquement parce qu’en face, il n’y avait rien. On ne peut pas comprendre Boko Haram sans mettre les atrocités du groupe en regard avec les atrocités commises par les forces armées de la région. L’armée du Niger, par exemple, applique des sanctions économiques qui interdisent la production agricole dans la région de Diffa, à l’extrême Est du pays. Elle a fermé la frontière avec le Nigeria, où s’écoulait 80 % de la production agricole régionale. Dans ce contexte, comment les gens peuvent-ils se nourrir ? À Maiduguri, j’ai interviewé récemment une personne qui avait réussi à fuir le petit port de Baga (Nigeria), ancienne base de la coalition internationale positionnée sur le lac Tchad, attaquée par Boko Haram puis reprise par l’armée, puis reprise encore… Actuellement, Baga est complètement verrouillé par l’armée, les gens ne peuvent plus sortir ni entrer, les vivres ne passent plus. Ils sont affamés. Boko Haram n’est donc pas le seul responsable de la malnutrition. Par ailleurs, l’aide alimentaire est souvent détournée. Les organisations comme Médecins sans frontières (MSF) s’implantent dans les villes mais ne peuvent pas accéder aux zones rurales. On ne sait pas si la nourriture va là où elle devrait aller. Si seulement 10 % de la population déplacée vit aujourd’hui dans des camps, c’est aussi parce qu’il n’y a pas assez à manger dans ces camps. Les camps souffrent d’un sérieux problème d’administration et de détournement. Ils sont verrouillés par l’armée, avec les agences d’urgence de l’état nigérian, la National Emergency Management Agency (NEMA) et la State Emergency Management Agency (SEMA), qui empêchent toute vérification indépendante. L’armée est donc aussi dans le viseur pour les enjeux d’aide d’urgence, pas seulement Boko Haram. Susanne Mallaun Cette remarque sur le détournement de l’aide mérite d’être clarifiée. En tant que bailleur de fonds dans ce contexte très difficile, nous prenons notre responsabilité très au sérieux et je ne peux pas laisser passer ce type de remarque sans la préciser. Toute généralisation est dangereuse. Marc-Antoine Pérouse de Montclos Ma remarque s’appuyait sur les témoignages de déplacés dans les camps. Selon eux, trois camions de nourriture sur quatre finissent au marché noir. Peut-on dire qu’ils mentent ? Toutefois, les deux gros humanitaires sur la région de Maiduguri, le Comité international de la CroixRouge et MSF, prennent toujours soin de vérifier sur place ce qu’il advient de l’aide. C’est pour cela qu’ils ont des difficultés à se rendre dans le Borno rural. Je ne sais pas si ces détournements de l’aide alimentaire sont le fait des organismes internationaux ou de l’aide nationale, à travers la NEMA et la SEMA. Je sais juste que ce détournement affecte la capacité des populations dans les camps à avoir des vivres. Le détournement de l’aide humanitaire a également une dimension financière. Par exemple, si vous importez des devises au Nigeria, vous devez les changer au taux officiel, 200 nairas pour un euro, alors qu’au marché noir, l’euro s’échange contre 370 nairas. Les ONG, les Nations unies ou l’Union européenne sont obligées de changer leurs devises au taux officiel pour leurs budgets humanitaires, mais des gens profitent de ce différentiel sur le marché noir. C’est une forme de détournement qui vaut aussi pour le pétrole et pour toutes les transactions, dans un pays classé parmi les plus corrompus du monde. L’aide humanitaire est une ressource parmi d’autres dans le conflit. Prenons l’exemple du Niger : au départ, quand l’armée du Niger a évacué 25 000 civils après avoir été attaquée dans les îles du lac Tchad, c’était pour que le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) puisse orienter ces populations vers des camps au Nord de Diffa et leur fournir des vivres. Le problème, c’est que le HCR ne peut pas se déplacer dans la région sans escorte militaire et que le gouvernement 8 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD nigérien, débordé par la guerre, n’a pas pu fournir ces escortes. Le comble, c’est que ces escortes militaires sont rémunérées par le HCR, qui y consacre 5 % de son budget annuel. L’enjeu des relations civils-militaires Serge Michel L’armée du Nigeria et le Bataillon d’intervention rapide camerounais (BIR) se sont montrés d’une grande violence et d’une grande cruauté dans leur façon de se déployer. Que pouvez-vous en dire ? Christian Seignobos Les armées des États de la région n’ont absolument pas la même approche de l’objet Boko Haram. Lorsqu’un village est repris à Boko Haram, se pose la question du sort réservé aux personnes qui gravitaient autour du groupe : les cantinières, les villageois, les petites mains, les écoliers coraniques… Les combattants sont tués, mais quid des autres ? Les armées ont répondu à cette question de manières différentes : - - L’armée nigériane pense que les personnes qui gravitent autour des combattants de Boko Haram ont été « contaminées » (c’est leur terme). Elle les exécute tous. L’armée camerounaise les considère comme des otages et les fait libérer. Ils s’empressent alors de franchir la frontière vers le Cameroun, sans qu’on sache qui ils étaient vraiment. Le BIR remet toutefois cette approche en question. L’armée tchadienne laisse à ses commandants le choix de faire ce qu’ils veulent sur le terrain. Marc-Antoine Pérouse de Montclos Dans le cadre d’un projet de recherche démarré il y a dix ans, nous tenons un décompte des victimes du conflit au Nigeria. Nous en sommes à 33 000 morts pour le seul côté nigérian. La moitié a été tuée par Boko Haram et l’autre par les forces de sécurité. Il est donc nécessaire de mettre les choses en perspective. L’armée camerounaise a commis cette année un massacre à Gwoza (Nigeria). 180 villageois ont été tués, dont des hommes âgés qui ne sont pas des combattants. Nous assistons donc à une « nigérianisation » de l’armée camerounaise à cet égard. Pourtant, ces États sont signataires de la Convention de Genève, ils sont censés respecter le droit international humanitaire. Quand on tue des civils, on génère du ressentiment, notamment chez les jeunes, qui vont parfois rejoindre Boko Haram pour venger leurs parents tués par l’armée, ou par peur d’être torturés à mort par les soldats à leur tour. Les troupes sont perçues comme des troupes d’occupation. En plus, les soldats postés au Borno sont originaires d’autres régions nigérianes pour éviter la collusion. Ils ne parlent donc pas les langues locales, dans une région peu éduquée qui parle peu anglais. Les soldats ont peur de la population locale, qui a elle-même peur des soldats. La situation s’est quelque peu améliorée avec l’élection de Buhari, mais les relations civils-militaires restent mauvaises. Il y a donc un paradoxe total entre, d’une part, la mise en récit de Boko Haram lié à Daech et au « grand djihad global », et d’autre part, un conflit sur le terrain qui se criminalise et pourrit. La société est déchirée et tant que ces brutalités se perpétueront, elles nourriront le conflit. La réponse militaire à Boko Haram doit donc s’accompagner d’aide au développement, d’un volet social pour éviter ces abus. Il faut également une plus grande coordination entre les États de la région, qui ont des intérêts, des tactiques et des modes opératoires très différents. Serge Michel 9 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Le droit de poursuite est le droit pour les armées étrangères de traverser la frontière, par exemple pour que l’armée camerounaise passe sur le territoire nigérian et vice versa. Quels accords ont été négociés à ce sujet ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Les droits de poursuite ont été négociés sur 8 à 10 kilomètres de part et d’autre de la frontière. À ma connaissance, le Nigeria ne l’a pas beaucoup utilisé. Le Niger l’a utilisé un peu, notamment sur Damasek (Nigeria) début 2015. En revanche, le Tchad l’a beaucoup utilisé. L’armée tchadienne reprenait des villes occupées par Boko Haram, mais reprochait ensuite aux Nigérians de ne pas prendre le relai : aussitôt l’armée tchadienne partie Boko Haram revenait. Le Tchad a eu l’impression de donner des coups d’épée dans l’eau, et les soldats se sont retirés parce que des élections présidentielles se déroulaient dans leur pays. Aujourd’hui, ce sont plutôt les Camerounais qui sont à la manœuvre, mais plus au Sud, dans la région de Gwoza, sur les monts Mandara. Je souhaite développer un point ici : il faut se méfier de cette représentation de Boko Haram comme un groupe terroriste qui commet uniquement des attentats. Nous assistons bien à une « petite guerre » et à un phénomène assez classique : la nuit appartient aux insurgés et le jour au gouvernement, les villes sont tenues par le gouvernement et les campagnes par les insurgés. Pour défaire Boko Haram, il faut revenir à des tactiques contre-insurrectionnelles qui diffèrent de la lutte contre le terrorisme. Christian Seignobos Effectivement, les armées ne sortent pas la nuit. La nuit appartient à Boko Haram. Si une garnison basée à Mora, au Cameroun, entend des coups de feu la nuit, les soldats ne sortiront pas. Ils attendront le rassemblement réglementaire le matin et iront voir tranquillement ce qui s’est passé la nuit. Comment voulez-vous que les populations se sentent protégées ? Renforcer le partage d’informations Serge Michel En début de conférence, nous avons évoqué ces razzias de subsistances, qui montrent que Boko Haram a faim et doit attaquer pour se nourrir. Est-ce l’explication majoritaire des attaques, ou cela relève-t-il d’autres stratégies ? Des attentats-suicides dans les marchés semblent ne pas relever de la même démarche. Il s’agirait plutôt de semer la terreur dans des lieux plutôt insignifiants du point de vue du marché ou de la taille du village. Avez-vous une explication sur ce point ? Christian Seignobos Si ces endroits étaient insignifiants, ils ne s’y feraient pas exploser. Rien n’est insignifiant. Nous avons été longtemps aveugles sur la démarche de Boko Haram. Ne comprenant pas à quelle communauté le groupe s’attaquait, nous avons continué à penser qu’il faisait cela pour rien, par pure inhumanité, alors qu’il poursuit toujours un but assez précis. À Maroua, par exemple, au Nord du Cameroun, un attentat a ciblé le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, le parti au pouvoir. Une attaque a également été menée devant Le Boucan, un bar où l’on boit de la bière de mil, dans une zone où vivent des populations plutôt chrétiennes ou animistes, très représentées dans les contingents de l’armée. Les populations comprenaient tout de suite ces enjeux, alors que nous, journalistes et chercheurs, ne les comprenions pas. 10 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Marc-Antoine Pérouse de Montclos Quand je demande aux gens à Diffa ou à Maiduguri quel est l’objet des attentats-suicides, trois types de réponses me sont données : - - - Le message : Pour Boko Haram, il s’agit de dire : « Nous sommes toujours là, nous ne sommes pas défaits ». Certains attentats, comme ceux survenus il y a deux ans sur des gares routières d’Abudja, ne revêtent pas un intérêt économique ou stratégique, mais servent de coups de poing médiatiques. La vengeance : De plus en plus de femmes commettent des attentats-suicides. Même s’il est impossible de le vérifier, on dit que ces femmes se vengent de la torture à mort par l’armée de leur mari, de leurs enfants, de leurs parents. Ce phénomène va certainement de pair avec une forme d’endoctrinement, il ne faut pas totalement éliminer la dimension religieuse. Le racket de protection : Des attaques régulières ont par exemple été menées au Baga Fish Market de Maiduguri, puis différentes formes de pression ont été exercées pour que les commerçants du marché paient. Ici, l’attentat-suicide est un moyen de forcer une communauté à payer ou à fournir des jeunes pour faire le djihad. Serge Michel Existe-t-il une centralisation des informations sur tous ces attentats et leurs motifs supposés ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Nous menons un projet intitulé Nigeria Watch, qui recense tous les événements liés à Boko Haram enregistrés au Nigeria. Mais ce n’est pas une centralisation. Serge Michel Et pour le Cameroun, le Niger ou le Tchad ? Christian Seignobos L’information n’est pas centralisée. Ce n’est qu’après coup que l’on s’aperçoit que tel ou tel événement a eu lieu. L’endroit où nous sommes les plus démunis est le lac : l’information ne passe pas du tout, on ne sait pas ce que Boko Haram y fait. Il faut dire que les services de renseignements de la région n’en sont pas. Les comités de vigilance ont aussi peur de l’armée et de la gendarmerie que de Boko Haram, donc il n’y a que des agents doubles, forcément. Susanne Mallaun L’échange d’informations est un vrai problème. Il n’y a aucune cohérence régionale sur ce point. Cela concerne aussi l’humanitaire. Hélène Vidon Cet enjeu est primordial car nous faisons face à une crise régionale. Certaines régions des quatre pays ont été longtemps négligées par les États, et cela participe au problème. En outre, des spécificités de contexte, des tensions intercommunautaires notamment, viennent compliquer la situation. Toute réponse, militaire ou autre, doit être adaptée en fonction des différents pays si l’on veut résoudre l’ensemble du problème. 11 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Serge Michel En mai, nous accueillions au Monde l’émir Sanusi II, un dignitaire religieux et chef traditionnel à Kano, dans le Nord du Nigeria. Il fait partie des cibles de Boko Haram et a déjà subi plusieurs attaques. Interrogé sur ce qu’il faudrait faire s’il n’y avait qu’une chose à faire pour la région du lac Tchad, il a répondu : « remonter le niveau du lac ». À l’AFD, en tant qu’agence de développement, avez-vous la capacité technique de faire cela ? Hélène Vidon Remonter les eaux du lac Tchad n’est pas forcément une solution. C’est la position de certains dirigeants africains, mais la solution actuelle de moyen ou petit lac Tchad est plus favorable pour les populations sur le plan économique, car le retrait de l’eau libère des terres limoneuses qui sont fertiles et que les gens cultivent. Serge Michel Mais il est plus facile pour Boko Haram de bouger avec un lac plus réduit… Christian Seignobos Christian Seignobos Si vous remettez de l’eau dans le Tchad, vous n’aurez plus rien, juste un grand marécage. Les poissons ne pourront plus se concentrer dans les eaux libres. Les pêcheurs, les éleveurs et les cultivateurs préfèrent la situation actuelle dite du « petit lac ». L’eau se retire laissant sur les rives méridionales de vastes marnages occupés successivement par les pêcheurs, puis les éleveurs et, enfin, les cultivateurs. Cette pluriactivité sur une même zone favorisait un développement économique exceptionnel… jusqu’à l’arrivée de Boko Haram. Hélène Vidon En effet, le problème à résoudre concerne plutôt les mesures de rétorsion économiques mises en place par les États, en particulier au Niger, où les éleveurs et cultivateurs ne peuvent plus accéder aux zones les plus riches – zones marneuses, zones de culture du poivron… Ces mesures ont dégradé les termes d’échanges entre céréales et bétail, entraînant un appauvrissement des populations. De plus, les marchés ont fermé et l’accès au Nigeria, principal pays d’importation pour le bétail du Tchad et du Niger, n’est plus possible. Quels liens entre Daech et Boko Haram ? Serge Michel Boko Haram a fait allégeance à Daech, mais cette allégeance ne s’est pas manifestée par des faits très concrets. Quand des combattants originaires d’Afrique subsaharienne (Ghana, Sénégal…) ont été vus en Libye aux côtés de Daech, on s’est demandé pourquoi ces combattants n’avaient pas plutôt rejoint Boko Haram autour du lac Tchad. Une jonction est-elle à craindre entre Daech en Libye et Boko Haram dans la zone du lac ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos 12 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Ces informations sont instrumentalisées par certains États africains, qui ont besoin de la lutte contre le terrorisme pour se réinsérer dans la communauté internationale, car leur bilan démocratique ou de développement n’est pas formidable. Ils jouent cette carte pour être admis comme alliés dans la région. Ils insistent sur une menace globale, avançant que si personne ne les aide, d’autres attentats auront lieu sur leur sol. Mais Boko Haram n’est pas dans cette logique et n’a pas cette dimension internationale. D’après ce que j’ai compris, Syrte a plutôt été une nasse dans laquelle ont été pris des migrants originaires d’Afrique subsaharienne et candidats à la traversée de la Méditerranée. Il s’agissait plutôt de chrétiens, et Daech leur a laissé le choix entre la conversion – et le combat dans leurs rangs – ou la mort. Alors, ils sont allés combattre avec Daech. Il y a eu aussi des affabulations sur un potentiel camp d’entraînement de Boko Haram dans le Nord du Mali. Qu’il y ait des Nigérians dans le monde entier, c’est normal : le Nigeria est le troisième pays le plus peuplé au monde. On en retrouve en Argentine, en Papouasie-Nouvelle-Guinée ou au Mali… Cela ne veut pas dire qu’ils sont envoyés par Boko Haram. Et puis qui les enverrait ? Shekau ? Par ailleurs, la doctrine de Boko Haram est bien trop délirante et hétérodoxe. Cela pose des problèmes de compatibilité avec le salafisme bon teint sur le plan doctrinaire. Christian Seignobos Ce fantasme appartient à tout le monde. Les Tchadiens fantasment également l’arrivée de Daech. Le précédent gouverneur de Bol, par exemple, avait interdit tout mouvement sur le lac, pêche comprise. Pêcher est une activité qui rapporte. Donc, certains sont partis pêcher ailleurs, sur le petit lac Fitri, à l’Est de N’Djamena. Leur déplacement a créé un mouvement de panique chez le préfet. « Boko Haram arrive ! », entendait-on. La préfecture a donc interdit la pêche et fouillé les pêcheurs. Forcément, on a trouvé de la littérature religieuse subversive… Forcément, un camion passait avec des explosifs… Puis, en janvier, 40 000 Soudanais sont arrivés au Sud de Yao, au Fitri. Le fantasme a alors évolué : « ce n’est plus Boko Haram, c’est Daech qui arrive ». Serge Michel Boko Haram aurait l’ambition de s’étendre en Centrafrique, un État qui se relève à peine d’un conflit très douloureux et dont le gouvernement est faible. Cette idée est-elle fondée ? Christian Seignobos Le phénomène est relativement nouveau, mais en Centrafrique, les éleveurs mbororo d’origine tchadienne qui ont été impliqués dans la seleka commencent à durcir leur position religieuse,. Il faudra garder un œil sur ce qui se passe. Marc-Antoine Pérouse de Montclos Boko Haram est devenu un label. On parle d’une présence de Boko Haram partout : en Gambie, en République démocratique du Congo… La Centrafrique offre un bel exemple de l’instrumentalisation politique du phénomène et du fantasme de la menace terroriste globale. Les anti-balaka disaient : « Regardez, Boko Haram est en Centrafrique. Il ne faut donc pas nous considérer comme des criminels de guerre mais nous insérer dans le jeu politique, car nous sommes chrétiens et nous voulons vous aider à lutter contre le terrorisme ». Inversement, des membres de la Seleka disaient être Boko Haram et bénéficier du soutien du Nigeria, pour donner l’impression d’avoir de l’argent, d’être plus importants et nocifs que nous ne l’imaginions. 13 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Tout le monde instrumentalise cette question, et il convient de déconstruire ce qui relève de la représentation. D’importants mouvements migratoires proviennent de la région du lac Tchad, mais il ne faut pas voir dans tous ces migrants des terroristes. Serge Michel Dans le Nord du Cameroun, qui a longtemps été l’endroit des coupeurs de route, le lien entre Boko Haram et le banditisme local est en revanche bien établi… Christian Seignobos Il était évident que le fait que les États – dont le Cameroun – n’aient pas résolu le problème des coupeurs de route dans les années 1990 permettait à ce banditisme de se transformer. Des bandes inciviles se formaient, passaient les frontières et rodaient un système d’encadrement politique régional. C’était très dangereux, mais les administrations pensaient que cela passerait. Or ce n’était pas un épiphénomène. Ensuite, les coupeurs de route ont adopté un discours religieux nouveau. Ils font aujourd’hui partie de Boko Haram, comme les braconniers et les chasseurs professionnels (gaw) autour de l’ancienne réserve de Waza. Hélène Vidon Des trafics se créent autour de Boko Haram, qui devient un fonds de commerce assez organisé. À Diffa par exemple, on ne fait plus commerce avec le Nigeria, mais l’on s’y rend la nuit avec un bidon d’essence, on le pose en brousse, on se cache derrière un buisson, on fait un signal avec une lampe de poche, un homme descend, prend le bidon, laisse de l’argent. Un système parallèle se met en place. C’est dangereux à moyen terme. Échanges avec la salle Stéphane Decam, secrétaire général du Conseil français des investissements en Afrique (CIAN) L’état des lieux dressé ici est assez effrayant. J’aurais aimé en savoir plus sur les moyens d’agir dans la région du lac Tchad. Que peut-on vraiment faire ou ne pas faire ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos La réponse militaire doit être améliorée. Si l’on continue comme cela, le conflit se disloquera et risquera de perdurer. Il est nécessaire également de penser un accompagnement social de la réponse militaire. Sur ce point, il ne faut pas se faire d’illusion, à l’instar de George W. Bush qui déclarait en 2003 que la pauvreté entraîne la violence et que, par conséquent, lutter contre la pauvreté revient à lutter contre le terrorisme. Cette analyse n’est pas juste : si l’on suit la ligne de pauvreté dans la région, Boko Haram aurait plutôt dû démarrer à Diffa, qui est plus pauvre que le Borno. L’État de Sokoto était également plus pauvre en 2010, même si depuis le Borno a été dévasté par l’insurrection. La pauvreté n’explique pas tout, elle est un arrière-plan qui peut alimenter le conflit, auquel s’ajoute la mauvaise gouvernance, la corruption et les pratiques du gouverneur du Borno. Un véritable effort doit être mené sur l’organisation du politique et sur la redistribution des 14 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD ressources, pour s’assurer qu’elles ne soient pas accaparées par une élite – notamment urbaine – au détriment des masses paysannes. Une réflexion est donc nécessaire pour réaliser que l’aide au développement et l’aide humanitaire ne réduiront pas la violence. Il est important de dissocier les deux sujets. Aujourd’hui, une partie de l’aide au développement est conçue comme un volet de la lutte contre le terrorisme. C’est dangereux, car les temps d’inscription ne sont pas les mêmes : la réponse militaire doit être de court terme alors que les projets de développement s’inscrivent dans le temps long. Militariser l’aide au développement peut aussi créer des risques pour les acteurs humanitaires, qui se retrouvent associés à un grand dispositif stratégique et perçus comme le bras social d’une armée. Enfin, percevoir les besoins de développement à travers le prisme du militaire et de la lutte contre le terrorisme peut déboucher sur de grave contresens. Prenons l’exemple des écoles coraniques itinérantes et des almadjirai dans le Nord du Nigeria. Aujourd’hui, dans le Borno, plus d’enfants vont dans des écoles coraniques non gouvernementales, souvent itinérantes, que dans les écoles publiques, quasi inexistantes depuis la crise économique des années 1980. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut faire plus de développement, essayer d’intégrer les écoliers des écoles coraniques dans un cursus gouvernemental. Mais si vous modelez cette politique éducative à travers le prisme du militaire, vous risquez de stigmatiser les almadjirai et d’impliquer que ces gens-là sont nécessairement des terroristes. D’ailleurs, le discours fréquent au Nigeria aujourd’hui est de dire que les écoles coraniques sont l’école du terrorisme. Ce genre de paradigme nous mène droit dans le mur. La politique de développement économique qui en résulte risque de ne pas avoir l’assentiment des enseignants (les malam) et de stigmatiser tout le groupe. Il est nécessaire d’imaginer d’autres approches. Lassina Bamba, président de l’association Paix, culture et développement en Afrique Quelles sont les approches des différents acteurs de l’aide développement dans ces régions, et quelle est la place de la population et des organisations locales dans ce processus ? Par ailleurs, quel lien existe-t-il entre les États et les acteurs humanitaires ? Peut-on aider des gens sans tenir compte de la sociologie et de la culture locales ? Hélène Vidon En effet, les interventions de développement doivent s’appuyer sur les populations, les organisations de société civile locales et les gouvernements locaux. C’est prévu. Mais nous ne pouvons pas tout faire, compte tenu du faible niveau de développement des pays de la région. À ce stade, des services de l’État sont présents dans les zones touchées par le conflit, et ils sont de bonne volonté. Mais ils ont très peu de moyens. Un travail de longue haleine doit être mené pour rééquilibrer les ressources publiques, en lien avec les États centraux. Aujourd’hui, pour l’AFD et d’autres bailleurs, comme l’État reste peu présent dans la région du lac Tchad, l’idée est de travailler avec des ONG, notamment internationales, qui peuvent porter des projets de large ampleur en y associant des organisations et institutions locales. L’objectif est de renforcer la capacité des acteurs locaux et ainsi, à terme, de pouvoir partir. C’est ce que nous prévoyons de demander dans le cadre des interventions qui vont être menées dans la région. Participant ne se présentant pas Quelles sont les interactions entre les différents acteurs militaires et humanitaires sur le terrain ? Susanne Mallaun 15 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Susanne Mallaun Une coordination humanitaire doit se faire entre les quatre pays, pour répartir les tâches au mieux, puisque les moyens sont limités et les besoins importants. Elle est encore à améliorer, mais normalement il fonctionne selon un système de cluster, dont le lead est partagé entre les gouvernements, les Nations unies et les ONG. Il faut souligner que, même si une coordination est nécessaire avec les gouvernements – qui ont la responsabilité de couvrir les besoins de leur population –, l’action humanitaire est indépendante et reste dirigée uniquement par le principe humanitaire de base : répondre aux besoins des plus vulnérables. L’humanitaire ne peut être instrumentalisé. L’aide humanitaire diffère en cela de l’aide au développement. Consultant international Si j’ai bien compris, l’assèchement du lac Tchad libérerait des terres fertiles et serait formidable à terme ? Christian Seignobos Sur ce sujet, il est souvent question du projet interafricain Transaqua. Il s’agit d’un projet de canal, visant à transférer l’eau d’affluents du fleuve Congo vers le lac Tchad. C’est une folie d’initier des projets qui n’ont pas fait leurs preuves techniquement mais qui permettraient à certains gouvernements de s’enrichir. Je maintiens que si Boko Haram ne s’était pas invité sur le lac, les populations seraient très satisfaisantes de l’état de moyen lac et de petit lac Tchad. Hélène Vidon De plus, ce projet de canal aurait de terribles répercussions environnementales, qui ne sont pas encore évaluées aujourd’hui dans leur totalité. L’enjeu principal n’est pas de laisser le lac s’assécher pour continuer à profiter du marnage. C’est plutôt une question de gestion de la ressource. L’eau du lac est partagée entre quatre pays. La Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) est supposée chapeauter cela, avec la Charte de l’eau comme support. L’eau du lac a de multiples usages : élevage, culture agricole, pêche… Il s’agit de réguler son utilisation, pour éviter une augmentation excessive des prélèvements en eau, ou une contamination par les engrais et pesticides, avec des répercussions néfastes sur l’élevage et la pêche. Journaliste J’ai assisté à des sommets au sujet du lac Tchad avant que Boko Haram ne prenne une telle ampleur dans la région. Je suis étonnée d’entendre que l’assèchement du lac n’a aucune importance, car les organismes de développement qui participaient à ces sommets avaient présenté alors des études très détaillées sur le danger qu’il représentait. Hélène Vidon En fait, le lac ne s’assèche plus. Un travail complet a été réalisé par l’IRD et présenté à la COP21 pour démontrer que nous ne sommes plus dans une situation d’assèchement. Le lac connaît des variations cycliques. Alain Gervaise, géographe 16 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD À N’Djamena notamment, les prix ont considérablement augmenté depuis la fermeture de la frontière avec le Nigeria. Cela pèse énormément sur la population. Marc-Antoine Pérouse de Montclos La question de l’augmentation des prix à N’Djamena se pose aussi à Diffa. Il faudrait que les États se concertent pour créer des corridors, pour que la guerre contre Boko Haram n’affecte pas les populations civiles et que N’Djamena puisse commercer avec Maiduguri. Hélène Vidon J’ai lu dans la presse que les commerçants de bétail du Tchad essayaient de négocier avec l’armée tchadienne et avec le côté nigérian pour renvoyer du bétail sur Maiduguri. Apparemment, ils sont arrivés à un accord avec l’armée tchadienne, mais rien n’est encore fait côté nigérian. Cela requiert une coordination entre les États qui n’est pas simple. Susanne Mallaun Selon les chiffres actuels, le prix des produits de base a augmenté de 30 à 50 % à cause de la fermeture des routes commerciales, des mauvaises récoltes, de l’effet El Niño, des champs incultivables… Cela complique encore la situation des plus vulnérables et signifie que des gens qui ne l’étaient pas le deviennent. Notre responsabilité collective est de construire notre approche sur le lac Tchad, autour des personnes qui ont un grand besoin d’assistance. Christian Seignobos Dans leur revue Kaliao, de jeunes chercheurs de l’université de Maroua s’interrogent sur la dégradation de la situation économique de leur région. Pour ceux qui vivent là-bas, ce problème est central. Ils abordent notamment le problème sous l’angle de la circulation et font le lien entre Boko Haram et la moto chinoise. Les motos sont suspectes dans la région, elles sont soupçonnées d’être liées à Boko Haram et sont systématiquement arrêtées. Si le conducteur porte un sac de riz pour sa grande tante quelque part, peu importe, il est suspect, accusé d’alimenter Boko Haram embusqué plus loin. Le résultat est que l’on ne circule plus. Le développement économique remarquable qui aurait pu être initié grâce à la moto n’a pas pu se faire. Alain Gervaise Comment les combattants de Boko Haram s’approvisionnent-ils en armes ? Des armes semblent venir de Libye et du Nigeria… Marc-Antoine Pérouse de Montclos Les armes viennent du Nigeria. Il ne faut pas fantasmer sur le djihad global et sur les conséquences de la crise en Libye. Il y a effectivement beaucoup d’armes en circulation dans la région, certaines passent par le Tchad, mais fondamentalement, celles que l’on voit sur les vidéos de Boko Haram sont des armes prises sur l’armée nigériane qui ne combat pas. Même si elle combat un peu plus aujourd’hui, l’armée nigériane ne tient pas le territoire et combat peu car elle est très corrompue : les soldats sont peu armés, leurs soldes sont détournées… Et comme leurs soldes sont détournées, les officiers se méfient des hommes du rang et ne leur fournissent que peu de munitions. Dans certaines casernes, on m’a raconté qu’un soldat n’avait que 17 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD quatre balles dans son chargeur. Il en tire deux et puis il s’en va, il laisse tout. Boko Haram n’a qu’à se servir. Vous ne vendez pas des armes à des gens qui pillent pour se nourrir. Il y a beaucoup de fantasmes. Par exemple, des blogs camerounais reprochent à la France de vendre des armes à Boko Haram. Cela vient d’une histoire précise : après que le gourou de la secte a été exécuté par la police en 2009, le groupe est entré dans la clandestinité. Boko Haram ne pouvait plus lever de fonds à travers la mosquée et s’est donc criminalisé. L’organisation a commencé à se financer par des attaques de banques, sous prétexte qu’elles ne pratiquaient pas la charia. Elle a volé des 4x4 à Maiduguri, qu’elle a échangés au Tchad contre des armes. Qui fournit l’armée tchadienne en armes ? La France. Cela explique pourquoi des armes françaises ont été retrouvées dans certains camps de Boko Haram. Il faut bien voir les dynamiques locales. Membre du Comité de libération des prisonniers politiques La plupart des prisonniers que je défends viennent du Nord du Cameroun. Ces derniers temps, je crains que l’exploitation politique du phénomène Boko Haram ne devienne un problème de vie pour ces prisonniers. Le président de l’Assemblée nationale camerounaise a notamment asséné pendant des mois qu’il y avait un Boko Haram camerounais, en pointant du doigt des prisonniers politiques. Comment envisagez-vous la résolution de ce problème ? Christian Seignobos C’est une question difficile, je ne sais pas si je peux y répondre. Au Cameroun, le contentieux NordSud dure depuis longtemps, avec son lot de fantasmes. Les populations du Sud voient celles du Nord comme des « Haoussas », et les stigmatisent en les associant fréquemment à Boko Haram. Certains croient réellement à cette collusion avec Boko Haram, d’autres font semblant d’y croire. Participant ne se présentant pas Quelle est l’influence, au regard de la situation actuelle, de la conquête du Nord nigérian par Usman dan Fodio, qui a joué un rôle majeur dans l’islamisation de l’Est du Nigeria ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Effectivement, Usman dan Fodio est la grande référence de Boko Haram et de son fondateur, Mohamed Yusuf. J’ai écrit un article sur Sokoto et le Borno dans Afrique Contemporaine, si vous souhaitez en savoir plus. Participant ne se présentant pas De quelle manière le fait que le Nigeria soit un état fédéral, avec un Borno relativement indépendant, pèse-t-il sur la situation ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos La comparaison État fédéral/État centralisé est intéressante. Influencés par notre culture républicaine jacobine, on pourrait se dire que l’un est moins efficace que l’autre. En réalité, ce sont les pratiques politiques qui habitent les systèmes fédéraux ou centralisés qui leur donnent de l’efficacité ou non. Par exemple, avant d’être défait en 2015, le président Goodluck Jonathan était en désaccord complet avec le gouverneur du Borno. Quand le gouverneur du Borno disait : « Il faut aller à droite », 18 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Goodluck Jonathan disait : « Il faut aller à gauche ». Dans ce contexte, la lutte contre Boko Haram était impossible. À l’inverse, au Cameroun centralisé, tout le monde attend la parole du chef qui ne vient pas, on est dans un complet immobilisme. Le préfet est dessaisi, il attend la parole de Yaoundé qui n’arrive pas et ne prend aucune initiative. Ici, l’État centralisé n’est pas plus efficace, car ce sont les acteurs locaux qui connaissent le mieux la situation mais ils ne peuvent pas intervenir. Dans le Borno, la situation s’améliore de ce point de vue, car l’actuel gouverneur est totalement en phase avec le président Buhari, élu en 2015. Les couacs sont moins nombreux à cette échelle, mais on en retrouve au sein du Borno. Ainsi, lors des élections partielles de l’an dernier au Borno, l’un des trois sénateurs élus a affirmé qu’il était faux de considérer Boko Haram comme techniquement défait et, aussitôt, le gouverneur du Borno l’a fait taire. Depuis, on ne l’entend plus. Souvent, des informations qui remontent localement démentent la version défendue par le gouvernement central, mais ce différent tient plus aux pratiques politiques et au pluralisme nigérians qu’à l’organisation fédérale. Le Nigeria n’est pas une dictature : la presse est libre, l’opposition a gagné les élections en 2015… Les voix sont parfois discordantes entre elles. Le gouvernement central ne contrôle pas tout ce qui se dit dans la presse, surtout sur Boko Haram. Participant ne se présentant pas L’administration française a déclaré que toute la zone était « rouge », et les déplacements y sont très difficiles. L’AFD peut-elle continuer ses projets et envisage-t-elle d’en mettre en œuvre de nouveaux ? Hélène Vidon L’AFD rencontre effectivement certaines contraintes sur le terrain, mais l’idée est toujours de mener des projets sur ces zones. Nous préparons un important projet régional, ciblant les quatre pays riverains du lac. Il sera accompagné par d’autres projets – nouveaux ou déjà en cours – et, à moyen terme, de projets d’investissement plus structurants pour accompagner le développement économique et encourager une meilleure répartition des ressources entre les différentes régions des pays impliqués. Globalement, malgré les difficultés d’accès dans certaines régions, nous sommes allés à Bol, à Diffa. Aller à Maroua reste possible également. Nous sommes parfois contraints d’être escortés. Ce n’est pas toujours la meilleure manière de dialoguer avec les populations sur le terrain, mais nous avons la ferme volonté d’y travailler et de trouver le meilleur moyen de le faire. Participant ne se présentant pas Existe-t-il des possibilités de négociations avec Boko Haram, notamment en ce qui concerne l’accès des acteurs humanitaires aux populations ? Susanne Mallaun La Commission européenne ne négocie pas avec Boko Haram. Christian Seignobos À un moment, le président Buhari a pensé pouvoir traiter avec Boko Haram à travers les religieux. Mais comme la chaîne de commandement de l’organisation n’est pas connue, il ne savait pas à qui s’adresser. Nous ne savons toujours pas. Les émirs sont fluctuants et il n’existe pas de Boko Haram modéré. 19 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD Participant ne se présentant pas Comment se passe la coordination entre les pays de la zone ? Tout le monde sait notamment que Buhari a participé au coup d’état de 1984 contre Paul Biya au Cameroun. Cela reste-t-il en filigrane ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Dernièrement, le président Biya s’est rendu deux fois à Abuja en une semaine, sans doute plus qu’en trente ans. Le Nigeria et le Cameroun sont en train de se rabibocher, c’est l’un des effets positifs de la coalition. Sur la coordination, en revanche, je reste sceptique. D’importantes échéances présidentielles ont eu lieu récemment au Niger et au Tchad. Les forces de la coalition ont été davantage redéployées en fonction de cet agenda. Le Tchad, qui était présent dans le Nord du Cameroun, s’est retiré, entre autres parce qu’il reprochait au Nigeria de ne pas le laisser entrer sur son territoire et de ne pas prendre le relai quand l’armée tchadienne reprenait des villes comme Dikwa. Cela a fatigué les Tchadiens, qui se sont recentrés sur leur échéance présidentielle. Le Niger dispose d’une armée relativement petite – même si ses effectifs ont augmenté de 50 % ces trois dernières années – et rencontre d’autres problèmes au Nord avec le Mali, la Libye… Boko Harama n’est pas leur plus grande menace. En termes de coordination sur le plan militaire, je n’ai pas observé d’amélioration, mais peut-être pourrait-on discuter des indicateurs. Participant ne se présentant pas Comment fonctionne le financement des opérations par l’Union africaine ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Nous parlons ici d’une des rares opérations militaires « panafricaines ». Officiellement, cinq pays sont impliqués : le Tchad, le Nigeria, le Niger, le Cameroun et le Bénin, mais ce dernier n’a pas de troupes. Les problèmes institutionnels sont nombreux, car d’un côté le Niger et le Nigeria sont rattachés à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’autre, le Cameroun et le Tchad sont membres de la Communauté économique et monétaire des États de l’Afrique centrale (CEMAC). Il fallait donc trouver une coquille vide permettant à tout le monde de se parler, et la CBLT a été choisie. Cela tombait bien, car la Commission était censée gérer les eaux du lac, mais ne faisait plus rien : cela lui donnait une nouvelle raison d’exister. Son mandat a été réorienté vers la lutte contre le terrorisme. Je ne sais pas comment les deux mandats – gestion de l’eau d’un côté et terrorisme de l’autre – vont être gérés, si l’un va l’emporter sur l’autre. L’autre difficulté est que l’opération est essentiellement financée par les États de la zone et très peu par la communauté internationale. Les États-Unis étaient notamment réticents du temps de Goodluck Jonathan, parce que l’armée reculait devant Boko Haram et que les armes livrées finissaient dans les rangs des terroristes. La corruption était si importante et la maintenance des matériels si faible – illustrée par plusieurs crashs d’hélicoptères – que les États-Unis avaient décidé de se retirer du jeu. Aujourd’hui, la communauté internationale a une meilleure impression de Muhammadu Buhari. Le Royaume-Uni et les États-Unis reprennent donc une coopération militaire, mais à un niveau toujours assez faible. Les milieux informés en Europe et aux États-Unis savent aujourd’hui que Boko Haram ne représente pas une menace terroriste globale ni une atteinte à notre sûreté nationale. Il n’est donc pas question d’engager des hommes sur le terrain. En dehors de quelques appuis individuels au Cameroun ou dans le Borno, ni de fournir un véritable appui financier. Enfin, cela bloque aussi pour des raisons de souveraineté. Le Nigeria serait prêt à recevoir des fonds internationaux, mais voudrait pouvoir en faire ce qu’il veut. L’Union européenne refuse ce 20 Conférence idées pour le développement : « Face à Boko Haram, comment agir dans le bassin du lac Tchad ? » mercredi 22 juin 2016 à l’AFD fonctionnement, au motif que l’armée nigériane a commis des crimes de sang auxquels elle ne veut pas risquer d’être mêlée. Sur le plan institutionnel, enfin, le Nigeria ne veut pas que l’Union africaine prenne les commandes. Or l’Union européenne ne peut négocier pair à pair qu’avec son homologue, l’Union africaine. Tant que le Nigeria n’admet pas que cette opération militaire soit commandée par l’Union africaine – et jamais Buhari le nationaliste ne l’acceptera – il n’y aura pas de financements européens conséquents. 21