Fiche synthèse Autrui

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Fiche synthèse Autrui
Autrui
Autrui désigne l’autre comme être conscient, comme personne (≠ chose). Autrui est un être à la fois
différent et semblable à moi, c’est un alter ego (c'est-à-dire un autre "je"). Les problèmes
philosophiques concernant autrui se situent dans cette tension entre l’altérité et l’identité, le fait
qu’il existe un autre moi qui ne soit pas moi. [Il faut donc distinguer le concept d’autrui et la notion
d’autre. Tout ce qui est extérieur à ma personne (ce crayon dans ma main, cet arbre devant moi) est
autre que moi. Mais autrui n’est pas seulement autre, il est aussi un alter ego.]
I. L’homme n’est-il pas fondamentalement seul ?
Le problème du solipsisme (de sole, seul et ipse, soi-même). Le solipsisme, c’est l’affirmation de
la solitude radicale et indépassable du moi : nous ne pouvons être certains de l’existence des autres,
les autres n’étant que des modifications de ma perception du monde. Le solipsisme est une doctrine
niant qu’un accès à la réalité d’autrui soit possible. La théorie de la connaissance essaie de répondre
à la question : et s’il n’y avait rien au-delà de mes sensations ? Rien ne me prouve que la réalité
existe indépendamment de ma perception.
Cf. nous n’avons pas accès à l’intériorité du personne (cf. texte de Thomas Nagel, cours sur la Matière
et l’esprit) et le moi est insaisissable (texte de Pascal sur l’amour, cours sur la conscience). Alors que
nous avons la certitude immédiate de notre existence (cf. « je pense donc je suis » de Descartes,
cours sur la conscience), la certitude de l’existence du monde et d’autrui est plus indirecte. 1
Cependant le sentiment de solitude contredit le solipsisme L’idée même du solipsisme est
contradictoire, car la solitude présuppose la présence de l’autre. Pour ressentir la solitude, il faut
déjà avoir le sens de l’autre. La solitude prouve l’existence d’autrui. « L’autre ne peut faire défaut
qu’à et pour un être-avec-autrui. Être seul est un mode déficient de l’être-avec-autrui, sa possibilité
est la preuve de cet être-avec-autrui. » (Heidegger, Être et temps.)
Être-avec-autrui : expression de Heidegger pour qualifier la condition humaine : « Le monde auquel
je suis est toujours un monde que je partage avec d’autres. » (Heidegger, Être et temps.) En
opposition au solipsisme, nous pouvons dire que la solitude n’est pas la possibilité d’être sans
l’autre, mais une altération de mon rapport à l’autre : elle est moins une privation qu’une
complication de ce rapport. Par exemple, un étranger perdu dans une foule, un prisonnier entouré
de tortionnaires, peuvent se sentir seuls, tandis que qu’un autre isolé mais entouré de livres se
sentira en compagnie. Ma vie entière est traversée par la dimension d’autrui. Dès que je parle, par
exemple, je m’exprime dans une langue héritée, appartenant à une communauté.
Autrui comme condition de ma pensée. Selon la psychanalyse, le nourrisson prend conscience
de son existence en prenant conscience de l’altérité du monde : celui-ci ne se plie pas à mes désirs.
La frustration serait un moment important dans la prise de conscience de soi : découvrir le moi, c’est
découvrir les limites du moi et l’existence du non-moi. Le nourrisson prend donc conjointement
conscience de sa propre existence et de celle de sa mère comme être indépendant. Pour dire « je », il
faut être capable de dire « tu ». Dès lors, la fragilité de notre identité serait originaire : je me
construis dans le rapport à l’autre, je me définis par ce que je ne suis pas. Martin Buber distinguait
deux types de relation : le « Je-Cela » qualifie le type de rapport que l’homme entretient avec les
choses ; le « Je-Tu », la véritable rencontre avec autrui, permet l’émergence réelle d’un « je » par et
dans la relation à autrui. L’homme se forme et se situe essentiellement dans cette relation « Je-Tu ».
Autrui est présupposé dans la recherche de la vérité. Rechercher l’objectivité, c’est chercher
l’accord des esprits. Une vérité mathématique, par exemple, est valable pour tous les esprits doués
de raison et renvoie à des raisonnements que chacun peut effectuer. (C’est pourquoi Descartes
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Descartes entend établir la certitude de l’existence du monde sur la preuve de l’existence de Dieu et de sa
bonté, dans les Méditations Métaphysiques. Si Dieu existe, il doit être bon car tout puissant, il ne peut donc pas
chercher à nous tromper et le monde existe. Mais cette certitude est postérieure dans la réflexion à celle de
l’existence de soi.
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Autrui
commençait le Discours de la Méthode par supposer que « le bon sens est la chose du monde la
mieux partagée ».) D’une manière similaire, celui qui affirme la beauté d’un objet, attend
l’assentiment d’autrui : son jugement prétend à l’universalité.
II.
Quel rôle joue autrui dans la constitution de ma propre personnalité ? (Cf.
échanges)
« L’homme est par nature un être sociable » dit Aristote dans La Politique, car l’homme est par
nature un être doué de logos, c’est-à-dire de parole et de raison. L’homme ne devient pleinement un
homme que dans une société, en échangeant avec les autres hommes. D’ailleurs, comme le dit
Aristote dans l’Ethique de Nicomaque : « Nul ne voudrait vivre sans amis, même étant comblé
de tous les autres biens ». Les relations humaines ne sont pas toujours créées dans un but
utilitaire, mais parfois seulement pour le plaisir de créer du lien social, des amitiés.
Le jugement d’autrui. Le regard d’autrui peut m’enfermer dans le jugement : « tu es ceci ou
cela… » D’un certain côté, par ce jugement, autrui me prive de ma liberté. Je ne suis plus qui je veux,
je deviens un objet pour le regard d’autrui. « L’enfer, c’est les autres. » fait dire Sartre l’un de ses
personnages, dans sa pièce Huis-clos. Sartre ne veut pas dire que ce sont les autres qui sont
responsables de nos malheurs : au contraire, nous n’avons pas à accuser autrui de ce que nous
vivons, selon Sartre, car nous sommes libres de nos choix, responsable de ce que l’on devient. C’est
par mauvaise foi, que nous cherchons à fuir l’angoisse de la liberté et à reporter la responsabilité sur
les autres ou sur les circonstances. Alors pourquoi les autres sont-ils l’enfer ? Parce que c’est le
regard d’autrui qui nous juge : il nous renvoie à notre responsabilité.
Autrui me permet de mieux me connaître. D’un côté, le jugement d’autrui me fige dans un
comportement, et par là autrui me prive de ma liberté en me jugeant ; d’un autre, ce jugement me
permet de me voir comme un objet et me renvoie à ma responsabilité, il peut être l’occasion d’une
transformation si je ne m’identifie pas définitivement à ce jugement.
« Considérons par exemple la honte […] J'ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une
relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, […]
quels que soient les résultats que l'on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la
honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste
maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le
réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête ; quelqu'un était là et m'a
vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte. […] Autrui est le médiateur
indispensable entre moi et moi-même: j'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et par
l'apparition même d'autrui, je suis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme un objet,
car c'est comme objet que j'apparais à autrui. […] La honte est par nature reconnaissance. Je
reconnais que je suis comme autrui me voit. » Sartre, L'être et le néant (1943)
Désir mimétique : selon René Girard, le désir d’un autre pour un objet éveille en moi le désir de ce
même objet. C’est ainsi qu’un enfant commence à s’intéresser passionnément à un jouet dès qu’un
autre enfant y porte attention. L’amour même ne commencerait qu’avec la jalousie : j’aime celle
qu’un autre aime. C’est pourquoi le désir est triangulaire. Mon rapport à l’autre est lui-même
triangulaire. Autrui est donc un tiers : il n’est pas seulement celui qui s’oppose à moi (Je-Tu), mais il
est aussi celui qui s’interpose, comme entremetteur ou comme obstacle, dans ma relation à l’autre.
Dans toute relation avec un autre serait présupposé un troisième : dans un couple, nous nous
comportons en prenant en compte ce tiers.
Autrui est un rival. Du fait de sa proximité avec moi, de nos objectifs en commun, autrui n’est pas
seulement une menace, c’est un rival (seul un être semblable et différent peut être considéré
comme un rival).
Reconnaissance de mon humanité. Hegel remarque que toute conscience aspire à être reconnue
par une autre conscience en tant que conscience. Dans le passage de la Phénoménologie de l’esprit
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Autrui
appelé « la dialectique du maître et de l’esclave », Hegel montre que cette recherche de
reconnaissance peut se faire en montrant sa capacité à risquer sa vie : si je suis capable de risquer ma
vie (pour mon honneur, ma dignité), je montre que je ne suis pas un simple animal, répondant
seulement à des besoins biologiques, mais un homme capable de surmonter sa peur biologique.
Seule autrui pourrait me reconnaître dans mon humanité, comme son semblable.
Les luttes pour la reconnaissance. Axel Honneth, dans La lutte pour la reconnaissance distingue
trois formes de reconnaissance : 1) La reconnaissance affective (-> permet le développement de la
confiance en soi) : elle joue un rôle primordial dans le développement psychique de l’enfant sous la
forme de l’amour filial, chez l’adulte sous la double forme de l’amitié et de l’amour. C’est de cette
affection que dépend la constitution d’une image positive de soi. 2) La reconnaissance morale et
juridique (-> dignité). Le droit joue un double rôle dans la reconnaissance de la dignité humaine :
l’individu est reconnu comme un être autonome (droit de vote, etc.) ; les autres sont alors contraints
de respecter notre dignité dans leurs actes et dans leurs paroles. 3) La reconnaissance sociale (->
estime de soi) : les sujets éprouvent le besoin de voir reconnaître la valeur de leur contribution, de
leur travail par la société pour la société. Même s’il n’y a pas de misère de condition, il peut y avoir
une misère de position.
III. Quels rapports entretenir avec autrui ? (cf. morale et devoir)
« L’homme est un loup pour l’homme » disait Hobbes dans le Léviathan. L’homme, selon
Hobbes, n’est donc pas sociable par nature, au contraire les hommes se craignent entre eux, c’est par
intérêt qu’ils vivent ensemble. C’est pour sortir de « l’état de guerre de chacun contre chacun » dans
"l’état de nature", selon Hobbes, que nous avons fondé la société avec des lois nous protégeant.
Expérience de décentrement. Selon Sartre, c’est l’expérience du regard qui constitue le
fondement de l’expérience d’autrui. Autrui me dévoile que je ne suis pas le centre du monde, car
les choses sont aussi organisées autour de son regard. De ce fait, il me « vole mon monde ». Son
regard me dépossède de moi-même car il me constitue en objet parmi les objets du monde. Autrui
devient par là même une pleine subjectivité dans la mesure où il n’y a d’objet que pour un sujet.
Respecter autrui comme fin en soi. Considérer autrui comme un rival, c’est le considérer en
fonction de mes buts. Or l’autre existe pour lui-même : cette prise de conscience est au fondement
de la morale. Expérience de l’autre est une expérience de décentrement. C’est l’autre qui éveille en
moi le sens de la responsabilité morale : je ne suis pas une machine cherchant à réaliser mes désirs,
je me pose la question de la légitimité de ces désirs par rapport à ceux d’autrui.
Personne : Autrui est qualifié de personne en tant qu’on reconnait qu’il possède une valeur
intrinsèque qui empêche qu’on le réduise au statut de chose (cf. respect). Le réduire au statut de
chose, c’est le traiter seulement comme un moyen, en vue d’une utilité. Kant affirme que tout être
humain porte une dignité qui fait qu’il n’a pas de prix. Cette dignité, il faut non seulement la
respecter en l’autre mais aussi en soi. Se respecter, c’est respecter ce qu’il y a de noble et de digne
en l’homme, la loi morale : un homme qui s’abaisse à devenir méchant, malhonnête ne se respecte
pas lui-même. Il y a dans l’homme une valeur qui le dépasse. Respecter l’autre, c’est le traiter comme
une fin et non seulement comme un moyen. C’est l’une des formulations de l’impératif catégorique
(c’est-à-dire de notre devoir inconditionnel) : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité
aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps
comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Il s’agit en définitive de se
demander à chaque fois que je demande un service à quelqu’un, si je lui permets concrètement de
s’accomplir comme personne digne à travers le service que je lui demande.
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Autrui
Respecter autrui dans sa différence. Dois-je respecter autrui parce qu’il est mon semblable (un
alter ego) ou précisément en tant qu’il est différent et unique ? Nous sommes toujours l’étranger
d’un autre.2
Contradictions de l’amour : je désire l’autre, affirme Sartre, comme un objet de consommation,
mais je veux en même temps qu’elle s’offre librement. A la fois nous désirons que l’autre se plie à
nos désirs, à la fois nous désirons qu’il affirme son existence comme indépendante de nos désirs.
« (…) celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. Il ne tient pas à devenir
l’objet d’une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme et si on veut
l’humilier, il suffit de lui représenter la passion de l’aimé comme le résultat d’un déterminisme
psychologique : l’amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. Si Tristan et Iseut sont
affolés par un philtre, ils intéressent moins ; et il arrive qu’un asservissement total de l’être aimé tue
l’amour de l’amant. Le but est dépassé : l’amant se retrouve seul si l’aimé s’est transformé en
automate. Ainsi l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose. Il réclame
un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
Mais, d’autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu’est
l’engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d’un amour qui se donnerait comme pure
fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s’entendre dire : « je vous aime parce que je me suis
engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même » ? Ainsi
l’amant demande le serment et s’irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que
cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l’autre se détermine
elle-même à devenir amour – et cela non point seulement au commencement de l’aventure mais à
chaque instant- et à la fois que cette liberté soit captivée par elle-même, qu’elle se retourne sur ellemême, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit
être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n’est pas le déterminisme passionnel
que nous désirons chez autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte : mais c’est une liberté
passionnelle qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. » Sartre, L’être et le néant
(1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, p.407.
IV. Comment est-ce que je connais autrui ?
Cf. cours sur l’interprétation (expliquer/comprendre) et la Matière et l’esprit.
Le raisonnement par analogie. Dans ses Méditations Métaphysiques, Descartes ne veut
reconnaître comme vrai que ce dont il ne peut absolument pas douter. C’est ainsi qu’il met en cause
l’existence du monde extérieur (argument du rêve et du malin génie). La seule vérité indubitable est :
« je pense donc je suis ». Ce que je connais le mieux et avec le plus de certitude, c’est ma propre
pensée. J’ai une connaissance immédiate de moi-même, tandis que je n’ai qu’une connaissance
médiate, indirecte d’autrui. La connaissance d’autrui, selon Descartes, se fait donc par une analogie,
un raisonnement, à partir de la connaissance première que j’ai de moi-même.
La perception immédiate. Mais a-t-on vraiment besoin de réfléchir pour percevoir autrui comme
une autre conscience ? Selon Merleau-Ponty, nous percevons immédiatement autrui comme
comportement, car son corps est expressif. Percevoir un visage, c’est déjà percevoir une âme.
Sympathie : (du grec sumpatheia, éprouver avec). Dans le langage courant, désigne une disposition
bienveillante à l’égard d’autrui. La sympathie peut aussi désigner la faculté d’éprouver, de partager
ce qu’il ressent. Dans ce sens, on parle aussi d’ empathie (du grec ancien εν, à l'intérieur et πάθoς,
ce qu'on éprouve) pour désigner la capacité de comprendre quelqu’un de l’intérieur, en éprouvant ce
qu’il éprouve.
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C’est ce qu’affirme la Bible : « Si un étranger vient habiter avec toi dans votre pays, ne le vexez pas. Il sera
pour vous comme un indigène, l’étranger qui vient séjourner avec vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car
vous avez été étrangers en terre d’Egypte, je suis le Seigneur ton Dieu. » (La Bible, Lévitique, XIX, 33-34)
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