L`Œil de Baudelaire par Jérôme Farigoule

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L`Œil de Baudelaire par Jérôme Farigoule
L’Œil de Baudelaire par Jérôme Farigoule
En 1968, le Petit Palais présentait l’exposition Charles Baudelaire (Paris, 1821 – Paris, 1867) commémorant le centenaire de la mort du poète ;
désormais Baudelaire n’était plus seulement l’homme des Fleurs du Mal mais le créateur d’une œuvre plus vaste, en prise permanente avec la
création de son temps, littéraire, musicale et artistique. Charles Baudelaire entre dans le monde des lettres entre 1845 et 1846 par des ouvrages de
critique d’art - le Salon de 1845 est le premier écrit signé de son nom et publié sous forme de livre. A ce premier essai s’ajouteront plaquettes, articles
publiés dans la presse et essais critiques qui, du Salon de 1846 à L’Œuvre et la vie de Delacroix (1863) témoignent du rôle prédominant que son œil
a pu jouer dans la formation de son regard et de son univers esthétique.
Etienne Carjat Paris, 1828 – Paris, 1906 Baudelaire avec estampe, 1863 Photographie, portrait-carte Paris, Bnf le caricaturiste-photographe Carjat
conçoit en 1863 un « Baudelaire aux images » méditatif dont le regard inspiré traverse le spectateur pour se porter au loin.
Il s’inscrivait ainsi dans une tradition initiée par Denis Diderot près d’un siècle plus tôt. En 1759, Grimm sollicitait le philosophe pour lui fournir le
compte-rendu des expositions biennales de peinture organisées par l’Académie royale. Si le philosophe initiait ainsi un exercice inédit, il devient au
XIXe siècle un genre littéraire à part entière auquel s’adonnent journalistes et littérateurs, de Thiers à Musset ou Gautier ; il occupe les colonnes de
journaux et offre une revue des tendances et des nouveautés de l’école française ainsi que les repères du bon goût aux amateurs. Pour Baudelaire,
sans doute l’engagement est autre car il sera le seul parmi ses contemporains à imbriquer aussi étroitement son propre regard sur l’art de son temps
à son ambition poétique. La séquence que couvre le poète, de 1845 à 1863 voit les derniers feux du romantisme, l’apogée du réalisme de Courbet,
l’éclosion d’une génération montante et les débuts d’Édouard Manet alors que Delacroix et Ingres sont devenus des phares, chacun à une extrémité
de l’axe de la création du XIXe siècle. A ces figures tutélaires, Baudelaire adjoint dans ses écrits d’autres peintres, dans des genres et des styles
extrêmement variés, comme Octave Tassaert, William Haussoullier, George Catlin, Antoine Chazal ou Constantin Guys. Ces oeuvres reflètent
l’éclectisme de la production de l’époque en une vision originale de l’art son temps : les caricaturistes et avant tous Daumier, promus au rang de grand
peintre, sont l’expression la plus accomplie du présent alors que les qualités de « naïveté », « sincérité » et imagination, caractérisent la sensualité
artistique qu’il développe dans le musée de l’amour.
LES PHARES
Les débuts littéraires de Baudelaire, dans les années 1840, sont ceux d’un critique d’art (à l’instar de Diderot et de Stendhal), d’un traducteur de Poe
(auteur alors inconnu) et d’un poète (qui garde ses vers dans ses cartons). Le Romantisme flamboyant de Victor Hugo et de la première génération
romantique est mort. Mais Baudelaire ne veut pas d’un retour au Classicisme. À travers son poème Les Phares, il demande à ses modèles
(Rembrandt, Brueghel, Goya, Delacroix) de le guider vers un nouveau Romantisme, moderne et contemporain.
Émile Deroy (Paris, 1820 –1846) Portrait de Baudelaire 1844 Tableau refusé au Salon de 1846 Huile sur toile Versailles, MN des châteaux
Le portrait de Baudelaire fut peint en 1844, selon les informations transmises par Nadar. Théophile Gautier a fait remarquer que Baudelaire avait
l’habitude d’appuyer, en parlant, son index contre sa temple ».
Rendant compte - dans ses Salons de 1845, 1846, 1855 et 1859 - des expositions annuelles de peinture organisées par l’Académie des Beaux-Arts
(réunissant des centaines œuvres), il cherche l’artiste apte à saisir « le vent qui soufflera demain ». Car « la grande tradition » de Delacroix s’est
perdue, et « la nouvelle n’est pas faite ». Il publie dans la presse, divers articles
Charles Baudelaire Mystères galants des théâtres de Paris Paris, Cazel 1844 Paris, Bnf, bibliothèque de l’Arsenal
Charles Baudelaire Salon de 1845 Paris, Jules Labitte 1845 Collection Jean Bonna
L'exposition des Beaux- Arts. Vue du grand Salon Carré au Louvre « Le Monde illustré », 27 juin 1863 Château de Compiègne
Méprisant la peinture officielle d’un Horace Vernet, la peinture « triste » d’un Ary Scheffer, les compositions pédantesques des élèves d’Ingres, il
définit « l’art moderne » comme « intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini ». Il apprécie les audaces de Decamps et de Catlin et célèbre «la
couleur d’une crudité terrible » de William Haussoulier. Mais sa référence restera Delacroix, « le chef de l’école moderne », peintre « universel »,
aussi à l’aise dans les « tableaux d’histoire plein de grandeur » que dans les « tableaux de genre pleins d’intimité » et, seul « dans notre siècle
incrédule », dans les « tableaux de religion ».
Eugène Delacroix (Charenton-Sainte-Maurice, 1798 – Paris, 1863) Madeleine dans le désert Salon 1845, (n° 435) H/T Paris, MN Eugène Delacroix
« Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer ce que l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête. Elle est peinte
presque par hachures comme beaucoup de peintures de M. Delacroix. C’est une tête de femme renversée dans un cadre très étroit. À droite dans le
haut, un petit bout de ciel ou de rocher – quelque chose de bleu ; – les yeux de la Madeleine sont fermés, la bouche est molle et languissante, les
cheveux épars. Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer ce que l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse et romantique dans cette simple tête.
Elle est peinte presque par hachures comme beaucoup de peintures de M. Delacroix ; les tons, loin d’être éclatants ou intenses, sont très doux et très
modérés ; l’aspect est presque gris, mais d’une harmonie parfaite ». Ce tableau nous démontre une vérité soupçonnée depuis longtemps et plus
claire encore dans un autre tableau dont nous parlerons tout à l’heure ; c’est que M. Delacroix est plus fort que jamais, et dans une voie de progrès
sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » (Charlotte Manzini, Les premiers Salons de Baudelaire, 1er tome, Salon
de 1845, chap. II, p.20 « Tableaux d’histoire »)
George Catlin (Pennsylvania, 1796 – Jersey City, 1872) Portrait de Shon-ta-ye-ga (Petit Loup) et Portrait de Mu-ho-she-kaw (Nuage blanc), chef des
Ioways du Haut-Missouri Vers 1846 Paris, musée du quai Branly Salon 1845 : « M. Catlin a supérieurement rendu le caractère fier et libre, et
l’expression noble de ces braves gens ; la construction de leur tête est parfaitement bien comprise ». « Par leurs belles attitudes et l’aisance de leurs
mouvements, ces sauvages font comprendre la sculpture antique ».
Antoine Chazal (Paris, 1793 – Paris, 1854) Le Yucca gloriosa fleuri en 1844 dans le parc de Neuilly Salon 1845, (n° 311) h/t / Paris, musée du Louvre
Baudelaire achève l’examen des peintures du Salon de 1845 par l’éloge du Yucca gloriosa d’Antoine Chazal qui, à ses yeux, a le mérite d’être « fait
avec une profonde naïveté » et qui « est très bien, non parce que tout y est et que l’on peut compter les feuilles, mais parce qu’il rend en même temps
le caractère général de la nature – parce qu’il exprime bien l’aspect vert cru d’un parc au bord de la Seine et de notre soleil froid ».
Jean Baptiste Camille Corot (Paris, 1796 – Paris, 1875) Homère et les bergers Salon de 1845, n° 364 Saint-Lô, musée des Beaux-Arts « À la tête de
l’école moderne du paysage, se place M. Corot. En effet, ce sont la naïveté et l’originalité qui constituent le mérite de M. Corot. — Evidemment cet
artiste aime sincèrement la nature, et sait la regarder avec autant d’intelligence que d’amour. Ensuite — qu’il y a une grande différence entre un
morceau fait et un morceau fini — qu’en général ce qui est fait n’est pas fini, et qu’une chose très-finie peut n’être pas faite du tout »
Guillaume, dit William Haussoullier (Paris, 1818 – Paris, 1891) Fontaine de Jouvence Salon de 1845, no 818 Anc coll G Reynolds « Cette peinture a,
selon nous, une qualité très-importante, dans un musée surtout — elle est très-voyante. — Il n’y a pas moyen de ne pas la voir. La couleur est d’une
crudité terrible, impitoyable, téméraire même, si l’auteur était un homme moins fort ; mais… elle est distinguée, mérite si couru par MM. de l’école
d’Ingres.
Alexandre Laemlein (Hohenfeld, 1813 – Pontlevoy, 1871) La Charité 1845 Salon de 1845, n° 1040 Caen, mba « Certainement, M. Laemlein a le
sentiment de la bonne couleur ; mais il y a dans ce tableau un grand défaut, c’est que le petit Chinois est si joli, et sa robe d’un effet si agréable qu’il
occupe presque uniquement l’œil du spectateur ».
Auguste Barthélemy Glaize (Montpellier, 1807 – Paris, 1893) Le Sang de Vénus 1845 Salon de 1846, n° 787 Montpellier, m Fabre « M. GLAIZE croit
qu’on devient coloriste par le choix exclusif de certains tons. Les commis étalagistes et les habilleurs de théâtre ont aussi le goût des tons riches ;
mais cela ne fait pas le goût de l’harmonie ».
Ary Scheffer (1795-1858) Saint Augustin et sainte Monique Réplique autographe du tableau présenté au Salon de 1845 Paris, m de la Vie romantique
« E M. ARY SCHEFFER ET DES SINGES DU SENTIMENT Un exemple désastreux de cette méthode, si l’on peut appeler ainsi l’absence de méthode,
est M. Ary Scheffer »
LE MUSÉE DE L’AMOUR
Inspiré par l’art très suggestif de Nicolas Tassaert (Paris, 1800 – Paris, 1874), Baudelaire imagine, dans le Salon de 1846, ce que pourrait être «un
musée de l’amour, où tout aurait sa place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu’au débauches sérieuses des siècles ennuyés».
Projet qu’il réalise sur le plan poétique dans Les Fleurs du Mal.
Ingres : Jean Auguste Dominique Ingres (Montauban, 1780 – Paris, 1867) La Grande Odalisque (tête) 814 Grenoble, musée de Grenoble « Une des
choses, selon nous, qui distingue surtout le talent de M. Ingres, est l’amour de la femme. Son libertinage est sérieux et plein de conviction. M. Ingres
n’est jamais si heureux ni si puissant que lorsque son génie se trouve aux prises avec les appas d’une jeune beauté. Les muscles, les plis de la chair,
les ombres des fossettes, les ondulations montueuses de la peau, rien n’y manque ».
Lorenzo Bartolini (Vernio Prato), 1777 – Florence, 1850) La Nymphe au scorpion Vers 1843 Salon de 1845, n° 2038 Paris, musée du Louvre « Mais
cette fois il nous a été réellement impossible de refuser notre admiration à l’artiste étranger (…) or c’est justement à cause des qualités un peu mises
en oubli chez les nôtres, à savoir : le goût, la noblesse, la grâce — que nous regardons l’œuvre de M. Bartolini comme le morceau capital du salon
de sculpture.
Octave Tassaert La Sainte Vierge allaitant l’Enfant Jésus Salon de 1845, n° 1565 Brest, mba « Un petit tableau de religion presque galante. — La
Vierge allaite l’enfant Jésus — sous une couronne de fleurs et de petits amours. L’année passée nous avions déjà remarqué M. Tassaert. Il y a là
une bonne couleur, modérément gaie, unie à beaucoup de goût. »
Octave Tassaert La Nymphe couchée Huile sur toile Lyon, mba Il est en 1846, le peintre qui fournira à Baudelaire le prétexte du cinquième chapitre
de son Salon intitulé « Des sujets amoureux et de M. Tassaert » (Salon de 1846, chap. V, « Des sujets amoureux et de M. Tassaert ».)
Paris, 1800 – Paris, 1874 Ne fais donc pas la cruelle. Les amans et les époux dans le recueil Scènes galantes 1830 Paris, Bnf ce genre d’image
érotique fait pour Baudelaire partie de son musée. « La jeune femme veut relever les jupes de son amant. — Cette page luxurieuse serait, dans le
musée idéal dont je parlais, compensée par bien d’autres où l’amour n’apparaîtrait que sous sa forme la plus délicate. »
Émile Deroy La Mendiante rousse Vers 1843 Paris, musée du Louvre Baudelaire et Deroy fréquente cette jeune prostituée, muse des deux artistes.
Deux femmes semblent figurer dans la vie du poète et dans Les Fleurs du Mal ces extrêmes : Jeanne Duval, la « Vénus noire », souvent chantée,
mais aussi portraiturée par Baudelaire, et Madame Sabatier, la « Vénus blanche » (se faisant appeler Apollonie, ou la présidente), à laquelle il a
destiné Réversibilité ou Confession, et dont Clésinger nous restitue l’éclatante beauté. Édouard Manet (Paris, 1832 – Paris, 1883) Étude pour La
Maîtresse de Baudelaire couchée 1862 Brême, Kunsthalle
Charles Baudelaire Quaerens cum devoret, 1865 ? Paris, musée d’Orsay Baudelaire rencontra Jeanne Duval au printemps de 1842. Leur liaison,
sera pleine de brouilles et de raccommodements. Ni ses origines, ni sa date de naissance ou de mort ne sont certaines. Les descriptions de son
physique sont contradictoires et ne correspondent pas toujours aux portraits que le poète fit d’elle, lui qui la surnommait « la Féline ». « Mulâtresse,
pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu crépus, poitrine assez plate, de taille assez grande, marchant mal », dit l’écrivain Prarond. Nadar, en
revanche, son amant lorsqu’elle jouait de petits rôles sous le nom de Berthe au théâtre de la Porte-Saint-Antoine, vers 1838-1839, insiste sur sa taille,
sa démarche ondulante et sur « l’exubérant, invraisemblable développement des pectoraux ». Avant qu’elle ne sombre dans l’oubli, Nadar rapporte
l’avoir croisé en 1870 alors qu’elle se traîne sur des béquilles ; ce sera l’une des dernières apparitions de la « Vénus noire » si chère au cœur du
poète. Baudelaire et Manet étaient amis. Au moment de l’exécution du tableau, Baudelaire ne vivait plus avec elle, mais continuait à l’entretenir.
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal Envoi à Jeanne Duval Paris, Poulet-Malassis et de Broise 1861 Collection Jean Bonna
Jean Baptiste Auguste Clésinger (Besançon, 1814 – Paris, 1883) Femme piquée par un serpent Salon de 1847, n° 2047 Paris, Orsay
LES AMIS ET RELATIONS artistiques
C’est en vain que Baudelaire cherche un peintre de cette vie contemporaine, à laquelle seuls semblent s’intéresser les caricaturistes, notamment
«l’école sataniste », une des « subdivisions de l’école romantique », qui se saisit de la réalité par le rire et la dérision. Une dérision que l’on trouve
dans les portraits-charge de son ami Nadar et que le poète s’applique souvent à lui-même dans ses autoportraits. Dès l’époque du Salon de 1845,
Baudelaire annonce comme étant sous presse une étude intitulée De la caricature. Mais ce n’est que dix ans plus tard que paraît De l’essence du rire
et, en 1857 seulement, l’année des Fleurs du Mal, les deux essais sur les caricaturistes français et les caricaturistes étrangers dans lesquels il évoque
Goya qui a créé « le monstrueux vraisemblable », ainsi que les « tableaux fantastiques » de Brueghel. Si Balzac, ce « visionnaire passionné », fournit
la plus complète évocation de la société bourgeoise de son temps, son meilleur commentateur est Daumier. Ses planches font défiler « tout ce qu’une
grande ville contient de vivantes monstruosités ».
Quant à la nouvelle « industrie photographique », elle ne saurait « empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire ». Cela ne l’empêcha
cependant pas de poser pour Nadar Paris, 1820 –1910), Carjat et d’autres, tout comme ses confrères et amis en littérature. Il appelle à une peinture
neuve, mais refuse de considérer la photographie comme un art…
Gaspard Félix Tournachon, dit Nadar Autoportrait Paris, Bnf & Portrait-charge de Baudelaire Paris, collection Thierry Bodin
Gaspard Félix Tournachon, dit Nadar Portrait de Charles Baudelaire Entre 1854 et 1861 Paris, Orsay
Adrien Tournachon, dit Nadar jeune (Paris, 1825 –1903) Portrait de Théophile Gautier (Tarbes, 1811- Neuilly-sur-Seine, 1872) c. 1855 Paris,m Orsay
Gaspard Félix Tournachon, dit Nadar Portrait de Charles Asselineau (Paris, 1820 – Châtel-Guyon, 1874) Vers 1856 Paris, musée d’Orsay
Gustave Flaubert (Rouen, 1821-Canteleu, 1880) Madame Bovary Envoi au « poète Beaudelaire » [sic] Paris, Michel Lévy 1857 Coll J Bonna «[…]
madame Bovary, pour ce qu’il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, madame Bovary est restée un homme ».
Il déplore dans les portraits de Flandrin, Dubuffe ou Lehmann les « conventions et habitudes du pinceau qui ressemble passablement à du chic»
Hippolyte Flandrin (Lyon, 1809 – Rome, 1864) Portrait de Madame Oudiné Salon de 1840, no 588 Lyon, mba « M. Flandrin n’a-t-il pas fait autrefois
un gracieux portrait de femme appuyée sur le devant d’une loge avec un bouquet de violettes au sein ? Mais il a échoué dans le portrait de M. Chaixd’Est-Ange. Ce n’est qu’un semblant de peinture sérieuse ; ce n’est pas là le caractère si connu de cette figure fine, mordante, ironique. — C’est lourd
et terne. »
Henri Lehmann (Kiel, 1814-Paris, 1882) Portrait de Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult 1843 Salon de 1843 n° 755 Carnavalet « En général, MM.
Flandrin, Amaury-Duval et Lehman, ont cette excellente qualité, que leur modelé est vrai et fin. Le morceau y est bien conçu, exécuté facilement et
tout d’une haleine ; mais leurs portraits sont souvent entachés d’une afféterie prétentieuse et maladroite. Leur goût immodéré pour la distinction leur
joue à chaque instant de mauvais tours. On sait avec quelle admirable bonhomie ils recherchent les tons distingués, c’est-à-dire des tons qui, s’ils
étaient intenses, hurleraient comme le diable et l’eau bénite, comme le marbre et le vinaigre ; mais comme ils sont excessivement pâlis et pris à une
dose homéopathique, l’effet en est plutôt surprenant que douloureux : c’est là le grand triomphe ! »
Charles Joseph Traviès de Villers, dit Traviès (Winterthur, 1804 – Paris, 1859) Mayeux et Robert Macaire : N° 6 – Oui, charmante, j'ai le dos voûté
mais le cœur droit ! Je suis un scélérat, vous êtes naïve et pure… Et avec mon âme de feu, je vous offre une glace : j'adore les oppositions ! 1843
Paris, Maison de Balzac
Charles Joseph Traviès de Villers, dit Traviès (Winterthur, 1804 – Paris, 1859) Voici Messieurs ce que nous avons l’honneur d’exposer journellement
La Caricature, 6 mars 1834, planche n° 174 Paris, Maison de Balzac
« Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. […] Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde possible. Toutes ces
contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité ».
Francisco José de Goya y Lucientes, dit Francisco Goya (Fuendetodos, 1746 – Bordeaux, 1828) Les Caprices n° 19 : Tous tomberont 1799 Paris,
Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Francisco José de Goya y Lucientes, dit Francisco Goya Les Caprices n° 62 : Qui l’aurait cru ! 1799 Paris, Ensba
LE SPLEEN DE PARIS et la vie moderne
Baudelaire est horrifié par le monde moderne : Paris bouleversé par les travaux d’Haussmann, la France qui s’industrialise, les expositions universelles
célébrant la religion du Progrès, « idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne ». Mais le nouveau décor urbain exerce aussi
une singulière fascination. Les « Tableaux parisiens », dans la deuxième édition des Fleurs du Mal (1861) et les poèmes en prose du Spleen de Paris
disent à la fois l’attraction et la répulsion de cette nouvelle réalité qu’aucun peintre n’a encore su rendre.
Charles Meryon (Paris, 1821 – Charenton, 1868) Tourelle dite « de Marat » 1861 & La Morgue 1854 Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris « M.
Meryon rappelait les vieux et excellents aquafortistes. J’ai rarement vu représentée avec plus de poésie la solennité naturelle d’une ville immense ».
Daumier s’est abattu brutalement sur l’antiquité, sur la fausse antiquité, — car nul ne sent mieux que lui les grandeurs anciennes, — il a craché
dessus ; et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène qui perdit Troie, et tous
enfin nous apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces vieilles carcasses d’acteurs tragiques prenant une prise de tabac dans les
coulisses. Ce fut un blasphème très-amusant, et qui eut son utilité. Je me rappelle qu’un poëte lyrique et païen de mes amis en était fort indigné. Il
appelait cela une impiété et parlait de la belle Hélène comme d’autres parlent de la Vierge Marie. Mais ceux-là qui n’ont pas un grand respect pour
l’Olympe et pour la tragédie furent naturellement portés à s’en réjouir. « Daumier est un génie franc et direct. Ôtez-lui la légende, le dessin reste une
belle et claire chose ».
Honoré Daumier (Marseille, 1808 – Valmondois, 1879) Les Nuits de Pénélope & La Chute d’Icare 1842 Aubert et Cie, imprimeur-lithographe
Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
Honoré Daumier Le Dernier Bain 1840 Saint-Denis, musée d’Art et d’Histoire
Honoré Daumier « Souvenirs du choléra-morbus » dans Némésis médicale illustrée 1840, 1er volume A. Plon, graveur Paris, Bibliothèque
interuniversitaire de santé
Charles Baudelaire Femme en buste de trois quarts à droite 1860 Paris, collection Louis-Antoine Prat
Charles Baudelaire Échantillon de beauté antique dédié à Chenavard (Lyon, 1807 – Paris, 1895) Vers 1850 Paris, collection Louis-Antoine Prat
Charles Baudelaire Autoportrait et croquis 1848 Cité de l’architecture et du patrimoine
C’est finalement un artiste « de second ordre », Constantin Guys (Flessingue, 1802 – Paris, 1892), dessinateur, aquarelliste, lithographe, qui
représente pour Baudelaire ce « peintre de la vie moderne » qu’il cherchait vainement depuis ses premiers Salons. C’est lui, « le peintre de la
circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel », l’infini dans l’indéfini alors que Delacroix représente « l’infini dans le fini ».
Charles Baudelaire Rêve parisien À Constantin Guys Paris, bibliothèque littéraire Jacques Doucet Le poème est dédié à Constantin Guys qui incarne
aux yeux de Baudelaire « le peintre de la vie moderne », celui qui dépeint la ville et les foules du nouveau Paris du baron Haussmann.
Constantin Guys (Flessingue, 1802 – Paris, 1892) Femme dansant Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Constantin Guys Femme à la crinoline Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris « Elle s’avance, glisse, danse, roule avec son
poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier […] ».
Constantin Guys Étude de petits crieurs de journaux Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
Constantin Guys Promenade publique sous le Second Empire – Aux courses 1860-1864 Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
Baudelaire n’aime pas le paysage mais il reconnait à certaines le talent de l’imagination. Les critiques élogieuses de Baudelaire dans les Salons de
1846 puis de 1859 comme l’enthousiasme de Théophile Gautier ont beaucoup fait pour la renommée des peintures d’Octave Penguilly L’Haridon.
Octave Penguilly L’Haridon (Paris, 1811 – Paris, 1870) Les Petites Mouettes 1858 Rennes, mba C’est surtout l’imagination du peintre, qui les a séduit
: Baudelaire la décrit d’abord comme « excessivement pittoresque et variée » puis la qualifie de « singulièrement active, impressionnable et curieuse
». Sous la plume du poète, pour qui l’imagination constitue la « reine des facultés », le compliment est évidemment très élogieux. Militaire, ancien
élève de l’École polytechnique, et peintre, Penguilly L’Haridon conjugue toute sa vie les deux carrières. Il se distingue surtout pour avoir renouvelé la
peinture de paysage par d’étranges vues du littoral breton dépourvues d’anecdote et parfois presque fantastiques.
Alphonse Legros (Dijon, 1837 – Watford, 1911) Ex-voto, 1860 Salon de 1861, no 1900 Dijon, mba « Ce qui prouve que M. Legros est un esprit
vigoureux, c’est que l’accoutrement vulgaire de son sujet ne nuit pas du tout à la grandeur morale du même sujet, mais qu’au contraire la trivialité est
ici comme un assaisonnement dans la charité et la tendresse.
Louis Eugène Boudin (Honfleur, 1824 – Paris, 1898) Étude de ciel au soleil couchant, 1862-1870 & Ciel nuageux au-dessus de la mer, entre 1854 et
1860 Paris, musée d’Orsay « Ces études si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans
sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent », OC, II, 665
Courbet, une amitié orageuse À Paris, Courbet (Ornans, 1819-La Tour-de-Peilz, 1877) et Baudelaire ont pu se rencontrer par l’intermédiaire d’amis
communs tel Champfleury, poète et romancier, chef de file du Réalisme. Au Salon de 1845, Baudelaire commente la production picturale et appelle
de ses vœux une peinture capable de montrer « combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies ». La brouille
subsiste jusqu’à ce qu’à nouveau le poète reconnaisse les mérites de son ami, vers 1862. Entre temps, Courbet a rendu hommage à Baudelaire en
le représentant dans L’atelier du peintre, en 1855, à sa droite, parmi les personnalités qui l’ont le plus aidé. Courbet a le tort de sacrifier l’imagination
– la « reine des facultés » et première qualité de Delacroix, mort en 1863 - à « la nature extérieure, positive, immédiate ». Le Réalisme n’est qu’ « une
blague », inventée pour « enfoncer le mot de ralliement : Romantisme».
Gustave Courbet Portrait de Baudelaire 1848 Montpellier, musée Fabre Daté de 1840 par Courbet, mais sans doute peint vers 1847, époque à laquelle
les deux hommes se fréquentaient, ce portrait a peut-être appartenu au poète qui l’aurait rendu au peintre. Lors de l’Exposition Universelle de 1855,
il est présenté sous le n° 8 dans le pavillon que Courbet fait construire pour exposer ses œuvres. En 1859, parallèlement à la sélection officielle, il est
acquis par l’éditeur Poulet-Malassis, qui, en difficultés financières, le vend fictivement à Asselineau le 15 juin 1862 pour éviter qu’il ne soit saisi. Il
entre au musée Fabre en 1876. Il se retrouve dans l’Atelier…
Gustave Courbet Le Bouquet d’asters, 1859 Bâle, Kunstmuseum
Manet (Paris, 1832 – Paris, 1883) est en fait le premier modèle de toutes les peintures impressionnistes et post-impressionnistes qui représentent la
vie contemporaine en plein air.
Édouard Manet Portrait de Charles Baudelaire, 1862 Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris A partir de 1859, Baudelaire est proche de Manet.
Il ne parle cependant de sa peinture que dans son essai sur les Peintres et aquafortistes, en 1862. Tous deux vouaient une véritable passion à
l’Espagne et à ses artistes. Malgré l’amitié qui liait les deux hommes, Baudelaire, fidèle à Delacroix, n’a pas su reconnaître le génie de Manet, à qui
il écrit lorsque le peintre se plaint des attaques dont il est l’objet au moment d’Olympia : « On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent ; on
ne sait pas vous rendre justice, etc., etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que
Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant ? Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous
dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la
décrépitude de votre art. » (Lettre à Manet, 11 mai 1865 )
Édouard Manet La Musique aux Tuileries, 1862 Londres, National Gallery Le tableau fut jugé sévèrement par Baudelaire
Édouard Manet Souvenir de Velázquez ou Cavaliers espagnols, vers 1860 Lyon, mba Manet réalisa une série d’estampes à sujet hispanisant : ces
gravures trahissent influence de l’art espagnol. Il reprend la technique chère à Goya de l’eau-forte et de l’aquatinte ; il place aussi ses sujets sur des
fonds sombres comme le fit Vélasquez.
Édouard Manet Les Petits Cavaliers, 1862 D’après Diego Velázquez (Séville, 1599 – Madrid, 1660) Auguste Delâtre, imprimeur Petit Palais mba Paris
Édouard Manet Lola de Valence, 1865 Eau-forte et aquatinte Paris, Petit Palais – mba Paris Alors que Lola Melea et les danseurs du théâtre royal de
Madrid enthousiasmaient le public parisien et que la vogue espagnole portée par l’impératrice Eugénie était à son comble, Manet, en 1862, fait le
portrait de la danseuse.
Édouard Manet Angelina, 1865 Paris, musée d’Orsay
Au chemin parcouru un temps avec les peintres du renouveau que sont Manet et Courbet, il préfèrera finalement le drame, la rêverie et la mélancolie
que lui inspire Delacroix. Il en a fait son héros, il aurait voulu en faire un frère car le poète aspirait à la même place en littérature que celle occupée
par le peintre dans le panthéon artistique : « qui dit romantisme dit art moderne – c’est à dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini. ». En
cela Delacroix est comme Baudelaire le représentant ultime d’une époque révolue mais qui demeure, dégagé des stigmates de la nouveauté, la plus
pure expression de la modernité.
Eugène Delacroix Saint Sébastien secouru par les saintes femmes Salon de 1836, no 499 Nantua, église Saint-Michel « C’est non seulement la
douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout – prodigieux mystère de sa peinture – la douleur morale !» OC Le Saint Sébastien est une merveille
non pas seulement comme peinture, c’est aussi un délice de tristesse. , II, 440
Eugène Delacroix La Montée au Calvaire : le Christ succombant sous la croix 1859 Metz, musée de la Cour d’or – Metz Métropole
Édouard Manet Dante et Virgile aux enfers, vers 1856 D’après Eugène Delacroix Lyon, musée des Ba
La cohérence des écrits de Baudelaire n’apparut qu’après sa mort alors que se concrétisait dans l’édition des Œuvres complètes réunies en 18681870 par Charles Asselineau et Théodore de Banville, le souhait du poète de voir réunis l’ensemble de ses textes sur l’art, en deux volumes, Curiosités
esthétiques et L’Art romantique. Ces textes rythment la carrière du poète et répondent pour la plupart au genre littéraire de la critique de Salon.
Charles Asselineau Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre Paris, Alphonse Lemerre, 1869 Coll. J Bonna
Charles Baudelaire Œuvres complètes, T. II et III Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870 Paris, bibliothèque littéraire Jacques Doucet