ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ DANS LA

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ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ DANS LA
COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 1
SÉRIE LINGUISTIQUE ET PHILOLOGIQUE 5
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
DANS LA LITTÉRATURE LATINE
Édité par
Frédérique B  Daniel V
MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE – JEAN POUILLOUX
(Université Lumière-Lyon 2 – CNRS)
Publications dirigées par Jean-Baptiste YON
Dans la même collection, Série linguistique et philologique
CMO 7, Ling. 1
L. BASSET, Les emplois périphrastiques du verbe grec µ!""#$%,
1979, 245 p.
CMO 20, Ling. 2
L. BASSET, La syntaxe de l’imaginaire. Étude des modes et des
négations dans l’Iliade et l’Odyssée, 1989, 264 p.
(ISBN 2-903264-12-0)
CMO 32, Ling. 3
L. BASSET, L’imaginer et le dire. Scripta minora, 2004, 366 p.
(ISBN 2-903264-25-2)
CMO 33, Ling. 4
L. BASSET et F. BIVILLE (dir.), Les jeux et les ruses de l’ambiguïté
volontaire dans les textes grecs et latins, 2005, 248 p.
(ISBN 2-903264-26-0)
Onomastique et intertextualité dans la littérature latine. Actes de la journée d’étude organisée
le 14 mars 2005 à l’Université Lumière-Lyon 2 / Frédérique BIVILLE et Daniel VALLAT (éds).
– Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2009. – 236 p., 24 cm.
(Collection de la Maison de l’Orient ; 41).
Mots-clés : onomastique, intertextualité, poésie, théâtre, genre littéraire, commentaires
antiques, érudition, bilinguisme, étymologie, réécriture, métaphore, religion,
persona, cryptogramme.
ISSN 0184-1785
ISBN 978-2-35668-006-8
© 2009 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 Rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07
Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente :
à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 Rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07
www.mom.fr/Service-des-publications – [email protected]
et chez de Boccard Édition-Diffusion, 11 rue de Médicis, F-75006 Paris
COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 41
SÉRIE LINGUISTIQUE ET PHILOLOGIQUE 5
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
DANS LA LITTÉRATURE LATINE
Actes de la journée d’étude tenue à la
Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux
le 14 mars 2005
édités par
Frédérique BIVILLE et Daniel VALLAT
Ouvrage publié avec le concours de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée
et de l’UMR 5189, HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques)
SOMMAIRE
PRÉSENTATION
Frédérique BIVILLE....................................................................................................... 9
INTRODUCTION
Daniel VALLAT ........................................................................................................... 15
PREMIÈRE PARTIE : Approches transversales
Frédérique BIVILLE (Université Lumière-Lyon 2)
Onomastique et intertextualité .................................................................................. 25
Daniel VALLAT (Université Lumière-Lyon 2)
La métaphore onomastique de Plaute à Juvénal ....................................................... 43
DEUXIÈME PARTIE : Théâtre et poésie classique
Matías LÓPEZ LÓPEZ (Universitat de Lleida, Espagne)
Étymologies ouvertes chez Plaute ............................................................................ 69
Jean-Christophe JOLIVET (Université Charles de Gaulle-Lille 3)
Questions d’onomastique homérique dans la poésie augustéenne ........................... 79
Emmanuel PLANTADE (Université Lumière-Lyon 2)
Heu... Theseu ! Le nom propre et son double
(Catulle 64, 50-250 et Ovide Her. 10) ...................................................................... 95
Christian NICOLAS (Université Jean Moulin-Lyon 3)
La signature masquée du poète des Héroïdes ......................................................... 109
Olivier THÉVENAZ (Université de Lausanne, Suisse)
Auctoris nomina Sapphus : noms et création d’une persona
littéraire dans l’Héroïde XV ovidienne ................................................................... 121
8
SOMMAIRE
Daniel VALLAT (Université Lumière-Lyon 2)
L’onomastique du genre bucolique......................................................................... 143
TROISIÈME PARTIE : Érudition tardo-antique
Michèle BÉJUIS-VALLAT
Servius, interpres nominum Vergilianorum (ad Aen. 1) ......................................... 165
Marie-Karine LHOMMÉ (Université Lumière-Lyon 2)
De Mutinus Titinus à Priape : la métamorphose d’un dieu mineur ......................... 195
Index des auteurs et textes cités .............................................................................. 223
Index latin des noms propres littéraires .................................................................. 231
Listes des contributeurs (mars 2009) ...................................................................... 235
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
DANS LA LITTÉRATURE LATINE. PERSPECTIVES
Frédérique BIVILLE
Université Lumière-Lyon 2
RÉSUMÉ
En raison du lien privilégié qu’ils entretiennent avec l’Histoire, les noms
propres jouent un rôle fondamental dans l’élaboration et la reconnaissance des
relations d’intertextualité. Nous étudions ces relations dans une approche à la fois
onomasiologique et sémasiologique des noms propres, en les replaçant dans une
échelle de notoriété et d’intertextualité, et en nous fondant sur l’analyse d’exemples
et de témoignages empruntés à la littérature latine.
ABSTRACT
Because of their privileged relationship with History, proper names play a
fundamental role in the elaboration and recognition of intertextual relations. We
study these relations in an onomatological as well as a semasiological approach to
proper names, placing them on a scale of notoriety and intertextuality, basing our
study on examples and evidence taken from Latin literature.
L’intertextualité est à l’origine et au cœur de la tradition littéraire de langue
latine, elle en constitue l’essence. Issue de l’imitation et de l’adaptation de modèles
grecs, la littérature latine n’a jamais cessé de se référer à ses sources grecques et aux
prédécesseurs latins, dans un constant va-et-vient d’évocation, de reproduction et
d’imitation (imitatio), d’écart et de variation (uariatio), de référence explicite ou implicite
à un savoir partagé et à un univers culturel commun, qui n’excluent pas les créations
et les recréations. Dans ce dispositif complexe d’échos, de réseaux de significations
et d’évocations entre les textes grecs et latins et, à l’intérieur du patrimoine littéraire
latin, entre des textes d’époques, d’horizons culturels et d’appartenances génériques
multiples, les noms propres 1 occupent une place stratégique, ils sont au cœur même
du système, c’est sur eux que repose une grande partie du système de référence.
1.
Dans cette étude, le nom propre sera essentiellement assimilé au nom propre anthroponymique.
26
F. BIVILLE
Le nom propre, support d’intertextualité
La stabilité référentielle des noms propres, qui leur assure une autosuffisance, les
rend aptes à désigner et à évoquer, par-delà les barrières des langues et des cultures, de
l’espace et du temps. Leur dimension historique fait que tout nom propre est à la fois
une entité originale et unique, inscrite dans une civilisation, une langue, une culture
nationales, et par conséquent un signe linguistique fortement identitaire, chargé d’un
lourd potentiel référentiel, mais en même temps un signe linguistique universel,
susceptible de transcender les frontières du temps, de l’espace, et de la diversité des
langues. Les noms de Caesar, Cicero et Pompeius, quelles que soient les formes
exactes qu’ils revêtent dans les différentes langues, anciennes et modernes, évoquent
immédiatement, par eux-mêmes, de grandes figures politiques et intellectuelles de
la fin de la République romaine, auxquelles se trouve attaché tout un ensemble de
données historiques et littéraires, tout comme Aristote et Platon sont immédiatement
référés à la Grèce classique, Hannibal à Carthage et à la civilisation punique, les
Ptolémées à l’Égypte, et Zénobie à Palmyre. Ils n’ont nul besoin d’être actualisés
dans un discours pour se doter d’un pouvoir évocateur ; ils n’ont pas davantage besoin
d’être introduits et déterminés pour s’intégrer dans un énoncé. Autosuffisants, ils
assurent par eux-mêmes leur référence, et ils ont le privilège de survivre à l’érosion des
civilisations et des langues. L’Empire romain a sombré dans les invasions barbares,
la langue latine s’est métamorphosée en langues romanes, mais les noms de César et
de Cicéron sont restés inscrits dans le patrimoine culturel de l’Humanité. La stabilité
de leur référence et la relative stabilité de leur forme sont les garants de leur survie et
de leur universalité.
La tradition savante donne Livius Andronicus, au IIIe s. av. J.-C., comme le
premier auteur de langue latine. Le nom même de cet esclave affranchi, mi-grec
(Andronicus) mi-latin (Liuius), est révélateur de l’ambiguïté de son statut identitaire et
du rôle de médiateur et de transfert qu’il a joué entre les deux cultures. Son adaptation
de l’Odyssée d’Homère, dont il ne reste que des fragments, est à l’origine de toute une
tradition littéraire qui vient se greffer sur une tradition orale plus ancienne, révélée
par la forme même du nom latin d’Ulysse, Vlixes, face au grec ©3HYWWIYZb et au
nom de l’œuvre homérique (©3HYZWWIME > latin Odyssea (-ia), Odissia) 2. Le nom et le
personnage d’Ulysse jalonnent ensuite toute la littérature latine, en évocations propres
ou détournées qui, sous la stabilité du nom propre Vlixes, enrichissent le personnage
de connotations variées et lui font subir toutes sortes de métamorphoses. Ces avatars
2.
Voir Biville 1986. Dans le même ordre d’idée, il est également intéressant de constater que l’un des
tout premiers documents écrits découverts en Italie, la célèbre Coupe de Nestor trouvée à Pithécusses,
et datée des environs de 725 av. J.-C. : 2IZWXSVSZbI[MNQ]M : IY?TSX[SR] : TSXIZVMSR… « De Nestor je suis
la coupe au bon breuvage… », porte trois vers grecs qui prennent sens par leur mise en relation avec
le chant XI de l’Iliade (v. 632-637), et c’est précisément le nom propre Nestor qui est le support de
cette intertextualité. Sur cette coupe, voir, entre autres, Dubois 1995, p. 22-28.
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
27
apportent leur touche à la vision traditionnelle du héros, ou au contraire en cassent
l’image et lui font perdre son identité, en le ramenant à un comparant culturel, un
simple élément conceptuel, fragmenté en plusieurs traits de personnalité, et susceptible
de s’incarner dans toutes sortes d’individualités, historiques ou littéraires : nam illo si
ueneris tam Vlixes, cognosces tuorum neminem (Cic., Fam. 1, 10), « Si tu rentres
aussi Ulysse », c’est-à-dire si tu tardes tant à rentrer chez toi (avec un usage hardi,
devant le référent mythologique, de l’adverbe intensif tam normalement réservé à la
quantification d’adverbes ou d’adjectifs), « tu ne reconnaîtras plus les tiens », écrit
Cicéron à L. Valerius, depuis longtemps retenu en poste en Cilicie 3. Chez Pétrone,
c’est dans la personne du jeune et roué Giton, agrippé aux sangles du lit sous lequel
il se cache, que se métamorphose Ulysse : remota etiam culcita, uidet Vlixem, cui
uel esuriens Cyclops potuisset parcere (Pétr., 98, 5), « Soulevant alors le matelas,
il voit Ulysse dont le Cyclope, même affamé, n’aurait pu qu’avoir pitié » 4. Avec
Caligula, toujours prompt à dénigrer les siens, c’est son identité masculine que perd
Ulysse : Liuiam Augustam proauiam « Vlixem stolatum » identidem appelans (Suét.,
Cal. 23, 3), « Quant à Livia Augusta, son arrière-grand-mère, il ne cessait de l’appeler
“un Ulysse en jupon” », vraisemblablement en raison de sa fourberie (cf. fallax Vlixes).
Varron avait donné à l’une de ses Ménippées le titre de Sesquiulixes (var. Sescu-),
« Un Ulysse et demi », encore plus fourbe qu’Ulysse. Ultime avatar, le nom propre
Vlixes perd toute dimension mythique et sa relation à l’univers héroïque de l’épopée
grecque, pour se trouver réduit à un modèle de formule onomastique quadrimembre à
la romaine, parfaitement artificielle, chez le grammairien Diomède, au IVe s. apr. J.-C. :
est Vlixi agnomen Polytlas ; nam praenomen est, ut ait Ibycus, Olixes, nomen
Arsaciades (« descendant d’Arsaces »), cognomen Odyseus, et ordinantur sic : Olixes
Arsaciades Odyseus Polytlas (Diom., GL 1, 321, 29-31), son prénom est, comme le
dit Ibycus, Olixes, son nom Arsaciades, son surnom Odyseus, et ils s’emploient dans
cet ordre : Olixes Arsaciades Odyseus Polytlas (« qui a beaucoup souffert »).
Le nom de Médée (grec 1LZHIME, latin Medea) cristallise sur lui l’un des plus
grands mythes littéraires de la culture occidentale : la légende de Médée la magicienne,
la Colchidienne (Colchis), et la conquête de la Toison d’Or par les Argonautes 5. Né en
Grèce, le mythe a d’abord été mis en scène dans la tragédie homonyme d’Euripide,
composée en 431 av. J.-C. On le retrouve ensuite au IIIe s. av. J.-C. dans la poésie
3.
Le thème du retour d’Ulysse est aussi exploité, mais sous la forme d’une comparaison implicite, et
non d’un transfert métaphorique, par Apulée (Apologie 57, 4), qui met en parallèle Ulysse et Crassus,
faux-témoin à la solde de son accusateur : Vlixes fumum terra sua emergentem compluribus annis
e littore prospectans frustra captauit. Crassus in paruis quibus afuit mensibus, eundem fumum sine
labore in taberna uinaria sedens conspexit.
4.
Le transfert métaphorique, par référence à la façon dont Ulysse a pu sortir de l’antre du Cyclope
en s’agrippant sous un mouton (Homère, Od. 9, 428-435), a été préparé par Pétrone en 97, 4 par le
recours à la comparaison ac sic ut olim Vlixes, « et tel autrefois Ulysse ».
5.
Moreau 1994.
28
F. BIVILLE
alexandrine, au cœur des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Dans la littérature
latine, il a été, dans la tradition d’Euripide, l’un des premiers et des principaux thèmes
à être exploité par le théâtre latin : il a inspiré la trilogie des auteurs archaïques Ennius
(Medea) 6, Pacuvius (Medus, qui met en scène le fils de Médée) et Accius (Medea
siue Argonautae) 7, dont il ne reste que des fragments, puis Ovide (la version théâtrale
la plus célèbre du mythe, mais dont le texte est perdu), et surtout Sénèque (Medea,
la seule pièce qui soit intégralement conservée 8). La légende de Médée a également
beaucoup été exploitée par les poètes romains, dans la tradition épique d’Apollonios :
Varron d’Atax (Argonautiques), Ovide (Métamorphoses VII, Héroïdes XII et VI),
Lucain (d’après une biographie du poète). La vogue se poursuit sous l’Empire : omne
tempus modo circa Medeam… consumas, « tu consacres tout ton temps à Médée »,
reproche Tacite à Curiatius Maternus, dans le Dialogue des Orateurs 3, 4 ; Colchida
quid scribis ?, « À quoi bon écrire sur la Colchidienne ? » (Martial 5, 53, 1). Tertullien
(Praescr. 39) conserve le souvenir de la tragédie Medea d’Hosidius Géta (462 vers
conservés), et à la fin du Ve siècle, le poète Dracontius reprend encore le thème dans
l’un de ses Poèmes profanes. Mais c’est essentiellement la tragédie de Sénèque qui a
assuré l’extraordinaire survie du mythe et de l’héroïne dans la culture 9.
Histoire des signes, histoire des référents
Lié par une relation en principe exclusive avec son référent, le nom propre tend
à s’identifier avec l’individu qu’il dénomme. L’histoire des signes (les noms propres
anthroponymiques) se confond avec celle des référents, les porteurs du nom. Dans la
perspective de l’intertextualité, l’étude des noms propres peut être abordée d’un point
de vue tout autant onomasiologique (des individus aux noms) que sémasiologique
(des noms aux individus dénommés). La première démarche part du référent extralinguistique, l’individu, pour s’interroger sur les signes linguistiques, un ou multiples,
qui servent à le dénommer dans ses différentes apparitions textuelles ; elle s’intéresse
aux cas de reprise du nom propre, aux phénomènes de dénomination multiple, et
aux liens qu’entretiennent entre elles ces diverses dénominations. La seconde suit
6.
De la Médée d’Ennius, dont il subsiste dix-sept fragments, dépend toute la tradition théâtrale
ultérieure. Cicéron, dans le De Finibus (1, 4), cite la tragédie d’Ennius (Ennii Medeam) comme
exemple de pièce latine fidèlement imitée, jusque dans l’expression, de l’original grec d’Euripide :
fabellas Latinas ad uerbum e Graecis expressas, et s’en prend à ses compatriotes latins qui snobent les
adaptations latines et préfèrent les pièces originales d’Euripide (isdem Euripidis fabulis delectari).
7.
Dangel (éd.) 1995, p. 202-206 et 349-352.
8.
Arcellaschi 1990 ; Guittard 1997.
9.
Tragédie de Corneille (Médée, 1635), opéras de Marc-Antoine Charpentier (Médée, 1693) et de
Cherubini (Medea, 1797), tableaux de Delacroix (Médée furieuse, 1838) et de Gustave Moreau (Jason,
1863), film de Pasolini (Médée, 1969), pour ne citer que quelques œuvres, parmi les plus célèbres.
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
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l’histoire des attestations du signe linguistique, le nom propre, dans ses variations
formelles et ses applications référentielles, dans ses emplois premiers (dénomination
d’un individu X) et ses emplois dérivés (attribution du nom de X à un ou plusieurs
autres individus présentant une ou plusieurs propriétés en commun avec X), et elle
cherche à expliciter ces variations et ces transferts.
Notoriété et intertextualité
L’intertextualité onomastique va de pair avec la notoriété, historique ou littéraire,
des individus dénommés. Tous les noms propres ne sont pas aptes à figurer dans une
œuvre littéraire, ni à être, de surcroît, repris par la suite. L’intertextualité agit comme
un révélateur de notoriété, et l’on peut établir une échelle de notoriété comprise entre
deux bornes, qui va de l’attestation unique jusqu’aux grandes figures emblématiques
de la civilisation gréco-latine, omniprésentes dans les textes. Dans la Correspondance
de Cicéron se manifestent, ponctuellement, bon nombre de personnages que l’on a
du mal à individualiser et à caractériser, parce qu’ils n’ont pas joué dans l’histoire
politique ou culturelle de leur époque un rôle suffisamment important pour avoir pu
surmonter l’épreuve du temps. Ils ne sont souvent pour nous que des noms (qui leur
ont toutefois permis d’être sauvés de l’oubli) : Caluae testamentum cognoui, hominis
turpis et sordidi […] Tabula Demonici quod tibi curae est gratum (Cic., Att. 15, 3, 1),
« j’ai pris connaissance du testament de Calva, un individu infâme et grossier […]
Pour ce qui est de la vente aux enchères de Démonicus, merci de bien vouloir
t’en occuper ». Il arrive même que nous ne soyons pas assurés de la forme exacte
que doit prendre le nom : de Catilio (ou C. Atilio ?) nescio quid ad me scripsisti...
(Cic., Fam. 5, 10a, 1), « au sujet de Catilius (ou G(aius) Atilius ?), tu m’as écrit je ne
sais quoi… ». Plus un nom propre est cité et repris dans les textes et les documents
épigraphiques, plus il a de chances de s’enrichir de traits dénotatifs et connotatifs, et
d’enrichir le portrait de l’individu dénommé.
À l’autre extrémité de l’échelle de notoriété figurent les grandes figures fondatrices
de la culture gréco-latine, des personnages mythiques tels qu’Ulysse et Médée, évoqués
au début de cette étude, des personnalités historiques comme Aristote et Platon, mais
aussi de grands noms emblématiques de l’histoire romaine et du patrimoine littéraire
latin, comme Romulus, Énée, Cicéron ou Virgile. Bon nombre d’entre eux tendent à
être érigés en types, à s’écarter de leur référent primitif pour se démultiplier en toutes
sortes d’individus qui présentent avec eux une ou plusieurs propriétés communes :
un Achille, un Caton, un Cicéron, un Crésus, un Hercule, un Phalaris, et autres.
Parallèlement à leur emploi primitif de noms propres, à fonction d’identification, ces
noms sont utilisés comme comparants, ils figurent dans des expressions proverbiales 10,
ils sont exploités comme exemples scolaires : Croeso diuitior licet fuissem / Iro
pauperior forem (Mart. 5, 39, 8-9), « Même si j’avais été plus riche que Crésus, je
10.
A. Otto, Die Sprichwörter und sprichwörtlichen Redensarten der Römer, Leipzig, 1890.
30
F. BIVILLE
serais aujourd’hui plus pauvre qu’Irus ». Dans les écoles de rhétorique, le nom de
Cicéron est utilisé pour servir d’exemple à la figure de l’antonomase : « Romanae
eloquentiae principem » pro « Cicerone » (Quint., I.O. 8, 6, 29-30), « “Le prince
de l’éloquence romaine” au lieu de “Cicéron” ». Le nom propre peut ainsi finir par
devenir une abstraction. Ce n’est plus alors à l’homme Cicéron qu’il renvoie, mais à
l’une de ses qualités les plus saillantes, celle qui a fait sa réputation et qui lui a assuré
l’éternité : Cicero iam non hominis nomen sed eloquentiae (Quint., I.O. 10, 1, 112),
« Cicéron n’est plus le nom d’un homme, mais celui de l’éloquence ».
La démarche onomasiologique : les individus dénommés
Cicéron (106-43 av. J.-C.), officiellement M(arcus) Tullius M. f. Cor(nelia)
Cicero, « Marcus Tullius Cicero, fils de Tullius, de la tribu Cornelia », selon la formule
onomastique complexe en usage dans le monde romain, est resté dans l’Histoire sous
le nom de Cicero (grec ancien /MOIZV[R, français Cicéron, italien Cicerone, etc.),
comme il l’avait lui-même souhaité, et comme il n’a cessé de le proclamer dans ses
écrits, en particulier dans sa Correspondance 11. Les seules variations autorisées par la
manipulation et la réduction de la formule onomastique entraînent déjà une pluralité
de dénominations, officielles : M. Tullius M. f. Cicero (en-tête de la lettre Fam. 5, 7),
M. Tullius Cicero (Suét., Aug. 5, 1), M. Tullius (Sall., Cat. 51, 2), M. Cicero (Cic,
Fam. 12, 13), ou familières : Marcus, le prénom (Cic., Fam. 16, 16, 1), utilisé
dans le cercle des intimes. Ces variations répondent à la diversité des situations de
communication et des contextes énonciatifs dans lesquels Cicéron peut être amené à
figurer ou à se mettre lui-même en scène. Mais à côté de ces appellations officielles,
qui reflètent la hiérarchie sociale et les cercles de connaissances, se rencontrent des
dénominations variées et occasionnelles, lourdes de sens, de charge idéologique ou
d’engagement politique : Arpinas, « l’Arpinate », hic nouus Arpinas (Iuu. 8, 237),
« l’homme nouveau d’Arpinum », Romulus Arpinas (Ps. Sall., In Cic., 7), « Romulus
d’Arpinum » ; +VEMOSb (Plut., Cic. 5, 2), +VEMZOSYPSbD.C. 46, 18, 1), « le Grec » 12 ;
ou des « usurpations d’identité » telles que aliquem… Nestorem (Cic., Fam. 9, 14, 2),
transfert métaphorique et référence culturelle par lesquels Cicéron s’auto-désigne,
lorsqu’il propose ses services à Dolabella-Agamemnon, qui est devenu l’homme fort
du pouvoir 13 ; ou encore, pour affirmer sa relation d’amitié avec Atticus : me faciam
11.
Auctoritate … nominis nostri (Cic., Fam. 2, 10, 2), « le pouvoir de notre nom » ; memoria nominis
mei (Cic, Fam. 2, 16, 5), « le souvenir de notre nom » (mais Cicéron ne dit pas expressément s’il
s’agit du seul cognomen Cicero).
12.
Biville 2005a.
13.
Cic., Fam. 9, 14, 2 : Et tamen non alienum est dignitate tua quod ipsi Agamemnoni, regum regi, fuit
honestum, habere aliquem in consiliis capiendis Nestorem, « D’ailleurs, en quoi pourrait nuire à ta
dignité ce qui a été un honneur pour Agamemnon, le Roi des rois en personne : avoir près de soi un
Nestor, quand il y a des décisions à prendre ? ». Voir Biville 2006.
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
31
Laelium et te Atticum (Cic., Att. 2, 20, 5), « Je serai Laelius, et tu seras Atticus », par
référence à son traité Laelius ou De amicitia.
Les désignations multiples d’un même individu donnent lieu à un réseau crypté de
références implicites, historiques et culturelles, qui appellent les lecteurs, parfaitement
au fait de l’actualité politique, et nourris par ailleurs de la même culture gréco-latine, à
se livrer de leur côté à un jeu intellectuel de décodage dont ils deviennent complices. Le
sulfureux couple fraternel formé par P. Claudius Pulcher, le tribun de la plèbe Clodius,
et sa sœur Claudia (Clodia) suscite, dans la littérature de la fin de la République,
tout un paradigme de désignations indépendantes ou associées, qui évoque l’ampleur
des scandales qui secouaient l’aristocratie romaine et la polémique qu’ils pouvaient
déchaîner 14. Le personnage historique de Claudia (Clodia), la grande dame hautaine,
l’aristocratique épouse du consul Metellus, égale de Junon (Héra) &S[DTMb, « la déesse
aux grands yeux » 15, se cache, dans les poèmes de Catulle, sous le nom poétique de
Lesbia, la femme aimée et la muse élégiaque, avant de tomber, une fois l’amour trahi,
au rang de vile prostituée qui se vend pour un quart d’as, Quadrantaria, et d’être accusée
de meurtre, Quadrantariam Clytaemestram (Cic., Cael. 62) 16, « la Clytemnestre de
quatre sous », Palatinam Medeam (Cic., Cael. 18), « la Médée du Palatin ». De son
côté P. Claudius Pulcher, Clodius, voit son cognomen Pulcher réinterprété par Cicéron,
dans sa correspondance des années 60-59, en Pulchellus, « le beau mignon » 17, tandis
que Catulle ose former sur le féminin Lesbia, en inversant le sens de la dérivation
anthroponymique (cf. Tullius & Tullia), le néologisme insultant Lesbius, « celui de
Lesbia » 18, qui révèle la nature du lien incestueux qui unit le frère et la sœur : Lesbius
est pulcher ; quid ni ? quem Lesbia malit… (Catulle 79, 1), « Lesbius est beau / c’est
Pulcher ; comment ne le serait-il pas, lui que Lesbia préfère… ». Replacé dans ce
réseau intertextuel de diffamation onomastique, l’épithète homérique d’Héra, &S[DTMb,
« la déesse aux grands yeux », se charge d’un sens implicite injurieux, puisqu’Héra
(Junon) était à la fois la sœur et l’épouse de Zeus (Jupiter). Ainsi se construit, à la
croisée de ces différents textes contemporains, mais d’appartenance générique
diverses, un personnage à la fois historique et littéraire, qui emprunte ses référents
culturels à la littérature grecque (&S[DTMb, Lesbia, Clytemestra, Medea) et recourt
aux ressources de la langue latine (Quadrantaria, Pulchellus, Lesbius) pour créer ses
dénominations injurieuses.
14.
Voir Moreau 1982.
15.
Entre avril et août 59 av. J.-C., Cicéron emploie cinq fois l’épithète homérique d’Héra comme
cryptonyme de Clodia (Cic., Att. 2, 9, 1. 12, 2. 14, 1. 22, 5. 23, 3).
16.
L’expression est reprise par Quintilien, I.O. 8, 6, 53 et par Plutarque, Cic. 29, 5.
17.
Cic., Att. 2, 1, 4. 2, 18, 3. 2, 22, 1 (Pulchellus). 1, 16, 10 (pulchellus puer).
18.
Cicéron (Att. 15, 22) désigne de même Antoine par noster Cytherius, « notre Cythérien », en jouant à
la fois sur la référence culturelle à Vénus, la déesse de Cythère, et sur le nom de sa maîtresse, l’actrice
de mimes Cythéris.
32
F. BIVILLE
La démarche sémasiologique : histoire des signes
En inversant la perspective et en adoptant une démarche de type sémasiologique,
qui part du signe linguistique, le nom propre, pour viser ses référents, les individus
dénommés, nous sommes amenés à suivre l’histoire du mot dans ses modifications
formelles et référentielles, et dans ses réemplois à travers les textes latins. Cette
démarche suppose que l’on prenne comme élément de référence un emploi premier
(ou un ensemble d’emplois précédents) par rapport auquel se définissent un ou
des emploi(s) second(s). L’approche se fait donc en termes de norme (l’emploi de
référence), d’évolution diachronique et d’écart, tant sur le plan de la forme du nom
que sur celui des référents et des signifiés qui lui sont attachés.
Les variations formelles répondent aux variations langagières, diachroniques,
diatopiques, diastratiques ou diaphasiques, qui structurent toute langue, et qui opposent
la langue archaïque à la langue classique ou tardive, la langue soutenue à la langue
relâchée, la langue orale à la langue écrite, la langue savante à la langue d’usage courant.
Le nom propre, au référent par nature stable, ne devrait pas connaître de variations
formelles au sein d’une même langue. La stabilité de sa forme doit aller de pair avec
l’unicité de son référent, l’intégrité que constitue tout individu, et qui se manifeste
dans le respect de l’intégrité qui est due à son nom 19. Toute manipulation formelle sur
le nom propre, toute déformation, involontaire ou intentionnelle, peut être considérée
comme insultante. L’individu et son nom ne faisant qu’un, la méconnaissance de
la forme exacte du nom ou toute attaque polémique visant le nom propre, atteint
l’individu qui le porte. C’est ainsi que l’empereur Tibère, Tiberius Claudius Nero,
voyait son nom déformé en Biberius Caldius Mero par ses soldats (Suét., Tib 42, 2).
Le nom mythique de Ganymède, enlevé par Jupiter en raison de sa beauté, pour servir
d’échanson à la table des dieux, offre un bel exemple d’intertextualité tout autant
littéraire qu’historique. Le nom grec +ERYQLZHLb a été transmis aux Romains par une
double voie 20 : par la médiation de son représentant étrusque Catmite, attesté sur un
miroir de bronze de la fin du IVe siècle av. J.-C. trouvé à Tarquinia, où il sert de légende
à une représentation figurée de l’enlèvement de Ganymède par l’aigle, le nom apparaît
sous la forme Catamitus, qu’emploie Plaute (Men. 144). Cette variante archaïque du
nom est confirmée par la tradition lexicographique tardive : dicebatur ab antiquis…
pro Ganymede Catamitus (PF 7, 8L). L’emprunt direct au grec apparaît d’abord
sur une coupe falisque du IVe siècle (CIL 1, 454), sous la forme Canumede, encore
influencée par l’étrusque. C’est ensuite la transcription hellénisante Ganymedes qui
s’impose dans les textes classiques (ainsi Cic., Tusc. 1, 65) pour désigner l’échanson
divin. La variante archaïque Catamitus n’en disparaît pas moins pour autant. Libérée
de sa fonction référentielle primitive, mais toujours empreinte de son contenu
culturel et de ses connotations originelles de puer delicatus, « mignon », d’amasius,
19.
Sur cet aspect, voir Biville 1998b.
20.
Sur l’histoire du mot en latin, voir, entre autres, Thomas 1960 et Flobert 1976.
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
33
« amant », elle peut être exploitée pour des transferts métaphoriques, ce que ne se
prive pas de faire Cicéron, pour attaquer Antoine : ergo ut te Catamitum, necopinato
cum te ostendisses, praeter spem mulier adspiceret, idcirco urbem terrore nocturno…
perturbasti (Cic., Phil. 2, 77), « Ainsi donc, c’est pour faire le joli cœur, pour faire
une surprise à ta femme en arrivant sans prévenir, que tu as, en pleine nuit, déclenché
la panique à Rome » 21. Ainsi s’opère une distribution entre les deux emplois latins
du nom grec primitif, entre le nom propre Ganymède (Ganymedes) et l’appellatif
métaphorique « un ganymède » (catamitus), également attesté comme cognomen
d’affranchi dans une inscription (CIL 6, 19519), jusqu’à ce que, par un retour aux
sources de la littérature latine, des écrivains archaïsants comme Apulée reprennent à
partir du IIe s. apr. J.-C., pour désigner à nouveau l’échanson divin, la forme archaïque
Catamitus, enrichie des connotations de puer delicatus dont l’ont investie entre temps
ses emplois comme appellatif 22.
L’évolution formelle et sémantique de Catamitus / Ganymedes montre bien
comment un nom propre mythique, bien ancré dans l’univers culturel, tout autant
littéraire que figuré, des Romains, peut voir sa référence se déplacer de l’unique
au multiple, du nom propre individuel au référent démultiplié, érigé en type. La
littérature latine est pleine de ces transferts métaphoriques qui reposent sur une
culture largement nourrie aux sources grecques, mais qui sait aussi s’en écarter, en
pervertissant la fonction première des noms propres dans une optique de création
littéraire, ou dans une perspective de parodie, ludique ou polémique. Andromaque,
la fidèle épouse d’Hector qui, au chant III de l’Énéide (vers 297 sq.), suscite notre
estime et notre compassion par la profondeur de sa souffrance et la noblesse de son
comportement, devient dans l’univers de la satire un comparant, dont on ne retient
plus que la grande taille 23 : Andromachen a fronte uidebis ; / post, minor est, credas
aliam (Iuu. 6, 503), « Vue de face, on la prendrait pour Andromaque ; de dos, elle est
plus petite, on croirait que c’est une autre ».
Le procédé est aussi à l’origine de la création de types littéraires : Psecas (variante
Psacas), « La goutte d’eau », emprunté au grec =IOEZb, parcourt la littérature latine
comme nom d’esclave préposée à la toilette de sa maîtresse, en particulier comme
coiffeuse : psacade natus (Cic., Fam. 8, 15, 2), « fils d’une femme de chambre ». Chez
Ovide, le nom de Psecas retrouve une certaine noblesse et une authenticité culturelle,
21.
On trouve aussi la forme Ganymedes dans cet emploi : nudo cum Ganymede iaces (Mart. 11, 22, 2),
« tu couches avec un Ganymède nu ».
22.
Apulée, Met. 11, 8, 4 : Catamiti pastoris specie, « sous l’apparence du berger Ganymède » (il s’agit
d’un singe déguisé en Ganymède) ; Macr., Sat. 6, 16, 11 : propter Catamiti paelicatum, « à cause d’un
mignon débauché » (il est question du rôle joué par Pâris dans le jugement rendu entre les trois
déesses), etc.
23.
Ovide, A.A. 2, 615-616 : Omnibus Andromache uisa est spatiosior aequo ; / Vnus qui modicam
diceret, Hector erat, « Pour tous Andromaque était d’une taille bien supérieure à la normale. Il n’y
avait qu’Hector pour la trouver de taille moyenne ».
34
F. BIVILLE
en étant utilisé pour dénommer l’une des nymphes préposées à la toilette de la déesse
Diane, en compagnie de Nephele et Rhanis (« Le nuage », « La goutte d’eau »), Hyale
et Phiale (« Le vase de verre ») : Excipiunt laticem Nepheleque Hyaleque Rhanisque /
Et Psecas et Phiale funduntque capacibus urnis (Ov., Met. 3, 171-172), « Néphélé,
Hyalé, Rhanis, Psécas et Phialé puisent l’eau à la source et la répandent de leurs urnes
largement remplies ». Le symbolisme onomastique a été préparé, quelques vers plus
haut, par la mention du bain de la déesse : Hic dea siluarum uenatu fessa solebat /
Virgineos artus liquido perfundere rore (v. 163-164), « C’est là que la déesse, fatiguée
par la chasse, avait coutume de répandre une rosée limpide sur son corps virginal ».
Chez Juvénal (6, 490-495), la référence est de nouveau pervertie, pour désigner une
malheureuse coiffeuse victime de la tyrannie et de la cruauté de sa maîtresse.
Une échelle d’intertextualité
En matière d’onomastique, l’intertextualité peut se comprendre comme une
simple mention ou reprise de nom propre, à visée communicative et informative. Elle
peut aussi être envisagée comme une construction littéraire, délibérée, autour du nom
propre, qui engage un processus de continuité ou de rupture entre textes antérieurs et
postérieurs, entre textes relevant du même genre ou de genres littéraires différents.
L’intertextualité peut aussi se comprendre dans une extension plus ou moins large. On
peut ainsi établir une échelle d’intertextualité, en fonction de l’écart chronologique,
linguistique, ou générique, qui sépare les différentes manifestations d’un même nom
propre. L’intertextualité peut se limiter au contexte immédiat, comme elle peut engager
l’ensemble de la latinité, voire de la littérature grecque et latine, ou les ensembles
intermédiaires que représentent le texte, l’œuvre, la production d’un auteur, l’époque
ou le genre. Dans tous les cas, il s’agit d’étudier la façon dont les noms propres sont
introduits et repris dans le discours, et les raisons pour lesquelles ils le sont 24.
Le contexte immédiat
En contexte immédiat ou proche, le procédé minimaliste et économique de reprise
consiste à employer une simple forme verbale à désinence personnelle, ou une forme
pronominale telle que hic, iste, ille ou idem, qui réfèrent à l’individu précédemment
nommé : Discedens mandat proagoro Sopatro […] ut demoliatur ; cum recusaret,
uehementer minatur […] Defert rem ille ad senatum […] Iterum iste ad illos aliquanto
post uenit, quaerit continuo de signo (Cic., Verr. 2, 4 = De Signis 85), « En partant,
il [Verres] demande au proagore Sopater de déboulonner la statue ; comme il [Sopater]
refusait d’obéir, il [Verres] profère de violentes menaces. L’autre [Sopater] fait
un rapport au Sénat. Lui [Verres] revient les voir peu de temps après, il s’informe
24.
Voir Biville 2004.
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
35
immédiatement de la statue ». Dans le cas où l’individu a été introduit dans le discours
sous ses tria nomina de citoyen romain, le nom propre est ensuite généralement limité
au seul nom d’usage. Réduit à l’unité, il peut alors recevoir une détermination, hic ou
ipse, par exemple, ce qui n’était pas possible avec le nom complexe, porteur par nature
d’une autodétermination interne : Caecilius, auunculus tuus […] agere cœpit cum eius
fratre A. Caninio Satyro [...] Rogauit me Caecilius ut adessem contra Satyrum. Dies
fere nullus est quin hic Satyrus domum meam uentitet [...] Sane sum perturbatus cum
ipsius Satyri familiaritate tum Domiti (Cic., Att. 1, 1, 3-4), « Cécilius, ton oncle, a
cité en justice son cousin A. Caninius Satyrus… Cécilius m’a demandé de l’assister
en justice contre Satyrus. Il ne se passe pour ainsi dire pas de jour sans que le Satyrus
en question vienne chez moi. Je me suis donc trouvé très gêné par les relations que
j’entretiens précisément avec Satyrus, mais aussi avec Domitius ».
Un cas intéressant de double détermination, dans le cadre d’une intertextualité
plus large, est fourni par une lettre de Cicéron à Atticus : Puto enim, in senatu si
quando praeclare pro re publica dixero, Tartessium istum tuum mihi exeunti…
(Cic., Att. 7, 3, 11), « Je m’imagine en effet, après un beau discours patriotique au sénat,
être abordé à la sortie par ton ami, l’homme de Tartessos ». La double détermination
istum tuum s’explique par le fait que, non seulement Cicéron répond sur un point traité
dans la lettre de son interlocuteur, mais surtout qu’il reprend vraisemblablement une
appellation ironique d’Atticus : c’est lui qui a dû désigner par Tartessius, « l’homme
de Tartessos », ville d’Espagne dont il était originaire, le césarien L. Cornelius Balbus.
Le double déterminant istum tuum renvoie à un propos (épistolaire ou oral) qui n’a
pas été directement conservé, mais dont on peut supposer l’existence par l’écho qu’il
trouve dans la lettre envoyée par Cicéron.
Le cadre de l’œuvre
Dans les œuvres qui se présentent sous la forme de recueils regroupant
un ensemble de pièces, lettres ou poèmes, l’intertextualité onomastique peut se
manifester sous la forme de cycles. Chez Catulle, le cycle de Mamurra alias Mentula,
« Laverge », et de Caesar, cinaedus Romulus, « Romulus inverti » (c. 29, 57, 93, 94,
105, 114, 115), est bien dans le ton des invectives qui caractérisent la vie politique
de la fin de la République : la brutalité des attaques proférées et la crudité des termes
employés visent, par leur violence, à dénoncer les abus de pouvoir des deux chefs,
et à imposer un point de vue. La construction intellectuelle est plus complexe et plus
subtile dans le cycle que Cicéron consacre à C. Matius « le Chauve », un ami de longue
date, mais un césarien convaincu, qui ne partage pas les idées de Cicéron sur la crise
politique, et qui ne croit pas que Brutus puisse représenter un espoir de sauvegarder la
paix. Ce cycle se déploie sur sept lettres adressées à Atticus au cours du mois d’avril
44 av. J.-C. 25. Cicéron y manie l’implicite, en recourant d’abord au pronom anonyme
25.
Cic., Att. 14, 1, 1-2. 2, 2. 3 ,1. 4 ,1. 5, 1. 9, 3. 15, 2, 3. Ce sont les lettres 720, 721, 722, 723, 724, 728
et 748 de la Correspondance de Cicéron, cf. Beaujeu (éd.) 1988.
36
F. BIVILLE
ille et à la périphrase narrative : illum de quo tecum mane, « celui dont je t’ai parlé ce
matin », ille ad quem deuerti, « celui chez qui je suis descendu (Cic, Att. 14, 1, 1-2).
Puis commence, en Att. 14, 2, 2-3, le jeu de la métaphore filée sur la calvitie (que
nous ne pouvons que supposer) du personnage, métaphore qui a manifestement été
initiée par l’hellénophone Atticus : Duas a te accepi epistulas heri […] Altera epistula
de Madaro scripta, apud quem nullum QEPE<OSR> O[DQE, ut putas […] Habes igitur
JEPEZOV[QE inimicissimum oti, id est Bruti (Cic, Att. 14, 2, 1-3), « J’ai reçu hier deux
lettres de toi […] La deuxième concernait « le Chauve », chez qui je n’ai pas connu la
douceur du sommeil [?], comme tu peux le penser […] Tu connais donc Crâne chauve,
ennemi juré de la paix civile, c’est-à-dire de Brutus ». Atticus a dû employer le nom
grec crypté 1EHEVSZb, « chauve », et Cicéron surenchérit en jouant, par antiphrase,
sur l’homonymie entre le grec O[DQE « le (doux) sommeil », référence homérique, et
OSZQL (d’où le latin coma), « la (douce) chevelure », puis en recourant au synonyme
grec JEPEZOV[QE, « crâne chauve ». Matius retrouve son vrai nom dans les lettres
suivantes (Att. 14, 5, 1 et 14, 9, 3 puis 15, 2, 3), mais, entre temps, Cicéron aura
encore complété le jeu paradigmatique en faisant appel, en Att. 14, 5, 1 et 14, 9, 3, au
nom latin Caluenna, dérivé de caluus, « chauve ». Ce petit jeu d’énigmes aura permis
de discréditer l’adversaire et de dédramatiser une situation tendue.
Chez Pétrone, le nom de Trimalcion 26 varie selon les circonstances dans
lesquelles il se trouve énoncé et les locuteurs qui l’emploient. Si le nom unique
d’usage, Trimalchio, rappelle les origines syriennes et serviles du personnage, c’est
sous la formule onomastique trimembre ou quadrimembre du citoyen romain affranchi,
C. Pompeius Trimalchio (Maecenatianus), qu’il apparaît dans des contextes officiels,
de dédicace ou d’épitaphe : … in quo erat scriptum : « C. Pompeio Trimalchioni,
seuiro Augustali, Cinnamus dispensator » (Pétr. 30, 2), « … sur lequel était inscrit :
“À Gaius Pompeius Trimalchio, sévir augustal, Cinnamus, son intendant” » ;
« C. Pompeius Trimalchio Maecenatianus hic requiescit » (Pétr. 71, 12), « Ici
repose Gaius Pompeius Trimalchio Maenenatianus ». Mais dans le langage de ses
esclaves et de ses coaffranchis, c’est par son prénom Gaius (ou Gaius noster, « notre
maître Gaius ») qu’il se trouve désigné : familia… « Gaio feliciter ! » conclamauit
(Pétr. 50, 1), « toute la valetaille s’écria en chœur : “Bravo Gaius !” » 27 ; sed narra
mihi, Gai, rogo, Fortunata quare non recumbit ? (Pétr. 67, 1, Habinnas à Trimalcion),
« mais au fait, Gaius, raconte moi, Fortunata, pourquoi elle n’est pas à table ? ».
Le contexte historique et littéraire
Chacun des éléments de la formule onomastique de Trimalcion s’inscrit dans une
intertextualité encore plus large, à la fois historique et littéraire. Le nom de Trimalcion
est à la fois réel et fictif : il renvoie à deux grandes figures de la fin de la République
26.
Sur le nom de Trimalcion, voir Veyne 1962, Bremmer 1981 et Marblestone 1985.
27.
Voir encore 30, 3. 53, 3. 74, 7 pour le langage servile, et 75, 2 pour le langage des coaffranchis.
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
37
et du Principat, Pompée et Mécène, et à la réalité sociale du Haut-Empire et de ses
riches affranchis syriens. Si le composé Tri-malchio, « le triple Malchio », « le très
grand roi », est bien le fruit d’une création littéraire originale, il trouve un écho textuel
chez Martial et un fondement historique dans l’épigraphie funéraire romaine. Dans
l’épigramme 3, 82, Martial met en scène, en trentre-trois vers, l’affranchi Zoilus,
aussi putidus que le héros de la Cena de Pétrone dans ses invitations à dîner et son
comportement à table à l’égard de ses invités. Ce comportement lui vaut d’être
qualifié de Malchio improbus, de « dégoûtant Malchion », dans l’avant-dernier vers
de l’épigramme 28, ce qui prouve que le nom propre Malchio devait servir à désigner
un type particulièrement riche et « puant » d’affranchi syrien parvenu. L’ancrage de
ce cognomen dans la réalité historique de l’Empire gréco-romain est prouvé par ses
attestations dans l’épigraphie funéraire : on le trouve en Italie même à Pompéi, dans des
listes d’affranchis trouvées à Minturnes dans le Latium, et dans les inscriptions du port
d’Ostie 29, et les autres attestations de ce nom, tant dans la littérature grecque d’époque
romaine que dans les textes latins, montrent que les Romains devaient bien interpréter
ce radical Malch- comme l’hellénisation d’un radical sémitique MLK signifiant
« roi », synonyme du latin rex 30. Pline l’Ancien (n.h. 6, 120) et Ammien Marcellin
(24, 2, 7 et 24, 6, 1) analysent bien le nom du canal mésopotamien Na(a)rmalcha
comme « fleuve royal » (ou « des rois »), puisqu’ils le glosent par regium flumen
et fluiuus regum. Trimalchio est donc un roi, rex, comme il le dit lui-même : sic
amicus uester, qui fuit rana, nunc est rex (Pétr. 77, 6), « c’est ainsi que votre ami, qui
n’était qu’une grenouille, est devenu un roi ». Il règne en tyran (nos libertatem sine
tyranno nacti, Pétr. 41, 9) sur son banquet et sur son monde d’esclaves et d’affranchis.
Outre le témoignage de Martial sur Zoilus-Malchio, une évocation de Juvénal laisse
entendre que le mot Malchio et son équivalent latin rex devaient être couramment
utilisés comme termes d’adresse flatteurs dans les milieux de la restauration syrienne :
obuius adsiduo Syrophœnix unctus amomo currit […], hospitis adfectu dominum
regemque salutat (Iuu. 8, 159-161), « Un Syrophénicien luisant d’amome accourt
immédiatement au-devant de lui et le salue, avec la cordialité d’un hôte, des noms
de “maître” et de “roi” ». La création du nom propre Trimalchio s’inscrit donc dans
un double réseau d’intertextualité : l’une historique et romaine, qui renvoie au type
du riche affranchi syrien parvenu, devenu un type littéraire ; l’autre essentiellement
littéraire, et d’origine grecque, qui renvoie à toute une série de composés intensifs à
préfixe XVMW / tri- : Trinummus, « L’homme aux trois écus » (Plaute), trifurcifer,
28.
Martial 3, 82 : Conuiua quisquis Zoili potest esse… (v. 1), « Que tous ceux qui ont le courage
d’accepter les invitations de Zoïlus… » ; Hos Malchionis patimur inprobi fastus (v. 32), « Telles sont
les insolences que nous avons à endurer de la part de ce dégoûtant Malchion ».
29.
Voir Veyne 1962, p. 1618. Solin 1996 cite, entre le IIe s. av. J.-C. et le IIe s. apr. J.-C., 32 attestations du
nom gréco-sémitique Malchio (III, p. 603) et 12 attestations du nom grec Zoilus (II, p. 438). L’Année
Épigraphique 1990, n° 180 (Pompéi, tombeau de la porte de Nocera) : Blaesiae | C. l. Nicae | Malchio
l. M. Blaesius | l. Malchio Blaesiae | L. Quartae.
30.
Lucien, Quomodo historia conscribenda sit, 28. Porphyre, Vie de Plotin, 17, etc.
38
F. BIVILLE
« triple pendard » (Plt., Aul. 326. Rud. 734), Triphallus, « au triple phallus », épithète
du dieu Priape (Priap. 83, 9), et bien sûr Hermes Trismegistus.
L’intertextualité joue donc tout autant « verticalement », chronologiquement,
en mettant en relation des attestations antérieures et des attestations postérieures,
des modèles et des imitations, des emplois premiers et des emplois seconds, que
transversalement. L’onomastique agit comme un dénominateur commun : elle permet
de mettre en relation des textes d’époques, d’inspiration, de contenu, et de genres
différents ; en elle se rejoignent les textes littéraires et les documents épigraphiques,
comme nous l’avons vu à propos de Malchio, et comme on pourrait encore le montrer,
entre autres, à propos du nom d’Encolpius, le héros narrateur du Satyricon, ou
d’Erotion, la petite esclave aimée, dont Martial fait l’éloge funèbre (5, 34 et 37). Dans
ce va-et-vient entre l’onomastique historique et l’onomastique littéraire, entre le mythe
et la réalité, il n’est pas toujours facile de dire dans quel sens s’est fait le transfert, et
de savoir si la création littéraire s’est appuyée sur la réalité historique, ou si l’histoire
a emprunté au patrimoine littéraire, comme dans le cas du snob, décrit par Martial, qui
a appelé son cuisinier Mistyllos (Mart. 1, 50, 1) par référence à l’Iliade 1, 465.
L’intertextualité générique
Il existe aussi une intertextualité intra-générique, littéraire et savante, qui recourt
à des réseaux onomastiques spécifiques. Le nom de Chremes évoque, à soi seul, le
type du senex, le père sévère et ronchon de la comédie nouvelle grecque (Aristophane,
Eccl. 477, etc.) et de la palliata latine (Plt., As. 866 ; Tér., Andr., Heaut., Phorm.),
qu’évoque Horace dans son Art Poétique : Interdum tamen et uocem comœdia tollit, /
iratusque Chremes tumido delitigat ore (Hor., A.P. 93-94), « Il arrive toutefois que la
comédie, elle aussi, hausse le ton, et que Chremes, quand il est en colère, s’emporte
en enflant la voix ». Les grammairiens latins tardifs prennent volontiers le nom de
Chremes comme exemple de grammaire, en particulier pour illustrer la double flexion,
en latin, des mots grecs en -Lb, ainsi Priscien, dans ses Institutions Grammaticales,
(GL 2, 244, 5-9) : « 'VIZQLb 'VIZQLXSb Chremes Cremetis et Cremis. Terentius in
Andria : “etiam puerum inde abiens conueni Chremis”. Idem in eadem : “egomet
continuo ad Chremem », « [le mot grec] Chremes Chremetos [fait en latin] Cremes
Cremetis et Cremis. Térence dans l’Andrienne (v. 368) : “de plus, en partant de là,
j’ai rencontré un esclave de chez Chremes”. Le même [auteur] dans la même [pièce]
(v. 361) : “je cours aussitôt chez Chremes” ». Le nom propre, devenu le symbole du
type théâtral et du genre comique, assure la continuité et la transmission du patrimoine
littéraire, de la Grèce à Rome, et de la latinité archaïque à la latinité tardive.
L’intertextualité intra-générique peut aussi se manifester sous la forme de
paradigmes onomastiques. Les poètes élégiaques latins recourent à une matrice
métaphorique qui sublime le nom de la femme aimée dans la réalité (ou supposée
telle), en lui substituant un nom de muse élégiaque emprunté à la tradition poétique
grecque. Dans son Apologie, Apulée se défend d’avoir eu recours à des pseudonymes,
en évoquant le précédent des poètes élégiaques : accusent C. Catullum quod Lesbiam
ONOMASTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ
39
pro Clodia nominarit, et Ticidam similiter quod quae Metella erat Perillam scripserit,
et Propertium qui Cunthiam dicat, Hostiam dissimulet, et Tibullum quod ei sit Plania
in animo, Delia in uorsu (Apul., Apol. 10, 3), « Qu’ils accusent Catulle d’avoir
employé le nom de Lesbia pour celui de Clodia, et de même Ticidas d’avoir écrit
Périlla au lieu de Métella, Properce de dire Cynthia pour ne pas dire Hostia, et
Tibulle d’avoir dans l’esprit Plania, quand dans ses vers il dit Délia ». Ce catalogue,
visiblement d’origine scolaire, vient compléter le paradigme que déclinait déjà, mais
plus discrètement, Ovide dans l’Art d’aimer : Nomen habet Nemesis, Cynthia nomen
habet ; / Vesper et Eoae nouere Lycorida terrae, / Et multi, quae sit nostra Corinna,
rogant (Ov., A.A. 3, 536-538), « Le nom de Némésis [Tibulle] est célèbre ; celui de
Cynthie [Properce] est célèbre. L’Étoile du soir et les terres d’Orient connaissent
Lycoris [Gallus], et souvent on demande qui est Corinne, que j’ai chantée ».
Dans ce catalogue onomastique convergent différentes formes d’intertextualité,
qui donnent à la tradition littéraire latine son identité. La poésie élégiaque, et de manière
plus générale l’ensemble de la littérature latine, ne peut renier ses racines grecques.
Loin de vouloir les occulter, elle se plaît au contraire à les réaffirmer, en recourant
massivement à une onomastique qui affirme clairement son appartenance à la langue
grecque 31. En reproduisant systématiquement, dans son système de dénomination
par pseudonyme, la matrice métaphorique de la muse inspiratrice du poète, la poésie
élégiaque affirme tout aussi clairement l’unité et la continuité de ce genre littéraire
dans le temps. Mais le système de représentation onomastique qu’elle met en place
sait aussi sortir du cadre générique, littéraire, dans lequel il s’est particulièrement
illustré. Transmise par le système scolaire diffusé dans l’Empire romain, la culture
littéraire grecque et latine offre à ceux qui la possèdent (utraque lingua eruditi) des
modèles et des précédents auxquels ils peuvent se référer pour faire face aux nécessités
de l’existence. Apulée y a trouvé matière pour se défendre devant ses juges, et il a
fait ainsi entrer le genre élégiaque dans l’éloquence judiciaire. Comprise dans son
extension la plus large et ses manifestations les plus variées, l’intertextualité constitue
un système complexe, qui repose sur divers types de transferts formels et thématiques,
mais qui témoignent tous de l’unité culturelle du monde gréco-romain. Dans ce
système de référence, les noms propres jouent un rôle fondamental et essentiel.
31.
Dans le cadre de cet arrière-plan grec, nous n’avons pas cru nécessaire d’évoquer ici les divers types
de transferts linguistiques qui permettent aux noms propres étrangers, en particulier grecs, d’être
intégrés dans la langue et les textes latins (cf. Biville 2005b). Nous avons également laissé de côté
les jeux onomastiques bilingues, particulièrement intéressants, dont la littérature latine offre de si
nombreux exemples. Voir, entre autres, Biville 1998a et 2000.
40
F. BIVILLE
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En littérature latine, il manquait aux phénomènes d’intertextualité, désormais bien identifiés
et analysés, une étude sur leur exploitation en onomastique gréco-latine.
Le présent recueil comble ce manque en proposant dix contributions qui croisent ces deux
axes de recherche et en explorent les différentes problématiques : rhétoriques, poétiques,
érudites, bilingues.
Sont ainsi abordés l’exploitation du nom propre dans les différentes œuvres d’un même
auteur, son devenir entre différents auteurs à l’intérieur d’un même genre littéraire, ou d’un
genre à l’autre, d’une langue à l’autre, les rapports entre persona, type littéraire et construction
onomastique, ou encore ses enjeux en terme d’érudition, d’axiologie ou de manipulation.
© 2009 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux
7 rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07
ISSN 0184-1785
ISBN 978-2-35668-006-8
9 782356 680068
Prix : 27 €