Sur la piste de l`arabe marocain dans quelques sources écrites
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Sur la piste de l`arabe marocain dans quelques sources écrites
Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes (du XIIe au XVIe siècle ) Ángeles VICENTE* 1. Introduction Essayer de faire une étude diachronique de l’arabe marocain est une tâche assez difficile, surtout si on a l’intention de nous remonter jusqu’aux époques les plus reculées. D’après Jérôme Lentin1, les sources disponibles pour le domaine maghrébin sont aussi nombreuses que pour le Machreq. Le problème est que ces sources n’ont pas été étudiées d’une façon approfondie, du moins, de la même façon que les matériaux dont on dispose pour le domaine oriental du monde arabe2. Dans cette étude, je vais recenser quelques traces de l’arabe marocain trouvées dans diverses sources écrites anciennes, pour y vérifier quel type d’information linguistique nous est fourni avec l’étude de ces sources. Pour ce faire, j’ai consulté des documents de divers types et de différentes époques qui traitent de plusieurs sujets : une chronique historique, un ouvrage de Laḥn al-ʕāmma, un ouvrage hagiographique, un poème épique, un ouvrage de jurisprudence et des lettres de chancellerie. De plus, il faut souligner que les textes écrits à l’époque médiévale et moderne et entièrement rédigés en arabe marocain n’existent pas. En fait, les * 1 2 Universidad de Zaragoza. Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet de recherche Sociolingüística del Occidente islámico (Península Ibérica y Norte de África), MICINN, FFI2008-04648-C02-02. Cf. Lentin 2008 : 305. Par exemple, dans les actes du congrès de Louvain, il n’y a que trois travaux sur les vingtsix publiés qui font référence à l’arabe maghrébin: l’un sur l’arabe tunisien, un deuxième sur l’arabe ḥassāniyya, et un troisième qui fait référence à quelques sources maghrébines de l’Algérie, de la Libye, de la Tunisie et du Maroc. Cf. Lentin / Grand’Henry 2008. textes consultés sont écrits dans la variété connue comme l’arabe moyen, aujourd’hui très bien définie. Il s’agit donc, comme pour le domaine de l’arabe oriental, de sources indirectes où l’information dialectale est normalement très rare et ne reflète pas presque jamais un vrai registre dialectal. En outre, par rapport à l’arabe marocain, on se rencontre avec un problème supplémentaire lié au fait que les textes les plus anciens qui ont été conservés jusqu’à nos jours, et utiles pour ce type de recherche, ne datent que du XIIe siècle, c’est-à-dire, qu’on ne connait pas de documents concernant les quatre siècles antérieurs, depuis l’arabisation de la région septentrionale du Maroc contemporain au VIIIe siècle et jusqu’au XIIe siècle. Bien évidemment, il ne fallait rien attendre des premières années qui ont suivi la conquête ; mais en comparaison avec la situation de l’arabe andalou, on est très clairement désavantagé, car le premier texte écrit dans la variété arabe parlé a Alandalús et conservé jusqu’aujourd’hui date de l’an 9133 ; c’est-à-dire, à peu près deux siècles avant les premiers textes conservés qui témoignent de l’usage de l’arabe marocain à l’écrit. Ainsi, du fait du nombre abondant de sources sur l’andalou conservées, éditées et étudiées, il est devenu la variété de l’arabe médiéval la plus connue, alors qu’on ne connaît presque rien à propos du marocain médiéval. Cependant, et considérant que l’arabe andalou et l’arabe marocain du type sédentaire ou préhilalien ont la même origine4, c’est-à-dire les variétés arabes parlées et apportées par les conquérants jusqu’en Occident islamique, il faudra tenir compte sur l’existence de quelques caractéristiques communes5. De cette façon, il est très difficile de distinguer dans les sources écrites, et surtout dans les plus anciennes, les traits andalous des traits marocains. Ainsi, les grandes similitudes qui existent entre les textes où on trouve quelques traces de l’arabe vernaculaire occidental, quelle que soit leur provenance andalouse ou marocaine, nous mène a nous interroger sur la possibilité de l’existence d’un primitif domaine maghrébin commun, comme se le 3 4 5 104 De cette façon, on dispose de plusieurs témoins de la fixation textuelle de l’arabe andalou depuis le Xe siècle et jusqu’au moment de l’expulsion des Morisques au XVIIe siècle. Ainsi, le premier usage conservé de l’andalou dans un document écrit est un vers de l’an 913 dans lequel ʕAbd ar-Raḥmān III est insulté ; un vers prononcé par un partisan de ʕUmar ibn Ḥafṣūn, un insurgé contre le pouvoir du calife. On peut lire le vers dit dans la chronique médiéval al-Muqtabis V du connu historien Ibn Ḥayyān. Le voici dans son intégralité : laban úmmu fi fúmmu (metre mustaṭīl), “Le lait de sa mère est sur sa bouche ”, et son adversaire répond, aussi en arabe andalou : ras ban ḥafṣún fi ḥúkmu (metre mustaṭīl) “la tête de Ibn Ḥafṣūn est son choix ”. Pour le vers et sa traduction, cf. Corriente 1998 : 79. Ainsi, Colin a affirmé qu’avant l’arrivée des Banū Hilāl au Maroc, l’arabe marocain parlé seulement dans les villes du Nord et dans les tribus de leur hinterlands, était très proche de l’arabe andalou, cf. Colin 1931 : 7. Pour cette question voir Corriente 1992 : 35, et Ferrando 1998. De los manuscritos medievales a internet demandait déjà Colin en disant : “jusqu’à quel point l’arabe marocain médiéval était différent de l’arabe hispanique (sic) ?”6. Les traits communs aux textes écrits dans les deux côtes du détroit de Gibraltar sont nombreux, on citera les suivants comme exemple: Les fautes d’orthographe par rapport aux conventions d’écriture de l’arabe classique, par exemple : - le changement du alif maqṣūra par un alif de prolongation اراau lieu de “ أرىje vois”. - la substitution du hamza par yāʔ : اﻟﺒﻴﺮau lieu de“ اﻟﺒﺌﺮpuits”. Ensuite, par rapport à la phonétique : - l’apparition des occlusifs correspondants au lieu des phonèmes interdentaux classiques, comme أﺧﺪau lieu de “ أﺧﺬil a pris”. - l’apparition d’emphatiques au lieu de certains phonèmes nonemphatiques comme on voit dans l’exemple suivant ﻓﺼﺎرau lieu de“ ﻓﺴ ﺎرil est parti”. Pour la morphosyntaxe, par exemple : - un usage incorrect du duel, comme ﺑﻤﺎﺋﺘﻴﻦ دﻳﻨﺎرau lieu de“ ﺑﻤﺎﺋﺘﻲ دﻳﻨﺎرavec deux cents dinars”. - l’accord des noms inanimés au pluriel avec un autre pluriel au lieu de l’accorder au féminin singulier, par exemple, أﻳّﺎم ﻣﺘﻮاﻟﻴﺎتau lieu de أﻳّﺎم ﻣﺘﻮاﻟﻴﺔ “des jours successifs”. - faire accorder un verbe placé au début de la phrase au pluriel avec son sujet pluriel, par exemple, “ ﻓﻘﺎﻟﻮا ﻟﻪ اﻟﻮزراءet les ministres lui ont dit”, au lieu du singulier ﻓﻘﺎل, et aussi avec un sujet au duel. Au cours des siècles, chacune de ces variétés de l’arabe a évoluée d’une façon différente pour diverses raisons de type linguistique, mais il est connu que les contacts entre les sociétés andalouse et marocaine ont été constants tout au long du Moyen Âge. De cette façon, on a constaté depuis longtemps la présence dans quelques variétés marocaines septentrionales de plusieurs caractéristiques linguistiques avec une origine andalouse7. Cette empreinte linguistique est très difficile à dater, mais les données dont on dispose nous ont fait affirmer qu’elle a commencé à une date précoce et a continué après l’arrivée des morisques au XVIIe siècle8. Ainsi, la direction de ces influences a été presque toujours du nord au sud, c'est-à-dire d’Alandalús au Maroc, sauf quelques exceptions. Ces exceptions 6 7 8 Cf. Colin 1930 : 105. Voir Colin 1926 : 17. Cf. Vicente 2010a, 2010b et 2011. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 105 ont eu lieu surtout pendant les époques du pouvoir almoravide et almohade. Du fait de cette circonstance, on trouve dans l’arabe andalou de la ville de Grenade les verbes marocains šāf “il a vu” et žāb “il a apporté”9, et aussi le deuxième élément de la négation dont l’existence dans l’arabe andalou était rare10. F. Corriente a justifié ces traits comme une influence du marocain sur quelques idiolectes de la Grenade andalouse11. Par rapport à l’influence de l’andalou sur le marocain, on peut affirmer à priori que la région nord-ouest du pays est la plus concernée par ce phénomène (surtout la région de Jbala), mais à cause de mouvements de population l’empreinte linguistique est arrivée jusqu’aux régions plus éloignées comme la vallée du Dra ou le Tafilalt où la variété judéo-arabe parlé pour les juifs de la région avait conservé quelques traits anciens qui ont été expliqués comme d’origine andalouse par S. Lévy12. L’objectif de ce travail n’est pas pourtant d’analyser ces caractéristiques communes ou ces influences, sujet auquel on a déjà consacré quelques travaux déjà cités ci-dessous. Il s’agit donc d’examiner quelques ouvrages écrits en arabe moyen pour identifier quel type d’information nous avons sur l’arabe marocain ancien. On va citer donc, en suivant un ordre chronologique (du XIIe au XVIe siècle), les sources choisies et consultées. 2. Ouvrages arabes consultés 2.1. Ouvrage d’al-Bayḏaq اﻟﺒﻴﺬق Le premier texte qu’on va analyser est une source historique écrite par Abū Bakr Ibn ʕAlī aṣ-Ṣanhāǧī, connu sous le nom de ( اﻟﺒﻴﺬقal-Bayḏaq) et du XIIe siècle. Ce texte a été intitulé par l’un de ses éditeurs comme أﺧﺒﺎر اﻟﻤﻬﺪي ( إﺑﻦ ﺗﻮﻣﺮت وﺑﺪاﻳﺔ دوﻟﺔ اﻟﻤﻮﺣّﺪﻳﻦʔAxbār al-mahdī Ibn Tūmart wa bidāyat dawlat almuwaḥḥidīn) car le manuscrit conservé n’avait aucun titre13. Il ne s’agit pas d’une énumération de faits classiques de l’historiographie arabe mais d’un récit de vie, une espèce de mémoires. L’auteur a joué un rôle dans les événements dont il parle, comme l’un des compagnons du mahdī Ibn Tūmart et du calife ʕAbd al-Muʔmin. Al-Bayḏaq avait le berbère comme langue maternelle, et c’est pour cette raison qu’on trouve aussi la présence des berbérismes dans ses mémoires. 9 Voir Corriente 1998 : 53-57. 10 Voir Corriente 1977 : 142-145. 11 12 13 106 Voir Corriente 1992 : 121. Cf. Lévy 1998 : 13. Il a été édité par E. Lévi-Provençal en 1928 et par ʕAbd al-Wahhāb ibn Manṣūr en 1971. De los manuscritos medievales a internet G.S. Colin a fait une étude des faits dialectaux relevés dans ce texte dont plusieurs pourraient faire partie d’un domaine maghrébin commun14. Tel est le cas, par exemple, de l’utilisation très fréquente des schèmes verbaux à l’inaccompli typiques des dialectes occidentaux comportant le préfixe n- pour la première personne du singulier, et le préfixe n- plus le suffixe -u pour la première personne du pluriel. Cette caractéristique est très facile à identifier, par exemple : “ ﻧﻮﻗﻒje me lève”, au singulier, “ ﻧﻘﻮﻟﻮاnous disons”, ﻧﺴﻴﺮوا “nous allons”, au pluriel15. On trouve que la provenance des quelques traits linguistiques ne peut pas être vérifiée, et à cause de cela Colin se demande encore si les formes analysées sont nées au Maroc sous une influence andalouse, si elles sont nées en Alandalús et empruntées par le marocain ou si elles constituent une évolution marocaine indépendante. Voici quelques exemples: - Quelques lettres emphatiques pourraient refléter une prononciation dialectale, car elles coïncident avec la prononciation du marocain actuel. Cela est par exemple le cas de ﺻﻮرau lieu de“ ﺳﻮرrempart” qu’en marocain est ṣōṛ, et ﺻﻄﻞau lieu de “ ﺳﻄﻞseau”, en marocain ṣṭaḷ 16. - L’usage de quelques pluriels dialectaux comme وﻳﺪانwīdān “fleuves” (on trouve aussi la forme réduite وادpour le singulier)17, ﺟﻮارžawār “servantes, concubines”18 et ﻓﻴﺴﺎنfīsān “pioches”19, qui existent aujourd’hui en marocain. - L’emploi de quelques mots avec le genre de l’arabe vernaculaire au lieu de celui de l’arabe classique. Par exemple, žāmaʕ comme un féminin: “ هﺪم ﻓﻴﻬﺎ ﺟﺎﻣﻊ ﻋﻠﻲ ﺑﻦ ﻳﻮﺳﻒ وﻟﻢ ﻳﻬﺪﻣﻮهﺎ آﻠّﻬﺎ ﺑﻞ هﺪﻣﻮا ﺑﻌﻀﻬﺎils ont démoli la mosquée de ʕAlī Ibn Yūsuf, et ils ne l’ont pas démoli entièrement mais seulement en partie”20. On peut également trouver cette caractéristique aujourd’hui dans l’arabe marocain, surtout au nord du pays. Ainsi ǝž-žāmaʕ ǝl-ḥamra “la mosquée rouge” ou ǝž-žāmaʕ ǝl-bēḍa “la mosquée blanche”21. D’après Colin22, cette caractéristique est due au substrat berbère, car les mots berbères tamezgida et timesgida sont aussi des arabismes féminisés, et dérivés du mot masǧid qui est masculin en arabe. Une caractéristique tout à fait plausible car le substrat 14 15 16 17 18 19 20 21 22 Voir Colin 1930. Nos exemples proviennent tous de cette étude. Voir ceux-ci et d’autres exemples dans Colin 1930 : 116. Colin 1930 : 109. Pour le marocain actuel, Prémare DAF, 6 : 228 et 6 : 95. Colin 1930 : 109. Pour le marocain actuel, Prémare DAF, 12 : 129. Colin 1930 : 109. Dans le marocain actuel a changé son sens, Prémare DAF, 2 : 260. Colin 1930 : 114. Pour le marocain actuel, Prémare DAF, 10 : 4 Colin 1930 : 112. Prémare DAF, 2 : 228. Colin 1930 : 113. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 107 amazigue sur les parlers arabes du nord du Maroc a été plusieurs fois démontré 23. - De la même façon, on trouve le mot ﻣﻮﺿﻊau féminin, par exemple: “ ﻟﻤﻮﺿﻊ ﻳﻘﺎل ﻟﻬﺎ ﺁزﻟّﻴﻢl’endroit est appelé Azallīm”24. On a trouvé mōḍaʕ aussi au féminin au nord du Maroc, par exemple: f-mōḍaʕ oxra “ailleurs, dans un autre endroit”25. Aujourd’hui, il n’est pas fréquent en féminin, mais compte tenu que l’exemple donné reflète la forme conservatrice du mot (mōḍaʕ au lieu de moṭaʕ, la prononciation habituelle au nord du Maroc au moment actuel), il est possible qu’il reflète aussi une concordance du genre d’un marocain plus ancien26. - L’utilisation du pronom relatif avec la valeur d’une conjonction qui signifie “pour le fait que”, par exemple: ﻻ اﻟﺬي اﻋﻄﺎك اﻟﺨﻠﻴﻔﺔ ﺧﺎدﻣﺔ ّ “ ﻣﺎ ﺣﻤّﻘﻚ اtu es devenu fou, parce que le calife t’a donné une servante (en mariage)”27. C’est la même valeur que lli en marocain contemporain dans l’exemple: fraḥ ǝlli woṣṣal ʕla xayr “il se réjouit d’être arrivé dans de bonnes conditions”28. - On trouve le pluriel des noms de métiers avec un suffixe -in pour indiquer le nom du quartier où se trouve une corporation, par exemple: “ ﻗﺘﻞ اﻟﻌﺒﻴﺪ ﺑﺎﻟﺼﺒّﺎﻏﻴﻦ اﻟﻘﺪﻳﻢles esclaves furent tués dans le vieux quartier des teinturiers”. En marocain actuel : ṣ-ṣǝbbāġīn “le quartier des teinturiers”29. - L’utilisation du nom زوجavec les sens de “deux”, par exemple زوج آﺘﺐ “un pair de messages”30, qui a formé en marocain le numéral žūž, après une assimilation phonétique. - L’apparition des conjonctions ou des particules très dialectales comme “ ﺑﺎشpour que”, par exemple: “ اﻋﻄﺎهﻢ اﻟﻔﻴﺴﺎن ﺑﺎش ﻳﺤﻔﺮواil leur a donné les pioches pour qu’ils creusent”. La même conjonction est très fréquente en marocain : žīt bāš nšūfək “je suis venu pour te voir”31. Ou la particule de génitif “ ﻣﺘﺎعde”, par exemple: “ اﻟﺸﺎﻗﻮر ﻣﺘﺎع اﻟﺨﺒﺎءla hache de la tente”32. Aujourd’hui, on trouve encore mtāʕ dans quelques régions du Maroc mais 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 108 Voir, par exemple, Aguadé / Vicente 1997. Colin 1930 : 112. Colin Dictionnaire, 2 : 2061. La prononciation de /ḍ/ comme occlusive sonore au nord du Maroc (à Jbala) a été considérée comme une trace de l’arabe andalou, car les variétés citadines de la région font prononcer ce phonème comme sourd, cf. Vicente 2010b : 151. Colin 1930 : 116. Prémare DAF, 1 : 75. Colin 1930: 114. Pour le marocain actuel, Prémare DAF, 8 : 20. Colin 1930 : 119. Colin 1930 : 117. Pour le marocain actuel, Prémare DAF, 1 : 110. Colin 1930 : 117. De los manuscritos medievales a internet elle est en voie de disparition devant dyāl, la particule de génitif généralisée partout. Ainsi, comme Colin lui-même l’affirme, on voit que les caractéristiques vraiment marocaines existantes dans les textes ne sont pas très nombreuses, de telle façon qu’elles ne seront pas suffisantes pour qu’on puisse se faire une idée de l’état de l’arabe marocain à l’époque almohade33. 2.2. Ouvrage de Laḥn al-ʕāmma de Ibn Hišām al-Laxmī Le deuxième texte consulté a été l’ouvrage du genre littéraire connu comme Laḥn al-ʕāmma de Ibn Hišām al-Laxmī, qui date de la seconde moitié du XIIe siècle et s’intitule ( اﻟﻤﺪﺧﻞ إﻟﻰ ﺗﻘﻮﻳﻢ اﻟﻠﺴﺎن وﺗﻌﻠﻴﻢ اﻟﺒﻴﺎنal-Madxal ilà taqwīm al-lisān wa taʕlīm al-bayān)34. Il s’agit de l’un des principaux ouvrages composés dans l’Occident arabophone sur les fautes de langue surtout des gens du peuple (al-ʕāmma). Il apporte des corrections et des précisions sur deux ouvrages de Laḥn alʕāmma précédents, et la plupart des observations d’Ibn Hišām concernent en fait des traits dialectaux de l’arabe andalou35. Malgré sa nisba d’as-sabtī, l’auteur est né à Séville, mais il a passé plusieurs années dans la ville de Ceuta où il a écrit la plupart de ses ouvrages. Ceuta à l’époque était une ville qui faisait partie d’Alandalús et de ce fait, elle a eu une grande influence dans l’arabisation de la région septentrionale du Maroc, comme cela a déjà été démontré36. Mais on peut également souligner une influence à l’inverse, car la présence de quelques mots dans l’ouvrage d’Ibn Hišām qui n’existent pas dans les autres sources andalouses, peuvent nous faire penser à une possible influence de l’arabe parlé dans les alentours de la ville sur l’arabe de Ceuta. Ces mots sont les suivants37 : - zǝrbiyya : Voilà l’explication d’Ibn Hišām38 : ﻄﻨْﻔِﺴﺔ واﻟﺠﻤﻊ زَراﺑﻲ ِ ﺑﻜﺴﺮ اوّﻟﻪ ﻟﻠ- زرﺑﻴّﺔ 33 34 35 36 37 38 Comme disait Colin, “elles permettent néanmoins d’y constater l’existence de nombreux points de contact avec l’arabe hispanique (sic) ”, cf. Colin 1930 : 105. Cet ouvrage a été édité et étudié par J. Pérez Lazaro 1990. Cela est l’avis de Colin, cf. Colin 1931 : 6. Concernant ce sujet, voir Vicente 2007 : 65 et ss. La présence de quelques-unes de ces caractéristiques d’origine andalouse au nord du Maroc existe encore à l’époque actuelle dans les variétés les plus conservatrices de la région ; sur ce sujet voir Vicente 2010a, 2010b et 2011. Les exemples ici cités ont été identifiés par G.S. Colin dans l’extrait de l’ouvrage d’Ibn Hišām al-Laxmī fait par Ibn Xātima d’Almería dans la première moitié du XIVe siècle. Cf Colin 1931. Colin 1931 : 14. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 109 La plupart des sources andalouses ne semblent pas connaître ce mot, il n’existe que dans ce texte d’Ibn Hišām et dans un texte tardif de la Grenade nazaride où l’influence marocaine est bien probable39. C’est un mot très habituel en marocain : zǝrbiyya “tapis de haute laine, à points noués”, avec un pluriel similaire à celui signalé par d’Ibn Hišām, zrābi 40. - msīd : d’après Ibn Hišām, il s’agissait d’une autre façon de dire la mosquée. Ainsi, nous avons41 : ﻣﺴﺠﺪ – وﻳﻘﺎل ﻟﻪ ﻣﺴﻴﺪ أﻳﻀﺎ ﺣﻜﺎﻩ ﻏﻴﺮ واﺣﺪ واﻷول أﻓﺼﺢ42 On trouve ce mot dans le dictionnaire de l’arabe andalou de F. Corriente, où il a signalé qu’il l’a trouvé dans le texte d’Ibn Hišām ; il semble donc qu’il n’existe pas dans les autres sources andalouses43. En marocain contemporaine, lǝ-msīd est l’école coranique44. - mǝšmāš 45: َﻣِﺴ َﻤِﺶ – ﻳﻘﺎل ﺑﻜﺴﺮ اﻟﻴﻤﻴﻦ وهﻮ أﻓﺼﺢ وﺑﻔﺘﺤﻬﻤﺎ وهﻮ أﺿﻌﻒ Apparemment inconnu en andalou. En marocain, on dit mǝšmāš pour les abricots46, qui sont nommés barqūq en arabe andalou et en arabe classique. - mәtrәd 47: ﻣَﺜﺮَد – ﻟﻔﻆ ﻣﻮﻟّﺪ ﻳﻘﺎل ﺑﻜﺴﺮ اﻟﺮاء وﻓﺘﺤﻬﺎ وﻣﻴﻤﻪ ﻣﻔﺘﻮﺣﺔ وﻗﺪ ﺛﺮد ﻳﺜﺮِد وﻳﺜﺮُد ﻓﻌﻠﻰ اﻟﻜﺴﺮ ﻳﻘﺎل ﺑﺎﻟﻜﺴﺮ وﻋﻠﻰ اﻟﻀ ّﻢ ﻳﻘﺎل ﺑﺎﻟﻔﺘﺢ Nom de récipient inconnu dans les autres sources andalouses, trouvé seulement dans le texte d’Ibn Hišām48. En marocain c’est mǝtrǝd “plat de terre cuite en forme de grande coupe large et peu profonde”49. - nuġnuġa 50: ُﻧﻐْﻨﻐﺔ – ﺑﻀ ّﻢ اﻟﻨﻮﻧَﻴﻦ ﻟﻠﻠﺤﻤﺔ اﻟﻤﺘﺪﻟّﻴﺔ ﻋﻠﻰ أﻋﻠﻰ اﻟﺤﻠﻖ La luette d’après Ibn Hišām, il s’agit du jabot ou du goitre dans d’autres sources andalouses51, mais il est fréquent dans les textes de médecine avec le 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 110 Cf. Seco 1955. Cité par Corriente 1997 : 227. Prémare DAF, 5 : 295. Colin 1931 : 17. Voir l’explication de Colin pour l’évolution phonétique de ce mot, Colin 1931 : 17, n. 4. Corriente 1997 : 269. Prémare DAF, 11 : 195. Colin 1931 : 17. Prémare DAF, 11 : 210. Colin 1931 : 19. Corriente 1997 : 83. Prémare DAF, 2 : 43. Colin 1931 :21. Colin 1931 : 21, n.7. Aussi, Corriente 1997 : 534. De los manuscritos medievales a internet sens de luette52. Aujourd’hui en marocain on trouve le verbe nǝġnǝġ “parler du nez”, et un nǝġnōġi est quelqu’un qui parle du nez53. - hēḍōra 54: هﻴﺪورة – ﻟﻔﻈﺔ أﻋﺠﻤﻴّﺔ واﻟﻌﺮب ﺗﺴﻤّﻴﻬﺎ اﻟﻤِﺴﻼخ En marocain, c’est hēḍōra dont le sens est “peau du mouton lavée et tannée avec sa laine, servant de tapis”. En andalou, il existe le mot haydúra avec le même sens55. - šāšiyya 56: ﺷﺎﺷﻴﺔ – ﻟﻔﻈﺔ أﻋﺠﻤﻴّﺔ وهﻲ ﻋﻨﺪ اﻟﻌﺮب اﻟﻘﻠﻨﺴﻮة Il s’agit d’un mot qui, d’après Colin, a une origine étrangère et existait aussi en andalou57. Aujourd’hui, en marocain, šāšiyya c’est un chapeau typique des femmes de la région de Jbala58. 2.3. al-Maqṣad d’al-Bādisī Le troisième document consulté est un ouvrage hagiographique composé au début du XIVe siècle par ʕAbd al-Ḥaqq al-Bādisī et intitulé اﻟﻤﻘﺼﺪ اﻟﺸﺮﻳﻒ ( واﻟﻤﻨﺰع اﻟﻠﻄﻴﺐ ﻓﻲ اﻟﺘﻌﺮﻳﻒ ﺑﺼﻠﺤﺎء اﻟﺮﻳﻒal-Maqṣad aš-šarīf w-al-manzaʕ al-laṭīf fī t-taʕrīb b-ṣulaḥāʔ ar-rīf). Il contient des renseignements abondants et détaillés sur la vie religieuse ancienne du Maroc et plus particulièrement sur le développement du culte des saints ainsi que sur l’apparition des confréries religieuses. Le texte a été édité deux fois en 1982 et 1993, et traduit par Colin en 192659. Toute la documentation de l’auteur du Maqṣad est d’origine orale, l’auteur ne prend la parole que pour préciser ou rectifier un détail ou donner son opinion personnelle, un fait très important pour le registre de langue employé. Néanmoins, l’édition corrigée du manuscrit ne permet pas de relever les traits de la phonétique ni de la morphologie. Il n’y a que l’exemple de la prononciation occlusive glottale sourde [ʔ] au lieu de l’occlusive, vélaire, sourde /q/, caractéristique des dialectes citadins du Maroc, un trait qui est aujourd’hui en voie de disparition60. L’avis de Colin est que celui qui dictait le texte au copiste suivait cette prononciation courante chez les citadins du 52 53 54 55 56 57 58 59 60 Notification personnelle du Prof. F. Corriente. Prémare DAF, 11 : 408. Colin 1931 : 31. Prémare DAF, 12 : 118. Pour l’andalou, cf. Corriente 1993 : 84, n. 16. Colin 1931 : 30. Cf. Colin 1931 : 30, n.3, et Corriente 1997 : 271. Prémare DAF, 7 : 224. Ces éditions ont été faites par le même auteur Saʕīd Aḥmad ʕArāb. Pour la traduction française, cf. Colin 1926, tous nos exemples proviennent de cette traduction annotée. Sur cette prononciation glottale sourde du /q/, voir Moscoso 2003 : 48, n.108. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 111 Nord du Maroc, et le scribe n’a pas su la corriger et la remplacer par la forme classique. Par exemple : اﻻﺳﻄﻞpour “ اﻟﻘﺴﻄﻞtuyau” et ﻃﺮأpour ﻃﺮق “chemins”. De cette façon, ce texte est utile seulement du point de vu du lexique. Ainsi, on va citer quelques exemples: - زاوﻳﺔzāwiya, on le trouve avec le sens “ermitage où habite un saint avec ses disciples et ses serviteurs religieux” en coïncidant avec le mot marocain actuel zāwya 61, mais aussi comme synonyme du mot classique راﺑﻄﺔrābiṭa. De plus, ce mot a le sens de “recoin, endroit retiré, réservé dans une chambre particulière pour se livrer à la méditation”, plus en accord avec son sens en arabe classique. - il y a des expressions de création dialectale, comme اﻟﻌﺪ ّو اﻟﺒﺤﺮي, en marocain: el-ʕaduww ǝl-baḥrī “corsaire” ou ﺳﻠﻌﺔ اﻟﺒﺤﺮ, en marocain: slaʕt ǝlbḥar “marchandises importées par mer”62. - آﺴﻰpour nommer un vêtement d’homme, ksa existe encore aujourd’hui au nord du Maroc pour désigner un ḥaik léger d’homme63. - “ ﺳﺮّافsorte de grand coutelas”, à Jbala aujourd’hui sǝrrāf signifie “sabre de bois”64. - وﺳﻂ اﻟﺪار, en classique c’est “le milieu de la maison”, mais il a ici le sens du marocain: wǝṣṭ ǝḍ-ḍār c’est “la cour intérieure des maisons marocaines”65. - “ واﻟﻲsaint” et comme synonyme de šayx. En marocain wāli a, entre autres sens, celui de saint66. On trouve en plus, des mots berbères, par exemple: aḏerḍur “sourd”, ṯīrnoṭ “un type d’arbuste”, qui existe encore dans la région du Rif, et d termes d’origine latine comme kanbūs “voile de tête pour une femme”. 2.4. Malʕabāt al-Kafīf az-Zarhūnī Continuons avec l’époque marinide où on trouve le long poème épique intitulé ( ﻣﻠﻌﺒﺔ اﻟﻜﻔﻴﻒ اﻟﺰرهﻮﻧﻲMalʕabāt al-Kafīf az-Zarhūnī), édité par Mohamed Bencherifa67 et étudié par ce même auteur d’un point de vue linguistique68. Cet auteur affirme que la langue ici trouvée coïncide plutôt avec la langue 61 62 63 64 65 66 67 68 112 Prémare DAF, 5 : 424. Prémare DAF, 6 : 160. Prémare DAF, 10 : 584. Prémare DAF, 6 : 80. Prémare DAF, 12 : 199. Prémare DAF, 12 : 276. Édition publiée à Rabat en 1987. Voir Bencherifa 1994. Tous nos exemples proviennent de ce travail. De los manuscritos medievales a internet des cejeles andalous, mais il insiste aussi sur les coïncidences existantes entre l’arabe andalou et l’arabe marocain au Moyen Âge69. D’après Bencherifa, son auteur pourrait être de la région de Jbala, au nord du Maroc70, une affirmation basée sur quelques caractéristiques linguistiques du texte. De cette façon, il a remarqué l’existence dans le texte des quelques traits intéressants présents aussi dans les dialectes jeblis marocains contemporains71. Il s’agit de la chute du phonème /h/ dans les pronoms personnels suffixes, ainsi : ﻣﻨّﺎau lieu de “ ﻣﻨﻬﺎd’elle”, ou ﺷﺮﻗﺎau lieu de ﺷﺮﻗﻬﺎ “son Orient”. Et en pluriel : ْ ﺑﻴ َﻨﻢau lieu de ﺑﻴﻨﻬﻢ, ou ْﻋِﻨ َﺪمau lieu de “ ﻋﻨﺪهﻢchez eux”. Aussi, on relève l’usage du verbe اﻟﻘﻰau lieu de ﻋﻤﻞavec le sens de “faire” 72. Sinon, par rapport au lexique, il y a quelques mots appartenant au néoarabe, dont certains existaient déjà en andalou. Voici quelques exemples : “ ﺷﺎﺷﻴﺔchapeau”. Le mot a été cité aussi par Ibn Hišām comme on l’a vu. En marocain, i y a le terme šāšiyya 73. ﻗﻴﻄﻮن: il existait aussi en andalou pour “tente”74, et comme Bencherifa affirme, il s’agit d’un mot très connu au Maroc: qaiṭūn 75. اﻟﺰآﺮون: “verrou”. On ne l’a pas trouvé en andalou. D’après Corriente, il s’agit d’un mot grec76. En marocain, il a le même sens et il est prononcé zǝkrūm 77. ﺷﺎﺑﻞ: c’est le nom d’un poisson, connu aujourd’hui au Maroc comme šābǝl. C’est un emprunt au mot espagnol “sábalo”78. ﺑﺤﻞ: utilisé pour la comparaison. Il s’agit de l’adverbe “comme”, prononcé bḥāl en marocain79. ذوك: “ceux”. En marocain, dūk est l’adjectif démonstratif pluriel habituel, par exemple dūk əl-ūlād “ceux garçons”. Dans les deux derniers cas, on peut remarquer l’emploi de mots clairement dialectaux mais qui ne reflètent pas la prononciation du marocain 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 Bencherifa 1994 : 13 et 16. Bencherifa 1994 : 16. Pour ces caractéristiques dans les variétés actuelles du nord du Maroc, voir Vicente 2000 : 138. Bencherifa 1994 : 17. Bencherifa 1994 : 13. Corriente 1997 : 451. Bencherifa 1994 : 13. Pour le marocain, Prémare DAF, 10 : 753. Notification personnelle. Bencherifa 1994 : 14. Pour le marocain, Prémare DAF, 5 : 349. D’après ce dernier, le mot a une origine berbère provenant du azəkrum. Bencherifa 1994 : 13. Pour le marocain, cf. Prémare DAF, 7 : 24, qui nous renseigne sur son attestation déjà au XIIe siècle par le géographe al-Idrīsī de Ceuta. Bencherifa 1994 : 15. Pour le marocain, Prémare DAF, 1 : 141. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 113 actuel. Il peut s’agir ici d’une pseudo-correction ou d’une évolution dans la prononciation du marocain dès l’époque de cet ouvrage jusqu’à nos jours. 2.5. al-Miʕyār d’al-Wanšarīsī L’ouvrage suivant est de Abū al-ʕAbbās al-Wanšarīsī, connu avec le titre de ( اﻟﻤﻌﻴﺎرal-Miʕyār). Il s’agit d’une des sources les plus importantes sur de nombreuses questions juridico-religieuses islamiques car il contient une collection de fatwas malékites. L’auteur, du XVe siècle, est né en Algérie, mais il a longtemps vécu au Maroc où il est mort à Fès en 1508. Malgré le sujet abordé80, c’est un texte qui montre quelques dialectalismes81. Ils concernent surtout le domaine du lexique dont le sens à évolué de l’arabe ancien au néoarabe. A. al-Wadġīrī a déjà fait une étude sur les dialectalismes d’origine andalouse et marocaine présents dans cet ouvrage. On va en voir quelques exemples: ُدوﱠار: avec le même sens que le mot a en arabe andalou et en marocain, cela veut dire un petit village bédouin (groupe de tentes disposées circulairement)82. Il faut souligner la prononciation marocaine, ḍōwwār, au lieu de l’andalouse dawwār 83. ﻣﺪرﺳﺔ: ce mot a le sens d’établissement d’enseignement, comme en arabe ancien, mais l’auteur l’utilise aussi avec le sens d’établissement où les étudiants en sciences islamiques peuvent habiter, une évolution du neoarabe. En marocain, ils sont prononcés d’une façon différente pour les distinguer : mǝdrāsa, le premier, et mǝdǝrsa, le deuxième84. ﺑﺎآﻮر: en arabe ancien, il s’agit de la pluie de la première heure du matin, mais al-Wanšarīsī l’utilise avec le sens du néoarabe : “figues précoces et de grande taille”, qui existe en andalou et en marocain85. ﺑﻄﻨﻴﱠﺔ: “abdominal” en arabe ancien. Dans le Miʕyār, c’est une ceinture normalement en cuir, et dans un sens qu’on trouve aussi en arabe andalou. Cependant, en marocain actuel, bǝṭniyya, il a le sens de “ventrée”86. 80 81 82 114 Normalement pour des sujets comme la religion et le droit, la variété de l’arabe utilisée est toujours l’arabe classique ; mais dans le texte d’al-Wanšarīsī, cet auteur a utilisé des mots et expressions qui n’appartiennent pas à cette variété mais aux dialectes andalou ou marocain de son époque, comme al-Wadġīrī a déjà démontré, cf. al-Wadġīrī 1994 : 42. Tous nos exemples proviennent de cet article, cf. al-Wadġīrī 1994. Cf. al-Wadġīrī 1994 : 44. 83 Voir pour le marocain Prémare DAF, 4 : 380, et pour l’andalou Corriente 1997 : 187. 84 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 44. Pour le marocaine, Prémare, DAF 4 : 257. 85 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 44. Pour le marocain, Prémare DAF, 1 : 286, pour l’andalou, Corriente 1997 : 60. De los manuscritos medievales a internet ﻣﺨﺰن: “magasin aux vivres” en arabe ancien. Mais dans cet ouvrage il est utilisé avec le sens marocain ainsi que l’explique al-Wadġīrī87 : il s’agissait du trésor de l’état dans un premier temps, de l’état même dans une deuxième étape, et ce terme renvoie aux hommes de l’état dans un troisième temps, le même qu’à l’époque actuelle88. ﻣﺮﻣﱠﺔ: “réparation” en arabe ancien, mais dans le texte d’al-Wanšarīsī cela veut dire “métier à tisser”, comme le mot marocain mrǝmma 89. زاوﻳﺔ: on l’a déjà vu pour le Maqṣad (voir supra). Al-Wanšarīsī l’a utilisé aussi avec le sens d’endroit pour la prière et siège d’une confrérie religieuse, le même que celui du mot marocain zāwya 90, alors qu’en arabe ancien il n’a que le premier sens d’endroit pour la prière. On trouve aussi d’autres mots qui sont des emprunts. Par exemple, du marocain à l’espagnol, à travers l’andalou, comme اﻟﺴﺒﺎطde l’espagnol “zapato”, en marocain ṣǝbbāṭ “paire de chaussures”91 ; ou du marocain à l’amazigue : ﻣﺰوار, dans cette langue amzwar “chef de clan”, en marocain c’est mǝzwār et cela veut dire “un notable religieux des familles des Chorfa chargé de la protection des intérêts du clan”92. 3. Du XVIe siècle aux premiers travaux de dialectologie marocaine Au cours des siècles, on remarque que le nombre de documents contenant certains traits des langues vernaculaires a augmenté de façon progressive. Ainsi, les documents utiles pour la connaissance de l’évolution diachronique de l’arabe marocain deviennent plus nombreux à partir du XVIe siècle, comme par exemple les poésies du Meždūb, auquel on a attribué un nombre indéterminé de quatrains plusieurs fois édités (les mǝždūbiyyāt), et aussi les corpus de mǝlḥūn, bien qu’ils ne soient pas très profitables pour les études de dialectologie car ils ne reflètent pas un registre tout à fait dialectal. Mais ce sont surtout les chroniques historiques, qui deviennent plus abondantes à partir de l’époque saʕadienne et dans lesquelles on va trouver une 86 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 44. Pour l’andalou, Corriente 1997 : 56, et pour le marocain, Prémare DAF, 1 : 256. 87 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 44. 88 Cf. Prémare DAF, 4 : 73, en andalou c’est la cour royale, Corriente 1997 : 156. 89 Cf. Prémare DAF, 5 : 214, aussi en andalou, Corriente 1997 : 218. 90 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 44. Pour le marocain Prémare DAF, 5 : 424, pour l’andalou, Corriente 1997 : 238. 91 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 46, pour le marocain Prémare DAF, 6 : 19. 92 Cf. al-Wadġīrī 1994 : 47, pour le marocain Prémare DAF, 11 : 190. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 115 plus grande quantité de sources en arabe moyen avec une plus grande présence de dialectalismes. Ainsi, Lévi-Provençal a affirmé en parlant des historiens des dynasties des Chorfa (les Saʕadiens et les ʕAlaouites) que : “la langue du Coran n’est pas la seule employée, les lettrés du pays utilisent la langue courante que l’on parle autour d’eux, leur véritable langue maternelle”93. Et il ajoute ensuite : “la langue des chroniqueurs a forcement évolué avec le temps. Elle présente aussi des réminiscences d’expressions dialectales”94. A partir des chroniques des Saʕdiens on trouvera l’influence de l’empire ottoman, avec l’importation d’un nombre assez considérable de mots d’origine turque dans la langue officielle. Les chroniques ʕalaouites contiennent aussi plusieurs vocables étrangers et des dialectalismes. Les premiers nous renseignent sur la façon dont le Maroc s’est modernisé surtout à partir du XVIIe siècle, et les deuxièmes sur l’état de l’arabe marocain à cette époque-là. Aussi on dispose du témoignage des lettres rédigées par les kuttāb de la chancellerie royale et envoyées vers les royaumes voisins aussi en arabe moyen. C’est le cas par exemple des nombreuses lettres reçues par le roi d’Espagne Philippe II du sultan saʕdien Aḥmad al-Manṣūr avec l’objectif de résoudre quelques problèmes diplomatiques. Datées des années 1590-1640, on peut y trouver les traits caractéristiques de l’arabe moyen, les pseudocorrections typiques, mais aussi le dialectalismes provoqués par l’influence de la langue vernaculaire des scribes, le marocain, sur l’arabe écrit95. Les caractéristiques du marocain repérables dans ces lettres ont été déjà étudiées96. On y voit que malgré les coïncidences avec d’autres textes écrits en arabe moyen, il a aussi plusieurs caractéristiques vraiment marocaines, qui peuvent nous renseigner sur l’état du marocain de l’époque. Voyons par exemple les mots suivants : bġīt “je veux”, ġīs “boue”, brāwāt “lettres”, wīdān “fleuves”97. Mais maintenant la nouveauté est l’existence de plusieurs traits dans tous les domaines de la langue, la phonétique, la morphosyntaxe et le lexique. En résumé, il semble que les rapports entretenus avec les représentants des puissances européennes ont obligé à faire usage d’un style de prose 93 94 95 96 97 116 Lévi-Provençal 1922 : 76. Lévi-Provençal 1922 : 81. Elles ont été éditées par García-Arenal / Rodríguez Mediano / El Hour 2002. Voir Vicente 2002-2003 et Vicente 2001-2003. Cf. Vicente 2002-2003 : 329. De los manuscritos medievales a internet concis et surtout adapté aux nouveaux besoins. A ce sujet, Lévi-Provençal précisait l’existence au Maroc de cette époque-là d’une façon d’écrire spéciale aux secrétaires de cour, qu’on a appelé style et langue du Makhzen. Cela veut dire qu’ils le faisaient volontairement mais sans que cela soit la preuve d’une mauvaise connaissance de la grammaire classique, et en étant bien l’une des caractéristiques de cette variété connue comme arabe moyen. Le dernier fait exposé ne concerne pas seulement les textes provenant d’un contexte officiel car on a aussi les manuscrits coutumiers des siècles XVIe, XVIIe et XVIIIe trouvés apparemment dans quelques zaouiyas marocaines98. Ils sont presque inconnus, la plupart non édités, et ils sont très probablement plus intéressants d’un point de vue dialectologique. C’est dans ce contexte de relâchement relatif qu’ont paru les deux premiers ouvrages considérés, et malgré leurs défauts considérables, les premières tentatives de faire de la dialectologie marocaine. A partir d’elles, nous pouvons déduire quelques traits de l’arabe marocain parlé à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, et dans les deux cas, les auteurs étaient des étrangers. Il s’agit de l’ouvrage intitulé Relation de la captivité du Sr Moüette dans les royaumes de Fez et de Maroc, publié en 1783. A la fin, il y a en annexe le Dictionnaire arabesque (p. 330-362). Il s’agit d’un glossaire français-darija en graphie latine avec une transcription très rudimentaire99. Un peu plus tard, au début du XIXe siècle, apparaîtra la première description de l’arabe marocain, sur le parler de Tanger, par Francisci de Dombay, avec le titre Grammatica linguae mauro-arabicae justa vernaculi idiomatis usum: accesit vocabularium latino-mauro-arabicum, avec tous les exemples en graphie arabe, sa transcription et la traduction latine. 4. Conclusion Comme on a vu, on dispose de quelques matériaux pour étudier l’évolution diachronique de l’arabe marocain même s’ils sont insuffisants pour faire des descriptions plus ou moins complètes. Cette situation est due à l’action des éditeurs de ces ouvrages qui à plusieurs reprises ont considéré nécessaire de corriger quelques “erreurs” commises à cause des petites distractions des scribes. Ainsi, les éditions des textes ont été malheureusement modifiées à maintes reprises et dépourvues de tout ce qui déformait la langue arabe classique, et en faisant cela, elles sont devenues inutiles pour l’étude diachronique des langues vernaculaires. 98 99 Très semblables aux textes que Pablo Sánchez décrit dans son étude publiée dans ce volume. D’après Colin, il s’agit d’un “document assez médiocre mais qui demeure la seule source un peu abondante où nous puissions puiser des renseignements sur l’arabe parlé à cette époque”, cf. Colin 1930 : 104. Á. Vicente, Sur la piste de l’arabe marocain dans quelques sources écrites anciennes 117 Si on veut récupérer cette information, on a une tâche énorme de réédition de ces textes en respectant la langue telle qu’elle apparaît dans les manuscrits. Maintenant, et face au matériel dont on dispose, on peut aussi souligner quelques aspects importants : d’abord la relation indiscutable entre le marocain et l’arabe andalou, au moins jusqu’à la disparition du dernier au XVIIe siècle ; ensuite la survivance de certains traits anciens dans les variétés marocaines septentrionales d’où on peut confirmer son conservatisme plusieurs fois déjà admis ; aussi le lien de la plupart des données avec le lexique car ce domaine de la langue est le plus perméable aux influences externes, comme les emprunts des langues voisines, et où l’évolution de l’arabe ancien au néoarabe est moins évident a priori, et pour conclure, le manque évident de données sur l’arabe marocain ancien qui rend impossible une étude diachronique profonde de cette variété vernaculaire de l’arabe. 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