LA RESPONSABILITÉ DES ÉTATS MEMBRES DE L`UNION
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LA RESPONSABILITÉ DES ÉTATS MEMBRES DE L`UNION
LA RESPONSABILITÉ DES ÉTATS MEMBRES DE L’UNION EUROPÉENNE POUR LES VIOLATIONS DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME IMPUTABLES AU SYSTÈME COMMUNAUTAIRE (*) PLAN I. Introduction II. Le régime ressortant de la jurisprudence des organes de contrôle de la Convention : entre responsabilité et déresponsabilisation A. L’orientation de la Commission européenne des droits de l’homme par rapport aux actes des institutions communautaires et aux actes étatiques de mise en œuvre normative de réglementations communautaires B. Les actes étatiques d’exécution purement formelle d’actes communautaires de droit dérivé : l’affaire M. & Co et la doctrine de la « protection équivalente » C. L’intervention « tardive » de l’ancienne Cour : cohérence substantielle avec l’approche de la Commission D. L’affaire Matthews devant la nouvelle Cour : quelle portée effective? III. Une situation peu satisfaisante IV. Les issues possibles et une question « brûlante » : y a-t-il une responsabilité collective des Etats membres de la Communauté européenne ? A. Sur la nature de la Communauté B. Sur la personnalité juridique de la Communauté V. Conclusion I. — Introduction Il n’est pas évident d’écrire un nouvel article sur une question qui depuis deux bonnes décennies passionne et sur laquelle, pour reprendre une récente formule, « tout a été dit, et souvent répété à l’envi, dans des publications cédant généralement au charme discret de l’autocitation, dans des thèses aussi subtiles que redondantes, ou dans des colloques aussi savants qu’inutiles » ( 1). Pourtant, la question d’une coexistence harmonieuse et surtout cohérente entre le (*) Les opinions exprimées dans le présent article n’engagent que leur auteur. (1) D. Simon, « Des influences réciproques entre CJCE et CEDH : ‘ Je t’aime, moi non plus ’ ? », Les Cours européennes — Luxembourg et Strasbourg, Pouvoirs, n o 96, 2001, p. 31. 6 Rev. trim. dr. h. (2002) système créé par la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention ») et le système communautaire est toujours là, loin d’avoir trouvé une solution satisfaisante. Bien au contraire, les choses se sont tout récemment compliquées davantage encore, avec notamment, dernier acte en date de cette histoire apparemment sans fin, l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, alors que dans le même temps certains Etats membres de l’Union font la sourde oreille aux appels réitérés, y compris au sein de l’Union, en faveur d’une adhésion rapide de la Communauté, voire de l’Union elle-même, à la Convention ( 2). Dans ce contexte, la question de la responsabilité des Etats membres de l’Union européenne pour les actes liés au système communautaire, et tout particulièrement, on le verra, pour les actes des institutions communautaires a pris une importance cruciale. Il suffit, pour en saisir la portée, d’évoquer un élément qui nous paraît capital : dans l’attente de l’adhésion de la Communauté, ou de l’Union, à la Convention, les organes de cette dernière avaient adopté une jurisprudence précisément « attentiste », se traduisant notamment par le refus d’exercer le moindre contrôle sur les institutions communautaires. Or les deux dernières conférences intergouvernementales (Amsterdam et Nice) n’ont pas abordé la question de l’adhésion ( 3). Ce n’est d’ailleurs pas une surprise, car on sait très bien que certains Etats membres sont fermement opposés à cette (2) On sait qu’il y a une tendance claire vers une « fusion » progressive entre la Communauté et l’Union : on assiste en effet, d’une part, à une communautarisation de certaines composantes de l’Union, tel le « troisième pilier », et, d’autre part, à la transformation de l’Union en un véritable pôle d’absorption de ses différents éléments, y compris donc la Communauté. Il devient ainsi de plus en plus artificiel de maintenir une ligne de démarcation nette entre la Communauté et l’Union. Nous emploierons ici le plus souvent les termes communautaire et Communauté, en partie par souci de simplicité et en partie parce que les questions qui nous intéressent se sont posées jusqu’à présent uniquement dans le cadre du système communautaire proprement dit, étant précisé que par ces termes seront aussi implicitement visés, dans les cas appropriés, les autres secteurs de l’Union européenne et l’Union tout court. (3) Il convient de signaler que dans le cadre de la conférence intergouvernementale ayant abouti au Traité de Nice, seul le Gouvernement finlandais avait proposé, le 22 septembre 2000, d’amender l’article 303 du traité C.E. en vue de créer la compétence de la Communauté pour adhérer à la Convention (le texte de la proposition finlandaise est publié in R.U.D.H., 2000, p. 186). Cette démarche n’eut cependant pas de suite (à cet égard voy. J. Polakiewicz, « The relationship between the European Convention on Human Rights and the EU Charter of Fundamental Rights — Some proposals for a coherent system of human rights protection in Europe », The European Union and the International Legal Order : Discord or Harmony ? (éd. V. Kronenberger), The Hague, 2001, pp. 69 et s., 82). Rev. trim. dr. h. (2002) 7 possibilité ( 4). Cela étant, l’absence de tout projet d’adhésion, du moins à ce jour, a de facto renvoyé la balle dans le camp du mécanisme conventionnel, et la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour ») finira tôt ou tard par être confrontée à l’épineuse question de l’étendue de sa sphère de juridiction, par rapport notamment aux actes émanant d’institutions communautaires. Ainsi, les Etats membres de l’Union sont-ils responsables au regard de la Convention pour les actes issus du système institutionnel communautaire ? Dans l’affirmative, la Cour est-elle compétente pour exercer un contrôle sur ces actes ? Si oui, dans quelle mesure et de quelle manière ? Il est évident que, compte tenu de la mise en veilleuse (dans la meilleure des hypothèses) de l’idée d’adhésion, ces questions ont acquis une importance considérable, au point que la réponse que la Cour sera sans doute appelée à leur donner est susceptible d’avoir un impact significatif sur l’attitude même du système communautaire envers la Convention. C’est sur les questions que l’on vient de poser que portera la présente contribution. Mais d’abord une remarque : nous en sommes à notre quatrième article sur le thème des rapports entre le système conventionnel et le système communautaire. Nous sommes donc tout à fait conscients des risques de redondance qu’évoquait D. Simon, cité en introduction. Que toutefois le lecteur se rassure ! La complexité indéniable du thème en cause et la fascination qu’il exerce constituent autant de tentations d’élever le débat au plus haut degré de la théorie du droit. On ne saurait toutefois sous-esti(4) Ces Etats n’en avaient d’ailleurs pas fait mystère lorsqu’en 1994 la Cour de justice avait été appelée à exprimer son avis quant à l’adhésion envisagée. On sait que cet avis, rendu le 28 mars 1996 (CJCE, avis n o C-2/94), fut négatif. A cet égard, voy. A. Bultrini, « La questione dell’adesione della Comunità europea alla Convenzione europea dei diritti dell’uomo di fronte alla Corte di Giustizia », Rivista di diritto internazionale privato e processuale, 1997, pp. 97-114 ; G. Gaja, « Editorial Comments », Common Market Law Review, 1996, pp. 973-989 ; S. O’Leary, « Current Topic : Accession by the European Community to the European Convention on Human Rights — The Opinion of the ECJ », European Human Rights Law Review, 1996, pp. 362-377 ; O. de Schutter et Y. Lejeune, « L’adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l’homme — A propos de l’avis 2/94 de la Cour de justice des Communautés », Cahiers de droit européen, 1996, pp. 555-606 ; L.S. Rossi, « Il parere 2/94 sull’adesione della Comunità europea alla Convenzione europea dei diritti dell’uomo », Il diritto dell’Unione europea, 1996, pp. 839-861 ; P. Wachsmann, « L’avis 2/94 de la Cour de justice relatif à l’adhésion de la Communauté européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », Revue trimestrielle de droit européen, 1996, pp. 467-491, et M. Waelbroeck, « La Cour de justice et la Convention européenne des droits de l’homme », Cahiers de droit européen, 1996, pp. 549-553. 8 Rev. trim. dr. h. (2002) mer le risque que cela comporte : celui de perdre de vue le contexte dans lequel s’inscrit la problématique qui nous occupe, à savoir la protection des droits fondamentaux. En plaçant la discussion sur le terrain très concret de la protection des droits fondamentaux, on se rend compte qu’au-delà des aspects formels, certes pertinents, ce qui importe, en matière de droits de l’homme, c’est l’essentiel. Aussi est-ce à cela que nous nous efforcerons de tendre. II. — Le régime ressortissant de la jurisprudence des organes de contrôle de la Convention : entre responsabilité et déresponsabilisation La question de la responsabilité des Etats membres de l’Union dans le cadre du système conventionnel revêt indéniablement de multiples facettes et implique des problèmes théoriques et de principe d’une grande complexité. Notre démarche sera de nature pratique. Nous nous emploierons ainsi à examiner comment la question se pose concrètement et quels problèmes en découlent, sans pour autant négliger certaines questions de principe incontournables. Notre analyse portera donc uniquement sur le contrôle du respect de la Convention exercé par les organes mis en place à cet effet, seul contexte dans lequel la question qui nous intéresse s’est posée (et risque de se poser encore) en des termes concrets. Une première donnée qui ressort de l’examen de la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme (ci-après « la Commission ») et de la Cour est la diversification du régime de responsabilité suivant la nature de l’acte (étatique ou communautaire) en cause. La jurisprudence des organes de la Convention, qui n’est qu’un reflet de la complexité de la structure communautaire et de l’interaction entre celle-ci et les structures étatiques, fait apparaître une tendance nette à donner au problème des réponses qui varient en fonction justement du mode de relation entre l’Etat et le système communautaire, concrétisé dans un acte déterminé ( 5). Dans cette (5) O. de Schutter et O. L’Hoest proposent de rompre avec une appréciation atomistique de la responsabilité de l’Etat, au bénéfice d’une démarche plus holiste, qui noue entre elles les différentes étapes de la séquence des trois stades sur lesquels s’échelonnent les liens entre les Etats et l’organisation internationale dont ils font partie : adhésion, participation, exécution (« La Cour européenne des droits de l’homme juge du droit communautaire : Gibraltar, l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme », Cahiers de droit européen, 2000, pp. 182 et s.). Cette construction, fort fascinante d’un point de vue théorique, ne nous paraît → Rev. trim. dr. h. (2002) 9 optique, nous procéderons à une analyse synthétique de l’évolution de cette jurisprudence, en nous efforçant de mettre en exergue ses « courants » essentiels, et surtout la logique qui les sous-tend. A. — L’orientation de la Commission par rapport aux actes des institutions communautaires et aux actes étatiques de mise en œuvre normative de réglementations communautaires De la jurisprudence de la Commission il ressort avant tout une différenciation assez nette du régime de responsabilité des Etats en fonction de la nature de l’acte visé : les Etats membres de la Communauté, qui sont tous parties à la Convention, ne peuvent être mis en cause en rapport avec un acte d’une institution communautaire, mais ils le peuvent lorsque, par voie normative, ils mettent en œuvre dans leur ordre juridique interne une réglementation communautaire. En ce qui concerne le premier cas de figure, dès l’affaire CFDT c. Communautés européennes, subsidiairement : la collectivité de leurs Etats membres et leurs Etats membres pris individuellement ( 6), qui avait trait au refus du Conseil des Communautés européennes de reconnaître le syndicat requérant comme organisation représentative appelée à établir des listes de candidats pour le Comité consultatif de la C.E.C.A., la Commission avait exclu la possibilité d’engager la responsabilité des Communautés européennes en tant que telles, celles-ci n’étant pas parties contractantes à la Convention. Elle avait par ailleurs considéré que les Etats membres ne pouvaient être déclarés responsables (la France n’avait au demeurant pas encore accepté à l’époque le droit de recours individuel au sens de l’ancien article 25 de la Convention), car en participant aux décisions du Conseil des Communautés européennes ils n’avaient, dans les circonstances de l’espèce, pas exercé leur juridiction au sens de l’article 1 er de la Convention. La requête avait en conséquence été rejetée comme se situant en dehors de la compétence ratione personae de la Commission. Cette décision, qui fut suivie quelques années plus tard par deux autres, moins connues mais concluant dans le ← cependant pas entièrement en phase avec la réalité, telle qu’elle ressort en particulier de la jurisprudence des organes de la Convention. (6) Req. n o 8030/77, déc. du 10 juillet 1978, Décisions et Rapports (ci-après « D.R. ») 13, p. 231. 10 Rev. trim. dr. h. (2002) même sens ( 7), constitua ainsi l’amorce de l’orientation jurisprudentielle consistant à écarter la possibilité de mettre en cause des actes émanant d’institutions communautaires et, par suite, les institutions elles-mêmes ( 8). Quant au second cas de figure, la Commission a toujours considéré que la responsabilité d’un Etat membre pouvait en revanche être engagée dès lors qu’il mettait en œuvre une réglementation communautaire. Il convient de citer tout d’abord les affaires concernant la mise en œuvre, par les législateurs nationaux, de la Décision 76/787 du Conseil du 20 septembre 1976 et de l’Acte portant élection des représentants au Parlement européen au suffrage universel direct qui s’y trouvait annexé. Comme on le sait, pour se conformer aux dispositions contenues dans ledit Acte, chaque Etat membre dut adopter une loi électorale, qu’il modela le plus souvent sur son système électoral national. Ainsi, dans l’affaire Tête c. France, la Commission s’estima compétente pour connaître des griefs que le requérant tirait de l’article 3 du Protocole n o 1 à la Convention et qui concernaient les procédures électorales pour l’élection du Parlement européen adoptées par la France en 1979 et en 1984. Dans cette décision, la Commission fonda l’engagement de la responsabilité de l’Etat défendeur sur un principe qui deviendra un leitmotiv constant de sa jurisprudence en la matière : « ‘ si un Etat assume des obligations contractuelles et conclut par la suite un autre accord international qui ne lui permet plus de (7) Dans l’affaire Dalfino c. Belgique et Communautés européennes, qui concernait l’exclusion de la requérante de l’Ecole européenne de Bruxelles, la Commission écarta la possibilité d’engager la responsabilité de la Belgique, au motif que les actes émanant de l’école ne relevaient pas de la juridiction de cet Etat, et elle se déclara en même temps incompétente ratione personae pour connaître de la requête en tant qu’elle était dirigée contre les Communautés européennes, celles-ci n’étant pas parties contractantes à la Convention (req. n o 11055/84, décision du 8 mai 1985, non publiée). Une requête ultérieure concernant une résolution du Parlement européen fut elle aussi rejetée pour incompétence ratione personae (req. n o 11574/85, déc. du 5 octobre 1987, non publiée). (8) Cela étant, il est tout de même intéressant de noter qu’à partir de la fin des années 80, la Commission a préféré éviter de trancher la question et a rejeté pour d’autres motifs d’irrecevabilité les requêtes concernées. Voy., entre autres, l’affaire Dufay c. les Communautés européennes et, subsidiairement, les Etats membres des Communautés considérés collectivement et individuellement, qui se rapportait à la suspension du contrat de la requérante avec le Parlement européen (req. n o 13539/88, déc. du 19 janvier 1989, non publiée) et qui, curieusement, fut rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes (la requérante n’ayant pas saisi la Cour de Luxembourg). Rev. trim. dr. h. (2002) 11 s’acquitter des obligations qu’il a assumées par le premier traité, il encourt une responsabilité pour toute atteinte portée de ce fait aux obligations qu’il assumait en vertu du traité antérieur ’ (n o 235/56, déc. 10 juin 1958, Annuaire 2, p. 257) (...) On ne saurait donc admettre que par le biais de transferts de compétence, les Hautes Parties contractantes puissent soustraire, du même coup, des matières normalement visées par la Convention aux garanties qui y sont édictées. Il y va du respect de droits essentiels comme le sont notamment ceux prévus à l’article 3 du Protocole n o 1 qui revêt dans le système de la Convention une importance capitale » ( 9). Il s’agit là évidemment d’un principe de droit international bien connu et établi : lorsque certains parmi les Etats parties à une convention multilatérale (telle la Convention) mettent sur pied ultérieurement un système distinct de celui créé par le premier accord, ils demeurent responsables, vis-à-vis des autres Etats parties à la première convention, du respect des obligations assumées en vertu de celle-ci ( 10). L’article 307, alinéa 1 er du traité C.E. révisé (ancien article 234 du traité C.E.) ne fait que reprendre ce même principe dans le cadre du système communautaire. On voit l’insistance mise par la Commission — mais la Cour fera de même plus tard — sur l’ordre chronologique de conclusion des traités en question, conformément aux critères traditionnels se dégageant du droit international. Il est toutefois permis de se demander si cela constitue vraiment un critère décisif. En effet, si un Etat conclut deux traités dont les parties contractantes ne coïncident qu’imparfaitement, l’ordre chronologique peut n’avoir qu’une incidence secondaire car, de toute manière, l’Etat demeure responsable, sur le plan international, du respect du traité dont cer- (9) Décision Tête précitée, p. 59. Le même principe avait déjà été évoqué dans deux affaires beaucoup plus anciennes (la première est citée dans le passage de la décision Tête que l’on vient de reproduire, et la seconde était relative à la requête n o 788/60, Autriche c. Italie, déc. du 11 janvier 1961, Annuaire 4, p. 116), qui concernaient justement la situation de conflit potentiel, pour un Etat, entre ses obligations au titre de la Convention et celles résultant d’un autre traité. Il sera réaffirmé peu après la décision Tête dans une autre affaire contre la France, qui concernait elle aussi la procédure arrêtée par ce pays pour l’élection au Parlement européen (affaire Fournier c. France, req. n o 11406/85, déc. du 10 mars 1988, D.R. 55, pp. 130, 134). (10) Indépendamment de la question de savoir si un traité ayant pour objet la protection des droits fondamentaux prévaut de toute manière, en cas d’incompatibilité, sur un traité postérieur conclu entre certaines ou l’ensemble des mêmes parties contractantes. 12 Rev. trim. dr. h. (2002) taines des parties n’ont pas adhéré à l’autre ( 11). Dans le cas où l’Etat se trouverait face à la nécessité de mettre en œuvre des dispositions de l’un de ces traités qui risqueraient d’enfreindre l’autre, il n’aurait d’autre choix que de respecter soit l’un soit l’autre traité. Une fois ce choix effectué, l’Etat serait forcément responsable envers les Etats parties au premier ou au deuxième accord ( 12). Quoi qu’il en soit, l’affirmation de ce principe de responsabilité dans le cadre de la mise en œuvre du droit communautaire, qu’il soit primaire ou dérivé, se retrouve également dans d’autres affaires et semble faire abstraction de l’étendue de la marge d’appréciation dont disposent les Etats : relativement ample dans le cas de l’élaboration des procédures relatives à l’élection du Parlement européen, mais nettement plus restreinte dans d’autres cas. Ainsi, dans l’affaire Procola c. Luxembourg, la Commission a contrôlé la compatibilité avec les exigences de l’article 1 er du Protocole n o 1 à la Convention d’une série de dispositions de loi luxembourgeoises qui faisaient application d’un règlement communautaire sur les quotas laitiers ( 13). Cette affaire montre bien que la marge d’appréciation reconnue aux Etats, qui au premier abord pourrait sembler revêtir une certaine importance par rapport aux affaires concernant l’élaboration au niveau national des procédures d’élection du Parlement (11) Dans le cadre de la Convention, l’article 33 (ancien article 24) en donne une confirmation significative en ce qu’il énonce une clause de responsabilité objective des Etats parties à la Convention. En prévoyant que « (t)oute Haute Partie contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante », cette disposition a pour conséquence que les Etats membres de l’Union européenne demeurent responsables, vis-à-vis des Etats parties à la Convention qui ne font pas partie de l’Union, du respect de la Convention par rapport aux retombées du fonctionnement du système communautaire. Il en découle que, théoriquement, une violation de la Convention dans ce cadre rendrait légitime pour les Etats parties à la Convention qui ne sont pas membres de l’Union de recourir à l’article 33 de la Convention contre les Etats membres de l’Union. (12) Dans ce sens, voy. B. Conforti, Diritto internazionale, Naples, 1997, pp. 88 et s. (13) Req. n o 14570/89, déc. du 1 er juillet 1993, D.R. 75, p. 5 (le grief tiré d’une violation de la disposition précitée du Protocole n o 1 à la Convention fut rejeté comme étant manifestement mal fondé). A vrai dire, la Commission avait déjà adopté une démarche analogue dans une affaire presque identique, décidée en 1986 et rejetée elle aussi comme manifestement mal fondée (req. n o 11930/86, déc. du 8 juillet 1986, non publiée). Cette affaire, dirigée contre le Royaume-Uni, concernait les « Dairy Produce Quotas Regulations 1984 », faisant application d’un règlement communautaire en matière de quotas laitiers (à cet égard, voy. A. Bultrini, « Il controllo degli atti comunitari nella giurisprudenza degli organi della Convenzione europea dei diritti dell’uomo », Comunicazioni e Studi, vol. XXI, Milan, 1997, pp. 290-292). Rev. trim. dr. h. (2002) 13 européen, ne constitue pas un élément pertinent : le Luxembourg, dans le contexte de l’affaire précitée, jouissait d’une latitude extrêmement réduite, s’agissant de l’application d’un règlement ( 14). Cela dit, il y a lieu de distinguer entre mise en œuvre normative et exécution purement formelle d’actes communautaires de droit dérivé. Pour les actes étatiques relevant du second cas de figure, en effet, la Commission a adopté une approche différente. En vérité, elle n’a eu à se pencher sur ce cas de figure que dans une seule affaire, mais celle-ci a suffi pour faire couler beaucoup d’encre. B. — Les actes étatiques d’exécution purement formelle d’actes communautaires de droit dérivé : l’affaire M. & Co. et la doctrine de la « protection équivalente » Cette affaire est désormais tellement connue qu’il suffit d’en rappeler ici les éléments essentiels. Devant la Commission, la société requérante se plaignait de l’exequatur donné par les juridictions allemandes à un arrêt de la Cour de justice relatif à une affaire d’infraction aux règles de la concurrence. La société requérante estimait que l’arrêt avait été rendu à l’issue d’une procédure non conforme aux exigences du procès équitable prévues par l’article 6 de la Convention. L’acte contesté, l’exequatur accordé par les juridictions allemandes en vertu de l’article 256 du traité C.E. (ancien article 192), constituait un acte d’exécution purement formel, en ce sens que les juridictions allemandes devaient seulement vérifier la validité formelle de l’acte devant être exécuté, ce qui ne leur laissait donc aucune marge d’appréciation. Dans sa décision du 9 février 1990 ( 15), la Commission commença par rappeler et préciser les principes de sa jurisprudence en la matière : — absence de compétence ratione personae de la Commission pour contrôler des actes des organes des Communautés européennes, celles-ci n’étant pas parties à la Convention ; (14) Aussi convient-il, à notre avis, de relativiser quelque peu l’accent placé sur la marge de manœuvre suffisamment large pour permettre à l’Etat de respecter les droits fondamentaux en tant qu’élément décisif de nature à engager sa responsabilité sur le terrain de la Convention (dans ce sens, voy. notre article « Il controllo degli atti comunitari », cit., pp. 292 et s., et L. Weitzel, « La Commission européenne des droits de l’homme et le droit communautaire », Présence du droit public et des droits de l’homme, Mélanges offerts à Jacques Velu, Bruylant, Bruxelles, 1992, p. 1405, note 46). Voy. aussi, à cet égard, O. de Schutter et O. L’Hoest, op. cit., p. 185. (15) Req. n o 13258/87, D.R. 64, p. 138. 14 Rev. trim. dr. h. (2002) — cela n’implique pas qu’en accordant l’exequatur à un arrêt de la Cour de justice les juridictions internes aient agi comme organes communautaires, échappant de ce fait au contrôle des organes de la Convention ; en effet, aux termes de l’article 1 er de la Convention, les Etats membres sont responsables de tous les actes et omissions de leurs organes internes, qu’ils résultent de l’application du droit interne ou des obligations internationales ; — la Convention n’interdit pas un transfert de pouvoirs à une organisation internationale ; toutefois, si un Etat assume des obligations contractuelles et conclut par la suite un autre accord international qui ne lui permet plus de s’acquitter des obligations qu’il a assumées par le premier traité, il peut voir sa responsabilité engagée pour toute atteinte portée de ce fait aux obligations résultant du traité antérieur ; — ledit transfert de pouvoirs n’exclut donc pas nécessairement la responsabilité d’un Etat au regard de la Convention lorsqu’il s’agit de l’exercice des pouvoirs transférés ; à défaut, les garanties prévues par la Convention pourraient être limitées ou éludées sans motif et être ainsi privées de leur caractère contraignant. Jusque-là, rien que de conforme aux fondements de l’approche traditionnelle de la Commission. C’est la conclusion ensuite tirée qui a suscité les plus grandes réserves : « [e]n conséquence, le transfert de pouvoirs à une organisation internationale n’est pas incompatible avec la Convention, à condition que, dans cette organisation, les droits fondamentaux reçoivent une protection équivalente ». A cet égard, s’appuyant notamment sur certaines déclarations de principe des institutions communautaires et sur la jurisprudence de la Cour de justice, la Commission considéra que le système communautaire reconnaissait les droits fondamentaux et assurait aussi le contrôle de leur respect. Quant au grief spécifique de la société requérante, elle releva que le droit à un procès équitable était un principe fondamental du droit communautaire et qu’en l’espèce la Cour de justice avait estimé que la doléance de la requérante n’était pas fondée ( 16). La Commission ajouta par ailleurs « qu’il serait contraire à l’idée même de transfert de pouvoirs à une organisation internationale de tenir les Etats membres responsables, dans chaque cas particulier, avant de donner l’exequatur à un arrêt de la Cour européenne de jus(16) Ibidem, p. 153. Rev. trim. dr. h. (2002) 15 tice, de l’examen du point de savoir si l’article 6 de la Convention a été respecté dans la procédure en question » ( 17). Cette décision, qui à l’évidence s’inspire, cela a été observé à maintes reprises, de la jurisprudence Solange de la Cour constitutionnelle allemande ( 18), a suscité une réaction critique presque unanime en doctrine ( 19). En fait, si elle est critiquable c’est avant tout en raison du choix de la formule de rejet : la requête a en effet été déclarée incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et non pas manifestement mal fondée comme l’on s’y serait attendu. Ainsi que l’observe F. Tulkens, « [a]lors que dans le cadre de sa jurisprudence Solange II, la Cour constitutionnelle allemande avait en effet déclaré renoncer à exercer sa compétence ‘aussi longtemps ’ que la Communauté accorde une protection ‘ équivalente ’ à celle qui dérive de la loi fondamentale, on ne retrouve pas une telle réserve dans la décision de la Commission. En déclarant la requête incompatible ratione materiae, la Commission européenne des droits de l’homme voulait-elle signifier que, du moins en ce qui concerne l’article 6 de la Convention et le procès équitable, elle renonçait à exercer un contrôle à l’égard de tout acte et organe communautaire ? (...) La Commission aurait pu, en effet, déclarer la requête ‘manifestement mal fondée ’. Une telle formule aurait laissé (17) Ibidem. (18) A cet égard voy. les observations de J. Callewaert, « Les droits fondamentaux entre cours nationales et européennes », Rev. trim. dr. h., 2001, pp. 1186-1205. (19) Voy., entre autres, C.L. Rozakis, « La position des organes de la Communauté européenne des droits de l’homme à l’égard des actes de l’ordre juridique communautaire », La protection des droits de l’homme dans le cadre européen, BadenBaden, 1991, p. 295 ; A. Clapham, Human Rights and the European Community : A Critical Overview, European University Institute, Florence — Baden-Baden, 1990, pp. 52-55 ; G. Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l’homme — Caractères généraux, Jurisclasseur Europe, Fascicule 6500, p. 21 ; G. Gaja, « Gli atti comunitari dinanzi alla Commissione europea dei diritti dell’uomo : di nuovo Solange? », Rivista di diritto internazionale, 1990, pp. 388 et s.; F. Rigaux, « L’article 192 du Traité CEE devant la Commission européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 1990, pp. 398-402, H.G. Schermers, « The European Communities Bound by Fundamental Human Rights », in Common Market Law Review, 1990, pp. 257 et s., et P. Lambert, « La Convention européenne de sauvegarde et la Cour de justice des Communautés », Journal des tribunaux, 1991, p. 16. Cela n’empêche pas que la décision en question ait pu emporter encore récemment des adhésions, bien que nettement isolées (voy. ainsi F. Benoît-Rohmer, « Chronique d’une décision annoncée : l’affaire Senator Lines devant la Cour européenne des droits de l’homme », L’Europe des libertés, janvier 2001, p. 3). 16 Rev. trim. dr. h. (2002) la porte ouverte à un contrôle ultérieur, même éventuellement dans la même matière » ( 20). Surtout, du point de vue du contrôle du respect de la Convention, cette décision est une non-décision. Les organes de la Convention ont en effet été institués pour examiner des cas individuels d’atteinte aux droits fondamentaux et non pas pour établir des équivalences de protection théoriques et de principe. Tous les Etats ayant ratifié la Convention ont accepté l’obligation de respecter et faire respecter les droits qui y sont énoncés, et leur pratique, dans la plupart des cas, est normalement conforme à cet engagement. Cela n’empêche pas que les organes de la Convention aient été chargés de vérifier que tel est bien le cas, et ce par un examen des cas individuels portés devant eux ( 21). Quelle raison, sinon une raison éminemment politique, pourrait expliquer ce qui correspond en fait à une exonération de toute responsabilité par rapport aux actes des institutions communautaires ? ( 22) Or, en renonçant à exercer son contrôle sur la situation concrète dénoncée par la partie requérante et en se bornant à constater, premièrement, que d’une manière générale le système communautaire était conforme à la Convention, et, deuxièmement, que la Cour de justice n’avait décelé aucune violation du droit à un procès équitable dans le cas d’espèce, la Commission a amputé son rôle d’un élément essentiel : le contrôle autonome du respect de la Convention dans un cas individuel ( 23). Si les organes de la Convention devaient se fier uniquement aux engagements de principe des Etats parties et aux conclusions des tribunaux internes dans des cas concrets, ils ne constateraient pas souvent des violations de la Convention. (20) « L’Union européenne devant la Cour européenne des droits de l’homme », La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Actes des journées d’études sous la direction de F. Benoît-Rohmer), Strasbourg, 16-17 juin 2000, R.U.D.H., 2000, p. 54. Ce même point de vue avait déjà été exprimé par G. Cohen-Jonathan dans son commentaire précité. (21) Dans ce sens, voy. C.L. Rozakis, op. cit., p. 295. (22) J.-P. Jacqué observe que « the Commission thus gives the impression of granting the Community a blank cheque and it is this that comes much more as a surprise than the solution in the instant case (...). Without calling in question the quality of the case-law of the Court of Luxembourg, may we postulate that its rulings are infallible as far as fundamental rights are concerned, thus arriving at an irrebuttable presumption the benefit of which would not extend to domestic courts ? » (« The Convention and the European Communities », The European System for the Protection of Human Rights, Dordrecht-Boston-London, 1993, p. 900). (23) Comme le souligne F. Tulkens, « l’utilité des droits fondamentaux dépend très largement des voies de recours qui permettent d’en réclamer le contrôle juridictionnel » (op. cit., p. 51). Rev. trim. dr. h. (2002) 17 On ne peut cependant comprendre toutes les implications de cette décision si l’on ne prête pas attention également à sa dernière phrase, citée ci-dessus, selon laquelle il serait « contraire à l’idée même de transfert de pouvoirs à une organisation internationale de tenir les Etats membres responsables, dans chaque cas particulier, avant de donner l’exequatur à un arrêt de la Cour européenne de justice ». On trouve là une idée importante, qui n’a peut-être pas reçu l’attention qu’elle méritait, tant l’accent s’est porté sur le critère de la protection équivalente. En effet, faire peser chaque fois sur l’Etat invité à donner l’exequatur l’obligation de contrôler au regard de la Convention l’acte devant être exécuté, ce serait risquer de nuire à la souplesse et à l’efficacité des mécanismes communautaires, en l’occurrence celui prévu par l’article 256 (ancien article 192) du traité C.E. Aussi la Commission nous semble-t-elle avoir fait application d’une doctrine moderne, favorable à une plus grande intégration des Etats dans les systèmes collectifs ( 24). Cette orientation nous paraît pleinement convaincante, spécialement pour ce qui concerne un système, tel celui en cause, dont la vocation est précisément d’intégrer les Etats membres dans un ensemble « fédérateur » tendant à favoriser l’action commune par le biais d’institutions collectives (comme le Conseil) ou indépendantes (comme la Commission ou la Cour de justice). Elle met par ailleurs en lumière la véritable ratio decidendi de la Commission : si celle-ci a vu juste en excluant la responsabilité de l’Etat requis, par contre, en se limitant à un contrôle d’équivalence de principe elle a renoncé à contrôler dans le cas d’espèce l’acte communautaire incriminé et a, de ce fait, appliqué tout simplement sa jurisprudence écartant tout contrôle sur les actes émanant directement du système institutionnel communautaire (l’exequatur purement formel accordé à un arrêt de la Cour de justice nous paraissant donc pouvoir être, dans le contexte, assimilé à ce type d’actes) ( 25). (24) B. Conforti, Diritto internazionale, op. cit., p. 176, parle à cet égard d’« effet de licéité ». (25) B. Conforti observe que « once the competence of the Strasbourg Court is admitted, there is no legal justification for the limitation produced by the principle of equivalence. Such a limitation pertains rather to the policy of self-restraint towards community law » (« Community Law and European Convention on Human Rights : a Quest for coordination », Essays in Honour of A. Cassese, à paraître chez Kluwer, § 5). Bien que dans un contexte différent, s’agissant d’une décision de l’Office européen des brevets institué par la Convention de Munich du 5 octobre 1973, le critère de la protection équivalente a été à nouveau appliqué par la Commission dans l’affaire Heinz c. Etats contractants également Parties à la Convention sur le brevet européen. Dans sa décision du 10 janvier 1994 (req. n o 21090/92, D.R. 76-B, p. 125), → 18 Rev. trim. dr. h. (2002) C. — L’intervention « tardive » de l’« ancienne » Cour : cohérence substantielle avec l’approche de la Commission L’« ancienne » Cour n’a eu l’occasion d’aborder des questions liées au droit communautaire que vers la fin de son existence. Tant pour les actes ou comportements imputables aux institutions communautaires que pour les actes étatiques de mise en œuvre de réglementations communautaires, son approche a rejoint en substance celle de la Commission. Quant aux premiers, elle a fait preuve en effet de la même retenue. Ainsi, dans l’affaire Pafitis et autres c. Grèce, qui concernait la durée excessive d’une série de procédures dont un segment s’était déroulé devant la Cour de justice, saisie à titre préjudiciel en vertu de l’article 234 (ancien article 177) du traité C.E., elle n’a pas pris en considération cette phase des procédures litigieuses pour statuer. Elle a observé que « même si [l]e délai peut à première vue paraître relativement long, en tenir compte porterait atteinte au système institué par l’article 177 du traité CEE et au but poursuivi en substance par cet article » ( 26). Par ailleurs, l’arrêt Cantoni c. France du 15 novembre 1996 a confirmé le principe de la responsabilité de l’Etat lorsque celui-ci met en œuvre des réglementations communautaires, indépendamment de la marge d’appréciation dont il dispose ( 27). S’agissant de la mise en œuvre d’une directive communautaire précisant ce qu’il y avait lieu d’entendre par médicament et de la question de savoir si cette définition, en tenant compte de son interprétation par la jurisprudence, remplissait les exigences de précision requises par l’article 7 de la Convention, la Cour a clairement affirmé que « la cir← la Commission a rappelé ce critère et a conclu que, dans le contexte de l’article 1 er du Protocole n o 1, la Convention sur le brevet européen offre une protection minutieuse des droits de propriété intellectuelle, de sorte que le transfert de pouvoirs qu’elle entraîne est dès lors compatible avec la Convention. Il faut néanmoins ajouter que la Commission est revenue sur les procédures devant l’Office européen des brevets peu avant l’entrée en fonction de la « nouvelle » Cour, dans les affaires Lenzing AG c. Allemagne (req. n o 39025/97) et Lenzing AG c. Royaume-Uni (req. n o 38817/ 97), décidées le 9 septembre 1998. Il est intéressant de noter que dans ces affaires la Commission donne l’impression d’avoir amorcé une approche plus rigoureuse, en ce qu’elle ne s’est pas contentée uniquement de l’existence d’un système offrant une protection équivalente mais a exigé en outre que ce système fonctionne et que la protection équivalente offerte par lui soit effective. (26) Arrêt du 26 février 1998, § 95. (27) Recueil 1996-V, p. 1614. Rev. trim. dr. h. (2002) 19 constance (...) que l’article L. 511 du code de la santé publique s’inspire presque mot pour mot de la directive communautaire 65/65 ne le soustrait pas à l’empire de l’article 7 de la Convention » (tout en parvenant à une conclusion négative sur le fond) ( 28). En ayant égard à ce cas de figure (les mêmes considérations s’appliquant du reste également dans le cas de l’affaire Procola c. Luxembourg, mentionnée auparavant), l’on pourrait se demander si la Cour avait réellement mesuré toutes les conséquences potentielles de son audace apparente. En effet, si l’Etat n’a pas de marge d’appréciation, indirectement ce sera la norme communautaire qui sera appréciée au regard de la Convention ( 29). Or si la Cour avait condamné la France, cet Etat se serait trouvé face à un casse-tête, car il lui aurait été extrêmement difficile, voire impossible, de procéder unilatéralement, c’est-à-dire sans le concours des autres Etats membres, à la correction de l’acte communautaire indirectement censuré. Il se serait alors produit ce cas de figure redouté d’un Etat membre de l’Union contraint de choisir entre persister dans la violation de la Convention afin de ne pas enfreindre le droit communautaire ou corriger la violation mais au risque de manquer à ses obligations au titre du droit communautaire ( 30). Certes, la Cour n’ayant pas constaté de violation dans l’arrêt Cantoni, on a pu parler à cet égard d’une certaine retenue (self-restraint ( 31)) de sa part. Néanmoins, le problème que l’on vient d’évoquer demeure réel. L’ancienne Cour n’a en revanche jamais eu l’occasion d’examiner une situation analogue à celle abordée par la Commission dans l’affaire M. & Co. Si dans l’affaire Cantoni elle semble avoir appliqué un concept de stricte responsabilité de l’Etat par rapport à tout acte entrant dans sa sphère de juridiction ( 32), cela n’autorise pas à (28) § 30 de l’arrêt. A cet égard, voy. F. Tulkens, op. cit., p. 54. Selon G. CohenJonathan et J.-F. Flauss, « (l)’attitude est claire sur le principe du contrôle (et sur la reconnaissance de la primauté de la Convention). Néanmoins, sur le fond, il nous semble que la Cour de Strasbourg a fait preuve d’une certaine ‘complaisance ’, alors que la jurisprudence avait en 1993 connu dans le domaine de la libre circulation des marchandises un revirement porteur d’un germe d’insécurité juridique » (« A propos de l’arrêt Matthews c/Royaume-Uni », Rev. trim. dr. eur., 1999, p. 643). (29) Ainsi G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss, op. cit., p. 641. (30) A. Bultrini, « L’interaction entre le système de la Convention européenne des droits de l’homme et le système communautaire », Zeitschrift für Europarechtliche Studien (ZeuS), 1998, p. 496. (31) B. Conforti, Community Law, op. cit., § 3. (32) L’« ancienne » Cour a ultérieurement développé ce concept dans l’affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (arrêt du 30 janvier 1998, § 29). 20 Rev. trim. dr. h. (2002) tirer des conclusions dans le sens d’un dépassement de la doctrine appliquée dans la situation spécifique de l’affaire M. & Co. Or la question se pose de savoir si des premières décisions de la « nouvelle » Cour il est possible de déduire une évolution sur les aspects clés du problème. D. — L’affaire Matthews devant la « nouvelle » Cour : quelle portée effective ? Qu’une violation dans le domaine du droit communautaire au sens large ne relève pas de la simple hypothèse, cela est illustré par l’arrêt Matthews c. Royaume-Uni ( 33), qui, quoique récent, a déjà été largement débattu. Si cet arrêt semble indiquer un début d’abandon de la retenue dont avaient fait preuve les organes de la Convention avant l’entrée en vigueur du Protocole n o 11 et l’entrée en fonction de la « nouvelle » Cour, il reste à voir si, et dans quelle mesure, il est révélateur d’un véritable changement de cap. L’affaire concernait, on le sait, l’impossibilité pour une habitante de Gibraltar de participer aux élections pour le Parlement européen. Cette exclusion, que la Cour a estimée contraire à l’article 3 du Protocole n o 1 à la Convention ( 34), résultait d’une disposition annexée à l’Acte de 1976 précité portant élection des représentants au Parlement européen au suffrage universel direct. La violation de l’article 3 du Protocole n o 1 à la Convention constatée par la Cour doit toutefois être mise en relation également avec le Traité de Maastricht, dans la mesure où ce dernier a transformé le Parlement européen en un « corps législatif », au sens de la disposition enfreinte ( 35). Sur le plan de la responsabilité, le raisonnement de la Cour peut être résumé comme suit. La Cour a d’abord confirmé l’impossibilité d’attaquer des actes communautaires en tant que tels devant la Cour, la Communauté n’ayant pas ratifié la Convention ( 36). Elle a cependant réitéré le (33) Arrêt du 18 février 1999. (34) §§ 36 et s. de l’arrêt. (35) A cet égard, voy. A. Potteau, « L’article 3 du premier Protocole additionnel à la Convention et l’obligation des Etats membres de l’Union européenne de reconnaître le droit de participer aux élections au Parlement européen », cette Revue, 1999, pp. 877 et s. (36) Sur ce point, la jurisprudence reste donc inflexible, ce qui très probablement exclut définitivement toute possibilité d’adoption de l’approche bien connue de → Rev. trim. dr. h. (2002) 21 principe fondamental qui sous-tend la jurisprudence des organes de la Convention en la matière et selon lequel la « Convention n’exclut pas le transfert de compétences à des organisations internationales, pourvu que les droits garantis par la Convention continuent d’être reconnus. Pareil transfert ne fait donc pas disparaître la responsabilité des Etats membres » ( 37). En l’occurrence, la responsabilité du Royaume-Uni résulte de sa participation à des actes interétatiques. En effet, la Décision du Conseil, l’Acte de 1976 et le traité de Maastricht constituent tous des instruments internationaux auxquels le Royaume-Uni a librement souscrit. De fait, l’Acte de 1976 ne peut être attaqué devant la Cour de justice, car il ne s’agit pas d’un acte communautaire ordinaire, mais d’un traité conclu au sein de l’ordre juridique de la Communauté ( 38). Ce passage crucial de l’arrêt se termine ensuite par la phrase suivante : « Le Royaume-Uni, conjointement avec l’ensemble des autres parties au traité de Maastricht, est responsable ratione materiae au titre de l’article 1 er de la Convention et, en particulier, de l’article 3 du Protocole n o 1, des conséquences de ce traité » ( 39). Dans l’affaire Matthews, la Cour était donc confrontée à des actes étatiques. L’Acte de 1976 est en effet une décision du Conseil dont l’entrée en vigueur était subordonnée à son adoption par les Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles (ancien article 138 du traité C.E.E.). Indépendamment de la question, débattue en doctrine, de la nature précise de pareil acte, qualifié ← P. Pescatore selon laquelle la responsabilité de la Communauté elle-même aurait dû être engagée en vertu de l’effet de succession (« La Cour de justice des Communautés européennes et la Convention européenne des droits de l’homme », cette Revue, 1993, pp. 450 et s. ; I. Canor, cependant, a récemment proposé une approche similaire se fondant sur l’application par la Cour de la Convention au Parlement européen dans le cadre de l’arrêt Matthews, — « Primus inter pares. Who is the ultimate guardian of fundamental rights in Europe ? », European Law Review, 2000, p. 12). (37) § 32 de l’arrêt. (38) § 33 de l’arrêt. (39) La Cour établit en définitive la responsabilité du Royaume-Uni en observant que les textes résultant du processus législatif communautaire touchent la population de Gibraltar de la même manière que ceux qui émanent exclusivement de la Chambre de l’assemblée locale; que, de ce point de vue, il n’y a aucune différence entre la législation européenne et la législation interne ; qu’il n’y a, par conséquent, aucune raison de considérer que le Royaume-Uni n’est pas tenu de reconnaître les droits consacrés par l’article 3 du Protocole n o 1 en rapport avec la législation européenne de la même manière que ceux-ci doivent être reconnus en rapport avec la législation purement interne (§§ 34 et 35 de l’arrêt). 22 Rev. trim. dr. h. (2002) aussi d’acte communautaire atypique, il est clair qu’il s’agit d’un acte imputable aux Etats ( 40). Le traité de Maastricht constitue quant à lui un accord international. Par conséquent, la responsabilité du Royaume-Uni procède de sa participation à l’adoption d’accords entre Etats portant sur le droit communautaire primaire. Il s’agit donc, en d’autre termes, d’actes sur lesquels l’Etat, au moins au moment de leur adoption, avait un pouvoir d’intervention direct, et en aucune façon d’actes communautaires ( 41). Dès lors, cette situation s’apparente dans une certaine mesure à celle où l’Etat est appelé à mettre en œuvre une réglementation communautaire lorsqu’il dispose d’une marge d’appréciation effective et certaine, comme dans les affaires concernant l’adoption au niveau national de procédures relatives à l’élection du Parlement européen. A la lumière de ces considérations, la phrase finale du paragraphe 33 de l’arrêt apparaît clairement comme un obiter dictum. Un autre élément qui incite à une certaine prudence dans l’appréciation de la portée effective de cet arrêt est le fait que les actes mis en cause échappaient à la juridiction de la Cour de justice ( 42). En vérité, il est fort probable que ledit élément explique dans une large mesure cette irruption de la « nouvelle » Cour dans le domaine communautaire, au sens large du terme ( 43). C’est pourquoi beaucoup de questions sur l’attitude de la « nouvelle » Cour en la matière demeurent sans réponse même après l’arrêt Matthews. Ce dernier ne nous donne aucune indication utile quant à la démarche qu’adoptera la Cour lorsqu’elle sera confrontée (40) A. Potteau, op. cit., p. 879. (41) Comme le souligne B. Conforti, « in the Matthews case, and in similar cases, the internal law of a member-state, and not the community law, is at stake » (Community Law, op. cit., § 4). Le contexte communautaire dans lequel s’inscrit l’affaire Matthews se fera néanmoins sentir, on le verra, dans le cadre de l’exécution de l’arrêt (infra, note n o 77). (42) Bien que certains auteurs aient exprimé des doutes quant à l’effective impossibilité pour la Cour de justice d’être saisie de la question; dans ce sens, voy. notamment I. Canor, op. cit., pp. 5 et s. (43) I. Canor souligne, à notre avis très pertinemment, que « (i)t might, indeed, be that a decisive element encouraging the Court of Human Rights to intervene, for the first time, with issues concerning Community law, as it explicitly said, was the fact that the application could not have been submitted to the Court of Justice given its lack of jurisdiction on the matter. Hence, a more moderate way to read the Court of Human Rights’ decision is by maintaining that its fear that the applicant would otherwise seem to be left without any remedy against the Community for what was evidently a serious violation of her human rights — something which would not reflect well on a new Court which firmly claims to protect fundamental human rights — was its only stimulus » (op. cit., p. 5). Rev. trim. dr. h. (2002) 23 à une affaire où la Cour de justice pourra se prononcer, voire l’aura fait. Il ne permet pas non plus de dire si le critère de la protection équivalente a ou non été abandonné ( 44). Quant au contenu du paragraphe 33, il s’agit vraiment d’un obiter dictum car, on l’a déjà relevé, il n’était pas nécessaire pour trancher l’affaire. En réalité, il cache peut-être surtout un avertissement aux Etats : en énonçant une sorte d’embryon de responsabilité collective des Etats membres, il pourrait tendre à suggérer la possibilité d’une extension de cette responsabilité à d’autres domaines du droit communautaire, extension dont l’ampleur et les modalités restent toutefois à définir ( 45). (44) L’affaire Matthews n’offre donc pas d’indications utiles quant à l’approche que la Cour pourrait adopter lorsqu’elle sera à nouveau confrontée à une situation du genre M. & Co. On ne saurait par ailleurs voir une confirmation de la jurisprudence M. & Co. dans les arrêts Waite et Kennedy c. Allemagne et Beer et Regan c. Allemagne (non publié), également rendus le 18 février 1999, dans des affaires qui concernaient l’immunité juridictionnelle accordée à l’Agence spatiale européenne. Dans le premier desdits arrêts, la « nouvelle » Cour a posé que « lorsque des Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations et leur accordent des immunités » (§ 67), « il importe (...) d’examiner si les requérants disposaient d’autres voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits garantis par la Convention » (§ 68), pour conclure, dans chacune des deux affaires, qu’eu égard aux autres voies de droit qui s’offraient aux requérants (ils auraient notamment pu saisir la Commission de recours de l’Agence spatiale européenne), aucune atteinte à la substance de leur droit à un tribunal n’avait été établie. Si l’on ne peut voir une confirmation de la doctrine de la « protection équivalente » dans les deux arrêts précités, c’est que ceux-ci concernaient des situations différentes de celle en cause dans l’affaire M. & Co. (à savoir la disponibilité d’un remède parajuridictionnel au sein de l’organisation et non pas l’équité de la procédure). Il nous paraît d’ailleurs significatif qu’à aucun moment ils ne citent l’affaire M. & Co. (dans ce même sens, voy. I. Canor, op. cit., p. 19). Il convient de souligner en outre que les conditions et l’étendue de l’engagement de la responsabilité des Etats pour des actes émanant d’organisations internationales ou autonomes par rapport à eux ne sauraient faire abstraction de la nature et des caractéristiques propres à chaque organisation considérée, compte tenu de la diversité de traits caractérisant la multitude d’organisations internationales, supranationales et communes aux Etats existant aujourd’hui. En d’autres termes, la responsabilité des Etats ne doit pas être configurée forcément de la même manière quand il s’agit de l’Office européen des brevets, de l’Union européenne, de l’Otan ou de l’Agence spatiale européenne, car dans chacune de ces organisations les Etats sont impliqués avec des modalités et pour des finalités différentes. (45) K. Lenaerts et E.E. de Smijter, « A ‘ Bill of Rights’ for the European Union », in Common Market Law Review, 2001, p. 291, et T. Eicke, « The European Charter of Fundamental Rights — unique opportunity or unwelcome distraction », European Human Rights Law Review, 2000, p. 293, ont témoigné de la même prudence quant à la portée effective de l’arrêt Matthews. Dans un sens analogue, voy. aussi P. Wachsmann, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », Actes des Journées d’études, op. cit., p. 62. G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss par→ 24 Rev. trim. dr. h. (2002) III. — Une situation peu satisfaisante Si l’on veut résumer les tendances générales ressortissant à ce jour de la jurisprudence des organes de la Convention, on peut dire avant tout que les Etats sont responsables par rapport aux actes normatifs dont ils ont la maîtrise directe : les actes transposant en droit interne une réglementation communautaire, indépendamment de la marge de manœuvre que la réglementation dont il s’agit laisse aux Etats (affaires Tête, Procola et Cantoni), et ceux par lesquels l’Etat participe à l’élaboration du droit communautaire primaire (affaire Matthews). Il apparaît par contre un blanc sur la carte de la Convention, dans la mesure où aucun sujet — Etat ou entité communautaire — n’a jamais eu jusqu’ici à répondre des actes ou comportements imputables aux institutions communautaires (affaires CFDT, Pafitis) ou, par ricochet, des actes étatiques ayant une portée purement formelle, qui se contentent d’accorder force exécutoire à un acte communautaire dérivé sans aucun apport normatif substantiel (affaire M. & Co.). Par conséquent, une catégorie d’actes imputables à un système mis sur pied par un groupe d’Etats parties à la Convention et susceptible de toucher au respect des droits garantis par celle-ci échappe au contrôle du mécanisme qu’elle a justement instauré afin de garantir un respect uniforme de ses dispositions. Situation peu satisfaisante à bien des égards, surtout si l’on tient compte de la nature des droits en cause. Nous nous bornerons ici à insister sur certains points qui nous paraissent particulièrement importants. ← lent en revanche d’une « doctrine Matthews » générale, applicable également dans le cas d’autres organisations internationales (« A propos de l’arrêt Matthews c Royaume-Uni », op. cit., pp. 643-648). Que certaines questions cruciales restent ouvertes, cela transparaît du reste, selon nous, de la prudence dont la « nouvelle » Cour a fait preuve lorsqu’elle s’y est trouvée confrontée directement. C’est le cas du problème du contrôle des actes ou comportements imputables aux institutions communautaires. Nous faisons allusion en particulier à l’affaire Société Guerin Automobiles c. les 15 Etats membres de l’Union européenne, qui concernait des allégations d’irrégularités ayant entaché des procédures devant le Tribunal de première instance et la Cour de justice (req. n o 51717/99). Dans sa décision du 4 juillet 2000 (non publiée), la Cour a rejeté la requête comme étant de toute manière incompétente ratione materiae et a laissé ouverte la question de savoir si la responsabilité collective des Etats membres pourrait être engagée par rapport à des actes émanant d’une institution communautaire. Si cette décision autorise à penser qu’il n’est pas impossible que des doutes se soient manifestés quant à la justesse de l’exclusion de toute responsabilité des Etats membres pour les actes imputables aux institutions communautaires, il n’en demeure pas moins qu’aucune décision ni aucun arrêt ne sont venus jusqu’à présent affirmer le contraire. Rev. trim. dr. h. (2002) 25 Tout d’abord, c’est la nature même du processus d’intégration communautaire qui met en évidence cette anomalie grandissante : alors que les compétences de la Communauté et de l’Union s’élargissent de manière considérable et que celles-ci occupent une place de plus en plus importante au sein même des systèmes juridiques nationaux, une large partie de cet espace juridique est sujette au contrôle d’un mécanisme juridictionnel soustrait à l’ultime supervision du mécanisme conventionnel. On a maintes fois évoqué le risque de divergences d’interprétation de la Convention entre la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg, car cette dernière, on le sait, est tenue d’assurer la protection des droits fondamentaux comme principes généraux du droit et est elle aussi amenée à interpréter et appliquer la Convention, à laquelle elle a constamment attribué une signification particulière, parallèlement aux organes de la Convention elle-même ( 46). On a par ailleurs de plus en plus conscience que ce cheminement parallèle sur deux voies distinctes en matière de protection des droits fondamentaux en Europe risque fort d’avoir un impact négatif au sein même des Etats membres, c’est-à-dire au stade primaire de la protection des droits garantis. Comme certains auteurs l’ont observé,« (c)ette situation n’est pas de nature à faciliter la tâche des juridictions nationales, qui sont à la fois juges de droit commun de la Convention et juges de droit commun du droit communautaire » ( 47). A quoi s’ajoute un aspect qui relève davantage de la psychologie judiciaire. On peut en effet se demander si « l’exemple » d’une cour du droit communautaire soustraite à tout contrôle du mécanisme conventionnel n’est pas de nature à donner à certaines cours constitutionnelles et suprêmes nationales l’idée qu’il faut relativiser la portée de l’instrument conventionnel. Ce sont les individus qui risquent d’en payer le prix : l’expérience montre en effet qu’audelà de l’acceptation formelle par un Etat d’un instrument de protection des droits fondamentaux, seule la profonde attention que les cours constitutionnelles et suprêmes lui prêtent, et donc sa présence effective dans les systèmes juridiques internes peuvent en garantir le respect. En d’autres termes, des cours constitutionnelles et suprêmes nationales « désorientées » par l’existence de deux systèmes distincts sont moins à même d’assurer une protection efficace (46) Voy. entre autres à ce propos D. Spielmann, « Human Rights Case Law in the Strasbourg and Luxembourg Courts : Conflicts, Inconsistencies and Complementarities », The EU and Human Rights (P. Alston ed.), Oxford, 1999, pp. 757 et s. (47) D. Simon, op. cit., p. 48. 26 Rev. trim. dr. h. (2002) des droits garantis par la Convention, qui demeure pourtant le texte de référence. Par ailleurs, le fait que la jurisprudence de la Cour de Luxembourg ait intégré d’une manière plus ou moins heureuse les droits fondamentaux, notamment ceux garantis par la Convention, dans le droit communautaire n’est pas, à notre avis, de nature à atténuer les inconvénients évoqués ci-dessus ( 48). En intégrant les droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire la Cour de Luxembourg fait, dans le cadre de son système juridique de référence, ce que les cours constitutionnelles et suprêmes nationales sont appelées à faire par rapport aux leurs ; cela ne justifie pas pour autant de soustraire ces juridictions internes au contrôle ultérieur éventuel du mécanisme de supervision que la Convention a justement instauré pour s’assurer une emprise uniforme sur la quasitotalité du Continent européen à laquelle elle s’applique. Dans la situation actuelle, où les systèmes juridiques des Etats membres de l’Union continuent d’être soumis au contrôle du mécanisme conventionnel, on ne voit aucune raison pour que le système institutionnel communautaire, et notamment son appareil judiciaire, jouisse, lui, d’une telle exemption. D’autant moins que le système juridictionnel communautaire, nonobstant ses remarquables progrès, présente toujours des lacunes d’une certaine gravité ; par exemple, l’accès de l’individu à la justice reste fort limité et clairement en retrait par (48) Sur la protection des droits fondamentaux dans le cadre de l’Union européenne et plus particulièrement au travers de la jurisprudence de la Cour de justice, voy., entre autres, A. Von Bogdandy, « The European Union as a Human Rights Organization ? Human Rights and the Core of the European Union », Common Market Law Review, 2000, pp. 1307 et s. ; J.-F. Flauss, E. Lambert et C. Sciotti, « Les droits de l’homme dans l’Union européenne », Petites affiches, 26 juillet 1999 (1 re partie), pp. 5-14, et 28 juillet 1999 (suite et fin), pp. 5-12 ; F. Zampini, « La Cour de justice des Communautés européennes, gardienne des droits fondamentaux ‘dans le cadre du droit communautaire ’ », Rev. trim. dr. eur., 1999, pp. 659 et s., The EU and Human Rights (P. Alston éd.), op. cit. ; A. Albors-Llorens, « Changes in the jurisdiction of the European Court of justice under the Treaty of Amsterdam », Common Market Law Review, 1998, pp. 1273, 1285 et s. ; L. F.M. Besselink, « Entrapped by the maximum standard : on fundamental rights, pluralism and subsidiarity in the European Union », Common Market Law Review, 1998, pp. 629 et s.; M. Colvin et P. Noorlander, « Human Rights and Accountability after the Treaty of Amsterdam », European Human Rights Law Review, 1998, pp. 191 et s., ainsi que B. Nascimbene, « Tutela dei diritti fondamentali e competenza della Corte di Giustizia nel Trattato di Amsterdam », in Scritti in onore di Giuseppe Federico Mancini, vol. II, Milan, 2000, pp. 683-694. Rev. trim. dr. h. (2002) 27 rapport à celui offert à la fois par le mécanisme conventionnel et par les mécanismes de protection judiciaire nationaux ( 49). Quant à la Charte des droits fondamentaux de l’Union ( 50), si le système communautaire dans son ensemble, sphère institutionnelle comprise, était soumis à l’ultime supervision du système conventionnel, son adoption, et plus encore la force contraignante qui lui sera probablement reconnue par la suite, ne poseraient aucun problème ; bien au contraire, elles contribueraient à améliorer la protection des droits fondamentaux dans le système communautaire, surtout si la force contraignante s’accompagnait d’un accès de la justice communautaire plus ouvert à l’individu ( 51). Eu égard à la vocation fédératrice de l’Union européenne, la Charte jouerait donc un rôle peu différent de celui propre aux constitutions des Etats membres puisqu’elle viendrait renforcer les garanties des droits fondamentaux dans le cadre du système juridique auquel elle se réfère. Elle est, d’ailleurs, largement perçue comme l’embryon d’une future constitution européenne. Par conséquent, la supervision ultime que le mécanisme conventionnel exercerait n’affecterait pas plus le rôle (49) A cet égard, voy. G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss, op. cit., p. 646, également en note pour d’autres références à la doctrine. Cf. aussi A. Arnull, « Private applicants and the action for annulment since Codorniu », Common Market Law Review, 2001, pp. 7-52, et D. Waelbroeck et D. Fosselard, « Case C-69/89, Codorniu SA v. Council of the European Union, Judgment of 18 May 1994 ... », ibidem, 1995, pp. 257-269. I. Canor évoque, quant à elle, « the erosion in the assumption that the Court of Justice is the primary and most appropriate locus for human rights protection when Community law is at stake » (op. cit., p. 16). (50) « Editorial comments : The EU Charter of Fundamental Rights still under discussion », Common Market Law Review, 2001, pp. 1-6 ; G. de Búrca, « The drafting of the European Union Charter of fundamental rights », European Law Review, 2001, pp. 126-138 ; M. Wathelet, « La Charte des droits fondamentaux : un bon pas dans une course qui reste longue », Cah. dr. eur., 2000, pp. 585-593 ; J. Dutheil de la Rochère, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : quelle valeur ajoutée, quel avenir? », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 2000, pp. 674-680 ; N. Fernández Sola, « A quelle nécessité juridique répond la négociation d’une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne? », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 2000, pp. 595-600 ; J. Dutheil de la Rochère, « La convention sur la Charte des droits fondamentaux et le processus de construction européenne », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 2000, pp. 223-227. (51) Des considérations analogues s’appliquent également quant à une prise en compte accrue et plus directe des droits fondamentaux par la Cour de justice. Nous pensons en particulier à l’arrêt Baustahlgewerbe du 17 décembre 1998 (affaire C-185/ 95 P), premier exemple significatif d’application directe de la Convention par la Cour de justice, en l’occurrence en matière de durée de la procédure devant le Tribunal de première instance (sur cet arrêt, voy. les remarques de G. Cohen-Jonathan et J.F. Flauss, op. cit., pp. 646 et 647, avec également d’autres références). 28 Rev. trim. dr. h. (2002) fort utile, voire indispensable, que la Charte est appelée à jouer que pareille supervision n’affecte le rôle que les constitutions des Etats membres jouent dans les ordres juridiques internes. Faut-il rappeler à ce propos que, comme il ressort de son article 53, la Convention ne représente qu’un standard minimum qui n’empêche aucunement (bien au contraire) d’aller plus loin et de faire mieux encore ? Or, à l’heure qu’il est, la Charte vient se greffer sur un tout autre contexte : à la différence des Constitutions des Etats, qui peuvent avoir à subir le contrôle ultime du mécanisme conventionnel, elle se situe dans un système qui, sous sa dimension institutionnelle et judiciaire, échappe à ce contrôle. Malgré les liens existant indiscutablement entre la Charte et la Convention — telles la référence expresse de la première à la seconde, la reconnaissance de la Convention comme standard minimum communautaire ou encore la référence implicite à la jurisprudence de la Cour ( 52) — soustraire au contrôle ultime d’uniformisation de la Cour le système communautaire de protection des droits fondamentaux, qui sera un jour axé sur la Charte si elle devient contraignante, laisse intact le risque de divergences entre les deux systèmes. Ces divergences peuvent se manifester de différentes manières. Nous avons déjà évoqué les problèmes qui pourraient se poser aux cours suprêmes internes confrontées à deux systèmes distincts de protection des droits fondamentaux. De même, à la faveur d’un renvoi préjudiciel, la Cour de justice pourrait être amenée à se prononcer sur une question d’interprétation de la Convention avant que la Cour de Strasbourg ne soit saisie. Aussi longtemps que la première échappera à tout contrôle du mécanisme de Strasbourg, qui a justement vocation à assurer une interprétation uniforme de la Convention, on sera tenu d’envisager la possibilité que la Cour de justice donne une réponse s’écartant de la position que la Cour de Strasbourg, une fois saisie, pourrait être amenée à prendre. Avec toutes les répercussions que cela aurait, toujours et surtout, pour les cours suprêmes internes, qui se trouveraient, en matière de protection des droits fondamentaux, en possession d’indications divergentes des deux cours suprêmes européennes. A cet égard, on ne saurait d’ailleurs exclure un autre danger, venant plutôt de la Cour de Strasbourg, à savoir la tentation pour elle de s’aligner sur l’interprétation (52) Sur tous ces aspects voy. notamment J. Callewaert, « La subsidiarité dans l’Europe des droits de l’homme : la dimension substantielle », in L’Europe de la subsidiarité, Bruylant, Bruxelles, 2000, pp. 13-61, en particulier pp. 21-43. Rev. trim. dr. h. (2002) 29 éventuellement moins protectrice de la Cour de justice afin justement d’éviter des divergences ( 53). Est-il besoin de souligner que ces situations risquent de se traduire par un affaiblissement du standard global de protection des droits fondamentaux en Europe ? Pareille évolution est-elle inéluctable ? IV. — Les issues possibles et une question « brûlante » : y a-t-il une responsabilité collective des Etats membres de l’Union ? L’adhésion de la Communauté ou de l’Union à la Convention a, on le sait, représenté pendant longtemps la solution privilégiée et définitive au problème ( 54). On continue aujourd’hui encore à la (53) Le récent arrêt de la Cour dans l’affaire Kress c. France du 7 juin 2001 constituerait-il un exemple de pareille approche ? L’affaire concernait, entre autres, l’impossibilité, pour la requérante, d’obtenir préalablement à l’audience devant le Conseil d’Etat français communication des conclusions du commissaire du Gouvernement et d’y répliquer à l’audience. Cette question soulevait des problèmes très proches de ceux que la Cour avait déjà abordés à propos du rôle de l’avocat général ou du procureur général à la Cour de cassation ou à la cour suprême en Belgique, au Portugal, aux Pays-Bas et en France (arrêts Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991, Vermeulen c. Belgique et Lobo Machado c. Portugal du 20 février 1996, Van Orshoven c. Belgique du 25 juin 1997, et les deux arrêts J.J. et K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998). Dans toutes ces affaires, la Cour avait conclu à la violation de l’article 6, § 1 er de la Convention (aucune d’entre elles ne concernait cependant un litige devant une juridiction administrative ; voy. les §§ 64-71 de l’arrêt Kress). Par ailleurs, on sait qu’une question semblable s’est posée également devant la Cour de justice, qui dans une affaire récente a écarté la possibilité d’appliquer la jurisprudence établie de la Cour ci-dessus mentionnée pour ce qui concerne les conclusions de l’avocat général et a rejeté la demande de la partie intéressée visant à prendre position sur celles-ci (CJCE, affaire C-17/98, Emesa Sugar (Free Zone) NV, ordonnance du 4 février 2000). Dans son arrêt dans l’affaire Kress, qui rappelle en détail, dans la partie consacrée au droit et à la pratique pertinents, la position de la Cour de justice dans l’affaire Emesa Sugar précitée (§§ 53-54 de l’arrêt), la Cour a exclu une violation de l’article 6, § 1 er (§§ 72-76 de l’arrêt). On peut, par ailleurs, se demander si l’arrêt Pellegrin c. France du 8 décembre 1999, concernant l’applicabilité de l’article 6, § 1 er de la Convention aux contestations soulevées par les agents de l’Etat au sujet de leurs conditions de service, ne pose lui aussi, bien que d’une manière moins évidente, une question analogue (à cet égard voy. notamment A. Sonaglioni, « Giusto processo, pubblico impiego e diritto europeo : fine delle incertezze? », Il Corriere Giuridico, éd. Ipsoa, 2000, 3, pp. 304 et s.). (54) Sur l’adhésion voy., entre autres, J. Polakiewicz, op. cit., pp. 78 et s.; H.C. Krüger et J. Polakiewicz, « Vorschläge für ein kohärentes System des Men→ 30 Rev. trim. dr. h. (2002) recommander systématiquement ( 55), malgré l’avis 2/94 bien connu de la Cour de justice, défavorable à l’adhésion, en l’état du droit communautaire à l’époque, et en dépit surtout de la réalité politique, car un certain nombre d’Etats restent, pour des raisons somme toute peu claires ( 56), réfractaires à toute hypothèse d’adhésion. Nous n’insisterons ici ni sur les raisons — qui sans avoir été expressément exposées, ressortent des considérations qui précèdent — justifiant pleinement une adhésion de la Communauté/ Union à la Convention, ni sur l’absence de toute raison convain- ← schenrechtsschutzes in Europa — Europäische Menschenrechtskonvention und EUGrundrechtecharta », Europäische Grundrechte Zeitschrift, 2001, pp. 92 et s., à paraître prochainement en français sous le titre Propositions pour la création d’un système cohérent de protection des droits de l’homme en Europe — La Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne; F. Benoît-Rohmer, « L’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », Actes des Journées d’études, op. cit., pp. 57-61; H.G. Schermers, « The New European Court of Human Rights », in Common Market Law Review, 1998, p. 8 ; P. Wachsmann, « Le Traité d’Amsterdam — Les droits de l’homme », in Rev. trim. dr. eur., 1997, pp. 175 et s., 194., et G. Cohen-Jonathan, « L’adhésion de la Communauté européenne à la Convention européenne des droits de l’homme », in Journal des tribunaux — Droit européen, 1995, pp. 49-53. (55) Voy. par exemple la Recommandation 1439 (2000) et la Résolution 1210 (2000) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. (56) Si ce n’est pour la référence, peu concluante en soi, à l’inopportunité que des actes communautaires soient contrôlés par des organes où siègent des juges provenant d’Etats qui ne sont pas membres de l’Union (mémoire du Gouvernement français déposé près la Cour de justice dans le cadre de la procédure ayant abouti à l’avis 2/94 précité; CJCE, avis n o C-2/94, p. 1781). Comme l’a observé F. Benoît-Rohmer, « de telles réticences semblent difficilement admissibles dans la mesure où à titre individuel, chacun des Etats membres de l’Union a reconnu et accepté la compétence de la Cour sans pour autant contester sa composition » (« L’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme », op. cit., p. 58). Par ailleurs, il reste à démontrer que l’arrivée de juges des soi-disant nouvelles démocraties se soit traduite par une baisse du standard de la jurisprudence de la Cour, alors que globalement, depuis son entrée en fonction la « nouvelle » Cour a fait un remarquable bond en avant dans son œuvre protectrice et que rien n’indique que, dans les rares arrêts laissant à désirer, les juges desdites nouvelles démocraties aient joué un rôle plus déterminant que leurs homologues venant des soi-disant vieilles démocraties. Ces réticences seraient-elles dues à la crainte qu’auraient certains Etats d’attribuer aux institutions communautaires une place trop importante du fait qu’en cas d’adhésion elles participeraient pleinement au système conventionnel au même titre que les Etats? Dans ce sens voy. C.L. Rozakis (« Multiple Institutional Protection in the New European Landscape », Zeitschrift für Europarechtliche Studien (ZeuS), 1998, pp. 475, 481 et s.), qui souligne l’opposition de certains Etats membres à l’idée d’un accroissement de l’autonomie de l’ordre juridique communautaire. Rev. trim. dr. h. (2002) 31 cante militant contre ( 57). Nous n’aborderons pas non plus les questions techniques qui se poseraient en cas d’adhésion ( 58). Nous reviendrons tout de même brièvement sur l’objectif de l’adhésion après avoir examiné une question qui nous ramène au thème conducteur du présent article, à savoir la responsabilité des Etats membres de l’Union à la lumière de la Convention. En effet, étant entendu que la Communauté ne peut en tant que telle être mise en cause à Strasbourg pour des violations alléguées de la Convention qui lui seraient directement imputables (l’arrêt Matthews, comme on l’a vu, le confirme clairement), il y a tout de même lieu de se demander si les Etats membres de l’Union ne sont pas collectivement responsables pour des violations de la Convention pouvant se produire au sein de la structure institutionnelle communautaire qu’ils ont mise en place. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque l’on considère que, dans leurs toutes dernières décisions, la Commission comme la Cour ont préféré ne pas prendre parti sur ce point et rejeter pour d’autres motifs d’irrecevabilité les requêtes dont elles avaient à connaître ( 59). Nous demeurons toutefois convaincus, quant à nous, que le blanc en matière de responsabilité résultant du fait que la Communauté n’a toujours pas adhéré à la Convention peut être rempli autrement, tant pour ce qui est des actes imputables aux institutions communautaires que, on le verra plus tard, pour ce qui est des actes étatiques de mise en œuvre ou d’exécution d’actes communautaires ne laissant pratiquement aucune latitude par rapport aux exigences de la Convention. Nous sommes bien entendu conscients de ce que le (57) Comme le font valoir K. Lenaerts et E. de Smijter, « all contracting parties to the ECHR have their own national catalogue of fundamental rights. So why could the EU/EC not combine its own catalogue of fundamental rights with being a contracting party to the ECHR ? » (op. cit., p. 292). N. Fernández Sola souligne en outre qu’« il n’existe aucune raison convaincante pour justifier que les autorités des Etats souverains soient soumises au contrôle juridictionnel de la Cour européenne des droits de l’homme et que les Institutions communautaires ne le soient pas (...). La conséquence de cette situation est que les citoyens sont démunis devant les actes communautaires contraires à leurs droits tandis que lorsque ces compétences appartenaient aux Etats ils avaient le recours à la Cour de Strasbourg » (op. cit., p. 599). Le Parlement européen observait dès sa Résolution du 18 janvier 1994 que l’adhésion « devrait être conçue comme une preuve de maturité de la part de la Communauté (qui), à l’instar des Etats membres, (...), accepte qu’un acte de son ordre juridique soit examiné et, éventuellement, mis en cause par les organes de la Convention européenne des droits de l’homme » (point 5). (58) A cet égard, nous renvoyons aux essais concernant la question de l’adhésion cités auparavant. Voy. aussi infra, note n o 79. (59) Voy. supra, notes n os 8 et 45. 32 Rev. trim. dr. h. (2002) droit international n’offre pas, à ce jour, de précédents clairs indiquant que les agissements d’une organisation internationale peuvent engager la responsabilité de ses Etats membres ( 60). Mais justement, notre thèse s’appuie essentiellement sur le fait que la Communauté ne constitue pas, ou ne constitue plus, une organisation internationale classique. C’est précisément sa spécificité qui nous amène à considérer que ses Etats membres sont responsables collectivement pour les agissements des structures de la Communauté tant que celle-ci n’aura pas adhéré à la Convention. Or, paradoxalement, la spécificité de la Communauté est l’un des deux principaux arguments invoqués par les opposants à l’idée d’une responsabilité collective des Etats, l’autre étant fondé sur la personnalité juridique de la Communauté. Il nous faut donc examiner ces deux points. A. — Sur la nature de la Communauté européenne Si la Communauté européenne est incontestablement un produit du droit international ( 61), elle a sans aucun doute acquis au fil du temps des caractéristiques — l’effet direct et la primauté du droit communautaire, pour ne mentionner que ceux-ci — qui en font indéniablement une entité unique en son genre et dotée d’une spécificité qui exclut toute comparaison avec d’autres organisations internationales ( 62). La structure institutionnelle de la Communauté est en effet si étroitement liée à la structure des Etats membres que l’on ne saurait voir dans la première une entité distincte, comme il en va d’une organisation proprement internationale. Cette interpénétration de l’organisation communautaire et des structures étatiques se reflète à la fois sur le plan normatif et sur le plan institutionnel. En ce qui concerne le plan normatif, il suffit de considérer les répercussions directes et continues de la production normative communautaire dans l’ordre juridique interne des Etats membres. (60) L’affaire connue du Conseil international de l’étain avait bien soulevé une question de ce genre. Cependant, ainsi que l’observe P.-M. Eisemann, l’issue de cette affaire devant des juridictions britanniques, puis dans un cadre diplomatique, a limité grandement les enseignements généraux pouvant être tirés de cette affaire, de sorte que l’on peut regretter qu’elle n’ait pas été l’occasion de préciser les règles internationales relatives aux immunités des organisations internationales ou à la responsabilité de leurs membres (« L’Épilogue de la crise du Conseil international de l’étain », Annuaire français de droit international, 1990, pp. 678 et s., 701, 802 ; voy. aussi O. de Schutter et O. L’Hoest, op. cit., p. 179). (61) Ainsi I. Cheyne, « International Agreements and the European Community Legal System », European Law Review, 1994, p. 583. (62) A cet égard voy. S. Winkler, Der Beitritt der Europäischen Gemeinschaften zur Europäischen Menschenrechtskonvention, Baden-Baden, 2000, p. 171. Rev. trim. dr. h. (2002) 33 Quant au plan institutionnel, la présence des Etats membres est perceptible dans toutes les étapes cruciales du fonctionnement de l’Union : les membres de la Commission sont nommés par eux d’un commun accord (ce que n’efface pas le fait que le Parlement européen intervienne de manière significative dans cette procédure), les juges de la Cour de Luxembourg sont désignés par eux, le Conseil est composé de leurs représentants (là encore il s’agit d’un fait incontestable, indépendamment de la prise à la majorité qualifiée de nombre de décisions et de la participation du Parlement au processus législatif). L’Union est donc une structure intégrée voulue par les Etats, créée par les Etats pour poursuivre des objectifs communs, et soumise à la supervision des Etats, qui en perfectionnent le fonctionnement par le biais des traités ( 63). En d’autres termes, il s’agit d’une structure commune aux Etats et d’un patrimoine juridico-institutionnel commun à leurs peuples ; c’est justement ce qui fait sa spécificité ( 64). Nous ne voulons nullement dire par là que la Communauté est une organisation intergouvernementale classique ( 65), mais soulignons simplement l’évidence, à savoir que les Etats jouent, quasiment au quotidien, dans le fonctionnement de la structure communautaire et dans l’activité normative des organes communautaires, un rôle essentiel, qui a un impact direct sur leurs ordres juridiques respectifs. Nous ne perdons pas non plus de vue que, dans les domaines qui lui sont réservés, la Communauté substitue son action à celle des Etats membres. Cependant, Etats et structure communautaire étant constamment imbriqués, voir dans cette dernière une entité souveraine en son domaine nous semble méconnaître la réalité politico-juridique de la Communauté. Si, d’une certaine manière, la structure institutionnelle communautaire agit en tant que mandataire des Etats par rapport aux fonctions qui lui sont attribuées, les Etats ne disparaissent pas de la scène pour autant : il ne faut pas (63) A. Dashwood parle d’un « constitutional order of States (...), a model of limited integration » (« States in the European Union », European Law Review, 1998, pp. 201-216). (64) S. Winkler évoque le concept d’une administration étatique commune indirecte (op. cit., p. 170). (65) C’est l’idée que nous attribue F. Benoît-Rohmer, « Chronique d’une décision annoncée », op. cit., p. 3. 34 Rev. trim. dr. h. (2002) confondre autonomie et souveraineté ( 66). Certaines fonctions sont donc déléguées à des organes autonomes, dont les structures se prêtent mieux que les structures étatiques traditionnelles à certains buts (phénomène d’ailleurs récurrent en droit administratif interne, sans que cela autorise à exonérer l’Etat de toute responsabilité au regard de la Convention). C’est dans ce sens complexe, et en utilisant une image évidemment symbolique, que nous avons écrit que les institutions communautaires, tout en gardant leur individualité par rapport aux Etats membres, constituent le prolongement (mais pas le simple prolongement) de l’action des Etats sous d’autres formes ( 67). Aucune pertinence ne saurait être attribuée non plus au fait que certains organes de la Communauté, à commencer par la Cour de justice, sont totalement indépendants des Etats une fois leurs membres désignés ( 68). Cela vaut pour n’importe quelle cour constitutionnelle ou cour suprême interne par rapport aux autres pouvoirs de l’Etat (au point que cette même indépendance peut soulever des questions extrêmement délicates au moment de l’exécution des arrêts de la Cour), ce qui ne suffit certes pas pour exonérer l’Etat de toute responsabilité. Que les Etats jouent un rôle codécisif, pour utiliser un concept emprunté du droit communautaire même, dans le fonctionnement concret des structures communautaires et davantage encore dans leur évolution n’est guère étonnant : ces structures ont été mises en place au service des intérêts et objectifs communs de ces mêmes Etats et de leurs peuples, dans une perspective d’intégration, voire de fédération ( 69). Dans ces conditions, peut-on accepter que les (66) S. Winkler souligne que la Communauté n’est pas un sujet souverain de droit international et que c’est ce manque de souveraineté qui distingue la Communauté d’un Etat fédéral (op. cit., pp. 169 et 170). (67) A. Bultrini, « L’interaction », op. cit., p. 499. (68) F. Benoît-Rohmer, « Chronique d’une décision annoncée », op. cit., p. 3. (69) Les considérations suivantes de H. Monet, se référant à l’adhésion, peuvent fournir des éléments de réflexion également intéressants par rapport au profil spécifique dont on traite : « (n)ous sommes ici au cœur du débat. En effet, au-delà des arguments techniques et juridiques que l’on peut faire valoir, la réponse à la question de savoir si la Communauté européenne doit adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme dépend largement de la conception que l’on se fait de la Communauté. Dans une conception selon laquelle la Communauté européenne n’est que le lieu d’une simple coopération intergouvernementale, la Cour de justice garde le statut d’une cour internationale, au même titre que la Cour européenne des droits de l’homme. En revanche, dans une conception fédérale de la Communauté européenne, la Cour de justice s’apparente davantage aux instances juridictionnelles suprêmes des → Rev. trim. dr. h. (2002) 35 Etats ne soient pas « concernés », dans le cadre du système conventionnel, par l’action des institutions communautaires et qu’ils ne portent aucune responsabilité pour les violations de la Convention qui en découleraient ? B. — Sur la personnalité juridique de la Communauté Le deuxième reproche que l’on adresse à l’hypothèse de la responsabilité collective est de ne pas tenir compte de la personnalité juridique de la Communauté (le même discours s’appliquerait évidemment dans le cas où l’Union se verrait reconnaître la personnalité juridique ou dans le cas où l’on estimerait qu’elle en est d’ores et déjà dotée). Or, si l’étendue de la notion de personnalité juridique est assez claire en ce qui concerne les Etats, pour ce qui est d’autres sujets juridiques, dont la diversité ne cesse d’augmenter dans l’espace juridique international, les implications de cette personnalité juridique sont beaucoup moins univoques. Cela vaut tout particulièrement pour les organisations internationales et a fortiori pour une organisation sui generis comme la Communauté. On ne saurait donc tirer des conclusions précises, notamment sur le plan des responsabilités internationales des Etats fondateurs par rapport aux compétences transférées à l’organisation, de la simple attribution de la personnalité juridique, même si celle-ci découle d’une disposition, comme l’article 281 révisé du traité C.E. (ancien article 210), figurant dans le traité constitutif. Ce qui compte c’est de savoir : — dans quels domaines la personnalité juridique trouve réellement à s’exprimer ; — de quelle manière concrète et selon quelles modalités pratiques elle se manifeste, en particulier pour ce qui est de l’étendue des compétences ; — surtout, dans quelle mesure, dans les domaines où elle s’extériorise, la personnalité juridique permet effectivement au sujet qui en est titulaire d’assumer pleinement ses responsabilités. Non soumise à ce test d’effectivité, la notion de la personnalité juridique de la Communauté n’a qu’une portée purement for← Etats membres. A mesure que l’on progresse dans le processus d’intégration européenne, le refus d’assujettir la Cour de Luxembourg à la Convention des droits de l’homme se justifie de moins en moins » (« La Communauté européenne et la Convention européenne des droits de l’homme », cette Revue, 1994, pp. 517 et 518). 36 Rev. trim. dr. h. (2002) melle ( 70). En d’autres termes, on ne peut estimer que les Etats fondateurs sont exonérés de toute responsabilité que dans l’hypothèse où l’organisation à laquelle ils ont transféré des compétences est à même d’assumer et assume concrètement à leur place les responsabilités qui étaient les leurs. Transposée dans le domaine qui nous intéresse, cette idée signifie que les Etats pourraient invoquer une exemption de responsabilité seulement dans le cas où la personnalité juridique de la Communauté se manifesterait pleinement aussi dans le domaine de la Convention, c’est-à-dire dans l’hypothèse où la Communauté serait à même d’assumer totalement ses responsabilités dans le cadre du système conventionnel et notamment devant les organes de la Convention. Mais à l’épreuve de ce test, le voile de la personnalité juridique de la Communauté tombe : la Communauté n’est pas à même d’assumer ses responsabilités dans le cadre de la Convention car il appartient aux Etats, par une modification des traités constitutifs et dans le cadre d’une conférence intergouvernementale, de décider d’une adhésion de la Communauté à la Convention. Ainsi, dans le domaine du respect des droits fondamentaux garantis par la Convention, la personnalité juridique de la Communauté montre toutes ses limites, voire son caractère fictif ( 71). Elle nous apparaît dès lors de plus en plus comme une échappatoire permettant aux Etats d’éviter d’avoir à répondre, dans le cadre du système conventionnel, du fonctionnement des institutions communautaires, et à ces dernières de conserver leur pré carré. ✩ (70) Comme le souligne très pertinemment A. Von Bogdandy, « (o)n a more general level it has to be stressed that conclusions reached on the sole basis of legal personality are not suitable to determine the legal nature of an association and its organizational structure because they do not extend beyond a formalistic legal understanding. Such an understanding limiting itself to the fiction of legal personality neglects the necessity to integrate reality » (« The Legal Case for Unity : the European Union as a Single Organization with a Single Legal Structure », in Common Market Law Review, 1999, p. 893). (71) Même s’il se réfère aux organisations internationales en général, J. Charpentier adopte une approche analogue qu’il nous semble utile de citer à cet égard : « L’aptitude des organisations internationales à conclure des conventions avec d’autres sujets de droit international (Etats tiers, Etats membres ou autres organisations) est, pour la détermination de leur personnalité internationale, l’épreuve de vérité » et « (...) est d’abord tributaire de la volonté des Etats membres » (« Quelques réflexions sur la personnalité juridique des organisations internationales : réalité ou fiction? », Le droit des organisations internationales. Recueil d’études à la mémoire de Jacques Schwob, Bruxelles, 1997, pp. 13 et 14). A cet égard, également A. Potteau, op. cit., pp. 884 et 885. Rev. trim. dr. h. (2002) 37 Il est clair que si l’on accepte l’idée de la responsabilité collective des Etats membres de l’Union pour les actes des institutions communautaires, cela équivaut à soumettre tout le système communautaire au contrôle du mécanisme conventionnel ; on aboutit alors au même résultat que celui auquel conduirait l’adhésion de la Communauté à la Convention. En outre, vu les raisons pour lesquelles nous avons estimé correcte l’approche de la Commission dans l’affaire M. & Co. dans la mesure où il fut confirmé que l’Etat est exonéré de l’obligation de contrôler dans chaque cas d’espèce la conformité d’un arrêt de la Cour de justice avec la Convention avant de lui accorder un exequatur, nous considérons qu’afin de préserver la souplesse de fonctionnement des mécanismes communautaires, la responsabilité collective devrait logiquement entrer en jeu aussi dans ce cas de figure. Nous reviendrons plus loin sur certaines implications d’un tel choix. Sur un plan strictement juridique, cette solution, parfaitement cohérente selon nous avec le principe de responsabilité des Etats parties à la Convention en cas de transfert de compétences, d’une part, et avec la nature spécifique de la structure communautaire, d’autre part, offre deux options différentes à la Cour ( 72). La première option consisterait à contrôler dans chaque cas d’espèce, par le biais de l’engagement de la responsabilité collective des Etats membres, le respect de la Convention par rapport aux actes des institutions communautaires mis en cause. Cela reviendrait à abandonner définitivement la doctrine de la protection équivalente pour le système institutionnel communautaire. Cette approche entraînerait certes des complications sur le plan procédural, mais aucune ne nous semble véritablement insurmontable : le règlement de la Cour ménage d’ores et déjà notamment la possibilité de désigner un juge national commun lorsque plusieurs Etats ayant une communauté d’intérêt sont mis en cause devant la Cour en même temps (art. 30 du règlement). La tierce intervention (art. 36, § 2 de la Convention et 61, § 3 du règlement) autorise en outre l’institution communautaire concernée à intervenir dans la procédure et à faire valoir ses propres intérêts. Pour certains actes adoptés par des organes communautaires collégiaux où siègent des représentants des Etats membres, la Cour devrait-elle par ailleurs moduler son appréciation de manière à exo(72) Naturellement, rien n’exclurait la possibilité d’engager la responsabilité collective des Etats parties par rapport à d’autres organisations, en fonction de la structure de celles-ci et surtout du mode de participation des Etats à leurs activités. 38 Rev. trim. dr. h. (2002) nérer ceux de ces Etats qui ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher l’adoption de l’acte ( 73) ? Cette idée nous semble extrêmement difficile à appliquer concrètement. Cela supposerait au demeurant d’introduire un régime de responsabilité forcément différent par rapport aux actes d’institutions communautaires indépendantes, telles que la Commission ou la Cour de justice. Surtout, la responsabilité collective des Etats membres tient moins à leur degré d’implication dans la prise de la décision contestée qu’à leur participation au transfert de compétences à la structure commune instaurée; c’est donc en raison de cette participation qu’ils assument conjointement avec les autres membres la responsabilité pour les atteintes à la Convention pouvant résulter des effets concrets du fonctionnement de la structure, indépendamment du rôle que chacun d’entre eux peut avoir joué dans tel ou tel autre cas d’espèce ( 74). En ce qui concerne l’exécution d’un éventuel arrêt constatant une violation, dans le cas où ils seraient condamnés pour un acte imputable à une institution — telle la Cour de justice — sur laquelle il n’ont aucune emprise directe, les Etats se trouveraient dans une situation guère différente de celle d’un Etat condamné pour une situation découlant, par exemple, d’une jurisprudence de sa Cour constitutionnelle. Il leur appartiendrait donc d’adopter les mesures normatives générales nécessaires pour remédier à une telle situation dans l’hypothèse où la Cour de justice ne serait pas prête à suivre spontanément, exactement comme cela se passe lorsqu’un Etat est condamné à Strasbourg pour les agissements d’une juridiction indépendante ( 75). En fait, paradoxalement, la situation dans laquelle se trouveraient les Etats membres de l’Union s’ils étaient un jour condamnés collectivement serait moins compliquée, du point de vue de l’exécution de l’arrêt, que celle de l’Etat individuel condamné dans des circonstances telles que celles des affaires Procola ou Cantoni, ayant trait à la mise en œuvre de réglementations communautaires ne lui laissa aucune marge de manœuvre véritable par rapport aux exigences de la Convention. En effet, dans le premier cas les Etats membres seraient obligés de prendre collectivement les mesures d’exécution requises par l’arrêt et se trouveraient donc dans une situation plus confortable que celle de l’Etat condamné individuellement dans les hypothèses que nous venons d’évoquer ; ce (73) Sur cette hypothèse, voy. les réflexions de O. de Schutter et O. L’Hoest, op. cit., pp. 191 et s. (74) A. Potteau, op. cit., p. 888. (75) Voy., à cet égard, O. de Schutter et O. L’Hoest, op. cit., p. 203. Rev. trim. dr. h. (2002) 39 dernier serait en effet contraint soit d’opérer le choix très difficile dont nous avons parlé plus haut ( 76), soit de prendre l’initiative en restant alors le seul sujet que l’arrêt oblige juridiquement à réagir, les autres pouvant très bien ne pas le suivre. C’est pour ces raisons que la solution de la responsabilité collective devrait à notre avis s’appliquer également à toutes les situations où l’Etat serait mis en cause par rapport à des actes de droit communautaire ne lui laissant aucune latitude effective et l’obligeant à chercher, en cas de condamnation, une issue au niveau collectif ( 77). La responsabilité individuelle de l’Etat membre de l’Union ne devrait donc, logiquement, être engagée que dans le cas de la mise en œuvre d’une réglementation communautaire qui lui laisse une véritable marge discrétionnaire (comme dans les affaires concernant l’élaboration au niveau national de procédures d’élection du Parlement européen). La deuxième option qui s’offre à la Cour serait plus radicale mais peut-être décisive. La Cour pourrait en effet s’abstenir d’exercer son contrôle sur le cas d’espèce et constater une violation de l’article 34 de la Convention (droit de recours individuel), en ce que, faute pour eux d’avoir pris, dans le cadre des traités constitutifs des Communautés et de l’Union, les dispositions nécessaires pour soumettre au contrôle du mécanisme conventionnel les actes des institutions auxquelles ils ont transféré des compétences de plus en plus étendues, (76) Supra, p. 10. (77) Au fond, cet élément est présent aussi dans l’affaire Matthews, dans la mesure où le Royaume-Uni a été condamné par rapport à des actes de droit communautaire primaire adoptés conjointement aux autres Etats membres et où sa condamnation l’oblige à entreprendre de difficiles démarches individuelles puisqu’il était le seul Etat juridiquement obligé à le faire. Aussi ne nous étonnons-nous donc nullement de trouver dans l’arrêt Matthews que nous mentionnions plus haut, dans l’obiter dictum contenu au paragraphe 33, un embryon de responsabilité collective. En réalité, on aurait pu conclure dès cette affaire à la responsabilité collective des Etats, comme le suggèrent, en substance, O. de Schutter et O. L’Hoest (op. cit., p. 169). Ces mêmes auteurs soulignent d’ailleurs les difficultés auxquelles sera confronté le Royaume-Uni pour exécuter l’arrêt Matthews, car la mise en œuvre de ce dernier pourra se faire à l’initiative du Royaume-Uni mais ne pourra pas aboutir sans le concours des autres Etats membres (ibidem, pp. 210-213 ; à cet égard voy. aussi les remarques de A. Drzemczewski, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », Actes des Journées d’études, op. cit., p. 62). La réalité de ces difficultés ressort d’ailleurs clairement de la première résolution du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe concernant l’arrêt Matthews, qui note que les dispositions à l’origine de la violation constatée par la Cour sont toujours en vigueur, bien que le Royaume-Uni ait accepté sans conditions ses obligations et poursuive activement la mise en œuvre d’un droit de vote à Gibraltar avant les élections au Parlement européen de 2004 (Résolution intérimaire 2001/79, adoptée le 26 juin 2001 lors de la 757 e réunion des Délégués des ministres). 40 Rev. trim. dr. h. (2002) les Etats membres ont privé les justiciables de la possibilité de recourir au mécanisme conventionnel pour se plaindre d’une violation de leurs droits imputable aux actes desdites institutions. Cette deuxième option, qui s’inscrit dans le prolongement des considérations que nous avons développées à propos des limites de la personnalité juridique de la Communauté dans le domaine des droits fondamentaux et de la Convention en particulier, présenterait un triple avantage. En premier lieu, elle éviterait à la Cour d’avoir à contrôler l’acte imputable à l’institution communautaire mise en cause dans des conditions moins favorables, techniquement et politiquement, que celles qu’engendrerait l’adhésion de la Communauté à la Convention. En deuxième lieu, cette option permettrait à la Cour d’aborder le cœur de la question sans avoir à se prononcer sur le bien-fondé de la requête. En troisième et dernier lieu, une condamnation collective des Etats membres de l’Union fondée sur cette motivation n’aurait qu’une seule issue possible quand il s’agirait d’exécuter l’arrêt : l’adhésion de la Communauté à la Convention ( 78). V. — Conclusion L’engagement de la responsabilité collective des Etats membres par rapport aux actes des institutions communautaires (y compris les actes de celles-ci devant être exécutés ou mis en œuvre au sein de l’Etat sans aucune latitude au regard des exigences de la Convention) ne constitue pas un remède définitif car la solution idéale reste l’adhésion de la Communauté ou de l’Union à la Convention ( 79). Cela dit, on ne saurait ignorer l’impasse politique (78) En se plaçant du point de vue du droit communautaire, mais dans une optique analogue, S. Winkler estime que l’article 307 du traité C.E. (ancien article 234) comporte également une obligation d’adhésion à la Convention (op. cit., pp. 137 et s.). (79) S. Winkler observe que la voie prétorienne constituerait un recours aux « moyens du bord », la Convention n’ayant pas été conçue pour de telles situations, mais il conclut tout de même que jusqu’à l’adhésion les Etats membres devraient assumer une responsabilité collective dans le cadre du système conventionnel également pour ce qui est des actes du système institutionnel communautaire (op. cit., pp. 171-172 et p. 183 in fine). On peut observer par ailleurs que la Convention n’a de toute façon pas non plus été conçue pour une adhésion formelle de la Commu→ Rev. trim. dr. h. (2002) 41 dans laquelle se trouve l’hypothèse de l’adhésion. Or le maintien du statu quo n’est pas sans conséquences, et nous avons déjà souligné auparavant quelques-uns des multiples risques qu’il comporte. Il ne manque pourtant pas de voix en faveur d’une séparation entre les deux systèmes : soit elles insistent sur les effets bénéfiques qu’aurait pour la protection des droits fondamentaux en Europe un régime de concurrence entre les deux cours européennes ( 80), soit elles préconisent ouvertement la dénonciation de la Convention par les Etats membres de l’Union et l’adhésion de ceux-ci à un système unique propre à l’Union ( 81). D’autres insistent par contre sur les inconvénients d’une évolution parallèle de deux mécanismes distincts de protection des droits fondamentaux en Europe. Ils évoquent la perspective d’une bifurcation dans la protection des droits fondamentaux en Europe et ce que l’on a appelé une Europe des droits de l’homme à deux vitesses ( 82), avec le risque incontournable d’un double standard ou d’une Europe des droits de l’homme à l’esprit élitaire qui se distinguerait du reste de l’Europe. Cela aurait un goût amer, après tant d’efforts déployés pour réunifier un Continent si longtemps divisé ( 83) ! Or il n’est pas à exclure que le perfectionnement croissant des instruments communautaires de protection des droits fondamentaux cache un plus ample dessein, visant à absorber le système conventionnel dans une Union européenne sans cesse élargie (rien ne donne toutefois à penser, tout au moins dans l’état actuel, que pareille vision soit effectivement celle des responsables politiques des Etats membres de l’Union). Dans une perspective d’élargissement de l’Union européenne à trente, trente-cinq, voire davantage encore de membres, on peut fort bien concevoir un transfert progressif à l’Union européenne des compétences et des services du Conseil de ← nauté/Union : ainsi, pour un récent aperçu des nombreuses adaptations fort techniques de la Convention qu’exigerait l’adhésion formelle, voy. par exemple J. Polakiewicz, op. cit., pp. 83 et s. (80) « Editorial Comments », Common Market Law Review, 1996, pp. 215-222. Par ailleurs l’analyse de J. Rideau et J.-F. Renucci, « Dualité de la protection juridictionnelle européenne des droits fondamentaux : atout ou faiblesse de la sauvegarde des droits de l’homme ? », Justices, 1997, pp. 95 et s. (81) A.G. Toth, « The European Union and Human Rights : the Way Forward », Common Market Law Review, 1997, pp. 492 et s. (82) S. O’Leary, op. cit., p. 375. (83) A cet égard, voy. W. Peukert, « The Importance of the European Convention on Human Rights for the European Union », Protection des droits de l’homme : la perspective européenne — Mélanges à la mémoire de Rolv Ryssdal, Carl Heymanns Verlag KG (éd.), 2000, p. 1122. 42 Rev. trim. dr. h. (2002) l’Europe et imaginer que la Cour devienne un jour la juridiction des droits de l’homme d’une Union désormais pan-européenne, tandis que la Cour de justice se consacrerait aux questions de natures économique, commerciale et peut-être sociale, la coordination entre les deux étant confiée à un mécanisme de renvoi préjudiciel obligatoire et contraignant. On ne saurait bien entendu mettre en cause la légitimité ou l’opportunité politique d’une telle vision. Le problème est qu’on n’en est pas encore là, que l’élargissement de l’Union est un processus lent et complexe et que la protection des droits fondamentaux dans toute l’Europe n’est jamais acquise et demande une surveillance constante et effective. Dans ces conditions, peut-on justifier les risques déjà évoqués d’un affaiblissement de la protection des droits fondamentaux au niveau interne, voire du standard global européen, tandis que le système communautaire n’offre pas (du moins en l’état actuel des choses) une accessibilité suffisante pour l’individu et une approche des droits de l’homme désintéressée et exempte de tout souci « communautaire » ? Autant de raisons, en somme, pour soutenir et souhaiter une extension du contrôle conventionnel au cadre institutionnel communautaire, par le biais de l’engagement de la responsabilité collective des Etats membres à défaut d’une adhésion formelle à la Convention, extension dont les effets bénéfiques iraient au-delà même des aspects liés à l’interaction entre les deux systèmes. Ainsi, les cours suprêmes nationales se verraient davantage incitées à appliquer la Convention si, pour la Cour de Luxembourg également, la Cour était le juge de référence en matière de droits de l’homme. En outre, l’identité même du système communautaire se trouverait renforcée puisqu’il serait de facto associé aux systèmes nationaux, devenant en quelque sorte un système interne lui-même. De plus, ce que l’on appelle désormais « l’adhésion forcée » ( 84), c’est-à-dire l’extension du contrôle du mécanisme conventionnel au système institutionnel communautaire par le biais de l’engagement de la responsabilité collective des Etats membres, finirait très probablement par pousser ces derniers vers une adhésion formelle. Enfin, dans une perspective plus ample encore, un dernier argument milite selon nous en faveur de pareil développement jurisprudentiel, en l’absence d’une adhésion formelle. L’universalité des droits fondamentaux est un des traits cardinaux de l’idée que les (84) Cette formule est évoquée à plusieurs reprises dans les Actes précités des Journées d’études sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Strasbourg, 16-17 juin 2000. 43 Rev. trim. dr. h. (2002) Européens se font de ces droits. A tel point que c’est cette même idée d’universalité qui est à l’origine d’une politique des droits fondamentaux dans les relations extérieures de tous les pays membres de l’Union, de la plupart des autres pays européens et des institutions communautaires elles-mêmes. Certes, ce n’est pas l’extension du contrôle du mécanisme conventionnel au système institutionnel communautaire/de l’Union qui suffirait à rendre plus attentifs aux appels européens certains régimes extra-européens peu respectueux des droits de l’homme. Cependant, la force d’une idée se mesure aussi au degré auquel ceux qui la soutiennent y croient. Les Européens croiront-ils toujours avec la même conviction en l’idée d’universalité des droits de l’homme s’il s’avère qu’ils n’ont pas été capables de construire un système uniforme, cohérent et fort de protection des droits fondamentaux en Europe même ? Antonio BULTRINI Référendaire près de la Cour européenne des droits de l’homme et enseignant à l’Institut des Hautes études européennes de Strasbourg dans le cadre du D.E.A. « Droits de l’homme ». ✩