Dans la neige

Transcription

Dans la neige
dans la neige
Du même auteur (romans, récits, théâtre)
Romans
Mon roi et moi, la brune, 1999.
Je ne viendrai pas, la brune, 2001.
Blanche, la brune, 2004.
Nur, la brune, 2007 (Babel, n° 905, 2008).
Enfants perdus, la brune, 2009.
Le Wagon, la brune, 2010, Prix Jeand’heurs (Babel, n° 1193, 2013).
La Belle Image, la brune, 2013.
Également au Rouergue
Lignes de chance, mis en images par Frank Secka, 2012.
Théâtre
Pas savoir, Les Solitaires intempestifs, 2010, préface de Claude Régy.
Dedans dehors, coll. ThTr, publie.net, 2015, préface de Romain Jarry,
postface d’Arnaud Maïsetti.
Graphisme de couverture : Olivier Douzou
Photographie de couverture : © Dorothy-Shoes
© Éditions du Rouergue, 2016
www.lerouergue.com
Arnaud Rykner
dans la neige
la brune au rouergue
Une part importante de ce roman a vu le jour lors d’une résidence d’écriture à Durham University, Royaume-Uni (Senior
Fellowship). Que mes collègues de l’Institute of Advanced Studies et
du Département de Littérature Française de cette université en soient
remerciés – et tout particulièrement le Dr. Catherine DousteyssierKhoze, alors chair du Département.
Mais ce livre doit aussi et surtout d’avoir été écrit grâce à l’habituel et affectueux accueil de Danielle D. et Michèle B., au parc SaintJoseph à Rodez, sans lequel rien n’aurait été possible.
J’adresse aux sains d’esprit l’appel suivant :
ne lisez donc pas toujours et exclusivement
ces livres sains, faites donc aussi connaissance
avec la littérature dite malade, où vous pourriez
peut-être puiser un essentiel réconfort. Les gens sains devraient constamment prendre
des risques en quelque manière. À quoi bon,
sinon, tonnerre de Dieu à la fin, être sain ?
Juste devenir idiot.
Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot.
Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul.
Robert Walser.
Se dit : J’écosse des petits pois.
Les petits pois tombent.
Ça tombe dans la casserole ça fait un bruit bizarre les
petits pois qui tombent dans la casserole.
J’écosse des petits pois. C’est mon métier maintenant.
Écosser des petits pois. Alors j’écosse alors les petits pois
tombent. Ça fait un tas dans la casserole.
Aujourd’hui j’écosse des petits pois. Parce que c’est l’été.
L’été c’est ça les petits pois les cosses tout ça qui tombe.
D’autres fois je fais des sacs. C’est mon métier aussi les
sacs. On prend du papier et de la colle. On plie le papier on
colle ça fait un sac voilà. Sac en papier.
Ici tout le monde écosse des petits pois ou fait des sacs.
Ou les deux. De la ficelle aussi. Je fais comme tout le monde.
Alors c’est mon métier faire ça. J’ai appris mon métier. Il est
nouveau.
J’écosse des petits pois les petits pois tombent.
11
Se dit encore, chantonne : Petit pois qui tombe c’est moi qui
l’écosse toc toc toc. Doigts qui poussent sur la cosse ouvrent
le ventre sa petite tête apparaît toc il tombe de la cosse ventre
déchiré. Ongle déchire ventre craque petit pois sort. On
l’arrache le fait tomber. Recommence. Entre les ongles les
doigts poussent la tête sort. Petit pois tombe. J’écosse des
petits pois. Tout est là. Petit pois qui naît tombe on le mange.
Métaphysique du petit pois quoi. Et toc encore petit pois qui
tombe. Il y en a un tas dans la casserole. Un tas comme nous
ici. Nous aussi on est des petits pois. Des petits pois en tas.
Des petits pois qui rigolent parce qu’on est bien ici. Les autres
sont gentils aussi souvent. On rigole ensemble. Ils racontent
ce qu’ils ont vu autrefois avant ici et moi je dis ce que
j’ai vu autrefois avant ici. Je dis Je m’appelle Joseph. Ils
rient ils disent Tu t’appelles pas Joseph. Ils disent tu t’appelles Tobias ils rient To - bias. Je ris avec eux. J’ai fait une
école vous savez. Ils rient. Vous voyez. Je m’appelle Joseph.
Jo-seph. Joseph vendu par sa sœur. Joseph le rêveur. Je suis
chez Putiphar. Il dit Pu-ti-phar. Il dit Jo-seph. Il dit Pu-ti-phar
c’est celui-là ce gros pois le Dr Pu-ti-phar. Alors on rit. On
n’arrête plus de rire. Mais je réponds : mais je sais écosser les
petits pois - j’ai fait une école. Il ne faut pas me fâcher vous
savez.
Parce que parfois y en a qui lancent les petits pois. Alors je
me fâche parce que c’est sérieux écosser les petits pois en fait.
Le Directeur a dit que je devais écrire de nouveau. Qu’il le
fallait. Écrire ? Pas. Préfère les petits pois. D’abord les petits
pois c’est bon. On les mange le soir. Et on rigole en se souvenant qu’on les a écossés. C’est comme si on mangeait les
paroles échangées en écossant les petits pois. C’est comme si
on mangeait les rires échangés en écossant les petits pois. Car
12
ici on rit encore. Beaucoup. Ou pas. Parfois trop. On prend les
rires dans la casserole on les met dans nos bouches. Alors on
rit et on crache les petits pois. Même les infirmiers rient. Des
fois pas. Se fâchent aussi. Mais tous gentils ici en fait quand
même. Le Directeur est gentil. M’a dit aimer beaucoup beaucoup mes articles mais qu’il n’avait pas lu mes romans. Parce
que j’ai écrit des romans aussi. Ça je le sais. M’a dit que je
devrais encore écrire m’y remettre parce qu’il aimait beaucoup ça vraiment. Le Directeur est gentil avec moi c’est vrai.
J’aime bien ici, se dit. J’aime ça. Au début non. Maintenant
j’aime. Pas toujours quand même mais quand même j’aime.
Alors.
Mais pas écrire. Rien.
Juste les petits pois les sacs ça.
Le Docteur G. est venu tout à l’heure. Il vient parfois
pour moi. M’a demandé comment j’allais aujourd’hui. J’ai dit
Docteur aujourd’hui ça va. Ça va très bien. J’ai dit trrrrès
bien. Et j’ai ri car je savais où il voulait en venir. J’écosse des
petits pois vous voyez alors. C’est magnifique tout ce vert
qu’on égraine qui tombe qui cogne dans la casserole. Trouvez
pas ? Un tambour. Moi j’aime les petits pois et j’aime écosser les petits pois. C’est ça. Vous savez c’est ça. Alors.
M’a dit : C’est bien. Vous avez raison continuez à écosser
les petits pois. C’est beau les petits pois aussi. On se voit tout
à l’heure dans mon bureau vous voulez ? J’ai dit oui je veux
bien. Oui.
Je sais. Lui aussi va parler de mes livres comme l’autre.
Lui les a tous, a dit un jour. Et beaucoup d’articles. Avec le
Directeur ils font la course des fois je crois. Le Docteur gagne
toujours je crois aussi. Ils m’aiment bien tous les deux. Font la
course quand même. Euh euh euh une course de petits pois.
14
M’a montré un gros volume relié par lui. Vos articles, il
a dit en souriant, vous voyez.
J’ai dit : Peut-être.
J’ai dit : C’est loin. Trop.
Drôle tous ces articles comme des petits pois qu’on écosse.
On pourrait les jeter au vent les faire voler les petits pois les
articles
enlever leur coque enlever éplucher les articles
n’est-ce pas Docteur ?
Le Docteur n’a rien dit. J’aime bien le faire enrager.
Son bureau est immense. Celui du Directeur plus grand
encore. Ils font la course. Comme Jürgen, Tobias et Lars autrefois.
Maintenant c’est les petits pois. Que ça. Mais j’aime beaucoup les petits pois. C’est parce que ce sont des petits zéros
tout ronds comme moi. Car j’ai toujours voulu être un petit
zéro un zéro tout rond. Les petits pois. Les zéros. On est tous
tout ronds. C’est pour ça que la terre tourne. Parce qu’on est
des petits zéros qui tournent. Nous les petits zéros on a tout
compris. C’est ça. C’est comme ça. Comme les petits pois. Alors.
À l’école déjà j’écossais des petits pois. Avec Lisa j’écossais des petits pois aussi parfois. Moins. Elle savait que c’était
bon pourtant. N’était pas folle Lisa. Et quand Joseph est parti
avec les autres vous pensez que c’était pour faire quoi vous ?
Pour écosser des petits pois. Pour rien d’autre. Joseph reste
avec les enfants. Lisa est troublée par Joseph parce qu’ils vont
écosser ensemble des petits pois. Les gros doigts du Docteur G. font éclater les cosses. Les petits pois tombent. Les petits
doigts de Joseph font ça délicatement. Les petits pois tombent.
Ils s’amusent. C’est ça qu’ils sont partis faire ensemble. S’a–
mu–ser c’est pas bien ça ?
Alors nous on s’a–muse.
15