Arab Securitocracies and Security Sector Reform La gouvernance
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Arab Securitocracies and Security Sector Reform La gouvernance
ARI Projects Arab Securitocracies and Security Sector Reform Août 2012 La gouvernance démocratique de la sécurité au Maroc* Par Abdalla Saaf ** Bien que la question de la gouvernance démocratique de la sécurité au Maroc se situe au carrefour des grandes interrogations qui caractérisent la vie politique marocaine actuelle, il convient de reconnaître que cette problématique est relativement peu connue des sciences sociales et insuffisamment abordée par les chercheurs, souvent pour des raisons autres qu’académiques. Les études disponibles jusqu’à présent sont principalement consacrées à l’armée et à son rôle dans le système marocain, très souvent sous un angle historique***, et sont marquées par des préoccupations changeantes selon les circonstances. Au début de l’indépendance, la question de la sécurité se posait en termes de ressources symboliques et matérielles à la disposition du pouvoir dans ses épreuves de force face à ses adversaires politiques de l’heure1, au point de structurer plus tard le pouvoir lui-même, de dépasser le statut d'éléments d’appoint du bloc au pouvoir pour le contrôle de l’Etat et de la société et d’en devenir en fin de compte une partie constitutive (1963-1971)2. A la suite des tentatives de coups d’Etat de 1971 et de 1972 et du conflit au Sahara occidental de 1975 à 1989 (ou « affaire du Sahara marocain » dans la terminologie nationale)3, 1 Sur les péripéties des premières luttes pour le contrôle de l’Etat entre le Mouvement national et la monarchie, voir Waterbury John, Le Commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, Presses Universitaires de France, 1975 et Leveau Rémy, Le fellah marocain, défenseur du trône, préface de Duverger Maurice, Fondation nationale des sciences politiques, 1976. 2 Palazzoli, Claude, Le Maroc politique, Sindbad, collection La Bibliothèque arabe, Paris, 1974. 3 Les territoires du sud du pays étaient occupés par l’Espagne jusqu’à la chute du régime franquiste en 1975. Leur intégration au reste du royaume du Maroc * Ce texte a été rédigé avant la réforme constitutionnelle adoptée en juillet 2011. ** Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales de Rabat. *** El Merini Abdelhak, L’armée marocaine à travers l’histoire, 2000, Rabat. Voir dans cet ouvrage l’importante bibliographie sur le sujet. 2 l’armée gagne en pouvoir de négociation et devient un acteur politique à part entière4, dans un pays décrit comme constamment en conflit. Seul corps organisé et armé, parfois soupçonné d’être sous influence islamiste, l’armée est alors perçue par certains comme un danger. Aujourd’hui, les questions sécuritaires s’intègrent au processus supposé de « démocratisation »5 et au contexte actuel de réformes. Le débat s’oriente notamment sur le « contrôle démocratique » des institutions sécuritaires, sujet étroitement lié aux prérogatives du pouvoir royal et plus largement à la réforme politique au Maroc. Il importe donc d’analyser les dynamiques internes et les tendances à l’œuvre au sein de l’armée, de la police, de la gendarmerie et des services de renseignement face à la problématique de la démocratisation. De manière générale, plusieurs indices suggèrent qu’une mutation est à l’œuvre sur ces questions, y compris dans les sphères proches du pouvoir telles que les commissions spécialisées du Parlement, et les institutions ayant trait à la mémoire politique (traitement des violations des droits de l’homme notamment). La question sécuritaire change ainsi de statut. Par ailleurs, les déclarations de entraîne un conflit armé, qui durera jusqu’au cessez-lefeu de 1989. 4 Dalle Ignace, Le règne de Hassan II 1961-1999. Une espérance brisée, éd. Tarik-Maisonneuve & Larose, Paris/Casablanca, 2001. Voir également, Le Maroc actuel. Une modernisation au miroir de la tradition, éditions du CNRS, Paris, 1992 ; Hughes Stephen O., Le Maroc de Hassan II, éditions Bouregreg, Rabat, 2003. 5 Dans le sens employé par la littérature politologue actuelle : voir par exemple Diamond Larry et Plattner Marc, « Le rôle de l’armée en démocratie », in Nouveaux Horizons, The Johns Hopkins University Press & National Endowment for Democracy, Paris, 1996. personnalités parfaitement établies dans le champ politique officiel se multiplient, et le débat prend de l’ampleur sur la scène publique. Reste que les questions sous-jacentes à cette problématique sont nombreuses, complexes et souvent difficiles à cerner par une lecture externe, tant l’accès à l’information est difficile. Les acteurs concernés restent discrets dans leurs analyses et leurs appréciations, notamment en ce qui concerne la tendance à l’accroissement continu des effectifs, l’articulation des différents organes entre eux, la répartition interne des compétences et leurs modes de fonctionnement. Ainsi, les acteurs politiques reconnaissent certes l'importance des réformes dans le dossier sécuritaire, mais la question est annexée aux discussions relatives à la réforme constitutionnelle, à la réforme de l’Etat et aux droits de l’homme. Cet article s’attachera d’abord à dresser le portrait actuel du secteur de la sécurité, autant que le permet l’information disponible : quelles en sont les différentes composantes et comment sont-elles articulées entre elles ? Quelle en est la logique ? Il s'agira ensuite de décrypter les évolutions en cours et d’analyser les perspectives de réforme. I. Configuration actuelle du dispositif de sécurité Les analyses disponibles sur les forces de sécurité au Maroc s’avèrent laborieuses, du fait de l’opacité inhérente à ce secteur et des enjeux de pouvoir entre les différents acteurs de la sécurité – intérieur et extérieure. Les facteurs expliquant leur essor, le positionnement des différents organes concernés entre eux, leurs interactions institutionnelles et la configuration générale du système sécuritaire posent la question du 3 processus de prise de décision dans le champ politico-social marocain. A. Retour historique sur le développement des institutions De manière générale, il convient de distinguer deux groupes d’acteurs, l’armée d’une part, et la police, la gendarmerie, les forces auxiliaires ainsi que les services de renseignement d’autre part. 1. Évolution de l’armée et de son rapport avec le roi depuis 1956 a. Après l’indépendance, l’armée développe considérablement avec confiance du roi se la Avec 20 000 hommes hérités des armées coloniales et de l’armée de libération (30 000 un an plus tard), l’armée marocaine de 1956 est organisée autour d’une structure plutôt simple : treize bataillons d’infanterie (dix de cinq compagnies, un de trois compagnies et deux venus de la zone nord, issus de l’armée espagnole), une compagnie muletière du Train (deux pelotons), deux escadrons blindés (dont l’un de reconnaissance et le second de chars AMX), un groupe d’artillerie, un bataillon de génie, un détachement de transmission, une compagnie de transport de terrain, et un groupement logistique. Dans la mémoire collective vivante, elle ne se résume cependant qu’à quelques bataillons d’artillerie, déployés principalement à Rabat et à Marrakech, quelques blindés, une aviation limitée et une marine bien peu conséquente. Quant aux effectifs, ils étaient composés de goumiers et de tirailleurs de l’armée française, et de troupes revenues de l’armée espagnole, renforcés par les éléments de l’Armée de Libération Nationale ralliés à partir de 1958. Aux officiers de l’armée française et de l'armée espagnole s'ajoutaient ceux formés à l’Académie royale de Meknès, à Saint-Cyr, à l’Académie de Tolède en Espagne, ou dans les académies étrangères du monde arabe et d’ailleurs. L’armée, officiellement instaurée le 14 mai 1956, incarnait aux yeux de la population la fierté retrouvée, synonyme d’indépendance. Sa création s’est néanmoins accompagnée d’un problème de légitimité : alors que les membres issus des armées coloniales accusaient ceux de l’armée de libération nationale de jouer le jeu de l’opposition, ces derniers soupçonnaient les anciens officiers de l’armée française de monter de toutes pièces l’idée d’un complot contre le roi. Malgré ces tensions, l’armée royale a cependant fini par capter le monopole de la violence armée légale. Les tensions avec l’Algérie (qui se cristallisent autour de la Guerre des Sables d’octobre 1963) et l’Espagne, ainsi que les défis sécuritaires intérieurs (perturbations politiques liées à la création même de l’armée, soulèvement du Rif en 1957-59, opposition armée, insurrections urbaines), ont conduit à l‘essor de l'armée : accroissement des effectifs et de l’armement, développement de la formation, approfondissement de la vision doctrinaire et stratégique face aux défis internes et externes et, enfin et surtout, coopération avec l’extérieur. L’institution militaire devient ainsi la plus importante force organisée du pays, comme le montrent les données présentées en annexe. La nature des menaces et défis explique la prépondérance de l’armée de Terre sur l’armée de l’Air et à la Marine. Dans La mémoire d’un roi, Hassan II évoque la grande confiance qu’il accorde alors à son armée : 4 « Lorsque je suis parti en pèlerinage à La Mecque, j’ai emmené avec moi la plupart des officiers qui étaient impliqués dans le premier ou le second complot. Nous nous sommes retrouvés à l’intérieur de la mosquée de La Mecque, un grand édifice carré. Là, sans même que je leur demande quoi que ce soit, ils m’ont tous de nouveau prêté serment de fidélité. Deux jours plus tard, nous sommes arrivés à Médine et à l’intérieur même du tombeau du prophète, ils m’ont encore renouvelé leur serment. Ils l’ont fait dans les deux lieux les plus saints et les plus sacrés de l’Islam. Dans ce contexte, continuer de se méfier équivalait à ne plus faire confiance à Dieu. C’est exactement comme si vous décidiez de remettre votre dossier à un avocat en choisissant de le surveiller pour être sûr qu’il s’en occupe bien »6. - suppression de la discipline militaire classique et soumission des officiers à l’autorité directe du roi, commandant suprême des forces armées selon la Constitution ; - démantèlement de militaire, transformée dispersées - mise sous contrôle de la gendarmerie royale, depuis la circulation des armes jusqu’aux mouvements de soldats dans les casernes ; - allocation de privilèges et d’avantages matériels aux officiers, qui deviennent de ce fait plus influents sur le plan économique (agréments spéciaux pour l’exploitation de mines de sable, de carrières de marbre, de concessions de pêche, autorisations diverses, octroi de prêts bancaires exceptionnels) ; b. Le début des années 70 marque un tournant majeur entraînant une réorganisation en profondeur de l’institution militaire - rééquilibrage sur le plan politique du poids respectif de l’armée et du ministère de l’Intérieur, tout en prenant soin d’alimenter les contradictions, de forme et de fonds, entre ces deux institutions ; - tentative de création d’institutions visant à normaliser les relations entre militaires et civils, à l’instar du Conseil national de défense et du Conseil de sécurité nationale. Les deux tentatives de coups d’Etat de 1971 et 19727 vont fortement altérer la confiance du monarque. Celui-ci entreprend de réorganiser l’armée, et adopte une série de mesures et de nouvelles règles de fonctionnement : - suppression du ministère de la Défense, remplacé par une administration aux compétences limitées ; 6 Hassan II, La mémoire d’un roi, entretiens avec Eric Laurent, Plon, Paris, 1993, pp 157-158. 7 On notera que certains observateurs parlent d’un troisième coup d’Etat, celui du général Ahmed Dlimi. l’institution en unités Ces mesures ne peuvent cependant cacher le développement substantiel des forces armées sus-évoqué, qui se poursuit après les tentatives de coups d’Etat et le début du conflit au Sahara dans les années 70 et jusqu’à nos jours, tant et si bien que l’on recense aujourd’hui 220 000 militaires de carrière et 200 000 conscrits supplémentaires, en sus des matériels et équipements 5 mentionnés dans les rapports stratégiques sur l’équilibre des forces dans la région. 2. Les autres acteurs : police et gendarmerie, forces paramilitaires et services de renseignement La police, en milieu urbain, et la gendarmerie, en milieu rural et aux grands carrefours routiers, constituent ce qu’on qualifie de forces publiques de premier degré. Les fonctions de ces deux corps semblent avoir été définies sur le tas, en fonction des circonstances. La naissance de la police moderne au Maroc semble remonter au traité d’Algésiras en 1906, lorsque des unités de police furent constituées dans les ports marocains, commandées sur le terrain par des officiers français et espagnols. La gendarmerie est créée suite aux événements qui éclatèrent après la signature du traité, par une fusion entre ce qui fut appelé « la force publique occidentale », débarquée à Casablanca, et « la force publique orientale », créée à Oujda, qui donnera naissance, en janvier 1928, à la Gendarmerie du Maroc. La Gendarmerie royale voit quant à elle le jour après l’indépendance, avec la mise à disposition des autorités marocaines de la gendarmerie française à partir du 1er avril 1957, la formation de la première promotion d’officiers, et la publication en janvier 1958 du texte qui la fonde officiellement et en définit les missions. Chargé du maintien de l’ordre, le corps de la gendarmerie exerce une surveillance micivile, mi-militaire8, en s’appuyant sur ses 20 000 membres et 800 officiers. Tentaculaire 8 Numéro spécial d’Assahifa, n°44, 21-27 juillet 2006. avec ses forces mobiles, ses parachutistes, ses gardes-côtes, ses forces d’intervention spéciales et son dispositif de renseignement, il comporte des services administratifs et techniques, ainsi que des organes décentralisés (22 commandements régionaux, 64 postes, 322 centres). Il doit rendre compte directement au Roi (Cour royale militaire), et relève à la fois du ministère de la Défense d’un point de vue administratif, du ministère de la Justice pour la police judiciaire, et du ministère de l’Intérieur pour la police administrative. En règle générale, dans la mesure où il fait partie intégrante des forces armées royales, ses membres sont soumis à la réglementation militaire générale. A la police et la gendarmerie s’ajoutent les forces publiques de second degré, à savoir les forces paramilitaires qui travaillent sous autorité gouvernementale (telles que les forces auxiliaires), ainsi que toutes les forces non-militaires qui portent une arme (pompiers, douaniers, gardes-forestiers, etc.) et qui ne peuvent agir que sur instructions écrites précisant les tâches qui leur sont confiées. Enfin, il convient également de mentionner les différents services de renseignement, notamment la Direction générale des études et de la documentation (DGED), dont la nature, les objectifs et l’organisation interne restent très opaques. Ces services, dont les prérogatives et les moyens ont été renforcés après les tentatives de coups d’Etat, sont refermés sur eux-mêmes et protégés par le secret d'Etat, loin de tout contrôle législatif ou judiciaire. Directement rattachés à l’autorité 6 royale en théorie, ils ne relèvent en pratique que d’eux-mêmes9. B. Répartition des compétences et des pouvoirs Le secteur de la sécurité a été fortement marqué par les périodes de confrontation entre les acteurs politiques en compétition : au terme d’épreuves de forces déterminantes, la répartition des compétences se fait toute entière au profit du chef de l’Etat. Dans cette configuration générale, la place centrale du roi ressort fortement. Souligner les prérogatives du roi dans ce domaine ne saurait pour autant cacher le poids des organigrammes propres à chaque organe de sécurité, et le sens qu'implique la présence ou l’absence d’un Ministère de la défense. 1. Des compétences royales très étendues La défense nationale est une prérogative du roi, consacré chef suprême des forces armées royales par l’article 30 de la Constitution. Sa suprématie est renforcée par plusieurs autres dispositions constitutionnelles, garantissant l’inviolabilité, l’infaillibilité et l’irresponsabilité du souverain tout en lui assurant le statut de représentant suprême de la nation. Ainsi, la possibilité ouverte au roi de proclamer l’état d’exception (article 35) renforce ses compétences en matière de défense, alors pourtant que selon l’article 73 « la déclaration de guerre a lieu après communication faite au parlement » et que l’article 45 rappelle que « les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires sont du domaine de la loi ». De même, concernant la déclaration de guerre, seul le Roi peut saisir le Conseil des 9 Dossier spécial, Le Journal, « Le roi, otage de ses espions », n° 266, du 29 juillet au 4 août 2006. ministres et ainsi déclencher la machine militaire, en vertue du décret royal de septembre 1967 : « Les décisions en matière de direction générale et de direction militaire de la défense sont arrêtées par le Roi ». Il apparaît ainsi clairement que le parlement et le gouvernement n’ont que des compétences secondaires. Ainsi, l’armée a été créée le 14 mai 1956 à partir d’un Comité de défense nationale placé sous son égide, et la Maison militaire instituée au sein du palais royal. La suppression du ministère de la Défense nationale en 1972 n’a pas modifié ce lien direct et inconditionnel avec la monarchie : centralisée à l’extrême, dotée d’une structure hiérarchique à la fois horizontale et verticale, avec des commandements propres à chaque département (étanchéité des rapports entre armée de terre, aviation, marine, gendarmerie, forces auxiliaires), l’armée est au contraire dirigée par un Etat-major commandé par le roi. C'est encore le chef de l’Etat qui confère à titre individuel le droit de commandement. Au-delà de la hiérarchie établie, chaque militaire est directement responsable devant le roi. Même le droit de désobéir à un ordre transgressant la légalité et l’obligation d’en aviser le chef d’état-major vient renforcer le contrôle royal sur l’armée. Cette concentration des prérogatives militaires aux mains du roi est pleinement assumée : « Nous consacrons toute notre attention à ces forces que nous avons placées sous notre commandement suprême » (discours de Mohamed V). Cet attachement du Roi à son armée et de l’armée au Roi ne serait pas contradictoire, dans l’esprit du souverain, avec l’esprit démocratique : « L’armée royale est l’illustration de l’évidente symbiose du peuple 7 et du trône, car elle englobe dans sa constitution toutes les composantes de la famille nationale et de la société marocaine. Le fait d’y voir un fils de paysan côtoyer celui d’un marchand, d’un bourgeois, d’un artisan voire d’une personnalité proche du Roi luimême, est la preuve tangible que les Forces armées royales représentent la transcendance des principes démocratiques » (discours de Hassan II). Il est évident que cette vision est diversement appréciée. Pour les uns, les secteurs stratégiques, en particulier la défense, la sûreté nationale et les affaires religieuses, devraient nécessairement rester aux mains du souverain. Une éventuelle administration de la défense se limiterait à une participation à la prise de décision, en sus de la consultation de l’opinion publique10. Pour d'autres, la Constitution devrait être révisée afin de remettre en cause la détention par le Roi du commandement suprême et de diminuer son pouvoir de décision, ainsi que celui de ses conseillers et de ses généraux. Dans cette perspective, les pouvoirs du gouvernement se verraient renforcés sur ces dossiers, jusque-là considérés, à l'instar des Affaires étrangères, comme un domaine réservé11. 2. Fonctionnement des services de sécurité Au-delà du pouvoir central, la question de la sécurité renvoie aussi et nécessairement aux services de sécurité eux-mêmes (police, armée, gendarmerie, services de renseignement). L’analyse de leurs tendances, de leur organisation, et de leur adéquation avec les revendications démocratiques, 10 Ghomari Mohamed, Polyvalence de l’armée, Casablanca, 2004. s’insère dans la problématique plus large de l’équilibre général des institutions dans l’hypothèse d’un scénario de démocratisation. On s’intéressera ici plus particulièrement à deux d’entre eux, les services secrets et la police. De par leur nature, les services secrets semblent constituer d’ultimes espaces tabous, échappant toujours aux analyses publiques et aux revendications réformistes. Parler de "démocratisation des services" apparaît ici dérisoire, du moins pour l’heure – mais les choses sont-elles véritablement différentes ailleurs, y compris dans les exemples plus avancés en la matière ? Ces services sont théoriquement soumis aux exigences de l’Etat de droit (respect des droits de l’homme, contrôle par les institutions démocratiques – discussion et vote du budget, questions écrites et orales, débats en commission, etc.), mais cela reste extérieur. Dans ce contexte, d'aucuns considèrent que les questions liées aux services de sécurité échappent par définition au contrôle démocratique véritable. La police semble quant à elle soumise à un traitement différent, plus proche de celui de la justice, par les médias et les organisations de défense des droits de l’homme. Ses pratiques font depuis longtemps l’objet d’un suivi critique d’une remarquable constance, et les recherches universitaires montrent l’intérêt croissant de la presse sur cette question12. Des revendications politico-sociales se font donc déjà fortement sentir, mais dans certaines limites. Par exemple, il est intéressant de noter que la gestion de la sécurité par les élus locaux, dans les grandes agglomérations comme dans les petites communes, n’est pas à l’ordre du jour, alors 11 Voir déclaration de Benamour Abdelali, entretien avec Al Ayyam, n°124, 24 au 30 juin 2004. 12 Voir déclaration de Bendourou, Omar, ibid. 8 que cette pratique est répandue dans de nombreux pays d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie. Néanmoins, dans le cadre des procès symboliques engagés contre les pratiques des « années de plomb », des violations graves ont été relevées chez tous les corps de sécurité et de nombreuses propositions ont été avancées. L’étau semble donc malgré tout se resserrer sur ces services. 3. Politique de défense et contours de la gestion administrative A sa création au lendemain de l’indépendance en novembre 1956, le ministère de la Défense était chargé des questions militaires, qui relevaient sous le protectorat du directeur du cabinet militaire du résident général et du chef de l’Etat-major. Dès lors, le ministère assure à l’époque la responsabilité de l’organisation opérationnelle de l’armée et de la gestion de l’armement, et devient l’autorité compétente à la fois pour les troupes et les officiers. affaires financières (budget, programmes militaires), achats et travaux (équipement, matériel, installations, approvisionnement), affaires administratives (contentieux, gestion du personnel militaire), sécurité militaire (service de réception et de transit), justice militaire, et services de contrôle de l’administration militaire. Elles constituent en fin de compte une sorte de médiateur entre le gouvernement et le parlement pour les questions relatives au budget, à la législation et à la réglementation courante ayant trait à la vie de l’armée. Après les tentatives de coups d’Etat de 1971 et de 1972, la place de l’armée au sein de la société a fait l’objet d’un certain nombre de réaménagements, comme préalablement évoqué, et certains observent que le pouvoir a tenté d’instaurer un équilibre sur le terrain (ou plutôt, en l’occurrence, un déséquilibre) entre forces de sécurité militaires et non-militaires (comme la Gendarmerie), via la création des deux conseils de Défense nationale et de Sécurité nationale. La prise de décision administrative reste donc un domaine réservé auquel le Parlement n’est pas associé, bien que la commission des Affaires de défense et de Politique étrangère soit en théorie saisie de toute question relative à la sécurité. De manière générale et quelque soit le domaine concerné, la pratique au Maroc veut que les propositions présentées par les administrations soient suivies, notamment en matière de sécurité, comme l’illustre par exemple le déroulement des discussions annuelles du budget national de la défense. Celles-ci se font dans un esprit encore trop unanimiste, sans débat véritable, comme s’il s’agissait d’un rituel où le formel et le cérémonial démocratique prévalent, plutôt qu’une réelle délibération publique de fond. Il s’agit pourtant d’affaires déterminantes pour la gestion des conflits internes et externes et la pérennité de la nation. Gérées par le ministre délégué auprès du Premier ministre, les directions administratives chargées de la défense au Maroc n’ont actuellement qu’un rôle purement administratif, et ne s’occupent ni de définir la politique de défense, l’orientation et la modernisation de l’appareil militaire, ni d’étudier l’état des menaces, ni de répartir les responsabilités entre institutions. Elles sont au nombre de six : Au niveau des ressources humaines, le personnel militaire se répartit en trois catégories : les militaires de carrière, les engagés et les appelés. Le service militaire est obligatoire pour tous les citoyens de sexe masculin depuis 1965, conformément à l’article 16 de la Constitution qui dispose que « tous les citoyens contribuent à la défense de la patrie ». Les attentes du souverain à cet égard sont 9 claires : « nous aspirons à renforcer l’esprit d’obéissance et les vertus de dévouement et d’altruisme parmi les citoyens assujettis à ce service. Nous espérons que le service militaire obligatoire inculquera à nos jeunes l’esprit de virilité et de fierté et fera d’eux une jeunesse droite, prompte à assumer ses responsabilités et à s’acquitter de ses plus grandes obligations » (discours de Hassan II). Les militaires semblent accorder aujourd’hui une importance primordiale aux distinctions symboliques, privilèges et avantages matériels (agréments, concessions), sources de multiples incidents en matière de gouvernance militaire, auxquels la presse s’est régulièrement intéressée ces dernières années : questions d’intendance, de mobilité et de promotion sociale au sein de l’armée, à l’intérieur du pays (affaire Adib13, vol d’armes dans des casernes, affaire Oujda impliquant des responsables militaires dans des faits délictueux d’immigration clandestine) comme à l’extérieur (cas du corps expéditionnaire au Congo). Les images véhiculées autour des forces de sécurité sont par ailleurs parfois contradictoires14. II. Analyse des évolutions en cours L’évolution du rapport entre l’armée et le pouvoir ainsi que les nouvelles formes du débat public sur les questions de sécurité et d’éthique constituent des faits significatifs qui contribuent à une sorte de « démocratisation de 13 Le capitaine Adib, jeune officier, avait été condamné à cinq ans de prison en 2000 et exclu de l’armée de l’Air, après avoir dénoncé un trafic de carburant organisé par un lieutenant-colonel de l’aviation dans le sud du pays. Il avait été accusé de « désobéissance aux règlements militaires » pour avoir fait publier un article dans le journal français Le Monde sans autorisation de sa hiérarchie. 14 Voir les résultats de l’enquête publiée par Assahifa n°207, 20-26 avril 2004. fait », alors que le secteur est parallèlement soumis à de nouvelles contraintes et doit définir de nouvelles orientations stratégiques. A. Vers de nouveaux rapports entre armée, pouvoir et société 1. Evolution des rapports entre sécurité, pouvoir et politique a. L’armée, un bouclier pour le pouvoir subtilement tenue à l’écart de l’Etat et de la vie politique A la mort de Hassan II, le nouveau roi Mohamed VI hérite d’une situation relativement contrastée en matière de sécurité. Dès le début de son règne, l’armée est invitée à participer à sa cérémonie d’allégeance (la beïa)15, alors qu’elle avait jusque là été tenue à distance de la vie politique, des institutions et de toute attache avec la société. Dans ce contexte, l’armée n’est plus à l’abri du débat sur sa démocratisation. Or, au Maroc comme ailleurs, l’armée constitue un instrument organique du pouvoir politique, en lui assurant autorité et force persuasive face aux mouvements sociaux, bien au-delà de sa fonction première de défense de l’intégrité territoriale. Ainsi, l’armée marocaine a été utilisée à plusieurs reprises dans la gestion des conflits intérieurs (notamment en 1957, 1958, 1960). Elle a également permis de contenir les aspirations révolutionnaires, notamment dans l’affaire dite du complot de juillet 1960 et les deux insurrections du 23 mars 1965 à Casablanca et de mars 1973, ainsi que lors des mouvements sociaux de 1981, 1984 et 1990. Néanmoins, ces usages de l’armée à des fins « civiles » ne constituent pas pour autant une 15 Voir les « affaires » signalées dans Al Jarida Al Okhra, « L’armée hors du carré des réformes », n°65, du 8 au 14 mai 2006. 10 prise du pouvoir à proprement parler, au sens d’une « manifestation existentielle d’un pouvoir politique militaire conscient de son rôle moteur et volontariste dans la vie institutionnelle et sociale nationale »16. Cela ne remet donc pas en cause la séparation quasi-structurelle du politique avec l’autorité militaire, qui s’explique principalement par les deux coups d’Etat de 1971 et 1972. Entre 1958 et 1973, le pouvoir monarchique a eu recours à l’armée pour asseoir sa domination politique, alors même que les leviers du pouvoir se situaient en dehors du champ militaire. La lutte de libération nationale avait en effet été conduite conjointement par le Mouvement de libération et par l’armée de résistance, de manière complémentaire malgré les dissonances et les conflits. A la suite des évènements de 1971 et 1972, le roi a fait en sorte d’éloigner progressivement et méthodiquement les militaires des fonctions politiques. En somme, l’armée continue donc de jouer un rôle de bouclier, tout en étant subtilement tenue éloignée du pouvoir, de l’exercice de l’Etat et de la vie politique en général. b. Les contradictions et faiblesses de la classe politique civile et du corps diplomatique ne laissent pas présager d’un allègement du système sécuritaire La classe politique civile entretient un rapport ambivalent avec le dossier sécuritaire et militaire, lorsqu’elle n’en fait pas tout simplement un objet impensé. Faut-il pour autant en déduire que les partis politiques perçoivent l’armée comme un danger, par nature incompatible avec la sphère civile ? La 16 Voir El Merini, op.cit., ainsi que Harmat-Allah Moussa, Le Roi Mohammed VI ou l’espoir d’une nation, Ed. Maarif, Rabat. force de l’armée signifie-t-elle la faiblesse des partis ? En réalité, cette distance observée par les hommes politiques vis-à-vis des affaires sécuritaires tient tout autant de la crainte qu’elles leur inspirent, que de la méconnaissance qui les entoure. Quelques déclarations publiques récentes plus audacieuses sur cette question, de la part d’acteurs politiques civils, contrebalancent néanmoins ce constat, et constituent peut-être un signe de changement17. Plus généralement, l’état des rapports entre la sphère politique et l’armée pose surtout la question des perspectives incertaines d’allègement de l’appareil sécuritaire. Sur cette question, l’expérience du Conseil supérieur de la Défense nationale18 est encore trop chétive pour pouvoir apporter de véritables réponses, dans la mesure où cette institution ne semble pas jouer de rôle réellement substantiel. Par ailleurs, même si la perspective d’une diminution à venir des menaces pose dès aujourd’hui la question du redéploiement, voire de la reconversion, d’une partie des forces militaires aujourd’hui mobilisées, cela n’a pas empêché acteurs et observateurs de comparer la capacité opérationnelle des forces armées marocaines avec celle de ses voisins et rivaux : l’Espagne, rattachée à l’OTAN et au système de défense européen en voie de construction, et l’Algérie, qui renforce ses capacités militaires grâce à ses richesses pétrolières. Principale alternative aux solutions militaires, la diplomatie marocaine se révèle dans ce 17 Bensbia Naji, Bénis soient nos gouvernants, Hadia pub, 2005. 18 Institution créée par le dahir du 9 novembre 1959 et présidée par le roi, elle est composée de trois membres : le Premier ministre, le ministre des Travaux publics et le ministre de l’Intérieur. Sa fonction consiste à tracer la politique de défense de l’Etat et à prendre les dispositions nécessaires en la matière. 11 contexte pleine de contradictions et trop peu efficace, ce qui ne laisse pas présager a priori d’un allégement de l’appareil sécuritaire. Oscillant entre son souci de défendre les institutions en place et la nécessité de faire face aux défis de l’environnement régional et international, le corps diplomatique a montré à maintes occasions les faiblesses de ses dispositifs internes et de ses moyens d’action, ainsi que l’hétérogénéité du niveau de compétences de son personnel. Fidèle à sa réputation conservatrice, il se préoccupe essentiellement de justifier les décisions prises par le pouvoir, loin des sinuosités de l’opinion et à l’abri de tout contrôle démocratique. D’autre part, il semble souffrir d’une absence de vision globale et être dépourvu d’instruments adéquats en matière d’analyse et de prospection. Cette navigation à vue permanente l’empêche de transformer en succès les acquis sur le terrain, comme l’illustre l’affaire du Sahara. Dans l’ensemble, la diplomatie marocaine se contente de répondre aux sollicitations du calendrier international et subit les contrecoups de la politique internationale, plutôt que d’élaborer une stratégie globale et convaincante. Ainsi, les différentes relations bilatérales du pays manquent de cohérence générale et de force et, quelque soit la zone concernée, semblent échapper aux stratégies classiques d’alliances et de calculs d’intérêt, même avec les Etats-Unis. Peu actif voire carrément absent en Afrique anglophone, les relations du Maroc sur le continent africain sont cantonnées au pré-carré des pays francophones, traditionnellement proches et rarement démocratiques, alors que ces pays entretiennent tous de bonnes relations avec les adversaires du Maroc. Sur le bassin méditerranéen, la diplomatie marocaine épouse sans trop d’innovation les politiques impulsées par l’Europe. Dans le reste du monde arabe, elle se contente de se glisser passivement dans les calendriers de la Ligue Arabe, organisation régionale en grande difficulté. Les interactions avec l’Asie et l’Amérique Latine sont quant à elles symboliques. Ces limites de la diplomatie marocaine ne laissent présager ni d’un allégement des appareils sécuritaires ni de leur reconversion. En tout état de cause, même si la gestion des affaires étrangères était plus efficace, la consolidation des appareils de sécurité n’en serait pas moins considérée comme incontournable, étant donné la culture sécuritaire très forte et le poids du personnel militaire et policier. 1. Émergence d’un débat public critique sur les affaires sécuritaires Longtemps taboues, les critiques adressées au mode actuel de gouvernance et de contrôle des politiques publiques de sécurité se sont récemment amplifiées, chez les partisans affichés d’une transition démocratique mais aussi parmi les acteurs politiques 19 traditionnels , voire au sein même des corps de sécurité. Ce débat public émergent repose sur trois interrogations sous-jacentes : 1- En écho à la problématique de réforme constitutionnelle, les aspects institutionnels occupent une place de choix dans le débat, notamment le renforcement du pouvoir exécutif (gouvernement et Premier ministre en particulier), ce qui concerne indirectement le secteur de la sécurité. 19 Voir par exemple la déclaration d’El Yazghi, Premier Secrétaire de l’Union Socialiste des Forces Populaires, sur la formule appropriée de contrôle de la police, de l’armée et des services de renseignement. Entretien avec Al Ahdath al Maghribia, du 29 juin 2006. 12 La question des compétences est également évoquée, mais davantage du point de vue de l'efficacité opérationnelle20. 2- Comment assurer la sécurité en respectant les droits de l’homme ? Les atteintes aux droits de l’homme passées et présentes (notamment la torture) ont nourri le débat public sur la sécurité21. 3- La question de la transparence (au sens large, économique et institutionnelle) est également centrale, sous l’effet des enquêtes réalisées par Transparency Maroc et de la médiatisation de nombreux faits divers22. En matière économique, si l’armée n’est pas considérée comme un acteur économique majeur contrairement à d’autres pays, l’origine du patrimoine détenu par les personnes travaillant dans le secteur de la sécurité est encore entachée d’opacité23, et peu d’informations sont disponibles sur le marché de la sécurité privée, encouragé et encadré par l’Etat, alors que celui-ci est en 20 Un des indices de cette amplification du débat public autour du contrôle démocratique du secteur de la sécurité, est l’omniprésence de ce thème dans la presse. Durant les décennies précédentes, la question était discutée entre experts et dans des supports inaccessibles au « citoyen » ordinaire. 21 Voir « Points de vues et opinions sur la réforme constitutionnelle », Mouvement pour une constitution démocratique, publié avec le soutien de Friedrich Ebert Stiftung, Rabat, 2005. 22 Sur l’infiltration des secteurs de la sécurité par la « mafia » de la drogue, voir Al Ayam, n° 236 du 19 au 25 juin 2006. 23 Voir le débat suscité par le rapport d’Amnesty International, Al Ayam, n°141, du 1er au 7 juillet 2004 plein essor. Opaque, l’univers militaire aspire également, au Maroc comme ailleurs, à se suffire à luimême, avec ses établissements scolaires, ses instituts spécialisés, ses établissements de formation supérieure, ses hôpitaux, ses systèmes de logement et ses services sociaux. Cependant, cela ne saurait masquer le fait que l’interpénétration entre le personnel et la société est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’a jamais été, et les temps sont révolus où les membres de l’armée étaient recrutés, éduqués, isolés et exclusivement soumis aux influences étatiques pour mieux dominer la société. Enfin, la question de la transparence interroge sur les formes de contrôle. Dans un contexte où l’armée n’intervient pas dans la vie politique, l’Etat sécuritaire a désormais recours à des méthodes de contrôle moins autoritaires. D'aucuns décrivent qu’un dispositif impressionnant a été mis en place afin de surveiller l’armée, en lui faisant exercer un contrôle réciproque entre ses différentes composantes et de rendre difficile les prises de pouvoir. Le débat public s’appuie donc sur ces trois sources de préoccupations pour alimenter des questions politiques fondamentales : comment faire en sorte que la sécurité aille de pair avec la démocratie ? Comment renforcer le parlement ? Ne convient-il pas d’exercer un contrôle sur les détenteurs d’armes pour plus de sécurité et de stabilité à l’intérieur et à l’extérieur ? Le contrôle démocratique n'est-il pas le meilleur des contrôles possibles ? Quel lien entre réforme de la sécurité et réforme politique, et des deux, laquelle est prioritaire ? A qui revient-il d'élaborer le concept de 13 sécurité nationale, de définir les menaces et de poser la stratégie nationale ? Ainsi, la gestion de l’ensemble du secteur de la sécurité interpelle l’opinion, qui semble appeler une réforme globale, s’attaquant aussi bien au bon usage des ressources et à la moralisation des pratiques qu’à la position des acteurs de la sécurité dans la société, en particulier en ce qui concerne leur rapport à la mouvance islamiste. Comme nous allons le voir, cette question se pose à la fois en termes d’efficacité de la lutte dite anti-terroriste24 et de risque d’infiltration des institutions par l’islamisme radical25. B. Tendance : des perspectives de réforme émergent, dans un contexte marqué par des risques nouveaux 1. Nouvelles menaces et nouvelles fragilités face au risque islamiste En matière de risques nouveaux, le tremblement de terre d’El Hoceima en 2004 a démontré l’existence d’une exposition majeure – et impensée - aux catastrophes naturelles. Néanmoins, exception faite de cet épisode, c’est bel et bien l’émergence du risque islamiste qui constitue l’évolution la plus marquante dans l’état des menaces auxquelles le pays est confronté. Les attaques terroristes internationales de la dernière décennie, au premier rang desquelles le 11 septembre 2001 et l’attentat de Madrid du 11 mars 2004, ont obligé les officiels à reformuler la question de la sécurité d’une manière plus globale. Les services de renseignement, concentrés aux mains des militaires, nécessitent notamment une plus forte coordination entre services, ainsi que des ressources humaines et matérielles adaptées à ces nouveaux enjeux. La peur des infiltrations islamistes a entraîné un certain nombre de mesures26, dont la presse s'est fait écho27. L’armée a notamment procédé à l'exclusion de militaires considérés comme islamistes28, en particulier sur la base de Kénitra29. Ces exclusions, concernant des militaires ayant jusqu’à dix-huit ans d’ancienneté, étaient motivées par les raisons les plus diverses : certains ont été exclus pour leurs liens de parenté avec les personnes impliquées dans le vol d’armes de Taza, deux officiers l’ont été parce qu’ils avaient assisté à une fête où des discours religieux ont été tenus, d’autres parce que leurs enfants suivaient des cours dans des écoles dirigées par des islamistes alors qu'on leur avait demandé de les en retirer, et d'autres encore en raison de leur attachement à la prière collective. L’armée a par ailleurs entrepris de surveiller les soldats connus pour leur 24 Les conclusions du Rapport arabe sur le Développement humain font ressortir que l’armée, la police, la justice et le champ politique sont les domaines les plus corrompus dans la société marocaine: Voir Assahifa du 20-26 avril 2005. 25 Si cette efficacité a été mise en doute à l’occasion des événements du 16 mai, elle est avancée au regard de l’affaire dite de la cellule dormante de 2002, ainsi que dans le cas du groupe islamiste radical découvert en juillet 2006. Selon les enquêteurs des éléments de l’armée, de la gendarmerie et de la police étaient membres de ce réseau. Voir conférence de presse du ministre marocain de l’Intérieur, Le Matin, 1 er septembre 2006. 26 Al Jarida Al Oukhra, n° 65, op. cit. 27 Le point de départ a été constitué par les événements du 16 mai qui a accéléré le train des mesures prises. Puis il y eut le vol de 7 kalachnikovs d'une caserne de Taza, fait que l’on a très tôt lié à la sensibilité islamiste. 28 Le 5° Bureau devenu principalement chargé de la surveillance des mouvements islamistes aurait été supprimé après le démantèlement de la cellule de l’été 2006. 29 L’exclusion aurait touché plus de 27 officiers relevant de différents secteurs. 14 tendance religieuse. Aussi est-il devenu ordinaire de se voir reprocher des comportements religieux marqués. L’inspection générale a pour sa part interdit le port de la barbe et du voile au sein de l’armée. Faut-il en conclure que l’armée se préoccupe principalement du danger en son sein ? Quelques faits divers ont attiré l’attention sur les menaces que représentent les activités de militaires influencés par leur environnement social, sans que l’on puisse pour autant en tirer des conclusions généralisables30. En dehors des rangs de l’armée, la filière terroriste est devenue intégrée aux autres secteurs d’activités illicites (drogue, contrebande, trafics de migrants), et de ce fait plus indépendante et plus difficile à traquer. Ainsi, les attentats du 11 mars 2004 à Madrid ont montré comment les routes du trafic de drogue croisent celles du terrorisme international, alors que le volume d’activité du cannabis non-agricole à destination de l’étranger est proportionnel à la contrebande31. Ces collusions permettent aux organisations terroristes d’échapper plus facilement à la surveillance des autorités financières et douanières, y compris pour les transactions les plus sensibles comme les achats de matériel explosif. 2. Les réformes mises en œuvre Ces obstacles peuvent-ils résister aux réformes, voire à une tendance à la démocratisation, à l’œuvre dans l’ensemble du champ politico-social marocain actuel ? Trois types de réformes ont jalonné les trajectoires des forces de sécurité au Maroc. Tout d’abord, le pouvoir a cherché à s’assurer plus de sécurité dans ses rapports avec l’armée, notamment en termes de contrôle et de surveillance, dans une approche principalement sécuritaire. D’autres réformes, plus technocratiques, concernent la montée en compétence et en efficacité des ressources (professionnalisation des équipes, renforcement des équipements, approfondissement des techniques et des savoirs faire sécuritaires). Enfin, certaines réformes touchent à la transition politique que vit le pays (atténuation des pratiques autoritaires), sans que cela puisse être nécessairement interprété comme un processus de démocratisation pure et simple. On dégagera ici deux niveaux d’observation : correctifs dores et déjà mis en place, et perspectives à venir de réformes relatives aux droits de l’homme, telles que suggérées par l’Instance Equité et Réconciliation (IER). a. Réformes et ajustements déjà adoptés Comme nous venons de le voir, rien ne semble contrarier la tendance à l’accroissement des dispositifs de sécurité, ni l’efficacité des appareils diplomatiques, ni le contexte régional, ni les nouveaux types de menaces, ni la culture encore prédominante. Les mesures mises en œuvre concernent tout d’abord les mécanismes de contrôle. Au sein du parlement32, la commission Défense et Affaires étrangères assure un contrôle et une discussion approfondie du budget de la Défense avant sa présentation en séance plénière. Chaque parti politique représenté au 30 32 31 voir Assahifa n°113, mai 2004. Deux officiers du nord qui avaient enquêté sur les faits de contrebande menés par d’autres officiers (2001). Le parlement est composé de deux chambres. La première est élue au suffrage universel pour 5 ans, et la deuxième pour 9 ans avec renouvellement par tiers tous les 3 ans. 15 parlement peut demander à ce que cette commission se réunisse, ou convoquer un ministre. Néanmoins, en pratique, l’examen des rapports de la commission sur les trois derniers exercices montre que les députés se sont montrés unanimistes, adoptant une attitude de soumission inconditionnelle, quand bien même certains d’entre eux se plaisent à parler d’une évolution démocratique. D’autre part, les pratiques semblent se diriger vers une meilleure coordination et articulation des différents services de sécurité entre eux : création de structures dédiées, redéfinition des missions, et révision des tâches des services de renseignement de l’armée. Un nouveau maillage géographique de la sécurité a par ailleurs été adopté : de nouvelles zones et de nouvelles préfectures ont été créées, dans le but de rapprocher la carte de la sécurité de celle des régions. Le terme de « réforme » a même été utilisé à propos de la création d’une branche spécialisée dans le suivi des réseaux terroristes au sein de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST), ce qui a eu pour effet de libérer celle-ci de certaines tâches lourdes et en fin de compte inutiles qui lui étaient confiées auparavant. A cela s'ajoutent enfin l’amélioration des conditions matérielles du personnel et sa professionnalisation, et de manière générale la recherche d’une plus grande efficacité Une dynamique de changement est donc bien à l’oeuvre sur le terrain, bien que d’inspiration bureaucratique et technocratique, motivées par des exigences de modernisation et d'efficacité. L’Instance Equité et Réconciliation (IER) constitue l’une des réformes les plus remarquables. Créée par décret royal le 7 janvier 2004 sur recommandation du Conseil consultatif des droits de l’homme et composé d’un président et de seize membres, l’IER est présentée comme une « commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation ». Commission indépendante chargée d’enquêter sur les atteintes graves aux droits de l’homme ayant eu lieu entre l’indépendance et 1999, elle s’intéresse en particulier aux violations ayant revêtu « un caractère massif et /ou systématique, dont les disparitions forcées et les détentions arbitraires », selon le rapport de l’IER. L’IER a notamment élaboré un rapport visant à établir la vérité et à examiner les responsabilités, comportant les conclusions de ses investigations, mais aussi des recommandations et propositions de réformes. Après un laborieux travail d’audition, de recoupement des sources et d’examen des réponses apportées par les différentes autorités concernées33, le rapport préconise de mettre une véritable politique de lutte contre l’impunité, via des « réformes juridiques, l’élaboration et la mise en place de politiques publiques dans les secteurs de la justice, de la sécurité et du maintien de l’ordre, de l’éducation et de la formation permanente ainsi que l’implication active de l’ensemble de toute la société ». L’un des volets essentiels recommande de renforcer l’indépendance du juge, et de mettre à niveau la législation en matière de politique pénale et de sécurité. Ainsi, concernant la gouvernance des appareils sécuritaires, il est demandé « une clarification et la publication des textes réglementaires relatifs aux attributions, à b. Les propositions de l’Instance Equité et Réconciliation (IER) 33 A noter que le rapport lui-même souligne les limites inhérentes à cet exercice. 16 l’organisation, aux processus de décision, aux modes d’opération et au système de supervision et d’évaluation de tous les appareils de sécurité et de renseignement, sans exception, ainsi que des autorités administratives chargées du maintien de l’ordre public ou ayant le pouvoir de recourir à la force publique». Ainsi, la situation marocaine en matière de réforme démocratique du secteur de la sécurité est ambivalente, mais peut-être prometteuse, avec d’une part une culture d’intégration du secteur de sécurité au plus près du pouvoir - et par conséquent sa distance vis-à-vis des velléités démocratiques -, et d’autre part, un impact d’une ampleur jusque là inégalée. 17 Annexes Tableau n° 1 : Répartition des effectifs de l’armée marocaine (2005) Type Nombre 150 000 50 000 175 000 7 800 13 500 Réservistes Paramilitaires Corps d’armée Corps de la marine Forces aériennes Source : Centre des Etudes Stratégiques Internationales Tableau n° 2 : Effectifs comparés des armées du Maghreb Type de Force Corps d’armée Paramilitaires Réservistes Polisario 3 000 3 000 Maroc 196 300 50 000 150 000 Algérie 127 500 181 200 150 000 Libye 76 000 Tunisie 35 000 12 000 40 000 Source : Centre des Etudes Stratégiques Internationales Tableau n° 3 : Dépenses Militaires des pays du Maghreb en millions de dollars Algérie Libye Maroc Tunisie 1997 2 100 1 300 1 400 334 1998 2 400 1 500 1 700 355 1999 3 100 1 300 1 800 351 2000 3 000 1 200 1 400 356 2001 3 200 1 000 1 400 321 2002 3 100 562 1 400 404 Source : Centre des Etudes Stratégiques Internationales 2003 2 200 747 1 800 492 2004 2 800 1 310 2 000 537