Arab Securitocracies and Security Sector Reform La gouvernance

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Arab Securitocracies and Security Sector Reform La gouvernance
ARI Projects
Arab Securitocracies and
Security Sector Reform
Août
2012
La gouvernance démocratique de la sécurité au Maroc*
Par Abdalla Saaf
**
Bien que la question de la gouvernance démocratique de la sécurité au Maroc se situe
au carrefour des grandes interrogations qui caractérisent la vie politique marocaine
actuelle, il convient de reconnaître que cette problématique est relativement peu
connue des sciences sociales et insuffisamment abordée par les chercheurs, souvent
pour des raisons autres qu’académiques. Les études disponibles jusqu’à présent sont
principalement consacrées à l’armée et à son rôle dans le système marocain, très
souvent sous un angle historique***, et sont marquées par des préoccupations
changeantes selon les circonstances.
Au début de l’indépendance, la question de la
sécurité se posait en termes de ressources
symboliques et matérielles à la disposition du
pouvoir dans ses épreuves de force face à ses
adversaires politiques de l’heure1, au point de
structurer plus tard le pouvoir lui-même, de
dépasser le statut d'éléments d’appoint du
bloc au pouvoir pour le contrôle de l’Etat et
de la société et d’en devenir en fin de compte
une partie constitutive (1963-1971)2. A la
suite des tentatives de coups d’Etat de 1971 et
de 1972 et du conflit au Sahara occidental de
1975 à 1989 (ou « affaire du Sahara
marocain » dans la terminologie nationale)3,
1
Sur les péripéties des premières luttes pour le contrôle
de l’Etat entre le Mouvement national et la monarchie,
voir Waterbury John, Le Commandeur des croyants. La
monarchie marocaine et son élite, Presses
Universitaires de France, 1975 et Leveau Rémy, Le
fellah marocain, défenseur du trône, préface de
Duverger Maurice, Fondation nationale des sciences
politiques, 1976.
2
Palazzoli, Claude, Le Maroc politique, Sindbad,
collection La Bibliothèque arabe, Paris, 1974.
3
Les territoires du sud du pays étaient occupés par
l’Espagne jusqu’à la chute du régime franquiste en
1975. Leur intégration au reste du royaume du Maroc
* Ce texte a été rédigé avant la réforme constitutionnelle adoptée en juillet 2011.
** Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales de Rabat.
*** El Merini Abdelhak, L’armée marocaine à travers l’histoire, 2000, Rabat. Voir dans cet ouvrage l’importante
bibliographie sur le sujet.
2
l’armée gagne en pouvoir de négociation et
devient un acteur politique à part entière4,
dans un pays décrit comme constamment en
conflit. Seul corps organisé et armé, parfois
soupçonné d’être sous influence islamiste,
l’armée est alors perçue par certains comme
un danger.
Aujourd’hui, les questions sécuritaires
s’intègrent au processus supposé de «
démocratisation »5 et au contexte actuel de
réformes. Le débat s’oriente notamment sur le
« contrôle démocratique » des institutions
sécuritaires, sujet étroitement lié aux
prérogatives du pouvoir royal et plus
largement à la réforme politique au Maroc. Il
importe donc d’analyser les dynamiques
internes et les tendances à l’œuvre au sein de
l’armée, de la police, de la gendarmerie et des
services de renseignement face à la
problématique de la démocratisation. De
manière générale, plusieurs indices suggèrent
qu’une mutation est à l’œuvre sur ces
questions, y compris dans les sphères proches
du pouvoir telles que les commissions
spécialisées du Parlement, et les institutions
ayant trait à la mémoire politique (traitement
des violations des droits de l’homme
notamment). La question sécuritaire change
ainsi de statut. Par ailleurs, les déclarations de
entraîne un conflit armé, qui durera jusqu’au cessez-lefeu de 1989.
4
Dalle Ignace, Le règne de Hassan II 1961-1999. Une
espérance brisée, éd. Tarik-Maisonneuve & Larose,
Paris/Casablanca, 2001. Voir également, Le Maroc
actuel. Une modernisation au miroir de la tradition,
éditions du CNRS, Paris, 1992 ; Hughes Stephen O., Le
Maroc de Hassan II, éditions Bouregreg, Rabat, 2003.
5
Dans le sens employé par la littérature politologue
actuelle : voir par exemple Diamond Larry et Plattner
Marc, « Le rôle de l’armée en démocratie », in
Nouveaux Horizons, The Johns Hopkins University
Press & National Endowment for Democracy, Paris,
1996.
personnalités parfaitement établies dans le
champ politique officiel se multiplient, et le
débat prend de l’ampleur sur la scène
publique.
Reste que les questions sous-jacentes à cette
problématique sont nombreuses, complexes et
souvent difficiles à cerner par une lecture
externe, tant l’accès à l’information est
difficile. Les acteurs concernés restent
discrets dans leurs analyses et leurs
appréciations, notamment en ce qui concerne
la tendance à l’accroissement continu des
effectifs, l’articulation des différents organes
entre eux, la répartition interne des
compétences
et
leurs
modes
de
fonctionnement. Ainsi, les acteurs politiques
reconnaissent
certes
l'importance
des
réformes dans le dossier sécuritaire, mais la
question est annexée aux discussions relatives
à la réforme constitutionnelle, à la réforme de
l’Etat et aux droits de l’homme.
Cet article s’attachera d’abord à dresser le
portrait actuel du secteur de la sécurité, autant
que le permet l’information disponible :
quelles en sont les différentes composantes et
comment sont-elles articulées entre elles ?
Quelle en est la logique ? Il s'agira ensuite de
décrypter les évolutions en cours et d’analyser
les perspectives de réforme.
I. Configuration actuelle du dispositif de
sécurité
Les analyses disponibles sur les forces de
sécurité au Maroc s’avèrent laborieuses, du
fait de l’opacité inhérente à ce secteur et des
enjeux de pouvoir entre les différents acteurs
de la sécurité – intérieur et extérieure. Les
facteurs
expliquant
leur
essor,
le
positionnement des différents organes
concernés entre eux, leurs interactions
institutionnelles et la configuration générale
du système sécuritaire posent la question du
3
processus de prise de décision dans le champ
politico-social marocain.
A. Retour historique sur le développement
des institutions
De manière générale, il convient de distinguer
deux groupes d’acteurs, l’armée d’une part, et
la police, la gendarmerie, les forces
auxiliaires ainsi que les services de
renseignement d’autre part.
1. Évolution de l’armée et de son
rapport avec le roi depuis 1956
a. Après l’indépendance, l’armée
développe
considérablement
avec
confiance du roi
se
la
Avec 20 000 hommes hérités des armées
coloniales et de l’armée de libération (30 000
un an plus tard), l’armée marocaine de 1956
est organisée autour d’une structure plutôt
simple : treize bataillons d’infanterie (dix de
cinq compagnies, un de trois compagnies et
deux venus de la zone nord, issus de l’armée
espagnole), une compagnie muletière du
Train (deux pelotons), deux escadrons blindés
(dont l’un de reconnaissance et le second de
chars AMX), un groupe d’artillerie, un
bataillon de génie, un détachement de
transmission, une compagnie de transport de
terrain, et un groupement logistique. Dans la
mémoire collective vivante, elle ne se résume
cependant
qu’à
quelques
bataillons
d’artillerie, déployés principalement à Rabat
et à Marrakech, quelques blindés, une
aviation limitée et une marine bien peu
conséquente.
Quant aux effectifs, ils étaient composés de
goumiers et de tirailleurs de l’armée française,
et de troupes revenues de l’armée espagnole,
renforcés par les éléments de l’Armée de
Libération Nationale ralliés à partir de 1958.
Aux officiers de l’armée française et de
l'armée espagnole s'ajoutaient ceux formés à
l’Académie royale de Meknès, à Saint-Cyr, à
l’Académie de Tolède en Espagne, ou dans
les académies étrangères du monde arabe et
d’ailleurs.
L’armée, officiellement instaurée le 14 mai
1956, incarnait aux yeux de la population la
fierté retrouvée, synonyme d’indépendance.
Sa création s’est néanmoins accompagnée
d’un problème de légitimité : alors que les
membres issus des armées coloniales
accusaient ceux de l’armée de libération
nationale de jouer le jeu de l’opposition, ces
derniers soupçonnaient les anciens officiers
de l’armée française de monter de toutes
pièces l’idée d’un complot contre le roi.
Malgré ces tensions, l’armée royale a
cependant fini par capter le monopole de la
violence armée légale.
Les tensions avec l’Algérie (qui se
cristallisent autour de la Guerre des Sables
d’octobre 1963) et l’Espagne, ainsi que les
défis sécuritaires intérieurs (perturbations
politiques liées à la création même de
l’armée, soulèvement du Rif en 1957-59,
opposition armée, insurrections urbaines), ont
conduit à l‘essor de l'armée : accroissement
des effectifs et de l’armement, développement
de la formation, approfondissement de la
vision doctrinaire et stratégique face aux défis
internes et externes et, enfin et surtout,
coopération avec l’extérieur. L’institution
militaire devient ainsi la plus importante force
organisée du pays, comme le montrent les
données présentées en annexe. La nature des
menaces et défis explique la prépondérance
de l’armée de Terre sur l’armée de l’Air et à
la Marine.
Dans La mémoire d’un roi, Hassan II évoque
la grande confiance qu’il accorde alors à son
armée :
4
« Lorsque je suis parti en pèlerinage à
La Mecque, j’ai emmené avec moi la
plupart des officiers qui étaient
impliqués dans le premier ou le second
complot. Nous nous sommes retrouvés
à l’intérieur de la mosquée de La
Mecque, un grand édifice carré. Là,
sans même que je leur demande quoi
que ce soit, ils m’ont tous de nouveau
prêté serment de fidélité. Deux jours
plus tard, nous sommes arrivés à
Médine et à l’intérieur même du
tombeau du prophète, ils m’ont encore
renouvelé leur serment. Ils l’ont fait
dans les deux lieux les plus saints et
les plus sacrés de l’Islam. Dans ce
contexte, continuer de se méfier
équivalait à ne plus faire confiance à
Dieu. C’est exactement comme si vous
décidiez de remettre votre dossier à un
avocat en choisissant de le surveiller
pour être sûr qu’il s’en occupe bien »6.
-
suppression de la discipline militaire
classique et soumission des officiers à
l’autorité directe du roi, commandant
suprême des forces armées selon la
Constitution ;
-
démantèlement
de
militaire, transformée
dispersées
-
mise sous contrôle de la gendarmerie
royale, depuis la circulation des armes
jusqu’aux mouvements de soldats
dans les casernes ;
-
allocation de privilèges et d’avantages
matériels aux officiers, qui deviennent
de ce fait plus influents sur le plan
économique (agréments spéciaux pour
l’exploitation de mines de sable, de
carrières de marbre, de concessions de
pêche, autorisations diverses, octroi
de prêts bancaires exceptionnels) ;
b. Le début des années 70 marque un tournant
majeur entraînant une réorganisation en
profondeur de l’institution militaire
-
rééquilibrage sur le plan politique du
poids respectif de l’armée et du
ministère de l’Intérieur, tout en
prenant
soin
d’alimenter
les
contradictions, de forme et de fonds,
entre ces deux institutions ;
-
tentative de création d’institutions
visant à normaliser les relations entre
militaires et civils, à l’instar du
Conseil national de défense et du
Conseil de sécurité nationale.
Les deux tentatives de coups d’Etat de 1971
et 19727 vont fortement altérer la confiance
du monarque. Celui-ci entreprend de
réorganiser l’armée, et adopte une série de
mesures et de nouvelles règles de
fonctionnement :
-
suppression du ministère de la
Défense,
remplacé
par
une
administration
aux
compétences
limitées ;
6
Hassan II, La mémoire d’un roi, entretiens avec Eric
Laurent, Plon, Paris, 1993, pp 157-158.
7
On notera que certains observateurs parlent d’un
troisième coup d’Etat, celui du général Ahmed Dlimi.
l’institution
en unités
Ces mesures ne peuvent cependant cacher le
développement substantiel des forces armées
sus-évoqué, qui se poursuit après les
tentatives de coups d’Etat et le début du
conflit au Sahara dans les années 70 et
jusqu’à nos jours, tant et si bien que l’on
recense aujourd’hui 220 000 militaires de
carrière et 200 000 conscrits supplémentaires,
en sus des matériels et équipements
5
mentionnés dans les rapports stratégiques sur
l’équilibre des forces dans la région.
2. Les autres acteurs : police et
gendarmerie, forces paramilitaires et
services de renseignement
La police, en milieu urbain, et la gendarmerie,
en milieu rural et aux grands carrefours
routiers, constituent ce qu’on qualifie de
forces publiques de premier degré. Les
fonctions de ces deux corps semblent avoir
été définies sur le tas, en fonction des
circonstances.
La naissance de la police moderne au Maroc
semble remonter au traité d’Algésiras en
1906, lorsque des unités de police furent
constituées dans les ports marocains,
commandées sur le terrain par des officiers
français et espagnols.
La gendarmerie est créée suite aux
événements qui éclatèrent après la signature
du traité, par une fusion entre ce qui fut
appelé « la force publique occidentale »,
débarquée à Casablanca, et « la force
publique orientale », créée à Oujda, qui
donnera naissance, en janvier 1928, à la
Gendarmerie du Maroc. La Gendarmerie
royale voit quant à elle le jour après
l’indépendance, avec la mise à disposition des
autorités marocaines de la gendarmerie
française à partir du 1er avril 1957, la
formation de la première promotion
d’officiers, et la publication en janvier 1958
du texte qui la fonde officiellement et en
définit les missions.
Chargé du maintien de l’ordre, le corps de la
gendarmerie exerce une surveillance micivile, mi-militaire8, en s’appuyant sur ses 20
000 membres et 800 officiers. Tentaculaire
8
Numéro spécial d’Assahifa, n°44, 21-27 juillet 2006.
avec ses forces mobiles, ses parachutistes, ses
gardes-côtes, ses forces d’intervention
spéciales et son dispositif de renseignement, il
comporte des services administratifs et
techniques,
ainsi
que
des
organes
décentralisés (22 commandements régionaux,
64 postes, 322 centres). Il doit rendre compte
directement au Roi (Cour royale militaire), et
relève à la fois du ministère de la Défense
d’un point de vue administratif, du ministère
de la Justice pour la police judiciaire, et du
ministère de l’Intérieur pour la police
administrative. En règle générale, dans la
mesure où il fait partie intégrante des forces
armées royales, ses membres sont soumis à la
réglementation militaire générale.
A la police et la gendarmerie s’ajoutent les
forces publiques de second degré, à savoir les
forces paramilitaires qui travaillent sous
autorité gouvernementale (telles que les
forces auxiliaires), ainsi que toutes les forces
non-militaires qui portent une arme
(pompiers, douaniers, gardes-forestiers, etc.)
et qui ne peuvent agir que sur instructions
écrites précisant les tâches qui leur sont
confiées.
Enfin, il convient également de mentionner
les différents services de renseignement,
notamment la Direction générale des études et
de la documentation (DGED), dont la nature,
les objectifs et l’organisation interne restent
très opaques. Ces services, dont les
prérogatives et les moyens ont été renforcés
après les tentatives de coups d’Etat, sont
refermés sur eux-mêmes et protégés par le
secret d'Etat, loin de tout contrôle législatif ou
judiciaire. Directement rattachés à l’autorité
6
royale en théorie, ils ne relèvent en pratique
que d’eux-mêmes9.
B. Répartition des compétences et des
pouvoirs
Le secteur de la sécurité a été fortement
marqué par les périodes de confrontation
entre les acteurs politiques en compétition : au
terme d’épreuves de forces déterminantes, la
répartition des compétences se fait toute
entière au profit du chef de l’Etat. Dans cette
configuration générale, la place centrale du
roi ressort fortement. Souligner les
prérogatives du roi dans ce domaine ne saurait
pour autant cacher
le poids
des
organigrammes propres à chaque organe de
sécurité, et le sens qu'implique la présence ou
l’absence d’un Ministère de la défense.
1. Des compétences royales très
étendues
La défense nationale est une prérogative du
roi, consacré chef suprême des forces armées
royales par l’article 30 de la Constitution. Sa
suprématie est renforcée par plusieurs autres
dispositions constitutionnelles, garantissant
l’inviolabilité,
l’infaillibilité
et
l’irresponsabilité du souverain tout en lui
assurant le statut de représentant suprême de
la nation. Ainsi, la possibilité ouverte au roi
de proclamer l’état d’exception (article 35)
renforce ses compétences en matière de
défense, alors pourtant que selon l’article 73
« la déclaration de guerre a lieu après
communication faite au parlement » et que
l’article 45 rappelle que « les garanties
fondamentales accordées aux fonctionnaires
civils et militaires sont du domaine de la loi ».
De même, concernant la déclaration de
guerre, seul le Roi peut saisir le Conseil des
9
Dossier spécial, Le Journal, « Le roi, otage de ses
espions », n° 266, du 29 juillet au 4 août 2006.
ministres et ainsi déclencher la machine
militaire, en vertue du décret royal de
septembre 1967 : « Les décisions en matière
de direction générale et de direction militaire
de la défense sont arrêtées par le Roi ». Il
apparaît ainsi clairement que le parlement et
le gouvernement n’ont que des compétences
secondaires.
Ainsi, l’armée a été créée le 14 mai 1956 à
partir d’un Comité de défense nationale placé
sous son égide, et la Maison militaire instituée
au sein du palais royal. La suppression du
ministère de la Défense nationale en 1972 n’a
pas modifié ce lien direct et inconditionnel
avec la monarchie : centralisée à l’extrême,
dotée d’une structure hiérarchique à la fois
horizontale
et
verticale,
avec
des
commandements
propres
à
chaque
département (étanchéité des rapports entre
armée de terre, aviation, marine, gendarmerie,
forces auxiliaires), l’armée est au contraire
dirigée par un Etat-major commandé par le
roi.
C'est encore le chef de l’Etat qui confère à
titre individuel le droit de commandement.
Au-delà de la hiérarchie établie, chaque
militaire est directement responsable devant le
roi. Même le droit de désobéir à un ordre
transgressant la légalité et l’obligation d’en
aviser le chef d’état-major vient renforcer le
contrôle royal sur l’armée.
Cette
concentration
des
prérogatives
militaires aux mains du roi est pleinement
assumée : « Nous consacrons toute notre
attention à ces forces que nous avons placées
sous notre commandement suprême »
(discours de Mohamed V). Cet attachement
du Roi à son armée et de l’armée au Roi ne
serait pas contradictoire, dans l’esprit du
souverain,
avec
l’esprit
démocratique : « L’armée
royale
est
l’illustration de l’évidente symbiose du peuple
7
et du trône, car elle englobe dans sa
constitution toutes les composantes de la
famille nationale et de la société marocaine.
Le fait d’y voir un fils de paysan côtoyer celui
d’un marchand, d’un bourgeois, d’un artisan
voire d’une personnalité proche du Roi luimême, est la preuve tangible que les Forces
armées royales représentent la transcendance
des principes démocratiques » (discours de
Hassan II).
Il est évident que cette vision est diversement
appréciée. Pour les uns, les secteurs
stratégiques, en particulier la défense, la
sûreté nationale et les affaires religieuses,
devraient nécessairement rester aux mains du
souverain. Une éventuelle administration de
la défense se limiterait à une participation à la
prise de décision, en sus de la consultation de
l’opinion publique10. Pour d'autres, la
Constitution devrait être révisée afin de
remettre en cause la détention par le Roi du
commandement suprême et de diminuer son
pouvoir de décision, ainsi que celui de ses
conseillers et de ses généraux. Dans cette
perspective, les pouvoirs du gouvernement se
verraient renforcés sur ces dossiers, jusque-là
considérés, à l'instar des Affaires étrangères,
comme un domaine réservé11.
2. Fonctionnement des services de
sécurité
Au-delà du pouvoir central, la question de la
sécurité renvoie aussi et nécessairement aux
services de sécurité eux-mêmes (police,
armée,
gendarmerie,
services
de
renseignement). L’analyse de leurs tendances,
de leur organisation, et de leur adéquation
avec les revendications démocratiques,
10
Ghomari Mohamed, Polyvalence de l’armée,
Casablanca, 2004.
s’insère dans la problématique plus large de
l’équilibre général des institutions dans
l’hypothèse d’un scénario de démocratisation.
On s’intéressera ici plus particulièrement à
deux d’entre eux, les services secrets et la
police.
De par leur nature, les services secrets
semblent constituer d’ultimes espaces tabous,
échappant toujours aux analyses publiques et
aux revendications réformistes. Parler de
"démocratisation des services" apparaît ici
dérisoire, du moins pour l’heure – mais les
choses sont-elles véritablement différentes
ailleurs, y compris dans les exemples plus
avancés en la matière ? Ces services sont
théoriquement soumis aux exigences de l’Etat
de droit (respect des droits de l’homme,
contrôle par les institutions démocratiques –
discussion et vote du budget, questions écrites
et orales, débats en commission, etc.), mais
cela reste extérieur. Dans ce contexte,
d'aucuns considèrent que les questions liées
aux services de sécurité échappent par
définition au contrôle démocratique véritable.
La police semble quant à elle soumise à un
traitement différent, plus proche de celui de la
justice, par les médias et les organisations de
défense des droits de l’homme. Ses pratiques
font depuis longtemps l’objet d’un suivi
critique d’une remarquable constance, et les
recherches universitaires montrent l’intérêt
croissant de la presse sur cette question12.
Des revendications politico-sociales se font
donc déjà fortement sentir, mais dans
certaines limites. Par exemple, il est
intéressant de noter que la gestion de la
sécurité par les élus locaux, dans les grandes
agglomérations comme dans les petites
communes, n’est pas à l’ordre du jour, alors
11
Voir déclaration de Benamour Abdelali, entretien
avec Al Ayyam, n°124, 24 au 30 juin 2004.
12
Voir déclaration de Bendourou, Omar, ibid.
8
que cette pratique est répandue dans de
nombreux pays d’Afrique, d’Amérique latine
ou d’Asie. Néanmoins, dans le cadre des
procès symboliques engagés contre les
pratiques des « années de plomb », des
violations graves ont été relevées chez tous
les corps de sécurité et de nombreuses
propositions ont été avancées. L’étau semble
donc malgré tout se resserrer sur ces services.
3.
Politique de défense et contours
de la gestion administrative
A sa création au lendemain de l’indépendance
en novembre 1956, le ministère de la Défense
était chargé des questions militaires, qui
relevaient sous le protectorat du directeur du
cabinet militaire du résident général et du chef
de l’Etat-major. Dès lors, le ministère assure à
l’époque la responsabilité de l’organisation
opérationnelle de l’armée et de la gestion de
l’armement, et devient l’autorité compétente à
la fois pour les troupes et les officiers.
affaires financières (budget, programmes
militaires), achats et travaux (équipement,
matériel, installations, approvisionnement),
affaires administratives (contentieux, gestion
du personnel militaire), sécurité militaire
(service de réception et de transit), justice
militaire, et services de contrôle de
l’administration militaire. Elles constituent en
fin de compte une sorte de médiateur entre le
gouvernement et le parlement pour les
questions relatives au budget, à la législation et
à la réglementation courante ayant trait à la vie
de l’armée.
Après les tentatives de coups d’Etat de 1971 et
de 1972, la place de l’armée au sein de la
société a fait l’objet d’un certain nombre de
réaménagements,
comme
préalablement
évoqué, et certains observent que le pouvoir a
tenté d’instaurer un équilibre sur le terrain (ou
plutôt, en l’occurrence, un déséquilibre) entre
forces de sécurité militaires et non-militaires
(comme la Gendarmerie), via la création des
deux conseils de Défense nationale et de
Sécurité nationale.
La prise de décision administrative reste donc
un domaine réservé auquel le Parlement n’est
pas associé, bien que la commission des
Affaires de défense et de Politique étrangère
soit en théorie saisie de toute question relative à
la sécurité. De manière générale et quelque soit
le domaine concerné, la pratique au Maroc veut
que les propositions présentées par les
administrations soient suivies, notamment en
matière de sécurité, comme l’illustre par
exemple le déroulement des discussions
annuelles du budget national de la défense.
Celles-ci se font dans un esprit encore trop
unanimiste, sans débat véritable, comme s’il
s’agissait d’un rituel où le formel et le
cérémonial démocratique prévalent, plutôt
qu’une réelle délibération publique de fond. Il
s’agit pourtant d’affaires déterminantes pour la
gestion des conflits internes et externes et la
pérennité de la nation.
Gérées par le ministre délégué auprès du
Premier ministre, les directions administratives
chargées de la défense au Maroc n’ont
actuellement qu’un rôle purement administratif,
et ne s’occupent ni de définir la politique de
défense, l’orientation et la modernisation de
l’appareil militaire, ni d’étudier l’état des
menaces, ni de répartir les responsabilités entre
institutions. Elles sont au nombre de six :
Au niveau des ressources humaines,
le
personnel militaire se répartit en trois
catégories : les militaires de carrière, les
engagés et les appelés. Le service militaire est
obligatoire pour tous les citoyens de sexe
masculin depuis 1965, conformément à l’article
16 de la Constitution qui dispose que « tous les
citoyens contribuent à la défense de la patrie ».
Les attentes du souverain à cet égard sont
9
claires : « nous aspirons à renforcer l’esprit
d’obéissance et les vertus de dévouement et
d’altruisme parmi les citoyens assujettis à ce
service. Nous espérons que le service militaire
obligatoire inculquera à nos jeunes l’esprit de
virilité et de fierté et fera d’eux une jeunesse
droite, prompte à assumer ses responsabilités et
à s’acquitter de ses plus grandes obligations »
(discours de Hassan II).
Les militaires semblent accorder aujourd’hui
une importance primordiale aux distinctions
symboliques, privilèges et avantages matériels
(agréments, concessions), sources de multiples
incidents en matière de gouvernance militaire,
auxquels la presse s’est régulièrement
intéressée ces dernières années : questions
d’intendance, de mobilité et de promotion
sociale au sein de l’armée, à l’intérieur du pays
(affaire Adib13, vol d’armes dans des casernes,
affaire Oujda impliquant des responsables
militaires
dans
des
faits
délictueux
d’immigration clandestine) comme à l’extérieur
(cas du corps expéditionnaire au Congo). Les
images véhiculées autour des forces de sécurité
sont par ailleurs parfois contradictoires14.
II. Analyse des évolutions en cours
L’évolution du rapport entre l’armée et le
pouvoir ainsi que les nouvelles formes du débat
public sur les questions de sécurité et d’éthique
constituent des faits significatifs qui
contribuent à une sorte de « démocratisation de
13
Le capitaine Adib, jeune officier, avait été condamné
à cinq ans de prison en 2000 et exclu de l’armée de
l’Air, après avoir dénoncé un trafic de carburant
organisé par un lieutenant-colonel de l’aviation dans le
sud du pays. Il avait été accusé de « désobéissance aux
règlements militaires » pour avoir fait publier un article
dans le journal français Le Monde sans autorisation de
sa hiérarchie.
14
Voir les résultats de l’enquête publiée par Assahifa
n°207, 20-26 avril 2004.
fait », alors que le secteur est parallèlement
soumis à de nouvelles contraintes et doit définir
de nouvelles orientations stratégiques.
A. Vers de nouveaux rapports entre armée,
pouvoir et société
1.
Evolution des rapports entre
sécurité, pouvoir et politique
a. L’armée, un bouclier pour le pouvoir
subtilement tenue à l’écart de l’Etat et de la vie
politique
A la mort de Hassan II, le nouveau roi
Mohamed VI hérite d’une situation
relativement contrastée en matière de sécurité.
Dès le début de son règne, l’armée est invitée à
participer à sa cérémonie d’allégeance (la
beïa)15, alors qu’elle avait jusque là été tenue à
distance de la vie politique, des institutions et
de toute attache avec la société.
Dans ce contexte, l’armée n’est plus à l’abri du
débat sur sa démocratisation. Or, au Maroc
comme ailleurs, l’armée constitue un
instrument organique du pouvoir politique, en
lui assurant autorité et force persuasive face
aux mouvements sociaux, bien au-delà de sa
fonction première de défense de l’intégrité
territoriale. Ainsi, l’armée marocaine a été
utilisée à plusieurs reprises dans la gestion des
conflits intérieurs (notamment en 1957, 1958,
1960). Elle a également permis de contenir les
aspirations révolutionnaires, notamment dans
l’affaire dite du complot de juillet 1960 et les
deux insurrections du 23 mars 1965 à
Casablanca et de mars 1973, ainsi que lors des
mouvements sociaux de 1981, 1984 et 1990.
Néanmoins, ces usages de l’armée à des fins
« civiles » ne constituent pas pour autant une
15
Voir les « affaires » signalées dans Al Jarida Al
Okhra, « L’armée hors du carré des réformes », n°65,
du 8 au 14 mai 2006.
10
prise du pouvoir à proprement parler, au sens
d’une « manifestation existentielle d’un
pouvoir politique militaire conscient de son
rôle moteur et volontariste dans la vie
institutionnelle et sociale nationale »16.
Cela ne remet donc pas en cause la séparation
quasi-structurelle du politique avec l’autorité
militaire, qui s’explique principalement par les
deux coups d’Etat de 1971 et 1972. Entre 1958
et 1973, le pouvoir monarchique a eu recours à
l’armée pour asseoir sa domination politique,
alors même que les leviers du pouvoir se
situaient en dehors du champ militaire. La lutte
de libération nationale avait en effet été
conduite conjointement par le Mouvement de
libération et par l’armée de résistance, de
manière
complémentaire
malgré
les
dissonances et les conflits. A la suite des
évènements de 1971 et 1972, le roi a fait en
sorte
d’éloigner
progressivement
et
méthodiquement les militaires des fonctions
politiques.
En somme, l’armée continue donc de jouer un
rôle de bouclier, tout en étant subtilement tenue
éloignée du pouvoir, de l’exercice de l’Etat et
de la vie politique en général.
b. Les contradictions et faiblesses de la classe
politique civile et du corps diplomatique ne
laissent pas présager d’un allègement du
système sécuritaire
La classe politique civile entretient un rapport
ambivalent avec le dossier sécuritaire et
militaire, lorsqu’elle n’en fait pas tout
simplement un objet impensé. Faut-il pour
autant en déduire que les partis politiques
perçoivent l’armée comme un danger, par
nature incompatible avec la sphère civile ? La
16
Voir El Merini, op.cit., ainsi que Harmat-Allah
Moussa, Le Roi Mohammed VI ou l’espoir d’une
nation, Ed. Maarif, Rabat.
force de l’armée signifie-t-elle la faiblesse des
partis ? En réalité, cette distance observée par
les hommes politiques vis-à-vis des affaires
sécuritaires tient tout autant de la crainte
qu’elles leur inspirent, que de la
méconnaissance qui les entoure. Quelques
déclarations
publiques
récentes
plus
audacieuses sur cette question, de la part
d’acteurs politiques civils, contrebalancent
néanmoins ce constat, et constituent peut-être
un signe de changement17.
Plus généralement, l’état des rapports entre la
sphère politique et l’armée pose surtout la
question
des
perspectives
incertaines
d’allègement de l’appareil sécuritaire. Sur cette
question, l’expérience du Conseil supérieur de
la Défense nationale18 est encore trop chétive
pour pouvoir apporter de véritables réponses,
dans la mesure où cette institution ne semble
pas jouer de rôle réellement substantiel. Par
ailleurs, même si la perspective d’une
diminution à venir des menaces pose dès
aujourd’hui la question du redéploiement, voire
de la reconversion, d’une partie des forces
militaires aujourd’hui mobilisées, cela n’a pas
empêché acteurs et observateurs de comparer la
capacité opérationnelle des forces armées
marocaines avec celle de ses voisins et rivaux :
l’Espagne, rattachée à l’OTAN et au système
de défense européen en voie de construction, et
l’Algérie, qui renforce ses capacités militaires
grâce à ses richesses pétrolières.
Principale alternative aux solutions militaires,
la diplomatie marocaine se révèle dans ce
17
Bensbia Naji, Bénis soient nos gouvernants, Hadia
pub, 2005.
18
Institution créée par le dahir du 9 novembre 1959 et
présidée par le roi, elle est composée de trois
membres : le Premier ministre, le ministre des Travaux
publics et le ministre de l’Intérieur. Sa fonction
consiste à tracer la politique de défense de l’Etat et à
prendre les dispositions nécessaires en la matière.
11
contexte pleine de contradictions et trop peu
efficace, ce qui ne laisse pas présager a priori
d’un allégement de l’appareil sécuritaire.
Oscillant entre son souci de défendre les
institutions en place et la nécessité de faire face
aux défis de l’environnement régional et
international, le corps diplomatique a montré à
maintes occasions les faiblesses de ses
dispositifs internes et de ses moyens d’action,
ainsi que l’hétérogénéité du niveau de
compétences de son personnel. Fidèle à sa
réputation conservatrice, il se préoccupe
essentiellement de justifier les décisions prises
par le pouvoir, loin des sinuosités de l’opinion
et à l’abri de tout contrôle démocratique.
D’autre part, il semble souffrir d’une absence
de vision globale et être dépourvu
d’instruments adéquats en matière d’analyse et
de prospection. Cette navigation à vue
permanente l’empêche de transformer en
succès les acquis sur le terrain, comme l’illustre
l’affaire du Sahara.
Dans l’ensemble, la diplomatie marocaine se
contente de répondre aux sollicitations du
calendrier international et subit les contrecoups
de la politique internationale, plutôt que
d’élaborer
une
stratégie
globale
et
convaincante. Ainsi, les différentes relations
bilatérales du pays manquent de cohérence
générale et de force et, quelque soit la zone
concernée, semblent échapper aux stratégies
classiques d’alliances et de calculs d’intérêt,
même avec les Etats-Unis. Peu actif voire
carrément absent en Afrique anglophone, les
relations du Maroc sur le continent africain sont
cantonnées au pré-carré des pays francophones,
traditionnellement proches et rarement
démocratiques, alors que ces pays entretiennent
tous de bonnes relations avec les adversaires du
Maroc. Sur le bassin méditerranéen, la
diplomatie marocaine épouse sans trop
d’innovation les politiques impulsées par
l’Europe. Dans le reste du monde arabe, elle se
contente de se glisser passivement dans les
calendriers de la Ligue Arabe, organisation
régionale en grande difficulté. Les interactions
avec l’Asie et l’Amérique Latine sont quant à
elles symboliques.
Ces limites de la diplomatie marocaine ne
laissent présager ni d’un allégement des
appareils sécuritaires ni de leur reconversion.
En tout état de cause, même si la gestion des
affaires étrangères était plus efficace, la
consolidation des appareils de sécurité n’en
serait pas moins considérée comme
incontournable, étant donné la culture
sécuritaire très forte et le poids du personnel
militaire et policier.
1.
Émergence d’un débat public
critique sur les affaires sécuritaires
Longtemps taboues, les critiques adressées au
mode actuel de gouvernance et de contrôle
des politiques publiques de sécurité se sont
récemment amplifiées, chez les partisans
affichés d’une transition démocratique mais
aussi
parmi
les
acteurs
politiques
19
traditionnels , voire au sein même des corps
de sécurité. Ce débat public émergent repose
sur trois interrogations sous-jacentes :
1- En écho à la problématique de réforme
constitutionnelle,
les
aspects
institutionnels occupent une place de
choix dans le débat, notamment le
renforcement du pouvoir exécutif
(gouvernement et Premier ministre en
particulier),
ce
qui
concerne
indirectement le secteur de la sécurité.
19
Voir par exemple la déclaration d’El Yazghi,
Premier Secrétaire de l’Union Socialiste des Forces
Populaires, sur la formule appropriée de contrôle de la
police, de l’armée et des services de renseignement.
Entretien avec Al Ahdath al Maghribia, du 29 juin
2006.
12
La question des compétences est
également évoquée, mais davantage
du point de vue de l'efficacité
opérationnelle20.
2- Comment assurer la sécurité en
respectant les droits de l’homme ? Les
atteintes aux droits de l’homme
passées et présentes (notamment la
torture) ont nourri le débat public sur
la sécurité21.
3- La question de la transparence (au
sens
large,
économique
et
institutionnelle)
est
également
centrale, sous l’effet des enquêtes
réalisées par Transparency Maroc et
de la médiatisation de nombreux faits
divers22. En matière économique, si
l’armée n’est pas considérée comme
un acteur économique
majeur
contrairement à d’autres pays,
l’origine du patrimoine détenu par les
personnes travaillant dans le secteur
de la sécurité est encore entachée
d’opacité23, et peu d’informations sont
disponibles sur le marché de la
sécurité privée, encouragé et encadré
par l’Etat, alors que celui-ci est en
20
Un des indices de cette amplification du débat public
autour du contrôle démocratique du secteur de la
sécurité, est l’omniprésence de ce thème dans la presse.
Durant les décennies précédentes, la question était
discutée entre experts et dans des supports
inaccessibles au « citoyen » ordinaire.
21
Voir « Points de vues et opinions sur la réforme
constitutionnelle », Mouvement pour une constitution
démocratique, publié avec le soutien de Friedrich Ebert
Stiftung, Rabat, 2005.
22
Sur l’infiltration des secteurs de la sécurité par la
« mafia » de la drogue, voir Al Ayam, n° 236 du 19 au
25 juin 2006.
23
Voir le débat suscité par le rapport d’Amnesty
International, Al Ayam, n°141, du 1er au 7 juillet 2004
plein essor. Opaque, l’univers
militaire aspire également, au Maroc
comme ailleurs, à se suffire à luimême, avec ses établissements
scolaires, ses instituts spécialisés, ses
établissements
de
formation
supérieure, ses hôpitaux, ses systèmes
de logement et ses services sociaux.
Cependant, cela ne saurait masquer le
fait que l’interpénétration entre le
personnel et la société est aujourd’hui
plus forte qu’elle ne l’a jamais été, et
les temps sont révolus où les membres
de l’armée étaient recrutés, éduqués,
isolés et exclusivement soumis aux
influences étatiques pour mieux
dominer la société.
Enfin, la question de la transparence
interroge sur les formes de contrôle.
Dans un contexte où l’armée
n’intervient pas dans la vie politique,
l’Etat sécuritaire a désormais recours à
des méthodes de contrôle moins
autoritaires. D'aucuns décrivent qu’un
dispositif impressionnant a été mis en
place afin de surveiller l’armée, en lui
faisant exercer un contrôle réciproque
entre ses différentes composantes et de
rendre difficile les prises de pouvoir.
Le débat public s’appuie donc sur ces trois
sources de préoccupations pour alimenter des
questions politiques fondamentales : comment
faire en sorte que la sécurité aille de pair avec
la démocratie ? Comment renforcer le
parlement ? Ne convient-il pas d’exercer un
contrôle sur les détenteurs d’armes pour plus
de sécurité et de stabilité à l’intérieur et à
l’extérieur ? Le contrôle démocratique n'est-il
pas le meilleur des contrôles possibles ? Quel
lien entre réforme de la sécurité et réforme
politique, et des deux, laquelle est prioritaire ?
A qui revient-il d'élaborer le concept de
13
sécurité nationale, de définir les menaces et
de poser la stratégie nationale ?
Ainsi, la gestion de l’ensemble du secteur de la
sécurité interpelle l’opinion, qui semble appeler
une réforme globale, s’attaquant aussi bien au
bon usage des ressources et à la moralisation
des pratiques qu’à la position des acteurs de la
sécurité dans la société, en particulier en ce qui
concerne leur rapport à la mouvance islamiste.
Comme nous allons le voir, cette question se
pose à la fois en termes d’efficacité de la lutte
dite anti-terroriste24 et de risque d’infiltration
des institutions par l’islamisme radical25.
B. Tendance : des perspectives de réforme
émergent, dans un contexte marqué par
des risques nouveaux
1. Nouvelles menaces et nouvelles
fragilités face au risque islamiste
En matière de risques nouveaux, le
tremblement de terre d’El Hoceima en 2004 a
démontré l’existence d’une exposition
majeure – et impensée - aux catastrophes
naturelles. Néanmoins, exception faite de cet
épisode, c’est bel et bien l’émergence du
risque islamiste qui constitue l’évolution la
plus marquante dans l’état des menaces
auxquelles le pays est confronté.
Les attaques terroristes internationales de la
dernière décennie, au premier rang desquelles
le 11 septembre 2001 et l’attentat de Madrid
du 11 mars 2004, ont obligé les officiels à
reformuler la question de la sécurité d’une
manière plus globale. Les services de
renseignement, concentrés aux mains des
militaires, nécessitent notamment une plus
forte coordination entre services, ainsi que des
ressources humaines et matérielles adaptées à
ces nouveaux enjeux.
La peur des infiltrations islamistes a entraîné
un certain nombre de mesures26, dont la
presse s'est fait écho27. L’armée a notamment
procédé à l'exclusion de militaires considérés
comme islamistes28, en particulier sur la base
de Kénitra29. Ces exclusions, concernant des
militaires ayant jusqu’à dix-huit ans
d’ancienneté, étaient motivées par les raisons
les plus diverses : certains ont été exclus pour
leurs liens de parenté avec les personnes
impliquées dans le vol d’armes de Taza, deux
officiers l’ont été parce qu’ils avaient assisté à
une fête où des discours religieux ont été
tenus, d’autres parce que leurs enfants
suivaient des cours dans des écoles dirigées
par des islamistes alors qu'on leur avait
demandé de les en retirer, et d'autres encore
en raison de leur attachement à la prière
collective. L’armée a par ailleurs entrepris de
surveiller les soldats connus pour leur
24
Les conclusions du Rapport
arabe sur le
Développement humain font ressortir que l’armée, la
police, la justice et le champ politique sont les
domaines les plus corrompus dans la société
marocaine: Voir Assahifa du 20-26 avril 2005.
25
Si cette efficacité a été mise en doute à l’occasion
des événements du 16 mai, elle est avancée au regard
de l’affaire dite de la cellule dormante de 2002, ainsi
que dans le cas du groupe islamiste radical découvert
en juillet 2006. Selon les enquêteurs des éléments de
l’armée, de la gendarmerie et de la police étaient
membres de ce réseau. Voir conférence de presse du
ministre marocain de l’Intérieur, Le Matin, 1 er
septembre 2006.
26
Al Jarida Al Oukhra, n° 65, op. cit.
27
Le point de départ a été constitué par les événements
du 16 mai qui a accéléré le train des mesures prises.
Puis il y eut le vol de 7 kalachnikovs d'une caserne de
Taza, fait que l’on a très tôt lié à la sensibilité islamiste.
28
Le 5° Bureau devenu principalement chargé de la
surveillance des mouvements islamistes aurait été
supprimé après le démantèlement de la cellule de l’été
2006.
29
L’exclusion aurait touché plus de 27 officiers
relevant de différents secteurs.
14
tendance religieuse. Aussi est-il devenu
ordinaire de se voir reprocher des
comportements
religieux
marqués.
L’inspection générale a pour sa part interdit le
port de la barbe et du voile au sein de l’armée.
Faut-il en conclure que l’armée se préoccupe
principalement du danger en son sein ?
Quelques faits divers ont attiré l’attention sur
les menaces que représentent les activités de
militaires influencés par leur environnement
social, sans que l’on puisse pour autant en
tirer des conclusions généralisables30.
En dehors des rangs de l’armée, la filière
terroriste est devenue intégrée aux autres
secteurs
d’activités
illicites
(drogue,
contrebande, trafics de migrants), et de ce fait
plus indépendante et plus difficile à traquer.
Ainsi, les attentats du 11 mars 2004 à Madrid
ont montré comment les routes du trafic de
drogue croisent celles du terrorisme
international, alors que le volume d’activité
du cannabis non-agricole à destination de
l’étranger
est
proportionnel
à
la
contrebande31. Ces collusions permettent aux
organisations terroristes d’échapper plus
facilement à la surveillance des autorités
financières et douanières, y compris pour les
transactions les plus sensibles comme les
achats de matériel explosif.
2.
Les réformes mises en œuvre
Ces obstacles peuvent-ils résister aux
réformes, voire à une tendance à la
démocratisation, à l’œuvre dans l’ensemble
du champ politico-social marocain actuel ?
Trois types de réformes ont jalonné les
trajectoires des forces de sécurité au Maroc.
Tout d’abord, le pouvoir a cherché à s’assurer
plus de sécurité dans ses rapports avec
l’armée, notamment en termes de contrôle et
de surveillance, dans une approche
principalement sécuritaire. D’autres réformes,
plus technocratiques, concernent la montée en
compétence et en efficacité des ressources
(professionnalisation
des
équipes,
renforcement
des
équipements,
approfondissement des techniques et des
savoirs faire sécuritaires). Enfin, certaines
réformes touchent à la transition politique que
vit le pays (atténuation des pratiques
autoritaires), sans que cela puisse être
nécessairement
interprété
comme
un
processus de démocratisation pure et simple.
On dégagera ici deux niveaux d’observation :
correctifs dores et déjà mis en place, et
perspectives à venir de réformes relatives aux
droits de l’homme, telles que suggérées par
l’Instance Equité et Réconciliation (IER).
a. Réformes et ajustements déjà adoptés
Comme nous venons de le voir, rien ne
semble
contrarier
la
tendance
à
l’accroissement des dispositifs de sécurité, ni
l’efficacité des appareils diplomatiques, ni le
contexte régional, ni les nouveaux types de
menaces, ni la culture encore prédominante.
Les mesures mises en œuvre concernent tout
d’abord les mécanismes de contrôle. Au sein
du parlement32, la commission Défense et
Affaires étrangères assure un contrôle et une
discussion approfondie du budget de la
Défense avant sa présentation en séance
plénière. Chaque parti politique représenté au
30
32
31
voir Assahifa n°113, mai 2004.
Deux officiers du nord qui avaient enquêté sur les
faits de contrebande menés par d’autres officiers
(2001).
Le parlement est composé de deux chambres. La
première est élue au suffrage universel pour 5 ans, et la
deuxième pour 9 ans avec renouvellement par tiers tous
les 3 ans.
15
parlement peut demander à ce que cette
commission se réunisse, ou convoquer un
ministre. Néanmoins, en pratique, l’examen
des rapports de la commission sur les trois
derniers exercices montre que les députés se
sont montrés unanimistes, adoptant une
attitude de soumission inconditionnelle,
quand bien même certains d’entre eux se
plaisent
à
parler
d’une
évolution
démocratique.
D’autre part, les pratiques semblent se diriger
vers une meilleure coordination et articulation
des différents services de sécurité entre eux :
création de structures dédiées, redéfinition des
missions, et révision des tâches des services
de renseignement de l’armée. Un nouveau
maillage géographique de la sécurité a par
ailleurs été adopté : de nouvelles zones et de
nouvelles préfectures ont été créées, dans le
but de rapprocher la carte de la sécurité de
celle des régions.
Le terme de « réforme » a même été utilisé à
propos de la création d’une branche
spécialisée
dans
le
suivi
des
réseaux terroristes au sein de la Direction de
la Sécurité du Territoire (DST), ce qui a eu
pour effet de libérer celle-ci de certaines
tâches lourdes et en fin de compte inutiles qui
lui étaient confiées auparavant. A cela
s'ajoutent enfin l’amélioration des conditions
matérielles
du
personnel
et
sa
professionnalisation, et de manière générale la
recherche d’une plus grande efficacité
Une dynamique de changement est donc bien
à l’oeuvre sur le terrain, bien que
d’inspiration
bureaucratique
et
technocratique, motivées par des exigences de
modernisation et d'efficacité.
L’Instance Equité et Réconciliation (IER)
constitue l’une des réformes les plus
remarquables. Créée par décret royal le 7
janvier 2004 sur recommandation du Conseil
consultatif des droits de l’homme et composé
d’un président et de seize membres, l’IER est
présentée
comme
une «
commission
nationale pour la vérité, l’équité et la
réconciliation ». Commission indépendante
chargée d’enquêter sur les atteintes graves
aux droits de l’homme ayant eu lieu entre
l’indépendance et 1999, elle s’intéresse en
particulier aux violations ayant revêtu « un
caractère massif et /ou systématique, dont les
disparitions forcées et les détentions
arbitraires », selon le rapport de l’IER.
L’IER a notamment élaboré un rapport visant
à établir la vérité et à examiner les
responsabilités,
comportant
les
conclusions de ses investigations, mais aussi
des recommandations et propositions de
réformes. Après un laborieux travail
d’audition, de recoupement des sources et
d’examen des réponses apportées par les
différentes autorités concernées33, le rapport
préconise de mettre une véritable politique de
lutte contre l’impunité, via des « réformes
juridiques, l’élaboration et la mise en place de
politiques publiques dans les secteurs de la
justice, de la sécurité et du maintien de
l’ordre, de l’éducation et de la formation
permanente ainsi que l’implication active de
l’ensemble de toute la société ». L’un des
volets essentiels recommande de renforcer
l’indépendance du juge, et de mettre à niveau
la législation en matière de politique pénale et
de sécurité. Ainsi, concernant la gouvernance
des appareils sécuritaires, il est demandé
« une clarification et la publication des textes
réglementaires relatifs aux attributions, à
b. Les propositions de l’Instance
Equité et Réconciliation (IER)
33
A noter que le rapport lui-même souligne les limites
inhérentes à cet exercice.
16
l’organisation, aux processus de décision, aux
modes d’opération et au système de
supervision et d’évaluation de tous les
appareils de sécurité et de renseignement,
sans exception, ainsi que des autorités
administratives chargées du maintien de
l’ordre public ou ayant le pouvoir de recourir
à la force publique».
Ainsi, la situation marocaine en matière de
réforme démocratique du secteur de la
sécurité est ambivalente, mais peut-être
prometteuse, avec d’une part une culture
d’intégration du secteur de sécurité au plus
près du pouvoir - et par conséquent sa
distance vis-à-vis des velléités démocratiques
-, et d’autre part, un impact d’une ampleur
jusque là inégalée.
17
Annexes
Tableau n° 1 : Répartition des effectifs de l’armée marocaine (2005)
Type
Nombre
150 000
50 000
175 000
7 800
13 500
Réservistes
Paramilitaires
Corps d’armée
Corps de la marine
Forces aériennes
Source : Centre des Etudes Stratégiques Internationales
Tableau n° 2 : Effectifs comparés des armées du Maghreb
Type de Force
Corps d’armée
Paramilitaires
Réservistes
Polisario
3 000
3 000
Maroc
196 300
50 000
150 000
Algérie
127 500
181 200
150 000
Libye
76 000
Tunisie
35 000
12 000
40 000
Source : Centre des Etudes Stratégiques Internationales
Tableau n° 3 : Dépenses Militaires des pays du Maghreb en millions de dollars
Algérie
Libye
Maroc
Tunisie
1997
2 100
1 300
1 400
334
1998
2 400
1 500
1 700
355
1999
3 100
1 300
1 800
351
2000
3 000
1 200
1 400
356
2001
3 200
1 000
1 400
321
2002
3 100
562
1 400
404
Source : Centre des Etudes Stratégiques Internationales
2003
2 200
747
1 800
492
2004
2 800
1 310
2 000
537