de l`intuition à la précision conceptuelle, les différentes perceptions
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DE L’INTUITION À LA PRÉCISION CONCEPTUELLE, LES DIFFÉRENTES PERCEPTIONS DU/DES BIEN/S PUBLIC/S À L’ÉCHELLE MONDIALE : L’EXEMPLE DE L’EAU DOUCE Sylvie Paquerot M.A./M.LL./Ph.D. Sciences juridiques et politiques Chercheure, Université de Montréal « Global Flows, Dissent and Diversity: the New Agenda » Robarts Centre for Canadian Studies (York University) Chaire de Recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie Institut d’Études internationales de Montréal (Université du Québec à Montréal) Avec le soutien du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) Montréal - Hôtel Marriott Courtyard May 14-15, 2004 Texte préliminaire: ne pas diffuser ______________________________________________________________________________________________ Bien public stratégique, l’eau doit être soumise à une organisation internationale; deux conceptions sont envisageables : le recours au marché au niveau mondial, et la régulation publique internationale. R. Peres Les exigences en matière d’eau douce ........................................................................................................................ 2 Le statut de l’eau douce ................................................................................................................................................. 4 Un statut pour quelles finalités?............................................................................................................................... 5 Bien commun, bien public, patrimoine commun, res publica : le sens et les conséquences des concepts utilisés ......................................................................................................................................................................... 7 L’eau douce : en affirmer le caractère public pour éviter sa transformation en bien privé globalisé.................. 11 En guise de conclusion provisoire : un pas ? Mais est-ce la bonne direction ?.................................................... 13 ______________________________________________________________________________________ ABSTRACT The concept of public good, at the world level, had earn an un precedent popularity in the last years, at such point that it is necessary to wonder about its effective range. From the first publication of the UNDP on this subject (1999), to a certain deployment at the same time in the international institutions, to certain governments or in the field of activists, this notion is now largely used as much to indicate a finality - public interest - than material or immaterial things - public goods - without, however any real clarifications or sharing of the sense of this concept between these various sectors and even inside those. Freshwater constitutes the typical example of this advance; freshwater which was not even qualified as a common concern of mankind at Rio’s Summit, contrary to other resources and which, today, regularly receives the qualification of "common good" from different horizons, including on behalf of Suez-Lyonnaise President’s, the government of Sweden, the activists of Porto Alegre or Bernard Derome! We will present, in a short intervention, the contents associated with this concept in the field of water and the ambiguities which result from these. The text for publication will try, starting from the example of water, to specify the conceptual evolutions which take shape, and their significance from the point of view of the emergence of a public/politic space at the world level, particularly from the point of view of the place hold by human rights. ENJEUX ET REVENDICATIONS EN MATIERE D’EAU DOUCE L’année 1990 verra l’adoption par la communauté internationale des ONGs, de la Charte de Montréal,1 à l’initiative d’Oxfam, Charte qui sera déposée comme document de référence à l’occasion de la Consultation mondiale sur l'eau potable et l'assainissement, à New Delhi qui, elle, clôturant la Décennie internationale, affirmera l’objectif de « un minimum pour tous, plutôt qu'un maximum pour quelques-uns »2. La Charte de Montréal s’ouvre sur l’affirmation du droit d’accès à l’eau et de son caractère indissociable des autres droits de la personne. Affirmant que l’accès à l’eau et à l’assainissement est d’abord une question politique3, elle appelle à une « réforme des modes de développement économique dominants qui gaspillent et polluent les ressources limitées de la planète ». Les enjeux mondiaux de l’eau avaient bien sûr retenu l’attention auparavant, mais le début de la décennie 1990 marquera un tournant significatif à plusieurs égards. En 1992, peu avant le Sommet de la Terre de Rio, la seconde session du Tribunal international de l’eau4 à Amsterdam, portera sur les problèmes de gestion de l’eau en Asie, en Afrique et en Amérique Latine, et intégrera la dimension du droit des populations à ces ressources, au-delà du problème spécifique de la pollution5. Cette initiative représente une manière inusitée de dire l’aspiration au droit eu égard aux enjeux de l’eau. Le Tribunal international de l’eau, lors de sa session d’Amsterdam, s’appuiera sur une Déclaration, élaborée par un groupe d’experts juridiques provenant de différentes régions du monde6, sur la base des instruments existants tels que résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, Déclarations de conférences internationales, ainsi que le travail de la Commission du droit international.7 Le tribunal appliquera les principes ainsi dégagés à l’ensemble des ressources en eau et non seulement aux ressources transfrontalières.8 La Déclaration d’Amsterdam reprend et/ou énonce entre autres le principe de l’équité intergénérationnelle, celui du droit à l’eau en quantité et qualité suffisante en tant que droit humain, celui du caractère inappropriable de l’eau, bien commun devant relever du « stewardship »9 de l’humanité.10 Au tournant du millénaire les déclarations se multiplient11 et convergent autour d’un certain nombre de principes qui semblent faire consensus dans la société civile, même si sur certains enjeux spécifiques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 Charte de Montréal (1990) Montréal, Oxfam-Québec et Secrétariat international de l’eau : une soixante d’ONGs internationales étaient présentes. Sous l’égide du P.N.U.D. et à l’invitation du gouvernement indien. Voir introduction. Charte de Montréal, op. cit., principe d’action no 1. Dès 1981, des ONGs hollandaises fondent le Tribunal international de l’eau qui tiendra, en 1983 à Rotterdam, une première session du tribunal portant sur la pollution des eaux en Europe de l’Ouest. Sur l’importance de l’enjeu de la pollution dans les pays industriels et ses effets sur la prise en compte des préoccupations des pays du sud, voir L. Lussier, « La place des droits étatiques et individuels dans la protection des eaux douces : un objectif à poursuivre » dans M. Vechsler (prés.), «L’eau douce : une ressource de plus en plus rare» (1989) Canadian Council of Int’l L., Séance parallèle, C.M.I., p. 378-391. Réuni en mars 1991, le groupe de travail comprend 14 juristes provenant d’Asie, d’Afrique, de l’Amérique Latine, des ÉtatsUnis et des Pays-Bas. Voir Declaration of Amsterdam (1992) The Case Books series, vol. 5, Netherlands, International Books, p. 43. Voir, pour le processus et le contenu : Ibid. Ibid. p. 8. Le concept de stewardship, aussi utilisé par Kemal Baslar, réfère à l’économat, au sens étymologique, à l’intendance et à la nécessité de rendre compte de sa gestion. Voir la Déclaration, Ibid. La Déclaration de Cochabamba en décembre 2000 réunira les ONGs autour de la lutte bolivienne contre la privatisation de l’eau : http://www.americas.org et http://www.democracyctr.org; la Déclaration d’Accra en mai 2001 réunira des ONGs africaines autour des même revendications; Une déclaration des peuples indigènes, « Water is life : Protect Water Now! », a aussi été adoptée à Vancouver en juillet 2001 : voir http://www.canadians.org/blueplanet/protectwaternow-f.html 2 des différences significatives demeurent12. Certaines ONGs réclament un traité13 et à travers ces revendications sont clairement identifiables les deux obstacles de la souveraineté et du marché. Ainsi par exemple des plus grandes ONGs caritatives suisses14 qui réclament une convention internationale visant à la fois à empêcher la commercialisation et la marchandisation de l’eau et à instituer un mécanisme obligatoire d’arbitrage dans les conflits internationaux. Par ailleurs, ralliant l’initiative du Contrat mondial de l’eau lancée en 199815, Public Citizens, aux États-Unis, a amorcé au début de 2002 une vaste campagne sous le titre « Defend the Global Commons » et effectue une recension des luttes un peu partout dans le monde pour préserver le caractère commun et le contrôle collectif des ressources et des services en eau - Inde, USA, Tanzanie, Afrique du Sud, El Salvador, Ghana, Bolivie, Zambie, Brésil, Mozambique, Argentine, Équateur, Nicaragua, Bangladesh, Philippines, Canada, Uruguay, Mexique, Nouvelle-Zélande16 - illustrant ainsi le caractère véritablement mondial des enjeux et surtout l’enracinement à la base de cette préoccupation portée dans les débats internationaux. En préparation du Sommet de Johannesburg, la société civile exprimera une position forte quant à la priorité qui devrait être accordée aux enjeux de l’eau, certains allant même jusqu’à affirmer que : « The most important environmental issue for the poor is being almost totally ignored »17. Près de 150 ONGs endosseront une Déclaration lancée à Bali en juin 2002, appelant les gouvernements à maintenir l’eau et les services d’eau en dehors de l’O.M.C.18 Le Caucus sur l’eau douce de la Commission du développement durable de l’ONU, dans sa déclaration du 30 août, demandera l’exclusion de l’eau de tout accord de commerce et la primauté des droits humains et de la protection des écosystèmes sur l’application des principes de marché. Le collectif des ONGs françaises Jo’burg 2002 quant à lui, en sus du respect du droit d’accès, demandera le renforcement des dispositifs internationaux de protection des biens publics mondiaux, dont l’eau19 : Ne faut-il pas être plus offensif alors, et inventer quelque chose comme un service public mondial de l'eau ; pas un service étatisé et concentré, mais un service public mondial décentralisé. Une structure démocratique qui aurait la responsabilité éthique et civique d'assurer l'eau potable et l'assainissement pour chaque être humain quelle que soit sa position géographique sur le globe, quel que soit le climat, et quelle que soit sa richesse.20 12 13 14 15 16 17 18 19 20 Ainsi des organisations comme le Secrétariat international de l’eau ou la Croix verte internationale, qui ne s’opposent pas à la privatisation des services et au Public/Private Partnership mis de l’avant par le Conseil mondial de l’eau et la Banque mondiale. Dont le Conseil des canadiens, voir http://www.canadians.org/blueplanet/treaty-f.html ou la Croix verte internationale : http://www.greencrossinternational.net; et le Secrétariat international de l’eau. Swissaid, Action de carême, Pain pour le prochain, Helvetas et Caritas : http://www.swisscoalition.ch M. Laimé, Le dossier de l’eau: pénurie, pollution, corruption (2003) Paris, Seuil, coll. L’épreuve des faits, p. 284 et suivantes. Lancée par un comité formé d’une vingtaine de personnalités provenant d’une quinzaine de pays, présidé par Mario Soares, ancien président du Portugal, et appelant, sur la base du Manifeste de l’eau, à l’application d’un certain nombre de principes pour préserver le droit à la vie, dont la reconnaissance de l’eau au titre de patrimoine commun de l’humanité et la reconnaissance du droit humain. Voir: http://www.manifesteau.qc.ca/documents/manifeste.rtf Defend the Global Commons: Reports from organizations around the world defending water as a common resource (2002) Public Citizens - USA, 16 p. (publication irrégulière. Disponible en quatre langues: vol. 1, no 1, février 2002; vol. 1, no 2, août 2002; vol. 2, no 1, janvier 2003) G. Ghosh, directeur exécutif du Water Supply & Sanitation Collaborative Council, : www.wsscc.org Coordonnée par Institute for Agriculture & Trade Policy, informations [email protected] http://collectifjoburg2002.org; La Suède et la France, particulièrement, travaillent ce concept de biens publics mondiaux. Intervention d’un représentant français de collectivité locale. 3 Le Sommet de Johannesburg aura ainsi été l’occasion d’une forte polarisation autour des enjeux du développement d’un ordre global de marché en structuration pour la gestion des ressources en eau21: « Pour parler comme les économistes, la demande de droit s’accroît. »22 LE STATUT DE L’EAU DOUCE Les notions de bien commun, bien public ou patrimoine commun sont souvent utilisées pour désigner l’eau douce, dans différents contextes et cela de plus en plus au plan mondial. Elles servent, dans le vocabulaire courant, à signifier un enjeu : celui du statut d’une ressource essentielle à la vie dont on sent bien qu’elle ne devrait pas être traitée comme n’importe quelle ressource. C’est d’ailleurs le cas dans bien des traditions juridiques nationales. Plusieurs pays, en effet, reconnaissent à l’eau un statut qui la différencie des ressources naturelles en général : patrimoine de la nation ou res communes - chose commune -, par exemple. Au plan international, nul statut spécifique, malgré le fait que l'eau douce, sa préservation, sa répartition, ses usages, interpellent les différentes dimensions d’une forme d’« intérêt public universel » reconnues progressivement au XXe siècle par la communauté internationale: le maintien de la paix, le respect des droits humains23 et la préservation de l’environnement planétaire24. Le respect des droits humains, intégré comme obligation générale dans la Charte des Nations Unies et dont le contenu fut ensuite précisé par la Déclaration universelle des droits de l’homme, représente sans doute la base la plus consensuelle d’un intérêt public universel. Tel est, fondamentalement, le motif pour lequel la considération de l’eau douce, au plan de sa régulation par le droit international, doit changer de logique, pour entrer dans le domaine des «res publica», de ces « choses publiques » qui, plus encore que les res communes dont l’usage est commun à tous, doivent être l’objet de règles en vue de l’intérêt public universel. Il s’agit de répondre aux exigences de l’égale dignité humaine : « Le public, imparfaitement peutêtre, symbolisait et représentait la souveraineté du peuple romain. »25 Dans le contexte de la mondialisation et de la libéralisation des marchés, la revendication d’un statut pour l’eau douce au plan mondial vise un objectif très précis : celui d’éviter la marchandisation de cette ressource vitale. Elle rejoint en cela le sens juridique des concepts de res communes ou de res publica en droit romain. «Choses communes», les res communis en droit romain sont en effet des choses qui ne sont pas dans le commerce. Le concept de «res communis» vise les choses qui, du fait de leur valeur indispensable à la vie, «appartiennent à tout le genre humain» et vise à les soustraire du régime de propriété propre aux biens. «Les res communes étaient, pour les Romains, les choses que la nature a 21 22 23 24 25 La prépondérance ou non des règles de commerce, de manière générale, aura été l’objet d’âpres discussions au cours de ce sommet. N. Rouland, Aux confins du droit : anthropologie juridique de la modernité (1991) Paris, Odile Jacob, p. 25. Comme le souligne B. Badie, « parmi tous les biens communs, les droits de l’homme ont valeur d’emblème » : dans Un monde sans souveraineté : les États entre ruse et responsabilité (1999) Paris, Fayard, p. 259. Voir à ce propos W. Riphagen qui identifie trois niveaux successifs de l’universalisme depuis la création des Nations Unies soit : la préservation de la paix, les droits humains et la protection de l’environnement : « The International Concern for the Environment as Expressed in the Concepts of the « Common Heritage of Mankind » and of « Shared Natural Ressources » » dans M. Bothe (dir.), Tendances actuelles de la politique et du droit de l’environnement (1980) Berlin, E. S. Verlag, p. 343; également J.A.C. Salcedo, «Droit international et souveraineté des États» (1996) R.C.A.D.I., T. 257, p. 217; et J.I. Charney, «Universal International Law» (1993) A.J.I.L., 87, p. 551, qui invoquent les mêmes secteurs pour l'application d'un droit international universel. I. Kaul, P. Conceicao, K. Le Goulven et R. U. Mendoza (eds.), Providing Global Public Goods : Managing Globalization (2003) UNDP, Oxford Press, p. 11. C’est au statut, dans le droit romain, que nous référons ici, et non aux multiples usages contemporains de la République, en termes de régime politique. 4 produites pour l’usage de tous.»26 Les ressources en eau douce planétaires et surtout l’accès à l’eau, doivent relever désormais non seulement de la liberté d’accès des res communes mais bien de la logique d’un service public universel, de ces « choses » qui sont « publiques » parce qu’elles exigent l’intervention publique, pour atteindre des fins d’« utilité publique », comme le furent les aqueducs romains, introduisant la responsabilité publique au-delà du seul principe de liberté d’accès propre aux « communs ». Un statut pour quelles finalités? Parler de biens publics globaux ou mondiaux suppose d’avoir défini l’échelle de ces biens/maux publics. Or, comme pour tous les droits humains, la question de l’accès à l’eau potable pour vivre, donc des infrastructures de distribution et d’assainissement, n’est pas par nature une question internationale ou interétatique : elle est pourtant universelle. La distribution d’eau potable relève d’abord des pouvoirs nationaux, voire locaux. Elle devient cependant une responsabilité de niveau mondial à travers au moins quatre considérations, du point de vue de l’universalité du droit. Premièrement, s’agissant de garantir cet accès dans les pays en développement, le financement international, et les conditions qu’il impose; deuxièmement, même dans les pays développés, la globalisation des marchés, associée à la privatisation des services de distribution et d’assainissement, entraînent une transnationalisation des firmes qui contrôlent ce secteur; troisièmement, l’inégale répartition des ressources au regard de l’augmentation des populations et du développement soulève désormais l’épineuse question de la redistribution; enfin, si l’accès à l’eau potable est un droit humain, il relève de l’obligation de coopération, de la responsabilité internationale de tous les États, individuellement et solidairement, au même titre que tous les autres droits. Et l’enjeu de préservation de cette ressource vitale dont le cycle est global, ne saurait être dissocié des normes de droits humains. Or, au niveau international, le seul statut applicable à l’eau douce, pour l’heure, demeure celui de ressource naturelle, auquel s’appliquent les principes de base du droit international: la liberté des échanges et la souveraineté des États. Ces deux principes, à la base du droit international classique, visaient en fait l’atteinte d’un objectif précis et limité : celui de la coexistence pacifique des États. Aujourd’hui, en matière d’eau douce, d’autres enjeux que la coexistence pacifique entre États interpellent la communauté internationale27. En effet, au-delà des risques de conflits entre États voisins, on sait que la pollution, et donc la dégradation d’une ressource essentielle à la vie, concerne l’ensemble de la planète. De plus, près d’un milliard et demi d’êtres humains sont exclus de l’accès à cette ressource essentielle. Or, le statut de ressource naturelle ne permet pas de répondre à ces enjeux qui confrontent l’humanité dans le domaine de l’eau douce, ni en termes de préservation, ni en termes de distribution. Au nom de la «rareté», on nous propose de considérer l’eau comme un «bien économique», susceptible d’être approprié et échangé selon les règles du marché, celles-ci étant les mieux adaptées pour assurer l’allocation optimale des ressources rares, comme on nous propose plus généralement l’application des règles de la propriété et de l’échange pour résoudre les problématiques environnementales ou 26 27 Extraits de B. Jadot, «L’environnement n’appartient à personne et l’usage qui en est fait est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir» dans F. Ost et S. Gurtwirth (dir.), Quel avenir pour le droit de l’environnement? (1996) Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, p. 95 ; et de M. Rèmond-Guilloud, Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement (1989) Paris, P.U.F., p.148-149. Cet aspect est aussi considéré par certains, notamment le gouvernement de Suède, comme un bien public en soi. Voir A. Ershammar (dir.), Transboundary Water Management as an International Public Good (2001) Stockholm, Odi/Arcadis/Euroconsult, Étude préparée pour le ministre des Affaires étrangères de la Suède, 129 p. 5 d’épuisement des ressources, telles que l’effet de serre28 ou la préservation de la diversité biologique29. L’absence de qualification et surtout de hiérarchisation des usages30, s’agissant d’une ressource naturelle d’abord définie dans le domaine économique, donne de fait à cette logique - économique - un caractère dominant31, par absence de qualification prenant en compte les usages relevant d’autres logiques : ressource vitale, ressource environnementale, ressource sociale encore, et même ressource culturelle, tenant compte de la place prise par l’eau dans la symbolique de différentes civilisations jusqu’à nos jours. C’est ce qui fait dire à Riccardo Petrella qu’il s’agit d’un bien fondamental total32. Quel devrait donc être le statut d’un tel bien fondamental total, caractérisé par la non substituabilité ? Le droit international a bien intégré le lien existant entre ressources et droits, lui qui ouvre les deux Pactes avec un article portant sur le droit des peuples à disposer de leurs ressources33. N’ayant cependant jamais défini précisément le statut des ressources naturelles, cette qualification ramène de fait à une intégration au domaine économique dont est issu le concept et par défaut donc, se confondent ressources naturelles et biens économiques. Or, l’eau est un bien économique34, au sens où elle est dans bien des cas un facteur de production mais aussi au sens étymologique, un bien devant être « économisé » parce que limité35. C’est donc en réaction à l’hypothèse du recours au marché mondial que se situe la revendication d’un statut juridique pour l’eau, qui soit adapté à la nature vitale et non substituable de cette ressource. Sans une régulation publique internationale structurée et cohérente, l’hypothèse du marché s’imposera par défaut. Or, l’accès aux conditions et aux facteurs matériels et immatériels de l’existence et de la coexistence humaine36 ne peut être garantie par la logique marchande. Si la préservation et la redistribution afin de garantir l’accès universel à cette ressource vitale sont les finalités poursuivies en matière d’eau douce à l’échelle planétaire, alors il faut réfléchir un statut qui, à la fois, interdit l’appropriation, protège contre la dégradation et la dilapidation et permet la redistribution. De fait, l’enjeu du statut, dans le cadre de la libéralisation des marchés au plan mondial, devient crucial car maintenir l’eau sous le strict statut de ressource naturelle, soumise aux deux règles de base de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles (S.P.R.N.) et de la liberté des échanges, nous mène directement à la mise sur pied de bourses de l’eau37, comme il y a des bourses pétrolières, des 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 Avec les fameux droits de polluer. L. Boisson de Chazournes, «La gestion de l’intérêt commun à l’épreuve des enjeux économiques - le protocole de Kyoto sur les changements climatiques» (1997) A.F.D.I., 43; ou M. Chemillier-Gendreau, «Marchandisation de la survie planétaire» (1998) Le Monde diplomatique, janvier, p. 3. Voir M. Chauvet et L. Olivier, La biodiversité : enjeu planétaire : préserver notre patrimoine génétique (1993) Paris, Sang de la terre, 413 p. Le problème de la priorité se pose en termes d’usages et d’usagers, surtout dans un contexte ou de nombreux cours d’eau internationaux sont déjà « exploités au maximum, voire surexploités. » L. Caflisch, «La Convention du 21 mai 1997 sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation» (1997) A.F.D.I., 43, p. 752. R. Passet, L’Économique et le vivant,(1996) Paris, Economica, 291 p. R. Petrella, Le Manifeste de l’eau: pour un contrat mondial (1998) Bruxelles, Labor, Voir sa démonstration à cet égard aux p. 69 et suivantes. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1976) 993 R.T.N.U. 3, [1976], R.T. Can. No 46 R.E.I.Q. (1984-89), no 1976 (3), p. 808; Pacte International relatif aux droits civils et politiques, R.E.I.Q. (1984-89), no 1976 (5), p. 817; A.G. O.N.U., Résolution 1803 (XVII), Souveraineté permanente sur les ressources naturelles, 14 déc. 1962. Bien économique n’équivalant pas nécessairement à marchandise. Voir pour la distinction J.-J. Gabas et P. Hugon, « Les biens publics mondiaux et la coopération internationale » dans Biens publics à l'échelle mondiale (2001) Bruxelles, Colophon, coll. Essais, p. 41-53. Si dans le cycle hydrologique, la même quantité d’eau est disponible depuis des millénaires, les menaces globales semblent avoir un impact sur ce cycle d’une part et d’autre part, le degré de pollution de l’eau dépasse la capacité auto-épuratrice du système. Voir M. Falkenmark, «Comment préserver le cycle de l’eau» dans M. Barrère, Terre, patrimoine commun : la science au service de l’environnement et du développement (1992) Paris, La Découverte/Association Descartes, p. 45-54. R. Petrella, Le bien commun ; éloge de la solidarité (1996) Bruxelles, Labor, p. 75. « Gaétan Breton, qui enseigne par ailleurs en comptabilité à l'UQÀM, situe ce genre de rencontre dans la foulée du débat en cours aux États-Unis sur la création d'une éventuelle «bourse de l'eau», qui fonctionnerait sur le modèle de celle relative à l'énergie déréglementée. » : dans L. G. Francoeur, « Colloque de «l'élite financière» sur l'or bleu. Des ministres et des 6 bourses minières, etc. Le caractère vital de certaines ressources, au-delà de leur utilité proprement économique, exige de repenser nos catégories de représentation de la nature. Bien commun, bien public, patrimoine commun, res publica : le sens et les conséquences des concepts utilisés L’eau douce et le cycle hydrologique interpellent les normes fondamentales les plus évidentes : survie de l’espèce humaine et plus largement de la biosphère d’une part, puisqu’il s’agit d’un des cycles régulateurs vitaux, et respect des droits humains d’autre part puisque l’accès à la ressource est essentiel à la vie. Si le statut de ressource naturelle n’est pas à même de fournir une réponse appropriée, le droit international n’a pour le moment pas grand-chose d’autre à offrir. Les États ont appliqué un statut de patrimoine commun de l’humanité à certaines ressources situées en dehors de tout territoire national, mais ce n’est à l’évidence pas le cas de l’eau douce. De plus les concepts tels que bien commun ou bien public, dont le contenu et le sens varient selon les cultures, les traditions juridiques, les disciplines, n’existent pas véritablement en droit international. Un bien commun étant un bien économique, donc limité, il y a concurrence entre les différents usages, et c’est bien le cas de l’eau douce. Se pose alors le problème de la réconciliation entre l’intérêt individuel et l’intérêt public lorsque les ressources sont nécessaires à tous mais limitées38. L’eau n’est pas inépuisable et les activités qui nécessitent son usage sont nombreuses. Elles peuvent éventuellement entrer en conflit les unes avec les autres, d’où l’importance d’une hiérarchie de ces usages. Certains d’entre eux sont largement générateurs de richesse, ce qui fait de l’eau une «matière première» stratégique39. L’application d’une stricte logique économique, « […] la gestion économiquement rationnelle, optimale, d’une ressource limitée dont l’accessibilité serait réglée par la solvabilité des usagers en compétition pour des usages concurrents et/ou alternatifs»40, risquerait de ne pas rencontrer l’intérêt public. Surtout, ces expressions ont acquis un contenu spécifique dans la tradition occidentale : L’expression « biens communs », « biens publics » est un non-sens, en raison de la définition donnée au mot « bien » par les juristes […] Ils imposent la distinction suivante entre « chose » et « bien » : une chose ne devient « bien » que si elle réunit deux conditions, détenir une valeur pécuniaire et être susceptible d’appropriation, au sens d’aliénation […] Le terme de « biens publics » est donc inadéquat s’il s’agit de réagir à l’envahissement par la logique du marché […] Dans son acception juridique ordinaire, la notion de « bien » implique la marchandisation.41 Et puis au singulier, le bien, particulièrement le bien commun, largement marqué par la tradition chrétienne et cherchant à nommer les finalités des communautés d’un point de vue moral, aura servi de justificatif à pratiquement toutes les idéologies.42 On relèvera aussi dans cette perspective téléologique, une 38 39 40 41 42 organismes publics s'y associent » (2002) Le Devoir, 16 octobre; voir aussi : M. Laimé, Le dossier de l’eau: pénurie, pollution, corruption (2003) Paris, Seuil, coll. L’épreuve des faits, p. 304, sur le projet de Enron de lancer une telle « bourse mondiale de l’eau ». P. G. Le Prestre, Écopolitique internationale (1997) Montréal, Guérin éd., p. 22. S. Paquerot, Le statut des ressources vitales en droit international (2002) Bruxelles, Bruylant, p. 12. R. Petrella, Le manifeste…, op. cit., p. 52. E. Le Roy, « Quels biens, dans quel espace public mondial? » dans Biens publics à l'échelle mondiale, op. cit., p. 31; il utilise, « faute de mieux », la notion de patrimoine, p. 33. Nous utilisons le terme idéologie dans son sens premier de science des idées, sans connotation péjorative. P. Teilhard de Chardin, Le phénomène humain (1955) Paris, Seuil/Points, 318 p; pour une vision communautaire : G. Fessard, Autorité et 7 certaine équivalence avec un autre substantif, qui cherche à prendre une distance face à la morale mais poursuit le même objectif de définition des finalités : intérêt, commun, collectif ou général, n’est pas non plus exempt d’ambiguïtés.43 Les difficultés à nommer la chose reflètent une forme de déni d’existence plus que d’indétermination : « […] La suspension de toute nécessité, voire de toute légitimité de choix politiques effectifs […] ».44 Quant au qualificatif accolé au substantif de « bien », il donne lieu, lui aussi, à des interprétations multiples : commun ou public? Le sens et la portée en varient selon que l’on se situe sur le terrain économique ou politique. En économie, les termes de commun et public ont un sens spécifique, le second désignant les biens dont l’usage par les uns ne limite pas l’usage par les autres, situation de non-rivalité et de non-exclusion45, alors que le qualificatif de commun s’applique généralement, dans cette discipline, à des biens qui ont la caractéristique principale des biens économiques, c’est-à-dire la rareté46, sans être soumis, par ailleurs, à l’appropriation individuelle47. Au plan politique, le qualificatif de public, plus que ceux de commun ou collectif, suppose la définition politique, dans un espace public, de ces choses ou de ce bien-finalité ; espace public où «le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement […] vivre ensemble dans le monde.»48 Les termes de collectif ou de commun49 servent souvent à désigner des groupes en l’absence d’espace politique - association, coopérative, communauté linguistique ou religieuse, etc. - excluant ainsi l’appropriation individuelle mais non l’appropriation50, et ne portant pas de dimension d’universalité dans la mesure où la communauté ainsi définie n’est inclusive que de ses membres. C’est, dans la tradition anglosaxonne, le terme de public qui qualifie le trust, destiné à dépasser la propriété et à désigner un gardien, pour un en-commun universel, inaliénable même par l’État, y compris dans ses finalités, soit-il restreint à la communauté nationale. Le collectif, celui de la communauté politique qui se veut universelle, sans exclusion, a subi une large disqualification51 et semble même avoir perdu la faculté de se nommer, dans « l’avoir » à tout le moins : « Le bien, terme aux multiples facettes, est […] soit nié, soit tiré vers la propriété, et se fige sur son sens juridico-économique capitaliste. »52 En l’absence d’espace politique, les biens publics/communs mondiaux seront nécessairement définis selon les paramètres économiques, c’est-à-dire en fonction strictement des défaillances du marché et sans dépassement de l’appropriation53, alors que, précisément, 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 bien commun (1944) Paris, Aubier-Montaigne, 120 p. ou R. Petrella, Le bien commun… op. cit. ; pour une vision libérale : M. Novak, Démocratie et bien commun (1991) Paris, Du Cerf, 180 p. M. P. Deswarte, « Intérêt général, bien commun » (1988) R.D.P., p. 1289-1313. J.-L. Nancy et J.-C. Bailly, La comparution (1991) Paris, Christian Bourgeois, p. 91, note 27. J.-J. Gabas et P. Hugon, loc. cit., p. 42. Aussi qualifiés de biens collectifs purs, mais, comme le soulignent les auteurs, peu de biens publics sont réellement purs. La consommation par un acteur peut affecter le niveau de consommation des autres. P. G. Le Prestre, op.cit., p. 23 et s. Ce qui n’exclut pas entièrement la notion d’appropriation qui peut être « propriété collective » et avoir effet d’exclusion sur les non membres du collectif ou de la communauté. Voir E. Ostrom, Governing the Commons (1990) Cambridge Un. Press, 280 p. sur les formes collectives de l’« enclosure »; et pour une critique de cette approche : K. Bosselman, «Replaying the Tragedy of the Commons : Book Review» (1996) Yale L. on Reg., vol. 13, no 1, p. 391-402. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, (1988) Paris, Calmann-Lévy, p. 63. Du point de vue économique, la consommation de ce bien par un acteur affecte le niveau de consommation des autres, P. G. Le Prestre, op.cit., p. 23 et suivantes. Les règles de propriété commune établissent des critères permettant d’identifier qui a accès à la ressource et à ses fruits. Il y a donc exclusion : W. Blomquist, « Rôle de la propriété commune dans la gestion des ressources en eau » dans M. Falque et M. Massenet (dir.), Droits de propriété, économie et environnement. Les ressources en eau (2000) Paris, Dalloz, p. 228. La fable de Garret Hardin, dont la « morale » peut se résumer par « la liberté des biens communs conduit à la ruine de tous », a servi de base à un nombre incalculable d’auteurs: Voir S. Paquerot, op. cit., p. 25 et s. F. Lille, «Discussions, convergences et prospectives» dans Biens publics à l'échelle mondiale, op. cit., p. 94. Voir à cet égard les analyse présentées dans : I. Kaul, I. Grunberg et M. A. Stern (dir.), Global Public Goods: International Cooperation in the Twenty-First Century (1999) New York, Oxford Un. Press. 8 l’interdépendance globale exige aujourd’hui de transposer ce débat au plan mondial: « définir d’abord les biens et les maux publics à partir de droits et de besoins sociaux, dans une vision écologique qui soit au moins « soutenable », et en déduire ce que l’on demande à l’économie d’assurer. »54 Et c’est bien parce que l’économie se déploie aujourd’hui dans l’espace mondial que c’est à ce niveau qu’un statut spécifique pour l’eau douce devient nécessaire. Or le constat que l’interdépendance induit une transnationalisation des problématiques où l’intérêt public ne peut plus être poursuivi dans le cadre des États, n’a pas entraîné un déplacement identique de l’espace politique de définition de cet intérêt ou de ce bien-finalité public. Ainsi de l’eau douce, dont les enjeux principaux ne peuvent plus être réglés dans le cadre national, là précisément où cette ressource vitale peut avoir un statut correspondant à sa nature et aux responsabilités publiques qu’elle exige. S’il est vrai que la société civile joue un rôle crucial pour imposer certains enjeux à l’agenda, dans le cadre de la globalisation économique un certain nombre de fonctions auparavant assumées par les États nationaux, y compris pour le bon fonctionnement d’une économie libérale, ne sont plus assumées par personne55. Mais les conséquences de l’interdépendance objective nous rattrapent. L’émergence de problèmes mondiaux relevant de la logique des biens publics, même dans la définition restreinte des économistes, rend la question incontournable56. Dans ce contexte, un espace politique mondial légitime s’avère de plus en plus essentiel afin de permettre le dépassement de la contradiction, qui ne peut plus se résoudre dans les espaces politiques nationaux existants, car: « deux conceptions des biens publics mondiaux s’opposent, qui renvoient à deux mondes différents, celui du marché et celui d’un patrimoine commun et universel. »57 D’un côté, la libéralisation à l’œuvre correspond largement aux préceptes de l’économie classique selon lesquels la seule manière de protéger les biens communs reste leur appropriation privée et l’application des règles du marché résoudra la plupart des problématiques de biens publics58. Cette conception se retrouvait largement dans les premières analyses du P.N.U.D. pour qui la question principale consistait à « produire » les biens publics mondiaux59. Elle a été largement reprise par les institutions financières internationales et on peut identifier clairement à cette tendance, dans le domaine de l’eau, le rapport Camdessus60, déposé au 3e Forum mondial de l’eau à Kyoto en mars 2003, qui avait précisément pour objectif d’identifier les possibilités de financement dans la perspective de « production » d’infrastructures de distribution et d’assainissement. Dans le même sens : The Committee welcomed the Bank's progress in supporting global public goods in the areas endorsed by the Committee at its last meeting-i.e., communicable disease, trade integration, financial stability, knowledge and environmental commons. The Committee welcomed the Bank's commitment to anchor its global public goods activities in its core business and country work, to remain selective and focused in each of these areas, to consolidate its cooperation and division of labor with other international partners, and to carry out further analytical work with its development 54 55 56 57 58 59 60 F. Lille, loc. cit., p. 95. K. Jayasuriya, «Globalization, Law, and the Transformation of Sovereignty : the Emergence of Global Regulatory Governance» (1999) G.L.S.J., vol. 6, p. 425-455; particulièrement p. 434 et suivantes. E. Brown-Weiss, In Fairness to Future Generations : International Law, Common Patrimony, and Intergenerational Equity (1989) Tokyo, UN Univiversity Press, préface, xix. J.-J. Gabas et P. Hugon, loc. cit., p. 44. J. Vogler, The Global Commons: a Regime Analysis (1995) N.Y., J. Wiley & Sons ed., p. 6; note que plusieurs économistes considèrent que les «common sinks» possèdent les attributs des biens publics. I. Kaul, I. Grunberg et M. A. Stern (dir.) Global Public Goods: International Cooperation in the Twenty-First Century (1999) New York, Oxford Un. Press. L’eau ne faisait pas partie de cette première série d’analyses du P.N.U.D. M. Camdessus (prés.), Financer l’eau pour tous : Rapport du panel mondial sur le financement des infrastructures de l’eau (2003) mars, Conseil mondial de l’eau/3e Forum mondial de l’eau/Partenariat mondial pour l’eau, 72 p. http://www.worldwatercouncil.org/download/CamdessusReport_fr.pdf 9 partners on the financing arrangements and governance required for support of global public goods, including cautiously exploring a possible role for IDA grants.61 D’un autre côté, les droits humains sont de plus en plus largement revendiqués comme critères effectifs de la détermination de l’intérêt public et des biens publics à l’échelle universelle. Pour certains, même s’il est impossible d’appliquer largement des principes de justice distributive au plan international, non seulement parce que la souveraineté constitue une barrière à l’atteinte d’objectifs définis plus globalement, qui exigeraient des règles de définition communes62, mais aussi au vu de la diversité du monde, ceci ne s’applique qu’au-delà de la mise en œuvre des droits humains qui constituent un critère universellement reconnu. Les frontières ne seraient signifiantes en matière de justice distributive qu’au-delà de la limite de la mise en œuvre des droits humains63. Le bien public universel serait ainsi défini sur la base de son caractère essentiel aux droits, eux-mêmes universels64. Or, les deux tendances ne sont guère compatibles puisque la conception de bien privé ou de « produit » ne peut induire le sens de la responsabilité qui doit s’attacher aux biens communs/publics.65 Les critères de détermination de biens collectifs à l’échelle mondiale nous manquent pour dépasser cette contradiction. Les biens publics comme le bien public, ressortissent généralement d’un système politique organisé qui le/les définit et détermine les règles devant s’y appliquer. Pour être opératoire, la fiction du droit doit traduire « un sens collectivement décidé. »66 : « […] ce qui s’imposerait, au vu des scénarios, comme «intérêt» commun, c’est-à-dire au premier chef l’ensemble des règles (et des institutions nécessaires à leur application) permettant d’assurer la survie et la reproduction des sociétés humaines. »67 Or à la fois du point de vue d’un intérêt public universel à la survie de l’humanité, et du point de vue des droits humains comme critère, l’eau douce devrait à l’évidence être considérée au titre des biens publics, qui suppose une autorité politique transnationale : « Plus fondamentalement, les biens publics mondiaux renvoient à la gestion de patrimoines communs dans une logique intergénérationnelle et solidaire qui incite à l’émergence d’une citoyenneté mondiale et d’un pouvoir politique transnational. »68 Mais pour sortir de l’ambiguïté, au-delà des idées philosophiques et politiques que permettent de traduire les notions de bien public ou de bien commun, voire de patrimoine commun, d’autres concepts doivent être envisagés, qui refléteraient mieux le sens et la finalité d’un statut pour les ressources en eau douce planétaires. Ainsi, de l’identification d’un intérêt public universel pourrait être déduit le Patrimoine public universel, où le patrimoine maintient l’idée essentielle de transmission en tant que patrimoine-but; où l’universel, n’admettant pas l’exclusion, peut être revendiqué par chaque être humain, au-delà de la difficulté à représenter l’humanité, et où le public contient plus clairement l’idée de détermination politique légitime. Dans le cadre d’un statut et d’un régime de patrimoine public universel, de plus, la désignation de commun pourrait être utilement reprise pour les échelles localisées d’organisation69 de ce patrimoine public universel, 61 62 63 64 65 66 67 68 69 Communiqué, "63rd meeting of the Development Committee", Washington, D.C, 30 April 2001. A. Follesdal, The Significance of State Borders for International Distributive Justice (1991) Ph. D. Thesis, Harvard University, Cambridge, p. 185 et suivantes. Ibid., p. 188. Certains considèrent que les biens publics ne peuvent pas être l’objet de droits individuels; E. Brown-Weiss, In Fairness…, op. cit., p. 98. Pour une position contraire voir J. Waldron, «Can Communal Goods be Human Rights?» (1987) 17 European Journal of Sociology, p. 296-322. Voir l’argumentation de l’UNESCO à cet égard : L’éthique de l’utilisation de l’eau douce : vue d’ensemble (2000) Souscommission de la COMEST (Lord Selborne, prés.), 55 p. F. Ost, La nature hors la loi : l’écologie à l’épreuve du droit (1995) Paris, La Découverte, p. 19. Caractères gras sont de nous. A. Vinokur, «Aide, biens publics intérêt général» dans Biens publics à l'échelle mondiale , op. cit., p. 70. J. J. Gabas et P. Hugon, loc. cit., p. 52. Dans la perspective de E. Ostrom, op. cit.; ou de l’International Association for the Study of Common Property. 10 quelles que soient les formes diversifiées qu’elles pourraient prendre dans un monde pluriel, laissant ainsi ouvert l’espace du commun au plan de la proximité, du local, propre à assurer l’existence et la reconnaissance de la diversité des régimes de communs. Fondamentalement, on doit ainsi concevoir l’eau douce comme une res publica, puisque le terme latin de res - choses - exclut l’appropriation : « Les choses dont on peut s’approprier sont des biens »70, et que dans ce concept ancien, la détermination politique du/des bien/s public/s prend toute sa dimension. Dans tous les cas cependant, l’idée centrale reste celle de doter cette ressource vitale d’un statut juridique qui la sacralise au sens où il l’exclut et la protège de la liberté contractuelle : « Ainsi le droit sacralise-t-il la personne humaine quand il proclame son indisponibilité, ou l’environnement, quand il le soustrait aux lois du marché. »71 L’EAU DOUCE : EN AFFIRMER LE CARACTERE PUBLIC POUR EVITER SA TRANSFORMATION EN BIEN PRIVE GLOBALISE On l’a dit, l’eau n’est par nature ni un bien public pur au sens économique - non-rivalité et nonexclusion - ni un bien global ou mondial. L’utilisation du concept de bien public mondial, ou de « global public goods » relève donc essentiellement d’une construction sociale et politique72 correspondant à la transformation des enjeux qui nous confrontent. Par exemple, au-delà des multiples aspects qui illustrent la dimension internationale, voire mondiale que prend désormais la problématique de l’eau douce, on reconnaît de plus en plus que d’importantes migrations de populations sont directement liées au manque d'eau73. Le phénomène des migrations causées par les inondations, les sécheresses et les problèmes d'érosion toucherait quelques 10 millions de personnes seulement en Afrique et 25 millions à travers le monde. Certains estiment que du nombre total de réfugiés, 60% serait en fait des « éco-réfugiés ».74 Si tous les aspects de la problématique de l’eau ne sont pas par nature mondiaux, et si les usages de cette ressource vitale se situent souvent à l’échelle locale, il reste que, comme en bien d’autres domaines, l’interdépendance s’accentue et les problèmes se mondialisent75. Si les « maux » sont mondiaux, les « biens » qui doivent y répondre doivent le faire dans le même espace, mondial. Les tentatives de transformer cette ressource vitale en un « bien privé globalisé »76, soumis aux règles du marché mondial, justifient une prise en compte à cette échelle par le droit. Les biens publics mondiaux sont publics à deux égards et les règles s’y appliquant doivent prendre en compte cette double dimension : par opposition au privé et par opposition au national.77 Or, si l’intégration du monde opère sous nos yeux à de nombreux niveaux, elle demeure pour 70 71 72 73 74 75 76 77 A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit (1994) Montréal, Yvon Blais., 3e édition, p. 456. N. Rouland, Aux confins du droit : anthropologie juridique de la modernité (1991) Paris, Odile Jacob, p. 294. Même au plan économique, les notions de biens publics sont discutées dans leurs fondements. Voir M. Heitz, « L’évaluation du bien-être : la perspective d’Amartya Sen » (1999) Esprit, 23/250, 28-45; ou dans le texte, A. Sen, Repenser l’inégalité (2000) Paris, Seuil, 281 p. N. Tien-Duc, L’humanité mourra-t-elle de soif? (1999) Paris, Hydrocom, p. 26. H. L. F. Saeijs et M. J. van Berkel, « The Global Water Crisis: The Major Issue of the Twenty-First Century, A Growing and Explosive Problem » dans E. H. P. Brans, E. J. de Haan, A. Nollkaemper et J. Rinzema, The Scarcity of Water : Emerging Legal and Policy Responses (1997) Boston, Kluwer Law Int’l, p. 13. Le caractère mondial est souvent un construit social même si certains biens sont mondiaux par nature comme l’atmosphère : plusieurs autres connaissent un processus de mondialisation. I. Kaul, P. Conceicao, K. Le Goulven et R. U. Mendoza (eds.), op. cit., p.14 (version française sur le site). L. Mehta, «Problems of Publicness and Access Rights: Perspectives from the Water Domain» dans I. Kaul, P. Conceicao, K. Le Goulven et R. U. Mendoza (eds.), op. cit., p. 557. I. Kaul, P. Conceicao, K. Le Goulven et R. U. Mendoza (eds.), op. cit., p 14. 11 l’essentiel du domaine matériel; interdépendance constatée mais non « gouvernée ». La solidarité comme réponse rationnelle à l’interdépendance78 exigerait la constitution d’un espace politique où elle puisse se penser, se « délibérer » pour s’actualiser79. La problématique de la détermination de normes d’intérêt public universel ne serait pas de même nature s’il existait un espace public et un processus politique légitime au plan mondial, dont nous sommes loin. La gouvernance mondiale amorcée aujourd’hui relevant de la gestion80 sans démocratie, elle n’ouvre pas l’espace de légitimité politique essentiel à la définition des règles du vivre ensemble planétaire, qui suppose qu’aucune vérité transcendante ne s’impose d’emblée81 mais que puissent se résoudre les contradictions. Et c’est bien « […] ce qui reste en souffrance : une instance qui règle l’ordonnancement du commun sans assumer une substance ni une subjectivité communes. »82 Si la politique doit être aussi et encore, au plan mondial, l’« effort commun d’un ensemble humain pour vivre selon une norme acceptée du juste »83, la problématique des biens communs prend ici toute sa dimension, dans un contexte où, précisément, n’existe pas cet espace public qui puisse assurer la délibération permanente autour du juste.84 Plutôt que « l’instabilité constitutive de la res publica »85 propre à l’indétermination démocratique, c’est l’inexistence même de la res publica qui caractérise la scène internationale. Dans ce domaine, aujourd’hui, tous les concepts semblent piégés, à des degrés divers. Les dimensions substantielles d’un intérêt public universel semblent prendre forme. Les domaines où il est invoqué semblent faire l’objet d’un certain consensus. La formulation philosophique des valeurs ne dispose cependant pas des finalités d’un vivre ensemble à l’échelle universelle, loin de là, et n’arrive donc pas à s’inscrire dans une véritable traduction, dans la réalité et dans les règles de ce vivre ensemble86. Faute d’espace public pour assurer leur légitimité, faute d’institutions, les préoccupations et les valeurs communes ne peuvent être transposées dans des normes effectives. Pourtant, la nécessité de penser les biens publics à l’échelle mondiale, de plus en plus, saute aux yeux : « En fait, c’est la question de savoir si - et comment - la fourniture des biens publics mondiaux est assurée, qui révélera si la mondialisation est une chance ou une menace. »87 Si l’eau douce ne correspond pas à la définition économique des biens publics88, il appartient au politique d’en faire un tel bien public, une res publica. Elle est l’exemple par excellence des biens publics politiquement déterminés sur la base de l’intérêt public, de la finalité des droits humains universels. 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 K. Zemanek, «The Legal Foundations of the International System» (1997) R.C.A.D.I., T. 266, p. 128. Voir aussi E. Tassin, « Inventer un monde commun » (2002) Le Nouvel Observateur, Hors-série, janvier, p. 86; pour les deux sens du « monde commun ». J.-L. Nancy, La création du monde ou la mondialisation (2002) Paris, Galilée, p. 59. La « bonne » gouvernance suppose qu’il y a une vérité, une meilleure manière de faire les choses. Voir C.R.S. Milani, « La globalisation, les organisations internationales et le débat sur la gouvernance » dans M. Beaud, O. Dollfus, C. Grataloup et al, Mondialisation : les mots et les choses (1999) Paris, Karthala, p 176 et suivantes. J. E. Stiglitz, La grande désillusion (2002) Paris, Fayard, 324 p. J.-L. Nancy, op. cit., p. 166. G. Mairet, Le principe de souveraineté : histoires et fondements du pouvoir moderne (1997) Paris, Gallimard, Folio, p. 191. Ibid., p. 207. Ibid., p. 208. B. Simma, « From Bilateralism to Community Interest in International Law » (1994) VI, R.C.A.D.I., T. 250, p. 247. I. Kaul, P. Conceicao, K. Le Goulven et R. U. Mendoza (eds.), op. cit., p. 2. L. Mehta, loc. cit., p. 557. 12 EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE : UN PAS ? MAIS EST-CE LA BONNE DIRECTION ? Si les institutions internationales reconnaissent assez largement aujourd’hui l’importance des biens publics à l’échelle mondiale, les analyses qui permettent de sortir de la logique économique traditionnelle pour appréhender ces problématiques sont rares. C’est encore par la négative que l’on identifie d’éventuels biens publics globaux : que le marché ne peut fournir. L’inscription de l’eau douce au titre des analyses du P.N.U.D.89 en matière de biens publics globaux représente en ce sens une avancée puisqu’il fallait bien, dans ce domaine, admettre le caractère politique de la détermination d’un statut de bien public dans le cas d’une ressource qui n’en est pas un, au regard des critères généralement reconnus de définition de tels biens publics : « It can be argue that policies should make water a global public good by design ». Au mieux dira-t-on, l’eau peut être considérée comme un bien public impur, pour lequel il y a, dans les faits compétition et rivalité, pour l’accès à une ressource de plus en plus rare, dans le cadre de rapports de pouvoir et de connaissance très inégalitaires. Face à ce constat, deux points de vue s’opposent pour résoudre la problématique au plan mondial : d’une part, la transformation de l’eau en bien économique permettant au prix et aux mécanismes de marché de jouer leur rôle de « répartition optimale » en situation de rareté. A l’opposé, c’est largement en termes de responsabilité publique face à une finalité, celle de l’accès à l’eau en tant que droit humain, que sera identifié le déterminant à un statut de bien public par destination. Un pas significatif a été franchi ici vers la précision des biens publics mondiaux par leur finalité, sur la base de l’égale dignité humaine. Il reste cependant essentiel de s’assurer que ce cadre conceptuel, à peine amorcé, permette le dépassement de la stricte liberté d’accès, qui aura grandement contribué à la faillite du concept de patrimoine commun de l’humanité s’agissant des ressources extraterritoriales, puisque sans intervention/régulation publique compensatrice, la liberté d’accès assure dans les faits l’accès des plus forts et des plus puissants. C’est pourquoi l’approche développée par Amartya Sen, qui inspire largement les travaux du P.N.U.D., tout en se situant dans la « filière » économique, suppose une intervention et une responsabilité étatique forte dans la gestion des biens publics et donc dans la mise en œuvre de l’accès à l’eau en tant que droit humain. Les motifs, à l’origine des revendications d’un statut spécifique pour l’eau qui ont pris une très grande ampleur dans les années 1990-2000, se situaient clairement sur le terrain défensif : éviter la marchandisation de cette ressource vitale et préserver le caractère public des infrastructures liées à sa gestion et à sa distribution. Ces risques et les revendications auxquelles ils ont donné naissance sont aujourd’hui repris dans certaines analyses institutionnelles : la reconnaissance du droit humain à l’eau constitue un outil contre la « commodification » et la commercialisation parce que les mécanismes de marché ne sont pas à même de garantir l’accès pour tous et certainement pas sur une base équitable, peuton lire dans les analyses du P.N.U.D. Une telle résistance supposerait cependant, pour être efficace, un engagement des bailleurs de fonds envers les services publics d’une part et la cessation de conditionnalités de financement privé. C’est ici que la diversité des écoles de pensée dans les institutions internationales en matière de biens publics à l’échelle mondiale peut avoir des conséquences sérieuses et réduire significativement la portée des « gains » de légitimité des alter-mondialistes sur ce terrain dans les dernières années. Les politiques de la Banque mondiale seront-elles cohérentes avec les analyses du P.N.U.D. pourrait-on se demander. C’est la protection contre les règles du marché qui est visée par les groupes qui revendiquent un statut de bien public pour l’eau douce. Mais un tel statut peut-il à lui seul assurer une telle protection ? Pour l’heure, nous en doutons au vu des interprétations qui ont cours dans les institutions financières internationales quant à la portée d’un tel statut. Il reste cependant que la communauté internationale a le devoir de s’assurer que l’eau ne soit pas transformée en « global commodity », échangeable sur le marché, parce que cela menacerait sérieusement le droit des peuples à disposer de cette ressource vitale. 89 Ibid. 13