Evy Johanne Hland:
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Evy Johanne Hland:
Les icônes, petit patrimoine religieux grec Evy Johanne HALAND Docteur en histoire Chercheuse indépendante, Bergen (Norvège) Résumé : Les icônes se sont multipliées en Grèce depuis l’époque byzantine jusqu’à nos jours. Elles sont au cœur du culte et dans le cœur du peuple. Aujourd’hui, les effigies, ex-voto et les autres amulettes assurent la protection, la santé et la fertilité. L’article fait une comparaison entre ces représentations du petit patrimoine religieux en Grèce, contemporaine et ancienne 1 . En Grèce moderne, dans plusieurs villages, chaque année les Anastenarides (m.) et Anastenarisses (f.) dansent sur le feu avec des icônes sans être brûlés, sans être blessés, sans ressentir de douleur. Le thème principal de l’article est la composition du petit patrimoine des « Anastenarides », ceux qui célèbrent la fête qu’on appelle les « Anastenaria ». La fête dure trois jours, chaque mois de Mai, mais elle comporte aussi des rites préliminaires en janvier et au début de mai. Pendant la fête principale, les participants sacrifient aussi un animal. Chassés en 1912 de leur village du Costi, les Anastenarides sont arrivés en Grèce de Bulgarie. Ils ont sauvé de l’église en flammes leur seul trésor : quelques icônes. Les Anastenarides se sont installés définitivement dans plusieurs villages de la Macédoine grecque en 1921, par exemple Melikē et Agia Elenē, où je les ai visités en 1992. Ils y ont importé leur culte, parce que les Anastenarides insistent toujours pour pratiquer les rites de leur Thrace ancestrale. Comme dans les autres villages, les Anastenarides d’Agia Elenē occupent des maisons éloignées de la place centrale, plus proches d’une autre place, alōni, où est préparé le brasier pendant la fête. Au village Agia Elenē, les plus importantes icônes appartiennent à deux des familles qui sont arrivées de Costi. Leur icônes figurent leurs saints protecteurs, Saint (= Agios) Constantin 41 et sa mère Sainte (= Agia) Hélène, toujours ensemble. Pendant leur fête, les icônes sont apportées dans le conaki (la maison des Anastenarides). Là, se trouvent aussi les foulards sacrés. En dansant, les uns et les autres seront conduits à l’extase, et la danse est l’élément fondamental du culte. Au début, on danse devant les icônes, en les saluant, puis on danse avec les icônes, les foulards ou une rose rouge pendant la transe. Tout en dansant, on commence à émettre fortement les sons, Ech - Ich - Ouch. C’est un langage non verbal, qui se fait entendre comme des gémissements. Le nom des Anastenaria a des origines byzantines. Anastenazō signifie « je soupire », anastainomai signifie « je ressuscite » 2 . Pendant la fête principale, la danse commence dans le conaki. Puis, le cortège va dehors, et ils continuent à l’extérieur sur le bûcher, c’est-à-dire, sur le champ de braises. Les Anastenaria présentent une danse extatique et guérisseuse sur les charbons ardents par les « initiés » qui sont en transe. Il s’agit d’une purification : dansera les pieds nus, sur le feu, seulement celui qui sera appelé et « habité » ou « possédé » par le Saint ou la Sainte. C’est aux saints protecteurs que s’adresse le rituel dont la danse sur les charbons ardents est le sommet incandescent d’amour atteint grâce et à travers leurs icônes. Selon les Anastenarides ce devoir humanitaire leur a été transmis pour assurer une bonne santé et une année prospère à toute l’assemblée. Donc, ces icônes président à tout : récoltes, harmonie entre les membres de la communauté, protection contre toute forme d’agression extérieure. Avant la grande fête, les femmes lavent les sēmadia, qui sont les grands foulards rouges qu’elles drapent sur les icônes. Souvent, on les appelle les vêtements du Grand-Père, c’est-à-dire, les vêtements de l’Agios Constantin, vraisemblablement parce que, selon la tradition, l’icône la plus vieille est vêtue des vêtements de l’Agios Constantin. En plus, le sēmadi était, autrefois, une pièce standard du costume d’homme en Thrace. Pappous est aussi le terme pour grand-père ou ancêtre. Parmi les habitants d’Agia Elenē, pappous désigne généralement les icônes. Le mot se rapporte aussi à l’Agios Constantin et tous les autres saints. D’ailleurs, Costis (en grec : Kōstis) était le nom de l’ancêtre éponyme qui a fondé le village de Costi (Kōstis) 3 . En pratique, pappous se rapporte aussi à l’archianastenaris, c’est-à-dire le 42 « Chef anastenaris », le chef des Anastenarides, les descendants humains des icônes. Le chef des Anastenarides dans Agia Elenē, est le médecin Tasos Reklos. Il a fondé la Société de Folklore en 1971. Selon Tasos, la tâche de la société « était de garder et encourager le célébration des Anastenaria et d’assister les Anastenarides dans leur rapports avec les officiels du gouvernement », en assistant les villageois vis-à-vis de l’église, qui est du côté de l’Etat, et qui depuis longtemps s’était opposée à la célébration, avait volé et caché les icônes, etc., et « d’assister et de garder la richesse du folklore traditionnel de Thrace qui unit les gens d’Agia Elenē avec leur héritage du passé » 4 . Les icônes des Anastenarides possèdent un pouvoir miraculeux supérieur à celui des autres images saintes et qui n’est pas imparti à toutes. Seules en effet les images du saint venues de Bulgarie dispensent l’incombustibilité. Ces icônes seules, dont deux se trouvent à Agia Elenē, procurent la force surnaturelle d’aller sur le feu lorsqu’on se met en contact avec elles, soit directement, en les tenant dans les mains, soit indirectement, en portant un objet qui les a touchées. Les icônes font partie intégrante de l’histoire des Anastenarides. Elles seraient à l’origine même de leur incombustibilité. En effet, elles renvoient à un événement probablement mythique : les Bulgares ayant un jour mis le feu à l’église, les habitants entendirent les icônes restées à l’intérieur du bâtiment gémir et appeler au secours. Pour les sauver ils traversèrent les flammes et, lorsqu’ils ramenèrent les saintes images, ils étaient indemnes. C’est depuis ce jour-là, disent les Anastenarides, que les icônes sont installées dans des maisons privées, c’est-à-dire les maisons des descendants des Anastenarides qui les ont originellement trouvées ou ordonné de faire l’icône. Au commencement de la fête, les Anastenarides vont chercher les deux icônes dans les maisons. Ce sont les icônes les plus vieilles et les plus importantes, parce qu’elles sont venues de Costi. Dans la première maison, habite la famille (du défunt archianastenaris Giabasēs) propriétaire et gardienne de la « deuxième » icône d’importance. Autrefois, le conaki y était. Il y a un rapport particulier entre le propriétaire et l’icône. Cette famille descend de celui qui a trouvé ou ordonné de faire l’icône 5 . Selon la manière de découverte traditionnelle, on « voit en rêve, que nous 43 devrons faire une icône », ou l’on « voit où l’on peut trouver une icône ». L’icône appartient à la « maison », c’est-à-dire à la famille. Il y a aussi des icônes qui sont gardées par des familles, mais elles appartiennent à la communauté 6 . Les icônes venues de Costi sont l’objet d’une vénération particulière et l’important est d’avoir l’icône la plus vieille. A la porte de la maison, la maîtresse attend, l’encensoir à la main, pour accueillir la procession qui vient pour chercher l’icône. Elle la conduit au « salon », où se trouvent les icônes de la famille sur l’étagère. La grande icône est recouverte de ses sēmadia. Tasos prend l’icône et la donne à l’Anastenaris, qui la porte habituellement au fils ainé de la maison et au propriétaire légitime de l’icône. Puis, il distribue les sēmadia aux autres Anastenarides. Tasos prend l’encensoir. En dispensant généreusement de la fumée d’encens, il bénit le tout. Dans la deuxième maison habite le propriétaire de la plus vieille et la plus importante icône du village, et le même rituel est effectué. Selon d’autres Anastenarides, « Pappous y habite », c’est-à-dire, l’icône et le propriétaire, M. E. Petrakis, un des principaux Anastenarides. Plusieurs des Anastenarides ont de grandes étagères dans leurs maisons : à mi-hauteur du plafond, une étagère en coin dont l’angle est orienté vers l’Est, supporte plusieurs icônes. Après avoir cherché les deux icônes, le premier soir de la fête en 1992, la procession des Anastenarides va à la limite du village pour attendre une troisième icône, qui vient du village de Langada. Cette icône est la plus importante de toutes les icônes des Anastenarides en Grèce, parce qu’elle est la plus vieille, et par conséquent la plus puissante. A la suite d’un conflit avec le groupe des Anastenarides de Langada, le « propriétaire », Sōtērios Liouros se « venge » sur la communauté en partant à Agia Elenē avec « son » icône. Par conséquent, les Anastenarides de Langada manquent d’une icône pendant la fête en 1992. Plus tard, avec les icônes, Tasos bénit la source sacrée, agiasma (« l’eau bénite »), qui se trouve dans une petite chapelle devant le conaki. Une petite portion de cour symbolise toujours la terre-mère, la « patrie » comme ils nomment leur Thrace natale, la Roumélie, actuellement bulgare. Ensuite, les Anastenarides entrent dans le conaki. 44 Tasos met les icônes sur la grande étagère richement ornée dont l’angle est orienté vers l’Est. En arrivant dans le conaki, chacun se prosterne devant les icônes : les visiteurs défilent devant les icônes, les amènent devant leur visage et les embrassent après trois génuflexions. Plusieurs femmes frottent leur mouchoir, en croix et par trois fois sur les icônes, puis le glissent dans leur corsage pour bénéficier de leur pouvoir. Les visiteurs déposent un peu d’argent en participation aux repas communs et autres frais de la fête. A gauche, un pot rempli de sable est planté de cierges partiellement consumés. Chaque visiteur en allume un. Puis, chacun s’assied sur un des sièges adossés contre les murs. Devant les icônes brûlent deux lampes à huile suspendues au plafond. L’étagère est ornée de tissus, nappes ou dessus de table brodés. Les icônes, en tissus brodés par les Anastenarides, sont revêtues d’une « chemise » cousue ménageant une ouverture qui laisse apparaître les deux saints. Ils sont habillés de chemises de satin pourpre, rose, jaune et blanc. On tient ces icônes par un pied central que les Anastenarides appellent « main ». A la « chemise » et aux broderies se trouvent accrochés des ex-voto (tamata) métalliques (amanetia) représentant des vœux exaucés. Plus souvent en argent, elles figurent une personne, mains, jambes, bras, yeux, seins, reins, oreilles, cœurs, maris, fiancées, animaux, bébés, soldats, couronnes de noces, maisons, voitures. Les dons des Saints sont très variés. Posés à côté du pied il y a une masse de foulards rouges, unis ou imprimés, les sēmadia. Les icônes sont aussi ornées de petites clochettes. En plus, les Anastenarides dédient plusieurs roses aux icônes. A gauche de l’étagère il y a le foyer où l’on danse sur le feu le 18 Janvier, pendant la fête d’Agios Athanase. Dans l’autre coin commencent les deux musiciens. L’un porte une lyre (de Thrace) à la main. Son instrument est une sorte de violon à trois cordes et un archet. L’autre joue du tambour (daouli). Tasos prend les deux sēmadia aux couleurs rouge et blanc, qu’il porte en tant qu’archianastenaris, et il les met au-dessus des icônes. Quand les icônes ne sont pas sur l’étagère, elles sont remplacées par ces deux sēmadia. Puis, il se tourne vers le groupe et lui souhaite beaucoup d’années (« chronia polla »). Mais, il faut danser, « parce que nous allons souhaiter une bonne nuit aux icônes ». 45 Plus tard, Tasos amène les icônes. Avec l’encensoir, il fait un signe de croix devant elles. Maintenant, il dispense généreusement de la fumée d’encens dans tout le conaki, en commençant devant l’étagère. Chacun en attire vers lui et la reçoit avec un signe de croix. Puis, il y a une cérémonie quand les icônes sont « déshabillées » de leurs chemises richement colorées, par Tasos et les Anastenarisses. Les icônes figurent Agios Constantin et Agia Hélène, de part et d’autre d’une croix d’argent ou d’or. Le premier danseur se dirige vers les icônes. Il les baise, prend l’encensoir, et fait le même tour rituel que Tasos, balançant l’encens dont chacun reçoit dévotement la fumée. Ensuite, il commence à danser. Quand un Anastenaris – ou une Anastenarissa – signifie son désir de danser, Tasos lui donne l’encensoir, et il fait le tour. Ensuite, Tasos lui apporte un symbole : une icône, chemise ou sēmadia. Tout à coup, n’y tenant plus, une Anastenarissa s’élance et piétine en rythme le plancher, dans l’espace de quelques mètres carrés entre les icônes et les sièges adossés au mur. Elle danse, avançant vers l’étagère. Une autre, le regard brillant, se lance à son tour, martelant le sol de ses pieds et dévorant les icônes des yeux. Elle se dirige vers l’étagère. Après avoir fait le tour avec l’encensoir, Tasos lui apporte une icône, qu’elle prend en lui baisant la main. L’Anastenarissa saisit l’icône par son pied et, la tenant ainsi dans ses bras, commence à danser. Elle danse en berçant l’icône dans ses bras. D’abord, elle danse devant l’étagère, en la saluant. Ensuite, elle fait le tour du cercle des spectateurs en leur donnant l’icône à voir ou, pour ceux qui le désirent, à embrasser. Le propriétaire de l’icône de Langada saisit l’icône, commence à danser. Il entonne une chanson de Mikros Konstantinos 7 . Bientôt, les autres dansent, et les icônes dansent successivement au son des chants de Mikros Konstantinos dans les bras de plusieurs femmes et hommes, toujours dans la même direction : contre le soleil. Ils dansent en chantant avec les icônes et entrent en communication extatique avec le saint, par lequel ils se disent « pris ». Quand le saint commence sa conversation avec un Anastenaris, celui-ci prend l’icône ou le sēmadi, parce qu’il est proche du saint. Plus l’Anastenaris semble pénétré, plus son style est sobre. Il est traversé par une force qu’il exprime parfois avec une voix sauvage scandant rythmiquement des « Ouch », « Ech », « Ich ». Un Anastenaris danse en tenant l’icône devant son visage 46 avec ses deux mains. Regardant l’icône bien en face, il lui sourit. Un autre jette l’icône en l’air et la prend ensuite. Vers onze heures du soir, danse et musique s’arrêtent. Avec un signe de croix, ils confient les icônes et les sēmadia à Tasos, qui les ramène sur l’étagère. L’accueil de l’encensoir, des icônes et des autres symboles se passe d’un rite particulier. Le même rite est effectué quand les symboles sont redonnés à Tasos : on baise la main de celui qui tient le symbole. Avant de terminer, le soir, les icônes sont habillées de leurs chemises de nouveau. Avec un signe de croix, tous se lèvent. Maintenant, on va conduire les icônes aux maisons : Tasos appelle les gens à l’étagère. Il leur distribue l’encensoir, un grand cierge blanc allumé, les icônes et les sēmadia. Avec beaucoup de baisers sur les mains et encore un peu de danse, une procession des Anastenarides se met en place pour conduire les icônes aux maisons pour la nuit. Le lendemain matin, la fête recommence. Ce jour-là, le 21 Mai, est aussi le jour le plus important de la fête : aujourd’hui, les éléments principaux sont le sacrifice d’un animal (un agneau), la danse sur le feu, et le repas rituel. Au conaki, une nouvelle Anastenarissa est conduite à l’autel. Elle doit baiser les deux nappes à gauche sur l’étagère, parce que les icônes et les sēmadia sont encore dans les maisons. Quand elle est « initiée » 8 dans le groupe, elle a un sēmadi sur ses épaules en dansant pour la première fois, et plus tard elle a un sēmadi sur sa propre étagère, parce qu’elle est mariée symboliquement à Agios Constantin, ainsi qu’elle l’est chaque fois qu’elle danse. Vers 10 heures, après une brève cérémonie, une procession des Anastenarides est composée pour chercher les icônes. Plus tard, ils vont chercher l’agneau. Il est encensé, puis il est orné de fleurs et conduit en procession au conaki. Devant le conaki, Tasos l’encense de nouveau, le bénit et fait le signe de croix, cependant que les danseurs évoluent autour de l’animal. Après le sacrifice, les morceaux de viande de l’agneau sont distribués dans le village. A 18 heures environ, au loin, du côté du conaki, on entend soudain le tambour : les danses et les chants y ont repris. Beaucoup de monde, déjà, stationne devant la maison. Dans le conaki il y en a plus : la maison est bondée. De l’extérieur, on entend la musique 47 et les chants. On danse avec les icônes et les autres symboles. Mais le Saint « brûle du désir de danser à l’extérieur » ; parfois un danseur sort, tenant une icône dans ses bras. Devant les icônes, un Anastenaris communique les « lamentations », « prières » ou « aveux ». Il est suivi par beaucoup d’autres, car les Anastenarides ont beaucoup de problèmes : des ruptures et des chagrins, qu’ils expriment en dansant. On le comprend en entendant les Anastenarides qui appellent à l’aide les icônes et leur confient leurs chagrins. Quand danse et musique s’arrêtent, plusieurs communiquent avec les icônes, les saluent et font le signe de la croix devant elles avec l’encensoir. La musique et la danse recommencent. Un nombre toujours plus important de personnes pleure et pousse de hauts cris devant les icônes. On crie, pleure, danse sa douleur. A 20 heures environ, deux Anastenarides allument le bûcher. Les femmes du groupe veillent au confort des danseurs et des danseuses ; deux hommes s’occupent du rite sans pratiquer la marche sur le feu. Il faut plusieurs heures pour transformer le faisceau de bois en tapis de braises. Quand le feu « est prêt », les Anastenarides qui dansent dans le conaki sortent et forment un cercle autour du champ de braises. Le cortège dansant, pieds nus, se déploie autour du brasier. Puis, après avoir fait un signe de croix, le premier entre dans le champ de braises. En dansant autour du feu, chacun d’eux tient icône, sēmadi ou « chemise » ; en dansant sur le feu, souvent, les symboles sont élevés au-dessus de leurs têtes, ou l’on jette l’icône dans l’air, exactement comme ils le font en dansant dans le conaki. Ceux qui ne portent pas d’icône font virevolter les sēmadia ou les « chemises ». Beaucoup d’Anastenarides s’élancent sur le feu quand « la voie est ouverte ». En dansant sur le feu sans être brûlé, le danseur montre sa sainteté : « Car, seule une personne chaste est appelée par l’icône » (c’est-àdire le Saint), le Saint possède seulement une personne chaste, il parle seulement par la bouche d’une chaste personne. Le soir du 21 mai, après le sacrifice de l’agneau et la première marche sur le feu, Tasos préside le repas rituel dans le conaki. Une fois les danses finies, des femmes étendent sur le parquet de grands tapis où chacun prend place. Tasos ouvre une grande bouteille d’ouzo, boit un coup et la fait passer à d’autres. Avant de couper le pain, il y trace le signe de la croix. On le mange 48 avec quelques crudités et un ragoût composé des morceaux de l’animal qui n’ont pas été distribués aux familles. Les autres félicitent la femme qui est montée pour la première fois sur le feu ce jour-là. Après le repas, ils entonnent les chants et dansent les danses folkloriques de Thrace, en cercle selon la tradition grecque, accompagnés par les musiciens de la fête. Ensuite, plusieurs personnes entrent dans le cercle et la danse rituelle recommence encore une fois. Le soir se termine comme le premier soir : une procession des Anastenarides conduit les icônes aux maisons pour la nuit. Vendredi, le deuxième jour de la fête, on va faire le tour des maisons du village, portant les icônes et les autres symboles en procession. La moitié des maisons du village sont visitées. Le lendemain, ils visiteront les autres. Pendant le tour des maisons, ils « ceinturent » le village en marchant toujours dans la même direction, contre le soleil. La procession est toujours la même qui s’était constituée au conaki : D’abord vient l’homme qui porte l’encensoir et un grand cierge blanc, ensuite suit le « collecteur d’impôts », les trois porteurs des icônes, deux personnes chacun portant un sēmadia, les autres portant les roses. Puis, suivent les musiciens et les spectateurs curieux. A la fin de la procession il y a trois femmes portant chacune un sac en plastique où elles amassent les cadeaux donnés à Agios Constantin par les habitants d’Agia Elenē. Les Anastenarides bénissent ou purifient la plupart des maisons d’Agia Elenē. En suivant Tasos avec ses deux sēmadia, ils entrent dans la chambre où se trouvent les icônes familiales. Là, les membres de la famille saluent les Anastenarides, qui, successivement, bénissent les icônes de la maison. Lors de la bénédiction un peu d’argent est donné par le propriétaire de la maison. L’argent est « au conaki » ; on va le compter et le redistribuer le dernier soir. La mère de famille distribue un mélange de graines et de fruits secs. Ce qui n’est pas mangé sera redistribué le dernier soir, comme contre-don. Les Anastenarides lui souhaitent de vivre beaucoup d’années. Mentionnons aussi les effets thérapeutiques du culte, car la capacité qu’ont les Anastenarides de soigner est notable : comme d’habitude, les pèlerins viennent avec l’espoir de guérir les 49 malades, comme la fillette atteinte d’épilepsie, logeant chez des parents Anastenarides pendant la fête, parce que l’on dit que le pouvoir du Saint est très fort pendant la plus grande fête. Les autres Anastenarides se servent d’une « chemise », sēmadi ou de l’encensoir pour la guérir pendant la visite dans la maison. De plus, on prête à l’archianastenaris le don de faire tomber ou d’arrêter la pluie 9 . Le trajet suivi par les Anastenarides pendant la fête est toujours le même, et ainsi le village est ceinturé par la procession qui revient au conaki après avoir fait le tour des maisons et se termine à 19 heures : « le travail du jour est terminé ». Plus tard, une douzaine d’Anastenarides dansent dans le conaki, comme le premier soir. Ensuite, la procession se forme pour conduire les icônes aux maisons pour la nuit. Le dernier jour, le 23 Mai, ils font le tour de l’autre moitié des maisons du village. Le soir, ils dansent sur le feu, et après, ils comptent l’argent dans le « coffre du Grand-Père » (c’est-à-dire le coffre de l’Agios Constantin). Plus tard, ils prennent le dernier repas ensemble cette année. Avant le ragoût aux haricots, on nous distribue dans des serviettes en papier un mélange de graines (pois chiches) et de fruits secs (raisins), afin que nous puissions tous en emporter. En 1992, la fête se termine comme toujours, en conduisant les icônes aux maisons pour la nuit. Après, on parle des femmes et des hommes qui sont montés pour la première fois sur le feu, qui sont devenu(e)s Anastenarides et Anastenarisses. Les affinités des traditions anciennes, avec un jour de purification annuelle, surtout au printemps quand le xoanon d’Athéna était purifié, et de la pensée grecque chrétienne, pour qui il faut purifier l’image divine afin que sa puissance sacrée soit renouvelée, se rencontrent dans la cérémonie des icônes. Le haut clergé purifie les icônes des églises, mais aussi celles que les particuliers gardent à leur domicile, en les aspergeant d’eau bénite. Pour cette occasion les icônes, dont la plupart ont été recouvertes, suite à un vœu, de plaques d’argent ou d’or, ne laissant apparaître que le visage, portent sur elles des fleurs et des ex-voto. Toutes les églises ont à leur origine une légende liée à la présence miraculeuse d’une icône à travers laquelle s’exprime dans un rêve la volonté du saint. Comme le xoanon « tombé du ciel », quelques icônes sont œuvre divine, peintes par Agios Luc. En plus, l’icône 50 est un microcosme, parce qu’elle est toujours créée de toutes les substances du monde. Les églises sont souvent construites à l’emplacement d’un temple païen, comme à Tinos, où existait un temple de Dionysos. Comme aujourd’hui, quant aux relations entre les personnes et leurs saints (les icônes) chrétiens, les peuples anciens ont fait des performances diverses avec l’aide des dieux (Od. 22.205-210, 236-240 ; Hes. Th. 1-34) : des offrandes sont données aux dieux. On a trouvé beaucoup de veilleuses et d’ex-voto métalliques ou en terre cuite représentant des vœux exaucés. Comme aujourd’hui, elles figurent une personne, mains, jambes, bras, yeux, seins, reins, oreilles, cœurs, etc. A la déesse sur l’Acropole on offrit aussi des reliefs votifs, des ex-voto, et des amulettes. C’est-à-dire qu’on offrait au xoanon de bois les mêmes offrandes qu’ont les saints, ou les icônes, aujourd’hui. Sur l’Acropole, aux alentours du « vieux temple », on a surtout trouvé les statuettes, et les poids à tisser, parce que l’habitude d’offrir les vêtements aux dieux était importante dans l’ancienne Grèce, comme aujourd’hui, surtout le péplos d’Athéna 10 . Ainsi, on trouve là un parallèle des « chemises » cousues des Saints des Anastenarides. Dans l’église orthodoxe, les foulards sont des offrandes votives importantes, et les cache-col ou les cache-nez sont des offrandes habituellement destinées à « vêtir » les icônes en Grèce moderne. A l’icône de Tinos on offre également des dessus de table et des nappes comme à Agia Elenē. D’autres offrandes contemporaines sont les serviettes et, par exemple, les oranges : les offrandes consacrées aux icônes sont très variées. Parce que les saints et par définition les icônes sont considérés comme des femmes et des hommes, dans la vie quotidienne, ils ont les mêmes besoins, même si les saints, étant les médiateurs et les médiatrices entre les hommes et Dieu, occupent une position beaucoup plus élevée que les hommes. C’est pour cette raison, que les icônes peuvent se plaindre d’être abandonnées : les icônes pleurent, aussi ; il faut donc leur donner les offrandes, etc., pour s’assurer de leur concours dans l’avenir. On pense encore que le divin a les mêmes désirs que les mortels, qu’il a faim et soif comme les dieux anciens. Tous les saints reçoivent l’artos (pain blanc géant) bénit. Quelques-uns comme Ag. Charalambos réclament une kolyva. Elle se compose de blé bouilli, grains de grenade, raisins secs, 51 semblable aux ingrédients que l’on distribue aux Anastenarides. Le même mélange est distribué lors des services funéraires ; il fut aussi offert aux dieux et aux morts anciens. Accompagnant un dialogue intime entre le croyant et son interlocuteur divin imaginaire, les vœux populaires éclairent la pénombre des caves-églises (comme des églises en général) de cierges géants, couvrent les icônes de fleurs et d’ex-voto. Comme une lettre envoyée au saint, l’image-concept servira de support au Dieu pour son intervention bénéfique ; le petit patrimoine religieux sert de médiateur entre le profane et le sacré. 1 Je voudrais remercier Hifo (L’association des historiens de la Norvège) pour m’avoir donné une bourse de voyage pour me rendre à Montpellier présenter cette communication au 19e Atelier Eurethno. Je voudrais également remercier Tove Jacobsen maître assistante de français à l’Institut d’études romanes, Université de Bergen, qui a commenté la première partie du texte. L’article qui suit est basé sur le chap. 4 de ma thèse consacrée aux fêtes religieuses en Grèce moderne et ancienne. En Grèce, j’ai fait des travaux de terrain depuis 1985, surtout sur des fêtes religieuses. J’ai aussi fait des travaux de terrain en Italie (1987). 2 Romaios, 1949 : 41n.2 ; Michaēl-Dede, 1973 : 158. 3 Danforth, 1989 : 132 f., 87 f., 169 f. 4 Danforth, 1989 : 133-137 ; Chourmouziadēs, 1961. 5 Danforth, 1989 : 173, cf. 136 f., chap. 1. 6 Selon Maria Michaēl-Dede (communication privée). Cf. Danforth, 1989 : 132. 7 Voir aussi Alexiou, 1983 : 73-111 ; Danforth, 1989 : 109-122. 8 Bien qu’il n’y ait pas de véritable initiation chez les Anastenarides, seulement la grâce d’être appelé par le Saint. 9 Voir Haland, 2005. 10 Eur. Hec. 466-474, IT. 222-224. Cf. Il. 6.269-311 (une robe vouée à Athéna à Troie) et ARV 1516,I. Pour les vœux et les offrandes dans l’Antiquité, voir aussi Haland, 2004 : chap. 5-6 ; Burkert 1985 : 68-70. 52 Abréviations, bibliographie et sources anciennes : ALEXIOU, Margaret, 1983, « Sons, Wives and Mothers : Reality and Fantasy in Some Modern Greek Ballads » (Fils, Épouses et Mères : Réalité et Fantaisie dans quelques Ballades Grecques Modernes), in Journal of Modern Greek Studies, vol. I, 1, pp. 73111. ARV = BEAZLEY, J. D., 1963, Attic Red-Figure Vase-Painters. (Des Peintres de Vases Attiques aux Figures Rouges), Vols. I-II, 2e édition, Oxford, Clarendon Press. BURKERT, Walter, 1985, Greek Religion. Archaic and Classical. (La Religion Grecque, Archaïque et Classique), Cambridge, Massachusetts, Basil Blackwell and Harvard University Press. CHOURMOUZIADĒS, Anast., 1964. « Peri tōn Anastenariōn kai allōn tinōn paradoxōn ethimōn kai prolēpseōn » (Sur les Anasténaria et certaines autres coutumes étranges et préjugés), in Archeion tou Thrakikou Laographikou kai Glōssikou Thēsaurou. (Athènes), periodos B’, vol. XXVI (Constantinople 1873), pp. 144168. Clem. Al. Strom. = Clément d’Alexandrie, Les Stromates, trad. Marcel Gaster/Claude Mondésert, 1951, Vol. I : Sources Chrétiennes, Paris, Les Éditions du Cerf. DANFORTH, Loring M., 1989, Firewalking and Religious Healing. The Anastenaria of Greece and the American Firewalking Movement. (Marche sur le feu et Guérison Religieuse. Les Anasténaria en Grèce et le mouvement Américain concernant la marche sur le feu), Princeton, Princeton University Press. Diod. = Diodore de Sicile, trad. C. H. Oldfather, 1954, Vol. VI, London, The Loeb Classical Library. Eur. = Euripide, trad. Arthur S. Way, 1947, 1953 (1912). Vol. I : Hécube (= Hec.), vol. II : Iphigénie en Tauride (= IT.), London, The Loeb Classical Library. Hdt. = Hérodote, trad. A. D. Godley, 1946 (1925), Vol. IV, London, The Loeb Classical Library. Hes. Th. = Hésiode, The Homeric Hymns and Homerica (Hymnes homériques), trad. H. G. 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