Evy Johanne Hland:

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Evy Johanne Hland:
Les icônes, petit patrimoine religieux grec
Evy Johanne HALAND
Docteur en histoire
Chercheuse indépendante, Bergen (Norvège)
Résumé : Les icônes se sont multipliées en Grèce depuis l’époque
byzantine jusqu’à nos jours. Elles sont au cœur du culte et dans le cœur
du peuple. Aujourd’hui, les effigies, ex-voto et les autres amulettes
assurent la protection, la santé et la fertilité. L’article fait une
comparaison entre ces représentations du petit patrimoine religieux en
Grèce, contemporaine et ancienne 1 .
En Grèce moderne, dans plusieurs villages, chaque année
les Anastenarides (m.) et Anastenarisses (f.) dansent sur le feu
avec des icônes sans être brûlés, sans être blessés, sans ressentir de
douleur. Le thème principal de l’article est la composition du petit
patrimoine des « Anastenarides », ceux qui célèbrent la fête qu’on
appelle les « Anastenaria ». La fête dure trois jours, chaque mois
de Mai, mais elle comporte aussi des rites préliminaires en janvier
et au début de mai. Pendant la fête principale, les participants
sacrifient aussi un animal.
Chassés en 1912 de leur village du Costi, les Anastenarides
sont arrivés en Grèce de Bulgarie. Ils ont sauvé de l’église en
flammes leur seul trésor : quelques icônes. Les Anastenarides se
sont installés définitivement dans plusieurs villages de la
Macédoine grecque en 1921, par exemple Melikē et Agia Elenē, où
je les ai visités en 1992. Ils y ont importé leur culte, parce que les
Anastenarides insistent toujours pour pratiquer les rites de leur
Thrace ancestrale. Comme dans les autres villages, les
Anastenarides d’Agia Elenē occupent des maisons éloignées de la
place centrale, plus proches d’une autre place, alōni, où est préparé
le brasier pendant la fête.
Au village Agia Elenē, les plus importantes icônes
appartiennent à deux des familles qui sont arrivées de Costi. Leur
icônes figurent leurs saints protecteurs, Saint (= Agios) Constantin
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et sa mère Sainte (= Agia) Hélène, toujours ensemble. Pendant leur
fête, les icônes sont apportées dans le conaki (la maison des
Anastenarides). Là, se trouvent aussi les foulards sacrés.
En dansant, les uns et les autres seront conduits à l’extase,
et la danse est l’élément fondamental du culte. Au début, on danse
devant les icônes, en les saluant, puis on danse avec les icônes, les
foulards ou une rose rouge pendant la transe. Tout en dansant, on
commence à émettre fortement les sons, Ech - Ich - Ouch. C’est un
langage non verbal, qui se fait entendre comme des gémissements.
Le nom des Anastenaria a des origines byzantines. Anastenazō
signifie « je soupire », anastainomai signifie « je ressuscite » 2 .
Pendant la fête principale, la danse commence dans le
conaki. Puis, le cortège va dehors, et ils continuent à l’extérieur sur
le bûcher, c’est-à-dire, sur le champ de braises. Les Anastenaria
présentent une danse extatique et guérisseuse sur les charbons
ardents par les « initiés » qui sont en transe. Il s’agit d’une
purification : dansera les pieds nus, sur le feu, seulement celui qui
sera appelé et « habité » ou « possédé » par le Saint ou la Sainte.
C’est aux saints protecteurs que s’adresse le rituel dont la danse sur
les charbons ardents est le sommet incandescent d’amour atteint
grâce et à travers leurs icônes. Selon les Anastenarides ce devoir
humanitaire leur a été transmis pour assurer une bonne santé et une
année prospère à toute l’assemblée. Donc, ces icônes président à
tout : récoltes, harmonie entre les membres de la communauté,
protection contre toute forme d’agression extérieure.
Avant la grande fête, les femmes lavent les sēmadia, qui
sont les grands foulards rouges qu’elles drapent sur les icônes.
Souvent, on les appelle les vêtements du Grand-Père, c’est-à-dire,
les vêtements de l’Agios Constantin, vraisemblablement parce que,
selon la tradition, l’icône la plus vieille est vêtue des vêtements de
l’Agios Constantin. En plus, le sēmadi était, autrefois, une pièce
standard du costume d’homme en Thrace. Pappous est aussi le
terme pour grand-père ou ancêtre. Parmi les habitants d’Agia
Elenē, pappous désigne généralement les icônes. Le mot se
rapporte aussi à l’Agios Constantin et tous les autres saints.
D’ailleurs, Costis (en grec : Kōstis) était le nom de l’ancêtre
éponyme qui a fondé le village de Costi (Kōstis) 3 . En pratique,
pappous se rapporte aussi à l’archianastenaris, c’est-à-dire le
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« Chef anastenaris », le chef des Anastenarides, les descendants
humains des icônes.
Le chef des Anastenarides dans Agia Elenē, est le médecin
Tasos Reklos. Il a fondé la Société de Folklore en 1971. Selon
Tasos, la tâche de la société « était de garder et encourager le
célébration des Anastenaria et d’assister les Anastenarides dans
leur rapports avec les officiels du gouvernement », en assistant les
villageois vis-à-vis de l’église, qui est du côté de l’Etat, et qui
depuis longtemps s’était opposée à la célébration, avait volé et
caché les icônes, etc., et « d’assister et de garder la richesse du
folklore traditionnel de Thrace qui unit les gens d’Agia Elenē avec
leur héritage du passé » 4 .
Les icônes des Anastenarides possèdent un pouvoir
miraculeux supérieur à celui des autres images saintes et qui n’est
pas imparti à toutes. Seules en effet les images du saint venues de
Bulgarie dispensent l’incombustibilité. Ces icônes seules, dont
deux se trouvent à Agia Elenē, procurent la force surnaturelle
d’aller sur le feu lorsqu’on se met en contact avec elles, soit
directement, en les tenant dans les mains, soit indirectement, en
portant un objet qui les a touchées. Les icônes font partie intégrante
de l’histoire des Anastenarides. Elles seraient à l’origine même de
leur incombustibilité. En effet, elles renvoient à un événement
probablement mythique : les Bulgares ayant un jour mis le feu à
l’église, les habitants entendirent les icônes restées à l’intérieur du
bâtiment gémir et appeler au secours. Pour les sauver ils
traversèrent les flammes et, lorsqu’ils ramenèrent les saintes
images, ils étaient indemnes. C’est depuis ce jour-là, disent les
Anastenarides, que les icônes sont installées dans des maisons
privées, c’est-à-dire les maisons des descendants des Anastenarides
qui les ont originellement trouvées ou ordonné de faire l’icône.
Au commencement de la fête, les Anastenarides vont
chercher les deux icônes dans les maisons. Ce sont les icônes les
plus vieilles et les plus importantes, parce qu’elles sont venues de
Costi. Dans la première maison, habite la famille (du défunt
archianastenaris Giabasēs) propriétaire et gardienne de la
« deuxième » icône d’importance. Autrefois, le conaki y était. Il y
a un rapport particulier entre le propriétaire et l’icône. Cette famille
descend de celui qui a trouvé ou ordonné de faire l’icône 5 . Selon la
manière de découverte traditionnelle, on « voit en rêve, que nous
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devrons faire une icône », ou l’on « voit où l’on peut trouver une
icône ». L’icône appartient à la « maison », c’est-à-dire à la
famille. Il y a aussi des icônes qui sont gardées par des familles,
mais elles appartiennent à la communauté 6 . Les icônes venues de
Costi sont l’objet d’une vénération particulière et l’important est
d’avoir l’icône la plus vieille.
A la porte de la maison, la maîtresse attend, l’encensoir à
la main, pour accueillir la procession qui vient pour chercher
l’icône. Elle la conduit au « salon », où se trouvent les icônes de la
famille sur l’étagère. La grande icône est recouverte de ses
sēmadia. Tasos prend l’icône et la donne à l’Anastenaris, qui la
porte habituellement au fils ainé de la maison et au propriétaire
légitime de l’icône. Puis, il distribue les sēmadia aux autres
Anastenarides. Tasos prend l’encensoir. En dispensant
généreusement de la fumée d’encens, il bénit le tout. Dans la
deuxième maison habite le propriétaire de la plus vieille et la plus
importante icône du village, et le même rituel est effectué. Selon
d’autres Anastenarides, « Pappous y habite », c’est-à-dire, l’icône
et le propriétaire, M. E. Petrakis, un des principaux Anastenarides.
Plusieurs des Anastenarides ont de grandes étagères dans leurs
maisons : à mi-hauteur du plafond, une étagère en coin dont l’angle
est orienté vers l’Est, supporte plusieurs icônes.
Après avoir cherché les deux icônes, le premier soir de la
fête en 1992, la procession des Anastenarides va à la limite du
village pour attendre une troisième icône, qui vient du village de
Langada. Cette icône est la plus importante de toutes les icônes des
Anastenarides en Grèce, parce qu’elle est la plus vieille, et par
conséquent la plus puissante. A la suite d’un conflit avec le groupe
des Anastenarides de Langada, le « propriétaire », Sōtērios Liouros
se « venge » sur la communauté en partant à Agia Elenē avec
« son » icône. Par conséquent, les Anastenarides de Langada
manquent d’une icône pendant la fête en 1992.
Plus tard, avec les icônes, Tasos bénit la source sacrée,
agiasma (« l’eau bénite »), qui se trouve dans une petite chapelle
devant le conaki. Une petite portion de cour symbolise toujours la
terre-mère, la « patrie » comme ils nomment leur Thrace natale, la
Roumélie, actuellement bulgare. Ensuite, les Anastenarides entrent
dans le conaki.
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Tasos met les icônes sur la grande étagère richement ornée
dont l’angle est orienté vers l’Est. En arrivant dans le conaki,
chacun se prosterne devant les icônes : les visiteurs défilent devant
les icônes, les amènent devant leur visage et les embrassent après
trois génuflexions. Plusieurs femmes frottent leur mouchoir, en
croix et par trois fois sur les icônes, puis le glissent dans leur
corsage pour bénéficier de leur pouvoir. Les visiteurs déposent un
peu d’argent en participation aux repas communs et autres frais de
la fête. A gauche, un pot rempli de sable est planté de cierges
partiellement consumés. Chaque visiteur en allume un. Puis,
chacun s’assied sur un des sièges adossés contre les murs. Devant
les icônes brûlent deux lampes à huile suspendues au plafond.
L’étagère est ornée de tissus, nappes ou dessus de table
brodés. Les icônes, en tissus brodés par les Anastenarides, sont
revêtues d’une « chemise » cousue ménageant une ouverture qui
laisse apparaître les deux saints. Ils sont habillés de chemises de
satin pourpre, rose, jaune et blanc. On tient ces icônes par un pied
central que les Anastenarides appellent « main ». A la « chemise »
et aux broderies se trouvent accrochés des ex-voto (tamata)
métalliques (amanetia) représentant des vœux exaucés. Plus
souvent en argent, elles figurent une personne, mains, jambes, bras,
yeux, seins, reins, oreilles, cœurs, maris, fiancées, animaux, bébés,
soldats, couronnes de noces, maisons, voitures. Les dons des Saints
sont très variés. Posés à côté du pied il y a une masse de foulards
rouges, unis ou imprimés, les sēmadia. Les icônes sont aussi
ornées de petites clochettes. En plus, les Anastenarides dédient
plusieurs roses aux icônes.
A gauche de l’étagère il y a le foyer où l’on danse sur le
feu le 18 Janvier, pendant la fête d’Agios Athanase. Dans l’autre
coin commencent les deux musiciens. L’un porte une lyre (de
Thrace) à la main. Son instrument est une sorte de violon à trois
cordes et un archet. L’autre joue du tambour (daouli). Tasos prend
les deux sēmadia aux couleurs rouge et blanc, qu’il porte en tant
qu’archianastenaris, et il les met au-dessus des icônes. Quand les
icônes ne sont pas sur l’étagère, elles sont remplacées par ces deux
sēmadia. Puis, il se tourne vers le groupe et lui souhaite beaucoup
d’années (« chronia polla »). Mais, il faut danser, « parce que nous
allons souhaiter une bonne nuit aux icônes ».
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Plus tard, Tasos amène les icônes. Avec l’encensoir, il fait
un signe de croix devant elles. Maintenant, il dispense
généreusement de la fumée d’encens dans tout le conaki, en
commençant devant l’étagère. Chacun en attire vers lui et la reçoit
avec un signe de croix. Puis, il y a une cérémonie quand les icônes
sont « déshabillées » de leurs chemises richement colorées, par
Tasos et les Anastenarisses. Les icônes figurent Agios Constantin
et Agia Hélène, de part et d’autre d’une croix d’argent ou d’or.
Le premier danseur se dirige vers les icônes. Il les baise,
prend l’encensoir, et fait le même tour rituel que Tasos, balançant
l’encens dont chacun reçoit dévotement la fumée. Ensuite, il
commence à danser. Quand un Anastenaris – ou une Anastenarissa
– signifie son désir de danser, Tasos lui donne l’encensoir, et il fait
le tour. Ensuite, Tasos lui apporte un symbole : une icône, chemise
ou sēmadia. Tout à coup, n’y tenant plus, une Anastenarissa
s’élance et piétine en rythme le plancher, dans l’espace de quelques
mètres carrés entre les icônes et les sièges adossés au mur. Elle
danse, avançant vers l’étagère. Une autre, le regard brillant, se
lance à son tour, martelant le sol de ses pieds et dévorant les icônes
des yeux. Elle se dirige vers l’étagère. Après avoir fait le tour avec
l’encensoir, Tasos lui apporte une icône, qu’elle prend en lui
baisant la main. L’Anastenarissa saisit l’icône par son pied et, la
tenant ainsi dans ses bras, commence à danser. Elle danse en
berçant l’icône dans ses bras. D’abord, elle danse devant l’étagère,
en la saluant. Ensuite, elle fait le tour du cercle des spectateurs en
leur donnant l’icône à voir ou, pour ceux qui le désirent, à
embrasser. Le propriétaire de l’icône de Langada saisit l’icône,
commence à danser. Il entonne une chanson de Mikros
Konstantinos 7 . Bientôt, les autres dansent, et les icônes dansent
successivement au son des chants de Mikros Konstantinos dans les
bras de plusieurs femmes et hommes, toujours dans la même
direction : contre le soleil. Ils dansent en chantant avec les icônes
et entrent en communication extatique avec le saint, par lequel ils
se disent « pris ». Quand le saint commence sa conversation avec
un Anastenaris, celui-ci prend l’icône ou le sēmadi, parce qu’il est
proche du saint. Plus l’Anastenaris semble pénétré, plus son style
est sobre. Il est traversé par une force qu’il exprime parfois avec
une voix sauvage scandant rythmiquement des « Ouch », « Ech »,
« Ich ». Un Anastenaris danse en tenant l’icône devant son visage
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avec ses deux mains. Regardant l’icône bien en face, il lui sourit.
Un autre jette l’icône en l’air et la prend ensuite. Vers onze heures
du soir, danse et musique s’arrêtent. Avec un signe de croix, ils
confient les icônes et les sēmadia à Tasos, qui les ramène sur
l’étagère. L’accueil de l’encensoir, des icônes et des autres
symboles se passe d’un rite particulier. Le même rite est effectué
quand les symboles sont redonnés à Tasos : on baise la main de
celui qui tient le symbole. Avant de terminer, le soir, les icônes
sont habillées de leurs chemises de nouveau. Avec un signe de
croix, tous se lèvent.
Maintenant, on va conduire les icônes aux maisons : Tasos
appelle les gens à l’étagère. Il leur distribue l’encensoir, un grand
cierge blanc allumé, les icônes et les sēmadia. Avec beaucoup de
baisers sur les mains et encore un peu de danse, une procession des
Anastenarides se met en place pour conduire les icônes aux
maisons pour la nuit.
Le lendemain matin, la fête recommence. Ce jour-là, le 21
Mai, est aussi le jour le plus important de la fête : aujourd’hui, les
éléments principaux sont le sacrifice d’un animal (un agneau), la
danse sur le feu, et le repas rituel.
Au conaki, une nouvelle Anastenarissa est conduite à
l’autel. Elle doit baiser les deux nappes à gauche sur l’étagère,
parce que les icônes et les sēmadia sont encore dans les maisons.
Quand elle est « initiée » 8 dans le groupe, elle a un sēmadi sur ses
épaules en dansant pour la première fois, et plus tard elle a un
sēmadi sur sa propre étagère, parce qu’elle est mariée
symboliquement à Agios Constantin, ainsi qu’elle l’est chaque fois
qu’elle danse.
Vers 10 heures, après une brève cérémonie, une procession
des Anastenarides est composée pour chercher les icônes. Plus
tard, ils vont chercher l’agneau. Il est encensé, puis il est orné de
fleurs et conduit en procession au conaki. Devant le conaki, Tasos
l’encense de nouveau, le bénit et fait le signe de croix, cependant
que les danseurs évoluent autour de l’animal. Après le sacrifice, les
morceaux de viande de l’agneau sont distribués dans le village.
A 18 heures environ, au loin, du côté du conaki, on entend
soudain le tambour : les danses et les chants y ont repris. Beaucoup
de monde, déjà, stationne devant la maison. Dans le conaki il y en
a plus : la maison est bondée. De l’extérieur, on entend la musique
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et les chants. On danse avec les icônes et les autres symboles. Mais
le Saint « brûle du désir de danser à l’extérieur » ; parfois un
danseur sort, tenant une icône dans ses bras. Devant les icônes, un
Anastenaris communique les « lamentations », « prières » ou
« aveux ». Il est suivi par beaucoup d’autres, car les Anastenarides
ont beaucoup de problèmes : des ruptures et des chagrins, qu’ils
expriment en dansant. On le comprend en entendant les
Anastenarides qui appellent à l’aide les icônes et leur confient leurs
chagrins. Quand danse et musique s’arrêtent, plusieurs
communiquent avec les icônes, les saluent et font le signe de la
croix devant elles avec l’encensoir. La musique et la danse
recommencent. Un nombre toujours plus important de personnes
pleure et pousse de hauts cris devant les icônes. On crie, pleure,
danse sa douleur.
A 20 heures environ, deux Anastenarides allument le
bûcher. Les femmes du groupe veillent au confort des danseurs et
des danseuses ; deux hommes s’occupent du rite sans pratiquer la
marche sur le feu. Il faut plusieurs heures pour transformer le
faisceau de bois en tapis de braises. Quand le feu « est prêt », les
Anastenarides qui dansent dans le conaki sortent et forment un
cercle autour du champ de braises. Le cortège dansant, pieds nus,
se déploie autour du brasier. Puis, après avoir fait un signe de
croix, le premier entre dans le champ de braises. En dansant autour
du feu, chacun d’eux tient icône, sēmadi ou « chemise » ; en
dansant sur le feu, souvent, les symboles sont élevés au-dessus de
leurs têtes, ou l’on jette l’icône dans l’air, exactement comme ils le
font en dansant dans le conaki. Ceux qui ne portent pas d’icône
font virevolter les sēmadia ou les « chemises ». Beaucoup
d’Anastenarides s’élancent sur le feu quand « la voie est ouverte ».
En dansant sur le feu sans être brûlé, le danseur montre sa sainteté :
« Car, seule une personne chaste est appelée par l’icône » (c’est-àdire le Saint), le Saint possède seulement une personne chaste, il
parle seulement par la bouche d’une chaste personne.
Le soir du 21 mai, après le sacrifice de l’agneau et la
première marche sur le feu, Tasos préside le repas rituel dans le
conaki. Une fois les danses finies, des femmes étendent sur le
parquet de grands tapis où chacun prend place. Tasos ouvre une
grande bouteille d’ouzo, boit un coup et la fait passer à d’autres.
Avant de couper le pain, il y trace le signe de la croix. On le mange
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avec quelques crudités et un ragoût composé des morceaux de
l’animal qui n’ont pas été distribués aux familles. Les autres
félicitent la femme qui est montée pour la première fois sur le feu
ce jour-là.
Après le repas, ils entonnent les chants et dansent les
danses folkloriques de Thrace, en cercle selon la tradition grecque,
accompagnés par les musiciens de la fête. Ensuite, plusieurs
personnes entrent dans le cercle et la danse rituelle recommence
encore une fois. Le soir se termine comme le premier soir : une
procession des Anastenarides conduit les icônes aux maisons pour
la nuit.
Vendredi, le deuxième jour de la fête, on va faire le tour
des maisons du village, portant les icônes et les autres symboles en
procession. La moitié des maisons du village sont visitées. Le
lendemain, ils visiteront les autres. Pendant le tour des maisons, ils
« ceinturent » le village en marchant toujours dans la même
direction, contre le soleil. La procession est toujours la même qui
s’était constituée au conaki : D’abord vient l’homme qui porte
l’encensoir et un grand cierge blanc, ensuite suit le « collecteur
d’impôts », les trois porteurs des icônes, deux personnes chacun
portant un sēmadia, les autres portant les roses. Puis, suivent les
musiciens et les spectateurs curieux. A la fin de la procession il y a
trois femmes portant chacune un sac en plastique où elles amassent
les cadeaux donnés à Agios Constantin par les habitants d’Agia
Elenē.
Les Anastenarides bénissent ou purifient la plupart des
maisons d’Agia Elenē. En suivant Tasos avec ses deux sēmadia, ils
entrent dans la chambre où se trouvent les icônes familiales. Là, les
membres de la famille saluent les Anastenarides, qui,
successivement, bénissent les icônes de la maison. Lors de la
bénédiction un peu d’argent est donné par le propriétaire de la
maison. L’argent est « au conaki » ; on va le compter et le
redistribuer le dernier soir. La mère de famille distribue un
mélange de graines et de fruits secs. Ce qui n’est pas mangé sera
redistribué le dernier soir, comme contre-don. Les Anastenarides
lui souhaitent de vivre beaucoup d’années.
Mentionnons aussi les effets thérapeutiques du culte, car la
capacité qu’ont les Anastenarides de soigner est notable : comme
d’habitude, les pèlerins viennent avec l’espoir de guérir les
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malades, comme la fillette atteinte d’épilepsie, logeant chez des
parents Anastenarides pendant la fête, parce que l’on dit que le
pouvoir du Saint est très fort pendant la plus grande fête. Les autres
Anastenarides se servent d’une « chemise », sēmadi ou de
l’encensoir pour la guérir pendant la visite dans la maison. De plus,
on prête à l’archianastenaris le don de faire tomber ou d’arrêter la
pluie 9 .
Le trajet suivi par les Anastenarides pendant la fête est
toujours le même, et ainsi le village est ceinturé par la procession
qui revient au conaki après avoir fait le tour des maisons et se
termine à 19 heures : « le travail du jour est terminé ». Plus tard,
une douzaine d’Anastenarides dansent dans le conaki, comme le
premier soir. Ensuite, la procession se forme pour conduire les
icônes aux maisons pour la nuit.
Le dernier jour, le 23 Mai, ils font le tour de l’autre moitié
des maisons du village. Le soir, ils dansent sur le feu, et après, ils
comptent l’argent dans le « coffre du Grand-Père » (c’est-à-dire le
coffre de l’Agios Constantin). Plus tard, ils prennent le dernier
repas ensemble cette année. Avant le ragoût aux haricots, on nous
distribue dans des serviettes en papier un mélange de graines (pois
chiches) et de fruits secs (raisins), afin que nous puissions tous en
emporter. En 1992, la fête se termine comme toujours, en
conduisant les icônes aux maisons pour la nuit. Après, on parle des
femmes et des hommes qui sont montés pour la première fois sur le
feu, qui sont devenu(e)s Anastenarides et Anastenarisses.
Les affinités des traditions anciennes, avec un jour de
purification annuelle, surtout au printemps quand le xoanon
d’Athéna était purifié, et de la pensée grecque chrétienne, pour qui
il faut purifier l’image divine afin que sa puissance sacrée soit
renouvelée, se rencontrent dans la cérémonie des icônes. Le haut
clergé purifie les icônes des églises, mais aussi celles que les
particuliers gardent à leur domicile, en les aspergeant d’eau bénite.
Pour cette occasion les icônes, dont la plupart ont été recouvertes,
suite à un vœu, de plaques d’argent ou d’or, ne laissant apparaître
que le visage, portent sur elles des fleurs et des ex-voto. Toutes les
églises ont à leur origine une légende liée à la présence
miraculeuse d’une icône à travers laquelle s’exprime dans un rêve
la volonté du saint. Comme le xoanon « tombé du ciel », quelques
icônes sont œuvre divine, peintes par Agios Luc. En plus, l’icône
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est un microcosme, parce qu’elle est toujours créée de toutes les
substances du monde. Les églises sont souvent construites à
l’emplacement d’un temple païen, comme à Tinos, où existait un
temple de Dionysos.
Comme aujourd’hui, quant aux relations entre les
personnes et leurs saints (les icônes) chrétiens, les peuples anciens
ont fait des performances diverses avec l’aide des dieux (Od.
22.205-210, 236-240 ; Hes. Th. 1-34) : des offrandes sont données
aux dieux. On a trouvé beaucoup de veilleuses et d’ex-voto
métalliques ou en terre cuite représentant des vœux exaucés.
Comme aujourd’hui, elles figurent une personne, mains, jambes,
bras, yeux, seins, reins, oreilles, cœurs, etc. A la déesse sur
l’Acropole on offrit aussi des reliefs votifs, des ex-voto, et des
amulettes. C’est-à-dire qu’on offrait au xoanon de bois les mêmes
offrandes qu’ont les saints, ou les icônes, aujourd’hui. Sur
l’Acropole, aux alentours du « vieux temple », on a surtout trouvé
les statuettes, et les poids à tisser, parce que l’habitude d’offrir les
vêtements aux dieux était importante dans l’ancienne Grèce,
comme aujourd’hui, surtout le péplos d’Athéna 10 . Ainsi, on trouve
là un parallèle des « chemises » cousues des Saints des
Anastenarides. Dans l’église orthodoxe, les foulards sont des
offrandes votives importantes, et les cache-col ou les cache-nez
sont des offrandes habituellement destinées à « vêtir » les icônes en
Grèce moderne. A l’icône de Tinos on offre également des dessus
de table et des nappes comme à Agia Elenē. D’autres offrandes
contemporaines sont les serviettes et, par exemple, les oranges : les
offrandes consacrées aux icônes sont très variées. Parce que les
saints et par définition les icônes sont considérés comme des
femmes et des hommes, dans la vie quotidienne, ils ont les mêmes
besoins, même si les saints, étant les médiateurs et les médiatrices
entre les hommes et Dieu, occupent une position beaucoup plus
élevée que les hommes. C’est pour cette raison, que les icônes
peuvent se plaindre d’être abandonnées : les icônes pleurent, aussi ;
il faut donc leur donner les offrandes, etc., pour s’assurer de leur
concours dans l’avenir. On pense encore que le divin a les mêmes
désirs que les mortels, qu’il a faim et soif comme les dieux anciens.
Tous les saints reçoivent l’artos (pain blanc géant) bénit.
Quelques-uns comme Ag. Charalambos réclament une kolyva. Elle
se compose de blé bouilli, grains de grenade, raisins secs,
51
semblable aux ingrédients que l’on distribue aux Anastenarides. Le
même mélange est distribué lors des services funéraires ; il fut
aussi offert aux dieux et aux morts anciens.
Accompagnant un dialogue intime entre le croyant et son
interlocuteur divin imaginaire, les vœux populaires éclairent la
pénombre des caves-églises (comme des églises en général) de
cierges géants, couvrent les icônes de fleurs et d’ex-voto. Comme
une lettre envoyée au saint, l’image-concept servira de support au
Dieu pour son intervention bénéfique ; le petit patrimoine religieux
sert de médiateur entre le profane et le sacré.
1
Je voudrais remercier Hifo (L’association des historiens de la Norvège)
pour m’avoir donné une bourse de voyage pour me rendre à Montpellier
présenter cette communication au 19e Atelier Eurethno. Je voudrais
également remercier Tove Jacobsen maître assistante de français à
l’Institut d’études romanes, Université de Bergen, qui a commenté la
première partie du texte. L’article qui suit est basé sur le chap. 4 de ma
thèse consacrée aux fêtes religieuses en Grèce moderne et ancienne. En
Grèce, j’ai fait des travaux de terrain depuis 1985, surtout sur des fêtes
religieuses. J’ai aussi fait des travaux de terrain en Italie (1987).
2
Romaios, 1949 : 41n.2 ; Michaēl-Dede, 1973 : 158.
3
Danforth, 1989 : 132 f., 87 f., 169 f.
4
Danforth, 1989 : 133-137 ; Chourmouziadēs, 1961.
5
Danforth, 1989 : 173, cf. 136 f., chap. 1.
6
Selon Maria Michaēl-Dede (communication privée). Cf. Danforth,
1989 : 132.
7
Voir aussi Alexiou, 1983 : 73-111 ; Danforth, 1989 : 109-122.
8
Bien qu’il n’y ait pas de véritable initiation chez les Anastenarides,
seulement la grâce d’être appelé par le Saint.
9
Voir Haland, 2005.
10
Eur. Hec. 466-474, IT. 222-224. Cf. Il. 6.269-311 (une robe vouée à
Athéna à Troie) et ARV 1516,I. Pour les vœux et les offrandes dans
l’Antiquité, voir aussi Haland, 2004 : chap. 5-6 ; Burkert 1985 : 68-70.
52
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