P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /1 Autant en emporte le
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P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /1 Autant en emporte le temps. Ou l’oxymore de l’insertion et l’urgence de l’essentiel. 1 Philippe LABBÉ « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » PASCAL, Pensées, 123, {1670} 2004, Paris, Gallimard, p. 117. Allez, une anecdote de mise en bouche. J’animais il y a quelques mois un séminaire et, patatras, voilà mon lecteur de DVD qui me lâche. Unilatéralement (mais sans doute pour le plus grand bonheur des participants), je décrète une pause et rejoins dare-dare un hypermarché proche. « Espace culturel », l’expression est douce à l’oreille, subliminale dans le cortex : on ne vient pas acheter – quelle horreur, quelle vulgarité ! - mais on vient déambuler dans un espace-temps cultivé. Bref, je trouve un lecteur de DVD. Complet avec les fils, les écouteurs, le transformateur et le mode d’emploi en vingt langues dont l’avant-dernière est le français, ce qui – soit dit en passant rend modeste, en tout cas moins gallinacentré. Tout cela pour 20 €, évidemment made in RDC (République Démocratique de Chine)… démonstration in situ, in vivo d’un illusionnisme, celui de la ré-industrialisation de la France… sauf à ce que les ouvriers français acceptent, pour être compétitifs, de diviser leur SMIC par 2 dix . Mais là n’est pas la question. A l’autre bout du rayon, un trio : Madame et Monsieur, manifestement heureux de profiter depuis de longues années de leur retraite, et un jeune conquérant modèle « force de vente ». Il fallait, évidemment, s’approcher. Les trois sont face à des ordinateurs, le couple de seniors paraissant plutôt séduit par l’un d’entre eux, ma foi assez joli, avec des couleurs ; telle n’est pas l’opinion du vendeur qui, lui, n’est pas en reste de « bits », « mégabits » et « octets ». Un des deux ordinateurs, plus austère, quasi1 Ethnologue, docteur en sociologie, consultant du cabinet SCOP Pennec Conseils Etudes, chargé d’enseignement et chercheur associé à l’Université de Rennes 2. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’insertion publiés dans la collection « Les panseurs sociaux » qu’il dirige aux éditions Apogée (Rennes). 2 Selon Le Temps (9 janvier 2012), le salaire er mensuel minimum des ouvriers à Pékin était au 1 janvier 2012 de 1260 yuans (156 euros). Dans le Sichuan, province de l’ouest de la Chine, qui « bénéficie, grâce à ses coûts de main-d’œuvre plus bas, des délocalisations des provinces côtières vers l’intérieur », le salaire minimum varie de 800 à 1050 yuans (99 à 130 euros). calviniste, a manifestement sa préférence quoique ou parce que plus cher et, surtout, plus rapide : quatre nanosecondes – c’est-àdire quatre milliardièmes de seconde gagnées par opération ! Avec quel ordinateur ces paisibles retraités sont-ils partis ? Avec celui qui, certes plus cher et moins attrayant, leur fera gagner quatre nanosecondes par opération. Des retraités… Tout compte fait, ce 3 n’est sans doute pas qu’une anecdote. Et bien je crois que, parmi tous les grands bouleversements de ces dernières décennies, le rapport au temps est parmi les plus importants pour comprendre ce qui ne va pas, le champ du social dont, ici spécifiquement, celui de l’insertion des jeunes étant particulièrement éclairant. Pour, en effet, en être issu (il y a, malheureusement, fort longtemps – quarante ans – comme éducateur spécialisé) et pour accompagner depuis ses professionnels, force m’est de constater que l’expression la plus commune y est « lenédanleguidon ». Moins trivialement formulé : « On n’a pas le temps de réfléchir, on fait. » Ce qui, pour des métiers (travailleurs et intervenants sociaux) de prestations intellectuelles – écouter, comprendre, motiver, 4 informer, orienter, réconforter… - pose a minima deux (sérieux) problèmes. D’une part, alors que l’individualisation est un leitmotiv, comment prétendre bien travailler sans réfléchir dès lors que la relation humaine – le travail sur et avec autrui (DUBET, 2002) – se limite à une exécution de tâches modélisées, protocolisées, minutées ? D’autre part, faut-il s’étonner de l’effet d’instrumentalisation dont se plaignent et souffrent les professionnels ? 3 « La nanoseconde expulse notre sentiment reposant de la durée. Elle l’anéantit. Chaque battement de notre cœur devient une éternité, mais une éternité dérisoire. » Philippe ENGELHARD, L’homme mondial. Les sociétés humaines peuventelles survivre ? 1996, Paris, Arléa, p. 340. 4 Mieux payé, l’intervenant social pourrait être ce « grand de la cité par projets », cet « homme connexionniste » : « … il sait donner de sa personne, être là quand il convient, où il convient, mettre en valeur sa présence dans des relations personnelles, en face à face : il est toujours disponible, d’humeur égale, sûr de lui sans arrogance, familier sans excès, serviable, ayant plus à offrir qu’à attendre. {…} Il possède « une stratégie de conduite des relations, une sorte de monitorage de soi qui débouche sur une habileté à produire des indices capables de faciliter les contacts ». Il sait prêter attention aux autres pour rechercher des indices qui vont permettre d’intervenir à bon escient dans des situations d’incertitudes… » Luc BOLTANSKI, Eve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999, Paris, Gallimard, p. 171. P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /2 On ne demande pas à un outil de réfléchir. Simplement d’être agi. A partir de ce moment, la porte est ouverte à toutes les dérives dont, par exemple, une évaluation exclusivement quantitativiste : combien faut-il de coups de marteau - entretiens pour enfoncer - finaliser ce (foutu) clou – projet d’insertion ? Ou, s’agissant d’insertion, combien d’entretiens sont-ils nécessaires pour un public profilé, faute de quoi la subvention sera rabotée ? La relation d’aide, nécessairement complexe, se résume à faire entrer, vite et en respectant les 5 procédures , un individu nécessairement patatoïde dans un moule parallélépipédique. Elle est devenue un « travail sans qualités », le lapin-intervenant social ne quittant pas des yeux les pattes du renard-financeur (SENNETT, 2000). La politique de l’insertion des jeunes est vaste, recouvrant les domaines de l’emploi, de la formation, du logement, de la santé, de l’accès aux droits, etc. Lorsqu’elle fût conçue officiellement en 1981, le « Rapport SCHWARTZ » (SCHWARTZ, 1981) étant considéré comme la date de naissance de l’insertion, la question du temps n’était pas posée sinon avec optimisme : François MITTERRAND, élu avec le slogan « Changer la vie », parviendrait sans doute possible et en quelques mois à nous faire paître l’herbe bien plus grasse et verte des Trente Glorieuses, à peine finies depuis une demi-douzaine d’années. Ce temps nécessaire de la « phase de grâce » durerait un an, dix-huit mois tout au 6 plus . Las, trente ans après, les raisins trop verts de l’insertion grincent sous les dents et cette dernière n’en finit pas de durer – jeunesse interminable… (ALLÉON, MORVAN, LEBOVICI, 1985) – et de s’épandre : autrefois réservée aux deux cent mille jeunes sortant chaque année sans diplôme ni qualification, elle gangrène désormais toute une génération, rentiers exceptés, des « niveaux V et infra » (déqualifiés) aux master 2 (déclassés). Cette massification de l’insertion a changé la donne. Désormais, ce ne sont plus soixante jeunes 5 « Or, l’accumulation des procédures a pour effet pervers de construire les critères de dénomination des populations concernées qu’au travers de ces mesures administratives. » DARTIVENAGUE JeanYves, GARNIER Jean-François, L’homme oublié du travail social, 2003, Paris, Erès, p. 96. 6 La lecture du Rapport SCHWARTZ est sans ambigüité : le thème de la « relance économique » y est récurrent et, lorsque les Missions locales – une des préconisations – furent créées en 1982, ce fût pour dix-huit mois – deux ans, sur la base de mises à disposition puisque la gauche parviendrait rapidement à résoudre le chômage des jeunes, ce que la droite n’avait su faire. qui sont accompagnés par un conseiller mais 7 deux cents voire beaucoup plus . Dans de telles conditions, les professionnels sont contraints de « faire vite » et d’espacer les rencontres. Ils se réservent généralement quelques « cas » de jeunes auxquels ils accordent plus de temps : principe d’équité mais également, sans doute, façon de conserver a minima l’essence de la relation d’aide, un peu comme l’aspiration goulue du plongeur suffocant d’apnées trop longues. La question du temps pour les intervenants sociaux n’est d’ailleurs pas réductible au traitement de masse du chômage des jeunes corrélé au manque de moyens mais elle est un des nombreux paradoxes, au sens d’injonctions paradoxales et de doublelien, qui perturbent – euphémisme – la qualité 8 du travail d’insertion . Toutefois, comme indiqué, le temps dans le processus de socialisation est sans aucun doute très problématique et critique car, s’il va de soi que la socialisation se construit multifactoriellement (anthropologiquement, économiquement, familialement, affectivement…), force est de constater que chacun se socialise de toute façon dans le temps et dans l’espace. Laissons (arbitrairement) de côté l’espace et son écartèlement paradoxal de dilatation (le monde-village, le général, l’homogénéisation) et de rétractation (le localisme, l’idiome, l’hétérogénéisation) pour relever quelques contradictions majeures dans le rapport au temps. « - C’est de très bonne confiture, insista la Reine. - En tout cas, aujourd’hui, je n’en veux pas. A aucun prix. - Vous n’en auriez pas, même si vous en vouliez à tout prix, répliqua la Reine. La règle est en ceci formelle : confiture demain et confiture hier, mais jamais confiture aujourd’hui. - On doit bien quelquefois arriver à confiture aujourd’hui, objecta Alice. - Non, ça n’est pas possible, dit la Reine. C’est confiture tous les autres jours, voyez-vous bien. - Je ne vous comprends pas, avoua Alice. Tout cela m’embrouille tellement les idées… » 7 Ainsi, j’ai trouvé dans une mission locale martiniquaise une conseillère en charge de… six cents jeunes ! 8 Dont l’ « emploi durable » alors que plus de huit embauches sur dix correspondent à des emplois précaires, dont l’injonction au partenariat dans un système (appel d’offres) de mise en concurrence, etc. Philippe LABBÉ, « Les sept fantasmes des politiques de l’emploi », Le Monde, 10 mai 2006. P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /3 Lewis CARROLL, De l’autre côté du miroir. 9 {1872}, 2004, ebooks, p. 66. Tout d’abord, remarquons que la question du temps est appréhendée généralement et spontanément (par analogie et par habitude)… chronologiquement : passé - présent – futur, hier – aujourd’hui – demain. Mais, comme on le dit, « on ne sait pas de quoi demain sera fait »… sentence d’autant plus juste dans une société dont l’alpha et l’oméga reposent sur la mobilité, l’innovation, le changement, vs une société dont l’idéal (largement promu par le patronat soucieux de sédentariser sa force de travail et de condamner le vagabondage) était celui de la stabilité et de la sécurité. Jadis, peu ou prou, le futur devait ressembler au présent ou, plus exactement, on organisait le présent pour qu’il prépare et soit conforme à ce que devrait être le futur, telle était l’assurance d’une société 10 stable : la prochaine vague s’échouerait à l’identique de celle qui la précédait et ainsi de suite au rythme de la reproduction. Vaguelette, rouleau, ressac ou tsunami, la prochaine vague est désormais inconnue, chassant la 11 contemplation rêveuse et mélancolique au bénéfice d’une inquiétude qui force l’attention. 12 Il existe désormais une hypnose du futur , parfaitement exprimée par l’hyper-récurrence du projet utilitariste (et non politique ou philosophique comme ce fût le cas depuis les Lumières et avec le thème du « progrès »), dont une illustration, dans le champ de la politique de l’emploi ou du développement économique, s’énonce en acronyme : « GPEC » (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences). A défaut d’augures fouillant les entrailles de volatiles, on cherche, avec moult raffinements méthodologiques 13 (projections, pondérations… ), à savoir ce 9 Dilemme : le lapin blanc, toujours montre en mains, aurait pu tout aussi bien illustrer cette course du temps… 10 Stabilité qui n’est pas synonyme d’immobilité mais de linéarité : le futur comme « extension » du présent pour reprendre les termes de Michel MAFFESOLI (« Post-modernité : une nouvelle donne sociale », Parcours. Les Cahiers du GREP Midi-Pyrénées, n° 11/12, 1995, Toulouse, pp. 73115. 11 « L’eau est l’élément mélancolisant… » Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, 1989, Paris, Librairie José Corti, p. 123. 12 Le paradoxe est que ce futur hypnotise dans un système de la néomodernité dont une des caractéristiques est le présentéisme et la perte des « grands récits » (Jean-François LYOTARD, 1979). 13 « Mais ce qui, par-dessus tout, leur donne beau jeu, c’est le style obscur, ambigu et fantastique du que nous « réserve » demain comme si demain était déjà constitué et que, comédiens sur la scène du présent, il nous fallait écarter l’étoffe du rideau du présent pour y trouver ce qui nous attend. Or seul « le passé est observable parce qu’il est immodifiable » alors que le futur {est} modifiable parce qu’il est inobservable. {…} Observer le futur, ce serait vouloir le rendre passé sans passer par le 14 présent ! » Nous passons – on pourrait utiliser le passé composé si ce processus était maîtrisé – d’une société, nature et culture, déterministe et, donc, prévisible, à une société probabiliste où la flèche du temps ne poursuit pas une trajectoire rectiligne : « Le temps s’explique avec les bifurcations ; le passé correspond à une trajectoire au travers de points de bifurcation, et le futur comprend des bifurcations dont nous ne savons pas quelle 15 sera la direction. » Le passé n’explique plus le futur, il y a, comme Hannah ARENDT l’exprime dans sa préface à La crise de la culture, une « brèche entre le passé et le futur » : « … sans cet achèvement de la pensée après l’acte, sans l’articulation accomplie par le souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui pût être 16 racontée. » S’agissant des temps de l’insertion, passage d’une jeunesse interminable à une adultéité courte, la séniorité intervenant tôt (la cinquantaine), on ne peut que constater leur désynchronisation : majorités pénale, civile, sociale, domiciliaire, économique s’étirent, ne suivent plus une logique linéaire (gagner sa vie – quitter sa famille – se marier – emménager 17 procréer… ) … Bref, tout est dans un désordre, pour ne pas dire en vrac, fait de progressions et de régressions, d’involutions, de recompositions, de heurts, de honte aussi : revenir vivre à trente ans chez ses parents est rarement glorieux même si la machine à laver jargon prophétique auquel leurs auteurs ne donnent aucun sens clair afin que la postérité puisse lui en appliquer un, tel qu’il lui plaira. » MONTAIGNE, Les Essais, chapitre XI « Sur les prévisions de l’avenir », {1572-1575}, 2009, Paris, Gallimard, p. 56. 14 Marc WETZEL, Le temps, 1995, Paris, Quintette, p. 10. 15 Ilya PRIGOGINE, « La fin des certitudes. Entretien avec Ilya Prigogine », in Réda BENKIRANE, La Complexité, vertiges et promesses, 2002, Paris, Le Pommier, p. 49. 16 Hannah ARENDT, La crise de la culture {1954}, 1972, Paris, Gallimard, p. 15. 17 Ainsi, en l’espace de cinquante ans (1950-2000), l’âge du premier emploi stable en France est passé de vingt ans à vingt-huit ans. (Yaëlle AMSELLEMMAINGUY, Joachim TIMOTEO, Atlas des jeunes en France, 2012, INJEP, Editions Autrement, p. 11). P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /4 est un fort attracteur. Posons toutefois l’hypothèse que, grosso modo et puisque les enfants seraient plus plastiques que leurs parents, les jeunes « en insertion » s’adaptent. Toutefois, dès lors qu’ils entrent dans le système de l’insertion, lui-même contraint par des objectifs de résultat au plus court terme possible, ils sont sommés (bien entendu gentiment, empathiquement, contractuellement) de s’ « orienter » sans tarder : le temps de l’insertion, quasisynonyme de socialisation secondaire et qui devrait donc être celui des expérimentations multiples qui, sédimentées, constituent une expérience, est raccourci, diminué… avec une forte probabilité que l’ « orientation » trop hâtivement arrêtée se conclut par un constat d’erreur, une impasse. Mais, volens nolens, demain sera un autre jour et, pour peu que le jeune ait franchi le cap des vingt-cinq ans révolus, la patate chaude atterrira – plus probablement s’aplatira - ailleurs, sur un chantier ou dans une entreprise d’insertion, un PLIE… L’injonction institutionnelle la plus remarquable est, ici, l’oxymore « accès rapide à l’emploi durable » (chapeau, il fallait l’inventer !)… parce que, tout simplement et raisonnablement, la réalité des faits têtus inviterait à la formulation exactement inverse pour la grande majorité des jeunes en insertion… qui accèdent lentement à l’emploi précaire. Moins caricaturale mais redoutable dans ses effets est la mise en compétition des missions locales au regard de leurs résultats. 18 Ainsi, lorsque Le Monde (30 mai 2013) publie une carte de France avec les taux de contrats d’emplois d’avenir signés, les départements étant classés de « moins de 7% » à « 30% ou plus » de leurs objectifs (en fait ceux de l’Etat), la logique institutionnelle est bien celle de la compétition entre structures, d’une part exactement à l’opposé du principe coopératif et d’entraide qui devrait être celui d’un réseau (contribution – rétribution), d’autre part culpabilisant pour les derniers de la classe qui ont tout intérêt à appuyer sur le champignon pour rattraper leur retard. Si ceux-ci ne l’avaient pas compris, le ministère (traduire également : le financement) n’évite pas la désignation : « Les missions locales en Seine Saint-Denis et les collectivités ne font pas assez d’efforts. » En d’autres termes, elles n’ont déjà perdu que trop de temps. Prendre le temps ou, selon l’expression présidentielle, le 18 Jérémie BARUCH, Jean-Baptiste CHASTAND, « Les emplois d’avenir peinent à démarrer, surtout dans les zones urbaines sensibles », 30 mai 2013, Le Monde. laisser au temps devient un luxe, sinon un 19 sabotage de l’exigence de performance , elle rapide. Il est vrai que réfléchir demande du temps… mais demande-t-on aux missions locales de réfléchir ? La récurrente appellation d’« opérateurs » n’incite pas à le croire, il suffit 20 qu’elles (s’)exécutent… Rapidement, il me faut aussi rappeler que les trois temps, passé – présent – futur, correspondent désormais à des représentations antithétiques. Le passé, comme indiqué, autrefois synonyme d’expérience est traduit pour les adultes en 21 obsolescence et, pour les jeunes en insertion, il est un reproche : n’en ayant pas, du moins professionnellement, ils sont considérés comme inexpérimentés… ce qui peut durer longtemps : en insertion à perpétuité ? Nul besoin d’être sociologue pour le présent… Il 22 suffit d’écouter ce que « les gens de peu » disent à La Civette ou au Balto : « On ne voit plus le temps passer. » Exit le carpe diem. Nous l’avons dit, le futur, autrefois prévisible dans la lancée du présent, est imprévisible et, si « le hasard est une chance à saisir » selon 23 l’optimiste MORIN , force est de constater que, pour le saisir, mieux vaut être en forme, c’est-à-dire disposer des capitaux (économique, culturel, social, symbolique)… qui, généralement, font défaut aux jeunes 24 cabossés . 19 Philippe LABBÉ, « Insertion : l’efficacité gangrénée par la performance », 27 janvier 2012, Actualités Sociales Hebdomadaires. 20 « La culture technique est inculture de tout ce qui n’est pas technique. » André GORZ, Métamorphoses du travail. Quête de sens. Critique de la raison économique, 1988, Paris, Galilée, p. 113. 21 Mais, si le passé est obsolescent, comment régler le problème de « la singulière impuissance de notre jugement partout où le recul du temps ne nous a pas fourni de critères assurés » ? (Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, {1960} 1996, Paris, Seuil, p. 319. 22 Pierre SANSOT, Les gens de peu, 1991, Paris, PUF. 23 Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, 1990, Paris, ESF Editeur, p. 106. 24 Dans les premières pages des Bricoleurs de l’indicible (2003, tome 1, Rennes, éditions Apogée), je racontais cette histoire vécue d’un jeune de quartier « DSQ » (développement social des quartiers) qui, pour être intégré dans une bande, se moquait avec celle-ci de son père lorsque celui-ci, revenant d’une journée à siroter son AAH, rentrait en zigzaguant sur son vélo : « Et chaque jour, avec ses copains, le fils riait – jaune – de cet « acrobate »… qui était son père. Comment a-t-il pu, ce jeune, remonter socialement en selle ? A quelles P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /5 Enfin – la place est comptée – on ne saurait négliger les discordances entre les temps des programmes, des apprentissages, des horloges électorales et des « besoins de l’appareil productif ». Chacun, d’où il est, joue sa partition et le tout produit un surprenant concert dont l’harmonie n’est pas la caractéristique. Comme l’écrivait Arnaud du CREST, « Les entreprises rêvent de 25 génération spontanée » : hormis d’aussi remarquables que rares exceptions, les entreprises recherchent la perle rare, évidemment formée, mobile, disponible immédiatement, peu gourmande financièrement et révocable sans préavis une fois satisfaite la commande à l’origine du recrutement. Mais, en face, les organismes de formation doivent s’équiper, disposer des formateurs. Mais, en face, les intermédiaires de la politique de l’emploi, doivent répondre aux nouvelles priorités qui se superposent aux anciennes priorités qui demeurent prioritaires. Mais, en face, les jeunes progressent chacun à leur rythme. Mais, en face… Tout cela dans l’urgence. Il n’y a, finalement, qu’une seule chose qui ne soit pas urgente : celle du prochain rendez-vous pour recevoir le jeune, l’écouter, le conseiller. Mais il est temps, c’est le mot, de conclure… « A force de sacrifier l’essentiel à l’urgence, on parvient à oublier l’urgence de l’essentiel. » Hadj GARUM O’RIN Plutôt que gagner du temps, il faudrait le prendre ou, plus exactement, s’accorder et accorder du temps. acrobaties a-t-il été contraint pour digérer sa participation lâche – et cependant obligée : ne pas perdre la face devant le groupe de ses pairs – à la dérision de son géniteur ? Or, ce sont de plus en plus de ces jeunes, avec des histoires inimaginables pour des parents « normaux » {…} qui s’orientent vers les missions locales : six mois, un an, dix-huit mois… pour remonter une pente qu’ils ont dévalée, sur laquelle ils se sont cabossés quinze-vingt ans. » (p. 26). 25 « S’il faut six mois pour former un chaudronniersoudeur en formation continue, celui-ci arrive souvent après la commande qui avait fait naître le besoin, la production est soit déjà livrée soit captée par un concurrent. Et, une fois formé, un soudeur peut avoir envie de quitter ce métier où l’on passe de contrats précaires en contrats précaires, de chantier en chantier. » Arnaud du CREST, Les difficultés de recrutement en période de chômage, 2000, Paris, L’Harmattan, p. 35. Allez, autorisons-nous l’audace de 26 paraphraser MARX en suggérant que, jusqu’à présent, les intervenants sociaux « n’ont fait qu’interpréter » l’insertion, d’abord à partir de la figure tutélaire du géniteurfondateur, SCHWARTZ, puis progressivement, dérivant, à partir des commandes publiques ; « ce qui importe » et qui leur reste à faire, sans trop tarder, « est de » la « transformer ». Mais qu’est-ce qui peut permettre ce passage de l’interprétation à la transformation, c’est-à-dire 27 de l’hétéronomie (doctrine et programme ) à 28 l’autonomie (projet ) ? L’engagement. Et quelles sont les conditions de celui-ci ? L’expérience éthique, selon l’expression de Simon CRITCHLEY qui en construit la structure à partir de sa lecture d’Alain BADIOU 29 en quatre moments successifs : la grâce, la foi, l’amour et l’espoir. La grâce (pour BADIOU, « l’adresse ») correspond à la conscience de « l’universalité de l’exigence du bien ». La foi (« conviction ») recouvre « une certitude » approuvant cette exigence. L’amour « donne consistance à un sujet éthique, ce qui l’autorise à persévérer dans un processus de vérité ». Enfin « l’amour se lie à la justice sur la base de l’espoir », il permet de maintenir et renforcer la conviction. Le point de départ, celui qui va déclencher la grâce, est un « événement » (d’aucuns parlèrent de « situation »), « ce qui fait peser une exigence sur un sujet, une exigence que le sujet approuve et à laquelle il décide de se lier, d’être fidèle ». Cet événement peut être un traumatisme, par exemple l’expérience personnelle d’une injustice. Il peut être également l’atteinte d’une insupportabilité qui va laisser une empreinte à l’intérieur du sujet. Ainsi, tous avons été choqués lorsque, une première fois, nous avons croisé sur un trottoir ou dans un couloir 26 « … les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de la transformer. » Karl MARX, Thèses sur Feuerbach, in Œuvres III. Philosophie, 1982, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1033. 27 « J’appelle sphère de l’hétéronomie l’ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie. » André GORZ, op. cit., p. 49. 28 Il ne s’agit pas ici du « projet » comme injonction épuisante à se dépasser et à dépasser les autres sur la piste de « On achève bien les chevaux » mais comme dynamique ascendante et non descendante, territoriale et non territorialisée, mobilisant une intelligence partagée et non distribuée. Une glaise à triturer… 29 Simon CRITCHLEY, Une exigence infinie. Ethique de l’engagement, politique de la résistance, 2012, Paris, François Bourin Editeur, pp. 88-91. P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /6 du métro un surnuméraire à genoux. Et, tous, le plus souvent, nous y sommes habitués espérant silencieusement qu’il soit, d’une manière ou d’une autre, invisible, tout en 30 grimaçant intérieurement devant notre dureté . Mais, un jour, un peu à la façon de la goutte d’eau qui fait déborder le vase, parce que le sujet ne peut plus se vivre dissocié, cette accoutumance devient insupportable : on 31 bifurque . On passe de ce à quoi on fait face à ce à quoi on doit faire. On passe de la distance à l’engagement, celui-ci se démarquant « de l’évidence et de l’ordre des choses par le recours à des principes 32 suffisamment généraux… » Dès lors, la question aux intervenants sociaux est celle de cet événement : que peutil être ? La réponse a été maintes fois donnée par Bertrand SCHWARTZ : « Je ne m’habitue pas… Je reste révolté par ces vies qui se consument… » Autrement dit, c’est la capacité d’étonnement et de révolte qui est à la base de l’engagement. Maintenir active, éveillée, cette capacité, naturelle mais enfouie sous le 33 système des objets et du divertissement, ne va pas de soi, en particulier avec le risque d’un « nihilisme actif » ou « passif » : « actif », ce nihilisme recouvre une destruction violente du système… or l’insertion est fille de l’éducation populaire qui, parce qu’elle se donne pour objet d’éduquer, ne peut participer d’une logique de table rase… sauf à reconnaître une vertu pédagogique à la guillotine ; « passif », il correspond au « retrait contemplatif qui consiste à affronter les yeux 34 grands fermés le chaos absurde du monde » . L’infra-rouge du Commissaire et l’ultra-violet 35 36 du Yogi . Le « Grand Bond en avant » ou la toute aussi imbécile que présumée sagesse de ces trois singes, positionnés sur une étagère bien en vue, refusant de voir, de parler, d’écouter. Misère d’un « troupeau » dont des « pantins tragiques » croient se distinguer 37 dans un bouddhisme européen . Bref, il faut s’accorder le temps de recevoir… la grâce qui, somme toute, n’est qu’une réconciliation entre ce que nous ressentons et ce que nous devrions (aurionsnous dû) faire, ayant en tête que « toute évolution est le fruit d’une déviance réussie, dont le développement transforme le système où elle a pris naissance : elle le désorganise et 38 le réorganise en le transformant. » Disons qu’il est grand temps face au risque de gros temps d’accorder du temps à la jeunesse. Et, si time is money, d’attribuer des moyens à celles et ceux, pioupious, qui aspirent à ce temps mais qui y opposent… le manque de temps dès lors qu’est posé le scénario d’une sortie du système programmatique pour plus de projet et plus d’écoute. « … aussi longtemps que cette hypnose collective dure, il y a, pour ceux parmi nous qui ont le lourd privilège de pouvoir parler, une éthique et une politique provisoires : dévoiler, critiquer, dénoncer l’état de choses existant. Et pour tous : tenter de se comporter et d’agir exemplairement là où ils se trouvent. Nous sommes responsables de ce qui dépend de nous. » Cornélius CASTORIADIS Bibliographie 30 Id., p. 103. 31 Toutefois « … l’anesthésie ne dure qu’un moment, le seuil d’insupportabilité du mépris étant un excellent stimulant. » Philippe LABBÉ, « Une jeunesse humble, humiliée, face au marché du travail. », 13 décembre 2012, L’Humanité. 32 François DUBET, Sociologie de l’expérience, 1994, Paris, Seuil, p. 147. Notons que ces « principes suffisamment généraux » correspondent à ce qu’écrit Simon CRITCHLEY sur la notion d’événement : « … je dirais qu’un évènement est justifié si et seulement s’il est universalisable, c’està-dire s’il s’adresse en principe à tous. » (p. 92). 33 Jean BAUDRILLARD, Le système des objets, 1968, Paris, Gallimard. 34 CRITCHLEY S., op. cit., p. 78. 35 « A l’une des extrémités du spectre, évidemment du côté de l’infra-rouge, on verrait le Commissaire. Le Commissaire croit à la Transformation par l’Extérieur. Il croit que tous les fléaux de l’humanité, y compris la constipation et le complexe d’Œdipe, peuvent et doivent être guéris par la Révolution {…} A l’autre extrémité du spectre {…}, le Yogi accroupi s’y dissout dans l’ultra-violet. {…} Il croit que l’organisation extérieure ne peut rien améliorer, mais que l’effort spirituel de l’individu peut améliorer tout, et que quiconque pense différemment est un fuyard. » Arthur KOESTLER, Le yogi et le commissaire, {1944} 1969, Paris, Calmann-Lévy, pp. 13-14. 36 Le « Grand Bond en avant » fût une politique lancée par Mao ZEDOND en 1958-60 qui provoqua une famine décimant entre 25 et 40 millions de Chinois. 37 Friedrich NIETZSCHE, pour les « pantins tragiques » La généalogie de la morale, {1887} 1971, Paris, Gallimard (p. 189) ; pour le « troupeau » La volonté de puissance, {1903} 1991, Paris, Librairie Générale Française, (pp. 219-225) et Le gai savoir, {1881-82} 2011, Montréal, Les Echos du Maquis (pp. 115-116). 38 Edgar MORIN, L’identité humaine. La méthode 5. L’humanité de l’humanité, 2001, Paris, Seuil, p. 198. P.Labbé / Temporalités / 06-2013 /7 ALLÉON A-M, MORVAN O, LEBOVIVI S., Adolescence terminée, adolescence interminable, 1985, Paris, PUF. AMSELLEM-MAINGUY Y., TIMOTEO J., Atlas des jeunes en France, 2012, INJEP, Editions Autrement. ARENDT H., La crise de la culture {1954}, 1972, Paris, Gallimard. BACHELARD G., L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, 1989, Paris, Librairie José Corti. BARUCH J., CHASTAND J.-B., « Les emplois d’avenir peinent à démarrer, surtout dans les zones urbaines sensibles », 30 mai 2013, Le Monde. BAUDRILLARD J., Le système des objets, 1968, Paris, Gallimard. BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, 1999, Paris, Gallimard. CARROLL L., De l’autre côté du miroir, {1871}, Paris, Le livre de poche. CREST du A., Les difficultés de recrutement en période de chômage, 2000, Paris, L’Harmattan. CRITCHLEY S., Une exigence infinie. 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