L`implémentation de l`e-achat dans le secteur public - EURO-MENA

Transcription

L`implémentation de l`e-achat dans le secteur public - EURO-MENA
L’implémentation de l’e-achat dans le secteur public
français : les constats d’une observation participante
Younès BOUGHZALA
Ph. D - Chercheur associé
Institut de Recherche en Gestion et Economie (IREGE) - IAE Savoie MontBlanc
4, Chemin de Bellevue BP 80439
74944, Annecy-le-Vieux
[email protected]
Résumé
L’objectif de ce papier est de présenter les constats d’une observation participante de six mois
au sein de l’Agence Centrale des Achats du Ministère français de l’Economie, des Finances et
de l’Industrie. Cette immersion a permis d’identifier les problèmes des acteurs de l’achat
public et d’explorer leur adoption des outils électroniques d’achat. L’adoption de l’e-achat
public est déterminée par plusieurs facteurs. La confiance est au centre de cette adoption.
Mots-clés :, E-achat public, adoption, dématérialisation, observation participante
Summary
The aim of this paper is to present the reports of a participating observation in the Central
Agency of the Purchases of the French Ministry of Finance. This dumping allowed to identify
the problems of the actors of the public purchase and to investigate their adoption of the eprocurement. The adoption of the public e-procurement is determined by several factors. The
trust is in the center of this adoption.
Key words: Public e-procurement, adoption, dematerialization, participating observation
INTRODUCTION
La place des TIC dans le secteur public continue à s’étendre en taille, en fonctionnalité et en
complexité. En effet, depuis l’avènement de l’informatique, les décideurs politiques ont
investi dans les innovations technologiques pour moderniser le fonctionnement du secteur
public. Ensuite, le fort développement d’Internet a ouvert la voie à l’administration
électronique ou l’«e-administration». Ces termes désignent l’application des principes du
commerce électronique aux procédures des administrations publiques, et l’utilisation
d’Internet et de ses applications pour interconnecter les systèmes d’information (SI) des
administrations, des entreprises et des foyers des citoyens afin d’améliorer la gestion des
affaires publiques (Codagnone et Wimmer, 2007; Assar et Boughzala, 2007; Jubert et al.,
2005; Turban et al., 2002). En effet, devant de nouveaux enjeux de performance publique
(réduction des coûts, rationalisation des procédures, personnalisation des services,
amélioration de la qualité, etc.), l’administration électronique est devenue une priorité dans la
plupart des pays du monde (Assar et al., 2011). Elle consiste par le biais des Technologies de
l’Information et de la Communication (TIC) en la transformation des relations internes et
externes de la fonction publique pour optimiser ses procédures et services.
La France a pris conscience relativement tôt des enjeux de l’administration électronique et a
mis en place, depuis 1997, le Programme d’Action Gouvernemental pour la Société de
l’Information (PAGSI). En 2004, elle a lancé le Programme gouvernemental en matière
d’administration électronique (ADELE) qui comporte 140 mesures et dont le coût s’est élevé
à 1.8 milliard d’euro. Plus récemment, depuis fin 2008, la France a lancé le plan «France
Numérique 2012 - Plan de développement de l’économie numérique1». A travers 154
propositions, il vise par exemple à augmenter l’accessibilité des sites Internet, déployer la
carte d’identité électronique, bâtir l’université numérique, développer le commerce
électronique, stimuler le développement des services du haut débit mobile ou garantir la
protection des données personnelles en ligne. (Besson, 2008). Certaines mesures ont pour
objectif spécifique de mieux développer l’administration électronique et de renforcer la
confiance numérique.
L’engouement du secteur public français envers les TIC se traduit par plusieurs chiffres clés.
Selon l’enquête réalisée par le cabinet de conseil Capgemini2, en 2007, 70% des services
1
www.francenumerique2012.fr
Enquête réalisée en 2008 pour le compte de la Commission Européenne. Disponible sur :
http://www.fr.capgemini.com/
2
2
publics sont entièrement accessibles via Internet en France (contre 58% en Europe). En 2008,
84% des collectivités locales françaises disposent d’un site Internet. En 2009, 40% des
français et 56% des internautes français ont utilisé les services publics en ligne. Parmi les
services les plus couramment utilisés : la déclaration d’impôt sur le revenu en ligne, la
transmission électronique des fiches de soin ou encore la dématérialisation de l’achat public.
L’achat public est un secteur considérable pour toutes les économies du monde. Il représente
environ 16% du PIB de l’Union Européenne. La France engage chaque année environ 180
milliards d’euro pour les marchés publics (Jubert et al., 2005), soit environ 10% de son PIB
(Minefi, 2004). Informatiser ses procédures est sans doute un enjeu considérable à la fois pour
les administrations publiques acheteuses et les entreprises privées vendeuses.
L’objectif de ce papier est de présenter les constats d’une observation participante de six mois
au sein de l’Agence Centrale des Achats (ACA) du Ministère de l’Economie, des Finances et
de l’Industrie (Minefi). Cette immersion vise à comprendre le secteur de l’achat public et
explorer l’adoption des outils électroniques d’achat par les acheteurs publics et par les
entreprises candidates aux marchés publics.
1. L’E-ACHAT PUBLIC EN FRANCE
Une des principales applications de l’administration électronique G to B (Government to
Business) est l’e-achat public ou « public e-procurement ». Selon Hardy et Williams (2008, p.
155), c’est «un système d’information innovant qui, à travers des plateformes technologiques,
transforme la manière dont les gouvernements achètent les biens et services, et s’engagent
avec les fournisseurs. La combinaison de plusieurs technologies d’information pour assurer
une meilleure information, des coûts d’achat moindres, de la productivité et pour maximiser
l’efficacité de l’achat». Une des premières expériences d’utilisation des TIC dans le domaine
de l’achat public fût aux Etats-Unis en 1993. En effet, un mémorandum présidentiel a imposé
les procédures électroniques dans les marchés publics (Roulland, 2003). En Europe, la
question d’utiliser les procédures électroniques dans le cadre des marchés publics a aussi une
longue histoire. Elle s’est posée dès 1996. En effet, la Commission Européenne a adopté un
livre vert intitulé «Les marchés publics dans l’Union Européenne: pistes de réflexion pour
l’avenir»3 dans lequel elle s’interroge sur les perspectives de l’achat public dans l’Union.
L’utilisation des TIC dans l’achat public était une des principales pistes. En 2000, au sommet
de Lisbonne, cette Commission a décidé que l’Union Européenne doit prêter une attention
3
Disponible sur www.europa.eu
3
particulière au développement des procédures électroniques d’achat. Elle a souligné que
«l’adoption des TIC promet de multiples enjeux en matière d’efficacité, de transparence et
d’ouverture des marchés publics nationaux à la concurrence des entreprises des pays de
l’Union» (Henriksen et Andersen, 2003, p.121). Puis en 2002, le plan d’action «e-Europe
2005 : une société de l’information pour tous» fixe pour la première fois un objectif et une
date. Il stipule qu’il serait souhaitable qu’une partie «appréciable» des marchés publics soit
passée par voie électronique à la fin 2005. A l’issue de cette directive, les pays de l’Union
Européenne ont mis en place, chacun à son rythme et à sa manière, des plans d’action pour
moderniser leurs procédures d’achat public (Carayannis et Popescu, 2005). En novembre
2005, la déclaration ministérielle de l’Union Européenne de Manchester a prescrit un nouvel
objectif, à savoir qu’en 2010 toutes les administrations européennes devront être capables de
mener la totalité de leurs achats publics en ligne et qu’au moins la moitié de leurs marchés
formalisés (marchés dont le montant est supérieur à 135 K euro HT pour l’Etat et de 210 K
euro HT pour les collectivités territoriales) devrait être effectuée en ligne. Cet engouement
envers l’utilisation des moyens électroniques dans le cadre de l’achat public est surtout
motivé par les économies qu’elle peut engendrer. A titre d’exemple, l’utilisation des TIC dans
l’achat public couplée à la rénovation des procédures s’est soldée par des économies de
l’ordre de 30% en Finlande (OCDE, 2004). En France, l’Inspection Générale des Finances et
de la Cour des Comptes estimait ses économies entre 5 et 10 milliards d’euro par an (El
Jamali et al., 2004).
La figure 1 récapitule le déroulement d’une procédure d’achat public totalement
dématérialisée.
4
L’entreprise
envoie son acte
de candidature
L’administration reçoit
les candidatures ,
sélectionne et met en
ligne des documents de
marché (DCE)
3
L’entreprise
télécharge le
DCE et envoie
son offre avec
signature
électronique
5
4
6
L’ entreprise
intéressée par le
marché consulte
les documents
L’administration
reçoit les offres
2
7
Expression du
besoin : La
personne
publique lance
l’appel d’offre
(publication des
AAPC)
Plateforme
d’achat
1
8
11
Administration
Entreprises
L’administration
examine et choisie
l’offre la plus
avantageuse (CAO)
Payement
électronique
9
10
Facturation
électronique
L’administration
attribue le marché et
le notifie
L’administration commande les
prestations (selon le cas) et
l’entreprise commence
l’exécution
Figure 1 : Les étapes de l’achat par voie électronique adaptée de Roulland (2003)
En France, l’utilisation du support électronique dans le cadre des marchés publics est appelée
la dématérialisation de l’achat public ou des marchés publics. S’inscrivant dans le cadre
général de la politique de modernisation des services publics et de la simplification des
démarches administratives, elle a été introduite dans le droit français par le Code des Marchés
Publics (CMP) en 2001 et mise en application depuis le 1er janvier 2005. Une des 140
mesures du programme gouvernemental en matière d’administration électronique (Adèle), la
dématérialisation des procédures d’achat public est définie comme le fait de «mettre en œuvre
des moyens électroniques pour effectuer des opérations de traitement, de publication,
d’échange de stockage des informations concernant les marchés publics sans un support
papier» (Minefi, 2004, p. 4). Si l’obligation actuelle est limitée aux marchés formalisés,
l’objectif ultime est naturellement la généralisation de l’utilisation des moyens électroniques
aux différentes étapes du processus d’achat (Minefi, 2010). En effet, pour l’instant toutes les
personnes publiques soumises au CMP (ministère, établissement public, collectivité, etc.) sont
contraintes, à partir du 1er janvier 2005, d’accepter les candidatures et offres des entreprises
par voie électronique pour leurs appels d’offres en respectant bien sûre les principes
fondamentaux de l’achat public, à savoir le principe de la liberté d’accès à la commande
publique, le principe de l’égalité de traitement des candidats et le principe de la transparence
des procédures. En effet, le CMP les met face à deux obligations en stipulant que les entités
5
soumises aux règles de marchés publics et ayant un besoin d’achat à satisfaire devront mettre
en ligne les différents documents des marchés et notamment d’être en mesure de recevoir les
candidatures et les offres des entreprises par voie électronique. Par ailleurs, la
dématérialisation n’entraîne aucune modification des règles et procédures de passation des
marchés publics qui demeurent identiques à ce qu’elles sont lorsqu’elles sont effectuées avec
un support papier.
Six ans après l’obligation légale du 1er janvier 2005, les enquêtes effectuées par l’Institut
Télécom en 2005 (Beauvallet et Boughzala, 2007), par l’institut de sondage TNS-Sofres en
2007 (Minefi, 2007) ou encore par l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP, 2008) en
2008 montrent que le déploiement est limité et l’appropriation des outils de la
dématérialisation est relativement faible. Le bilan est trompeur et est caractérisé par un faible
usage, notamment de la part des entreprises, un décalage entre l’utilité, la perception et
l’acceptation des nouveaux outils, l’existence de multiples problèmes et par conséquent des
craintes et réticences (Beauvallet et al., 2011; Marcellesi et Bensoussan, 2008; Boughzala,
2010). C’est justement ce bilan qui nous a amené à s’interroger sur les réelles raisons et de
s’immerger dans l’Agence Centrale des Achat (ACA) du Ministère français de l’Economie,
des Finances et de l’Industrie (Minefi). Une observation participante pure, directe et «semidéclarée» de six mois est alors mise en œuvre.
2. LES CARACTERISTIQUES DE L’OBSERVATION PARTICIPANTE
Pour observer une réalité sociale, il existe plusieurs méthodes (Thiétart et coll., 2007;
Giannelloni et Vernette, 2001) dont l’observation. L’observation peut être participante ou non
participante (David et al., 2001). Elle peut être directe ou indirecte selon que l’observateur est
présent ou non sur le terrain (Arborio et Fournier, 1999). Enfin, elle peut être déclarée ou
masquée (Chirouze, 2007) selon que l’observateur révèle ou non son identité et les véritables
raisons de sa présence. Dans le cadre de cette recherche, notre observation participante est
pure, directe et «semi-déclarée». Cette immersion dans le terrain de six mois a permis, à
travers la participation aux différentes tâches des acheteurs publics, de comprendre leur travail
et leur vécu, d’identifier leurs problèmes et notamment de juger le niveau de l’adoption des
procédures électroniques par les différents acteurs (acheteurs et vendeurs).
6
2. 1. Les principes de l’observation participante
La méthode de l’observation participante trouve ses origines dans les recherches
ethnographiques et la recherche-intervention. Bogdan et Taylor (1975, p. 45) la définissent
comme «une recherche caractérisée par une période d’interactions sociales intenses entre le
chercheur et les sujets, dans le milieu de ces derniers. Au cours de cette période des données
sont systématiquement collectées […]. Les observateurs s’immergent personnellement dans la
vie des gens. Ils partagent leurs expériences». Ainsi, elle consiste à vivre en immersion au
sein d’une population/organisation, que l’on désire étudier, afin d’essayer de la comprendre
de l’intérieur et d’en saisir les codes, les mœurs, les pratiques sociales, etc., pour mieux en
appréhender les spécificités. Pour ce faire, elle s’appuie sur des prises de notes, des
enregistrements, etc.
En sciences de gestion, cette méthode a donné lieu à diverses utilisations en entreprise (David
et al., 2001). Son objectif est de capter les situations, les comportements au moment où ils se
produisent et sans intermédiaire (Arnaud, 2003). Dans le cadre de l’utilisation d’une
technologie, l’utilisateur n’est pas toujours en mesure d’expliquer ce qu’il fait mais en
revanche de le montrer. Ceci n’est pas par manque de bonne volonté ou de capacités mais
plutôt parce qu’il est difficile pour lui d’abstraire ses tâches quotidiennes et routinières.
L’observation participante est ainsi une méthode très efficace pour connaître la réalité du
terrain et de recueillir un matériau relativement spontané et authentique. Selon Junkers (1960)
et Usunier et al. (1993), il existe différents niveaux d’observation participante. Ils dégagent
quatre catégories ; une participation pure, une observation pure, une participation en tant
qu’observateur, une observation en tant que participant. Cette catégorisation est faite en
fonction du niveau d’implication de l’observateur, de sa présence et de son statut dans
l’organisation. Quelles sont les particularités de notre observation ?
2. 2. Les caractéristiques de notre observation
L’observation que nous avons menée fait partie de la première catégorie soulevée par Junkers
(1960) et Usunier et al. (1993), à savoir une participation pure. Junkers (1960) la considère
ainsi lorsque le chercheur est employé dans l’organisation pour plusieurs mois avec un rôle
explicite ou non. En effet, notre présence dans l’administration était continue avec un statut
d’acheteur public stagiaire pour une période de six mois renouvelables. Il s’agit de participer à
toutes les tâches et de vivre les mêmes situations que les acteurs que nous observons. De ce
7
fait, nous qualifions notre observation participante comme pure et directe. Cependant, nous ne
la considérons ni comme une observation déclarée ni comme masquée mais plutôt comme
«semi-déclarée» parce que les acteurs de cette organisation connaissent notre statut de
chercheur mais ne savent pas les véritables raisons de notre présence dans leur milieu. A leur
yeux, notre présence avait comme unique raison l’accomplissement d’un stage afin d’avoir
une première expérience professionnelle dans le domaine de l’achat public. Le but de ne pas
afficher nos véritables raisons est de nous permettre de voir les comportements authentiques
de chacun ainsi que les procédures et les pratiques habituelles.
2. 3. Le contexte et le déroulement de l’observation
Créée en novembre 2004, l’ACA est un service à compétence nationale rattaché au secrétariat
générale du Minefi. Elle a pour principale mission de définir et mettre en œuvre la politique
d’achat du ministère. Ses principales actions sont la globalisation des achats, la maîtrise des
consommations, la simplification des processus d’achat et notamment la modernisation des
procédures. En matière d’utilisation des TIC dans le cadre des procédures d’achat, l’ACA est
considérée comme pionnière. C’est justement pour cette raison que nous avons choisi cette
organisation. Organisée par des domaines d’achat, cette agence est composée d’une équipe
d’une trentaine de personnes qui interviennent sur les besoins communs de l’ensemble des
directions du ministère. Pour information, ce ministère dépense environ deux milliards d’euro
par an pour ses achats (Capgemini, 2004). Il emploie environ 120 000 fonctionnaires répartis
sur environ 7 000 services et directions.
Notre observation participante au sein de l’ACA s’est déroulée entre le 1er avril 2006 et le 30
septembre 2006. Elle consiste concrètement, en tant qu’acheteur public stagiaire, à participer
à toutes les étapes de préparation, de passation et de gestion des marchés et des commandes
d’achat. En tant que chercheur, l’objectif est de bien comprendre l’activité des acheteurs, de
saisir tous les signes apparents du vécu de l’organisation visibles au travers des événements et
des tâches quotidiennes auxquelles nous assistons ou participions et que nous recueillons lors
des discussions, des déjeuners, réunions, rencontres avec les fournisseurs, etc. En effet, pour
recueillir des informations, en plus de la participation et de l’observation, nous déclenchons
souvent des discussions sur des points qui nous intriguent, et nous provoquons des débats sur
les problèmes rencontrés, la perception que les acheteurs ont de leur métier et leur niveau de
confiance envers les nouveaux outils. Pour garder la trace de ces informations, nous les avons
notées systématiquement dans un cahier de recherche. L’observation a pris fin après avoir
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estimé avoir obtenu suffisamment d’informations sur le quotidien des acheteurs et avoir cerné
les principales difficultés qu’ils rencontrent en matière d’utilisation des moyens électroniques
lors des marchés publics.
3. LES CONSTATS DE L’OBSERVATION PARTICIPANTE
Notre immersion au sein de l’ACA nous a beaucoup enseigné sur le quotidien des acheteurs
publics et les relations qu’ils entretiennent avec les entreprises candidates aux marchés
publics. En effet, elle a permis de saisir les modes de fonctionnement, de vérifier en interne
les difficultés des acteurs observées de l’extérieur (Beauvallet et Boughzala, 2007), de saisir
leurs comportements, leurs perceptions, leurs motivations, etc., et de recenser leurs attentes
notamment avec l’introduction des nouvelles procédures électroniques.
A l’issue de six mois d’immersion, nos principaux constats se résument comme suit :
-
Une complexité réglementaire et procédurale : Les procédures de travail et les règles
des marchés publics sont multiples et complexes. Les acheteurs publics et les entreprises
manifestent clairement le sentiment d’être parfois perdus dans un arsenal de règles
juridiques et administratives. Ces règles juridiques ne sont pas individuellement
maîtrisées, notamment en raison des évolutions fréquentes du CMP. Pour empêcher une
éventuelle annulation du marché, les acheteurs publics mettent plus en avant le respect du
CMP que la réalisation des objectifs économiques. «On arrive difficilement à suivre les
évolutions du CMP» souligne un des acheteurs. «Pour se prémunir contre les vices de
procédures, nous passons un temps énorme à vérifier que le marché respecte les
dispositions du CMP, des directives, des circulaires, etc.» affirme un autre acheteur. «Il
existe un flou juridique sur les procédures électroniques» souligne un chef de mission. Du
côté des entreprises, un des responsables rencontrés affirme que «pour soumissionner un
marché public, plusieurs personnes doivent travailler à plein temps pour préparer le
dossier de candidature dont l’issue est incertain. Les organismes publics nous demandent,
en plus de notre offre technique et financière, une quantité considérable de pièces
justificatives et formulaires à remplir». Ces affirmations montrent clairement que les
acteurs de l’achat public souhaitent une simplification des procédures.
-
Un métier multi-tâches : Le travail de l’acheteur public se décline en une multitude de
tâches pour répondre à des demandes internes, et aussi gérer les relations avec les
fournisseurs et les prestataires. En effet, la fonction achat dans les organismes publics ne
se limite pas à l’identification des besoins, la rencontre des fournisseurs, la préparation
9
des cahiers des charges et le lancement et l’attribution du marché. Les acheteurs doivent
aussi poursuivre des tâches de suivi de l’évolution et de contrôle de l’exécution. Ceci
présente, selon eux, un travail considérable pour les marchés du ministère. Ainsi, les
acheteurs estiment qu’ils manquent de temps et de moyens. «Nous sommes très débordés.
Nous jonglons entre le lancement de nouveaux marchés et le suivi des marchés en cours»
souligne un chef de mission. Cela dit, les discussions avec les membres de l’ACA nous
ont permis d’identifier une attente principale pour les acheteurs, à savoir une
simplification de leur travail et la délimitation de leur champ d’action. Par ailleurs, ils
estiment que l’introduction des procédures électroniques alourdit encore plus leur travail.
«La dématérialisation des marchés publics nous complique la vie» déclare un acheteur.
-
Un manque de moyens et d’outils efficaces : Les acheteurs signalent le manque d’un
certain nombre d’outils (simples, efficaces et rapides) qui peuvent automatiser certaines
tâches (notamment pour la préparation des pièces des marchés) et assurer le déroulement
et le bon suivi de la stratégie d’achat (cartographie d’achat, indicateurs, bases de données
sur les fournisseurs, bases de suivi des marchés suivis, outils de recueil des données,
gestion et mise à jour des informations, etc.). Les outils de reporting dont ils disposent
présentent certaines anomalies de chiffrage complexes à utiliser et incompatibles avec les
autres systèmes. «Pour conduire efficacement un marché, nous avons besoin de plusieurs
informations qui sont difficilement récupérables, vu le nombre important de bases de
données et la complexité des outils dont dispose le ministère» affirme un acheteur.
-
Des craintes et des réticences par rapport aux nouvelles technologies : Les acheteurs
ne sont pas toujours à l’aise avec les nouvelles technologies. Ils mettent en avant un
déficit d’information et de formation. Cependant, ils estiment que, de manière générale, ils
acceptent facilement les nouveaux outils qui sont simples et utiles pour faciliter leur
travail. «Je ne pense pas que je serai capable d’ouvrir une offre électronique» estime un
acheteur. «Lorsqu’un de nos collègues réceptionne une offre électronique, il se dit «Oh
m…»…Nous lui disons tous «bon courage»…» soulève une acheteuse. Un autre acheteur
affirme : «la mise en ligne de l’AAPC4 est le stress total pour moi. Je le fais parce que
c’est obligatoire». Ces craintes envers les nouvelles technologies mises à la disposition
des acheteurs se manifestent quelque soient l’âge et la fonction. Elles sont associées à un
manque de compétences en informatique et en bureautique. Du côté des entreprises, les
4
Avis d’Appel Public à la Concurrence.
10
procédures électroniques ne sont pas bien maîtrisées mais ne suscitent pas beaucoup de
craintes même si les procédures sont incompréhensibles pour certains responsables.
-
Des problèmes techniques : Pour les acheteurs et les entreprises, la dématérialisation des
procédures n’est pas simple à mettre en place. En effet, les acheteurs pensent que les
plateformes d’achat sont compliquées et ne facilitent pas leur travail (problèmes de
gestion de mots de passe, bugs, pertes de données, besoin de vérification, etc.). Ils ont
rencontré plusieurs problèmes techniques (problèmes de connexion, erreur de saisie,
champs restreints, blocage, niveau de compatibilité faible avec les autres systèmes, etc.).
«Pour lancer un marché par voie électronique, nous nous mettons à plusieurs» affirme un
acheteur. «En cas d’erreur ou de pertes de données, le marché sera annulé. C’est le
désastre pour l’acheteur» poursuit le même acheteur. Pour les entreprises, les plateformes
sont aussi perçues comme complexes et mal structurées. Toutefois, ils mettent en avant les
difficultés à utiliser les certificats et les signatures électroniques qui ne sont pas
compatibles avec les différentes plateformes des organismes publics. «Les plateformes
sont complexes et ergonomiquement très différentes. Pour se les approprier nous passons
un temps énorme. C’est pour cela que nous soumissionnons principalement par papier,
une voie que nous commençons à maîtriser» estime un chef de projet d’une entreprise
contractante avec le ministère.
-
Une faible adoption des procédures électroniques : Les acheteurs comme les vendeurs
avouent que l’utilisation des outils électroniques lors des marchés publics est très faible.
La dématérialisation se limite, pour l’acheteur, à publier en ligne l’AAPC et le DCE5.
Pour les entreprises, elle se limite au téléchargement des pièces du marché. A l’époque de
l’observation, le ministère n’a reçu que quelques offres par voie électronique, que
certaines n’ont pas pu être consultées. La totalité des entreprises rencontrées n’ont pas
envoyé leur dossier de soumission par voie électronique. «Tant que j’ai le choix, je
continue à utiliser les enveloppes papier. Une voie que je maîtrise et sûre» souligne un
candidat potentiel à l’un des marchés du ministère. Pour défendre la faible utilisation des
procédures électroniques, un des acheteurs estime que «les entreprises ne jouent pas le
jeu…».
-
Un déficit de confiance : La participation à plusieurs rencontres avec les entreprises
contractantes avec le ministère a permis de déceler un manque de confiance
5
Dossier de Consultation des Entreprises.
11
particulièrement pour les entreprises. En effet, en raison de la complexité des procédures,
les entreprises semblent avoir une piètre image des marchés publics. S’agissant d’un sujet
délicat, il a été difficile de débattre sur ce point. Mais, l’immersion a permis de soulever
ce sentiment. Cette méfiance se manifeste aussi envers les nouvelles procédures
électroniques à la fois par les acheteurs et les entreprises. Ainsi, un des responsables de
l’ACA affirme qu’«il est indispensable que les acteurs publics et privés de l’achat public
aient confiance dans les dispositifs informatiques et que ces derniers soient garantis
fiables».
CONCLUSION
La dématérialisation des achats publics est un objectif stratégique dans les plans de
développement de l'administration électronique en France et en Europe. Le secteur des
marchés publics est un secteur à forts enjeux économiques, politiques et organisationnels.
L’immersion dans l’ACA nous a permis de constater que les acheteurs publics et les
entreprises manifestent un certain conservatisme envers l’utilisation des procédures
électroniques et une résistance au changement. Ce conservatisme serait motivé par la
complexité des outils, les craintes des acteurs, le manque d’information et de formation, la
complexité des règles juridiques, les problèmes techniques rencontrés, etc. Le changement de
support n’est pas forcément source d’amélioration des procédures d’achat public. Deux
constats se dégagent alors :
-
Le comportement d’adoption de l’e-achat public est le résultat de l’interaction entre
plusieurs facteurs qui renvoient à trois acteurs, à savoir l’usager (compétences en
informatique, réceptivité aux TIC, la sensibilité à l’influence sociale, etc.), la
technologie (la facilité d’utilisation, la qualité, la fiabilité et la compatibilité avec le
travail existant) et l’organisation (la gestion du changement, la formation, la
communication, etc.).
-
La confiance occupe une place considérable dans la décision d’adoption individuelle
et est une cause déterminante du rejet de l’e-achat dans le secteur public. Il semble
qu’elle se décline en quatre formes ou facettes : la confiance en soi, la confiance
envers la technologie, la confiance envers les partenaires, la confiance envers
l’organisation.
12
Cette recherche comporte des limites et nos constats n’ont qu’une validité interne. Pour
explorer les facteurs qui déterminent l’adoption de l’e-achat dans le secteur de l’achat et
étudier le rôle que la confiance peut y jouer, nous estimons qu’il est indispensable de
poursuivre l’investigation. D’ailleurs, d'autres travaux sont actuellement en cours pour
analyser d'une manière empirique et approfondie la dématérialisation des achats publics selon
une autre perspective. Cette dernière tentera de réunir les apports d’une approche qualitative
avec ceux d’une approche quantitative. La combinaison des méthodes qualitatives avec les
méthodes quantitatives nous fournira une compréhension plus profonde. En effet, l’approche
qualitative reposera sur des entretiens semi-directifs exploratoires et des analyses de contenu.
Cette phase sera ensuite complétée par l’élaboration d’une enquête destinée à un grand
échantillon d’administrations publiques.
13
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