Petite Etude Hergéenne n°2: Les accidents d`Haddock

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Petite Etude Hergéenne n°2: Les accidents d`Haddock
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Petites Etudes Hergéennes
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Petite Etude Hergéenne n°2:
Les accidents d’Haddock
par Claire Geurten (Mai 2008)
Keywords/ Mots-clés : Lecture interne , Accidents, Haddock, Surnoms, Floch (J.M.),
Apostolidès (J.M), Tisseron (S.), Spee (B.), Tintin au Tibet.
Contexte :
Travail de recherche dans le cadre d’un cours de français.
Il s’agissait de formuler une question-problème à propos d’un ouvrage (ici, Tintin au
Tibet) lu dans le cours de littérature et de résoudre le problème posé, l’ouvrage ayant
été analysé avec en appui la lecture de deux articles1.
Au départ, un problème ?
Dans l’album « Objectif Lune », à la vignette (44C2), la réflexion du professeur
Tournesol à l’attention du capitaine Haddock :« Est-ce que vous le faites exprès, oui ou
non ? Chaque fois qu’il y a un moyen de vous cogner ou de vous étaler les quatre fers
en l’air, vous ne ratez pas l’occasion, saperlipopette !… Vous ne pouvez pas faire
attention, non ?… »
Quiconque a jamais lu un album de la série “Les Aventures de Tintin” n'a pas achevé sa
lecture sans s'amuser ou s'attrister, c'est selon, des nombreuses chutes et autres maladresses
du capitaine Haddock. Si Tournesol, dans “Objectif Lune”2, formule à cet effet une
interrogation qu'il laisse en suspens, le raisonnement qui suit s'efforce de trouver la clef des
accidents dont la victime est Haddock, en tentant d'y déterminer une logique et d'y donner un
sens. Et pour ce faire, aucun support ne saurait être mieux choisi que Tintin au Tibet,
l'aventure dont le point de départ n'est autre que la chute d'un avion, celui qui comptait
Tchang parmi ses passagers en l'occurrence, et dans lequel, dès lors, la thématique des chutes
semble s'imposer.
A propos de la méthode de résolution
La résolution du problème mis en évidence ci-dessus que nous proposons s'effectuera
en deux phases bien distinctes : la première, la lecture interne, s'attachera à définir les
principaux incidents du capitaine au sein de l'album dont l'action se situe au Tibet, la lecture
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Le rêve d’Haddock dans Tintin au Tibet et Une lecture éthique-éthylique de Tintin au Tibet: ces deux articles ont été
publiés initialement dans La Revue Nouvelle. On en trouvera une version plus détaillée dans l’essai Tintin ou le
secret d’une enfance blessée dont on peut avoir un accès sur le site www.onehope.be .
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L’album Objectif Lune, la vignette 44C2.
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externe, par contre, proposera des éléments de réponse qui se présenteront sous la forme
d'une analyse qui elle-même nécessite plusieurs étapes, afin, d'abord, de préciser le rôle de
ces passages de manière détachée par rapport au récit, mais ensuite d'expliquer ces
comportements à la lumière du caractère du personnage, et de l'histoire en elle-même. La
dernière étape consistera en la confrontation de notre point de vue avec celui d'auteurs, qui se
sont penchés, avant nous, sur le caractère répétitif des malchances du compagnon de Tintin.
Lecture INTERNE
Les éléments englobent trois niveaux : le physique, la culture et le langage.
Les indélicatesses culturelles et linguistiques ayant déjà été mises en évidence par
B.Spee dans son article “ Une analyse éthique-éthylique de Tintin au Tibet”, nous ne
reviendrons pas sur ce sujet.
Les chocs physiques sont donc les suivants:
La promenade à dos de vache dans New-Delhi, qui s'achève par la plongée dans le taxi
dans lequel il espérait sauter pour ne pas arriver en retard.
Il attrape une poussière dans l'oeil, le vent emporte sa casquette, il se trompe de
passerelle. Tous ces événements tendent à retarder leur départ pour Katmandou.
Les accrochages successifs avec les sherpas indiens à Katmandou.
La douleur consécutive à l'ingestion du piment rouge.
La collision avec l'arbre après qu'il se soit assoupi.
Les tendeurs de la tente dans lesquels il trébuche malgré les mises en garde de Tintin.
Le choc dont lui et le contenu de son sac sont victimes lors du détour contraint par le
chorten.
La tsampa qu'il reçoit dans la figure pendant que le sherpa s'anime du fait de son
discours.
Il se coince la barbe dans son sac de couchage, si bien qu'il ne peut s'en tirer sans
renoncer à une partie de celle-ci.
Le flot d'insultes qu'il déverse à l'attention du Yéti fait choir un paquet de neige, sous
lequel il se trouve enseveli.
Il trouve la caverne de Tchang suite à une chute, alors qu'il cherchait à se reposer.
Le réchaud qui devait lui servir à se préparer du porridge lui explose à la figure.
Pendant l'ascension de la montagne, il décroche non seulement un caillou, mouvement
dont les conséquences sont désastreuses, puisqu'il s'en retrouve suspendu dans les airs, mais
il lâche également le couteau qui devait être l'arme de son sacrifice.
Un éternuement de sa part déchire la dernière tente de l'équipe. Les voyageurs se
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voient donc forcer de poursuivre leur épopée sans prendre le moindre repos.
La méthode qu'il emploie pour remettre ses chaussures dans la lamaserie ne semble
pas appropriée : il casse un vase sans parvenir pour autant à les chausser.
Il se cogne lui-même avec ses bottes en embrassant Tintin.
Le seul contact entre ce personnage et le Yéti prend la forme d'une collision, au sortir
de l'antre de l'Abominable Homme des Neiges.
Enfin, force est de constater que le capitaine est quelques fois épargné. Ainsi, sur la
route de l'aérodrome, la voiture qui les transporte évite le clou qui les aurait retardés (8D3),
même si une gêne qu'il ressent dans l'oeil ou la perte de sa casquette ne manquent pas de leur
faire accumuler du retard. De même, il ne tombe pas en traversant, inutilement il faut le
mentionner, la rivière, contrairement à ce à quoi lui-même et Tintin s'attendaient et dont
s'amuse Milou. Il faut aussi épingler le fait que la curiosité de Tintin se voit punie lors de la
traversée de la forêt et que le Yéti est lui aussi suffisamment malchanceux pour se trouver
drapé dans la tente qu'a lâchée précédemment Tintin (42B1). Le héros est d'ailleurs lui aussi
victime d'une chute assez conséquente (31D2).
Lecture EXTERNE
Sur base de cette lecture interne, on peut simplement considérer le phénomène
Haddock comme un élément humoristique du récit, destiné à alléger la charge dramatique de
celui-ci, ou comme une manière de garder la morale sauve, d'avertir les jeunes lecteurs, et les
moins jeunes, des méfaits de l'alcool en leur faisant comprendre que l'abus de boissons
alcoolisées amène un châtiment qui, s'il est corporel pour Haddock, peut prendre toutes les
formes. On retrouve chez l'auteur ce souci de répression dans les passages où ses
protagonistes se moquent d'autrui ou cherchent à se dérober à leurs responsabilités. C'est le
cas de Milou, qui caressait avec tendresse l'idée que la capitaine puisse tomber à l'eau, et se
voit finalement dans la situation où il espérait trouver celui-ci. Le capitaine, encore lui, est
aussi victime de sa pusillanimité, comme en témoigne l'explosion du réchaud de la page 37,
après que non seulement, il ait cherché à se soustraire aux calculs savants destinés à
déterminer le montant de la rémunération du sherpa, mais aussi qu'il se soit permis de
répondre aux inquiétudes de Tintin ayant trait à sa capacité à mettre en route un tel appareil,
que “ un enfant de deux ans s'en tirerait”. Il est donc puni à la fois de son manque de
responsabilité et de ses moqueries.
Mais est-ce tout ? Hergé n'est-il qu'un moralisateur, amusant de temps à autre, quand
le contexte s'y prête ? Peut-être que c'était là son unique intention pendant la rédaction de cet
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ouvrage. Toutefois, les éléments portent à croire qu'il y a semé matière à réflexion plus
métaphysique.
RAISON ET SENTIMENTS
Le personnage de Haddock incarne lui-même un moralisateur qui s'est fixé pour mission
de ramener le jeune Tintin à la raison. Et en tant que porte-parole de la raison, il se voit
confonté à la réalité. Une réalité qui, à en croire ses nombreux accrochages avec elle, ne lui
convient pas : si l'on prolonge l'analogie entre le capitaine et le Yéti développée dans “Une
lecture éthique-éthylique de Tintin au Tibet” par B.Spee, on aboutit inéluctablement à la
conclusion selon laquelle ni l'un ni l'autre ne sont adaptés à la technologie propre à la
civilisation. Cette inadaptation se marque, chez l'un comme chez l'autre sur l'objet que l'on
pourrait dire symbole de cette modernité qu'est la tente. Haddock trébuche à deux reprises
dans les tendeurs de celle-ci (16) et la déchire par un simple éternuement(42D3). Le Yéti,
quant à lui, atterrit dans un rocher par sa faute(42C1) . Ce qui pourrait expliquer que le
capitaine bute à chaque fois sur les éléments représentatifs de la civilisation. Le problème
d'Haddock, c'est, qu'à la différence de l'Abominable Homme des Neiges, il n'est pas fait non
plus pour l'aventure et la montagne, comme il l'exprime avec ses propres termes dès la
première planche de l'album. Ses déclarations s'illustrent plus tard par l'épisode de l'escalade
de la montagne. La vie en société lui cause également énormément de troubles, si l'on
considère ses collisions successives avec les sherpas indiens (10D3, 11A2 et14B1). Ce qui
permet de comprendre l'aspiration du marin à retourner à Moulinsart, château ancien ,
tranquille et quasi inhabité.
Ainsi donc, le capitaine prône la raison en territoire étranger, dans une situation qui lui
échappe, Tchang n'étant pas son ami, ni même l'une de ses connaissances, à une époque qui
n'est plus la sienne (il se désigne lui-même comme un “vieux rafiot”), mais un ami de Tintin.
Effectivement, le ton paternaliste qu'il prend pour s'adresser à son camarade ( l'apostrophe la
plus courante étant “fiston”, bien qu'on entende aussi “moussaillon” et “gamin”)et les conseils
qu'il prétend lui donner (en lui épargnant de boire du cognac, notamment) tendent à faire de
Haddock l'exemple que le héros devrait suivre, si les constantes maladresses de son mentor ne
venaient témoigner de l'inutilité d'un tel enseignement. Les leçons du capitaine, et par
extension celles que tout adulte est amené à donner à un plus jeune3, ne peuvent être
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J'irai, pour ma part, jusqu'à prêter à Hergé une forte ironie ayant pour objet sa personne elle-même ! Il a souvent
été dit que le caractère du capitaine était intrinsèquement lié à la personnalité de son créateur. Or les divers
ouvrages qu'il m'a été donné de consulter n'avaient de cesse d'affirmer qu'en travaillant sur “Tintin au Tibet”, M.
Remi aurait pris conscience de ses imperfections, de tout ce qui le séparait de son héros Tintin. Peut-être se
voyait-il à ce moment précis de sa vie dans l'incapacité d'attribuer à ses oeuvres la portée morale qui les
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assimilées dans la mesure où les actes de ce dernier viennent toujours contredire ses paroles.
Il suffit qu'il se prenne en exemple afin d'illustrer son propos pour que son comportement et
les évènements viennent le démentir (voir l'épisode du réchaud et les télescopages avec les
sherpas). il s'agit d'une nouvelle confirmation du caractère inadapté au cadre de l'histoire de
cette sagesse désuète et contradictoire dont il se veut l'interprète. Le rationalisme, d'ailleurs,
est exclu d'une intrigue dont le point de départ est à trouver dans un rêve prémonitoire. En
somme, on pourrait opposer de manière continue tout au long du récit, le capitaine et le
reporter, et ce en fonction de ce qu'ils représentent: la raison et les sentiments. En effet,
Tintin reste sourd aux avertissements de son compagnon et, pour continuer la route qui le
mènera à son ami Tchang, n'écoute que son coeur, puisqu'il est si pur.
COEUR PUR, NEIGE DU MATIN ET TONNERRE GRONDANT
Il s'agit des surnoms que prête le Grand Précieux aux héros. Si l'on se penche de plus
près sur celui qu'il attribue à Haddock, on s'aperçoit que l'épithète renvoie principalement aux
insultes et aux colères de ce dernier mais ajoute surtout à la connotation effrayante du
substantif. En effet, le capitaine déploie par instant une énergie physique, qui contraste avec le
constant potentiel moral dont dispose le petit reporter. Il peut donc aisément terroriser. Il faut
aussi mentionner le fait que les orages de montagne ont la réputation d'être particulièrement
ravageurs. L'appellation “Tonnerre” souligne les nombreux dégâts infligés à la montagne, et à
la lamaserie par le capitaine (il provoque des avalanches, endommage les chortens, brise les
vase sacrés qui ornent sa chambre, etc.), en même temps qu'il rappelle, associé au qualificatif
“grondant”, qu'il fait plus de bruit que de mal.
Une énergie physique entraîne nécessairement des chutes qui ne peuvent être que
physiques. Parallèlement à la quête sentimentale de Tintin se développe l'histoire de Haddock,
ivrogne un peu bourru. Histoire dont les péripéties se résument en une succession de
malchances et de maladresses. Ainsi, si Tintin est amené à voir son moral fluctuer, c'est à la
personne elle-même du capitaine qui reçoit littéralement les coups, comme par solidarité. Et, à
l'instar de son camarade, même si les éléments matériels semblent vouloir l'en dissuader, il
passe outre, prend la peine de se relever, de se remettre de ses frustrations successives et de
reprendre la route.
Ses chutes donnent en quelque sorte le ton et le rythme du récit : heurtant.
Si Tintin est jeune, malin, agile, imberbe, discret, compréhensif, civil et courageux, le
caractérisait précédemment. Dans ce cas, tourner la sagesse du capitaine en ridicule reviendrait à rire des leçons
qu'il prétendait être en mesure de donner via le comportement irréprochable de Tintin.
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capitaine se définit comme son antagoniste. Pourtant, le second est indispensable au premier,
ce qu'illustre la détresse qui se marque sur le visage de Tintin, au moment où il risque d'être
privé de sa compagnie (37D4). Cette affection s'explique par les innombrables gaucheries du
capitaine qui permettent à Tintin de progresser dans sa quête ( passage, entre autres de la
grotte qu'il trouve en tombant alors qu'il se refusait à chercher (34C2)). Haddock participe
aussi, à sa manière, à la résolution de l'intrigue, et ce malgré le fait que les incidents dont il
est la cible tendent plus à ralentir son déroulement. Néanmoins, Tintin reste attaché à cette
figure paternelle4 qui s'apparente en bien des points à celle de son plus fidèle compagnon,
Milou.
Outre leur antipathie pour la montagne (Pl.1), leur faible pour l'alcool (Pl.19), leur
« trouillardise » (57A2a pour Milou et 57A2b en ce qui concerne Haddock ), ils partagent aussi
un manque de chance (30C2 : Milou est victime d'une chute de stalactites) et de condition
physique ( Pl.15 :lors de la première journée de marche vers le Népal, l'attitude de Milou
semble singer celle de Haddock), mais surtout un dévouement sincère et profond au héros. Et
c'est là ce qui rapproche Tintin de son aîné : l'attachement à un individu. Tchang pour le
premier et Tintin pour le second5. En somme, ces deux êtres ne sont pas si dissemblables,
attendu qu'ils acceptent de traverser quantité d'épreuves pour parvenir à leur fin.
TOMBERA, TOMBERA PAS ? TOMBERA, FORCEMENT !
Le passage central en ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, à savoir les accidents
du capitaine Haddock, c'est précisément celui où il escalade, encordé à Tintin, la montagne où
se trouve accrochée l'écharpe de Tchang. Cet épisode est interpellant dans la mesure où il
illustre, en deux planches, l'ensemble du récit et, surtout, la psychologie de Haddock:
Tintin n'hésite pas, pour sauver Tchang (ici représenté par son écharpe), à mettre en
danger la vie d'un autre de ses amis. Ami qui, bien que solidement lié à lui par une quête
commune et un attachement sentimental ( lien symbolisé par la corde ), persiste à tirer Tintin
vers le bas, le ramener à sa position originelle, le faire renoncer à son objectif afin de
retrouver son tranquille château de Moulinsart. Toutefois, Haddock se révèle prêt à se sacrifier
pour la survie de Tintin, d'une part, mais aussi pour que l'aventure de ce dernier puisse se
poursuivre et que, à terme, Tchang soit retrouvé sain et sauf. Mais ce sacrifice pourrait être
interprété comme l'ultime désir du capitaine d'abandonner Tintin à son triste sort et de
regagner la terre ferme, revenir en arrière, au château. Toutefois, le fait que le couteau
4
Note de la rédaction. Il s’agirait plutôt d’une autre figure tutélaire, celle d’un oncle maternel si on se réfère aux côtés
sombres de la biographie d’Hergé.
5
Il est peut- être lieu de signaler que cette affection n'est qu'une conséquence directe de l'opération de sauvetage
qu'a opérée Tintin dans “Le crabe aux pinces d'or” et dont Haddock fut le bénéficiaire. Depuis, le reporter inspire au
marin une admiration bien fondée.
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destiné à accomplir cette séparation lui échappe des mains vient témoigner de son incapacité
à laisser son ami de toujours derrière lui, en, situation délicate.
C'est dans ce contexte qu'intervient le sherpa Tharkey, qui, à ce moment comme à
l'instant où il accepte d'accompagner les deux voyageurs, apparaît comme le sauveur, celui
sans qui le périple n'aurait pas pu avoir lieu, sans qui ils se seraient tous deux retrouvés au
sol, c'est-à-dire à Moulinsart, impuissants.
L'épisode n'est pas sans rappeler les reproches qu'avait exprimés Haddock à l'égard de
la montagne dans la réponse qu'il avait faite à l'invitation de Tintin à l'hôtel des Sommets
(Pl.1).
Avant de corriger voire compléter ces appréciations à l'aide d'ouvrages annexes, il
convient d'épingler un passage: le chant qu'entame le capitaine page 606 , à l'occasion de la
fin du périple tibétain : “Nous voilà presque au bout de nos peines”. Ce dernier ne prend sens
que s'il est mis en relation avec celui de la page 15 et la mélodie qu'il entonne
consécutivement à la prise de cognac en 38B3. Dans les deux derniers cas signalés, la bonne
humeur est un effet de l'ivresse, dans le premier, le capitaine est à jeun. L'hypothèse qu'un tel
emportement soit le chef d'une ivresse des montagnes, pour reprendre la notion employée par
B.Spee, n'est pas à exclure. D'autant que le chanteur voit juste : l'aventure touche à sa fin.
Tout comme il ne s'était pas trompé quand, au début du voyage, il avait fredonné “sans trêve
et sans repos”, puisque cette affirmation s'est vue mise en application par la suite du récit: la
tente s'étant envolée, l'équipe ne disposait pas d'autres moyens que de ne prendre ni “trêve”,
ni “repos”.
Le cas Haddock et les hypothèses des tintinologues
Les tintinologues envisagent le cas Haddock de deux manières : une partie le considère
dans la globalité des Aventures, l'autre l'examine au sein d'un seul album. Rares sont ceux
qui, parmi ceux qui s'attachent à décrire sa psychologie de manière transversale, daignent
avancer une explication au mystère des accidents du capitaine. Ils abordent néanmoins des
sujets évoqués ci-dessus.
L'analyse de Vandromme, dont la rédaction date d'avant la parution du tome des
“Aventures de Tintin” dont nous avons fait notre support, définit les insultes du capitaine
comme la manifestation pacifique d'un esprit d'opposition au monde. De plus, il situe le lien
6
Dans Tintin au Tibet à la vignette 60D2, nous pouvons lire le propos d’Haddock : « Pom Pom Pom Pom Pom Nous
voilà presque au bout de nos peines. Pom Pom Pom.»
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entre Tintin et Haddock dans le dégoût qui leur est commun pour l'injustice, tout en
soulignant que la différence réside dans les méthodes employées pour résoudre cette injustice,
le langage pour l'un, la ruse pour l'autre. Il pose également les gags comme des moyens de
distraire le héros de son objectif, au même titre que les péripéties elles-mêmes. L'aventure du
Tibet ne trouvant pas sa source dans une injustice, il nous est impossible de confirmer le point
de vue de Vandromme. De même, nous avons déjà démontré que les mésaventures de
Haddock, si elles peuvent être taxées de gags, aident néanmoins, à certains instants, à la
progression du récit. Il faudrait par ailleurs prolonger sa théorie selon laquelle Haddock
s'oppose à la société, pour pouvoir affirmer que la société le lui rend bien, en mettant sur son
chemin suffisamment d'obstacles pour qu'il y trébuche. Cette hypothèse apparaît comme
lacunaire dans la mesure où elle ne fournit aucune explication quant aux causes d'un tel
comportement.
Tisseron, quant à lui, tisse entre Tintin et Haddock une relation de fraternité : il donne
au héros le rôle d'un enfant qu'il qualifie d'idéal, et au capitaine celui d'enfant réel, qui se
caractérise par ses défauts. Là où ce point de vue est intéressant, c'est dans l'interprétation
qu'il propose de la chute de Haddock pendant l'escalade à la recherche de l'écharpe.
Pour lui, ce passage met en évidence la souffrance qu'infligent à l'enfant parfait les
imperfections de l'enfant réel. Il confond la corde qui unit Haddock et Tintin et le lien qui relie
une mère à son enfant. Il base cette supposition sur le fait que, dans les deux cas, la rupture
se révèle catastrophique.7
Dans le même objet, à savoir la corde, Apostolidès reconnaît le symbole de l'amitié que
partagent les deux protagonistes, pour la simple raison que, dès l'apparition du capitaine dans
“Le crabe aux pinces d'or”, le héros tend une corde à ce dernier pour qu'ils s'échappent tous
les deux. Et cette corde ne se rompt pas. J'aurais tendance à dire que la tentative, vaine, du
capitaine pour la couper à l'aide de son canif, vient confirmer cette affirmation.
Une autre observation d'Apostolidès mérite qu'on lui accorde toute notre attention:
dans “Les métamorphoses de Tintin”, il mentionne effectivement le fait que le premier contact
entre le héros et son futur compagnon prend la forme d'un choc. Cet élément est assez
intéressant dans la mesure où il place d'emblée le capitaine comme un personnage
malchanceux, à la source des maux duquel on trouve Tintin, ou plutôt ce que Tintin représente
: l'introversion, qui s'oppose spirituellement à l'extraversion, et physiquement à Haddock.
Apostolidès bénéficie, dans ce cas-ci, de tout notre soutien. Et de fait, quoi de plus exaspérant
pour un extraverti que quelqu'un qui ne laisse rien paraître ?
7
Cette interprétation suscite en nous une interrogation: les psychanalystes sont-ils toujours contraints de prêter à
tout problème une origine familiale, même lorsque les principaux intéressés ne sont que des héros de papier, de la
famille desquels il n'est fait aucune mention qui porte, ne fût-ce qu'un rien, à conséquence ?
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J.M. Floch, quant à lui, prête aux chutes de Haddock un pouvoir de sanction pour nonrespect des valeurs sacrées, qu'il associe par ailleurs à la composante verticale des éléments:
le capitaine enjambe la vache sacrée, se rit du chorten et du « lévitant», se lamente d'avoir à
escalader la montagne, confond le feu Saint-Elme avec une centrale électrique, etc. Ce sont là
autant d'obstacles verticaux revêtus d'un caractère sacré. Il met lui aussi Tintin et Haddock en
opposition, mais leur attribue des valeurs différentes. Tintin symbolise la foi, et Haddock la
raison. Tintin, en vertu de ce qu'il incarne, est plus à même de saisir la portée du spirituel. Les
événements lui sont donc favorables, de sorte que le chef de l'aérodrome jouant avec son
élastique qui cherche à le ramener à la raison, se voit contredit par le fait que son jouet se
retourne contre lui. En conclusion, l'individu “Tonnerre Grondant” , surnommé ainsi, d'après
lui, pour rappeler les réprimandes du capitaine à Tintin, éprouve le désir de voir les montagnes
aplaties, et non déplacées. Floch perçoit cette réplique comme la confirmation de ce déni du
sacré qui habite Haddock tout au long de l'histoire. Et l'on ne peut nier que les éléments se
plient aux associations sus-mentionnées. Il est aussi remarquable que sa lecture de l'oeuvre
d'Hergé concorde avec la nôtre en ce qui concerne l'affection que porte le capitaine au
reporter: il souligne que le marin, en rejoignant Tintin avec l'appareil photo, lui apporte l'objet
qui permettra son salut lorsque celui-ci se retrouvera face au Yéti .
CONCLUSION
Au vu de la diversité des opinions émises sur des sujets qui se rapprochent assez de
l'objet de notre réflexion, nous pouvons exprimer notre réponse à Tournesol revue et corrigée
comme suit :
Nous prêtons toujours, en tant que lecteurs avertis, des vertus humoristiques et
punitives aux chutes du capitaine. Nous accordons également à ce dernier, et ce au sein même
du récit qu'est “Tintin au Tibet” le rôle de la raison, mais une raison inopportune et surannée.
Ce qui explique qu'elle soit démentie par le cours des événements, ceux-ci donnant raison à
Tintin, c'est-à-dire à quelqu'un qui croit. La négation des valeurs sacrées, et, partant, d'une
culture étrangère, comme mentionnée dans les travaux de M. Floch et M. Spee, en est, d'après
nous, la cause probable.
Nous avons par la suite défini les incidents de Haddock comme les péripéties d'une
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histoire à part, son histoire à lui, qui montrent la compassion qu'il ressent pour son sauveur,
bien qu'il désapprouve, en parole, la persévérance de celui-ci. Aux douleurs sentimentales de
Tintin correspondent donc les souffrances physiques du capitaine. Le rapprochement que l'on
peut effectuer entre Tintin et son ami, bien qu'ils soient fort dissemblables, tient dans le fait
qu'ils se montrent tous deux capables d'affronter l'impossible pour l'être cher : Tchang et
Tintin.
La chute qui a cours lors de l'escalade nous apparaît comme un condensé de l'ensemble
de l'intrigue de l'album : il s'agit, pour Tintin, de risquer la vie d'un ami au profit de celle d'un
autre, dont on est en rien assuré de manière tangible qu'il est toujours en vie. Et ce, malgré
l'aspiration du vieil ami à retourner en arrière, manifestée par la corde, qui représente, à mon
avis comme à celui de M. Apostolidès, l'amitié qui les enchaîne, et ce depuis l'apparition du
vieux marin.
Nous pensons avoir ainsi fait de notre mieux pour apporter au professeur Tournesol une
réponse satisfaisante.
BIBLIOGRAPHIE
Apostolidès, J.-M., Les métamorphoses de Tintin, 1ère édition, Paris, Seghers, 1984, 296 p.
Floch, J.-M., Une lecture de Tintin au Tibet, 1ère édition, Paris, PUF, 1997, 211 p.
Hergé, Objectif Lune, 2ème édition, Tournai, Casterman, 1953, 62 p.
Hergé, Tintin au Tibet, 2ème édition, Tournai, Castreman, 1960, 62 p.
Spee, B., Une analyse éthique-éthylique de “Tintin au Tibet”, La revue nouvelle, décembre 2002,n°12, pp. 82-93.
Tisseron, S., Tintin chez le psychanalyste, 1ère édition, Paris, éditions Aubier, 1985, 192 p.
Vandromme, P., Le monde de Tintin, 3ème édition, Paris, éditions de La Table Ronde, 1994, 296 p.
Pour aller plus loin :
Notes de la rédaction : On soulignera à la suite de l’étude de Caire Geurten que depuis son
apparition dans Les Aventures de Tintin, Haddock ne peut pas réussir ce qu’il entreprend. Or dans
l’album Tintin au Tibet, il pouvait en être autrement car Tintin y devient franchement déraisonnable
à se fier à un rêve prémonitoire : il est pris d’une ivresse humanitaire. Face au héros, Haddock
devient franchement raisonnable. Il pouvait trouver dans cette Aventure l’occasion de se racheter ou
au moins d’aider efficacement son « tuteur » : il s’y emploie.
Mais finalement, il n’en sera rien, il gardera un rôle secondaire.
En fait, dès le début de son apparition dans Les Aventures de Tintin, Haddock ne peut rien réussir, il
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restera toujours en dette vis-à-vis de son ami.
La raison, il faut probablement la chercher dans l’histoire du personnage : un élément le condamne
irrévocablement à l’échec à savoir sa violence initiale contre Tintin. Cette violence est à chaque fois
mise sur le coup d’un abus d’alcool. Cette récurrence nous a conduit au travers de notre essai Tintin
ou le secret d’une enfance blessées. Signes de piste
à
avancer l’hypothèse que derrière le
personnage d’Haddock se cache la figure d’un abuseur à amender, voire à transfigurer et que cette
figure trouve un écho autobiographique malheureux dans la vie d’Hergé. La fiction comme
transformation, voire comme inversion de la réalité ?
Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique
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