Petite Etude Hergéenne n°2: Les accidents d`Haddock
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Petite Etude Hergéenne n°2: Les accidents d`Haddock
1 Petites Etudes Hergéennes 1 Petite Etude Hergéenne n°2: Les accidents d’Haddock par Claire Geurten (Mai 2008) Keywords/ Mots-clés : Lecture interne , Accidents, Haddock, Surnoms, Floch (J.M.), Apostolidès (J.M), Tisseron (S.), Spee (B.), Tintin au Tibet. Contexte : Travail de recherche dans le cadre d’un cours de français. Il s’agissait de formuler une question-problème à propos d’un ouvrage (ici, Tintin au Tibet) lu dans le cours de littérature et de résoudre le problème posé, l’ouvrage ayant été analysé avec en appui la lecture de deux articles1. Au départ, un problème ? Dans l’album « Objectif Lune », à la vignette (44C2), la réflexion du professeur Tournesol à l’attention du capitaine Haddock :« Est-ce que vous le faites exprès, oui ou non ? Chaque fois qu’il y a un moyen de vous cogner ou de vous étaler les quatre fers en l’air, vous ne ratez pas l’occasion, saperlipopette !… Vous ne pouvez pas faire attention, non ?… » Quiconque a jamais lu un album de la série “Les Aventures de Tintin” n'a pas achevé sa lecture sans s'amuser ou s'attrister, c'est selon, des nombreuses chutes et autres maladresses du capitaine Haddock. Si Tournesol, dans “Objectif Lune”2, formule à cet effet une interrogation qu'il laisse en suspens, le raisonnement qui suit s'efforce de trouver la clef des accidents dont la victime est Haddock, en tentant d'y déterminer une logique et d'y donner un sens. Et pour ce faire, aucun support ne saurait être mieux choisi que Tintin au Tibet, l'aventure dont le point de départ n'est autre que la chute d'un avion, celui qui comptait Tchang parmi ses passagers en l'occurrence, et dans lequel, dès lors, la thématique des chutes semble s'imposer. A propos de la méthode de résolution La résolution du problème mis en évidence ci-dessus que nous proposons s'effectuera en deux phases bien distinctes : la première, la lecture interne, s'attachera à définir les principaux incidents du capitaine au sein de l'album dont l'action se situe au Tibet, la lecture 1 Le rêve d’Haddock dans Tintin au Tibet et Une lecture éthique-éthylique de Tintin au Tibet: ces deux articles ont été publiés initialement dans La Revue Nouvelle. On en trouvera une version plus détaillée dans l’essai Tintin ou le secret d’une enfance blessée dont on peut avoir un accès sur le site www.onehope.be . 2 L’album Objectif Lune, la vignette 44C2. Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 2 Petites Etudes Hergéennes 2 externe, par contre, proposera des éléments de réponse qui se présenteront sous la forme d'une analyse qui elle-même nécessite plusieurs étapes, afin, d'abord, de préciser le rôle de ces passages de manière détachée par rapport au récit, mais ensuite d'expliquer ces comportements à la lumière du caractère du personnage, et de l'histoire en elle-même. La dernière étape consistera en la confrontation de notre point de vue avec celui d'auteurs, qui se sont penchés, avant nous, sur le caractère répétitif des malchances du compagnon de Tintin. Lecture INTERNE Les éléments englobent trois niveaux : le physique, la culture et le langage. Les indélicatesses culturelles et linguistiques ayant déjà été mises en évidence par B.Spee dans son article “ Une analyse éthique-éthylique de Tintin au Tibet”, nous ne reviendrons pas sur ce sujet. Les chocs physiques sont donc les suivants: La promenade à dos de vache dans New-Delhi, qui s'achève par la plongée dans le taxi dans lequel il espérait sauter pour ne pas arriver en retard. Il attrape une poussière dans l'oeil, le vent emporte sa casquette, il se trompe de passerelle. Tous ces événements tendent à retarder leur départ pour Katmandou. Les accrochages successifs avec les sherpas indiens à Katmandou. La douleur consécutive à l'ingestion du piment rouge. La collision avec l'arbre après qu'il se soit assoupi. Les tendeurs de la tente dans lesquels il trébuche malgré les mises en garde de Tintin. Le choc dont lui et le contenu de son sac sont victimes lors du détour contraint par le chorten. La tsampa qu'il reçoit dans la figure pendant que le sherpa s'anime du fait de son discours. Il se coince la barbe dans son sac de couchage, si bien qu'il ne peut s'en tirer sans renoncer à une partie de celle-ci. Le flot d'insultes qu'il déverse à l'attention du Yéti fait choir un paquet de neige, sous lequel il se trouve enseveli. Il trouve la caverne de Tchang suite à une chute, alors qu'il cherchait à se reposer. Le réchaud qui devait lui servir à se préparer du porridge lui explose à la figure. Pendant l'ascension de la montagne, il décroche non seulement un caillou, mouvement dont les conséquences sont désastreuses, puisqu'il s'en retrouve suspendu dans les airs, mais il lâche également le couteau qui devait être l'arme de son sacrifice. Un éternuement de sa part déchire la dernière tente de l'équipe. Les voyageurs se Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 3 Petites Etudes Hergéennes 3 voient donc forcer de poursuivre leur épopée sans prendre le moindre repos. La méthode qu'il emploie pour remettre ses chaussures dans la lamaserie ne semble pas appropriée : il casse un vase sans parvenir pour autant à les chausser. Il se cogne lui-même avec ses bottes en embrassant Tintin. Le seul contact entre ce personnage et le Yéti prend la forme d'une collision, au sortir de l'antre de l'Abominable Homme des Neiges. Enfin, force est de constater que le capitaine est quelques fois épargné. Ainsi, sur la route de l'aérodrome, la voiture qui les transporte évite le clou qui les aurait retardés (8D3), même si une gêne qu'il ressent dans l'oeil ou la perte de sa casquette ne manquent pas de leur faire accumuler du retard. De même, il ne tombe pas en traversant, inutilement il faut le mentionner, la rivière, contrairement à ce à quoi lui-même et Tintin s'attendaient et dont s'amuse Milou. Il faut aussi épingler le fait que la curiosité de Tintin se voit punie lors de la traversée de la forêt et que le Yéti est lui aussi suffisamment malchanceux pour se trouver drapé dans la tente qu'a lâchée précédemment Tintin (42B1). Le héros est d'ailleurs lui aussi victime d'une chute assez conséquente (31D2). Lecture EXTERNE Sur base de cette lecture interne, on peut simplement considérer le phénomène Haddock comme un élément humoristique du récit, destiné à alléger la charge dramatique de celui-ci, ou comme une manière de garder la morale sauve, d'avertir les jeunes lecteurs, et les moins jeunes, des méfaits de l'alcool en leur faisant comprendre que l'abus de boissons alcoolisées amène un châtiment qui, s'il est corporel pour Haddock, peut prendre toutes les formes. On retrouve chez l'auteur ce souci de répression dans les passages où ses protagonistes se moquent d'autrui ou cherchent à se dérober à leurs responsabilités. C'est le cas de Milou, qui caressait avec tendresse l'idée que la capitaine puisse tomber à l'eau, et se voit finalement dans la situation où il espérait trouver celui-ci. Le capitaine, encore lui, est aussi victime de sa pusillanimité, comme en témoigne l'explosion du réchaud de la page 37, après que non seulement, il ait cherché à se soustraire aux calculs savants destinés à déterminer le montant de la rémunération du sherpa, mais aussi qu'il se soit permis de répondre aux inquiétudes de Tintin ayant trait à sa capacité à mettre en route un tel appareil, que “ un enfant de deux ans s'en tirerait”. Il est donc puni à la fois de son manque de responsabilité et de ses moqueries. Mais est-ce tout ? Hergé n'est-il qu'un moralisateur, amusant de temps à autre, quand le contexte s'y prête ? Peut-être que c'était là son unique intention pendant la rédaction de cet Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 4 Petites Etudes Hergéennes 4 ouvrage. Toutefois, les éléments portent à croire qu'il y a semé matière à réflexion plus métaphysique. RAISON ET SENTIMENTS Le personnage de Haddock incarne lui-même un moralisateur qui s'est fixé pour mission de ramener le jeune Tintin à la raison. Et en tant que porte-parole de la raison, il se voit confonté à la réalité. Une réalité qui, à en croire ses nombreux accrochages avec elle, ne lui convient pas : si l'on prolonge l'analogie entre le capitaine et le Yéti développée dans “Une lecture éthique-éthylique de Tintin au Tibet” par B.Spee, on aboutit inéluctablement à la conclusion selon laquelle ni l'un ni l'autre ne sont adaptés à la technologie propre à la civilisation. Cette inadaptation se marque, chez l'un comme chez l'autre sur l'objet que l'on pourrait dire symbole de cette modernité qu'est la tente. Haddock trébuche à deux reprises dans les tendeurs de celle-ci (16) et la déchire par un simple éternuement(42D3). Le Yéti, quant à lui, atterrit dans un rocher par sa faute(42C1) . Ce qui pourrait expliquer que le capitaine bute à chaque fois sur les éléments représentatifs de la civilisation. Le problème d'Haddock, c'est, qu'à la différence de l'Abominable Homme des Neiges, il n'est pas fait non plus pour l'aventure et la montagne, comme il l'exprime avec ses propres termes dès la première planche de l'album. Ses déclarations s'illustrent plus tard par l'épisode de l'escalade de la montagne. La vie en société lui cause également énormément de troubles, si l'on considère ses collisions successives avec les sherpas indiens (10D3, 11A2 et14B1). Ce qui permet de comprendre l'aspiration du marin à retourner à Moulinsart, château ancien , tranquille et quasi inhabité. Ainsi donc, le capitaine prône la raison en territoire étranger, dans une situation qui lui échappe, Tchang n'étant pas son ami, ni même l'une de ses connaissances, à une époque qui n'est plus la sienne (il se désigne lui-même comme un “vieux rafiot”), mais un ami de Tintin. Effectivement, le ton paternaliste qu'il prend pour s'adresser à son camarade ( l'apostrophe la plus courante étant “fiston”, bien qu'on entende aussi “moussaillon” et “gamin”)et les conseils qu'il prétend lui donner (en lui épargnant de boire du cognac, notamment) tendent à faire de Haddock l'exemple que le héros devrait suivre, si les constantes maladresses de son mentor ne venaient témoigner de l'inutilité d'un tel enseignement. Les leçons du capitaine, et par extension celles que tout adulte est amené à donner à un plus jeune3, ne peuvent être 3 J'irai, pour ma part, jusqu'à prêter à Hergé une forte ironie ayant pour objet sa personne elle-même ! Il a souvent été dit que le caractère du capitaine était intrinsèquement lié à la personnalité de son créateur. Or les divers ouvrages qu'il m'a été donné de consulter n'avaient de cesse d'affirmer qu'en travaillant sur “Tintin au Tibet”, M. Remi aurait pris conscience de ses imperfections, de tout ce qui le séparait de son héros Tintin. Peut-être se voyait-il à ce moment précis de sa vie dans l'incapacité d'attribuer à ses oeuvres la portée morale qui les Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 5 Petites Etudes Hergéennes 5 assimilées dans la mesure où les actes de ce dernier viennent toujours contredire ses paroles. Il suffit qu'il se prenne en exemple afin d'illustrer son propos pour que son comportement et les évènements viennent le démentir (voir l'épisode du réchaud et les télescopages avec les sherpas). il s'agit d'une nouvelle confirmation du caractère inadapté au cadre de l'histoire de cette sagesse désuète et contradictoire dont il se veut l'interprète. Le rationalisme, d'ailleurs, est exclu d'une intrigue dont le point de départ est à trouver dans un rêve prémonitoire. En somme, on pourrait opposer de manière continue tout au long du récit, le capitaine et le reporter, et ce en fonction de ce qu'ils représentent: la raison et les sentiments. En effet, Tintin reste sourd aux avertissements de son compagnon et, pour continuer la route qui le mènera à son ami Tchang, n'écoute que son coeur, puisqu'il est si pur. COEUR PUR, NEIGE DU MATIN ET TONNERRE GRONDANT Il s'agit des surnoms que prête le Grand Précieux aux héros. Si l'on se penche de plus près sur celui qu'il attribue à Haddock, on s'aperçoit que l'épithète renvoie principalement aux insultes et aux colères de ce dernier mais ajoute surtout à la connotation effrayante du substantif. En effet, le capitaine déploie par instant une énergie physique, qui contraste avec le constant potentiel moral dont dispose le petit reporter. Il peut donc aisément terroriser. Il faut aussi mentionner le fait que les orages de montagne ont la réputation d'être particulièrement ravageurs. L'appellation “Tonnerre” souligne les nombreux dégâts infligés à la montagne, et à la lamaserie par le capitaine (il provoque des avalanches, endommage les chortens, brise les vase sacrés qui ornent sa chambre, etc.), en même temps qu'il rappelle, associé au qualificatif “grondant”, qu'il fait plus de bruit que de mal. Une énergie physique entraîne nécessairement des chutes qui ne peuvent être que physiques. Parallèlement à la quête sentimentale de Tintin se développe l'histoire de Haddock, ivrogne un peu bourru. Histoire dont les péripéties se résument en une succession de malchances et de maladresses. Ainsi, si Tintin est amené à voir son moral fluctuer, c'est à la personne elle-même du capitaine qui reçoit littéralement les coups, comme par solidarité. Et, à l'instar de son camarade, même si les éléments matériels semblent vouloir l'en dissuader, il passe outre, prend la peine de se relever, de se remettre de ses frustrations successives et de reprendre la route. Ses chutes donnent en quelque sorte le ton et le rythme du récit : heurtant. Si Tintin est jeune, malin, agile, imberbe, discret, compréhensif, civil et courageux, le caractérisait précédemment. Dans ce cas, tourner la sagesse du capitaine en ridicule reviendrait à rire des leçons qu'il prétendait être en mesure de donner via le comportement irréprochable de Tintin. Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 6 Petites Etudes Hergéennes 6 capitaine se définit comme son antagoniste. Pourtant, le second est indispensable au premier, ce qu'illustre la détresse qui se marque sur le visage de Tintin, au moment où il risque d'être privé de sa compagnie (37D4). Cette affection s'explique par les innombrables gaucheries du capitaine qui permettent à Tintin de progresser dans sa quête ( passage, entre autres de la grotte qu'il trouve en tombant alors qu'il se refusait à chercher (34C2)). Haddock participe aussi, à sa manière, à la résolution de l'intrigue, et ce malgré le fait que les incidents dont il est la cible tendent plus à ralentir son déroulement. Néanmoins, Tintin reste attaché à cette figure paternelle4 qui s'apparente en bien des points à celle de son plus fidèle compagnon, Milou. Outre leur antipathie pour la montagne (Pl.1), leur faible pour l'alcool (Pl.19), leur « trouillardise » (57A2a pour Milou et 57A2b en ce qui concerne Haddock ), ils partagent aussi un manque de chance (30C2 : Milou est victime d'une chute de stalactites) et de condition physique ( Pl.15 :lors de la première journée de marche vers le Népal, l'attitude de Milou semble singer celle de Haddock), mais surtout un dévouement sincère et profond au héros. Et c'est là ce qui rapproche Tintin de son aîné : l'attachement à un individu. Tchang pour le premier et Tintin pour le second5. En somme, ces deux êtres ne sont pas si dissemblables, attendu qu'ils acceptent de traverser quantité d'épreuves pour parvenir à leur fin. TOMBERA, TOMBERA PAS ? TOMBERA, FORCEMENT ! Le passage central en ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, à savoir les accidents du capitaine Haddock, c'est précisément celui où il escalade, encordé à Tintin, la montagne où se trouve accrochée l'écharpe de Tchang. Cet épisode est interpellant dans la mesure où il illustre, en deux planches, l'ensemble du récit et, surtout, la psychologie de Haddock: Tintin n'hésite pas, pour sauver Tchang (ici représenté par son écharpe), à mettre en danger la vie d'un autre de ses amis. Ami qui, bien que solidement lié à lui par une quête commune et un attachement sentimental ( lien symbolisé par la corde ), persiste à tirer Tintin vers le bas, le ramener à sa position originelle, le faire renoncer à son objectif afin de retrouver son tranquille château de Moulinsart. Toutefois, Haddock se révèle prêt à se sacrifier pour la survie de Tintin, d'une part, mais aussi pour que l'aventure de ce dernier puisse se poursuivre et que, à terme, Tchang soit retrouvé sain et sauf. Mais ce sacrifice pourrait être interprété comme l'ultime désir du capitaine d'abandonner Tintin à son triste sort et de regagner la terre ferme, revenir en arrière, au château. Toutefois, le fait que le couteau 4 Note de la rédaction. Il s’agirait plutôt d’une autre figure tutélaire, celle d’un oncle maternel si on se réfère aux côtés sombres de la biographie d’Hergé. 5 Il est peut- être lieu de signaler que cette affection n'est qu'une conséquence directe de l'opération de sauvetage qu'a opérée Tintin dans “Le crabe aux pinces d'or” et dont Haddock fut le bénéficiaire. Depuis, le reporter inspire au marin une admiration bien fondée. Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 7 Petites Etudes Hergéennes 7 destiné à accomplir cette séparation lui échappe des mains vient témoigner de son incapacité à laisser son ami de toujours derrière lui, en, situation délicate. C'est dans ce contexte qu'intervient le sherpa Tharkey, qui, à ce moment comme à l'instant où il accepte d'accompagner les deux voyageurs, apparaît comme le sauveur, celui sans qui le périple n'aurait pas pu avoir lieu, sans qui ils se seraient tous deux retrouvés au sol, c'est-à-dire à Moulinsart, impuissants. L'épisode n'est pas sans rappeler les reproches qu'avait exprimés Haddock à l'égard de la montagne dans la réponse qu'il avait faite à l'invitation de Tintin à l'hôtel des Sommets (Pl.1). Avant de corriger voire compléter ces appréciations à l'aide d'ouvrages annexes, il convient d'épingler un passage: le chant qu'entame le capitaine page 606 , à l'occasion de la fin du périple tibétain : “Nous voilà presque au bout de nos peines”. Ce dernier ne prend sens que s'il est mis en relation avec celui de la page 15 et la mélodie qu'il entonne consécutivement à la prise de cognac en 38B3. Dans les deux derniers cas signalés, la bonne humeur est un effet de l'ivresse, dans le premier, le capitaine est à jeun. L'hypothèse qu'un tel emportement soit le chef d'une ivresse des montagnes, pour reprendre la notion employée par B.Spee, n'est pas à exclure. D'autant que le chanteur voit juste : l'aventure touche à sa fin. Tout comme il ne s'était pas trompé quand, au début du voyage, il avait fredonné “sans trêve et sans repos”, puisque cette affirmation s'est vue mise en application par la suite du récit: la tente s'étant envolée, l'équipe ne disposait pas d'autres moyens que de ne prendre ni “trêve”, ni “repos”. Le cas Haddock et les hypothèses des tintinologues Les tintinologues envisagent le cas Haddock de deux manières : une partie le considère dans la globalité des Aventures, l'autre l'examine au sein d'un seul album. Rares sont ceux qui, parmi ceux qui s'attachent à décrire sa psychologie de manière transversale, daignent avancer une explication au mystère des accidents du capitaine. Ils abordent néanmoins des sujets évoqués ci-dessus. L'analyse de Vandromme, dont la rédaction date d'avant la parution du tome des “Aventures de Tintin” dont nous avons fait notre support, définit les insultes du capitaine comme la manifestation pacifique d'un esprit d'opposition au monde. De plus, il situe le lien 6 Dans Tintin au Tibet à la vignette 60D2, nous pouvons lire le propos d’Haddock : « Pom Pom Pom Pom Pom Nous voilà presque au bout de nos peines. Pom Pom Pom.» Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 8 Petites Etudes Hergéennes 8 entre Tintin et Haddock dans le dégoût qui leur est commun pour l'injustice, tout en soulignant que la différence réside dans les méthodes employées pour résoudre cette injustice, le langage pour l'un, la ruse pour l'autre. Il pose également les gags comme des moyens de distraire le héros de son objectif, au même titre que les péripéties elles-mêmes. L'aventure du Tibet ne trouvant pas sa source dans une injustice, il nous est impossible de confirmer le point de vue de Vandromme. De même, nous avons déjà démontré que les mésaventures de Haddock, si elles peuvent être taxées de gags, aident néanmoins, à certains instants, à la progression du récit. Il faudrait par ailleurs prolonger sa théorie selon laquelle Haddock s'oppose à la société, pour pouvoir affirmer que la société le lui rend bien, en mettant sur son chemin suffisamment d'obstacles pour qu'il y trébuche. Cette hypothèse apparaît comme lacunaire dans la mesure où elle ne fournit aucune explication quant aux causes d'un tel comportement. Tisseron, quant à lui, tisse entre Tintin et Haddock une relation de fraternité : il donne au héros le rôle d'un enfant qu'il qualifie d'idéal, et au capitaine celui d'enfant réel, qui se caractérise par ses défauts. Là où ce point de vue est intéressant, c'est dans l'interprétation qu'il propose de la chute de Haddock pendant l'escalade à la recherche de l'écharpe. Pour lui, ce passage met en évidence la souffrance qu'infligent à l'enfant parfait les imperfections de l'enfant réel. Il confond la corde qui unit Haddock et Tintin et le lien qui relie une mère à son enfant. Il base cette supposition sur le fait que, dans les deux cas, la rupture se révèle catastrophique.7 Dans le même objet, à savoir la corde, Apostolidès reconnaît le symbole de l'amitié que partagent les deux protagonistes, pour la simple raison que, dès l'apparition du capitaine dans “Le crabe aux pinces d'or”, le héros tend une corde à ce dernier pour qu'ils s'échappent tous les deux. Et cette corde ne se rompt pas. J'aurais tendance à dire que la tentative, vaine, du capitaine pour la couper à l'aide de son canif, vient confirmer cette affirmation. Une autre observation d'Apostolidès mérite qu'on lui accorde toute notre attention: dans “Les métamorphoses de Tintin”, il mentionne effectivement le fait que le premier contact entre le héros et son futur compagnon prend la forme d'un choc. Cet élément est assez intéressant dans la mesure où il place d'emblée le capitaine comme un personnage malchanceux, à la source des maux duquel on trouve Tintin, ou plutôt ce que Tintin représente : l'introversion, qui s'oppose spirituellement à l'extraversion, et physiquement à Haddock. Apostolidès bénéficie, dans ce cas-ci, de tout notre soutien. Et de fait, quoi de plus exaspérant pour un extraverti que quelqu'un qui ne laisse rien paraître ? 7 Cette interprétation suscite en nous une interrogation: les psychanalystes sont-ils toujours contraints de prêter à tout problème une origine familiale, même lorsque les principaux intéressés ne sont que des héros de papier, de la famille desquels il n'est fait aucune mention qui porte, ne fût-ce qu'un rien, à conséquence ? Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 9 Petites Etudes Hergéennes 9 J.M. Floch, quant à lui, prête aux chutes de Haddock un pouvoir de sanction pour nonrespect des valeurs sacrées, qu'il associe par ailleurs à la composante verticale des éléments: le capitaine enjambe la vache sacrée, se rit du chorten et du « lévitant», se lamente d'avoir à escalader la montagne, confond le feu Saint-Elme avec une centrale électrique, etc. Ce sont là autant d'obstacles verticaux revêtus d'un caractère sacré. Il met lui aussi Tintin et Haddock en opposition, mais leur attribue des valeurs différentes. Tintin symbolise la foi, et Haddock la raison. Tintin, en vertu de ce qu'il incarne, est plus à même de saisir la portée du spirituel. Les événements lui sont donc favorables, de sorte que le chef de l'aérodrome jouant avec son élastique qui cherche à le ramener à la raison, se voit contredit par le fait que son jouet se retourne contre lui. En conclusion, l'individu “Tonnerre Grondant” , surnommé ainsi, d'après lui, pour rappeler les réprimandes du capitaine à Tintin, éprouve le désir de voir les montagnes aplaties, et non déplacées. Floch perçoit cette réplique comme la confirmation de ce déni du sacré qui habite Haddock tout au long de l'histoire. Et l'on ne peut nier que les éléments se plient aux associations sus-mentionnées. Il est aussi remarquable que sa lecture de l'oeuvre d'Hergé concorde avec la nôtre en ce qui concerne l'affection que porte le capitaine au reporter: il souligne que le marin, en rejoignant Tintin avec l'appareil photo, lui apporte l'objet qui permettra son salut lorsque celui-ci se retrouvera face au Yéti . CONCLUSION Au vu de la diversité des opinions émises sur des sujets qui se rapprochent assez de l'objet de notre réflexion, nous pouvons exprimer notre réponse à Tournesol revue et corrigée comme suit : Nous prêtons toujours, en tant que lecteurs avertis, des vertus humoristiques et punitives aux chutes du capitaine. Nous accordons également à ce dernier, et ce au sein même du récit qu'est “Tintin au Tibet” le rôle de la raison, mais une raison inopportune et surannée. Ce qui explique qu'elle soit démentie par le cours des événements, ceux-ci donnant raison à Tintin, c'est-à-dire à quelqu'un qui croit. La négation des valeurs sacrées, et, partant, d'une culture étrangère, comme mentionnée dans les travaux de M. Floch et M. Spee, en est, d'après nous, la cause probable. Nous avons par la suite défini les incidents de Haddock comme les péripéties d'une Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 10 Petites Etudes Hergéennes 10 histoire à part, son histoire à lui, qui montrent la compassion qu'il ressent pour son sauveur, bien qu'il désapprouve, en parole, la persévérance de celui-ci. Aux douleurs sentimentales de Tintin correspondent donc les souffrances physiques du capitaine. Le rapprochement que l'on peut effectuer entre Tintin et son ami, bien qu'ils soient fort dissemblables, tient dans le fait qu'ils se montrent tous deux capables d'affronter l'impossible pour l'être cher : Tchang et Tintin. La chute qui a cours lors de l'escalade nous apparaît comme un condensé de l'ensemble de l'intrigue de l'album : il s'agit, pour Tintin, de risquer la vie d'un ami au profit de celle d'un autre, dont on est en rien assuré de manière tangible qu'il est toujours en vie. Et ce, malgré l'aspiration du vieil ami à retourner en arrière, manifestée par la corde, qui représente, à mon avis comme à celui de M. Apostolidès, l'amitié qui les enchaîne, et ce depuis l'apparition du vieux marin. Nous pensons avoir ainsi fait de notre mieux pour apporter au professeur Tournesol une réponse satisfaisante. BIBLIOGRAPHIE Apostolidès, J.-M., Les métamorphoses de Tintin, 1ère édition, Paris, Seghers, 1984, 296 p. Floch, J.-M., Une lecture de Tintin au Tibet, 1ère édition, Paris, PUF, 1997, 211 p. Hergé, Objectif Lune, 2ème édition, Tournai, Casterman, 1953, 62 p. Hergé, Tintin au Tibet, 2ème édition, Tournai, Castreman, 1960, 62 p. Spee, B., Une analyse éthique-éthylique de “Tintin au Tibet”, La revue nouvelle, décembre 2002,n°12, pp. 82-93. Tisseron, S., Tintin chez le psychanalyste, 1ère édition, Paris, éditions Aubier, 1985, 192 p. Vandromme, P., Le monde de Tintin, 3ème édition, Paris, éditions de La Table Ronde, 1994, 296 p. Pour aller plus loin : Notes de la rédaction : On soulignera à la suite de l’étude de Caire Geurten que depuis son apparition dans Les Aventures de Tintin, Haddock ne peut pas réussir ce qu’il entreprend. Or dans l’album Tintin au Tibet, il pouvait en être autrement car Tintin y devient franchement déraisonnable à se fier à un rêve prémonitoire : il est pris d’une ivresse humanitaire. Face au héros, Haddock devient franchement raisonnable. Il pouvait trouver dans cette Aventure l’occasion de se racheter ou au moins d’aider efficacement son « tuteur » : il s’y emploie. Mais finalement, il n’en sera rien, il gardera un rôle secondaire. En fait, dès le début de son apparition dans Les Aventures de Tintin, Haddock ne peut rien réussir, il Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be> 11 Petites Etudes Hergéennes 11 restera toujours en dette vis-à-vis de son ami. La raison, il faut probablement la chercher dans l’histoire du personnage : un élément le condamne irrévocablement à l’échec à savoir sa violence initiale contre Tintin. Cette violence est à chaque fois mise sur le coup d’un abus d’alcool. Cette récurrence nous a conduit au travers de notre essai Tintin ou le secret d’une enfance blessées. Signes de piste à avancer l’hypothèse que derrière le personnage d’Haddock se cache la figure d’un abuseur à amender, voire à transfigurer et que cette figure trouve un écho autobiographique malheureux dans la vie d’Hergé. La fiction comme transformation, voire comme inversion de la réalité ? Editeur responsable : Spee Bernard / Belgique Tous droits réservés. Sabam © SPEE août 2008 Site <www.onehope.be>